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Machine & theatre
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Universit Paris 1 Panthon-Sorbonne
cole doctorale dhistoire (ED 113) Centre dhistoire des techniques (CH2ST / EA 127 Modernits et rvolutions )
Doctorat en histoire moderne
Benjamin Ravier
Voir et concevoir :
les thtres de machines (XVIe-XVIII
e sicle)
Tome 1 : texte
Thse dirige par Mme Anne-Franoise Garon, professeur,
Universit Paris 1 Panthon-Sorbonne
soutenue le 12 septembre 2013
Jury : M. Pascal Brioist, professeur, Universit Franois Rabelais, Tours M. Jean-Luc Chappey, matre de confrences habilit diriger des
recherches, Universit Paris 1 Panthon-Sorbonne M. Pascal Dubourg-Glatigny, charg de recherche, Centre Alexandre
Koyr, CNRS Mme Hlne Vrin, charge de recherche, Centre Alexandre Koyr, CNRS M. Jakob Vogel, professeur, Centre dhistoire de Sciences Po, FNSP
2
Remerciements
Je tiens remercier tout dabord mon pouse, Marion Ravier-Mazzocco, pour
mavoir soutenu pendant ces quatre annes faites daller-retour, de doutes et de travail.
Arrive rcemment, je remercie aussi ma fille Rose, qui semble avoir devin que son
pre avait besoin de concentration pour la rdaction de sa thse, et qui a su maccorder
un environnement sonore finalement assez calme.
Je souhaite remercier Anne-Franoise Garon, ma directrice de thse, qui ma
souvent aid clarifier mes ides et conceptualiser mes hypothses. travers elle, je
remercie aussi le secrtariat et lensemble des membres, tudiants, associs et fidles
du centre dhistoire des techniques, de ses sminaires, de ses masterclass, de ses
cours. Jai trouv ici un lieu organis et propice au dveloppement de mes nombreux
projets. Jai aussi et surtout trouv un lieu de partage qui ma permis douvrir mon
horizon intellectuel et de discuter mes hypothses. Je remercie tout particulirement
Bernard Delaunay pour les riches et longs changes que nous avons eus sur nos sujets
de thses respectifs.
Je remercie vivement Daniel Regnier-Roux, dont les conseils prodigus lors de trop
rares rencontres nont jamais t oublis.
Je remercie aussi Delphine Bordier, Pierre Mazzocco, Mathilde Marduel pour leur
aide la comprhension, voire la traduction des textes italiens ; ainsi que Julie Girard
pour la traduction de la ddicace espagnole du livre de Jacques Besson ; je remercie
aussi Liliane Klein pour sa traduction des textes liminaires du livre dAndras Bckler.
Sans eux, ma thse aurait sans doute t beaucoup plus longue et plus difficile.
Je remercie aussi lensemble des personnels et des conservateurs des divers fonds
anciens de bibliothques visits, notamment Yves-Jocteur Montrozier (BM Lyon),
Catherine Masteau (cole des Ponts), Marie-Christine Thooris (cole Polytechnique),
Marie-Nolle Maisonneuve (cole des Mines de Paris), et le conservateur du fond
ancien de la bibliothque de lcole des Mines de Mexico.
Quil me soit aussi permis de remercier ici lensemble de mes amis et de ma famille
et particulirement ceux qui mont accueillis lors de mes frquents sjours Paris.
3
Introduction
Les machines nont jamais eu le mme statut pistmologique
que les procds techniques des mtiers.
Jean-Pierre Sris, Machine et communication, Librairie philosophique J. Vrin, 1987
Lhistoire des techniques a longtemps souffert dune vision centre sur linvention
entendue comme nouveaut et innovation1 ; et lhistoire des machines, inventions par
excellence, plus encore que les autres. Dans ces histoires, les thtres de machines ont
toujours eu une place, et lhistoriographie sy rattachant est aussi ancienne que lhistoire
des techniques elle-mme 2 . Thodor Beck, ingnieur allemand enseignant
Darmstadt, en 1899, leur accordait dj une grande place dans son Introduction
lhistoire de la construction des machines 3 , qui analyse les uvres de divers
inventeurs de Hron dAlexandrie James Watt. En sattardant peu sur les
contextes diffrents et la vie des auteurs, il dcrit chaque invention, en insistant sur les
nouveauts introduites et les emprunts raliss. De faon similaire, en 1914, dans son
Lexicon, Franz-Maria Feldhaus4 utilise autant de photographies dobjets que dimages
tires des ouvrages de Zonca, Veranzio ou Strada, et rdige leurs biographies, ainsi
que celles de Jacques Besson, Agostino Ramelli ou Giovanni Branca, dont il fait un
prcurseur de la machine vapeur. Un peu plus tard, le troisime tome de lHistoire des
techniques de Charles Singer5 cite encore quelques thtres de machines, mais de
moins en moins souvent. Dans ces premires recherches, il apparat rapidement aux
1 David EDGERTON, Quoi de neuf? Du rle des techniques dans lhistoire globale, Paris, Seuil, coll. Lunivers
historique , 2013, 315 p. 2 Prcisons tout de suite quil nest jamais question ici de machines de thtres. Lexpression thtre de
machines dsigne un ensemble de livres donnant voir des machines de construction, dadduction deau, de meunerie ou de manufacture. 3 Traduction littrale du titre de Theodor BECK, Beitrge zur Geschichte des Maschinenbaues, Berlin, Springer, 1899.
4 Franz Maria FELDHAUS, Die Technik der Vorzeit: der geschichtlichen Zeit und der Naturvlker, Leipzig, W.
Engelmann, 1914. 5 Charles SINGER, Eric John HOLMYARD, Alfred Rupert HALL et E. J HOLMYARD, A History of technology, from
Renaissance to the industrial revolution, 1500-1750, Oxford, University Press, 1957. Pour le monde anglo-saxon, citons encore Abbott Payson USHER, A history of mechanical inventions,, New York, McGraw-Hill Book Co., 1929.
4
historiens des techniques que ces ouvrages de la fin de la Renaissance napportent pas
de grandes innovations techniques.
Lhistoriographie en vient donc considrer ces auteurs comme des plagiaires ;
une accusation qui courtencore dans les annes 1960 et 1970 sous la plume de
Ladislao Reti6. La priode demeure pourtant riche de recherches sur ce corpus : la
revue Technology and Culture (T&C) lui consacre de nombreux articles7. Conscients
des plagiats et de lintrt limit des ouvrages pour une histoire technique des
techniques, les auteurs raisonnent alors en termes de filiation, de passage, de
transmission, et sinterrogent sur les motivations des diffrents auteurs. De nombreuses
recherches biographiques sont alors effectues et les contextes de publication
sclaircissent. Leurs liens avec la rvolution scientifique, lmergence du machinisme
et la culture baroque sont mis en avant8. Dans une histoire pense travers le prisme
du progrs, les thtres de machines apparaissent comme des relais , dans une
histoire plus longue dbutant la fin du Moyen ge, et qui se termine avec Franz
Reuleaux. Lexpression de relai est de Bertrand Gille qui lance en France des
tudes similaires sur les thtres de machines : lanne universitaire 1977-1978 de son
programme de confrences en histoire des techniques la quatrime section de lEPHE
leur est entirement consacre9. Chaque auteur y est constamment jug dans sa
relation avec ses prdcesseurs : Besson est sans doute de tous les auteurs de
thtres de machines celui qui a le moins pill ses prdcesseurs . Dans cette histoire
longue, il est intressant de noter que B. Gille utilise lexpression de thtres de
machines pour qualifier toute la littrature mcanique du Moyen ge aux Descriptions
6 Ladislao RETI, Francesco di Giorgio Martinis Treatise on Engineering and Its Plagiarists , T&C, Summer 1963,
vol. 4, no 3, pp. 287 298 ; Ladislao RETI et Juanelo TURRIANO, The Codex of Juanelo Turriano (1500-1585) , T&C,
Janvier 1967, vol. 8, no 1, pp. 53 66 ; Ladislao RETI, The Double-Acting Principle in East and West , T&C, Avril
1970, vol. 11, no 2, pp. 178 200 ; Ladislao RETI, Leonardo and Ramelli , T&C, Octobre 1972, vol. 13, no 4,
pp. 577 605. 7 Citons titre dexemple : Edwin A. BATTISON, Stone-Cutting and Polishing Lathe, by Jacques Besson , T&C,
Spring 1966, vol. 7, no 2, pp. 202 205 ; Natalie ZEMON DAVIS, The Protestantism of Jacques Besson , T&C,
Autumn 1966, vol. 7, no 4, p. 513 ; Bert S. HALL, A Revolving Bookcase by Agostino Ramelli , T&C, Juillet 1970,
vol. 11, no 3, pp. 389 400 ; Eugene S. FERGUSON, Leupolds Theatrum Machinarum : A Need and an
Opportunity , T&C, Janvier 1971, vol. 12, no 1, pp. 64 68 ; Alexander Gustav KELLER, The Missing Years of
Jacques Besson, Inventor of Machines, Teacher of Mathematics, Distiller of Oils, and Huguenot Pastor , T&C,
Janvier 1973, vol. 14, no 1, pp. 28 39 ; Martha Teach GNUDI, Agostino Ramelli and Ambroise Bachot , T&C,
Octobre 1974, vol. 15, no 4, pp. 614 625.
8 Alexander Gustav KELLER, A Theatre of machines, London, Chapman & Hall, 1964.
9 Bertrand GILLE, Histoire des techniques. Compte-rendu des confrences de 1977-78. , cole pratique des
hautes tudes. 4e section, Sciences historiques et philologiques, 1978, vol. 110, no 1, pp. 795 833.
5
des arts et mtiers et lEncyclopdie10, quil considre comme les derniers grands
thtres de machines 11.
Limportance des thtres de machines est alors reconnue comme relai dans
une histoire globale des inventions. Il restait donner une raison leur publication. Pour
lhistoriographie francophone, elle est simple : ces livres de machines sont des livres de
divertissement. Franois Russo expliquait ainsi dans un article de 1948 que ces
ouvrages taient conus plus pour lmerveillement, pour lart, que pour la
technique . Une position reprise par Bertrand Gille dans son Histoire des techniques12.
Le divertissement serait lobjectif premier de ces machines. Pour Alexander Gustav
Keller cependant, le sens de cette tradition dpasse cette notion dmerveillement. Les
thtres de machines seraient les tmoins dune prise de conscience de la puissance
de lartifice, de la puissance technique dont dispose lhomme : Nous ne devons pas
supposer que les inventions dessines dans ces livres sont en elles-mmes
rvolutionnaires. Ce qui importe nest pas tant de faire quelque chose que de le faire
consciemment et de voir o cela mne. 13. Pour lhistorien britannique, cette prise de
conscience saccompagne de recherches sur certains mcanismes et certaines
combinaisons par des auteurs qui ne dcrivent pas ce qui est existant, comme les
traits techniques de la mme priode, mais imaginent ce qui pourrait exister dans le
futur. Ces deux lectures franaise et anglo-saxonne, plus complmentaires
quantagonistes, demeurent celles des historiens des techniques jusquau dbut des
annes 2000, et transparaissent dans les nombreux fac-simils raliss dans les
annes 1970 et 1980.
Par ailleurs, en lanant des tudes sur la reprsentation des machines, Yves
Deforge ajoute cette historiographie classique lide que les thtres de machines
participent, au fur et mesure de leur volution, llaboration dun graphisme
10
Descriptions des arts et mtiers, faites ou approuves par Messieurs de lAcadmie royale des sciences de Paris, Neufchatel, Calixte Volland, 1771 ; Denis DIDEROT et Jean le Rond DALEMBERT, LEncyclopdie ou dictionnaire raisonn des arts et mtiers, Paris, Briasson, 1751. 11
Bertrand GILLE, Compte-rendu des confrences... , op. cit. 12
Ibid. 13
Alexander Gustav KELLER, A Theatre of machines, op. cit., Introduction. Texte original : We must not suppose that the invention depicted in these books were themselves very revolutionary. The important thing is not so much to do something as to do it consciously and to see where it is leading to.
6
technique particulier 14 . Lide de filiation depuis Vinci ou les ingnieurs de la
Renaissance italienne est encore avance.
En 1987, Jean-Pierre Sris, dans un ouvrage malheureusement trop peu connu15,
est sans doute celui qui parvient le mieux articuler lensemble de cet hritage. Pour lui,
lide principale de cette tradition est de lever le secret sur les machines, tout en le
conservant, de montrer en cachant, de mettre en scne le merveilleux de leffet, tout en
donnant quelques principes et explications simples : Le secret libralement dvoil ne
garde tout son prix que par lcart inscrit entre le principe lmentaire et lapplication
inattendue. Le mrite de lauteur et le plaisir du lecteur se mesurent lamplitude de cet
cart. . La ncessit dune prsentation clarifie de cet effet conduit lvolution des
modes de reprsentations. Toutes les approches prcdentes sont englobes dans
cette explication autour du secret des machines.
Cela amne Jean-Pierre Sris des pistes intressantes. Il rappelle dabord que le
mot thtre dsigne un genre plus large fond justement sur le dvoilement et la
monstration. Il explique ensuite que cette leve du secret a partie lie avec la protection
de linvention : le seul moyen de garantir leurs droits de faon irrcusable, cest
justement la publication ! . Il note, cette occasion, la tension entre le nouveau et
lancien, entre les multiples adaptations et le poids de traditions remontant
lAntiquit16. Enfin et surtout, il montre comment ce spectacle est le rsultat dune
pratique et dune spculation dune part, et dun ingenium et dun studium dautre part.
Les auteurs de ces ouvrages sappuient en effet sur une science des forces mouvantes,
la travaille, et singnient en montrer tous les effets possibles, notamment les plus
spectaculaires. Cependant Sris insiste sur laspect par trop gomtrique des
raisons avances par les ingnieurs : "raison" est synonyme de "proportion" []
Justifi et garanti par de savantes proportions, leffet ne saffranchit jamais de sa
composante spectaculaire : cest la russite, psychologique et matrielle, dun
14
Yves DEFORGE, Le graphisme technique: son histoire et son enseignement, Seyssel, Champ Vallon, coll. Collection Milieux , 1981, 256 p. 15
Jean-Pierre SERIS, Machine et communication: du thtre des machines la mcanique industrielle, Paris, J. Vrin, coll. LHistoire des sciences, textes et tudes , 1987, 494 p. Cet excellent ouvrage, mal dit (les coquilles sont nombreuses) et peu diffus, mriterait une rdition. Il fonde une histoire intellectuelle de la mcanique. 16
Ibid. p. 19 : En [ce genre] converge trois traditions distinctes : celles des ingnieurs de la Renaissance [], celle des carnets dingnieurs et darchitectes mdivaux [], et enfin la tradition antique, archimdienne.
7
artifice. 17. Cette position sur la validit des principes thoriques des auteurs sexplique
par une insistance renouvele sur la rupture que constitue le milieu du XVIIe sicle dans
la pense mcanique, quand les machines quittent, brusquement et pour toujours, la
scne ferique de ce thtre. 18.
Le principal tort de cette historiographie est de navoir jamais russi se dpartir
dun regard trop utilitariste des thtres de machines. Sources pour des histoires de
linvention ou des savoirs mcaniques, jamais les livres nont t interrogs pour ce
quils taient, ou alors, leur aspect spectaculaire a masqu leur rle dans lhistoire de la
mcanique et des ingnieurs. Sources dautres histoires, leur histoire navait jamais t
faite. Il serait vain de rejeter tous les rsultats de cette historiographie somme toute
charge, car de nombreuses remarques judicieuses ont pu tre faites ; mais force nous
est de constater que les recherches sur cette tradition nont jamais donn les rsultats
esprs : peu dinnovation, des machines sinon irralisables du moins inefficaces, une
science dj dpasse lpoque de la rdaction des ouvrages. Il tait alors ncessaire
de revoir les prsupposs mme de ces histoires, de dsamorcer les critiques et de
faire lhistoire des thtres de machines avec le moins da priori possible.
Cest Louisa Dolza et Hlne Vrin quil a appartenu de renouveler compltement
lanalyse des thtres de machines. Le marqueur en est la publication, en 2001, dun
fac-simile du Thtre des instruments mathmatiques et mcaniques de Jacques
Besson, avec une introduction des deux historiennes19. Les auteures reviennent sur
lensemble des critiques faites aux thtres de machines : rudite sur le plagiat,
technique sur la validit de leur fonctionnement et la possibilit de leur ralisation,
scientifique sur la mauvaise comprhension de la science mcanique. En rappelant le
sens de linvention la Renaissance20, elles montrent lincomprhension des historiens
17
Ibid. p. 32-33. 18
Nous sommes daccord avec Jean-Pierre Sris pour dire que "quelque chose change" dans la reprsentation de la mcanique partir de 1650. Les premiers projets de description des mtiers et de leurs machines apparaissent, la science mcanique pousse des recherches en physique, et petit petit slabore une pense technologique qui trouve se concrtiser dans la description des machines avant celle des mtiers. Pour autant, contrairement ce que dit J-P. Sris, nous verrons que les thtres de machines accompagnent largement ce changement de paradigme. 19
Luisa DOLZA et Hlne VRIN (dirs.), Il Theatrum instrumentorum et machinarum di Jacques Besson (Lione 1578), Roma, Edizioni dellElefante, 2001. Une grande partie du texte dintroduction sera traduit et publi dans Luisa DOLZA et Hlne VERIN, Figurer la mcanique: lnigme des thtres de machines de la Renaissance , Revue dhistoire moderne et contemporaine (1954-), Juin 2004, vol. 51, n
o 2, pp. 7 37.
20 C'est--dire linvention comme dcouverte et mise au jour dun secret, comme claircissement dune
connaissance obscure. Voir infra Inventer la Renaissance , p. 217.
8
face une pense qui ntait pas assez contextualise. Sur cette base, elles cosignent
en 2002, un article qui revient sur les objectifs des thtres de machines21. Elles
montrent ainsi la conjonction de la redcouverte des textes techniques antiques, dun
intrt renouvel des princes pour la mcanique, et de lmergence dun esprit
protestant dutilit qui favorise lmergence du genre22. Elles montrent surtout combien il
sagit dabord de montrer, de rendre compte de lingenium, de cette facult inventive qui
donne sens au statut des ingnieurs. Les deux historiennes proposaient alors un
programme qui pourrait venir complter leurs approches et que nous rsumerons ainsi :
une histoire contextualise de lcriture et de lmergence des thtres de machines ;
une histoire sociale et religieuse de leurs auteurs ; une histoire intellectuelle fonde sur
lanalyse des caractristiques formelles et lagencement interne de chaque ouvrage
(contre le dpeage systmatique dune histoire des inventions) ; une histoire de la
rception des livres.
Dune certaine faon, cette thse est une rponse ce programme, tout en
llargissant. Outre les nombreuses pistes proposes par Mmes Vrin et Dolza, nous
avons en effet fond notre travail sur deux piliers, qui fondent notre rflexion, partir de
quoi toutes nos observations prennent sens.
Le premier est le questionnement de la notion de genre. Il va dsormais de soi quun
corpus - aux contours assez flous - de livres prsentant des tours, treuils, grues,
pompes et moulins divers, soient runis sous lexpression de thtres de machines ,
alors mme quune minorit des ouvrages souvent tudis sous ce nom se nomme
rellement ainsi. Cela vient de ce que trs tt, ces ouvrages sont englobs dans un
mme genre. Quest-ce quun genre ? Cest un systme de conventions littraires23 qui
permet lauteur de susciter et de rpondre des attentes. Il faut alors dfinir ces
conventions, ces caractres gnriques. Pour notre part, nous dirons que les thtres
de machines sont des livres imprims, prsentant des sries de gravures dinstruments
et de machines.
21
Luisa DOLZA et Hlne VERIN, Une mise en scne de la technique: les thtres de machines , Alliage, 2002, n
o 50-51.
22 Cette dimension est surtout dveloppe dans Luisa DOLZA, A gloria di Dio, a beneficio degli studiosi e servitio di
vostra altezza: i primi teatri di macchine nella cultura del tardo Cinquecento,Universit degli studi, Florence, 1999. 23
Antoine COMPAGNON, La notion de genre, http://www.fabula.org/compagnon/genre.php, consult le 2 mai 2013.
9
Cette dfinition a minima, qui restera la ntre, limite le corpus tudi aux ouvrages
imprims. Si les liens sont vidents avec la littrature mcanique mdivale,
lexpression de thtres de machines, ne en 1578, ne nous semble pas pouvoir
sappliquer rtrospectivement la littrature manuscrite mdivale. Malgr une
diffusion dsormais bien admise des manuscrits, accessible dans de grandes
bibliothques ouvertes certains publics, et copis de nombreuses fois24, leur impact
est sans commune mesure avec celle des livres imprims la fin du XVIe sicle. Plus
encore : demble, les thtres de machines ont t penss pour limprim, penss pour
un public plus largi que celui des cours princires de lItalie du Nord. De mme, le
caractre sriel de prsentation plac dans notre dfinition exclut tous les traits
spcialiss comme le De Re Metallica dAgricola ou la Pyrotechnia de Biringuccio25, car
lide de ces traits nest pas tant de montrer des sries de machines, que de montrer
celles ncessaires lexercice dune activit. Cela exclut aussi les traits de
mathmatiques divers, quand bien mme ils comprendraient des instruments26.
Cependant, beaucoup douvrages qui ne sont pas habituellement considrs
comme des thtres de machines seraient inclus dans ce corpus avec une dfinition si
large. Ainsi de la Technica curiosa du jsuite Gaspar Schott27, considre comme une
description du cabinet du pre Athanase Kircher Rome, ou mme de la description du
cabinet de Nicolas Grolier de Servires28, voire, comme Bertrand Gille le fait, les
Descriptions de lAcadmie des sciences ou les volumes de planches de lEncyclopdie
dans la liste29. Nous pourrions dailleurs ajouter la liste certaines ditions de textes
antiques, comme le dixime livre du De Architectura de Vitruve30, qui prsente des
24
Paolo GALLUZZI, Les Ingnieurs de la Renaissance de Brunelleschi Lonard de Vinci., Florence, Giunti, 1995, 250 p ; Pascal BRIOIST, La diffusion de linnovation technique entre XVe et XVIe sicle: le cas Lonard de Vinci , e-Phastos, Juin 2013, II, n
o 1.
25 Georg AGRICOLA, De re metallica libri XII: Eiusdem de animantibus subterraneis liber., Ble, Froben, 1556 ;
Vanoccio BIRINGUCCIO, De La Pirotechnia: Libri. X., Venise, Navo, 1540. 26
Contentons-nous pour cette introduction du sens commun des mots de machines (ensemble complexe permettant la ralisation dun effet) et instruments (objet destin raliser une opration simple). Pour aller plus loin concernant les diffrents sens de machine et instrument la Renaissance, nous renvoyons Pascal DUBOURG GLATIGNY, Mcaniser la perspective: les instruments entre pratique et spculation , e-Phastos, Juin 2013, II, n
o 1. Voir aussi
infra La mission des ingnieurs , p. 197. 27
Gaspar SCHOTT, Gasparis Schotti technica curiosa: sive mirabilia artis, libris XII, Nremberg, Endter, 1664. bien des gards, la Technica curiosa et dautres ouvrages similaires rpondent davantage la vision de livres de divertissement que les thtres de machines. 28
Gaspard II GROLLIER DE SERVIERES, Recueil douvrages curieux de mathmatique et de mcanique; ou, Description du cabinet de Monsieur Grollier de Servire., Lyon, D. Forey, 1719. 29
Descriptions des arts et mtiers, op. cit. ; Denis DIDEROT et Jean le Rond DALEMBERT, LEncyclopdie, op. cit. 30
Daniele BARBARO (dir.), I Dieci libri dellArchitettura di M. Vitruvio tradutti et commentati da Monsignor Barbaro,
10
sries de machines de construction. Nombreux sont les ouvrages des XVIe, XVIIe et
XVIIIe sicles, qui prsentent des sries de machines, trs souvent imbriques dans des
ouvrages thoriques plus importants, comportant parfois plusieurs volumes.
Pour autant, bien des historiens saccordent ne pas y voir des thtres de
machines, car reconnaissons-le cette courte dfinition est loin de rendre compte de
lensemble des caractres habituellement attachs aux thtres de machines. La
plupart dentre eux sont publis dans de grands formats, in-folio. Ils comprennent un
frontispice, une ddicace quelque grand personnage, une prface au lecteur, quils
font suivre, sous forme de liste ou de successions de chapitres, de sries de machines
aux fonctions trs diverses, reprsentes par des gravures sur cuivre de belle facture, et
accompagnes de lgendes assez courtes (de quelques mots un ou deux
paragraphes). Cela correspond en effet la plupart des thtres de machines, mais
tous ne rentrent pas dans ce moule. Les thtres de Jean Errard, Heinrich Zeising
ou Georg Andreas Bckler, ne sont pas de grands in-folio, mais des in-quarto,
particulirement modestes dans le cas des Theatri machinarum dHeinrich Zeising31.
Plusieurs ouvrages ne prsentent que des gravures sur bois, comme ceux de Joseph
Boillot ou de Giovanni Branca. Les Machinae Novae de Fausto Veranzio ne
comprennent quun petit avertissement, sans ddicace. Faut-il retirer de notre corpus
dtude ces ouvrages, ou les considrer la marge ?
Autre point qui pourrait faire lunit du genre, cest le fait que les thtres de
machines prennent pour sujet linvention, et non la description de machines existantes
ou la thorisation comme cela est le cas dautres ouvrages. Mais inclure l invention ,
au sens de la Renaissance, dans la dfinition soulevait certains problmes, car
linvention nest pas au cur des livres de Vittorio Zonca, Heinrich Zeising, Georg
Bckler et jusqu Leupold. Ceux-l mme qui ont ouvertement appel leurs ouvrages
thtre de machines ne se pensent pas comme des inventeurs, mais dcrivent des
machines dj existantes, ou dj inventes par dautres.
Nous voyons, avec ces quelques exemples, les difficults de dfinition du genre que
nous rencontrons. Pour autant, rejeter globalement la notion de genre nous paraissait
Vinegia, Francesco Marcolini, 1556 ; Cesare CESARIANO (dir.), Di Lucio Vitruvio Pollione De Architectura libri dece traducti de latino in uulgare per G. Cesariano., 1521. 31
Heinrich ZEISING, Theatri machinarum erster (-sechster und letzter) Theill, Leipzig, Henning Gross, 1607.
11
inappropri, tant nous rencontrons de lieux communs dun ouvrage lautre. La faute
serait juste de les supposer a priori tous prsents dans les ouvrages gnralement
compris sous cette expression. Comment procder ? Il nous a sembl judicieux de
retourner la dmarche, de ne pas postuler a priori un genre, mais de dfinir un corpus
dont ltude nous permettrait de voir a posteriori, sil existait effectivement des
conventions littraires. Ce travail a t dautant plus facilit que, pour la priode o nat
lexpression et se dveloppe les premiers thtres de machines (1570-1630) cette liste
avait dj t dresse par Mmes Vrin et Dolza32. Pour ce qui est daprs 1630,
considrant lexpression bien tablie, nous avons choisi de ne slectionner que les
livres portant explicitement le titre de Theatrum machinarum . Nous avons alors
dress la liste (abrge) ci-dessous33 :
- Bessonus, Theatrum instrumentorum et machinarum , manuscrit "ms add 17921", conserv la British Library, vraisemblablement rdig vers 1570. 60 dessins.
- Jacques Besson, Livre premier des instruments mathmatiques et mcaniques / Instrumentorum et machinarum [] liber primus, Paris, chez Fleury Prevost, vers 1572. 60 planches.
- Jacques Besson, Thtre des instruments mathmatiques et mcaniques / Theatrum instrumentorum et machinarum, Lyon [Genve], chez Barthlmy Vincent, 1578, ainsi que toutes les ditions suivantes de 1578, 1579, 1582, 1594, 1595, 1596, 1602, en franais, latin, italien, allemand et espagnol. 60 planches.
- Giovan Battista Isacchi, Inventioni, Parme, chez Seth Viotto, 1579. Environ 50 planches. - Jean Errard de Bar-le-Duc, Le premier livre des instruments mathmatiques mcaniques, Nancy,
chez Jan Janson, 1584. 40 planches. - Ambroise Bachot, Le Timon, Paris, chez lauteur, 1587. Environ 20 planches. - Agostino Ramelli, Le diverse et artificiose machine, Paris, chez lauteur, 1588. Italien et franais.
Et ses rditions en 1601, puis en allemand en 1620. 195 planches. - Ambroise Bachot, Le gouvernail, Melun, chez lauteur, 1598. Environ 25 planches. - Joseph Boillot, Modelles, artifices de feu et divers instruments de guerre, Chaumont-en-Bassig,
chez Quentin Mareschal, 1598, et son dition allemande en 1603. Environ 95 planches mais toutes ne sont pas des instruments ou des machines.
- Vittorio Zonca, Novo teatro di machine et edificii, Padoue, chez Pietro Bertelli, 1607, et ses rditions en 1621 et 1656. 40 planches.
- Heinrich Zeising, Theatri machinarum, Leipzig, chez Henning Grossen des Jungern, 1607, 1610 pour les deux premiers tomes, rdits en 1612. Le troisime tome est publi aussi en 1612. Il est suivi de trois autres tomes rdigs par Jrme Megiser entre 1612 et 1614. Environ 150 planches sur lensemble.
- Salomon de Caus, Les raisons des forces mouvantes, Francfort, chez Jan Norton, 1615. Ainsi que ldition allemande la mme anne, et une rdition en 1624
34. 35 planches dont plusieurs
redondantes (une mme machine prsente sur diffrentes planches), prcdes de 20 petites illustrations vocation plus thoriques.
32
Nous avons toutefois retir de la liste les livres de Lievin Hulst, dit Hulsius, Tractati instrumentorum mechanicorum, Francfort, chez W. Richer, 1605. Plus thorique et port sur les instruments, cet ouvrage tait plus proche de traits de mathmatiques que de thtres de machines. 33
Nous renvoyons lAnnexe 1 : Liste des thtres de machines , p. CDXX, pour les titres complets et exacts. La liste est classe par ordre chronologique. 34
Nous avons aussi consult sans ltudier en dtail Isaac de CAUS, Nouvelle invention de lever leau: plus hault que sa source avec quelques machines mouantes par le moyen de leau et un discours de la conduit dycelle, Londres, 1644, rdit en 1657, et en anglais en 1659 et 1704. Voir aussi infra Chapitre 3 : note 6, p. 110.
12
- Jacob Strada de Rosberg, La premiere [et seconde] partie des Desseins artificieux, Francfort, chez Paul Jacques, 1617 et 1618, ainsi que les ditions allemandes, publies la mme anne et leurs rditions en 1629. 150 planches au total.
- Giovanni Branca, Le machine, Rome, chez Jacopo Mascardi, 1629. En latin et en italien. 77 planches.
- Georg Andreas Bckler, Theatrum machinarum novum, Nrenberg, chez Paul Furst, 1661. En allemand, rdit en 1662, 1673, 1686 (traduit en latin par Henri Schmitz). 154 planches.
- Jacob Leupold, Theatri machinarum, Leipzig, chez Johann Friedrich Gleditsch, sept tomes de lauteur de 1724 1726, 399 planches au total avec plusieurs machines et instruments par planche, auxquels il faut ajouter trois tomes posthumes. Les sept tomes et deux des trois posthumes sont rdits en 1774.
- Theatrum machinarum universale, Amsterdam, chez et la demande de lditeur Pierre Schenck, quatre tomes de 1734-1739, dont trois sont traduits en allemand en 1738, deux en franais en 1739 et un rdit en 1761. Les auteurs sont Johannis van Zyl, Tileman van der Horst et Jacob Polley. 134 planches au total pour les quatre tomes.
La simple numration de ces titres, du nombre de rditions et des langues
utilises, laisse deviner la diversit des ouvrages et de leurs contenus. Cette diversit
est encore plus vidente quand nous comptons le nombre de planches imprimes par
uvres. La plupart des auteurs prsentent entre quarante et soixante machines, mais
certains font un peu moins, comme Ambroise Bachot ou Salomon de Caus, et dautres,
comme Agostino Ramelli et Jacob Strada dpassent largement la centaine de
machines. Si nous voulions continuer dutiliser la notion de genre littraire, il nous fallait
concevoir le genre comme dynamique, sujet des modifications. Si la prsentation
srielle de machines demeure un point central qui permet de conserver une unit au
genre, il nous faut tudier la fois sa gense, ses volutions et ses influences sur la
littrature mcanique contemporaine et ultrieure. Pense de faon dynamique, la
dfinition du genre thtre de machines accompagne notre rflexion tout au long de
cette thse.
Le second pilier de notre rflexion concerne limpact culturel et institutionnel des
thtres de machines. De ses origines la fin de la Renaissance au dbut du XIXe
sicle, ces livres sont troitement lis lmergence et linstallation dune catgorie
sociale trs particulire : celle des ingnieurs. De fait, le corpus des thtres de
machines, sil nest pas la seule source, loin de l, de lhistoire de cette classe sociale35,
nous semble un bon observatoire de lvolution de la culture des ingnieurs de lpoque
moderne, de ses mythes fondateurs, de ses faons de penser, et des arguments mis en
place pour la dfinition et la promotion de leur place dans la socit. Hlne Vrin et
35
Sur lhistoire des ingnieurs lpoque moderne, voir Hlne VERIN, La gloire des ingnieurs: lintelligence technique du XVIe au XVIIIe sicle, Paris, A. Michel, coll. Lvolution de lhumanit , 1993, 455 p.
13
Louisa Dolza avaient dj fait remarquer le rle que les thtres de machines ont pu
jouer dans cette histoire sociale : ainsi les thtres de machines sont des arguments
dans la lutte que mnent les mcaniciens praticiens pour lever le statut de leur
profession . Il restait non seulement dfinir, par lanalyse des discours et dispositifs
ditoriaux, les modalits exactes qui permirent aux auteurs dutiliser ces livres dans leur
bataille pour une reconnaissance sociale, mais aussi de montrer en quoi lvolution du
genre accompagne lvolution du mtier et du statut dingnieur lpoque moderne.
Dans cette histoire qui lie lhistoire culturelle lhistoire sociale de lingnieur, il nous
a fallu tre particulirement attentifs aux diffrences nationales. Trois grandes rgions
sont en effet principalement concernes par la production de thtres de machines : le
royaume de France, Rome et les tats de lactuelle Italie du Nord, et le Saint empire
romain germanique36. Lvolution de la culture et du statut des ingnieurs dans ces trois
zones ntant pas la mme, chaque dition de thtre de machines doit aussi tre
tudie par rapport son contexte gographique. Alexander Gustav Keller avait dj
fait remarquer que lmergence des premiers thtres de machines tait principalement
le fait de la France (Besson, Errard, Bachot, Ramelli, Boillot). Il y voyait une rponse
originale aux lacunes franaises du XVIe sicle dans les sciences physiques et les
mathmatiques appliques : la France na pas de Tartaglia, ni de Benedetti, ni de
Stevin 37. Si la remarque a le mrite de mettre en vidence le lieu de lmergence de
cette tradition, il nous semble que cette interprtation nglige les traductions franaises
des ouvrages de ces auteurs, et mlange sans justification histoire des sciences et
histoire des techniques. Pour notre part, rappelant la proximit de ces ouvrages avec les
manuscrits mdivaux, nous montrerons que ce genre sinscrit dans une logique
similaire celle qui vit lmergence de mcaniciens-concepteurs autrement dit
dingnieurs italiens la fin du XVe sicle, et allemands au dbut du XVIe sicle.
Cette attention aux contextes nationaux nous montre aussi que, du fait de son
succs, ce genre littraire n en France est repris par des auteurs dans toute lEurope,
36
Limpact culturel des thtres de machines a cependant largement dpass ce cadre, comme nous le verrons en infra Un manuel de mcanique chinois inspir des thtres de machines (1627) , p. 76. Il serait aussi intressant
dtudier en dtail limpact de cette littrature sur le monde anglophone et le monde hispanique, jusque dans leurs colonies amricaines, mais ces tudes dpassaient largement notre cadre, de mme quune tude plus large sur la rception en Russie partir du XVIII
e sicle.
37 Alexander Gustav KELLER, Renaissance Theater of Machines , T&C, 1978, vol. 19, n
o 3. Texte original : France
had no Tartaglia, no Benedetti, no Stevin [but] there arose in France one genre of applied mathematical literature
14
notamment dans le duch de Saxe. Modifi, le genre nen imprime pas moins sa
marque sur les faons de penser des ingnieurs europens. Cette nouvelle piste
allemande est particulirement intressante, en ce quelle aboutit la constitution
dune srie de thtres de machines trs originaux, dits par le commissaire aux mines
de Saxe Jacob Leupold, partir de 172438. Ce livre, comme la dj remarqu Bertrand
Gille et dautres historiens, marque une nouvelle rupture dans le genre des thtres de
machines et un inflchissement dans la faon de penser non la place dans la socit,
mais la formation des ingnieurs. Ainsi, le genre des thtres de machines
accompagne, et mme participe, llaboration des grandes mutations dans
lenseignement que sont la naissance des coles dingnieurs. Cela explique sans
doute le succs de ce nouvel ouvrage auprs du public franais39. Nous voyons en effet
se dessiner un jeu dallers et de retours entre France et monde germanique quil
convient dobserver avec une attention renouvele. Les thtres de machines sont ici
la fois tmoins et acteurs dune histoire culturelle et institutionnelle plus large, mais sur
laquelle ils offrent un point de vue des plus originaux.
Limpact culturel et institutionnel des thtres de machines, notamment dans la
formation ne saurait se rsumer leur rception dans le milieu des ingnieurs. Il fut bien
plus large. Nous ninsisterons pas sur les racines religieuses du genre, ni sur les
impacts culturels gnraux en matire de perception de lindustrie, que lhistoriographie
a en partie trait40. En revanche, sa rception dans les milieux savants mritait dtre
analyse. Il apparat alors que les thtres de machines nont pas seulement particip
la justification de la place de lingnieur dans la socit, mais ont t des acteurs du
dveloppement dune culture mcanique, ou plutt de mathmatiques mixtes ,
38
Pour tre prcis, Jacob Leupold ne devient commissaire aux mines de Saxe quaprs la publication des premiers tomes. Voir sa biographie dans Annexe 2 : Biographies des personnages , p. CDXX. 39
Voir infra Chapitre 4 : Enseigner avec les thtres de machines , p. 156. 40
Sur les racines religieuses et le lien avec la pense baroque, nous renvoyons Luisa DOLZA, A gloria di Dio... , op. cit. Sur le sens du spectaculaire, nous renvoyons la mme thse, ainsi qu Jean-Pierre SERIS, Machine et communication, op. cit. Une tude originale sur les relations entre art et industrie dans les thtres de machines na cependant pas t compltement mene, elle aboutirait sans doute enrichir une histoire du design au sens restreint du terme, par trop limit la priode contemporaine. Sur ce point, mentionnons une parution rcente : Pierre LAMARD et Nicolas STOSKOPF (dirs.), Art et industrie XVIIIe-XXIe sicle. Actes des quatrimes Journes dhistoire industrielle de Mulhouse et Belfort 18-19 novembre 2010., Paris, A. et J. Picard, coll. Histoire industrielle et socit , n 4, 2013. Concernant les thtres de machines, le lecteur trouvera un exemple de ce que pourrait tre cette histoire dans Vernard FOLEY, Darlene SEDLOCK, Carole WIDULE et David ELLIS, Besson, da Vinci, and the evolution of the pendulum: Some findings and observations , History and Technology, 1988, vol. 6, n
o 1, pp. 1 43.
Lire aussi I.2.1. Les traces de lintuition , p. 16-28 dans Benjamin RAVIER, Le discours technique dans les thtres de machines (1572-1629),sous la direction dAnne-Franoise Garon, ENS-LSH, Lyon, 2009.
15
influenant des inventeurs, des collectionneurs et des expositions prives et publiques.
Observer limpact institutionnel et culturel des thtres de machines supposait de
prendre en compte toutes ces histoires, dans lesquelles ils ont jou un rle sans doute
plus important que ne le laisserait penser une histoire des savoirs fonde sur lanalyse
des thories et institutions scientifiques .
Les deux piliers de cette thse sappuient sur une mme interrogation
fondamentale, transversale, et qui concerne le sujet mme des thtres de machines,
savoir non la description des machines, mais leur conception. Une notion qui nous
parat la fois plus large et plus prcise que celle dinvention, qui nest quun des
modes, des rgimes, de la conception. Si linvention domine la Renaissance, ce nest
pas le seul mode de conception que nous rencontrons. Quentendons-nous alors par
conception ? Cest lopration qui consiste dfinir les caractristiques dun objet, dun
espace, dun vnement, dun texte ou dune organisation41. Nous nous intressons
plus particulirement la conception des objets, c'est--dire la dfinition de leurs
formes et de leurs matriaux en fonctions de contraintes prtablies ou rencontres.
De nos jours, il est habituel de sparer le travail de conception du travail de
production. Cette vision de la conception des objets correspond au monde industriel
contemporain, dans lequel la conception et la fabrication ont t spares, dans lequel
la conception a t domestique 42, rgle. Dans une premire phase, concepteur et
commanditaire dfinissent les contraintes imposes lobjet (fonction, performance,
contexte dapplication), puis le concepteur, en usant de diffrentes mthodes43, dfinit
les caractristiques, les traduit le plus souvent visuellement, puis les transmet pour
production. Nous rencontrons plusieurs types de concepteurs spcialiss, qui se
divisent aujourdhui en trois mtiers principaux : architectes, ingnieurs et designers,
41
Nous pouvons dire en effet quune organisation peut tre conue lavance. Par exemple, crire une constitution est plus qucrire un texte, cest concevoir le mode dorganisation de la vie publique. 42
Nous tirons lexpression de Pascal LE MASSON et Benot WEIL, La domestication de la conception par les entreprises industrielles: linvention des bureaux dtudes , in Les nouveaux rgimes de la conception: langages, thories, mtiers, Cerisy-la-Salle, Vuibert, Centre culturel international de Cerisy, 2008. 43
Les mthodes de conception rgle allemandes ont fait lobjet dun article : Pascal LE MASSON et Benot WEIL, Aux sources de la R&D: gense des thories de la conception rgle en Allemagne (1840-1960) , Entreprises et histoire, 2010, vol. 58, n
o 1, pp. 11 50. Voir aussi infra La conception rgle allemande selon la thorie C/K , p.
420.
16
qui correspondent trois objets-types : larchitecte conoit des btiments, le designer
des objets industriels, et lingnieur des machines44.
Si cette division des mtiers dans la production est dsormais majoritaire dans le
monde occidental45, tel ntait pas le cas la Renaissance. La plupart des objets, et
mme des machines, tait la fois conue et fabrique par des artisans, qui nutilisaient
pas loutil graphique dans une fonction de communication. La conception tait fortement
lie la longue exprience dun mtier : le matre artisan concevait lobjet avec le
commanditaire, et sil ne fabriquait pas lobjet de A Z, faisant travailler des apprentis, il
maitrisait toutes les tapes de la chane de production, et tait capable dintervenir sur
tous les postes au besoin. Dans le cas dobjets plus complexes, le commanditaire faisait
appel des artisans spcialiss, capables au besoin de collaborer voire dembaucher
en entreprise dautres artisans46_ftn46 : le pcheur faisait appel pour son bateau au
charpentier de marine47, le matre mineur concevait en collaboration avec le charpentier
sa machine dexhaure, le bourgeois commandait une petite maison un maon, qui
pouvait embaucher ou travailler avec un sculpteur.
Ds les dbuts de la Renaissance italienne cependant, deux lieux allaient pousser
les grands seigneurs faire appel des spcialistes de la conception : la guerre et le
palais. La guerre ncessitait des machines de sige et lmergence de lartillerie
appelait repenser les fortifications. Le palais, quant lui, tait un lieu de confort, de
fte et de grandeur, ncessitant une architecture la fois solide et esthtique,
lassurance dune alimentation en eau rgulire et des machines complexes pour les
jeux mcaniques. Cela conduisit lmergence en Italie du Nord, de personnes qui
produisaient moins quelles ne concevaient de grands btiments et de grosses
machines. La charpente, la maonnerie, lhorlogerie, quelques mtiers des beaux arts
44
Cette division simpliste en cur de mtier cache une ralit plus complexe dans laquelle les sphres dactivits de larchitecte, de lingnieur et du designer sont floues, donnant lieu des concurrences ou des cooprations dont lhistoire offre de trs nombreux cas. De nos jours, la diffrence de formation, dhistoire, de culture et de mthode de conception est sans doute plus prgnante que la diffrence des objets historiquement privilgis sur lesquels ils travaillent. 45
Et encore, le logiciel, la fois produit et concept, ncessite de revoir cette organisation : il ny a plus de transfert dune conception la fabrication, mais un retour un concepteur-fabricant unique. Lingnieur informaticien est la fois le concepteur et le fabricant du logiciel, comme le charpentier de marine de son bateau ou lcrivain de son texte. 46
Sur la notion dentreprise, voir Serge BENOIT, Les volutions de la notion dentreprise (entretien) , e-Phastos, 2012, I, n
o 2, pp. 79 84 ; Hlne VERIN, Entrepreneurs, entreprise: histoire dune ide, Paris, Presses universitaires
de France, 1982. 47
Sur la conception non-graphique des bateaux, voir ric RIETH, Le matre-gabarit, la tablette et le trbuchet essai sur la conception non-graphique des carnes du Moyen ge au XXe sicle, Paris, CTHS, 1996.
17
(peinture, dessin, sculpture), et larme fournirent ces premiers artistes-ingnieurs ,
au service de grands personnages. la fois architectes et ingnieurs, ils concevaient un
btiment et les machines permettant de le construire, une fontaine et les machines
lever leau permettant de lalimenter. Ces personnages intermdiaires entre le
seigneur et lartisan, entre le gnral et le soldat du gnie, taient connus pour leur
ingegno, leur facult trouver des solutions artificielles des problmes poss48. Ces
spcialistes se constiturent assez vite une culture mcanique trs pousse, et les
ides circulaient par lintermdiaire de nombreux dessins manuscrits, copis
loccasion dun travail ralis chez un de ces seigneurs. Une circulation qui, semble-t-il,
se poursuivit jusqu la moiti du XVIe sicle au moins. Notons ce point crucial : le
dessin, ici, na rien du mdium ncessaire la concrtisation dun objet conu
pralablement, mais est un moyen de communication culturel, un moyen de se former
une culture des dispositifs mcaniques et dchanger sur leur efficacit.
Avec lapparition de limprimerie, larchitecture vit fleurir des traits et dAlberti
Philibert de lOrme, les architectes rduisirent en art la conception des btiments, cest
dire dcrivirent les rgles de leur construction49. Larchitecture obtint assez vite une
reconnaissance publique, que neut pas encore la conception de machines. Dans
lhistoire de la conception, cette primaut premire de larchitecture ne saurait tre
nglige et bien des indices tmoignent de lintrt mutuel des ingnieurs pour la
littrature architecturale et des architectes pour les thtres de machines. Ds les
dbuts de la spcialisation des deux mtiers, les jeux de concurrence/collaboration se
faisaient jour.
Suivant un processus similaire celui des traits darchitecture, le discours des
thtres de machines se donnait comme objectif de combler ce manque de
reconnaissance et leur contenu visait combler cette lacune vis--vis de larchitecture :
rgler la conception de machines, lui donner une mthode. L, apparat pourtant un
48
Sur lhistoire du mot ingnieur, et son lien avec ingegno, voir Hlne VERIN, La gloire des ingnieurs, op. cit. 49
Rduire en art, du latin ad artem redigere : rassembler des savoirs pars, fragmentaires et souvent non-crits, les mettre en ordre mthodique laide des mathmatiques, de la rhtorique, de la figuration. Contribuer ainsi au bien public. . Dfinition donne en quatrime de couverture de Pascal DUBOURG GLATIGNY et Hlne VERIN (dirs.), Rduire en art: la technologie de la Renaissance aux Lumires, Paris, d. de la Maison des sciences de lhomme, 2008. Sur la rduction en art de larchitecture, lire notamment les contributions dYves Pauwels, Vitruvianisme et rduction architecturale au XVI
e sicle (p. 97-114) et de Michle Virol, La conduite des siges rduite en art.
Deux textes de Vauban (p. 149-172).
18
problme. Le seul corpus thorique cohrent que les ingnieurs mcaniciens ont leur
disposition est celui de la statique, dont les principes se retrouvent dans de trs
nombreux ouvrages, rditions duvres dArchimde ou de Hron dAlexandrie ou
livres de mathmatiques mixtes (Cardan, Stevin). Plusieurs auteurs ne manqurent
pas de sen rclamer. Cela leur permettait dinscrire dans lordre des savoirs thoriques,
une pratique jusque l mprise.
Pourtant, lcart entre la statique et la conception puis la fabrication des machines
telles que la vivent les ingnieurs est tel, que lexplicitation des oprations de
conception mcanique ne peut se faire50. La science des XVIe et XVIIe ne fut jamais
mme de rendre compte de tout ce que supposait la conception dune machine
complexe, et il fallut attendre le XVIIIe sicle pour voir apparatre les dbuts de thories
dynamiques permettant de mesurer les changes de travail dans une machine, ou
encore limpact exact des frottements, points particulirement cruciaux de la conception
dune machine. Du fait de ces lacunes ne permettant pas de mettre en place des ordres
ou des rgles efficaces, la rduction en art de la conception mcanique choue. Les
thtres de machines sont une forme originale constitue en partie en rponse cette
impossibilit de la rduction en art. La faon avec laquelle les diffrents auteurs
cherchent rationnaliser la conception mcanique, lier science et pratique de la
conception, fonde ainsi notre recherche et sert de guide cette tude.
Pour explorer les diffrents stades de cette conception mcanique, qui entranent
les volutions du genre des thtres de machines et accompagnent le changement de
statut de lingnieur lpoque moderne, nous avons choisi de diviser notre tude en
trois grandes parties. La premire retrace lvolution des contextes de publications et de
rception, et leurs influences sur lvolution du genre. Elle est divise en quatre
chapitres. Le premier revient sur les raisons qui ont pouss certains auteurs, partir de
1570, publier des livres avec des sries de machines. Le second montre comment le
genre, bnficiant dun large succs, subit plusieurs volutions ds aprs 1600. Le
troisime enqute sur limpact du genre sur les collections de livres et dobjets partir
du milieu du XVIIe sicle, impact qui constitue lune des facettes du succs europen
50
Cette ide, dont Jean-Pierre Sris avait eu lintuition, a t dveloppe dans : Hlne VERIN, Salomon de Caus, un mcanicien praticien , Revue de lArt, 2000, vol. 129, n
o 3, pp. 70 76.
19
des thtres de machines. Cette partie se termine par ltude de linfluence de cette
littrature sur lenseignement des mathmatiques appliques, et ce jusquau dbut du
XIXe sicle.
Les deux parties suivantes insistent chacune sur un moment de cette longue
tradition. Ainsi, la seconde partie est consacre aux premiers thtres de machines de
1570 1670. Pendant cette priode, les caractres du genre se mettent en place, et
subissent dj une premire volution. Le cinquime chapitre revient ainsi sur les
arguments mis en place pour lgitimer la place de lingnieur dans la socit. Le sixime
claire la mise en place de codes, parfois implicites, qui permettent de constituer un
groupe cohrent autour de valeurs communes et de rgler les relations de lingnieur
avec ses pairs et avec les membres extrieurs au groupe. Le septime chapitre, central
dans cette thse, vise expliciter les rgles sur lesquelles sappuie linvention
prsente dans les thtres de machines. Le huitime chapitre, enfin, montre comment
ces mthodes dinventions se traduisent dans la prsentation et le contenu des
textes et des images du corpus.
La troisime et dernire partie est quant elle entirement ddie luvre de
Jacob Leupold. Peu tudie, ses Theatri machinarum, qui se dtachent par bien des
aspects de la tradition antrieure des thtres de machines, mritaient une analyse
approfondie. Souvent appele des vux des historiens51, elle na t entreprise que
trs partiellement, et dans le seul esprit de lhistoire des sciences, sans sattarder sur les
liens avec la tradition antrieure52. Pourtant, cette uvre marque une rupture en ce
quelle fait dfinitivement entrer le genre des thtres de machines dans la technologie.
Le chapitre neuf revient donc sur lambition rformatrice du projet de Jacob Leupold. Le
chapitre dix, montre comment cela se traduit dans la mise en place dune pdagogie
particulire, de nature technologique . Le onzime chapitre revient dailleurs sur
lassise thorique de cet enseignement, synthse de la science statique classique et
des derniers apports scientifiques de la priode. Enfin, le douzime et dernier chapitre
clt cette thse en mettant en vidence la faon dont luvre de Leupold induit une
certaine mthode de conception, qui se veut rationnalise.
51
Eugene S. FERGUSON, Leupolds Theatrum Machinarum , op. cit. 52
George Wilfred LOCKETT, Jacob Leupold as hydraulic engineer. A study of his Theatrum Machinarum,sous la
direction Bert Hall, Janis Langins et Hans Leutheusser, universit de Toronto, 1994, 281 p.
20
Partie I : Les thtres de machines : un
succs durable (XVIe-XVIII
e)
21
Chapitre 1 : Pourquoi publier un livre de
machines ? (1569-1629)
Lapparition des thtres de machines ne se comprend que si nous resituons le
parcours et les projets initiaux de chaque auteur. Or, force est de constater que la
diversit prvaut, et que les projets sancrent dans une tradition ancienne. La forme de
ces livres, dans lequel limage prvaut sur lcrit, existait dj sous forme de livres
dinventions mcaniques manuscrits. Ces manuscrits ont accompagn la formation de
classes intermdiaires de techniciens, regroups aujourdhui sous le nom dingnieurs,
dabord en Italie au XVe sicle1, puis en Allemagne au dbut du XVIe sicle2. Ce nest
pas un hasard si les livres de machines imprims font leur apparition dans la France de
la fin du XVIe sicle, au moment mme o se cristallise la formation de cette nouvelle
catgorie professionnelle. Loriginalit vient de ce que le passage limprim de cette
tradition littraire la conduit se transformer radicalement par linsertion de nouveaux
acteurs. Ces nouvelles caractristiques amnent lmergence des thtres de
machines, genre littraire particulier, qui se dveloppe et se transforme pendant le demi
sicle qui spare la publication du Theatrum instrumentorum et machinarum de
Jacques Besson en 1578 des Machine de Giovanni Branca en 1629 (avec un avatar en
1661).
Notons que ce nouveau mouvement de la littrature mcanique se fait en parallle
de la rduction en art, forme gnrique que prennent de nombreux ouvrages de
restitution des savoirs de lpoque 3 . Plusieurs auteurs de thtres de machines
participent aussi de ce mouvement et les liens entre les deux traditions existent, mais
nous ne pouvons pas les confondre : les objectifs sont trop diffrents. Cest pourquoi il
nous a sembl ncessaire de rendre compte des divers contextes dcriture des uvres
1 Voir Pascal BRIOIST, La diffusion de linnovation... , op. cit..
2 Concernant la richesse de la circulation des manuscrits dans lespace allemand, lire Wolfgang LEFEVRE (dir.),
Picturing machines: 1400-1700, Cambridge, Mass., MIT Press, coll. Transformations , 2004. 3 Pascal DUBOURG GLATIGNY et Hlne VERIN (dirs.), Rduire en art, op. cit.
22
du corpus pour saisir la fois la diversit des situations et les volutions du genre,
depuis ses origines mdivales jusquau dbut du XVIIe sicle.
Lhritage de la littrature du quattrocento
regarder la littrature mcanique mdivale, le rapprochement avec les thtres
de machines est flagrant. Les machines se ressemblent, les proccupations
mcaniques semblent similaires, les outils graphiques sont semblables, jusqu lusage
gnralis de la perspective et dune certaine mise en scne. Si tous lont not, rares
sont les historiens interroger sur cette proximit. Tout au plus Bertrand Gille et
Ladislao Reti sappliquent-ils mettre en vidence des emprunts, dplorant parfois de
ne pas connatre les relais de transmission intermdiaires4. Cette parent est
pourtant le signe de quelque chose de plus quune histoire de plagiat ou
damliorations, voire mme dinventions de machines au sens renaissant de mise en
vidence de secrets cachs5. Cest celle dune mme habitude dingnieur, celle du
carnet, o sont retranscrites les trouvailles. Cest encore, pour les traits manuscrits,
une mme ncessit dobtenir reconnaissance, protection et lgitimit par lcrit. Cest
enfin une place nouvelle accorde limage. Comme le dit Paolo Galluzzi propos des
essais littraires de Mariano di Jacopo (dit le Taccola) et Francesco di Giorgio
Martini :
Limpression produite par ce genre littraire indit et par ses auteurs tient certes la nouveaut des thmes traits et lintrt que suscite, en un temps o la culture antique est vnre, une reprise de la prsentation des machines du De architectura [de Vitruve]. Mais surtout, elle est lie au fait que le concept mme de texte acquiert une dimension neuve : il ne se rsume plus de simples descriptions textuelles, mais nat du dialogue troit que ces dernires entretiennent avec un appareil dimages extrmement riche et suggestif. Introduire systmatiquement limage pour traiter de larchitecture et des machines, lui accorder une place centrale par rapport la description textuelle, telle est de fait la contribution la plus originale de ces auteurs.
6
Une contribution originale largement reprise par les thtres de machines de la fin
du XVIe sicle, o le rle de limage est tout aussi important. La base de donnes mise
4 Ladislao RETI, Leonardo and Ramelli , op. cit. ; Ladislao RETI, Francesco di Giorgio Martinis Treatise on
Engineering and Its Plagiarists , op. cit. ; Bertrand GILLE, Compte-rendu des confrences... , op. cit. Nous avons
mis en place une premire typologie des emprunts dans Archologie des thtres de machines , chapitre I.2 de notre mmoire de master Le discours technique dans les thtres de machines (1572-1629) , sous la direction dAnne-Franoise Garon. 5 Voir infra Introduction , note 20 p. 1.
6 Paolo GALLUZZI, Les Ingnieurs de la Renaissance, op. cit., p. 14.
23
en place par Markus Popplow et Wolfgang Lefvre, Database Machine Drawings
(DMD)7 nous aide prciser encore cette filiation. La DMD est fonde sur un large
corpus de manuscrits et dimprims du XIIIe sicle 1629, connus pour leurs images de
machines. Associe un outil de recherche assez complet8, elle nous permet de
raliser des statistiques sur un large spectre douvrages. Parmi les imprims, nous
trouvons plusieurs traits techniques du XVIe sicle dun ct et les thtres de
machines de lautre. Point important : mis part Le Fortificationi de Buonaiuto Lorini9,
tous les livres rfrencs aprs 1578 sont des thtres de machines. Cest dire la
domination exerce par ce genre littraire sur les reprsentations de machines. Parmi
les manuscrits, la diversit est de mise : carnets individuels ou traits. Nous avons ainsi
class les images en cinq catgories : les manuscrits davant 1578, les imprims
davant 1578, les thtres de machines, le Lorini, les manuscrits de 1578 et aprs10.
Tableau 1 : Rle des images de machines11
7
Wolfgang LEFEVRE et Marcus POPPLOW, DMD - Database Machine Drawings, http://dmd.mpiwg-berlin.mpg.de/home, consult le 14 janvier 2013. La dernire mise jour date de janvier 2009. La base na plus t alimente depuis, ce qui permet une homognit des rsultats danalyses menes des priodes diffrentes. 8 La base ne recense pas des ouvrages mais uniquement leurs images. Le moteur de recherche mis en ligne permet
dinterroger la base avec de trs nombreuses entres : auteurs, titres, dates bien sr, mais aussi type dengin, de dcor, de personnage, dnergie, techniques graphiques utilises, mcanismes employs. Toutes les entres pouvant tre mobilises en mme temps. Un protocole strict permet ainsi de dvelopper des tableaux complets et de raliser des tudes statistiques sur lensemble du corpus. Pour plus de dtails, voir Annexe 5 : Analyse de la Database Machine Drawings , p.VI. 9 Buonaiuto LORINI, Le fortificationi, Venise, Rampazetto, 1609. La partie concernant les machines de sige et de
construction pourrait aisment passer pour un thtre de machines insr dans un trait de fortification, la manire du livre de Bachot. 10
Le choix de 1578 comme date charnire vient de ce que ldition de 1571-2 du Besson est reste trop confidentielle pour marquer une rupture, et nest pas rfrenc dans la base. Dans nos recherches, ce choix ne concerne quun manuscrit anonyme allemand de 32 images. 11
Champ Presumable purpose of image de la DMD. Les chantillons sont trs htrognes en nombre dimages,
0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80% 90%
100%
Manuscrits antrieurs
1577
Imprims antrieurs
1577
Thtres de machines
Lorini 1609 Manuscrits 1577-1630
Theoratical consideration
Reflection
Design / manufacturing process
Copy of other source
Reconstruction of antique source
Advertising of own device
Recording of existing device
Recording of imagined device
24
Cette premire analyse revient sur les rles attribus aux images selon
lhistoriographie. Outre que la proportion de copies dans les manuscrits anciens12 (1/3)
tmoigne dune large circulation des savoirs, il est frappant de constater la proximit
globale des types dimages des manuscrits anciens et des thtres de machines. Une
proximit souligne par la diffrence de ces derniers avec les autres traits imprims de
la Renaissance ou les manuscrits tardifs.
Quest-ce qui caractrise les thtres de machines et les manuscrits de machines
anciens ? Labsence de reprsentations connotation thoriques13, et surtout un bien
plus grand nombres de machines imagines que dans les traits mcaniques et les
manuscrits tardifs qui privilgient une meilleure connaissance des anciens
( reconstruction of antique source , notamment Vitruve) et surtout la description de
machines connues ( existing device ). Ils obissent limpulsion de ce mouvement
intellectuel de la rduction en art qui pousse lobservation et la mise lcrit des
techniques14. Les manuscrits tardifs tmoignent quant eux dune volution du carnet
dingnieur, moins tourn vers la copie de traits manuscrits ou linvention que vers
lobservation et lannotation minutieuse de ce qui existe et des moyens de produire des
machines : la rduction en art a fait son uvre jusque dans les pratiques documentaires
des ingnieurs15. Face cette spcialisation, les thtres de machines, quant eux, se
situent dans la continuit dune tradition ancienne de reprsentation.
Le statut social de certains auteurs de manuscrits et des premiers auteurs de
thtres de machines permet de comprendre les raisons de cette continuit primitive.
Comme Jacques Besson, Agostino Ramelli, Jean Errard, Joseph Boillot ou mme
Salomon de Caus, les auteurs des manuscrits du XVe sicle sont des praticiens,
souvent polyvalents, choisis par des princes pour organiser des ftes, construire des
palais ou des fortifications, inventer des machines de sige, toutes choses qui
do le choix des proportions. 12
Nous entendrons par anciens : antrieurs 1578 et par tardifs, ultrieurs 1578. 13
Nous avons volontairement retir de lchantillon des thtres de machines les schmas que place Salomon de Caus au dbut de son ouvrage. Pour la composition de chaque corpus, voir Annexe 5 : Analyse de la Database Machine Drawings , p. VI. 14
Voir infra Introduction , note 49, p. 1. 15
Il faut toutefois nuancer la radicalit de ce changement tel quil apparat dans le graphique. Les manuscrits, la fin du XVI
e sicle, se font plus rares. Ainsi, les rsultats viennent, pour les des uvres dHeinrich Schickhardt. De
plus, les manuscrits de Vinci ne sont pas traits dans la base. La grande quantit de ces dessins issus dune observation attentive aurait sans doute modifi les rsultats.
25
demandent un savoir-faire mcanique et quelques connaissances de base en
mathmatiques. Lcrit permet de lgitimer leurs auteurs sur le march des ingnieurs.
Dautant que le statut mme dingnieur est prcaire, et dpend des besoins et
commandes des princes, au XVe sicle comme au dbut du XVIIe sicle :
Ainsi, ceux que nous appelons ingnieurs taient plutt des entrepreneurs experts en mcanique qui obtenaient, grce au titre dingnieur, des garanties de revenus et de commandes pendant un certain temps. Garanties non seulement soumises au bon plaisir du Prince, mais encore aux exigences sourcilleuses et souvent abusives des Trsoriers.
16
Au contraire, les auteurs des traits renaissants sont des lettrs, comme Jrme
Cardan ou Georg Agricola Bauer, tous deux docteurs en mdecine. Leurs objectifs
de carrire et de lgitimation sont diffrents et les problmes mcaniques se posent
eux depuis un autre angle de vue que celui de ces premiers ingnieurs.
Par ailleurs, nous pensons trop souvent, ayant en tte certains manuscrits de
Lonard de Vinci que ces reprsentations manuscrites de machines sont des carnets
personnels, dans la ligne du codex de Villard de Honnecourt. La grande majorit de
ces manuscrits sont en ralit des ouvrages cohrents, parfois mme de vritables
traits, destins un prince et au public de ceux qui ont accs ses collections.
Le cas des ingnieurs siennois du quattrocento Mariano di Jacopo, dit le Taccola,
le corbeau , et Francesco di Giorgio Martini est particulirement intressant17. Le
premier, de dix ans plus jeune que Brunelleschi, est un notaire qui a abandonn sa
profession pour entamer des recherches mcaniques. Vivant dans un milieu culturel o
il ctoie artistes et humanistes, Taccola conoit d'abord son travail comme la recherche
des machines antiques qu'Archimde, Frontin, Vgce ou Vitruve ont pu dvelopper
dans leurs domaines respectifs, et en faire part ses contemporains (soit le sens de
linvention au XVe sicle). Pour autant, ses machines tmoignent aussi de recherches
personnelles, lies ses activits. Nous avons retrouv aussi bien des dessins
personnels que de vritables traits de cet auteur (le De Ingeniis et le De Machinis).
bien des gards, la forme que prennent ces traits ressemble celle des thtres de
machines. Sans ordre apparent, il prsente des machines diverses, accompagnes de
16
Hlne VRIN, Salomon de Caus, un mcanicien praticien , Revue de lart, 129, 2000-3, p. 70-76. 17
Pour plus de prcisions sur la vie de ces inventeurs siennois, voir Paolo GALLUZZI, Les Ingnieurs de la Renaissance, op. cit. et MUSEE GALILLEE DE FLORENCE, Leonardo and the Engineers of the Renaissance,
http://brunelleschi.imss.fi.it/ingrin/index.html, consult le 2 mai 2013.
26
commentaires sous les images. Les machines sont reprsentes en perspective et sont
vues souvent d'un point en hauteur. Elles prennent souvent toute la page et peuvent
remplir la double page d'un codex. La mise en scne est aussi omniprsente dans les
uvres de Taccola, et plus encore dans la copie du De Machinis ralise par Paolo
Santini. Il y a clairement une volont de montrer les machines, et de les dcrire.
Francesco di Giorgio Martini est aussi siennois. De soixante ans le cadet du
Taccola, dont il a annot certains des manuscrits, il a rdig ses propres carnets et ses
propres traits. Runis dans le Codicetto, les premiers dessins de Giorgio Martini
apparaissent comme des copies dinventions de Taccola, et des recherches
personnelles sur les mmes thmes, mais en complexifiant les mcanismes. Les
images sont ici sans annotations, vierges de tout texte. Une succession dimages de
machines qui rappelle celle des manuscrits de Jacob Strada de Rosberg. La mise en
scne, chez Martini, demeure cependant bien plus minimaliste, y compris par rapport
l'uvre du Taccola.
Une volution importante intervient alors avec la rdaction du Trattato di
architettura. La reprsentation des machines y est d'abord prcde d'une premire
partie qui dveloppe les oprations ncessaires aux mesures de distance et de hauteur.
Ensuite, et surtout, Martini organise son ouvrage en plusieurs parties distinctes :
moulins, pompes, appareils de traction et de levage, chars, engins de guerre, et un
appendice o on trouve des machines diverses. Chaque dessin est accompagn d'un
commentaire, mais la mise en page est trs diffrente de celle des codex du Taccola. Le
texte est rdig quasiment en continu, en deux colonnes, parfois interrompu par un
dessin, quand celui-ci nest pas plac dans la marge. Les machines sont souvent
reprsentes avec des btis rectangulaires, figurs en coupe et qui viennent encadrer
le cur mcanique de la machine. Ici ne figurent que les quelques lments
ncessaires la comprhension de la machine. Le texte, plus long, est enrichi d
indications terminologiques d'un grand intrt, et des informations sur les matriaux,
sur les dimensions, les opportunits de construction et d'emploi et les performances
spcifiques des dispositifs qu'il recommande 18 . Le classement des machines
lui-mme n'est pas ralis au hasard et semble obir une logique de prsentation en
18
Paolo GALLUZZI, Les Ingnieurs de la Renaissance, op. cit., p. 41-42.
27
fonction de la force motrice : Dans le cas par exemple des moulins, il tudie d'abord
les machines roue hydraulique, puis les moulins vent et ceux actionns par l'homme
ou les animaux 19. Le nombre de machines civiles - moulins et pompes - reprsentes
augmente et celui de machine de sige et de levage diminue par rapport la littrature
antrieure.
Le Trattato a connu une seconde version manuscrite. L'volution, dj entame
dans les commentaires et l'organisation de la premire version se poursuit. Le
commentaire insiste davantage sur les principes communs qui permettent de faire
fonctionner les machines. C'est la cristallisation progressive d'un discours, qui sans faire
appel aux lois de la nature comme le fait Vinci plus tard, part de la rgularit de certaines
combinaisons pour noncer certains principes gnraux. Les machines perdent le
caractre particulier que leur confrait toujours la mise en scne dans Taccola, et qui
semblait encore en partie exister dans la premire version. La thorie gagne de la place,
et au nombre de machines est prfr lexemplarit de certaines inventions :
Toutes les catgories d'appareils sont rduites. Il ne reste plus qu'une dizaine de moulins, rigoureusement classs par type d'nergie : roue auges alimente par dessus (un exemple), roue horizontale cuillre (un exemple), moulin vent roue horizontale (un exemple), moulin perches avec volant rgulateur billes mtalliques (deux exemples), moulins actionns par l'homme ou par des animaux (trois exemples, diffrencis par leur systme de transmission), et moulins roue d'cureuil actionne par un cheval (deux exemples, avec l'animal l'intrieur ou au-dessus).
20
La forme, mieux lvolution de la forme de ces traits de la fin du Moyen ge se
rapproche de celle que nous observerons dans les thtres de machines, de Jacques
Besson au trait plus complet de Ramelli ou celui plus thorique de Salomon de Caus,
et jusquaux compilations ralises par Heinrich Zeising partir de 1612. Pourquoi alors
cette continuit, ou plutt cette rptition ?
Il y a l une histoire de moment : celui de la constitution dun corps social particulier,
les ingnieurs, et celui de la mise en place et lgitimation dune nouvelle discipline, la
mcanique, mme si ce moment nintervient pas aux mmes instants chronologiques
en Italie et en France21. La lgitimation de ces ingnieurs, quelle soit individuelle ou
19
Ibid., p. 42. 20
Ibid. 21
Le moment de la constitution et de la lgitimation des ingnieurs allemands semblent se faire partir de la fin du XV
e sicle, si nous en croyons laugmentation douvrages dauteurs allemands entre 1475 et 1500 dans Wolfgang
28
collective, passe en partie par lcrit, et il nest pas si surprenant que le dveloppement
de ces littratures soit similaire, dautant plus que lune se nourrit de lautre. Chaque
moment garde cependant son originalit. La personnalit des auteurs et le contexte
jouent ici un rle important.
Ainsi il ne faut pas minimiser le fait que la publication du livre de Besson, considr
unanimement et avec raison comme le premier vrai thtre de machines, marque
une rupture, et une rupture de taille : le passage limprim. Ouvert dautres publics,
cette littrature mcanique souvre du mme coup dautres auteurs. De nouveaux
objectifs se font jour, de nouvelles stratgies ditoriales se mettent en place, en France,
mais aussi en Italie et dans le monde germanique. Alors mme que cette tradition
littraire gagnait un nom, elle se transformait et dbutait, par son passage en France, un
large mouvement de rlaboration. Rendre compte de cette rupture et mettre en lumire
cette diversit des acteurs et des objectifs, souvent occulte par limpression dunivocit
que laisse lexpression fige de thtres de machines , tel est lobjectif du prsent
chapitre.
Le moment Jacques Besson : du trait savant au livre
dinventions, 1569-1578
Il nest pas question de rcrire ici la biographie de Jacques Besson, dsormais
assez bien connue 22 . Notons simplement que ce calviniste dauphinois fut un
mathmaticien pratique , qui mettait son savoir et sa dmarche mathmatique au
service dune recherche de solutions efficaces dans divers domaines, dont les
machines ntaient quune partie23. Plus intressantes sont ses dernires annes et les
premires aprs sa mort, qui constituent le moment o sopre un premier changement
dorientation, qui aboutit la mise en place de livres dinventions, premire tape vers la
mise en place des thtres de machines.
LEFEVRE et Marcus POPPLOW, DMD - Database Machine Drawings , op. cit.. 22
Pour une biographie de Jacques Besson et les tudes attenantes, voir Annexe 2 : Biographies des personnages , p. III. 23
Besson fut notamment lauteur dun trait sur la fabrication des fours distiller les huiles, sur la faon de trouver les sources depuis la topographie extrieure, et sur un instrument de mesure astronomique et cartographique.
29
Vers la fin de lanne 1569, Jacques Besson arrive Montargis, o il est protg par
la duchesse Rene de Ferrare, de sang royal24. Il entre en relation avec Jacques
Androuet du Cerceau, architecte et graveur clbre. Par ailleurs, avec limprimeur
parisien Galliot du Pr, il rdite ses uvres antrieures. Parmi plusieurs projets de
livres, Besson avait celui de dcrire plusieurs machines de son invention, dont quelques
unes avaient t cites auparavant. Daniel Regnier-Roux a montr quau contact de
Jacques Androuet du Cerceau, ce dernier projet se prcise et prend le pas sur les
autres25. Ce dernier aurait mme jou le rle d intercesseur auprs de quelques
seigneurs ou mme du Roi pour obtenir les moyens indispensables la ralisation du
projet de son coreligionnaire .
Ainsi Besson dclare-t-il en 1569 travaille[r] aussi [], pour ddier Sa Majest,
un ample livre, distribu en plusieurs inventions nouvelles dinstruments & machines
utiles 26. Il obtient le soutien financier du roi Charles IX pour mener bien son projet,
qui apparat comme le couronnement de toutes ses recherches personnelles. Lobjectif
est clair : cette uvre devait permettre Besson dobtenir des commandes royales, et
en entrant la cour, de se placer sous la protection du souverain :
toutesfoys et quantes quil vou plaira me le commander et tendre la main de vostre magnificence selon quavez accoustum de faire envers tous voz humbles subjetz qui sestudient journellement a toute bonne science et vertu pour faire service a vostre Majest et a toutes nations soubz vostre nom et royale auctorit.
27
De ce livre, nous avons une premire version manuscrite28, peut-tre de 1569, mais
cest vraisemblablement un exemplaire dune version imprime, parue peu aprs sous
le titre de Livre premier des instruments mathmatiques et mechaniques que Jacques
Besson donne au roi le 12 mai 1572 en lchange de 560 livres tournoi (l.t.), une somme
plus que consquente.
24
Rene de Ferrare est la belle-sur de Franois Ier
et tante du roi Charles IX. Rforme pacifiste, elle prenait sous sa protection Montargis de nombreux protestants de tous horizons, notamment savants. 25
Daniel REGNIER-ROUX, Le rle de Jacques Ier Androuet du Cerceau dans la conception et la ralisation du Livre premier des instruments mathmatiques et mcaniques de Jacques Besson , Revue Reforme, Humanisme,
Renaissance (RHR), 2010, no 70, pp. 113134.
26 Prface de Jacques BESSON, Lart et science de trouver les eaux et fontaines caches soubs terre, autrement que
par les moyens vulgaires des agriculteurs & architectes, Orlans, Pierre Trepperel, 1569. 27
Cette citation est tire de la prface dune version manuscrite de louvrage de Jacques Besson, conserve la British Library sous la cote : Additionnal 17921 dans le catalogue des manuscrits. Zotero. 28
Voir note 27 ci-dessus.
30
Pourtant, la prsentation soigne du manuscrit, lcriture calligraphie dun
professionnel29 et les figures, dessines la plume et colores avec des teintes de lavis
trs claires, en ferait un bel objet fini si toutes les lgendes taient aussi compltes que
sur les trois premires figures. La ddicace Charles IX laisse penser quil sagit dun
premier projet de ce livre, sans doute interrompu par la dcision dimprimer le trait. Or
la comparaison entre manuscrit et limprim rvle de nombreuses diffrences. Les
projets diffrent.
Le manuscrit, un projet technique pour le Prince
Besson, ayant sans doute tudi en Italie devait connatre la puissante tradition
manuscrite et illustre des livres de mcaniques. Les thmes dont il use sont dailleurs
en grande partie emprunts ceux de Taccola. Bien que les emprunts de Besson
semblent assez minces, cest l une premire source dinspiration30. Par ailleurs, il est
difficile de savoir ce que le projet manuscrit doit Jacques Androuet du Cerceau,
dautant que celui-ci nest pas cit. La rencontre a sans doute permis Besson dobtenir
laide dun excellent dessinateur et dun homme expriment dans ce type de livre.
Notons dailleurs que la formule que le manuscrit [de Besson] adopte est proche de
celle que de Jacques Androuet du Cerceau dveloppe dans son premier livre
darchitecture de 1559 , publi chez Benoist Prevost.
Le manuscrit intitul Livre de la plus part des Instrumens et machines / Inventes
par Jaques Besson Dauphinois ; Lesquelles servent / a plusieurs beaux effetz pour
lusage des / Mathmatiques et utilit Commune se conoit comme une uvre
unique, qui nappelle pas de suite, quand le livre premier imprim appelle dautres
tomes. Outre une ddicace Charles IX et une prface, le manuscrit comprend une liste
de principes thoriques qui disparat compltement de la version imprime. Enfin, le
manuscrit nest quen franais quand limprim est bilingue. Mais la plus grande
diffrence rside dans le contenu mme des textes et des figures.
29
Denise Hilard a prouv que lcriture ntait pas de Jacques Besson lui-mme. Il a donc engag un scribe pour crire le texte du livre (et dessiner ?) : Denise HILARD, Jacques Besson et son Thtre des instruments
mathmatiques: recherches complmentaires , Revue franaise dhistoire du livre, 1981, no 30, pp. 4769.
30 Ce sont surtout des emprunts concernant des thmes de machines et des formes de mcanismes, comme les
contrepoids. Sur ce point, lire Vernard FOLEY, Darlene SEDLOCK, Carole WIDULE et David ELLIS, Besson, da Vinci, and the evolution of the pendulum , op. cit..
31
La ddicace du manuscrit dbute par une profession de vassalit, qui tmoigne de
la position de Jacques Besson sur les guerres de religions qui ne cessent rgulirement
dagiter le royaume. Il met en scne un peuple uni, vassal du roi : cest lamour que
Dieu ha imprim au cur des hommes envers leurs princes souverains et patries 31
qui aurait pouss Besson a quicter les plus plausibles commodits de la vie
presente pour que cet ouvrage arrive dans les mains du roi. Rform mais de position
modre, il plaide pour la paix32. Il ne propose aucune machine de guerre, ne met
jamais en scne ses machines de construction dans un contexte de fortification, ne
propose aucun bateau de guerre. Ces choix ne sont pas anecdotiques, ils tmoignent
dune rupture par rapport la tradition antrieure, qui nhsitait pas prsenter aux
Princes des machines de guerre et de puissance. Besson, lui, veut faire quelque
uvre qui peult proffiter [au] royaume [et sa] Majest .
Rappelons que la pense de la Renaissance nest pas librale : cest le monarque
qui assure la prosprit du pays. En mettant soubz [son] auctorit et protection
royale le livre de [ses] machines et inventions manuelles , Besson esquisse en fait un
programme damlioration des richesses du royaume par une amlioration de la
productivit. Ddi au roi, louvrage est ouvertement rdig destination de tous les
geometres, marmiers, marchans, artisans, gentilzhommes, bref pauvres et riches qui
y voudront tant peu que ce soit entendre et tout ce pour la conservation, utilit et
entretien du bien public , c'est--dire la paix et la prosprit. Le Prince est ici garant du
bon usage des inventions, et vite aussi que les inventions ne soient utilises contre le
bien public.
Le projet qui apparat dans ce manuscrit est celui dun bon inventeur de la
Renaissance : une personne qui met disposition du public des choses que ce dernier
ne connat pas. Pour ce faire, Besson ne se contente pas de dessiner ses inventions : il
cherche les appuyer sur des causes prcises, qui peuvent prouver les effets. Cest
pourquoi toute sa prface est une dfense de lutilit des mathmatiques et dune
mcanique aristotlicienne. Une mcanique dont on retrouve les lments gnraux
31
Jacques BESSON, Livre de la plus part des instrumens et machines , British Library, Add Ms 17921. Toutes les citations suivantes sont tires du mme manuscrit, sauf prcision contraires. 32
Tout comme les relations de Rene de Ferrare et de Calvin avait t refroidie par le refus de celle-ci dentrer en conflit ouvert avec les catholiques de la cour, cette position modre peut expliquer que Besson dcide de sloigner de Genve trs rapidement.
32
dans les 22 principes que le mathmaticien place avant ses inventions33, complts par
deux sentences issues de son exprience personnelle.
Les lgendes des trois premires machines sont plus dveloppes que les autres.
Elles tmoignent dun premier proje