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Les sources de l'éloquencel

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Page 1: Les sources de l'éloquencel

Langues & médias / Français A / Y12-Y13 / G.Henchoz / Discours politiques

Les sources de l'éloquence

Adam Weimberg, L'éloquence, Sciences Humaines, mars 2011

Jésus lave plus blanc!

Dans son récent essai, l’Italien Bruno Ballardini s’était amusé à montrer «comment l’Église avait inventé le marketing». Les procédés publicitaires et commerciaux pour appâter le client avaient déjà été inventés 2000 ans plus tôt par les apôtres, saint Paul et les Pères de l’Église pour séduire une nouvelle clientèle: les futurs chrétiens. Les belles promesses (le paradis pour demain), les slogans qui font mouche («les premiers seront les derniers»), le logo de la marque (la croix), la charte graphique (l’architecture romane puis gothique), les récits de miracles sont autant de techniques de vente éprouvées pour capter les esprits, séduire le chaland et enrôler de nouveaux fidèles.

Sur un ton plus académique, Bruno Delorme, bibliothécaire spécialiste des origines du

christianisme, avance des arguments similaires pour affirmer que la réussite de l’Église doit

beaucoup à la rhétorique. L’auteur du Christ grec rappelle d’abord que les Évangiles, rédigés au

Ier siècle de notre ère, n’ont pas été écrits en araméen, la langue du Christ, mais bien en grec. Et

les récits des apôtres – notamment ceux de Luc et Marc – ont largement puisé dans l’arsenal de

la rhétorique grecque et romaine qui imprégnait alors la culture de tout le bassin

méditerranéen.

Jésus et le storytelling Premier élément de cette rhétorique: la tragédie. La vie de Jésus a été mise en forme selon les

canons de la tragédie grecque. Un héros solitaire, fils d’un dieu et d’une mortelle, porte une

grande mission: sauver le monde. Il réalise des prodiges (les miracles), affronte les forces du mal

(Satan, les marchands du Temple, les ignorants). Au terme de ses pérégrinations, ponctuées de

nombreux épisodes, il sera mis à mort selon un scénario dont les ressorts dramatiques – suspens,

trahison, torture – sont dignes des meilleures tragédies. Finalement, un ultime et inattendu happy

end survient: Jésus ressuscite et proclame la bonne nouvelle («je vais revenir pour vous sauver»).

Selon B. Delorme, les spécialistes débattent depuis un siècle de ce qui est authentique et

légendaire dans la vie de Jésus, alors que ce qui compte vraiment, ce sont les procédés de

composition qui ont transformé des événements et des personnages sans doute réels en un récit

si efficace.

Une des forces de la rhétorique chrétienne, toujours selon B. Delorme, tient par exemple au

recours à la métaphore, procédé littéraire très courant, qui permet de parler d’un homme –

Jésus – comme d’un «sauveur», d’un «messie» ou du «fils de Dieu», permettant en permanence de

faire glisser le personnage d’un statut humain à un statut divin.

La diffusion du message chrétien sous la forme d’un récit, mettant en scène un héros solitaire,

avec ses amis et ses ennemis, ses hauts faits de gloire, ses souffrances et ses doutes, relève en soi

d’une stratégie judicieuse. Voilà un message religieux capable de toucher les cœurs et de frapper

les esprits bien mieux qu’un traité de morale ou qu’un exposé théologique. Les preuves de

l’existence de Dieu n’ont jamais convaincu personne. En revanche, Jésus est un modèle, un

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personnage auquel on peut s’identifier et qui a valeur exemplaire. Remplacer un discours

abstrait par une bonne histoire: voilà ce que l’on nomme aujourd’hui le storytelling.

La thèse qui consiste à attribuer le succès du christianisme à la puissance de sa rhétorique est sans

doute excessive. Elle fait bon marché du contenu du message, (le salut éternel ou l’amour

chrétien), sans parler de l’organisation militante de l’Église des origines ou du contexte social de

diffusion. Mais cette analyse a le mérite de souligner une cause jusque-là ignorée du succès de

christianisme. Bien sûr, les auteurs des Évangiles n’étaient pas des manipulateurs cyniques qui

auraient puisé des recettes de propagande dans la rhétorique religieuse  : en fait, ils se sont

inspirés presque inconsciemment de procédés rhétoriques qui imprégnaient toute la culture

gréco-romaine.

L’héritage antique

La rhétorique en effet a joué un rôle majeur durant l’Antiquité grecque et romaine. En Grèce, les

citoyens étaient appelés à s’exprimer dans l’agora, pour convaincre leurs pairs. L’éducation des

jeunes aristocrates passait donc par la formation d’orateur. À Rome, à l’époque de la République,

les meilleurs tribuns faisaient la politique et le droit. Cicéron (-106/-43) est le symbole vivant de

cette période.

Ce sont des auteurs antiques – Platon, Aristote, Cicéron, Quintilien… – qui vont poser les bases

de ce qui va former, selon Michel Meyer, les trois piliers de l’art rhétorique: le logos, le pathos,

l’ethos. Le logos relève de la démonstration, de la raison, de l’argumentation; le pathos de la

mobilisation des valeurs, de l’affect et des passions; l’ethos s’appuie sur l’autorité de celui qui

s’exprime.

À partir de ce socle, forgé dans l’Antiquité, les nombreux traités de rhétorique qui vont se

succéder au fil des siècles ne feront que répertorier, classer, analyser les différents types

d’arguments et de figures de style destinés à convaincre ou séduire un auditoire. On y retrouvera

décrits les formes de discours (éloge, épître, sermon, réfutation), les styles oratoires (simple ou

sublime), les figures de style (métaphore, métonymie, anaphore, etc.), les méthodes

démonstratives (syllogisme, raisonnement par l’absurde), etc.