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1 Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne École doctorale d’histoire (ED 113) Centre d’histoire des techniques (CH2ST / EA 127 « Modernités et révolutions ») Doctorat en histoire moderne Benjamin Ravier Voir et concevoir : les théâtres de machines (XVI e -XVIII e siècle) Tome 1 : texte Thèse dirigée par Mme Anne-Françoise Garçon, professeur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne soutenue le 12 septembre 2013 Jury : M. Pascal Brioist, professeur, Université François Rabelais, Tours M. Jean-Luc Chappey, maître de conférences habilité à diriger des recherches, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne M. Pascal Dubourg-Glatigny, chargé de recherche, Centre Alexandre Koyré, CNRS Mme Hélène Vérin, chargée de recherche, Centre Alexandre Koyré, CNRS M. Jakob Vogel, professeur, Centre d’histoire de Sciences Po, FNSP

Les Theatres de Machines

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Machine & theatre

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    Universit Paris 1 Panthon-Sorbonne

    cole doctorale dhistoire (ED 113) Centre dhistoire des techniques (CH2ST / EA 127 Modernits et rvolutions )

    Doctorat en histoire moderne

    Benjamin Ravier

    Voir et concevoir :

    les thtres de machines (XVIe-XVIII

    e sicle)

    Tome 1 : texte

    Thse dirige par Mme Anne-Franoise Garon, professeur,

    Universit Paris 1 Panthon-Sorbonne

    soutenue le 12 septembre 2013

    Jury : M. Pascal Brioist, professeur, Universit Franois Rabelais, Tours M. Jean-Luc Chappey, matre de confrences habilit diriger des

    recherches, Universit Paris 1 Panthon-Sorbonne M. Pascal Dubourg-Glatigny, charg de recherche, Centre Alexandre

    Koyr, CNRS Mme Hlne Vrin, charge de recherche, Centre Alexandre Koyr, CNRS M. Jakob Vogel, professeur, Centre dhistoire de Sciences Po, FNSP

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    Remerciements

    Je tiens remercier tout dabord mon pouse, Marion Ravier-Mazzocco, pour

    mavoir soutenu pendant ces quatre annes faites daller-retour, de doutes et de travail.

    Arrive rcemment, je remercie aussi ma fille Rose, qui semble avoir devin que son

    pre avait besoin de concentration pour la rdaction de sa thse, et qui a su maccorder

    un environnement sonore finalement assez calme.

    Je souhaite remercier Anne-Franoise Garon, ma directrice de thse, qui ma

    souvent aid clarifier mes ides et conceptualiser mes hypothses. travers elle, je

    remercie aussi le secrtariat et lensemble des membres, tudiants, associs et fidles

    du centre dhistoire des techniques, de ses sminaires, de ses masterclass, de ses

    cours. Jai trouv ici un lieu organis et propice au dveloppement de mes nombreux

    projets. Jai aussi et surtout trouv un lieu de partage qui ma permis douvrir mon

    horizon intellectuel et de discuter mes hypothses. Je remercie tout particulirement

    Bernard Delaunay pour les riches et longs changes que nous avons eus sur nos sujets

    de thses respectifs.

    Je remercie vivement Daniel Regnier-Roux, dont les conseils prodigus lors de trop

    rares rencontres nont jamais t oublis.

    Je remercie aussi Delphine Bordier, Pierre Mazzocco, Mathilde Marduel pour leur

    aide la comprhension, voire la traduction des textes italiens ; ainsi que Julie Girard

    pour la traduction de la ddicace espagnole du livre de Jacques Besson ; je remercie

    aussi Liliane Klein pour sa traduction des textes liminaires du livre dAndras Bckler.

    Sans eux, ma thse aurait sans doute t beaucoup plus longue et plus difficile.

    Je remercie aussi lensemble des personnels et des conservateurs des divers fonds

    anciens de bibliothques visits, notamment Yves-Jocteur Montrozier (BM Lyon),

    Catherine Masteau (cole des Ponts), Marie-Christine Thooris (cole Polytechnique),

    Marie-Nolle Maisonneuve (cole des Mines de Paris), et le conservateur du fond

    ancien de la bibliothque de lcole des Mines de Mexico.

    Quil me soit aussi permis de remercier ici lensemble de mes amis et de ma famille

    et particulirement ceux qui mont accueillis lors de mes frquents sjours Paris.

  • 3

    Introduction

    Les machines nont jamais eu le mme statut pistmologique

    que les procds techniques des mtiers.

    Jean-Pierre Sris, Machine et communication, Librairie philosophique J. Vrin, 1987

    Lhistoire des techniques a longtemps souffert dune vision centre sur linvention

    entendue comme nouveaut et innovation1 ; et lhistoire des machines, inventions par

    excellence, plus encore que les autres. Dans ces histoires, les thtres de machines ont

    toujours eu une place, et lhistoriographie sy rattachant est aussi ancienne que lhistoire

    des techniques elle-mme 2 . Thodor Beck, ingnieur allemand enseignant

    Darmstadt, en 1899, leur accordait dj une grande place dans son Introduction

    lhistoire de la construction des machines 3 , qui analyse les uvres de divers

    inventeurs de Hron dAlexandrie James Watt. En sattardant peu sur les

    contextes diffrents et la vie des auteurs, il dcrit chaque invention, en insistant sur les

    nouveauts introduites et les emprunts raliss. De faon similaire, en 1914, dans son

    Lexicon, Franz-Maria Feldhaus4 utilise autant de photographies dobjets que dimages

    tires des ouvrages de Zonca, Veranzio ou Strada, et rdige leurs biographies, ainsi

    que celles de Jacques Besson, Agostino Ramelli ou Giovanni Branca, dont il fait un

    prcurseur de la machine vapeur. Un peu plus tard, le troisime tome de lHistoire des

    techniques de Charles Singer5 cite encore quelques thtres de machines, mais de

    moins en moins souvent. Dans ces premires recherches, il apparat rapidement aux

    1 David EDGERTON, Quoi de neuf? Du rle des techniques dans lhistoire globale, Paris, Seuil, coll. Lunivers

    historique , 2013, 315 p. 2 Prcisons tout de suite quil nest jamais question ici de machines de thtres. Lexpression thtre de

    machines dsigne un ensemble de livres donnant voir des machines de construction, dadduction deau, de meunerie ou de manufacture. 3 Traduction littrale du titre de Theodor BECK, Beitrge zur Geschichte des Maschinenbaues, Berlin, Springer, 1899.

    4 Franz Maria FELDHAUS, Die Technik der Vorzeit: der geschichtlichen Zeit und der Naturvlker, Leipzig, W.

    Engelmann, 1914. 5 Charles SINGER, Eric John HOLMYARD, Alfred Rupert HALL et E. J HOLMYARD, A History of technology, from

    Renaissance to the industrial revolution, 1500-1750, Oxford, University Press, 1957. Pour le monde anglo-saxon, citons encore Abbott Payson USHER, A history of mechanical inventions,, New York, McGraw-Hill Book Co., 1929.

  • 4

    historiens des techniques que ces ouvrages de la fin de la Renaissance napportent pas

    de grandes innovations techniques.

    Lhistoriographie en vient donc considrer ces auteurs comme des plagiaires ;

    une accusation qui courtencore dans les annes 1960 et 1970 sous la plume de

    Ladislao Reti6. La priode demeure pourtant riche de recherches sur ce corpus : la

    revue Technology and Culture (T&C) lui consacre de nombreux articles7. Conscients

    des plagiats et de lintrt limit des ouvrages pour une histoire technique des

    techniques, les auteurs raisonnent alors en termes de filiation, de passage, de

    transmission, et sinterrogent sur les motivations des diffrents auteurs. De nombreuses

    recherches biographiques sont alors effectues et les contextes de publication

    sclaircissent. Leurs liens avec la rvolution scientifique, lmergence du machinisme

    et la culture baroque sont mis en avant8. Dans une histoire pense travers le prisme

    du progrs, les thtres de machines apparaissent comme des relais , dans une

    histoire plus longue dbutant la fin du Moyen ge, et qui se termine avec Franz

    Reuleaux. Lexpression de relai est de Bertrand Gille qui lance en France des

    tudes similaires sur les thtres de machines : lanne universitaire 1977-1978 de son

    programme de confrences en histoire des techniques la quatrime section de lEPHE

    leur est entirement consacre9. Chaque auteur y est constamment jug dans sa

    relation avec ses prdcesseurs : Besson est sans doute de tous les auteurs de

    thtres de machines celui qui a le moins pill ses prdcesseurs . Dans cette histoire

    longue, il est intressant de noter que B. Gille utilise lexpression de thtres de

    machines pour qualifier toute la littrature mcanique du Moyen ge aux Descriptions

    6 Ladislao RETI, Francesco di Giorgio Martinis Treatise on Engineering and Its Plagiarists , T&C, Summer 1963,

    vol. 4, no 3, pp. 287 298 ; Ladislao RETI et Juanelo TURRIANO, The Codex of Juanelo Turriano (1500-1585) , T&C,

    Janvier 1967, vol. 8, no 1, pp. 53 66 ; Ladislao RETI, The Double-Acting Principle in East and West , T&C, Avril

    1970, vol. 11, no 2, pp. 178 200 ; Ladislao RETI, Leonardo and Ramelli , T&C, Octobre 1972, vol. 13, no 4,

    pp. 577 605. 7 Citons titre dexemple : Edwin A. BATTISON, Stone-Cutting and Polishing Lathe, by Jacques Besson , T&C,

    Spring 1966, vol. 7, no 2, pp. 202 205 ; Natalie ZEMON DAVIS, The Protestantism of Jacques Besson , T&C,

    Autumn 1966, vol. 7, no 4, p. 513 ; Bert S. HALL, A Revolving Bookcase by Agostino Ramelli , T&C, Juillet 1970,

    vol. 11, no 3, pp. 389 400 ; Eugene S. FERGUSON, Leupolds Theatrum Machinarum : A Need and an

    Opportunity , T&C, Janvier 1971, vol. 12, no 1, pp. 64 68 ; Alexander Gustav KELLER, The Missing Years of

    Jacques Besson, Inventor of Machines, Teacher of Mathematics, Distiller of Oils, and Huguenot Pastor , T&C,

    Janvier 1973, vol. 14, no 1, pp. 28 39 ; Martha Teach GNUDI, Agostino Ramelli and Ambroise Bachot , T&C,

    Octobre 1974, vol. 15, no 4, pp. 614 625.

    8 Alexander Gustav KELLER, A Theatre of machines, London, Chapman & Hall, 1964.

    9 Bertrand GILLE, Histoire des techniques. Compte-rendu des confrences de 1977-78. , cole pratique des

    hautes tudes. 4e section, Sciences historiques et philologiques, 1978, vol. 110, no 1, pp. 795 833.

  • 5

    des arts et mtiers et lEncyclopdie10, quil considre comme les derniers grands

    thtres de machines 11.

    Limportance des thtres de machines est alors reconnue comme relai dans

    une histoire globale des inventions. Il restait donner une raison leur publication. Pour

    lhistoriographie francophone, elle est simple : ces livres de machines sont des livres de

    divertissement. Franois Russo expliquait ainsi dans un article de 1948 que ces

    ouvrages taient conus plus pour lmerveillement, pour lart, que pour la

    technique . Une position reprise par Bertrand Gille dans son Histoire des techniques12.

    Le divertissement serait lobjectif premier de ces machines. Pour Alexander Gustav

    Keller cependant, le sens de cette tradition dpasse cette notion dmerveillement. Les

    thtres de machines seraient les tmoins dune prise de conscience de la puissance

    de lartifice, de la puissance technique dont dispose lhomme : Nous ne devons pas

    supposer que les inventions dessines dans ces livres sont en elles-mmes

    rvolutionnaires. Ce qui importe nest pas tant de faire quelque chose que de le faire

    consciemment et de voir o cela mne. 13. Pour lhistorien britannique, cette prise de

    conscience saccompagne de recherches sur certains mcanismes et certaines

    combinaisons par des auteurs qui ne dcrivent pas ce qui est existant, comme les

    traits techniques de la mme priode, mais imaginent ce qui pourrait exister dans le

    futur. Ces deux lectures franaise et anglo-saxonne, plus complmentaires

    quantagonistes, demeurent celles des historiens des techniques jusquau dbut des

    annes 2000, et transparaissent dans les nombreux fac-simils raliss dans les

    annes 1970 et 1980.

    Par ailleurs, en lanant des tudes sur la reprsentation des machines, Yves

    Deforge ajoute cette historiographie classique lide que les thtres de machines

    participent, au fur et mesure de leur volution, llaboration dun graphisme

    10

    Descriptions des arts et mtiers, faites ou approuves par Messieurs de lAcadmie royale des sciences de Paris, Neufchatel, Calixte Volland, 1771 ; Denis DIDEROT et Jean le Rond DALEMBERT, LEncyclopdie ou dictionnaire raisonn des arts et mtiers, Paris, Briasson, 1751. 11

    Bertrand GILLE, Compte-rendu des confrences... , op. cit. 12

    Ibid. 13

    Alexander Gustav KELLER, A Theatre of machines, op. cit., Introduction. Texte original : We must not suppose that the invention depicted in these books were themselves very revolutionary. The important thing is not so much to do something as to do it consciously and to see where it is leading to.

  • 6

    technique particulier 14 . Lide de filiation depuis Vinci ou les ingnieurs de la

    Renaissance italienne est encore avance.

    En 1987, Jean-Pierre Sris, dans un ouvrage malheureusement trop peu connu15,

    est sans doute celui qui parvient le mieux articuler lensemble de cet hritage. Pour lui,

    lide principale de cette tradition est de lever le secret sur les machines, tout en le

    conservant, de montrer en cachant, de mettre en scne le merveilleux de leffet, tout en

    donnant quelques principes et explications simples : Le secret libralement dvoil ne

    garde tout son prix que par lcart inscrit entre le principe lmentaire et lapplication

    inattendue. Le mrite de lauteur et le plaisir du lecteur se mesurent lamplitude de cet

    cart. . La ncessit dune prsentation clarifie de cet effet conduit lvolution des

    modes de reprsentations. Toutes les approches prcdentes sont englobes dans

    cette explication autour du secret des machines.

    Cela amne Jean-Pierre Sris des pistes intressantes. Il rappelle dabord que le

    mot thtre dsigne un genre plus large fond justement sur le dvoilement et la

    monstration. Il explique ensuite que cette leve du secret a partie lie avec la protection

    de linvention : le seul moyen de garantir leurs droits de faon irrcusable, cest

    justement la publication ! . Il note, cette occasion, la tension entre le nouveau et

    lancien, entre les multiples adaptations et le poids de traditions remontant

    lAntiquit16. Enfin et surtout, il montre comment ce spectacle est le rsultat dune

    pratique et dune spculation dune part, et dun ingenium et dun studium dautre part.

    Les auteurs de ces ouvrages sappuient en effet sur une science des forces mouvantes,

    la travaille, et singnient en montrer tous les effets possibles, notamment les plus

    spectaculaires. Cependant Sris insiste sur laspect par trop gomtrique des

    raisons avances par les ingnieurs : "raison" est synonyme de "proportion" []

    Justifi et garanti par de savantes proportions, leffet ne saffranchit jamais de sa

    composante spectaculaire : cest la russite, psychologique et matrielle, dun

    14

    Yves DEFORGE, Le graphisme technique: son histoire et son enseignement, Seyssel, Champ Vallon, coll. Collection Milieux , 1981, 256 p. 15

    Jean-Pierre SERIS, Machine et communication: du thtre des machines la mcanique industrielle, Paris, J. Vrin, coll. LHistoire des sciences, textes et tudes , 1987, 494 p. Cet excellent ouvrage, mal dit (les coquilles sont nombreuses) et peu diffus, mriterait une rdition. Il fonde une histoire intellectuelle de la mcanique. 16

    Ibid. p. 19 : En [ce genre] converge trois traditions distinctes : celles des ingnieurs de la Renaissance [], celle des carnets dingnieurs et darchitectes mdivaux [], et enfin la tradition antique, archimdienne.

  • 7

    artifice. 17. Cette position sur la validit des principes thoriques des auteurs sexplique

    par une insistance renouvele sur la rupture que constitue le milieu du XVIIe sicle dans

    la pense mcanique, quand les machines quittent, brusquement et pour toujours, la

    scne ferique de ce thtre. 18.

    Le principal tort de cette historiographie est de navoir jamais russi se dpartir

    dun regard trop utilitariste des thtres de machines. Sources pour des histoires de

    linvention ou des savoirs mcaniques, jamais les livres nont t interrogs pour ce

    quils taient, ou alors, leur aspect spectaculaire a masqu leur rle dans lhistoire de la

    mcanique et des ingnieurs. Sources dautres histoires, leur histoire navait jamais t

    faite. Il serait vain de rejeter tous les rsultats de cette historiographie somme toute

    charge, car de nombreuses remarques judicieuses ont pu tre faites ; mais force nous

    est de constater que les recherches sur cette tradition nont jamais donn les rsultats

    esprs : peu dinnovation, des machines sinon irralisables du moins inefficaces, une

    science dj dpasse lpoque de la rdaction des ouvrages. Il tait alors ncessaire

    de revoir les prsupposs mme de ces histoires, de dsamorcer les critiques et de

    faire lhistoire des thtres de machines avec le moins da priori possible.

    Cest Louisa Dolza et Hlne Vrin quil a appartenu de renouveler compltement

    lanalyse des thtres de machines. Le marqueur en est la publication, en 2001, dun

    fac-simile du Thtre des instruments mathmatiques et mcaniques de Jacques

    Besson, avec une introduction des deux historiennes19. Les auteures reviennent sur

    lensemble des critiques faites aux thtres de machines : rudite sur le plagiat,

    technique sur la validit de leur fonctionnement et la possibilit de leur ralisation,

    scientifique sur la mauvaise comprhension de la science mcanique. En rappelant le

    sens de linvention la Renaissance20, elles montrent lincomprhension des historiens

    17

    Ibid. p. 32-33. 18

    Nous sommes daccord avec Jean-Pierre Sris pour dire que "quelque chose change" dans la reprsentation de la mcanique partir de 1650. Les premiers projets de description des mtiers et de leurs machines apparaissent, la science mcanique pousse des recherches en physique, et petit petit slabore une pense technologique qui trouve se concrtiser dans la description des machines avant celle des mtiers. Pour autant, contrairement ce que dit J-P. Sris, nous verrons que les thtres de machines accompagnent largement ce changement de paradigme. 19

    Luisa DOLZA et Hlne VRIN (dirs.), Il Theatrum instrumentorum et machinarum di Jacques Besson (Lione 1578), Roma, Edizioni dellElefante, 2001. Une grande partie du texte dintroduction sera traduit et publi dans Luisa DOLZA et Hlne VERIN, Figurer la mcanique: lnigme des thtres de machines de la Renaissance , Revue dhistoire moderne et contemporaine (1954-), Juin 2004, vol. 51, n

    o 2, pp. 7 37.

    20 C'est--dire linvention comme dcouverte et mise au jour dun secret, comme claircissement dune

    connaissance obscure. Voir infra Inventer la Renaissance , p. 217.

  • 8

    face une pense qui ntait pas assez contextualise. Sur cette base, elles cosignent

    en 2002, un article qui revient sur les objectifs des thtres de machines21. Elles

    montrent ainsi la conjonction de la redcouverte des textes techniques antiques, dun

    intrt renouvel des princes pour la mcanique, et de lmergence dun esprit

    protestant dutilit qui favorise lmergence du genre22. Elles montrent surtout combien il

    sagit dabord de montrer, de rendre compte de lingenium, de cette facult inventive qui

    donne sens au statut des ingnieurs. Les deux historiennes proposaient alors un

    programme qui pourrait venir complter leurs approches et que nous rsumerons ainsi :

    une histoire contextualise de lcriture et de lmergence des thtres de machines ;

    une histoire sociale et religieuse de leurs auteurs ; une histoire intellectuelle fonde sur

    lanalyse des caractristiques formelles et lagencement interne de chaque ouvrage

    (contre le dpeage systmatique dune histoire des inventions) ; une histoire de la

    rception des livres.

    Dune certaine faon, cette thse est une rponse ce programme, tout en

    llargissant. Outre les nombreuses pistes proposes par Mmes Vrin et Dolza, nous

    avons en effet fond notre travail sur deux piliers, qui fondent notre rflexion, partir de

    quoi toutes nos observations prennent sens.

    Le premier est le questionnement de la notion de genre. Il va dsormais de soi quun

    corpus - aux contours assez flous - de livres prsentant des tours, treuils, grues,

    pompes et moulins divers, soient runis sous lexpression de thtres de machines ,

    alors mme quune minorit des ouvrages souvent tudis sous ce nom se nomme

    rellement ainsi. Cela vient de ce que trs tt, ces ouvrages sont englobs dans un

    mme genre. Quest-ce quun genre ? Cest un systme de conventions littraires23 qui

    permet lauteur de susciter et de rpondre des attentes. Il faut alors dfinir ces

    conventions, ces caractres gnriques. Pour notre part, nous dirons que les thtres

    de machines sont des livres imprims, prsentant des sries de gravures dinstruments

    et de machines.

    21

    Luisa DOLZA et Hlne VERIN, Une mise en scne de la technique: les thtres de machines , Alliage, 2002, n

    o 50-51.

    22 Cette dimension est surtout dveloppe dans Luisa DOLZA, A gloria di Dio, a beneficio degli studiosi e servitio di

    vostra altezza: i primi teatri di macchine nella cultura del tardo Cinquecento,Universit degli studi, Florence, 1999. 23

    Antoine COMPAGNON, La notion de genre, http://www.fabula.org/compagnon/genre.php, consult le 2 mai 2013.

  • 9

    Cette dfinition a minima, qui restera la ntre, limite le corpus tudi aux ouvrages

    imprims. Si les liens sont vidents avec la littrature mcanique mdivale,

    lexpression de thtres de machines, ne en 1578, ne nous semble pas pouvoir

    sappliquer rtrospectivement la littrature manuscrite mdivale. Malgr une

    diffusion dsormais bien admise des manuscrits, accessible dans de grandes

    bibliothques ouvertes certains publics, et copis de nombreuses fois24, leur impact

    est sans commune mesure avec celle des livres imprims la fin du XVIe sicle. Plus

    encore : demble, les thtres de machines ont t penss pour limprim, penss pour

    un public plus largi que celui des cours princires de lItalie du Nord. De mme, le

    caractre sriel de prsentation plac dans notre dfinition exclut tous les traits

    spcialiss comme le De Re Metallica dAgricola ou la Pyrotechnia de Biringuccio25, car

    lide de ces traits nest pas tant de montrer des sries de machines, que de montrer

    celles ncessaires lexercice dune activit. Cela exclut aussi les traits de

    mathmatiques divers, quand bien mme ils comprendraient des instruments26.

    Cependant, beaucoup douvrages qui ne sont pas habituellement considrs

    comme des thtres de machines seraient inclus dans ce corpus avec une dfinition si

    large. Ainsi de la Technica curiosa du jsuite Gaspar Schott27, considre comme une

    description du cabinet du pre Athanase Kircher Rome, ou mme de la description du

    cabinet de Nicolas Grolier de Servires28, voire, comme Bertrand Gille le fait, les

    Descriptions de lAcadmie des sciences ou les volumes de planches de lEncyclopdie

    dans la liste29. Nous pourrions dailleurs ajouter la liste certaines ditions de textes

    antiques, comme le dixime livre du De Architectura de Vitruve30, qui prsente des

    24

    Paolo GALLUZZI, Les Ingnieurs de la Renaissance de Brunelleschi Lonard de Vinci., Florence, Giunti, 1995, 250 p ; Pascal BRIOIST, La diffusion de linnovation technique entre XVe et XVIe sicle: le cas Lonard de Vinci , e-Phastos, Juin 2013, II, n

    o 1.

    25 Georg AGRICOLA, De re metallica libri XII: Eiusdem de animantibus subterraneis liber., Ble, Froben, 1556 ;

    Vanoccio BIRINGUCCIO, De La Pirotechnia: Libri. X., Venise, Navo, 1540. 26

    Contentons-nous pour cette introduction du sens commun des mots de machines (ensemble complexe permettant la ralisation dun effet) et instruments (objet destin raliser une opration simple). Pour aller plus loin concernant les diffrents sens de machine et instrument la Renaissance, nous renvoyons Pascal DUBOURG GLATIGNY, Mcaniser la perspective: les instruments entre pratique et spculation , e-Phastos, Juin 2013, II, n

    o 1. Voir aussi

    infra La mission des ingnieurs , p. 197. 27

    Gaspar SCHOTT, Gasparis Schotti technica curiosa: sive mirabilia artis, libris XII, Nremberg, Endter, 1664. bien des gards, la Technica curiosa et dautres ouvrages similaires rpondent davantage la vision de livres de divertissement que les thtres de machines. 28

    Gaspard II GROLLIER DE SERVIERES, Recueil douvrages curieux de mathmatique et de mcanique; ou, Description du cabinet de Monsieur Grollier de Servire., Lyon, D. Forey, 1719. 29

    Descriptions des arts et mtiers, op. cit. ; Denis DIDEROT et Jean le Rond DALEMBERT, LEncyclopdie, op. cit. 30

    Daniele BARBARO (dir.), I Dieci libri dellArchitettura di M. Vitruvio tradutti et commentati da Monsignor Barbaro,

  • 10

    sries de machines de construction. Nombreux sont les ouvrages des XVIe, XVIIe et

    XVIIIe sicles, qui prsentent des sries de machines, trs souvent imbriques dans des

    ouvrages thoriques plus importants, comportant parfois plusieurs volumes.

    Pour autant, bien des historiens saccordent ne pas y voir des thtres de

    machines, car reconnaissons-le cette courte dfinition est loin de rendre compte de

    lensemble des caractres habituellement attachs aux thtres de machines. La

    plupart dentre eux sont publis dans de grands formats, in-folio. Ils comprennent un

    frontispice, une ddicace quelque grand personnage, une prface au lecteur, quils

    font suivre, sous forme de liste ou de successions de chapitres, de sries de machines

    aux fonctions trs diverses, reprsentes par des gravures sur cuivre de belle facture, et

    accompagnes de lgendes assez courtes (de quelques mots un ou deux

    paragraphes). Cela correspond en effet la plupart des thtres de machines, mais

    tous ne rentrent pas dans ce moule. Les thtres de Jean Errard, Heinrich Zeising

    ou Georg Andreas Bckler, ne sont pas de grands in-folio, mais des in-quarto,

    particulirement modestes dans le cas des Theatri machinarum dHeinrich Zeising31.

    Plusieurs ouvrages ne prsentent que des gravures sur bois, comme ceux de Joseph

    Boillot ou de Giovanni Branca. Les Machinae Novae de Fausto Veranzio ne

    comprennent quun petit avertissement, sans ddicace. Faut-il retirer de notre corpus

    dtude ces ouvrages, ou les considrer la marge ?

    Autre point qui pourrait faire lunit du genre, cest le fait que les thtres de

    machines prennent pour sujet linvention, et non la description de machines existantes

    ou la thorisation comme cela est le cas dautres ouvrages. Mais inclure l invention ,

    au sens de la Renaissance, dans la dfinition soulevait certains problmes, car

    linvention nest pas au cur des livres de Vittorio Zonca, Heinrich Zeising, Georg

    Bckler et jusqu Leupold. Ceux-l mme qui ont ouvertement appel leurs ouvrages

    thtre de machines ne se pensent pas comme des inventeurs, mais dcrivent des

    machines dj existantes, ou dj inventes par dautres.

    Nous voyons, avec ces quelques exemples, les difficults de dfinition du genre que

    nous rencontrons. Pour autant, rejeter globalement la notion de genre nous paraissait

    Vinegia, Francesco Marcolini, 1556 ; Cesare CESARIANO (dir.), Di Lucio Vitruvio Pollione De Architectura libri dece traducti de latino in uulgare per G. Cesariano., 1521. 31

    Heinrich ZEISING, Theatri machinarum erster (-sechster und letzter) Theill, Leipzig, Henning Gross, 1607.

  • 11

    inappropri, tant nous rencontrons de lieux communs dun ouvrage lautre. La faute

    serait juste de les supposer a priori tous prsents dans les ouvrages gnralement

    compris sous cette expression. Comment procder ? Il nous a sembl judicieux de

    retourner la dmarche, de ne pas postuler a priori un genre, mais de dfinir un corpus

    dont ltude nous permettrait de voir a posteriori, sil existait effectivement des

    conventions littraires. Ce travail a t dautant plus facilit que, pour la priode o nat

    lexpression et se dveloppe les premiers thtres de machines (1570-1630) cette liste

    avait dj t dresse par Mmes Vrin et Dolza32. Pour ce qui est daprs 1630,

    considrant lexpression bien tablie, nous avons choisi de ne slectionner que les

    livres portant explicitement le titre de Theatrum machinarum . Nous avons alors

    dress la liste (abrge) ci-dessous33 :

    - Bessonus, Theatrum instrumentorum et machinarum , manuscrit "ms add 17921", conserv la British Library, vraisemblablement rdig vers 1570. 60 dessins.

    - Jacques Besson, Livre premier des instruments mathmatiques et mcaniques / Instrumentorum et machinarum [] liber primus, Paris, chez Fleury Prevost, vers 1572. 60 planches.

    - Jacques Besson, Thtre des instruments mathmatiques et mcaniques / Theatrum instrumentorum et machinarum, Lyon [Genve], chez Barthlmy Vincent, 1578, ainsi que toutes les ditions suivantes de 1578, 1579, 1582, 1594, 1595, 1596, 1602, en franais, latin, italien, allemand et espagnol. 60 planches.

    - Giovan Battista Isacchi, Inventioni, Parme, chez Seth Viotto, 1579. Environ 50 planches. - Jean Errard de Bar-le-Duc, Le premier livre des instruments mathmatiques mcaniques, Nancy,

    chez Jan Janson, 1584. 40 planches. - Ambroise Bachot, Le Timon, Paris, chez lauteur, 1587. Environ 20 planches. - Agostino Ramelli, Le diverse et artificiose machine, Paris, chez lauteur, 1588. Italien et franais.

    Et ses rditions en 1601, puis en allemand en 1620. 195 planches. - Ambroise Bachot, Le gouvernail, Melun, chez lauteur, 1598. Environ 25 planches. - Joseph Boillot, Modelles, artifices de feu et divers instruments de guerre, Chaumont-en-Bassig,

    chez Quentin Mareschal, 1598, et son dition allemande en 1603. Environ 95 planches mais toutes ne sont pas des instruments ou des machines.

    - Vittorio Zonca, Novo teatro di machine et edificii, Padoue, chez Pietro Bertelli, 1607, et ses rditions en 1621 et 1656. 40 planches.

    - Heinrich Zeising, Theatri machinarum, Leipzig, chez Henning Grossen des Jungern, 1607, 1610 pour les deux premiers tomes, rdits en 1612. Le troisime tome est publi aussi en 1612. Il est suivi de trois autres tomes rdigs par Jrme Megiser entre 1612 et 1614. Environ 150 planches sur lensemble.

    - Salomon de Caus, Les raisons des forces mouvantes, Francfort, chez Jan Norton, 1615. Ainsi que ldition allemande la mme anne, et une rdition en 1624

    34. 35 planches dont plusieurs

    redondantes (une mme machine prsente sur diffrentes planches), prcdes de 20 petites illustrations vocation plus thoriques.

    32

    Nous avons toutefois retir de la liste les livres de Lievin Hulst, dit Hulsius, Tractati instrumentorum mechanicorum, Francfort, chez W. Richer, 1605. Plus thorique et port sur les instruments, cet ouvrage tait plus proche de traits de mathmatiques que de thtres de machines. 33

    Nous renvoyons lAnnexe 1 : Liste des thtres de machines , p. CDXX, pour les titres complets et exacts. La liste est classe par ordre chronologique. 34

    Nous avons aussi consult sans ltudier en dtail Isaac de CAUS, Nouvelle invention de lever leau: plus hault que sa source avec quelques machines mouantes par le moyen de leau et un discours de la conduit dycelle, Londres, 1644, rdit en 1657, et en anglais en 1659 et 1704. Voir aussi infra Chapitre 3 : note 6, p. 110.

  • 12

    - Jacob Strada de Rosberg, La premiere [et seconde] partie des Desseins artificieux, Francfort, chez Paul Jacques, 1617 et 1618, ainsi que les ditions allemandes, publies la mme anne et leurs rditions en 1629. 150 planches au total.

    - Giovanni Branca, Le machine, Rome, chez Jacopo Mascardi, 1629. En latin et en italien. 77 planches.

    - Georg Andreas Bckler, Theatrum machinarum novum, Nrenberg, chez Paul Furst, 1661. En allemand, rdit en 1662, 1673, 1686 (traduit en latin par Henri Schmitz). 154 planches.

    - Jacob Leupold, Theatri machinarum, Leipzig, chez Johann Friedrich Gleditsch, sept tomes de lauteur de 1724 1726, 399 planches au total avec plusieurs machines et instruments par planche, auxquels il faut ajouter trois tomes posthumes. Les sept tomes et deux des trois posthumes sont rdits en 1774.

    - Theatrum machinarum universale, Amsterdam, chez et la demande de lditeur Pierre Schenck, quatre tomes de 1734-1739, dont trois sont traduits en allemand en 1738, deux en franais en 1739 et un rdit en 1761. Les auteurs sont Johannis van Zyl, Tileman van der Horst et Jacob Polley. 134 planches au total pour les quatre tomes.

    La simple numration de ces titres, du nombre de rditions et des langues

    utilises, laisse deviner la diversit des ouvrages et de leurs contenus. Cette diversit

    est encore plus vidente quand nous comptons le nombre de planches imprimes par

    uvres. La plupart des auteurs prsentent entre quarante et soixante machines, mais

    certains font un peu moins, comme Ambroise Bachot ou Salomon de Caus, et dautres,

    comme Agostino Ramelli et Jacob Strada dpassent largement la centaine de

    machines. Si nous voulions continuer dutiliser la notion de genre littraire, il nous fallait

    concevoir le genre comme dynamique, sujet des modifications. Si la prsentation

    srielle de machines demeure un point central qui permet de conserver une unit au

    genre, il nous faut tudier la fois sa gense, ses volutions et ses influences sur la

    littrature mcanique contemporaine et ultrieure. Pense de faon dynamique, la

    dfinition du genre thtre de machines accompagne notre rflexion tout au long de

    cette thse.

    Le second pilier de notre rflexion concerne limpact culturel et institutionnel des

    thtres de machines. De ses origines la fin de la Renaissance au dbut du XIXe

    sicle, ces livres sont troitement lis lmergence et linstallation dune catgorie

    sociale trs particulire : celle des ingnieurs. De fait, le corpus des thtres de

    machines, sil nest pas la seule source, loin de l, de lhistoire de cette classe sociale35,

    nous semble un bon observatoire de lvolution de la culture des ingnieurs de lpoque

    moderne, de ses mythes fondateurs, de ses faons de penser, et des arguments mis en

    place pour la dfinition et la promotion de leur place dans la socit. Hlne Vrin et

    35

    Sur lhistoire des ingnieurs lpoque moderne, voir Hlne VERIN, La gloire des ingnieurs: lintelligence technique du XVIe au XVIIIe sicle, Paris, A. Michel, coll. Lvolution de lhumanit , 1993, 455 p.

  • 13

    Louisa Dolza avaient dj fait remarquer le rle que les thtres de machines ont pu

    jouer dans cette histoire sociale : ainsi les thtres de machines sont des arguments

    dans la lutte que mnent les mcaniciens praticiens pour lever le statut de leur

    profession . Il restait non seulement dfinir, par lanalyse des discours et dispositifs

    ditoriaux, les modalits exactes qui permirent aux auteurs dutiliser ces livres dans leur

    bataille pour une reconnaissance sociale, mais aussi de montrer en quoi lvolution du

    genre accompagne lvolution du mtier et du statut dingnieur lpoque moderne.

    Dans cette histoire qui lie lhistoire culturelle lhistoire sociale de lingnieur, il nous

    a fallu tre particulirement attentifs aux diffrences nationales. Trois grandes rgions

    sont en effet principalement concernes par la production de thtres de machines : le

    royaume de France, Rome et les tats de lactuelle Italie du Nord, et le Saint empire

    romain germanique36. Lvolution de la culture et du statut des ingnieurs dans ces trois

    zones ntant pas la mme, chaque dition de thtre de machines doit aussi tre

    tudie par rapport son contexte gographique. Alexander Gustav Keller avait dj

    fait remarquer que lmergence des premiers thtres de machines tait principalement

    le fait de la France (Besson, Errard, Bachot, Ramelli, Boillot). Il y voyait une rponse

    originale aux lacunes franaises du XVIe sicle dans les sciences physiques et les

    mathmatiques appliques : la France na pas de Tartaglia, ni de Benedetti, ni de

    Stevin 37. Si la remarque a le mrite de mettre en vidence le lieu de lmergence de

    cette tradition, il nous semble que cette interprtation nglige les traductions franaises

    des ouvrages de ces auteurs, et mlange sans justification histoire des sciences et

    histoire des techniques. Pour notre part, rappelant la proximit de ces ouvrages avec les

    manuscrits mdivaux, nous montrerons que ce genre sinscrit dans une logique

    similaire celle qui vit lmergence de mcaniciens-concepteurs autrement dit

    dingnieurs italiens la fin du XVe sicle, et allemands au dbut du XVIe sicle.

    Cette attention aux contextes nationaux nous montre aussi que, du fait de son

    succs, ce genre littraire n en France est repris par des auteurs dans toute lEurope,

    36

    Limpact culturel des thtres de machines a cependant largement dpass ce cadre, comme nous le verrons en infra Un manuel de mcanique chinois inspir des thtres de machines (1627) , p. 76. Il serait aussi intressant

    dtudier en dtail limpact de cette littrature sur le monde anglophone et le monde hispanique, jusque dans leurs colonies amricaines, mais ces tudes dpassaient largement notre cadre, de mme quune tude plus large sur la rception en Russie partir du XVIII

    e sicle.

    37 Alexander Gustav KELLER, Renaissance Theater of Machines , T&C, 1978, vol. 19, n

    o 3. Texte original : France

    had no Tartaglia, no Benedetti, no Stevin [but] there arose in France one genre of applied mathematical literature

  • 14

    notamment dans le duch de Saxe. Modifi, le genre nen imprime pas moins sa

    marque sur les faons de penser des ingnieurs europens. Cette nouvelle piste

    allemande est particulirement intressante, en ce quelle aboutit la constitution

    dune srie de thtres de machines trs originaux, dits par le commissaire aux mines

    de Saxe Jacob Leupold, partir de 172438. Ce livre, comme la dj remarqu Bertrand

    Gille et dautres historiens, marque une nouvelle rupture dans le genre des thtres de

    machines et un inflchissement dans la faon de penser non la place dans la socit,

    mais la formation des ingnieurs. Ainsi, le genre des thtres de machines

    accompagne, et mme participe, llaboration des grandes mutations dans

    lenseignement que sont la naissance des coles dingnieurs. Cela explique sans

    doute le succs de ce nouvel ouvrage auprs du public franais39. Nous voyons en effet

    se dessiner un jeu dallers et de retours entre France et monde germanique quil

    convient dobserver avec une attention renouvele. Les thtres de machines sont ici

    la fois tmoins et acteurs dune histoire culturelle et institutionnelle plus large, mais sur

    laquelle ils offrent un point de vue des plus originaux.

    Limpact culturel et institutionnel des thtres de machines, notamment dans la

    formation ne saurait se rsumer leur rception dans le milieu des ingnieurs. Il fut bien

    plus large. Nous ninsisterons pas sur les racines religieuses du genre, ni sur les

    impacts culturels gnraux en matire de perception de lindustrie, que lhistoriographie

    a en partie trait40. En revanche, sa rception dans les milieux savants mritait dtre

    analyse. Il apparat alors que les thtres de machines nont pas seulement particip

    la justification de la place de lingnieur dans la socit, mais ont t des acteurs du

    dveloppement dune culture mcanique, ou plutt de mathmatiques mixtes ,

    38

    Pour tre prcis, Jacob Leupold ne devient commissaire aux mines de Saxe quaprs la publication des premiers tomes. Voir sa biographie dans Annexe 2 : Biographies des personnages , p. CDXX. 39

    Voir infra Chapitre 4 : Enseigner avec les thtres de machines , p. 156. 40

    Sur les racines religieuses et le lien avec la pense baroque, nous renvoyons Luisa DOLZA, A gloria di Dio... , op. cit. Sur le sens du spectaculaire, nous renvoyons la mme thse, ainsi qu Jean-Pierre SERIS, Machine et communication, op. cit. Une tude originale sur les relations entre art et industrie dans les thtres de machines na cependant pas t compltement mene, elle aboutirait sans doute enrichir une histoire du design au sens restreint du terme, par trop limit la priode contemporaine. Sur ce point, mentionnons une parution rcente : Pierre LAMARD et Nicolas STOSKOPF (dirs.), Art et industrie XVIIIe-XXIe sicle. Actes des quatrimes Journes dhistoire industrielle de Mulhouse et Belfort 18-19 novembre 2010., Paris, A. et J. Picard, coll. Histoire industrielle et socit , n 4, 2013. Concernant les thtres de machines, le lecteur trouvera un exemple de ce que pourrait tre cette histoire dans Vernard FOLEY, Darlene SEDLOCK, Carole WIDULE et David ELLIS, Besson, da Vinci, and the evolution of the pendulum: Some findings and observations , History and Technology, 1988, vol. 6, n

    o 1, pp. 1 43.

    Lire aussi I.2.1. Les traces de lintuition , p. 16-28 dans Benjamin RAVIER, Le discours technique dans les thtres de machines (1572-1629),sous la direction dAnne-Franoise Garon, ENS-LSH, Lyon, 2009.

  • 15

    influenant des inventeurs, des collectionneurs et des expositions prives et publiques.

    Observer limpact institutionnel et culturel des thtres de machines supposait de

    prendre en compte toutes ces histoires, dans lesquelles ils ont jou un rle sans doute

    plus important que ne le laisserait penser une histoire des savoirs fonde sur lanalyse

    des thories et institutions scientifiques .

    Les deux piliers de cette thse sappuient sur une mme interrogation

    fondamentale, transversale, et qui concerne le sujet mme des thtres de machines,

    savoir non la description des machines, mais leur conception. Une notion qui nous

    parat la fois plus large et plus prcise que celle dinvention, qui nest quun des

    modes, des rgimes, de la conception. Si linvention domine la Renaissance, ce nest

    pas le seul mode de conception que nous rencontrons. Quentendons-nous alors par

    conception ? Cest lopration qui consiste dfinir les caractristiques dun objet, dun

    espace, dun vnement, dun texte ou dune organisation41. Nous nous intressons

    plus particulirement la conception des objets, c'est--dire la dfinition de leurs

    formes et de leurs matriaux en fonctions de contraintes prtablies ou rencontres.

    De nos jours, il est habituel de sparer le travail de conception du travail de

    production. Cette vision de la conception des objets correspond au monde industriel

    contemporain, dans lequel la conception et la fabrication ont t spares, dans lequel

    la conception a t domestique 42, rgle. Dans une premire phase, concepteur et

    commanditaire dfinissent les contraintes imposes lobjet (fonction, performance,

    contexte dapplication), puis le concepteur, en usant de diffrentes mthodes43, dfinit

    les caractristiques, les traduit le plus souvent visuellement, puis les transmet pour

    production. Nous rencontrons plusieurs types de concepteurs spcialiss, qui se

    divisent aujourdhui en trois mtiers principaux : architectes, ingnieurs et designers,

    41

    Nous pouvons dire en effet quune organisation peut tre conue lavance. Par exemple, crire une constitution est plus qucrire un texte, cest concevoir le mode dorganisation de la vie publique. 42

    Nous tirons lexpression de Pascal LE MASSON et Benot WEIL, La domestication de la conception par les entreprises industrielles: linvention des bureaux dtudes , in Les nouveaux rgimes de la conception: langages, thories, mtiers, Cerisy-la-Salle, Vuibert, Centre culturel international de Cerisy, 2008. 43

    Les mthodes de conception rgle allemandes ont fait lobjet dun article : Pascal LE MASSON et Benot WEIL, Aux sources de la R&D: gense des thories de la conception rgle en Allemagne (1840-1960) , Entreprises et histoire, 2010, vol. 58, n

    o 1, pp. 11 50. Voir aussi infra La conception rgle allemande selon la thorie C/K , p.

    420.

  • 16

    qui correspondent trois objets-types : larchitecte conoit des btiments, le designer

    des objets industriels, et lingnieur des machines44.

    Si cette division des mtiers dans la production est dsormais majoritaire dans le

    monde occidental45, tel ntait pas le cas la Renaissance. La plupart des objets, et

    mme des machines, tait la fois conue et fabrique par des artisans, qui nutilisaient

    pas loutil graphique dans une fonction de communication. La conception tait fortement

    lie la longue exprience dun mtier : le matre artisan concevait lobjet avec le

    commanditaire, et sil ne fabriquait pas lobjet de A Z, faisant travailler des apprentis, il

    maitrisait toutes les tapes de la chane de production, et tait capable dintervenir sur

    tous les postes au besoin. Dans le cas dobjets plus complexes, le commanditaire faisait

    appel des artisans spcialiss, capables au besoin de collaborer voire dembaucher

    en entreprise dautres artisans46_ftn46 : le pcheur faisait appel pour son bateau au

    charpentier de marine47, le matre mineur concevait en collaboration avec le charpentier

    sa machine dexhaure, le bourgeois commandait une petite maison un maon, qui

    pouvait embaucher ou travailler avec un sculpteur.

    Ds les dbuts de la Renaissance italienne cependant, deux lieux allaient pousser

    les grands seigneurs faire appel des spcialistes de la conception : la guerre et le

    palais. La guerre ncessitait des machines de sige et lmergence de lartillerie

    appelait repenser les fortifications. Le palais, quant lui, tait un lieu de confort, de

    fte et de grandeur, ncessitant une architecture la fois solide et esthtique,

    lassurance dune alimentation en eau rgulire et des machines complexes pour les

    jeux mcaniques. Cela conduisit lmergence en Italie du Nord, de personnes qui

    produisaient moins quelles ne concevaient de grands btiments et de grosses

    machines. La charpente, la maonnerie, lhorlogerie, quelques mtiers des beaux arts

    44

    Cette division simpliste en cur de mtier cache une ralit plus complexe dans laquelle les sphres dactivits de larchitecte, de lingnieur et du designer sont floues, donnant lieu des concurrences ou des cooprations dont lhistoire offre de trs nombreux cas. De nos jours, la diffrence de formation, dhistoire, de culture et de mthode de conception est sans doute plus prgnante que la diffrence des objets historiquement privilgis sur lesquels ils travaillent. 45

    Et encore, le logiciel, la fois produit et concept, ncessite de revoir cette organisation : il ny a plus de transfert dune conception la fabrication, mais un retour un concepteur-fabricant unique. Lingnieur informaticien est la fois le concepteur et le fabricant du logiciel, comme le charpentier de marine de son bateau ou lcrivain de son texte. 46

    Sur la notion dentreprise, voir Serge BENOIT, Les volutions de la notion dentreprise (entretien) , e-Phastos, 2012, I, n

    o 2, pp. 79 84 ; Hlne VERIN, Entrepreneurs, entreprise: histoire dune ide, Paris, Presses universitaires

    de France, 1982. 47

    Sur la conception non-graphique des bateaux, voir ric RIETH, Le matre-gabarit, la tablette et le trbuchet essai sur la conception non-graphique des carnes du Moyen ge au XXe sicle, Paris, CTHS, 1996.

  • 17

    (peinture, dessin, sculpture), et larme fournirent ces premiers artistes-ingnieurs ,

    au service de grands personnages. la fois architectes et ingnieurs, ils concevaient un

    btiment et les machines permettant de le construire, une fontaine et les machines

    lever leau permettant de lalimenter. Ces personnages intermdiaires entre le

    seigneur et lartisan, entre le gnral et le soldat du gnie, taient connus pour leur

    ingegno, leur facult trouver des solutions artificielles des problmes poss48. Ces

    spcialistes se constiturent assez vite une culture mcanique trs pousse, et les

    ides circulaient par lintermdiaire de nombreux dessins manuscrits, copis

    loccasion dun travail ralis chez un de ces seigneurs. Une circulation qui, semble-t-il,

    se poursuivit jusqu la moiti du XVIe sicle au moins. Notons ce point crucial : le

    dessin, ici, na rien du mdium ncessaire la concrtisation dun objet conu

    pralablement, mais est un moyen de communication culturel, un moyen de se former

    une culture des dispositifs mcaniques et dchanger sur leur efficacit.

    Avec lapparition de limprimerie, larchitecture vit fleurir des traits et dAlberti

    Philibert de lOrme, les architectes rduisirent en art la conception des btiments, cest

    dire dcrivirent les rgles de leur construction49. Larchitecture obtint assez vite une

    reconnaissance publique, que neut pas encore la conception de machines. Dans

    lhistoire de la conception, cette primaut premire de larchitecture ne saurait tre

    nglige et bien des indices tmoignent de lintrt mutuel des ingnieurs pour la

    littrature architecturale et des architectes pour les thtres de machines. Ds les

    dbuts de la spcialisation des deux mtiers, les jeux de concurrence/collaboration se

    faisaient jour.

    Suivant un processus similaire celui des traits darchitecture, le discours des

    thtres de machines se donnait comme objectif de combler ce manque de

    reconnaissance et leur contenu visait combler cette lacune vis--vis de larchitecture :

    rgler la conception de machines, lui donner une mthode. L, apparat pourtant un

    48

    Sur lhistoire du mot ingnieur, et son lien avec ingegno, voir Hlne VERIN, La gloire des ingnieurs, op. cit. 49

    Rduire en art, du latin ad artem redigere : rassembler des savoirs pars, fragmentaires et souvent non-crits, les mettre en ordre mthodique laide des mathmatiques, de la rhtorique, de la figuration. Contribuer ainsi au bien public. . Dfinition donne en quatrime de couverture de Pascal DUBOURG GLATIGNY et Hlne VERIN (dirs.), Rduire en art: la technologie de la Renaissance aux Lumires, Paris, d. de la Maison des sciences de lhomme, 2008. Sur la rduction en art de larchitecture, lire notamment les contributions dYves Pauwels, Vitruvianisme et rduction architecturale au XVI

    e sicle (p. 97-114) et de Michle Virol, La conduite des siges rduite en art.

    Deux textes de Vauban (p. 149-172).

  • 18

    problme. Le seul corpus thorique cohrent que les ingnieurs mcaniciens ont leur

    disposition est celui de la statique, dont les principes se retrouvent dans de trs

    nombreux ouvrages, rditions duvres dArchimde ou de Hron dAlexandrie ou

    livres de mathmatiques mixtes (Cardan, Stevin). Plusieurs auteurs ne manqurent

    pas de sen rclamer. Cela leur permettait dinscrire dans lordre des savoirs thoriques,

    une pratique jusque l mprise.

    Pourtant, lcart entre la statique et la conception puis la fabrication des machines

    telles que la vivent les ingnieurs est tel, que lexplicitation des oprations de

    conception mcanique ne peut se faire50. La science des XVIe et XVIIe ne fut jamais

    mme de rendre compte de tout ce que supposait la conception dune machine

    complexe, et il fallut attendre le XVIIIe sicle pour voir apparatre les dbuts de thories

    dynamiques permettant de mesurer les changes de travail dans une machine, ou

    encore limpact exact des frottements, points particulirement cruciaux de la conception

    dune machine. Du fait de ces lacunes ne permettant pas de mettre en place des ordres

    ou des rgles efficaces, la rduction en art de la conception mcanique choue. Les

    thtres de machines sont une forme originale constitue en partie en rponse cette

    impossibilit de la rduction en art. La faon avec laquelle les diffrents auteurs

    cherchent rationnaliser la conception mcanique, lier science et pratique de la

    conception, fonde ainsi notre recherche et sert de guide cette tude.

    Pour explorer les diffrents stades de cette conception mcanique, qui entranent

    les volutions du genre des thtres de machines et accompagnent le changement de

    statut de lingnieur lpoque moderne, nous avons choisi de diviser notre tude en

    trois grandes parties. La premire retrace lvolution des contextes de publications et de

    rception, et leurs influences sur lvolution du genre. Elle est divise en quatre

    chapitres. Le premier revient sur les raisons qui ont pouss certains auteurs, partir de

    1570, publier des livres avec des sries de machines. Le second montre comment le

    genre, bnficiant dun large succs, subit plusieurs volutions ds aprs 1600. Le

    troisime enqute sur limpact du genre sur les collections de livres et dobjets partir

    du milieu du XVIIe sicle, impact qui constitue lune des facettes du succs europen

    50

    Cette ide, dont Jean-Pierre Sris avait eu lintuition, a t dveloppe dans : Hlne VERIN, Salomon de Caus, un mcanicien praticien , Revue de lArt, 2000, vol. 129, n

    o 3, pp. 70 76.

  • 19

    des thtres de machines. Cette partie se termine par ltude de linfluence de cette

    littrature sur lenseignement des mathmatiques appliques, et ce jusquau dbut du

    XIXe sicle.

    Les deux parties suivantes insistent chacune sur un moment de cette longue

    tradition. Ainsi, la seconde partie est consacre aux premiers thtres de machines de

    1570 1670. Pendant cette priode, les caractres du genre se mettent en place, et

    subissent dj une premire volution. Le cinquime chapitre revient ainsi sur les

    arguments mis en place pour lgitimer la place de lingnieur dans la socit. Le sixime

    claire la mise en place de codes, parfois implicites, qui permettent de constituer un

    groupe cohrent autour de valeurs communes et de rgler les relations de lingnieur

    avec ses pairs et avec les membres extrieurs au groupe. Le septime chapitre, central

    dans cette thse, vise expliciter les rgles sur lesquelles sappuie linvention

    prsente dans les thtres de machines. Le huitime chapitre, enfin, montre comment

    ces mthodes dinventions se traduisent dans la prsentation et le contenu des

    textes et des images du corpus.

    La troisime et dernire partie est quant elle entirement ddie luvre de

    Jacob Leupold. Peu tudie, ses Theatri machinarum, qui se dtachent par bien des

    aspects de la tradition antrieure des thtres de machines, mritaient une analyse

    approfondie. Souvent appele des vux des historiens51, elle na t entreprise que

    trs partiellement, et dans le seul esprit de lhistoire des sciences, sans sattarder sur les

    liens avec la tradition antrieure52. Pourtant, cette uvre marque une rupture en ce

    quelle fait dfinitivement entrer le genre des thtres de machines dans la technologie.

    Le chapitre neuf revient donc sur lambition rformatrice du projet de Jacob Leupold. Le

    chapitre dix, montre comment cela se traduit dans la mise en place dune pdagogie

    particulire, de nature technologique . Le onzime chapitre revient dailleurs sur

    lassise thorique de cet enseignement, synthse de la science statique classique et

    des derniers apports scientifiques de la priode. Enfin, le douzime et dernier chapitre

    clt cette thse en mettant en vidence la faon dont luvre de Leupold induit une

    certaine mthode de conception, qui se veut rationnalise.

    51

    Eugene S. FERGUSON, Leupolds Theatrum Machinarum , op. cit. 52

    George Wilfred LOCKETT, Jacob Leupold as hydraulic engineer. A study of his Theatrum Machinarum,sous la

    direction Bert Hall, Janis Langins et Hans Leutheusser, universit de Toronto, 1994, 281 p.

  • 20

    Partie I : Les thtres de machines : un

    succs durable (XVIe-XVIII

    e)

  • 21

    Chapitre 1 : Pourquoi publier un livre de

    machines ? (1569-1629)

    Lapparition des thtres de machines ne se comprend que si nous resituons le

    parcours et les projets initiaux de chaque auteur. Or, force est de constater que la

    diversit prvaut, et que les projets sancrent dans une tradition ancienne. La forme de

    ces livres, dans lequel limage prvaut sur lcrit, existait dj sous forme de livres

    dinventions mcaniques manuscrits. Ces manuscrits ont accompagn la formation de

    classes intermdiaires de techniciens, regroups aujourdhui sous le nom dingnieurs,

    dabord en Italie au XVe sicle1, puis en Allemagne au dbut du XVIe sicle2. Ce nest

    pas un hasard si les livres de machines imprims font leur apparition dans la France de

    la fin du XVIe sicle, au moment mme o se cristallise la formation de cette nouvelle

    catgorie professionnelle. Loriginalit vient de ce que le passage limprim de cette

    tradition littraire la conduit se transformer radicalement par linsertion de nouveaux

    acteurs. Ces nouvelles caractristiques amnent lmergence des thtres de

    machines, genre littraire particulier, qui se dveloppe et se transforme pendant le demi

    sicle qui spare la publication du Theatrum instrumentorum et machinarum de

    Jacques Besson en 1578 des Machine de Giovanni Branca en 1629 (avec un avatar en

    1661).

    Notons que ce nouveau mouvement de la littrature mcanique se fait en parallle

    de la rduction en art, forme gnrique que prennent de nombreux ouvrages de

    restitution des savoirs de lpoque 3 . Plusieurs auteurs de thtres de machines

    participent aussi de ce mouvement et les liens entre les deux traditions existent, mais

    nous ne pouvons pas les confondre : les objectifs sont trop diffrents. Cest pourquoi il

    nous a sembl ncessaire de rendre compte des divers contextes dcriture des uvres

    1 Voir Pascal BRIOIST, La diffusion de linnovation... , op. cit..

    2 Concernant la richesse de la circulation des manuscrits dans lespace allemand, lire Wolfgang LEFEVRE (dir.),

    Picturing machines: 1400-1700, Cambridge, Mass., MIT Press, coll. Transformations , 2004. 3 Pascal DUBOURG GLATIGNY et Hlne VERIN (dirs.), Rduire en art, op. cit.

  • 22

    du corpus pour saisir la fois la diversit des situations et les volutions du genre,

    depuis ses origines mdivales jusquau dbut du XVIIe sicle.

    Lhritage de la littrature du quattrocento

    regarder la littrature mcanique mdivale, le rapprochement avec les thtres

    de machines est flagrant. Les machines se ressemblent, les proccupations

    mcaniques semblent similaires, les outils graphiques sont semblables, jusqu lusage

    gnralis de la perspective et dune certaine mise en scne. Si tous lont not, rares

    sont les historiens interroger sur cette proximit. Tout au plus Bertrand Gille et

    Ladislao Reti sappliquent-ils mettre en vidence des emprunts, dplorant parfois de

    ne pas connatre les relais de transmission intermdiaires4. Cette parent est

    pourtant le signe de quelque chose de plus quune histoire de plagiat ou

    damliorations, voire mme dinventions de machines au sens renaissant de mise en

    vidence de secrets cachs5. Cest celle dune mme habitude dingnieur, celle du

    carnet, o sont retranscrites les trouvailles. Cest encore, pour les traits manuscrits,

    une mme ncessit dobtenir reconnaissance, protection et lgitimit par lcrit. Cest

    enfin une place nouvelle accorde limage. Comme le dit Paolo Galluzzi propos des

    essais littraires de Mariano di Jacopo (dit le Taccola) et Francesco di Giorgio

    Martini :

    Limpression produite par ce genre littraire indit et par ses auteurs tient certes la nouveaut des thmes traits et lintrt que suscite, en un temps o la culture antique est vnre, une reprise de la prsentation des machines du De architectura [de Vitruve]. Mais surtout, elle est lie au fait que le concept mme de texte acquiert une dimension neuve : il ne se rsume plus de simples descriptions textuelles, mais nat du dialogue troit que ces dernires entretiennent avec un appareil dimages extrmement riche et suggestif. Introduire systmatiquement limage pour traiter de larchitecture et des machines, lui accorder une place centrale par rapport la description textuelle, telle est de fait la contribution la plus originale de ces auteurs.

    6

    Une contribution originale largement reprise par les thtres de machines de la fin

    du XVIe sicle, o le rle de limage est tout aussi important. La base de donnes mise

    4 Ladislao RETI, Leonardo and Ramelli , op. cit. ; Ladislao RETI, Francesco di Giorgio Martinis Treatise on

    Engineering and Its Plagiarists , op. cit. ; Bertrand GILLE, Compte-rendu des confrences... , op. cit. Nous avons

    mis en place une premire typologie des emprunts dans Archologie des thtres de machines , chapitre I.2 de notre mmoire de master Le discours technique dans les thtres de machines (1572-1629) , sous la direction dAnne-Franoise Garon. 5 Voir infra Introduction , note 20 p. 1.

    6 Paolo GALLUZZI, Les Ingnieurs de la Renaissance, op. cit., p. 14.

  • 23

    en place par Markus Popplow et Wolfgang Lefvre, Database Machine Drawings

    (DMD)7 nous aide prciser encore cette filiation. La DMD est fonde sur un large

    corpus de manuscrits et dimprims du XIIIe sicle 1629, connus pour leurs images de

    machines. Associe un outil de recherche assez complet8, elle nous permet de

    raliser des statistiques sur un large spectre douvrages. Parmi les imprims, nous

    trouvons plusieurs traits techniques du XVIe sicle dun ct et les thtres de

    machines de lautre. Point important : mis part Le Fortificationi de Buonaiuto Lorini9,

    tous les livres rfrencs aprs 1578 sont des thtres de machines. Cest dire la

    domination exerce par ce genre littraire sur les reprsentations de machines. Parmi

    les manuscrits, la diversit est de mise : carnets individuels ou traits. Nous avons ainsi

    class les images en cinq catgories : les manuscrits davant 1578, les imprims

    davant 1578, les thtres de machines, le Lorini, les manuscrits de 1578 et aprs10.

    Tableau 1 : Rle des images de machines11

    7

    Wolfgang LEFEVRE et Marcus POPPLOW, DMD - Database Machine Drawings, http://dmd.mpiwg-berlin.mpg.de/home, consult le 14 janvier 2013. La dernire mise jour date de janvier 2009. La base na plus t alimente depuis, ce qui permet une homognit des rsultats danalyses menes des priodes diffrentes. 8 La base ne recense pas des ouvrages mais uniquement leurs images. Le moteur de recherche mis en ligne permet

    dinterroger la base avec de trs nombreuses entres : auteurs, titres, dates bien sr, mais aussi type dengin, de dcor, de personnage, dnergie, techniques graphiques utilises, mcanismes employs. Toutes les entres pouvant tre mobilises en mme temps. Un protocole strict permet ainsi de dvelopper des tableaux complets et de raliser des tudes statistiques sur lensemble du corpus. Pour plus de dtails, voir Annexe 5 : Analyse de la Database Machine Drawings , p.VI. 9 Buonaiuto LORINI, Le fortificationi, Venise, Rampazetto, 1609. La partie concernant les machines de sige et de

    construction pourrait aisment passer pour un thtre de machines insr dans un trait de fortification, la manire du livre de Bachot. 10

    Le choix de 1578 comme date charnire vient de ce que ldition de 1571-2 du Besson est reste trop confidentielle pour marquer une rupture, et nest pas rfrenc dans la base. Dans nos recherches, ce choix ne concerne quun manuscrit anonyme allemand de 32 images. 11

    Champ Presumable purpose of image de la DMD. Les chantillons sont trs htrognes en nombre dimages,

    0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80% 90%

    100%

    Manuscrits antrieurs

    1577

    Imprims antrieurs

    1577

    Thtres de machines

    Lorini 1609 Manuscrits 1577-1630

    Theoratical consideration

    Reflection

    Design / manufacturing process

    Copy of other source

    Reconstruction of antique source

    Advertising of own device

    Recording of existing device

    Recording of imagined device

  • 24

    Cette premire analyse revient sur les rles attribus aux images selon

    lhistoriographie. Outre que la proportion de copies dans les manuscrits anciens12 (1/3)

    tmoigne dune large circulation des savoirs, il est frappant de constater la proximit

    globale des types dimages des manuscrits anciens et des thtres de machines. Une

    proximit souligne par la diffrence de ces derniers avec les autres traits imprims de

    la Renaissance ou les manuscrits tardifs.

    Quest-ce qui caractrise les thtres de machines et les manuscrits de machines

    anciens ? Labsence de reprsentations connotation thoriques13, et surtout un bien

    plus grand nombres de machines imagines que dans les traits mcaniques et les

    manuscrits tardifs qui privilgient une meilleure connaissance des anciens

    ( reconstruction of antique source , notamment Vitruve) et surtout la description de

    machines connues ( existing device ). Ils obissent limpulsion de ce mouvement

    intellectuel de la rduction en art qui pousse lobservation et la mise lcrit des

    techniques14. Les manuscrits tardifs tmoignent quant eux dune volution du carnet

    dingnieur, moins tourn vers la copie de traits manuscrits ou linvention que vers

    lobservation et lannotation minutieuse de ce qui existe et des moyens de produire des

    machines : la rduction en art a fait son uvre jusque dans les pratiques documentaires

    des ingnieurs15. Face cette spcialisation, les thtres de machines, quant eux, se

    situent dans la continuit dune tradition ancienne de reprsentation.

    Le statut social de certains auteurs de manuscrits et des premiers auteurs de

    thtres de machines permet de comprendre les raisons de cette continuit primitive.

    Comme Jacques Besson, Agostino Ramelli, Jean Errard, Joseph Boillot ou mme

    Salomon de Caus, les auteurs des manuscrits du XVe sicle sont des praticiens,

    souvent polyvalents, choisis par des princes pour organiser des ftes, construire des

    palais ou des fortifications, inventer des machines de sige, toutes choses qui

    do le choix des proportions. 12

    Nous entendrons par anciens : antrieurs 1578 et par tardifs, ultrieurs 1578. 13

    Nous avons volontairement retir de lchantillon des thtres de machines les schmas que place Salomon de Caus au dbut de son ouvrage. Pour la composition de chaque corpus, voir Annexe 5 : Analyse de la Database Machine Drawings , p. VI. 14

    Voir infra Introduction , note 49, p. 1. 15

    Il faut toutefois nuancer la radicalit de ce changement tel quil apparat dans le graphique. Les manuscrits, la fin du XVI

    e sicle, se font plus rares. Ainsi, les rsultats viennent, pour les des uvres dHeinrich Schickhardt. De

    plus, les manuscrits de Vinci ne sont pas traits dans la base. La grande quantit de ces dessins issus dune observation attentive aurait sans doute modifi les rsultats.

  • 25

    demandent un savoir-faire mcanique et quelques connaissances de base en

    mathmatiques. Lcrit permet de lgitimer leurs auteurs sur le march des ingnieurs.

    Dautant que le statut mme dingnieur est prcaire, et dpend des besoins et

    commandes des princes, au XVe sicle comme au dbut du XVIIe sicle :

    Ainsi, ceux que nous appelons ingnieurs taient plutt des entrepreneurs experts en mcanique qui obtenaient, grce au titre dingnieur, des garanties de revenus et de commandes pendant un certain temps. Garanties non seulement soumises au bon plaisir du Prince, mais encore aux exigences sourcilleuses et souvent abusives des Trsoriers.

    16

    Au contraire, les auteurs des traits renaissants sont des lettrs, comme Jrme

    Cardan ou Georg Agricola Bauer, tous deux docteurs en mdecine. Leurs objectifs

    de carrire et de lgitimation sont diffrents et les problmes mcaniques se posent

    eux depuis un autre angle de vue que celui de ces premiers ingnieurs.

    Par ailleurs, nous pensons trop souvent, ayant en tte certains manuscrits de

    Lonard de Vinci que ces reprsentations manuscrites de machines sont des carnets

    personnels, dans la ligne du codex de Villard de Honnecourt. La grande majorit de

    ces manuscrits sont en ralit des ouvrages cohrents, parfois mme de vritables

    traits, destins un prince et au public de ceux qui ont accs ses collections.

    Le cas des ingnieurs siennois du quattrocento Mariano di Jacopo, dit le Taccola,

    le corbeau , et Francesco di Giorgio Martini est particulirement intressant17. Le

    premier, de dix ans plus jeune que Brunelleschi, est un notaire qui a abandonn sa

    profession pour entamer des recherches mcaniques. Vivant dans un milieu culturel o

    il ctoie artistes et humanistes, Taccola conoit d'abord son travail comme la recherche

    des machines antiques qu'Archimde, Frontin, Vgce ou Vitruve ont pu dvelopper

    dans leurs domaines respectifs, et en faire part ses contemporains (soit le sens de

    linvention au XVe sicle). Pour autant, ses machines tmoignent aussi de recherches

    personnelles, lies ses activits. Nous avons retrouv aussi bien des dessins

    personnels que de vritables traits de cet auteur (le De Ingeniis et le De Machinis).

    bien des gards, la forme que prennent ces traits ressemble celle des thtres de

    machines. Sans ordre apparent, il prsente des machines diverses, accompagnes de

    16

    Hlne VRIN, Salomon de Caus, un mcanicien praticien , Revue de lart, 129, 2000-3, p. 70-76. 17

    Pour plus de prcisions sur la vie de ces inventeurs siennois, voir Paolo GALLUZZI, Les Ingnieurs de la Renaissance, op. cit. et MUSEE GALILLEE DE FLORENCE, Leonardo and the Engineers of the Renaissance,

    http://brunelleschi.imss.fi.it/ingrin/index.html, consult le 2 mai 2013.

  • 26

    commentaires sous les images. Les machines sont reprsentes en perspective et sont

    vues souvent d'un point en hauteur. Elles prennent souvent toute la page et peuvent

    remplir la double page d'un codex. La mise en scne est aussi omniprsente dans les

    uvres de Taccola, et plus encore dans la copie du De Machinis ralise par Paolo

    Santini. Il y a clairement une volont de montrer les machines, et de les dcrire.

    Francesco di Giorgio Martini est aussi siennois. De soixante ans le cadet du

    Taccola, dont il a annot certains des manuscrits, il a rdig ses propres carnets et ses

    propres traits. Runis dans le Codicetto, les premiers dessins de Giorgio Martini

    apparaissent comme des copies dinventions de Taccola, et des recherches

    personnelles sur les mmes thmes, mais en complexifiant les mcanismes. Les

    images sont ici sans annotations, vierges de tout texte. Une succession dimages de

    machines qui rappelle celle des manuscrits de Jacob Strada de Rosberg. La mise en

    scne, chez Martini, demeure cependant bien plus minimaliste, y compris par rapport

    l'uvre du Taccola.

    Une volution importante intervient alors avec la rdaction du Trattato di

    architettura. La reprsentation des machines y est d'abord prcde d'une premire

    partie qui dveloppe les oprations ncessaires aux mesures de distance et de hauteur.

    Ensuite, et surtout, Martini organise son ouvrage en plusieurs parties distinctes :

    moulins, pompes, appareils de traction et de levage, chars, engins de guerre, et un

    appendice o on trouve des machines diverses. Chaque dessin est accompagn d'un

    commentaire, mais la mise en page est trs diffrente de celle des codex du Taccola. Le

    texte est rdig quasiment en continu, en deux colonnes, parfois interrompu par un

    dessin, quand celui-ci nest pas plac dans la marge. Les machines sont souvent

    reprsentes avec des btis rectangulaires, figurs en coupe et qui viennent encadrer

    le cur mcanique de la machine. Ici ne figurent que les quelques lments

    ncessaires la comprhension de la machine. Le texte, plus long, est enrichi d

    indications terminologiques d'un grand intrt, et des informations sur les matriaux,

    sur les dimensions, les opportunits de construction et d'emploi et les performances

    spcifiques des dispositifs qu'il recommande 18 . Le classement des machines

    lui-mme n'est pas ralis au hasard et semble obir une logique de prsentation en

    18

    Paolo GALLUZZI, Les Ingnieurs de la Renaissance, op. cit., p. 41-42.

  • 27

    fonction de la force motrice : Dans le cas par exemple des moulins, il tudie d'abord

    les machines roue hydraulique, puis les moulins vent et ceux actionns par l'homme

    ou les animaux 19. Le nombre de machines civiles - moulins et pompes - reprsentes

    augmente et celui de machine de sige et de levage diminue par rapport la littrature

    antrieure.

    Le Trattato a connu une seconde version manuscrite. L'volution, dj entame

    dans les commentaires et l'organisation de la premire version se poursuit. Le

    commentaire insiste davantage sur les principes communs qui permettent de faire

    fonctionner les machines. C'est la cristallisation progressive d'un discours, qui sans faire

    appel aux lois de la nature comme le fait Vinci plus tard, part de la rgularit de certaines

    combinaisons pour noncer certains principes gnraux. Les machines perdent le

    caractre particulier que leur confrait toujours la mise en scne dans Taccola, et qui

    semblait encore en partie exister dans la premire version. La thorie gagne de la place,

    et au nombre de machines est prfr lexemplarit de certaines inventions :

    Toutes les catgories d'appareils sont rduites. Il ne reste plus qu'une dizaine de moulins, rigoureusement classs par type d'nergie : roue auges alimente par dessus (un exemple), roue horizontale cuillre (un exemple), moulin vent roue horizontale (un exemple), moulin perches avec volant rgulateur billes mtalliques (deux exemples), moulins actionns par l'homme ou par des animaux (trois exemples, diffrencis par leur systme de transmission), et moulins roue d'cureuil actionne par un cheval (deux exemples, avec l'animal l'intrieur ou au-dessus).

    20

    La forme, mieux lvolution de la forme de ces traits de la fin du Moyen ge se

    rapproche de celle que nous observerons dans les thtres de machines, de Jacques

    Besson au trait plus complet de Ramelli ou celui plus thorique de Salomon de Caus,

    et jusquaux compilations ralises par Heinrich Zeising partir de 1612. Pourquoi alors

    cette continuit, ou plutt cette rptition ?

    Il y a l une histoire de moment : celui de la constitution dun corps social particulier,

    les ingnieurs, et celui de la mise en place et lgitimation dune nouvelle discipline, la

    mcanique, mme si ce moment nintervient pas aux mmes instants chronologiques

    en Italie et en France21. La lgitimation de ces ingnieurs, quelle soit individuelle ou

    19

    Ibid., p. 42. 20

    Ibid. 21

    Le moment de la constitution et de la lgitimation des ingnieurs allemands semblent se faire partir de la fin du XV

    e sicle, si nous en croyons laugmentation douvrages dauteurs allemands entre 1475 et 1500 dans Wolfgang

  • 28

    collective, passe en partie par lcrit, et il nest pas si surprenant que le dveloppement

    de ces littratures soit similaire, dautant plus que lune se nourrit de lautre. Chaque

    moment garde cependant son originalit. La personnalit des auteurs et le contexte

    jouent ici un rle important.

    Ainsi il ne faut pas minimiser le fait que la publication du livre de Besson, considr

    unanimement et avec raison comme le premier vrai thtre de machines, marque

    une rupture, et une rupture de taille : le passage limprim. Ouvert dautres publics,

    cette littrature mcanique souvre du mme coup dautres auteurs. De nouveaux

    objectifs se font jour, de nouvelles stratgies ditoriales se mettent en place, en France,

    mais aussi en Italie et dans le monde germanique. Alors mme que cette tradition

    littraire gagnait un nom, elle se transformait et dbutait, par son passage en France, un

    large mouvement de rlaboration. Rendre compte de cette rupture et mettre en lumire

    cette diversit des acteurs et des objectifs, souvent occulte par limpression dunivocit

    que laisse lexpression fige de thtres de machines , tel est lobjectif du prsent

    chapitre.

    Le moment Jacques Besson : du trait savant au livre

    dinventions, 1569-1578

    Il nest pas question de rcrire ici la biographie de Jacques Besson, dsormais

    assez bien connue 22 . Notons simplement que ce calviniste dauphinois fut un

    mathmaticien pratique , qui mettait son savoir et sa dmarche mathmatique au

    service dune recherche de solutions efficaces dans divers domaines, dont les

    machines ntaient quune partie23. Plus intressantes sont ses dernires annes et les

    premires aprs sa mort, qui constituent le moment o sopre un premier changement

    dorientation, qui aboutit la mise en place de livres dinventions, premire tape vers la

    mise en place des thtres de machines.

    LEFEVRE et Marcus POPPLOW, DMD - Database Machine Drawings , op. cit.. 22

    Pour une biographie de Jacques Besson et les tudes attenantes, voir Annexe 2 : Biographies des personnages , p. III. 23

    Besson fut notamment lauteur dun trait sur la fabrication des fours distiller les huiles, sur la faon de trouver les sources depuis la topographie extrieure, et sur un instrument de mesure astronomique et cartographique.

  • 29

    Vers la fin de lanne 1569, Jacques Besson arrive Montargis, o il est protg par

    la duchesse Rene de Ferrare, de sang royal24. Il entre en relation avec Jacques

    Androuet du Cerceau, architecte et graveur clbre. Par ailleurs, avec limprimeur

    parisien Galliot du Pr, il rdite ses uvres antrieures. Parmi plusieurs projets de

    livres, Besson avait celui de dcrire plusieurs machines de son invention, dont quelques

    unes avaient t cites auparavant. Daniel Regnier-Roux a montr quau contact de

    Jacques Androuet du Cerceau, ce dernier projet se prcise et prend le pas sur les

    autres25. Ce dernier aurait mme jou le rle d intercesseur auprs de quelques

    seigneurs ou mme du Roi pour obtenir les moyens indispensables la ralisation du

    projet de son coreligionnaire .

    Ainsi Besson dclare-t-il en 1569 travaille[r] aussi [], pour ddier Sa Majest,

    un ample livre, distribu en plusieurs inventions nouvelles dinstruments & machines

    utiles 26. Il obtient le soutien financier du roi Charles IX pour mener bien son projet,

    qui apparat comme le couronnement de toutes ses recherches personnelles. Lobjectif

    est clair : cette uvre devait permettre Besson dobtenir des commandes royales, et

    en entrant la cour, de se placer sous la protection du souverain :

    toutesfoys et quantes quil vou plaira me le commander et tendre la main de vostre magnificence selon quavez accoustum de faire envers tous voz humbles subjetz qui sestudient journellement a toute bonne science et vertu pour faire service a vostre Majest et a toutes nations soubz vostre nom et royale auctorit.

    27

    De ce livre, nous avons une premire version manuscrite28, peut-tre de 1569, mais

    cest vraisemblablement un exemplaire dune version imprime, parue peu aprs sous

    le titre de Livre premier des instruments mathmatiques et mechaniques que Jacques

    Besson donne au roi le 12 mai 1572 en lchange de 560 livres tournoi (l.t.), une somme

    plus que consquente.

    24

    Rene de Ferrare est la belle-sur de Franois Ier

    et tante du roi Charles IX. Rforme pacifiste, elle prenait sous sa protection Montargis de nombreux protestants de tous horizons, notamment savants. 25

    Daniel REGNIER-ROUX, Le rle de Jacques Ier Androuet du Cerceau dans la conception et la ralisation du Livre premier des instruments mathmatiques et mcaniques de Jacques Besson , Revue Reforme, Humanisme,

    Renaissance (RHR), 2010, no 70, pp. 113134.

    26 Prface de Jacques BESSON, Lart et science de trouver les eaux et fontaines caches soubs terre, autrement que

    par les moyens vulgaires des agriculteurs & architectes, Orlans, Pierre Trepperel, 1569. 27

    Cette citation est tire de la prface dune version manuscrite de louvrage de Jacques Besson, conserve la British Library sous la cote : Additionnal 17921 dans le catalogue des manuscrits. Zotero. 28

    Voir note 27 ci-dessus.

  • 30

    Pourtant, la prsentation soigne du manuscrit, lcriture calligraphie dun

    professionnel29 et les figures, dessines la plume et colores avec des teintes de lavis

    trs claires, en ferait un bel objet fini si toutes les lgendes taient aussi compltes que

    sur les trois premires figures. La ddicace Charles IX laisse penser quil sagit dun

    premier projet de ce livre, sans doute interrompu par la dcision dimprimer le trait. Or

    la comparaison entre manuscrit et limprim rvle de nombreuses diffrences. Les

    projets diffrent.

    Le manuscrit, un projet technique pour le Prince

    Besson, ayant sans doute tudi en Italie devait connatre la puissante tradition

    manuscrite et illustre des livres de mcaniques. Les thmes dont il use sont dailleurs

    en grande partie emprunts ceux de Taccola. Bien que les emprunts de Besson

    semblent assez minces, cest l une premire source dinspiration30. Par ailleurs, il est

    difficile de savoir ce que le projet manuscrit doit Jacques Androuet du Cerceau,

    dautant que celui-ci nest pas cit. La rencontre a sans doute permis Besson dobtenir

    laide dun excellent dessinateur et dun homme expriment dans ce type de livre.

    Notons dailleurs que la formule que le manuscrit [de Besson] adopte est proche de

    celle que de Jacques Androuet du Cerceau dveloppe dans son premier livre

    darchitecture de 1559 , publi chez Benoist Prevost.

    Le manuscrit intitul Livre de la plus part des Instrumens et machines / Inventes

    par Jaques Besson Dauphinois ; Lesquelles servent / a plusieurs beaux effetz pour

    lusage des / Mathmatiques et utilit Commune se conoit comme une uvre

    unique, qui nappelle pas de suite, quand le livre premier imprim appelle dautres

    tomes. Outre une ddicace Charles IX et une prface, le manuscrit comprend une liste

    de principes thoriques qui disparat compltement de la version imprime. Enfin, le

    manuscrit nest quen franais quand limprim est bilingue. Mais la plus grande

    diffrence rside dans le contenu mme des textes et des figures.

    29

    Denise Hilard a prouv que lcriture ntait pas de Jacques Besson lui-mme. Il a donc engag un scribe pour crire le texte du livre (et dessiner ?) : Denise HILARD, Jacques Besson et son Thtre des instruments

    mathmatiques: recherches complmentaires , Revue franaise dhistoire du livre, 1981, no 30, pp. 4769.

    30 Ce sont surtout des emprunts concernant des thmes de machines et des formes de mcanismes, comme les

    contrepoids. Sur ce point, lire Vernard FOLEY, Darlene SEDLOCK, Carole WIDULE et David ELLIS, Besson, da Vinci, and the evolution of the pendulum , op. cit..

  • 31

    La ddicace du manuscrit dbute par une profession de vassalit, qui tmoigne de

    la position de Jacques Besson sur les guerres de religions qui ne cessent rgulirement

    dagiter le royaume. Il met en scne un peuple uni, vassal du roi : cest lamour que

    Dieu ha imprim au cur des hommes envers leurs princes souverains et patries 31

    qui aurait pouss Besson a quicter les plus plausibles commodits de la vie

    presente pour que cet ouvrage arrive dans les mains du roi. Rform mais de position

    modre, il plaide pour la paix32. Il ne propose aucune machine de guerre, ne met

    jamais en scne ses machines de construction dans un contexte de fortification, ne

    propose aucun bateau de guerre. Ces choix ne sont pas anecdotiques, ils tmoignent

    dune rupture par rapport la tradition antrieure, qui nhsitait pas prsenter aux

    Princes des machines de guerre et de puissance. Besson, lui, veut faire quelque

    uvre qui peult proffiter [au] royaume [et sa] Majest .

    Rappelons que la pense de la Renaissance nest pas librale : cest le monarque

    qui assure la prosprit du pays. En mettant soubz [son] auctorit et protection

    royale le livre de [ses] machines et inventions manuelles , Besson esquisse en fait un

    programme damlioration des richesses du royaume par une amlioration de la

    productivit. Ddi au roi, louvrage est ouvertement rdig destination de tous les

    geometres, marmiers, marchans, artisans, gentilzhommes, bref pauvres et riches qui

    y voudront tant peu que ce soit entendre et tout ce pour la conservation, utilit et

    entretien du bien public , c'est--dire la paix et la prosprit. Le Prince est ici garant du

    bon usage des inventions, et vite aussi que les inventions ne soient utilises contre le

    bien public.

    Le projet qui apparat dans ce manuscrit est celui dun bon inventeur de la

    Renaissance : une personne qui met disposition du public des choses que ce dernier

    ne connat pas. Pour ce faire, Besson ne se contente pas de dessiner ses inventions : il

    cherche les appuyer sur des causes prcises, qui peuvent prouver les effets. Cest

    pourquoi toute sa prface est une dfense de lutilit des mathmatiques et dune

    mcanique aristotlicienne. Une mcanique dont on retrouve les lments gnraux

    31

    Jacques BESSON, Livre de la plus part des instrumens et machines , British Library, Add Ms 17921. Toutes les citations suivantes sont tires du mme manuscrit, sauf prcision contraires. 32

    Tout comme les relations de Rene de Ferrare et de Calvin avait t refroidie par le refus de celle-ci dentrer en conflit ouvert avec les catholiques de la cour, cette position modre peut expliquer que Besson dcide de sloigner de Genve trs rapidement.

  • 32

    dans les 22 principes que le mathmaticien place avant ses inventions33, complts par

    deux sentences issues de son exprience personnelle.

    Les lgendes des trois premires machines sont plus dveloppes que les autres.

    Elles tmoignent dun premier proje