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Les thbries konomiques du developpement face a la realite au Sahel FredCric Martin, Peter Calkins et Gerard Ghersi Dkpartement dkconomie rurale de 1’ Universitk Laval, Qukbec; aussi membres du groupe Stratkgies et politiques alimentaires au Sahel (SPAS) du centre Sahel de la mgme universitk. INTRODUCTION Le Sahel est une zone de 1’Afrique de 1’Ouest qui marque la transition entre le dksert du Sahara et 1’Afrique soudaniknne. DCfini de manibre climatique, il cor- respond a la zone recevant entre 150et 900 millimktres de pluie par an (Figure 1). Dtfini de manikre politique, il regroupe les pays membres du ComitC Inter-Etats de Lutte contre la SCcheresseau Sahel (CILSS), soit le Burkina Faso, le Cap Vert, la Gambie, la GuinBe-Bissau, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le SCnCgal et le Tchad (Figure 2). Ces deux dkfinitions ne se recoupent pas exactement. Plusieurs de ces pays ont des zones non sahkliennes ou sont situCs en dehors de la zone sahtlienne. Par contre des pays non membres du CILSS comme le Cameroun ont des zones sahkliennes . Dans cet article, la definition climatique est retenue . La situation au Sahel est caractkriskepar une stagnation, voire une rkgression dans de nombreux domaines (Giri 1983, 162-63). Citons les facteurs de prCoc- cupation les plus importants au Sahel: la dktkrioration de I’environnement,et en particulier ladksertification (Giri, ch. 8); la croissance dkmographique galopante, par laquelle le taux de croissance annuelle de la population pour la phiode 1986-2000 est estimt 2 2,85% (Bourque et Gagnon 1988,3); l’urbanisation rapide et anarchique par laquelle la part de la population urbaine est passke de 9% en 1960 a 23% en 1985 (Bourque et Gagnon, 6); la rigression de la production agricoleet alimentaireper capita, par laquelle l’indice de la production agricole par personne est pass6 de 105 en 1975- 1977 a 100 en 1984-1986 (base 100 en 1979-1981), et l’indice de la pro- duction alimentaire par personne a Cvolut de la meme manibre (Bourque et Gagnon, 10 bis); l’augmentation des parts des importations commerciales et de l’aide ali- mentaire dans l’offre alimentaire totale de 10% en 1972-1974 a 35% en 1984-1986 (Bourque et Gagnon, 59-66,75-80); la stagnation du produit national brut (PNB) per capita au niveau tr2s bas de 286 $ de 1986, telle que le taux de croissance annuel moyen de 1965 2 1986 est nu1 (World Bank 1988, 223); Revue canadienne d’tconomie rurale 37 (1989) 933-951 933

Les théories économiques du développement face à la réalité au Sahel

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Les thbries konomiques du developpement face a la realite au Sahel

FredCric Martin, Peter Calkins et Gerard Ghersi Dkpartement dkconomie rurale de 1’ Universitk Laval, Qukbec; aussi membres du groupe Stratkgies et politiques alimentaires au Sahel (SPAS) du centre Sahel

de la mgme universitk.

INTRODUCTION Le Sahel est une zone de 1’Afrique de 1’Ouest qui marque la transition entre le dksert du Sahara et 1’Afrique soudaniknne. DCfini de manibre climatique, il cor- respond a la zone recevant entre 150 et 900 millimktres de pluie par an (Figure 1). Dtfini de manikre politique, il regroupe les pays membres du ComitC Inter-Etats de Lutte contre la SCcheresse au Sahel (CILSS), soit le Burkina Faso, le Cap Vert, la Gambie, la GuinBe-Bissau, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le SCnCgal et le Tchad (Figure 2). Ces deux dkfinitions ne se recoupent pas exactement. Plusieurs de ces pays ont des zones non sahkliennes ou sont situCs en dehors de la zone sahtlienne. Par contre des pays non membres du CILSS comme le Cameroun ont des zones sahkliennes . Dans cet article, la definition climatique est retenue .

La situation au Sahel est caractkriske par une stagnation, voire une rkgression dans de nombreux domaines (Giri 1983, 162-63). Citons les facteurs de prCoc- cupation les plus importants au Sahel:

la dktkrioration de I’environnement, et en particulier ladksertification (Giri, ch. 8); la croissance dkmographique galopante, par laquelle le taux de croissance annuelle de la population pour la phiode 1986-2000 est estimt 2 2,85% (Bourque et Gagnon 1988,3); l’urbanisation rapide et anarchique par laquelle la part de la population urbaine est passke de 9% en 1960 a 23% en 1985 (Bourque et Gagnon, 6); la rigression de la production agricole et alimentaire per capita, par laquelle l’indice de la production agricole par personne est pass6 de 105 en 1975- 1977 a 100 en 1984-1986 (base 100 en 1979-1981), et l’indice de la pro- duction alimentaire par personne a Cvolut de la meme manibre (Bourque et Gagnon, 10 bis); l’augmentation des parts des importations commerciales et de l’aide ali- mentaire dans l’offre alimentaire totale de 10% en 1972-1974 a 35% en 1984-1986 (Bourque et Gagnon, 59-66,75-80); la stagnation du produit national brut (PNB) per capita au niveau tr2s bas de 286 $ de 1986, telle que le taux de croissance annuel moyen de 1965 2 1986 est nu1 (World Bank 1988, 223);

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Figure 1 . Definition clirnatique du Sahel Source: Giri (1983) p. 11.

des desiquilibres macro-Cconomiques, en particulier des finances publiques et de la balance des paiements; et I’amClioration trop lente de I’acces a ]’education et 2 la santt, telle que le pourcentage d’enfants a 1’Ccole primaire est pass6 de 22% en 1965 ii 34% en 1983, et le nombre d’habitants par mCdecin est pass6 de 53.5 15 en 1965 a 30.852 en 1980 (Bourque et Gagnon, 93).

Cette situation prioccupante s’explique par I’existence de nombreuses entraves au dCveloppement. Celles-ci sont prCsentCes au Tableau 1 et sont regrou- pkes en trois categories de facteurs : matCriels, humains et Cconomiques.

Les entraves Ctant souvent reliees les unes aux autres, il est difficile d’iden- tifier les plus importantes. Dans cet article, on a considCrC que les entraves prin- cipales Ctaient celles qui d e n t ou renforcent d’autres contraintes et/ou qui s’ap- pliquent particulierement a la zone sahelienne. Selon ces criteres, la plupart des facteurs matkriels et humains du Tableau 1 apparaissent comme des entraves prin- cipales. On trouvera ci-dessous une Ctude de ces dernieres et une analyse de la pertinence des theories Cconomiques du dCveloppement pour expliquer celles-ci.

PREMIERE ENTRAVE AU DEVELOPPEMENT : UN ENVIRONNEMENT TRES CONTRAIGNANT

Si l’on devait choisir une seule entrave au dCveloppement du Sahel, ce serait l’en- vironnement. Premikrement, la quantitC de pluie est faible et variable d’une annCe

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Figure 2. DCfinition politique du Sahel Source: Club du Sahel, Znformations 1, 1988.

B une autre. Sa distribution est intgale d’une region B une autre, d’une annCe B une autre et B l’intkrieur mCme de l’hivernage. Bien que les periodes de stcheresse soient de plus en plus longues, les rares pluies sont en gCnCral intenses. Deuxib- mement, les sols sont peu fertiles et fragiles. Troisibmement, les zones agricoles sont de temps en temps ravagkes par des tpidkmies de criquets.

Ces caracteristiques ont plusieurs consequences. Tout d’abord, les rende- ments sont faibles et les surfaces cultivables sont limitees, ce qui explique la fai- blesse et la stagnation de la production agricole. Ensuite, les technologies B haut rendement et B faible risque adaptees B un tel environnement sont difficiles B trou- ver. Enfin, les rendements sont trbs variables d’une annCe B l’autre (Matlon 1987).

Quelles theories economiques prennent en compte de manibre explicite I’en- vironnement comme entrave au developpement ? Trois theories ont Cte avancees qui procbdent de cette demarche : la theorie de l’tco-developpement, la thtorie des determinants humains et materiels et la theorie de 1’Cconomie de ptnurie contrainte par les ressources. I1 est interessant de replacer les arguments fonda- mentaux et les hypothbses sous-jacentes B ces theories B la lumibre du cas sahelien.

La thkorie de l’kco-dkveloppement pronee par Sachs (1980) soutiendrait que I’entrave essentielle au developpement du Sahel reside dans la dCgra- dation de I’environnement. MCme si le rendement par hectare augmente,

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Tableau 1 . Les principales entraves au dtveloppement au Sahel

Cattgorie Entrave au dtveloppement

Facteurs mattriels Environnement tres contraignant Manque de technologies approprites a haut rendement et 9

Faible infrastructure logistique

Croissance tres rapide de la population Manque de capital humain Contraintes politiques Manque de capital financier Politiques de prix inadequates Evolution des marches mondiaux Mauvais fonctionnement des institutions : secteur public et

faible risque

Facteurs humains Contraintes socio-culturelles

Facteurs economiques

secteur prive

les superficies cultivables diminuent, conduisant ainsi 5 une baisse de la production totale. L‘hypothkse sous-jacente a ce raisonnement est que l’equilibre Ccologique entre la population humaine, la population animale et I’environnement est necessaire au developpement. Or le Sahel tend 2 s’kloigner de plus en plus de cet Cquilibre. La the‘orie des de‘terminants humains et mate‘riels developpke par Bins- wanger et McIntire (1987) et Binswanger et Rosenzweig (1986) privilC- gierait le haut risque de production comme entrave essentielle au dtvelop- pement du Sahel. L‘hypothkse sous-jacente B cet argument est que le risque Cleve determine les rapports sociaux et fonciers. La thkorie de l’e‘conomie de pe‘nurie contrainte par les ressources, telle qu’inoncie par Kornai (1980), soutiendrait que les paysans et les autres agents economiques du Sahel prennent des decisions tout h fait logiques, compte tenu de leur environnement. 11s font souvent des choix d’optima de second rang (ccsecond besb en anglais) a cause des contraintes de res- sources disponibles et du temps d’attente necessaire pour les obtenir. L‘hy- pothkse sous-jacente a cette theorie est que les paysans ne peuvent compter que sur leurs ressources personnelles trks limitees et non pas sur une aide publique.

De manikre plus gknerale, l’hypothkse generale commune aux theories de Binswanger et a1 et de Kornai est que la base de ressources naturelles joue un r81e rnajeur dans la determination des rapports Cconomiques et sociaux.

Confrontees a la realit6 sahklienne, ces theories permettent de mieux comprendre I’entrave fondamentale au dkveloppement du Sahel que constitut l’en- vironnement. La theorie de 1’Cco-developpement prevoit I’irnpact du deskquilibre

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entre la population et l’environnement. Elle contribue B expliquer la dbertifica- tion, la dCtCrioration de la fertilitC des sols, l’exode rural, la sidentarisation des nomades et l’urbanisation anarchique (Giri 1983, ch. 3, 5, 7, 8 et 10).

Gr8ce B son approche deductive, la thtorie des dkterminants humains et mat& riels prCvoit l’impact de l’environnement sur les rapports sociaux et fonciers. Elle explique certains faits observCs au Sahel et plus particulikrement :

la prioritt a la stcuritt alimentaire dans la strat6gie paysanne surtout autre objectif et en particulier le profit (Dupriez 1982; Funel 1976); la difficult6 d’accumuler un capital financier; l’inexistence ou le trbs faible dtveloppement de certains marches comme le march6 du crCdit ou l’assurance-rCcolte vu les risques trks ClevCs et le manque de garantie; l’accumulation exagCr6e de bCtail comme substitut 21 l’assurance-ricolte (Giri, 116); et la grande taille des familles pour r6partir le risque, r6duire les coiits d’in- formation et de transaction et enfin tviter les problkmes de (<risque moral,, (ccmoral hazard,, en anglais) en augmentant le degrt de confiance entre personnes de la mCme famille.

Cette thCorie prCdit certaines implications de la courte dur6e de la saison culturale : en particulier, des contraintes de main-d’oeuvre B certaines ptriodes comme la rCcolte (Gallais 1984; Mellor et al 1987), le faible dtveloppement du march6 de la main-d’oeuvre agricole et enfin les limites sur les possibilitts de transfkrer des technologies d’autres zones oh la pCriode des pluies est plus longue.

La thtorie de 1’Cconomie de pCnurie pr6voit que les signaux dkterminant le comportement des paysans et des commerpnts seront des signaux de quantit6 et non pas de prix. En particulier, la longueur de la pCriode d’attente nCcessaire pour se procurer des intrants agricoles tendra B avoir plus d’importance que le prix de ces intrants. Pour cette raison, les transformations institutionnelles et technolo- giques qui, selon Hayami et Ruttan (1985), devraient Ctre induites par les prix seront court-circuitkes.

Pour tester empiriquement la thCorie de Kornai, il faudrait collecter des don- nCes afin d’estimer la propension des producteurs et des consommateurs B faire la queue pour acheter un intrant ou une denrCe et B effectuer une substitution si ce bien n’est plus disponible. MCme si ce genre d’Ctudes n’a pas encore Ctt faite, cette thCorie (voir thtorie B dans l’article qui prCcbde par P. Calkins <<Toward a Unified Theory of Economic Development Theories,,) nous semble tout B fait pertinente aux conditions sahtliennes.

Un autre concept pertinent dans I’analyse des contraintes qu’exerce l’envi- ronnement sur le dCveloppement est celui des avantages comparCs tel que dive- loppC par Ricardo (1821) et raffinC par Hecksher (1949) et Ohlin (1933). I1 est clair dans le cas du Sahel que le milieu nature1 trbs difficile contribue B rendre l’agri- culture peu rentable financibrement et Cconomiquement. On peut donc sCrieuse-

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ment se demander si le Sahel dispose d’avantages compares dans I’agriculture par rapport a d’autres regions du monde, du moins avec les technologies actuellement disponibles (Shapiro et Berg 1988).

Cependant, cette conclusion doit &tre nuancCe dans la mesure ou 1’Cconomie sahelienne se situe bien en de@ de sa frontibe de production contrairement aux hypotheses de Ricardo et de Hecksher-Ohlin. On peut alors se demander si la thkorie de Myint (1 975) dite de ((vent for surplus,> (ouverture de marches extkrieurs permettant la crkation de surplus) pourrait s’appliquer au Sahel. Le dkveloppement pourrait alors passer par un investissement accru dans l’agriculture pour se rap- procher de la frontikre de production.

Dans l’ensemble, ces applications des thkories de Sachs. Binswanger et al, Komai, Ricardo et Myint semblent donc bien en mesure d’expliquer les enjeux environnementaux au Sahel. A la lumibre de ces thCories, deux stratCgies sont proposees pour relacher l’entrave environnementale. Une premiere strategie vise a lutter contre la disertification par la restauration du couvert vkgCtal. Les poli- tiques a mener concement entre autres :

le reboisement; la construction de barrieres pour bloquer l’avancke des dunes; la construction de fours de cuisson au bois plus efficaces; I’utilisation d’autres sources d’energie que le bois (gaz) pour lacuisson des aliments; le contr6le des lieux de phturage des animaux (chameaux et chbvres); et le maintien du degrk de fertilitk des sols par I’utilisation d’engrais chimiques et organiques.

Une deuxikme strategie cherche h rCduire les risques de production par des politiques de recherche agronomique, de dkveloppement de l’imgation et de diver- sification de la production. Elle privoit aussi des investissements dans l’infras- tructure de production et de mise en marche pour contribuer a assurer la livraison a temps des intrants et a transmettre aux producteurs des signaux de prix suscep- tibles de les inciter a augmenter leur production.

DEUXIEME ENTRAVE AU DEVELOPPEMENT : LE MANQUE DE

Une deuxieme entrave au developpement du Sahel rkside dans le manque de tech- nologie approprike a la zone sahtlienne. La production agricole demeure tr2.s extensive et le principal intrant reste la main-d’oeuvre. Les succks en matitre de developpement de varietCs amkliorees adapttes au milieu paysan sahelien, c’est h dire a haut rendement et h faible risque, s’averent tres faibles jusqu’h prksent, en particulier pour les cultures vivribres (cCrCales, tubercules). L‘utilisation d’engrais organiques et chimiques, de la traction animale et d’kquipement agricole reste limitee principalement aux zones de culture d’arachide et de coton (Matlon 1987).

TECHNOLOGIE APPROPRIEE AU SAHEL

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En constquence, les rendements demeurent trbs faibles et trbs variables. La faible productivitt de l’agriculture sahtlienne est un problbme fondamental. Celle- ci contribue B crter une instcurit6 alimentaire chronique et une forte aversion au risque chez le paysan. De plus, la fertilitt des sols dtcline ajoutant B la dtgradation de l’environnement. I1 en dtcoule un renforcement ntgatif mutuel entre ces deux entraves .

Selon Boserup (1965), les bloquages technologiques ne seraient pas un pro- blbme B long terme. D’aprbs elle, au fur et B mesure de l’augmentation du rapport populatiodproduction, les chercheurs vont mettre au point de nouvelles techno- logies de culture plus intensive. Les paysans vont adopter celles-ci et seront prets B fournir la quantitt de travail accrue et les investissements que ces dernibres requibrent.

Ntanmoins, deux thCories Cconomiques prennent en compte de manibre explicite la technologie comme entrave au dtveloppement : d’une part la thkorie du dtterminisme technologique et le modble d’intrant B haute rentabilitk de Schultz (1964), d’autre part la thtorie de l’innovation induite de Hayami et Ruttan (1985).

Selon la thtorie du determinisme technologique et du modble d’intrant B haute rentabilitt, l’entrave essentielle au dtveloppement du Sahel serait le manque de technologie approprite 51 haut rendement. Cette thtorie suppose que le paysan sahtlien soit pauvre, mais efficace dans son allocation de ressources. Ainsi, dans la mesure ob on lui propose une technologie nouvelle plus rentable, il va l’adopter.

En ce qui a trait B la thtorie de l’innovation induite, les prix des facteurs doivent refltter la rarett relative des ressources pour induire des innovations cor- respondant B cette raretC. Ce raisonnement suppose que la recherche rtponde aux incitations de prix.

Ces thtories souffrent toutefois de certaines imperfections de leur cadre conceptuel. On peut en particulier leur reprocher de ne pas assez mettre l’accent sur le risque lit B la production et B la complexitC du systbme d’exploitation. I1 est donc utile de complkter ces thtories par l’approche des systbmes d’exploitation agricole pronte par exemple par Hildebrand (1986). Hildebrand avance avec raison que le paysan n’adoptera pas une technologie B plus hauts rendements si elle s’ac- compagne d’une trop grande dispersion de ces rendements autour de la moyenne, de sorte que la nouvelle technologie mbnerait B des rendements inftrieurs B ceux de la technologie traditionnelle en mauvaise annte climatique. Cependant, le stoc- kage peut permettre l’adoption d’une nouvelle varittC B haut rendement plus ris- qute que la varittt traditionnelle dans la mesure ob il contrecarre le risque accru de production (Grenon 1989). De plus, meme si une technologie sup6rieure existe et donne de meilleurs rendements bon an ma1 an, il se peut qu’elle ne soit pas adoptte si elle ne s’imbrique pas convenablement dans les modes de production et les associations culturales existants.

I1 est aussi pertinent de faire mention de la thtorie du dtstquilibre Ccologique de Wilkinson (1973). Selon cette dernibre, un choc externe, tel que le colonialisme

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ou le changement technologique, peut stimuler la production, mais aussi ditruire le contrat social prd-existant. Ces chocs peuvent conduire une deterioration des rapports sociaux et de la repartition des revenus et entrainer une deterioration de la situation alimentaire. Cet aspect ne figure ni dans la theorie de Schultz, ni dans celle de Hayami et Ruttan.

Confrontons maintenant ces theories a la rkalitt sahklienne. Les etudes empi- riques disponibles confirment en general des hypotheses de rationalite, d’ingknio- site et d’efficacitt du paysan sahdien telles que dkfinies par la thCorie du deter- minisme technologique (Campbell 1977; Dupriez 1982; Boulet 1975 et Hallaire 197 1 citCs par Gin).

Concemant la theorie de l’innovation induite, des facteurs autres que le prix semblent expliquer la faible productivitk de la recherche agronomique au Sahel. En particulier, on peut citer la durett5 et la complexite de l’environnement (voir premikre entrave), le manque de moyens financiers et humains et la priorit6 gou- vemementale accordee pendant longtemps aux cultures de rente (Eicher 1988; Gin 1983; Lipton 1988). La theorie de Hayami et Ruttan doit donc &re complCtCe car, contrairement aux pays industrialids, les conditions ntcessaires pour que les prix aient un impact sur l’allocation des ressources ne sont pas toujours prksentes au Sahel, du moins 2 court terme.

En conclusion, la thkorie du dkterminisme technologique a le mtrite de mettre en valeur une des entraves les plus importantes au dkveloppement au Sahel. La thkorie de Hayami et Ruttan quant a elle semble sous-estimer le poids des contraintes environnementales et institutionnelles au Sahel.

Ces diverses theories se completent. Prises ensemble, les visions de Schultz, Hayami-Ruttan, Hildebrand et Wilkinson conduisent a proposer une strategie favo- risant la dkcouverte et la diffusion de nouvelles technologies adaptkes au milieu sahtlien comme pendant la revolution verte en Asie. Cette strategie inclut une politique de prix des intrants reflktant la rarete relative des facteurs de production, un investissement majeur dans la recherche agronomique pour trouver des variktes a haut rendement et a faible risque et dans la vulgarisation pour diffuser les inno- vations. Elle veille aussi a minimiser les impacts sociaux ntgatifs potentiels lies a I’introduction de nouvelles technologies.

TROISIEME ENTRAVE AU DEVELOPPEMENT : DES CONTRAINTES SOCIO-CULTURELLES

I1 s’agit d’un domaine tres dtlicat qui exige une connaissance approfondie des comportements humains difficile a acqutrir, surtout pour des non sahtliens. L’ana- lyse presentee ici ne se veut pas un jugement de valeur des societes et des cultures du Sahel. I1 est cependant important de souligner quelques unes des implications possibles de certaines coutumes et pratiques sociales pour le dheloppement.

Trois caractkristiques pourraient potentiellement constituer une entrave au dkveloppement. I1 s’agit de :

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la priorit6 accordte au groupe sur l’individu et sur la collectivitC nationale; la division des tiiches selon le sexe qui dkfavorise 1’Cducation des filles et implique un manque de flexibilitk dans l’utilisation de la main-d’oeuvre pouvant mener a des goulets d’ktranglement de la production agricole (par exemple en zone Mandingue en Casamance au SCnCgal); et l’opposition des religions musulmane et catholique au contrde des naissances.

Ces questions sont soit ignorkes par les tconomistes, soit considCrees comme des variables en dehors du champ strict de 1’Cconomie et faisant partie plut6t des champs des sciences politiques, de la sociologie et de l’anthropologie. Elles sont dbs lors considtrbes comme des contraintes dont 1’Cconomiste doit tenir compte, mais sur lesquelles il ne peut pas agir. Les theories anthropologiques, sociolo- giques et politiques sont donc plus pertinentes. Ces theories, bien qu’en dehors du sujet de cette communication limitCe aux thCories Cconomiques, sont suffisam- ment importantes pour en mentionner quelques unes parmi les plus pertinentes notre propos.

Par exemple, la thCorie de 1’Cconomie de l’affection (Hyden 1986) met en valeur l’existence de rtseaux de support et de communication au sein de groupes qui ont en commun le sang, la race, l’ethnie ou la religion. Le premier devoir social exigerait que l’on aide les membres plus dCmunis de son reseau. Ainsi l’attachement B ces communautks serait plus fort que l’attachement B la nation. L‘Etat serait considCrC en Afrique comme une source de revenus et de pouvoir pour ces rCseaux (Bates 1981). Le faible attachement B 1’Etat serait aussi renforcC par la faible participation de la population aux dCcisions nationales.

Une explication possible i l’kconomie de l’affection dans le cadre du Sahel serait peut-&tre fournie par la thkorie de la justice proposCe par Rawls (197 1). Rawls suggbre que dans une sociCtC ou les places dans 1’Cchelle sociale ne sont pas encore choisies, la population choisit une forme d’organisation sociale Cgalitaire. Le Sahel correspond d’une certaine manibre B ce genre de sociCtC Cgalitaire dans la mesure oii le risque omniprksent peut rapidement modifier les positions des individus dans la socittC.

Selon certaines thkories marxistes feministes, une autre consCquence socio- culturelle du risque rCside dans la division des modes de production selon le sexe. Le mode fCodal de production vivribre B faible risque rCalisC par les femmes coexis- terait avec le mode capitaliste des cultures de rente B fort risque accapark par les h o m e s pour assurer un Cquilibre entre sCcuritt alimentaire et recherche du profit (Calkins 1988).

Ces theories fournissent des Cltments d’explications B certains phCnombnes observCs :

I’accumulation de capital s’avbre difficile dans la mesure ob les gens dis- posant de revenus plus importants doivent s’en dCfaire en partie pour sub- venir aux besoins des plus dCmunis en argent ou en nature (logement, nour-

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riture, etc.). I1 faut noter cependant que ce systeme d’entraide sert de mecanisme de securite sociale et d’assurance-maladie et remplit de ce fait une fonction importante pour la survie de la sociCtC; pour la mCme raison, les rCcompenses materielles B I’effort et au travail personnel sont faibles, ce qui n’encourage pas le dynamisme individuel et l’entrepreneurship. Cependant, la personne qui distribue ses richesses et ses faveurs btnCficie la fois d’un statut social ClevC et d’un risque moins Cleve; il existe des risques de detoumement de fonds publics et de corruption dans la mesure ou le civisme et le sens du consensus national ne font pas partie des priorites culturelles; des conflits entre communautes convoitant les mCmes ressources sont possibles.

Certains ClCments de ces theories sociologiques, anthropologiques et poli- tiques et sans doute d’autres devraient Ctre pris en compte a l’interieur d’une theone tconomique Clargie du dCveloppement au Sahel. Cette dimension s’avkre parti- culikrement importante lors de I’etablissement d’hypothkses sur les comporte- ments des agents microtconomiques et de l’ilaboration de propositions de poli- tique tconomique prenant en compte ces variables non Cconomiques comme contraintes. Par exemple, une thkorie de I’utilite jointe serait tres utile pour expli- quer les decisions paysannes (voir thCorie A dans l’article qui prCci?de par Calkins).

QUATRIEME ENTRAVE AU DEVELOPPEMENT : LA CROISSANCE TRES RAPIDE DE LA POPULATION

La croissance tres rapide de la population entraine les consequences suivantes : Une augmentation de la densite humaine, donc de la pression sur les terres, est le rCsultat de la reduction des penodes de jachkre et de la coupe accrue du bois de chauffe qui contribuent a la degradation de I’environnement (dkboisement, erosion, desertification, surexploitation des sols). Ces Cvo- lutions s’avkrent bien sQr contraires au modkle de 1’Cco-dkveloppement. De plus, la quantite de terrres cultivables et non encore cultivees Ctant devenue tres faible dans certaines zones, i l convient d’envisager un chan- gement des methodes de culture extensive (correspondant au modele de la fronti6re) pour des methodes plus intensives. Une augmentation du deficit alimentaire en resulte. Le secteur agricole est de moins en moins capable de nourrir sa population par une production alimentaire nationale ou par I’importation de produits alimentaires financte par I’exportation des produits de cultures de rente. Une augmentation des besoins de services publics (education, sante) B court terme et de crCation d’emplois a long terme augmente la pression sur les maigres ressources publiques disponibles et donc le mauvais fonctionne- ment du secteur public.

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Une augmentation du nombre d’enfants peu formts renforce le manque de capital humain.

Les nto-malthusiens ont propost une thtorie Cconomique mettant l’emphase sur la croissance dtmographique. Si l’on se rtfbre i2 leur thtorie, l’entrave essen- tielle au dtveloppement du Sahel serait la croissance dtmographique plus rapide que la croissance de la production agricole et alimentaire, ce qui crte un dts- tquilibre entre la population et la base de ressources naturelles. Cette thtorie sup- pose que le lien de causalitt va de la forte natalitt vers la pauvrett.

Qu’en est-il en rtalitt au Sahel? En fait, si la croissance dtmographique semble bien constituer une entrave au dtveloppement (RAPID 1982), la causalitt (forte croissance dtmographique +- pauvrett) n’est pas 2 sens unique, mais forme un cercle vicieux. De Janvry (1983) suggbre que la pauvrett est la cause de la forte croissance dtmographique .

Boserup (1965) a aussi mis en valeur certains effets positifs possibles a long terme de la croissance de la population tels que l’investissement dans la terre pour augmenter la fertilitt des sols et la sptcialisation de la production. La terre prend alors de la valeur et peut Ctre utiliste comme garantie, ce qui favorise le divelop- pement du march6 du crtdit. Ces effets n’ont pas t t t encore observts au Sahel car les terres sont resttes relativement abondantes jusqu’a prtsent . Mais cette situation est en train de changer rapidement dans certaines rtgions comme le centre du bassin arachidier au Stntgal.

Enfin, Mellor (1966,53) suggkrerait que les pays sahtliens se situent dans la phase de transition dtmographique caracttrisie par un taux de natalitt trks tlevt et un taux de mortalitt dtji2 rtduit. A terme, ces pays devraient atteindre la phase de croissance contrblte de la population oa le taux de natalitt dtcroit.

En conclusion, les thtories nto-malthusiennes semblent trbs pertinentes pour le Sahel, mais elles doivent prendre en compte les interactions entre pauvrett et taux de natalitt pour Ctre rtaliste. I1 faudrait donc envisager une double strattgie. Tout d’abord, il semble imptratif de rtduire la croissance dtmographique en met- tant en place des campagnes de conscientisation pour le contrble des naissances, des programmes de planning familial, la diffusion de contraceptifs et la mise en place d’incitations financikres pour les familles de taille rtduite (coupons de vivres, bourses d’ttudes, etc.). En mCme temps, il faut favoriser l’agriculture par des politiques d’investissement, de recherche (voir deuxibme entrave), de prix pour augmenter la production agricole et le revenu per capita.

CINQUIEME ENTRAVE AU DEVELOPPEMENT : LE MANQUE DE CAPITAL HUMAIN

Malgrt les investissements importants rialists en matikre de formation, le manque de capital humain se fait encore sentir B tous les niveaux au Sahel. On observe des dtficiences graves au niveau de la formation fondamentale et de la vulgarisation. Les taux de scolarisation et d’alphabttisme demeurent parmi les plus faibles aux

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niveau mondial et la vulgarisation ne s’avbe pas encore suffisamment adaptie au besoins paysans. Cette situation contribue a renforcer plusieurs entraves deja iden- tifiies au developpernent du Sahel, en particulier la dksertification (deboisement et divagation du betail), la croissance de la population (manque de connaissances des methodes contraceptives) et certaines contraintes socio-culturelles.

En ce qui concerne la formation su@rieure, on remarque : un manque de cadres supirieurs qualifies, en particulier en management et en analyse de politiques economiques; un manque de cadres intermediaires (techniciens) qualifies pour Cpauler les cadres superieurs et les decharger des tdches de gestion administrative pour que ces derniers se concentrent sur les choix strategiques; une inadaptation de nombreux diplomes aux besoins du marche du travail qui recoivent une formation souvent trop theorique et trop eloignee des realites du Sahel, telle que ces personnes ne trouvent pas facilement du travail et deviennent souvent aigris; un biais dans I’acces a I’enseignement superieur en faveur des gens des villes. de certaines ethnies et de certaines regions, ce qui renforcit le danger d’un developpement dualiste; et un contexte professionnel qui demobilise les cadres et favorise un processus de “dCsapprentissage.”

trop souvent, les politiques, les programmes et les projets de developpe- ment sont ma1 conqus, ma1 realisks et ont des effets benefiques inferieurs a ceux escomptes, voire nefastes, ce qui contribuent au mauvais fonction- nement des institutions; la gestion des fonds, des biens et du personnel laisse fortement a dksirer, en particulier dans le secteur public ou les objectifs sont souvent peu clairs et irrealistes et le systtme d’evaluation et de promotion est frequemment inadequat: le manque de chercheurs saheliens contribue aux difficultes auxquelles fait face la recherche pour trouver des technologies appropriees; et le manque de fonctionnaires qualifies en analyse tconomique conduit a I’adoption de politiques economiques aux effets aussi ntfastes qu’inattendus.

Une theorie economique tres pertinente concemant ces questions est la thtorie du capital hurnain de Schultz (1964). Selon cette dernikre, I’entrave essentielle au developpement du Sahel residerait dans le manque de capital humain qui constitue le principal facteur de production. La realit6 sahilienne confirme cette hypothkse car des etudes recentes dtmontrent I’impact positif de la formation sur la produc- tivite agricole (Ibrahim 1989, Mouktari 1989; Singh 1988). Ces resultats concor- dent avec les autres evaluations empiriques de la theorie de Schultz, par exemple, par Huffman (1974). L’importance potentielle du capital humain (ou de la ages-

9

11 en resulte plusieurs consequences nefastes :

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tion,,) comme facteur de production devient fondamentale compte tenu du manque d’autres ressources et de la ntcessitk de developper et d’adopter de nouvelles technologies.

Une deuxikme thCorie, celle de I’expertise (voir I’article qui preckde par Cal- kins), doit Ctre citee dans la mesure oii elle s’avkre complimentaire 2 celle de Schultz. Cette thiorie qui reste a developper mettrait en valeur les concepts de marches interieur et Ctranger pour la formation sulkrieure.

La priorite est donc d’accumuler le capital humain par des programmes de formation fondamentale (alphabttisation fonctionnelle), suptrieure et technique et de vulgarisation adaptis au milieu sahtlien. En particulier, il faudrait envisager de modifier de manikre importante le modkle d’education calque sur le modele occidental, en particulier sur le systkme d’tducation franqais d’avant l’indkpendance :

en priviltgiant I’Cducation fondamentale de toute la population (enfants et adultes) par rapport a l’enseignement universitaire; en axant le contenu de cette education fondamentale sur l’acquisition de connaissances contribuant directement a l’amtlioration des conditions de vie de la population (alphabetisation fonctionnelle, techniques agricoles et pastorales, hygikne et soins primaires, nutrition, etc.); en limitant l’accks a l’enseignement supkrieur aux plus miritants; en favorisant I’enseignement universitaire dans les domaines d’interet pour les pays saheliens (en particulier agriculture, zootechnie, gtnie rural, management, services) au detriment des domaines litttraires et philosophiques; en favorisant les applications pratiques par rapport a la thCorie dans les contenus des enseignements a tous les niveaux; et en promouvant des programmes de formation continue des cadres en place.

AUTRES ENTRAVES AU DEVELOPPEMENT En plus des entraves principales au dkveloppement dttailltes ci-dessus, il existe aussi d’autres entraves qui meritent d’Ctre mentionntes. I1 s’agit:

du manque d’infrastructure logistique (routes, tlectricitt, eau, telephone, etc.) : Cette contrainte Cree des penuries de ressources avec les conse- quences prevues par la theorie de I’kconomie de ptnurie de Komai. Elle freine Cgalement l’inttgration rkgionale et nationale. Le manque de spC- cialisation des producteurs ne permet pas alors de tirer profit des avantages compares de chaque region. des contraintespolitiques : La participation de la population, en particulier rurale, aux decisions importantes au niveau local ou national semble parfois limitee. Ceci peut conduire certains groupes ?I un sentiment de margina- lisation et 2 des comportements anti-sociaux. Le pouvoir politique parfois disproportionnk de certains groupes sociaux comme la population urbaine

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ou les ttudiants peut conduire a biaiser I’allocation des ressources en leur faveur au detriment du monde rural. du manque de capitalfinancier : Les economistes classiques ont souligne a juste titre la nkcessite pour la croissance economique d’une accumulation de capital, en particulier dans I’agriculture pour tviter le blocage du sys- teme alimentaire et du processus de developpement tel que ddfini par Ricardo ( I82 1 ). Cependant cette entrave n’apparait pas fondamentale. D’une part, elle est en grande partie le resuitat des cinq entraves fond- mentales. D’autre part, I’aide ttrang2re massive a eu des effets limites. de politiques de prix inadkquates : La thtorie ntoclassique liberale (par exemple, Friedman 1979) met l’emphase sur cette entrave dans la mesure ou elles donnent de mauvais signaux sur la rareti relative des ressources et conduisent a des decisions non optimales (pix officiels au producteur trop bas par rapport aux prix du marche national et aux prix mondiaux, prix officiels fixes dans le temps et dans I’espace, taux d’inttrzt du secteur bancaire formel trop bas, surevaluation du taux de change, protection Cle- vie des industries locales). Ce bloquage est important, mais elle rksulte d’autres entraves. en particulier le manque de capital humain dans le sec- teur public et les contraintes socio-culturelles (economie de l’affection). De plus, une partie importante de I’agriculture sahelienne n’ktant pas monCtarisCe ne repond pas directement aux signaux des prix. Enfin, pour qu’une politique des prix soit efficace, il faut qu’il y ait des technologies approprikes et des institutions performantes (Delgado et Mellor 1984), ce qui n’est pas le cas au Sahel (Martin et Crawford 1989). Des politiques correctes de prix apparaissent donc comme une condition nicessaire, mais pas suffisante au developpement de I’agriculture dans cette region. de 1’6volution des murchks rnondiuur : On observe une certaine deterio- ration des termes de I’echange pour les pays sahtliens (Bourque et Gagnon 1988,86) et une stagnation des marches d’exportations traditionnelles (ara- chide. coton). Cependant cette entrave au developpement ne parait pas fondamentale pour I’ensemble du Sahel. Elle s’applique surtout pour les pays c8tiers (en particulier le Senegal et la Gambie) et beaucoup moins aux pays enclaves qui sont presque auto-suffisants en cerkales (Burkina Faso, Mali, Niger). De plus, la pertinence de la theone de la dkpendance (Amin 1971; Coppans 1975; De Janvry 1983; Dumont 1986; Gonzales de Olarte 1980) pour les pays du Sahel qui impliquerait une conspiration des pays capitalistes du Centre pour exploiter les pays saheliens reste a demontrer. D’une part. les relations entre les pays sahtliens et les pays industrialises tiennent plus a la nature generale des rapports de pouvoir entre nations plut8t qu’8 la nature specifique du systeme capitaliste. D’autre part, le fait que certains pays connaissent des niveaux de developpement differents les

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uns des autres incite a penser que chaque pays sahtlien dispose d’une cer- taine marge de manoeuvre vis-Bvis des pays du Nord. du mauvaisfonctionnement des institutions (Etat et marcht) : La thtorie ntoclassique libtrale souligne I’tchec de politiques trop interventionnistes alors que les thtories nto-keyntsiennes soulignent le rde moteur que doit jouer l’Etat dans une tconomie en dtveloppement (Labonne 1989). Cette entrave est la rtsultante de beaucoup d’autres bloquages, par exemple, les contraintes socio-culturelles (tconomie de I’affection), la croissance trbs rapide de la population (surcharge des services publics), le manque de capital humain, les politiques de prix inadtquates (structure de prix offi- ciels ne couvrant par les coiits reels) et I’tvolution des marchts mondiaux (manque de devises).

CONCLUSION : PROPOSITIONS POUR UNE THEORIE ECONOMIQUE ELARGIE DU DEVELOPPEMENT AU SAHEL

En se concentrant sur l’ttude de facteurs strictement tconomiques (quadrant sud- ouest de la Figure), les theories Cconomiques les plus couramment utilistes par les tconomistes des pays industrialists, B savoir les thtories classique, nto-clas- sique et marxiste, prtsentent certaines limites dans leur capacitt a expliquer la situation au Sahel. Elles ne prennent pas encore assez souvent en compte :

les contraintes technologiques et environnementales au Sahel qui ont des implications importantes pour la fonction objectif du producteur et pour les choix possibles en matibre d’allocation de ses ressources (voir quadrant nord-est de la Figure 3); les contraintes humaines, et en particulier socio-culturelles qui ont un impact micro sur les choix des acteurs tconomiques et un impact macro sur les contraintes globales du dtveloppement des pays sahtliens (voir qua- drant nord-ouest de la Figure 3 ) ; et les contraintes politiques et institutionnelles qui ont des implications importantes pour la marge de manoeuvre du gouvernement et pour les rbles respectifs du secteur public et du secteur privt dans le dtveloppement (voir quadrants nord-ouest et sud-est de la figure 3) .

Les thtories tconomiques du dtveloppement les plus pertinentes pour expli- quer la situation au Sahel et proposer des strattgies visant B amtliorer cette dernibre sont celles qui reconnaissent la primautt des facteurs mattriels et humains sur les facteurs purement tconomiques. Compte tenu de la nature complexe du dtvelop- pement qui englobe de nombreuses variables en interrelation comme le montre le nombre de flsches de la Figure 3, une approche ccorganique pondtrte>> est recom- mandte. Elle serait organique car elle devrait inclure les trois principaux types de facteurs de dtveloppement correspondant aux trois types d’entraves mattrielles, humaines et tconomiques et leur interactions dynamiques. Elle serait pondtrte en accordant plus d’importance aux facteurs-clt choisis selon trois critbres :

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FACTEURS MATERIELS I FACTEURS HUMAINS

des institutions

FACTEURS ECONOMIQUES

Figure 3. L’kcart entre les entraves principales au dkveloppement et les prkoccupations habituelles des tconomistes du Nord

les facteurs-clC seraient liCs aux ressources les plus rares, autrement dit les contraintes les plus fortes; un facteur-cl6 serait la source de beaucoup d’effets d’interactions avec d’autres facteurs; et un facteur-clC serait manipulable par des politiques gouvernementales.

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I1 est donc souhaitable d’amkliorer les thCories existantes par de la recherche multidisciplinaire et empirique pour dCboucher sur une thCorie Cconomique Clargie du diveloppement au Sahel qui devrait inclure les ClCments suivants :

une prise en compte de l’ampleur et de la direction des principales inter- actions entre les facteurs qui entravent le dCveloppement; une reconnaissance de la primautC des facteurs matkriels et humains sur les facteurs purement Cconomiques; les Cconomistes du Nord, quelque soit leur Ccole, ne se prCoccupent pas assez souvent des causes des entraves Cconomiques qu’ils observent; des bases micotconomiques solides ou les principaux objectifs, contraintes et stratkgies des agents micro-kconomiques (producteurs, commerpts, consommateurs, fonctionnaires, donateurs) doivent Ctre pris en compte de manibre thCorique et empirique; un dCfi important pour la thkorie est de considkrer les niveaux micro-micro ( B I’intCrieur du mCnage), micro (le mhage), mkso (la communautk, la region ou le secteur) et macro (le pays); ceci est nkcessaire pour pouvoir proposer une stratkgie de dCveloppement qui concilie stratCgies individuelles et stratCgie collective de dCveloppement; une incorporation explicite du risque qui est la caractCristique essentielle de I’activitC Cconomique au Sahel; une identification du ou des facteur(s)-clC du dtveloppement selon les trois critbres mentionnis plus haut, soit dans le cas du Sahel le manque de capital humain; une stratkgie de dCveloppement axCe sur le facteur-clC, dans notre cas, la formation; et une perspective de long terme.

Les problbmes du Sahel touchent avant tout B la structure naturelle et humaine de la sociktt. Les solutions proposkes qui mettent I’accent sur la lutte contre la desertification, la recherche agronomique, les modifications des comportements, le contrble des naissances et la formation humaine sont des entreprises de longue haleine. Le dCfi est de concilier les besoins de survie ii court terme avec les objectifs de dCveloppement B long terme.

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