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Les syndicats dans les chemins de fer en France (1890-1910)

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LES SYNDICATS DANS LES CHEMINS DE FER

EN FRANCE (1890-1910)

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Elie FRUIT Docteur en sciences sociales du Travail

LES SYNDICATS DANS LES CHEMINS DE FER

EN FRANCE (1890-1910)

Préface de Jean MAITRON

LES EDITIONS OUVRIERES 12, avenue Sœur-Rosalie 75621 Paris Cedex 13

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Tous droits réservés © Les Editions ouvrières, Paris, 1976

Imprimé en France Printed in France

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Un homme qui, le visage fouetté par la pluie ou brûlé par le soleil, glacé d'un côté l'hiver et rôti de l'autre, conduit une loco- motive, voilà l'employé de chemins de fer tel qu'il doit être pour la foule (...). Derrière cet homme, on entrevoit d'autres êtres, mais on les entrevoit dans une espèce de brouillard, à l'état de fugitives apparitions. Ils ont un aspect fantastique, le soir, quand les soudaines clartés d'une gare illuminée succèdent à la demi- obscurité du wagon. C'est un ouvrier couvert de cambouis qui se penche sous les roues pour les graisser ; c'est une silhouette confuse qui court sur la voie, au milieu des sifflements de la vapeur, et qui inspecte les rails à la lueur d'une lanterne. Plus loin, c'est une forme au sexe indistinct, homme ou femme, on ne sait trop, qui agite un drapeau près d'une cahute. (...)

Les plus superficiels réfléchissent et se disent : « Quoi ! cette admirable machinerie n'est pas organisée d'une

façon immuable ; elle a pour rouages des créatures humaines mangeant, vivant, pensant. Si ces rouages intelligents pensaient trop, ils pourraient, par leur seule abstention, arrêter net toute cette machinerie ; il dépendrait d'eux que nous ne soyons plus nourris, pourvus de tout ce qui est nécessaire à nos entreprises commerciales, transportés près de ceux que nous aimons, que nous ne puissions plus aller aux eaux, à Biarritz, à Nice. Le secret de cette féerie moderne est entre les mains de ces enchanteurs aux bourgerons sales et aux mains calleuses. C'est une perspec- tive qui n'a rien de rassurant. »

Edouard DRUMONT, Libre Parole, 5 octobre 1894.

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L'historien ne doit choisir un thème d'étude que dans la mesure où il se sent intéressé, disons plus, passionné par lui. Encore convient-il de préciser qu'il ne s'agit point d'une passion de jeu- nesse, d'un coup de foudre sans lendemain, mais du grand amour qui emplit une vie. Que celui qui n'éprouve pas pour le sujet choisi cet enthousiasme de chaque matin abandonne donc son projet.

Elie Fruit a vécu son enfance dans une de ces maisonnettes que l'on découvre en bordure des voies de chemin de fer et où son père, chef de canton, avait responsabilité, aidé d'une petite équipe, de quelques kilomètres de rails. En tout temps, au cours de tournées régulières, par toucher et audition, grâce à une canne que terminait une boule de fer, le père devait s'assurer que les pierres du ballast maintenaient fermement assujetties les traverses, garantissant ainsi la sécurité des voies. Mais aussi, à l'improviste et dans la nuit parfois, pouvait retentir le tintement du téléphone exigeant l'immédiate réparation d'une rupture de câble ou l'enlèvement dun arbre en travers de la voie. Cas extrême et rare, mais qui s'inscrivait d'autant mieux en mémoire. Et l'enfant devenu homme en a conservé le souvenir comme celui du retour du père, à l'aube, à pas feutrés.

C'est dans cette ambiance que se déroula la jeunesse de l'enfant. Jeunesse heureuse sans doute, mais à laquelle le métier du père, ce « métier d'homme » selon l'heureuse formule de

conféra une certaine gravité... Il n'est point question de retracer ici une carrière, mais de

cocher seulement quelques points de repère de la vie de cet

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« homme du tas » qu'est Elie Fruit. Bachelier puis instituteur durant trois années, ensuite cheminot à son tour, il devint, par travail personnel et concours, chef de district à vingt-trois ans, chef de section à trente-huit ans, ingénieur principal et donc cadre supérieur aujourd'hui, après avoir obtenu le grade de docteur en sciences sociales du Travail.

Ainsi donc, lorsque Elie Fruit songea à retracer l'histoire des syndicats dans les chemins de fer, il ne s'agissait pas pour lui de l'histoire des luttes ouvrières d'une quelconque corporation, mais de celle des hommes du rail, de ces hommes qui étaient de sa famille, qui s'identifiaient à lui-même.

Mais si le métier d' historien ne se conçoit pas sans sympathie pour l' objet de l'étude, il ne saurait s'en satisfaire. Et aussitôt après, c'est à une qualité en quelque sorte antinomique qu'il fait appel : savoir prendre un certain recul à l'égard de l'objet étudié et bannir tout jugement de valeur, comprendre et non juger. Si l'on ajoute que l'historien doit faire montre du plus grand sérieux dans la recherche, d' intelligence dans la décou- verte et l'énoncé des problèmes, de clarté dans l'exposition, il y a là un idéal difficilement accessible. Il ne m'appartient pas de dire si Elie Fruit le réalise, mais ce dont je puis témoigner pour l'avoir constaté pendant quelque dix ans en suivant ses travaux et en l'associant aux miens, c'est que son apport à l'his- toire ouvrière se traduit très valablement ici en trois domaines :

— En ce qui concerne tout d'abord celui du syndicalisme che- minot proprement dit. Durant les vingt années qui vont de 1890 à 1910, Elie Fruit décrit sans élever le ton mais avec grande force ce que les frères Bonneff ont appelé « la vie tragique des travailleurs ». Pour ceux du rail, c'est le temps du patronat de droit divin, des journées de travail de douze à quinze heures, des salaires dérisoires au bas de l'échelle, de la réforme et non de la retraite comme pour les vieux chevaux dans les régiments de cavalerie. Et si aujourd'hui « le contraste avec le passé est saisissant », c'est au syndicalisme qu'on le doit.

— Sur un autre plan, plus général, se trouvent soulignés nombre de problèmes d'un permanent intérêt : celui du carac- tère réformiste ou révolutionnaire des luttes, dans la mesure où il est justifié de simplifier ainsi le débat, celui aussi de l'oppo-

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sition entre l'action syndicaliste, économique et l'action parle- mentaire, politique, et là encore on peut se demander s'il n'y aurait pas lieu de parler de complémentarité plutôt que d'oppo- sition, celui enfin — et je suis loin d'épuiser la variété des ques- tions soulevées — de stratégie syndicale qui doit tenir compte et des majorités souvent passives et des affrontements entre les deux minorités patronale et syndicale, dominante et opposante.

— Sur un troisième plan, l'auteur des Syndicats dans les che- mins de fer en France aborde un grand thème par le biais de la personnalité d'Eugène Guérard, celui du militant. Si, comme le poète, j'ose dire que rien de ce qui est humain ne m'est étranger, et mes études de vingt-cinq années sur les militants en portent témoignage, je noterai combien Elie Fruit a été sensible à la personnalité d'Eugène Guérard. Sans nous permettre un jugement de valeur sur qui que ce soit, constatons seulement que dans le monde des militants se présentent, côte à côte et souvent déchirés, des types d'hommes de natures différentes, pas obligatoirement opposées dans leurs objectifs. Relisons sans parti pris le dernier discours du militant Guérard le 10 décembre 1909, discours si profondément émouvant, et constatons que le mili- tant ouvrier quel qu'il soit, révolutionnaire ou réformiste — suc- cessivement et, parfois, conjointement — tout à la fois unique, contrasté ou protéiforme, demeure une des énigmes de notre temps.

Tels sont quelques-uns des aspects de l'œuvre que nous pré- sente Elie Fruit, œuvre qui demain sera, chronologiquement, prolongée.

Au lecteur, maintenant, de juger... Jean MAITRON.

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ABREVIATIONS

A.N. : Paris, Archives nationales, 60, rue des Francs-Bourgeois. A.P.P. : Paris, archives de la préfecture de police, rue Basse-des-Carmes,

maison de police du 5 arrondissement. B.N. : Paris, Bibliothèque nationale, 58, rue de Richelieu. C.S. : Chambre syndicale des ouvriers et employés de chemins de fer. M.S. : Paris, Musée social, 5, rue Las-Cases. O.S.N. : Ordre de service, Compagnie du Nord. R.V.F. : Réveil des travailleurs de la voie ferrée. S.N. : Syndicat national des travailleurs des chemins de fer. T.V.F. : Tribune de la voie ferrée.

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INTRODUCTION

AUX TEMPS LOINTAINS DES

COMPAGNIES

L'histoire réelle consiste toujours à juger passé d'après nous. ALAIN.

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1. UNE EVOLUTION IRRESISTIBLE

Indépendamment des Etats qui prirent d'autorité l'entreprise en main dès ses débuts, l'histoire mondiale des chemins de fer porte témoignage de l'autorité croissante des gouvernements sur un mode de transport marqué congénitalement de la vocation du service public.

Il est évident qu'une telle unité ne peut être le seul fruit du hasard ou d'une quelconque idéologie. C'est dans la spécificité du chemin de fer et du contexte socio-économique qui lui est agrégé qu'il convient d'en rechercher l'explication.

Les chemins de fer furent longtemps et demeurent encore, bien qu'à un degré moindre, en raison du développement prodigieux des techniques concurrentes, un instrument primordial de la pros- périté des nations. La puissance centralisatrice de l'Etat s'affirma la plus apte à promouvoir ces gigantesques entreprises, à en fixer les structures et à en contrôler le fonctionnement, dans la mesure où celui-ci mettait en jeu les conditions d'existence et de sécurité d'un vaste public.

L'exemple le plus significatif à cet égard est peut-être celui de la Grande-Bretagne qui, dans ce domaine, fit l'expérience la plus complète qui soit du « laisser-faire ». A l'origine, le gouvernement n'était intervenu ni dans la constitution des sociétés, ni dans les tracés, ni dans les tarifs. En 1840, un humoriste en traduisait le résultat par cette boutade : « Plusieurs mouches trempées d'encre auraient dessiné un ensemble de lignes mieux compris que celui du réseau anglais. » (1) Pour ajouter à la confusion, les instal- lations et le matériel étaient des plus diversifiés. La concurrence anarchique que se livraient de trop nombreuses compagnies aug-

(1) Cf. Henry Peyret, Histoire des chemins de fer en France et dans le monde, 1949, p. 36.

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mentait de manière excessive le coût des projets. La loi de la concentration industrielle ayant fini par jouer son rôle, les grandes compagnies demeurées en lice se trouvèrent en situation de monopole et rançonnèrent les usagers. Le Parlement dut se résoudre à intervenir : une « commission des chemins de fer », créée en 1873, eut pour mission de surveiller les tarifs.

Beaucoup plus tard, et après avoir à deux reprises, lors des conflits mondiaux, placé les chemins de fer sous sa tutelle, le gou- vernement britannique mit le point final à son action dirigiste en nationalisant tous les systèmes de transport : l'« Act » du 6 août 1947 réalisa, selon les propres termes du ministre des Transports, « le projet de socialisation le plus étendu qui ait jamais été présenté à un Parlement libre et démocratique » (2).

En Prusse, Bismarck, prenant le mors contre les « chevaliers de proie » de l'industrie, déclara que « les chemins se fer étaient faits pour le commerce et non pour servir le capital » (3). Aussi, en 1914, la quasi-totalité des chemins de fer allemands se trou- vait placée sous l'autorité de l'Etat. Le royaume de Belgique, l'empire austro-hongrois, la Russie se prononcèrent également pour une administration des chemins de fer.

En France, la première ligne de chemins de fer (Saint-Etienne- Andrézieux) fut concédée à perpétuité, en 1827, par une ordon- nance royale, à une société qui prit le nom de « Compagnie de chemins de fer ». L'Etat n'intervint ni dans la construction ni dans l'exploitation, mais, en fixant les tarifs et en imposant au concessionnaire l'obligation de transporter, il marquait déjà le caractère de service public du rail. La concession de la ligne Montbrison-Montrond, en 1833, fut accordée pour quatre-vingt- dix-neuf ans avec la possibilité de reprise par l'Etat.

Ce n'est pourtant qu'en 1838 que la question des chemins de fer fut débattue pour la première fois avec ampleur au Par- lement. Le gouvernement avait déposé un projet pour la construc- tion par l'administration des grands axes futurs du réseau ferré, reliant Paris aux grands ports maritimes et aux frontières. L'ex- posé des motifs fut rédigé par le directeur général des Ponts et Chaussées et des Mines, Legrand. S'appuyant sur l'expérience du passé (les routes, les canaux), faisant preuve d'une remar- quable prescience du rôle fondamental que les chemins de fer

(2) Ibid., p. 39. (3) Ibid., p. 44.

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allaient jouer dans la vie de la nation, le rapporteur justifiait la prise en main par l'Etat de la construction, sinon de l'exploi- tation du nouveau mode de transport, par les considérations suivantes :

1°) la nécessité de n'appliquer que des taxes modiques, source de prospérité générale :

« L'Etat, on le sait bien, disait Legrand, n'a pas besoin, comme une association particulière, de rechercher dans les péages l'inté- rêt de son capital ; cet intérêt lui est rendu par mille voies indi- rectes, par la prospérité du pays, par l'augmentation de la valeur du sol, par les progrès du commerce et de l'industrie, par la mul- tiplicité des échanges de toute espèce ; et ce sont ces résultats si féconds que les chemins de fer ne manqueront pas de pro- duire, indépendamment de l'influence qu'ils exerceront avant tout sur les rapports de la société et sur les progrès de la civilisation » (4) ;

2°) l'importance politique et militaire des chemins de fer, futurs « rênes de gouvernement » ;

3°) les doutes à concevoir sur la capacité de l'industrie privée à mener à bien des entreprises aussi considérables, les dangers de la spéculation, « cette plaie de notre époque », disait Legrand, « à qui les chemins de fer ne manqueraient pas de fournir des aliments nouveaux, propres à lui donner la plus déplorable acti- vité et la plus effrayante extension » ;

4°) la tradition française d'attribuer à l'administration les travaux exigeant de gros capitaux.

Contre ce plaidoyer clairvoyant, Arago fit assaut de scepti- cisme : l'art des chemins de fer était encore dans l'enfance et il était imprudent d'ouvrir aussi largement le grand livre de la Dette publique ; l'administration, malgré le savoir et le zèle de ses ingénieurs, ne pouvait ni apporter l'économie nécessaire dans l'exécution ni gérer convenablement une exploitation dont le caractère commercial était incompatible avec le formalisme admi- nistratif. L'éminent savant alla même jusqu'à exprimer sa crainte que les transports en wagons n'eussent pour effet « d'efféminer les troupes et de leur faire perdre la faculté des grandes mar- ches »... « Arago — devait déclarer le député Rouanet à la Chambre en 1894 — vit dans l'exploitation des chemins de fer

(4) Schlemmer et Bonneau, Recueil de documents relatifs à l'histoire parlementaire des chemins de fer français, 1898, p. 24.

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par l'Etat l'accroissement politique d'une influence détestée. On peut dire que, dans la circonstance, il fut moins l'homme de la doctrine que de la rancune de son parti, le parti républicain tout entier. » (5)

Quant à Berryer, il jongla des mythes séducteurs : la vitesse, l'association, la richesse. Il eût été plus exact, selon lui, de parler de « chemins à vapeur », pour désigner le nouveau « moyen de vitesse, de transport des individus, à l'exception de quelques marchandises », dont la vocation serait d'« aller chercher les agglomérations de population » ; d'où l'immense avantage « de lier toutes les industries, tous les intérêts, à l'intérêt, à l'industrie des chemins de fer ». Enfin, argument décisif :

« C'est une bonne chose dans un Etat que de construire des chemins de fer ; là où les compagnies s'enrichissent, l'Etat s'en- richit. » (6)

Les dés étaient jetés. Lamartine, courroucé au dernier point de voir « toute l'autorité de la science, toute la puissance de la parole employées à contester au pays une de ses nécessités les plus urgentes », stigmatisa les conclusions a imprévoyantes, petites, fausses, mesquines » de la commission parlementaire, jeta l'anathème sur les compagnies, « être commercial qui n'agit pas par patriotisme, mais par égoïsme, par cupidité », éleva son lyrisme à la hauteur de son indignation :

« Vous engagez à jamais et d'un seul mot la liberté, la concur- rence, le produit, les améliorations de votre territoire. Le peuple aura beau demander, se plaindre, accuser les tarifs, il sera et vous serez vous-mêmes pour des demi-siècles, ou pour des quarts de siècle, en la puissance des compagnies. Vous leur asservissez et les intérêts du peuple et les intérêts généraux. » (7)

Rien n'y fit : la Chambre, par 196 voix contre 69, repoussa le projet du gouvernement, exprimant ainsi nettement son désir de voir les chemins de fer confiés à l'industrie privée.

La décision de la Chambre de 1838 allait peser lourdement sur la destinée de nos chemins de fer et corrélativement sur celle de leur personnel, rangé ipso facto dans la catégorie des travail- leurs de droit commun. La contradiction fondamentale entre le caractère de service public du chemin de fer et le moteur de sa

(5) Cf. R.V.F. du 16 mars 1896, interpellation du député Rouanet lors de la discussion du rapport Darlan sur les conventions de 1883.

(6) Schlemmer et Bonneau, op. cit., p. 24. (7) Ibid.

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gestion, l'intérêt privé, devait être à la source des crises succes- sives dont chaque dénouement consacra une nouvelle extension du rôle de l'Etat, enchaînement dialectique qui connut son terme en 1938 avec la création de la S.N.C.F.

LA LOI DU 11 JUIN 1842

Le gouvernement se conforma aux vœux de la Chambre des députés et concéda à des compagnies les lignes de Strasbourg à Bâle, Paris à « la mer », Paris à Orléans et Lille à Dunkerque, l'amorce de l'« étoile Legrand ».

La spéculation tant redoutée par les défenseurs du projet de 1837 ne tarda pas à sévir. Le coût des opérations dépassa les prévisions et le gouvernement dut venir au secours des compa- gnies en difficulté. L'octroi de prêts (12 millions 600 000 francs à la Compagnie de Strasbourg à Bâle, 14 millions à la Compa- gnie de Paris au Havre) et la garantie d'un intérêt minimum aux actionnaires de la Compagnie d'Orléans firent l'objet de la loi du 15 juillet 1840. L'ancien ministre de l'Intérieur, Duchâtel, le rapporteur du nouveau projet, avait dû convenir :

« Il y a trois ans, je croyais que les compagnies auraient une force et une puissance dont, malheureusement, l'expérience a montré qu'elles étaient dépourvues. » (8)

Thiers, bien que s'étant déclaré partisan convaincu de l'exé- cution des chemins de fer par l'Etat, « incomparablement mieux placé que les compagnies pour entreprendre de grands travaux », conjura finalement les députés, « dans l'intérêt du pays et de leur propre dignité », de voter le projet d'aide aux compagnies.

Cependant, la position du gouvernement ne laissait pas encore d'être critique. L'agiotage déroulait sa chaîne de méfaits : enché- rissement du prix des terrains, spéculation boursière, refus des actionnaires d'effectuer leurs versements, lenteur des travaux, etc. La France était distancée par les pays voisins : à la fin de 1841, notre réseau ferré atteignait à peine 550 kilomètres de lignes en exploitation contre 2 520 en Angleterre, 630 en Allemagne, 750 en Autriche, 380 dans le petit royaume de Belgique. L'opinion protestait, « réclamait hautement des chemins de fer ». « La honte d'être à la queue de l'Europe vous saisit à la gorge », écrivait le saint-simonien Michel Chevalier.

(8) Ibid., p. 60

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Pour sortir de l'impasse, le gouvernement promulgua la loi du 11 juin 1842, laquelle, « les faits établissant d'une manière péremptoire que l'Etat devait se réserver le domaine des grandes lignes de chemins de fer et que les compagnies particulières étaient impuissantes pour en assurer l'exécution », consacra « une sorte d'association entre l'Etat, les localités intéressées et l'indus- trie privée » (9).

Sous la pression des faits et de l'opinion, l'Etat s'était vu, en vérité, contraint d'assumer un rôle qu'il avait longtemps décliné, mais auquel, en fin de compte, sa vocation de garant de l'inté- rêt général le destinait.

Quelle était l'économie de la loi ? Aux collectivités locales incombait la prestation gratuite des deux tiers des terrains. L'Etat « gardait pour son compte la dépense de l'autre tiers et celle des terrassements et des ouvrages d'art », en fait la part la plus importante et la plus aléatoire des dépenses (au total 400 millions, soit 150 000 francs par kilomètre de ligne).

En revanche, l'industrie concessionnaire, « à qui on ne deman- dait que les frais des rails, des machines et de l'exploitation », voyait croître ses espérances de gains en fonction de la réduction de ses risques.

Si l'antinomie intérêt général-intérêt privé subsistait, elle se trouvait cependant réduite à la dimension d'un compromis avan- tageux pour les intérêts privés en cause et qui, pour un temps, allait suffire à apaiser la soif de chemins de fer du public.

LA TENTATIVE DE RACHAT DE 1848 Ce fut un événement sans lendemain, suscité par la conjonc-

ture politique et sociale du moment. La commission exécutive nommée par l'Assemblée issue de la Révolution de février 1848, composée d'Arago, de Garnier-Pagès, Lamartine, Ledru-Rollin et Marie, proposa à l'Assemblée le rachat des chemins de fer. L'exposé des motifs du projet ne laissait pas de doute sur le mobile idéologique de la tentative :

« Vous succédez à une monarchie, vous voulez fonder une république ; vous avez donc nécessairement à rechercher ce qui, de l'héritage du passé, est compatible ou incompatible avec le principe du nouveau gouvernement, ce qui doit être détruit, ce qui peut être transformé. (...)

(9) Ibid., p. 86 (exposé des motifs du projet de loi).

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« Par cela même qu'elle était profondément imprégnée de l'esprit aristocratique, l'institution des compagnies financières devait nécessairement rencontrer, dans le pouvoir monarchique, un accueil bienveillant, dans l'opinion générale du pays, une opposition clairvoyante et délibérée. C'est ce que vous avez vu. Après des efforts inouïs et de toute sorte, la monarchie et les compagnies ont triomphé ensemble des résistances du pays.

« Mais trois ans plus tard, la monarchie tombait. Les compa- gnies peuvent-elles lui survivre ? Voilà la question que vous avez à décider. » (10)

Les adversaires rivalisèrent de passion partisane. Excipant d'un article du Représentant du peuple, dirigé par Proudhon : « Oui, la remise du domaine public de la circulation à l'Etat, que vous avez exploité et dépossédé, est le premier anneau de la chaîne des questions sociales que la Révolution de 1848 retient dans les plis de sa robe virile. C'est le véritable point de partage entre l'ordre républicain, l'ordre selon la fraternité, et le désordre barbare que vous appelez société », M. de Montalembert agita l'épouvantail de la spoliation :

« Lorsque le riche, si l'on veut, dans son château, ou le bour- geois dans sa maison, ou l'ouvrier dans sa mansarde, ou le pauvre dans sa chaumière, lorsque tous tremblent, lorsqu'ils se couchent et se lèvent avec la pensée que demain peut-être, dans quelques jours, leur propriété, leurs épargnes, leur trésor, la dot de leur fille sont peut-être menacés de changer de mains, (...) eh bien, la loi que l'on vous propose, l'acte que l'on vous demande est destiné à fortifier et à enraciner les craintes que je vous signale. Cette loi est le premier anneau de la chaîne, c'est la première porte ouverte à ces utopies fallacieuses que vous déplo- rez tous, c'est une première brèche faite à ce mur inexpugnable qui, jusqu'à ce jour, a protégé la famille et la société, et je dirai même la nature humaine, la nature sociale. » (11)

Les journées de juin interrompirent la discussion du projet de loi et lui portèrent le coup de grâce. Le 3 juillet, le général Cavaignac, chef du pouvoir exécutif, annonça à l'Assemblée que le cabinet retirait le projet de rachat.

(10) Ibid., p. 118-119. (11) Ibid., p. 148.

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LA CONCENTRATION : LE MONOPOLE DES GRANDES COMPAGNIES

« La situation de la plupart de ces compagnies est loin d'être brillante : sans ressources, sans crédit, sans correspondance entre elles, elles ne peuvent faire aucune dépense d'amélioration ni abaisser leurs tarifs ; elles n'offrent aux voyageurs que de l'in- commodité et des dangers, au commerce que des tarifs inabor- dables. » (12)

Qui était l'auteur de ce sévère bilan de carence ? Non pas quelque impénitent partisan du rachat, mais le duc de Morny, lui-même, présentant en 1852 au corps législatif le projet de loi du gouvernement pour la réunion de tous les chemins de fer du Midi en une seule concession.

L'Empire s'était en effet trouvé devant un réseau de 1 800 kilo- mètres de chemins de fer en exploitation, partagés entre une qua- rantaine de compagnies livrées à l'anarchie de la concurrence. D'autorité, le gouvernement, par des fusions, groupa les petites compagnies autour des plus importantes (celles qui possédaient les lignes à grand trafic) et porta à quatre-vingt-dix-neuf ans la durée des concessions, dans le but de diminuer les charges annuelles d'amortissement du capital. Il partagea le territoire en un certain nombre de régions desservies par des compagnies uniques. En 1858, le réseau français se trouvait pratiquement aux mains des six grandes compagnies : du Nord, de Paris- Orléans, du P.L.M., de l'Est, de l'Ouest et du Midi.

Pour pallier le désordre inhérent au « laisser-faire », l'Etat s'était une nouvelle fois vu contraint d'élargir son rôle... en même temps qu'il assurait la fortune des grandes compagnies.

LES CONVENTIONS DE 1859

Le gouvernement impérial dut se préoccuper de l'extension du réseau. A la fin de 1852, la longueur des lignes de chemins de fer concédées ne dépassait pas 6 000 kilomètres, dont la moitié à peine était livrée à la circulation. Le développement de l'indus- trie, de l'agriculture et du commerce exigeait la construction de nouvelles lignes. Celles-ci firent l'objet de concessions qui, en 1859, portèrent leur longueur à 8 700 kilomètres. Cependant, le

(12) Ibid., p. 158.

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gouvernement souhaitait encore augmenter le réseau d'environ 8 000 kilomètres. Il va sans dire que les compagnies ne mani- festaient aucun empressement à accepter « la concession sans subvention, ni garantie d'intérêt, d'un ensemble de lignes secon- daires d'une grande étendue, d'une dépense considérable et d'un produit incertain » (13).

Aussi l'Etat, soucieux de « son rôle de puissance publique qui lui commandait d'apprécier les circonstances nouvelles, de protéger tous les intérêts dont la garde lui était confiée, et d'assu- rer l'accomplissement d'une œuvre nécessaire à la prospérité du pays », intervint une fois encore avec tout le poids de son auto- rité. Ce fut là l'origine des conventions, dites « de 1859 », bien qu'elles aient été remaniées par la suite à différentes reprises.

Le réseau ferroviaire fut divisé en deux groupes ayant leurs comptes spéciaux : l'ancien réseau dont l'exploitation était la plus avantageuse pour les compagnies, auquel fut réservé un revenu fixe kilométrique, au-dessus duquel l'excédent des pro- duits devait être déversé sur les lignes du nouveau réseau ; pour ce dernier, l'Etat consentait pendant cinquante ans une garantie d'intérêt au taux de 4 % du capital affecté à la construction. Les conventions prévoyaient également une clause de partage de bénéfices par moitié entre l'Etat et les compagnies, au-dessus d'un certain revenu de l'exploitation. Cette clause se révéla par- faitement illusoire puisque, de 1863 à 1880, les compagnies eurent recours à la garantie d'intérêt et que, à ce moment, elles devaient à l'Etat la somme considérable pour l'époque de 500 millions.

LE RÉSEAU DE L'ETAT Les Compagnies des Charentes et de Vendée étaient en

déconfiture. Le 1 août 1876, le ministre des Travaux publics déposa un projet de loi ayant pour objet le rachat de leurs concessions par la Compagnie d'Orléans. La commission de la Chambre des députés écarta la proposition du gouvernement qu'elle ne jugeait « avantageuse ni pour les intérêts de l'Etat ni pour ceux des régions traversées ». Les débats à l'Assemblée donnèrent lieu à une escarmouche sévère entre les tenants des compagnies et les partisans du rachat, dont le nombre grossis- sait. Ces derniers allèrent même jusqu'à déposer une propo- sition de rachat général des chemins de fer.

(13) Ibid., exposé des motifs du projet de loi, p. 185.

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L'histoire vivante de la création et du développement des premiers syndicats de cheminots jusqu'à la grève « de la thune » de 1910.

« Durant les vingt années qui vont de 1890 à 1910, Elie Fruit décrit sans élever le ton mais avec grande force ce que les frères Bonnef ont appelé « la vie tragique des travailleurs ». Pour ceux du rail, c'est le temps du patronat de droit divin, des journées de travail de douze à quinze heures, des salaires dérisoires au bas de l'échelle, de la réforme et non de la retraite, comme pour les vieux chevaux dans les régiments de cavalerie...

« Sur un autre plan, plus général, se trouvent soulignés nombre de problèmes d'un permanent intérêt : celui du caractère réformiste ou révolutionnaire des luttes, dans la mesure où il est justifié de simplifier ainsi le débat, celui aussi de l'opposition entre l'action syndicaliste, économique et l'action parlementaire, politique, et là encore on peut se demander s'il n'y aurait pas lieu de parler de complémentarité plutôt que d'opposition, celui enfin — et je suis loin d'épuiser la variété des questions soulevées — de stratégie syndicale qui doit tenir compte et des majorités souvent passives et des affrontements entre les deux minorités patronale et syndicale, dominante et opposante... » Jean MAITRON

(extrait de la préface de l'ouvrage)

Elie FRUIT

Né en 1922 à Honnechy, près du Cateau (Nord). Il débuta dans la vie professionnelle comme instituteur public. En 1943, il quitta l'Enseignement pour faire une carrière de cheminot.

Docteur en sciences sociales du Travail avec une thèse sur Eugène Guérard, qui fut secrétaire du Syndicat national des cheminots de 1891 à 1909, il collabore au Dictionnaire biographique du mou- vement ouvrier français.

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