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Les Tyrannoctones fiche signalétique Nom de l'objet : Les Tyrannoctones de Critios et Nésiotès Matériau : Marbre Dimensions : Hauteur = 1,83 mètres et 1,85 mètres (sans la plinthe) Datation/Période : 477-476 av. J-C Période classique Lieu de découverte : Villa Adriana Lieu de conservation : Musée National Archéologique de Naples N° Inventaire : 6009-6010 Documentation : Brunnsäker 1971 ; GAB 2004, p13-15, fig. 18 a-e, 19 a-f (P.C. Bol) ; Klassik 2002, p. 237-240 (R. Krumeich, fig. 9 p. 223). Description : Ces deux copies fabriquées au IIe siècle après J-C, visibles à Rome depuis 1535, fortement restaurées et complétées, sont le témoignage le plus substantiel qui nous soit parvenu d'un groupe très célèbre dans l'Antiquité. Réalisé en 477-476 par les bronziers Critios et Nèsiotès, il remplaçait, sur l'Agora d'Athènes, un premier groupe réalisé par Antènor vers 505, que Xerxès venait d'emporter comme butin à Persépolis, d'où il reviendra après la chute de l'Empire perse. Ce second groupe représente Harmodios et Aristogiton en acte, sur le point d'assassiner le tyran Hipparque, en 514 : Aristogiton, l'aîné, protège Harmodios qui s'apprête à asséner le coup fatal. Cependant le rapport spatial exact entre les deux statues fait toujours l'objet de discussions, car ces copies décoratives disjointes se faisaient pendant symétriquement. L'enjambée et la gesticulation emphatiques, la musculature très développée montrent que l'archaïsme est déjà complètement surmonté, du moins pour ces grands bronzes qui commencent à primer dans la sculpture : le mouvement, jusque-là bridé, peut se déployer dans l'espace, les figures acquièrent ainsi une intensité nouvelle. L'héritage archaïque reste néanmoins encore très prégnant, notamment dans la façon de sculpter la toison pubienne, la coiffure en coquilles d'Harmodios et surtout l'inexpressivité des visages totalement déconnectée de l'action tragique qui emporte les corps. Un fragment d'un moulage antique en plâtre de la tête d'Aristogiton, trouvé à Baïes dans le rebut d'un atelier de copistes, prouve que l'original présentait bien cette impersonnalité intense héritée des couroï, qui ne s'effacera tout à fait qu'à partir du milieu du IVe siècle. Sources littéraires : Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, VI, 54, 2 : Ce fut une aventure d'amour qui provoqua l'audacieuse tentative d'Arisiogitôn et d'Harmodios. Je la raconterai tout au long[104] pour montrer que les Athéniens, tout comme les autres, ignorent tout de leurs propres tyrans et de cet événement. Quand Pisistrate, qui détenait encore la tyrannie, mourut à un âge avancé, ce ne fut pas Hipparque, comme on le croit généralement, mais Hippias, qui en qualité d'aîné obtint le pouvoir. Harmodios était alors dans la fleur de l'âge ; Aristogitôn, un citoyen de la classe moyenne, s'éprit de lui et l'obtint. Harmodios se vit l'objet des sollicitations d'Hipparque, fils de Pisistrate, mais il repoussa ses avances et en avertit Aristogitôn. Celui-ci, vivement blessé dans son amour et craignant qu'Hipparque ne profitât de sa puissance pour faire violence à son amant, résolut d'user de tous ses moyens pour mettre fin à la tyrannie. Une nouvelle tentative d'Hipparque n'eut pas plus de succès, mais comme il lui répugnait d'avoir recours à la force, il chercha le moyen d'outrager Harmodios, sans qu'il pût imputer à la jalousie sa conduite.

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Les Tyrannoctones

fiche signalétique

Nom de l'objet : Les Tyrannoctones de Critios et NésiotèsMatériau : MarbreDimensions : Hauteur = 1,83 mètres et 1,85 mètres (sans la plinthe)Datation/Période : 477-476 av. J-C Période classiqueLieu de découverte : Villa AdrianaLieu de conservation : Musée National Archéologique de NaplesN° Inventaire : 6009-6010Documentation : Brunnsäker 1971 ; GAB 2004, p13-15, fig. 18 a-e, 19 a-f (P.C. Bol) ; Klassik 2002, p. 237-240 (R. Krumeich, fig. 9 p. 223).

Description :

Ces deux copies fabriquées au IIe siècle après J-C, visibles à Rome depuis 1535, fortementrestaurées et complétées, sont le témoignage le plus substantiel qui nous soit parvenu d'un groupetrès célèbre dans l'Antiquité. Réalisé en 477-476 par les bronziers Critios et Nèsiotès, il remplaçait,sur l'Agora d'Athènes, un premier groupe réalisé par Antènor vers 505, que Xerxès venaitd'emporter comme butin à Persépolis, d'où il reviendra après la chute de l'Empire perse.

Ce second groupe représente Harmodios et Aristogiton en acte, sur le point d'assassiner le tyranHipparque, en 514 : Aristogiton, l'aîné, protège Harmodios qui s'apprête à asséner le coup fatal.Cependant le rapport spatial exact entre les deux statues fait toujours l'objet de discussions, car cescopies décoratives disjointes se faisaient pendant symétriquement.

L'enjambée et la gesticulation emphatiques, la musculature très développée montrent quel'archaïsme est déjà complètement surmonté, du moins pour ces grands bronzes qui commencent àprimer dans la sculpture : le mouvement, jusque-là bridé, peut se déployer dans l'espace, les figuresacquièrent ainsi une intensité nouvelle. L'héritage archaïque reste néanmoins encore très prégnant,notamment dans la façon de sculpter la toison pubienne, la coiffure en coquilles d'Harmodios etsurtout l'inexpressivité des visages totalement déconnectée de l'action tragique qui emporte lescorps. Un fragment d'un moulage antique en plâtre de la tête d'Aristogiton, trouvé à Baïes dans lerebut d'un atelier de copistes, prouve que l'original présentait bien cette impersonnalité intensehéritée des couroï, qui ne s'effacera tout à fait qu'à partir du milieu du IVe siècle.

Sources littéraires :

Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, VI, 54, 2 :

Ce fut une aventure d'amour qui provoqua l'audacieuse tentative d'Arisiogitôn et d'Harmodios. Je laraconterai tout au long[104] pour montrer que les Athéniens, tout comme les autres, ignorent tout deleurs propres tyrans et de cet événement. Quand Pisistrate, qui détenait encore la tyrannie, mourut àun âge avancé, ce ne fut pas Hipparque, comme on le croit généralement, mais Hippias, qui enqualité d'aîné obtint le pouvoir. Harmodios était alors dans la fleur de l'âge ; Aristogitôn, un citoyende la classe moyenne, s'éprit de lui et l'obtint. Harmodios se vit l'objet des sollicitationsd'Hipparque, fils de Pisistrate, mais il repoussa ses avances et en avertit Aristogitôn. Celui-ci,vivement blessé dans son amour et craignant qu'Hipparque ne profitât de sa puissance pour faireviolence à son amant, résolut d'user de tous ses moyens pour mettre fin à la tyrannie. Une nouvelletentative d'Hipparque n'eut pas plus de succès, mais comme il lui répugnait d'avoir recours à laforce, il chercha le moyen d'outrager Harmodios, sans qu'il pût imputer à la jalousie sa conduite.

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Par ailleurs, l'autorité qu'il détenait n'avait rien d'oppressif pour la multitude et son gouvernement nesuscitait pas de critiques. Pendant longtemps, ces tyrans montrèrent de la sagesse et de l'habileté ;ils n'exigeaient des Athéniens que le vingtième des revenus[105] ils embellissaient la ville, ilssoutenaient les guerres et subvenaient aux sacrifices publics. Pour le reste, la cité gardait les loisanciennes ; ils avaient seulement la précaution de faire occuper continuellement les magistraturespar un des leurs. Ce fut le cas pour plusieurs membres de la famille des Pisistratides qui détinrent lacharge annuelle d'archonte et en particulier pour Pisistrate, fils du tyran Hipparque et qui portait lenom de son grand-père. C'est lui, qui au cours de son archontat, dédia l'autel des douze grandsdieux[106] sur l'agora et celui d'Apollon dans l'enceinte réservée à ce dieu[107]. Plus tard le peupleagrandit l'autel du marché et fit disparaître l'inscription. Mais celle qui se trouvait dans le templed'Apollon Pythien est encore visible, quoique les lettres en soient peu lisibles. La voici :En mémoire de son archontat Pisistrate fils d'Hipparque a élevé cet autel dans le temple d'ApollonPythien[108].

Aristote, Constitution d'Athènes, XVIII, 2 :

« Le pouvoir revint, par droit de naissance et d'aînesse, à Hipparque et à Hippias. Hippias, l'aîné,ayant naturellement le goût des affaires publiques, et d'un caractère sérieux, prit en main legouvernement. Hipparque était d'un caractère jeune, amoureux, ami des muses ; ce fut lui quiappela à Athènes Anacréon, Simonide, et les autres poètes; Thettalos, beaucoup plus jeune, avaitune conduite hardie et violente. C'est lui qui fut l'origine de tous leurs malheurs.

Il s'éprit d'Harmodios, et ne fut point payé de retour. Au lieu de contenir sa nature violente, illaissa paraître son ressentiment, surtout dans cette dernière occasion. La sœur d'Harmodios devaitêtre canéphore aux Panathénées : il l'en empêcha, en traitant outrageusement Harmodios dedébauché. Exaspérés, Harmodios et Aristogiton s'unirent avec un grand nombre de citoyens pourtenter ce que l'on sait. Le jour de la fête venu, ils épiaient, à l'Acropole, Hippias qui s'apprêtait àrecevoir la procession qu'Hipparque ordonnait dans la cité, quand ils virent un de leurs complicess'entretenir familièrement avec Hippias : se croyant trahis, et voulant frapper au moins un coupavant d'être pris, ils s'élancèrent seuls tous les deux, trop tôt, rencontrèrent Hipparque près duLéocoreion, où il organisait la procession, et le tuèrent. Ainsi, par leur faute, échoua toutel'entreprise. Harmodios périt aussitôt, tué par les gardes ; Aristogiton, pris seulement plus tard,subit avant de mourir une longue torture. Au milieu des tourments, il accusa beaucoup d'hommesde naissance illustre, et amis des tyrans. Ceux-ci ne purent sur le moment saisir aucune trace ducomplot ; et il est faux que - comme on l'a dit - Hippias ait fait enlever leurs armes aux gens de laprocession, et ainsi pris sur le fait ceux qui portaient des poignards, car alors la procession ne sefaisait pas en armes : c'est plus tard que cet usage fut établi par la démocratie. Pour Harmodios,disent les partisans de la démocratie, s'il accusait ainsi les amis des tyrans, c'était à dessein, pourfaire commettre à ceux-ci une impiété et les affaiblir par l'exécution d'innocents qui étaient leursamis : selon d'autres, il n'inventait rien, et dénonçait réellement ses complices. A la fin, commetous ses efforts ne pouvaient lui procurer la mort, il annonça qu'il allait dénoncer encore beaucoupd'autres complices, et persuada à Hippias de lui donner la main en signe de sa foi. Quand il la tint,il insulta le tyran, qui donnait la main au meurtrier de son frère, et l'exaspéra au point que, decolère, celui-ci ne se contint plus, tira son épée et le tua. »

Pline, Histoire Naturelle, Livre XXXIV, 2, 21, 23 :

[2] Quant à ceux qui avaient vaincu trois fois, on leur érigeait une statue qui était leur portrait : cegenre de statues est appelé iconique. Je ne sais si ce ne sont pas les Athéniens qui les premiers ontdressé des statues aux frais du public, et cela à l'occasion des tyrannicides Harmodius etAristogiton. Le meurtre d'Hipparque eut lieu l'année où les rois furent chassés de Rome. Par uneémulation honorable, cet usage a été ensuite universellement adopté. Les places publiques de

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toutes les villes municipales se sont ornées de statues; le souvenir des personnages s'est perpétué,et l'on a inscrit le détail de leurs fonctions, que la postérité lira sur le socle de leurs statues, et nonplus seulement sur leurs tombeaux. Bientôt les maisons particulières et les atrium sont devenusautant de places publiques, et les clients se sont mis à honorer ainsi leurs patrons.

[21] Il est encore l'auteur de la Stéphuse (femme tressant des couronnes), de la Spilumène (femmemalpropre), d'un esclave portant du vin, des tyrannicides Harmodius et Aristogiton (statues queXerxès avait enlevées, et qu'Alexandre le Grand, après la conquête de la Perse, renvoya auxAthéniens), d'un jeune Apollon qui guette avec une flèche un lézard se glissant près de lui, etqu'on appelle Sauroctone. On: admire de lui deux statues exprimant des sentiments opposés, unematrone en pleurs et une courtisane dans la joie : on pense que cette dernière est Phryné; onprétend voir dans la statue l'amour de l'artiste, et sur le visage de la courtisane la récompense.

[23] Alcamène (XXXVI, 1, 5), élève de Phidias, a fait des statues de marbre, et en airain unpentathle nommé Encrinomenos (l'Approuvé); Aristide, élève de Polyclète, des quadriges et desbiges. On estime la Lionne d'Amphicrate (74): une courtisane appelée la lionne (VII, 23) (Laena),que son habileté à jouer de la lyre avait mise dans l'intimité d'Harmodius et d'Aristogiton, souffritla torture jusqu'à la mort, sans révéler leur complot de tuer les tyrans. Les Athéniens, voulantl'honorer sans cependant rendre un tel hommage à une courtisane, firent exécuter la figure del'animal dont elle portait le nom, et, pour signifier l'idée du monument, ils ordonnèrent que cettelionne fût représentée sans langue.

Pausanias, Périégèse, Livre I, VIII, 5 :

Non loin de là sont Harmodius et Aristogiton qui tuèrent Hipparque, on trouvera dans d'autreslivres des détails sur la cause de leur conspiration, et sur les moyens qu'ils prirent pour l'exécuter,Anténor a fait les plus anciennes de ces statues d'hommes célèbres, et Critias les autres. Xerxès,ayant pris Athènes, que ses habitants avaient abandonnée, emporta ces statues avec le reste dubutin, mais Antiochos les renvoya par la suite aux Athéniens.

ANALYSE :

Au VIe siècle av. J.-C., Athènes est sous la domination des Pisistratides. A la mort dePisistrate en -527, son fils et successeur Hippias tente une vaine réconciliation avec les famillesnobles exilées sous le règne de son père. Il rappelle alors la famille des Alcméonides et Clisthène estélu premier archonte d'Athènes en -524. Seulement la paix ne dure pas. Hipparque, frère d'Hippias,est assassiné par Aristogiton et Harmodios en 514. Profondément marqué par ce tyrannicide,Hippias instaure une répression sanglante dès -512 tandis que les Alcméonides tentent de reprendrele pouvoir. Sur recommandation de la Pythie de Delphes, ces derniers demandent alors l'appui deSparte qui réussit à chasser le tyran en -510.

Dès -505, un premier groupe statuaire est érigé par Anténor en l'honneur des deux assassins.Il est aussitôt emporté par l'empereur perse Xerxès lors du sac d'Athènes en -480 et déposé àPersépolis. Puis vers 477-476 av. J-C, les bronziers Critios et Nèsiotès le remplacent par un secondensemble sur l'Agora d'Athènes. Dans l'Antiquité grecque, le tyrannicide apparaît commel'aboutissement ultime de la forme politique que constitue la cité, cette dernière étant caractériséepar la participation de tous les citoyens au pouvoir (isonomie, isocratie). Le pouvoir personnel estdonc considéré comme le mal suprême. Pour ces différentes raisons, Aristogiton et Harmodios sonthéroïsés depuis lors par Athènes et considérés comme les libérateurs de la patrie. Pourtant, ce récit

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célèbre et relaté dans de nombreuses sources littéraires, n'en reste pas moins dénoncé par Hérodoteet Thucydide.

Dès lors dans quelle mesure, cet ensemble statuaire traduit-il l'identité culturelle et politiquede la cité athénienne ? Pour le savoir, nous tenterons d'abord de déterminer en quoi ces deux statuessont un symbole de la mémoire collective des Athéniens. Puis nous montrerons de quelle manière cegroupe est à la fois le fer de lance et le produit de l'histoire attique chargé d'illustrer les fondementsséditieux du régime démocratique grec.

Les origines des Tyrannoctones ont fait l'objet de tant d'études que ces statues sont devenuesde véritables icônes de la démocratie athénienne. Elles incarnent en effet le combat pour la liberté.Mais avant d'être une sculpture, elles forment au sens noble du terme un monument à part entière.En premier lieu elles sont assurément un ensemble honorifique et constituent un lieu de mémoire.Dès le VIIe siècle av. J-C, les Grecs les plus fortunés et les plus influents n'hésitent pas à installerdans des sanctuaires des statues les représentant aux côtés de leur famille. Mais le développementdes concours panhelléniques tend à favoriser également l'apparition de sculptures individuellesdestinées à célébrer les victoires comme à Olympie. Ces traditions se poursuivent à l'époqueclassique mais elles se heurtent à Athènes à des changements politiques liés à l'instauration dusystème isonomique vers la fin du IVe siècle av. J-C. Ainsi une loi somptuaire interdit lesmonuments funéraires figurés jugés trop fastueux. Néanmoins, le groupe des Tyrannoctones semblefaire exception puisque les deux personnages sont décédés depuis longtemps lorsque les sculpteursréalisent cette statuaire. De plus, leur mode de représentation est bien plus typologique que réaliste.Ils incarnent davantage le citoyen athénien à deux étapes majeures de son existence : le jeunehomme en âge de devenir soldat et l'homme mûr capable d'assumer des magistratures. Mais avanttout, cette idéalisation évite soigneusement la mise en avant des véritables protagonistes de la chutedes tyrans soit les Alcméonides et le roi de Sparte. De surcroît, les bronziers Critios et Nèsiotèsemploient une formule iconographique narrative en insistant davantage sur le moment où le crimeest commis. Par conséquent, les artistes mettent volontairement en scène un événement historiquepour asseoir l'autorité de la cité athénienne et consolider son identité civique dans la mémoirecollective. En effet, sous la démocratie de Clisthène (-507 av. J-C) le serment des bouleutesdéclarait le tyran ennemi public (polemios). En d'autres termes, le meurtre d'un tel personnage étaitun devoir civique si bien que le tyrannicide est considéré comme pur devant les dieux. A ce titre, laloi prévoyait des récompenses solennelles pour les auteurs d'un tel acte ou pour leurs descendants.C'est pourquoi, le groupe des Tyrannoctones est une illustration politique des valeurs promues parAthènes.

Par ailleurs, si celui-ci a été édifié dans un but honorifique, il est aussi un monumentcommémoratif. Il s'agit en ce sens de célébrer la mort de deux athéniens. Dans le cas desTyrannicides, l'héritage archaïque reste encore très prégnant, notamment dans la façon de sculpter latoison pubienne, la coiffure en coquilles d'Harmodios et surtout dans l'inexpressivité des visagestotalement déconnectée de l'action tragique qui emporte les corps. La musculature est davantagemise en exergue chez Aristogiton tandis qu'Harmodios représente la jeunesse, la beauté et laspontanéité. En somme il devient l'Apollon de la démocratie athénienne d'autant plus que la nuditédes personnages les placent au même rang que les héros ou les dieux. On peut dès lors établir unemise en parallèle avec le monument conçu en l'honneur de Léonidas lors de la bataille desThermopyles et daté de -480. Orné de bas-reliefs qui célèbrent cet événement, ce monument demarbre blanc possède à son sommet une statue en bronze du roi de Sparte, casqué et armé. Uneinscription « Molon Labe » y figure et signifie « Viens les prendre ». Il s'agit de la fameuse répliquede Léonidas face à Xerxès qui le sommait de se rendre. Cet acte héroïque a d'ailleurs été relaté parHérodote dans l'Enquête, livre VII, 28 : « Etranger, va dire à Sparte qu'ici nous gisons, dociles àses ordres. » En d'autres termes, si les Tyrannicides sont des figures glorifiées pour leur combatpour la liberté, elles perpétuent pour l'éternité la mémoire de ces individus. Ils sont alors vénérés aumême titre que les divinités de la cité. Par conséquent, la sculpture les place directement au service

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de l'histoire.Du point de vue artistique, cet ensemble subit des variations iconographiques au fil des

époques. Les Tyrannoctones ont d'abord vécu plusieurs décennies sur l'Agora, une des placescentrales de la cité. Ils sont ainsi placées sous les yeux des citoyens dans un sanctuaire public etpolitique. Leur indéniable popularité dès la seconde moitié du Ve siècle a ensuite incité les peintreset les sculpteurs à transposer l'image de ces personnages à d'autres héros soit sur de la vaisselle debanquet soit sur d'autres monuments de la cité. Ces reproductions peuvent parfois être le fruitd'adaptations fort audacieuses voire résolument impertinentes. Dans le monde des banquetsathéniens, Aristogiton et Harmodios occupent à ce titre une place atypique. En effet sur la vaisselledes figures inattendues adoptent les mêmes postures que les deux statues, notamment dans lesœuvres du peintre de Blenheim, d'Aison ou encore dans celles du peintres des Niobides. Ainsi cedernier a sciemment développé l'allusion au groupe statuaire sur un cratère à volutes monumentaldécouvert à Géla et daté de 475-450 av. J-C environ. Sur la panse, l'artiste a en effet représenté uneAmazonomachie au cours de laquelle l'une des combattantes est peinte en Harmodios. A cetteallusion étonnante mais délibérée est aussi associée une Centauromachie où l'un des guerriers imiteAristogiton. En dépit de quelques discordances, la similitude est d'une grande évidence. Pourpreuve, ces images peuvent être mises en parallèle avec une autre Amazonomachie représentée cettefois sur un vase provenant de Ruvo et conservé à Naples. Ici le peintre des Niobides reprendexactement le même schéma de composition mais associe la pose d'Harmodios à un hoplite grec.Ainsi, le groupe statuaire figure sur le vase de Géla de façon détournée mais il confère la posturemasculine et conquérante des Tyrannicides à une amazone, femme, barbare et donc ennemieabsolue des Athéniens. En d'autres termes, cette option étrange résulterait sans doute de la volontéde prendre ses distances avec la symbolique attribuée à cet ensemble statuaire, surtout dans uncontexte dionysiaque favorable à la parodie voire aux entorses. Mais par delà ces travestissements,d'autres scènes figurées adoptent ces effets visuels même si l'allusion aux Tyrannicides restedifficilement démontrable. Sur une coupe à figures rouges conservée à Florence et attribuée aupeintre de Sotadès (460-430 av. J-C), aucun des héros n'est identifiable. Le peintre a ainsi représentédes personnages anonymes mais dont les poses évoquent bien de façon décalée les effigies desTyrannicides. L'allusion s'appuie sur un jeu très habile de dissonances et de ressemblances. On peutainsi noter que le Pseudo-Harmodios tient son épée de la même façon que le Tyrannicide, prêt àfrapper de taille. Quant au Pseudo-Aristogiton, il reprend l'allure de son double et, en particulier, letombé caractéristique de son manteau depuis son bras gauche tendu. Toutefois subsistent desdifférences substantielles : le Pseudo-Harmodios est revêtu d'une tunique et au lieu d'avoir le brasgauche le long du corps il le tient semi-fléchi avec une lance dans sa main. Quant au Pseudo-Aristogiton il ne tient pas une épée au niveau du bassin, comme l'on pourrait s'y attendre mais unelance au niveau de ses épaules. En d'autres termes, la reconnaissance s'opère à travers desajustements successifs dans un surprenant jeu de miroir. Le double d'Harmodios porte la barbetandis que celui d'Aristogiton est imberbe. Ils adoptent ainsi les traits physiques et identitaires desdeux Tyrannicides. Cela étant, les deux personnages s'opposent au lieu d'unir leurs efforts dans uneseule et même perspective de lutte. Bref, en usant de ces moyens détournés les artistes auraient-ilscritiqué l'instrumentalisation de ces statues à des fins propagandistes ? Le tyran n'apparaît pas eneffet sur les vases mais surtout, les peintres reprenaient non sans une pointe de malice les maintescritiques soulevées par Hérodote dans ses œuvres. Pour autant, les images ne sont pas desprogrammes politiques ou historiques. Elles ont surtout pour fins de divertir dans une atmosphèrefestive. Néanmoins si leur rôle reste prioritairement bienveillant, certaines représentations peuventtour à tour se transformer en clins d'oeil politiques selon le contexte.

Bref, les Tyrannicides forment un symbole de la mémoire collective des Athéniens puisqu'ilsconstituent une métaphore puissante de leur identité culturelle. D'une part, en sculptant cespersonnages sous la forme de deux pendants, ils incarnent le principe égalitaire de l'isonomie. Maissurtout, grâce à leur transposition iconographique, ils font l'objet de rites et d'usages qui célèbrent

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aussi bien leur souvenir que la charge insurrectionnelle de la démocratie athénienne. Par ailleurs, siles Tyrannicides sont le fer de lance de l'histoire en leur qualité d'individu, ils en deviennent leproduit lorsque les Grecs font le choix de les statufier. Cet ensemble connaît alors un destinmouvementé.

De fait, des mémoires plurielles voire antagonistes se cristallisent autour des Tyrannicidesdès l'époque classique. A côté de la version officielle de la libération d'Athènes, circulent destraditions alternatives qui génèrent des visions différentes de la chute de la tyrannie allant parfoisjusqu'à remettre en question l'action des Tyrannicides. Se crée en ce sens une atmosphère deconcurrence mémorielle et de significations contradictoires, pour ne pas dire conflictuelles. Danstous les cas, les statues d'Harmodios et d'Aristogiton sont loin de rester des supports figés dans letemps. Bien au contraire, leur posture idéologique reste concomitante du contexte historique. Parconséquent, le sens du monument est évolutif et se redéfinit au cours des périodes clés de sonexistence. Au cours de la bataille de Marathon, il évoque la lutte contre la tyrannie et l'occupationdes Perses. Vers 480 av. J-C, l'oeuvre de Critios et Nèsiotès symbolise le combat des Athénienscontre toutes les formes de despotisme. Vers 440-430 av. J-C, les rivalités avec la cité de Sparteoccultent le rôle joué par les Lacédémoniens dans la libération d'Athènes. Quant aux révolutionsoligarchiques de 411 et 404, elles intensifient l'aura de ce monument. Vers le IVe siècle, desreconfigurations sémantiques sont à nouveau à l'ordre du jour lorsque d'autres statues honorifiquessont érigées sur le modèle des Tyrannicides. De nouveaux canons artistiques tendent alors àsupplanter leurs symboliques précédentes. Sous le règne d'Alexandre, les Tyrannicides sont uneallégorie dédiée à une liberté chèrement acquise ou concédée de l'extérieur par des souverainshellénistiques bienveillants. En effet à cette période, les bronzes d'Anténor et de Nésiotès se fontface. Plus tard les Athéniens se font les émules d'Aristogiton et d'Harmodios en tâchant de défendrel'autonomie voire l'indépendance de la cité face aux nouveaux maîtres de la Méditerranée orientale.En somme avec ce processus, les Tyrannicides incarnent une Grèce idéalisée et réinventée de toutespièces si bien que les Romains y reconnaissent leur identité.

Par ailleurs, si ce groupe statuaire parvient à créer un espace public au sens traditionnel duterme, il suscite également débats et controverses. Au théâtre et dans les banquets, les Tyrannicidessont le sujet de prédilection de chants et de conversations. Les réactions à leur égard sont en ce senscontrastées et provoquent des interprétations dissonantes, en opposition avec la version officiellevéhiculée. Thucydide et Platon rédigent ainsi une version grinçante et radicalement contradictoire.A partir du IVe siècle, un débat vif eut lieu notamment sur la pertinence de placer les Tyrannicidesau même rang que les stratèges victorieux lorsque les statues honorifiques ont été érigées. Sousl'époque hellénistique les diadoques ne portent pas nécessairement le même regard que lesAthéniens sur le monument et foulent au pied les traditions les plus sacrées de la communauté. Enoutre, d'autres citoyens ont pu ressentir un profond malaise quant à la multiplication des statues auxcôtés des Tyrannicides. Sous l'époque romaine, les conflits mémoriels se poursuivent sous un autremode. Les statues pouvaient être ainsi admirées pour leur plastique irréprochable ou être critiquéessévèrement pour leur charge politique séditieuse. Dans tous les cas, elles n'ont laissé personneindifférent. Assurément les spectateurs de cette statue étaient invités à s'identifier à ces héros. En cesens ce processus d'identification implique un investissement émotionnel si fort que le spectateurpeut avoir le sentiment de participer à la scène. De cette statue se dégage donc une grande violence.Aussi, du point de vue politique les citoyens se voient remettre des récompenses s'ils tuent unnouveau tyran. Voilà pourquoi, ce phénomène d'intériorisation a suscité de nombreuses réactionshostiles y compris parmi les intellectuels. C'est par conséquent cette aptitude qui diffère lesTyrannicides des autres statues votives ou funéraires. En effet, ce sont ces jeux d'identification quiont permis à cet ensemble statuaire de provoquer la curiosité et de renforcer l'enthousiasme ou lerejet.

Finalement les Tyrannicides restent l'un des groupes sculptés les plus célèbres du mondegrec. Ces statues ont par ailleurs traversé les époques en dépit des moments de grâce ou des

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épreuves qu'elles ont pu connaître. Ces dernières sont ainsi devenues les emblèmes de l'expériencedémocratique athénienne et l'image d'un peuple insoumis. Pour autant, cet ensemble statuaire estbien plus qu'un symbole identitaire, il est désormais un modèle à part entière qui a su faire date dansl'histoire. A ce titre, il a malheureusement été l'objet de récupérations politiques malveillantes,notamment dans les régimes totalitaires nazis et russes. Mais au-delà de ces instrumentalisations,cette œuvre a profondément inspiré les philosophes des Lumières et a suscité un réel engouementpour les concepts de liberté et d'égalité. La Grèce reste d'ailleurs à juste titre le berceau de ladémocratie dans l'esprit des Européens.

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BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages :

HOLTZMANN B., La Sculpture grecque, Paris, Librairie générale française, 2010.

AZOULAY V. Les Tyrannicides d'Athènes, vie et mort de deux statues, Paris, Du Seuil, 2014.

Articles :

QUEYREL F. « Sculptures grecques et lieux de mémoire : nouvelles orientations de la recherche », Perspectives, La Revue de l'INHA, n°1, 2012, pp. 75-91.

BIARD G. « La statuaire honorifique dans les cités grecques », Histoire antique et médiévale, H-Sn°32, Novembre 2012, pp. 30-37.

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ILLUSTRATIONS

Illustration 1: les tyrannicides de Critios et Nèsiotès Copie en marbre H=1,83 m et 1,85 m (sans la plinthe), Naples, MNArch 6009-6010

Illustration 2: Cratère à figures rouges, Peintre des Niobides, Hauteur =78cm, 475-450 av. J-C, Provenance Géla, Musée archéologique régionale Agrigente Inv. 8952

Illustration 3: Statue de Léonidas 1er, Bronze, Sparte