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Pantagruel Les horribles et espouvantables faiz et prouesses du tresrenommé Pantagruel Roy des Dipsodes, filz du grand geant Gargantua, Composez nouvellement par maire Alcofrybas Nasier. François Rabelais On les vend a Lyon en la maison de Claude Nourry, di le Prince pres nore dame de Confort.

Pantagruel - Aurélien Coillet · que l’on les tint par cueur, affin que, si d’adventure l’art de l’imprimerie cessoit, ... oncques de mentir, ou asseurer chose que ne feu

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PantagruelLes horribles et espouvantables

fai�z et prouesses du tresrenomméPantagruel Roy des Dipsodes,filz du grand geant Gargantua,Composez nouvellement par

mai re Alcofrybas Nasier.

François Rabelais

On les vend a Lyon en la maison de Claude Nourry,

di� le Prince pres no re dame de Confort.

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Dizain de Mai re Hugues Salel à l’auteur de ce livre.

Si, pour mesler profit avec doulceur,On me� en pris un au�eur grandement,Prisé seras, de cela tien toy sceur ;Je le congnois, car ton entendementEn ce livret, soubz plaisant fondement,L’utilité a si très bien descripte,Qu’il m’e advis que voy un DemocriteRiant les fai�z de no re vie humaine.Or persevere, et, si n’en as meriteEn ces bas lieux, l’auras au hault dommaine.

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Prologue de l’auteur

Tres illu res et tres chevaleureux champions, gentilzhommes et aultres, qui voluntiers vous adonnez à toutesgentillesses et honne etez, vous avez n’a gueres veu, leuet sceu les Grandes et ine imables Chronicques de l’en-orme geant Gargantua et, comme vrays fideles, les avezcreues gualantement, et y avez maintefoys passé vo retemps avecques les honorables dames et damoyselles, leuren faisans beaulx et longs narrez alors que e iez hors depropos, dont e iez bien dignes de grande louange et me-moire sempiternelle.

Et à la mienne volunté que chascun laissa sa proprebesoigne, ne se soucia de son me ier et mi ses affairespropres en oubly, pour y vacquer entierement sans que sonesperit feu de ailleurs di rai� ny empesché, jusques à ceque l’on les tint par cueur, affin que, si d’adventure l’art del’imprimerie cessoit, ou en cas que tous livres perissent, ontemps advenir un chascun les peu bien au net enseigner àses enfans, et à ses successeurs et survivens bailler commede main en main, ainsy que une religieuse Caballe ; caril y a plus de frui� que par adventure ne pensent un tasde gros talvassiers tous crou elevez, qui entendent beau-coup moins en ces petites joyeusetés que ne fai� Raclet enl’In itute.

J’en ay congneu de haultz et puissans seigneurs en bon

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nombre, qui, allant à chasse de grosses be es ou vollerpour canes, s’il advenoit que la be e ne feu rencontréepar les brisées ou que le faulcon se mi à planer, voyant laproye gaigner à tire d’esle, ilz e oient bien marrys, commeentendez assez ; mais leur refuge de reconfort, et affn dene soy morfondre, e oit à recoler les ine imables fai�zdudi� Gargantua.

Aultres sont par le Monde (ce ne sont fariboles) qui, es-tans grandement affligez du mal des dentz, après avoir tousleurs biens despenduz en medicins sans en rien profiter, neont trouvé remede plus expedient que de mettre lesdi�esChronicques entre deux beaulx linges bien chaulx et lesappliquer au lieu de la douleur, les sinapizand avecquesun peu de pouldre d’oribus.

Mais que diray je des pauvres verolez et goutteux ? O,quantes foys nous les avons veu, à l’heure que ilz e oyentbien oingtz et engressez à poin�, et le visaige leur reluysoitcomme la claveure d’un charnier, et les dentz leur tres-sailloyent commefont les marchettes d’un clavier d’orguesou d’espinette quand on joue dessus, et que le gosier leurescumoit comme à un verrat que les vaultres ont aculéentre les toilles ! Que faisoyent-ilz alors ? Toute leur conso-lation n’e oit que de ouyr lire quelque page dudi� livre,et en avons veu qui se donnoyent à cent pipes de vieulxdiables en cas que ilz n’eussent senty allegement manife eà la le�ure dudi� livre, lorsqu’on les tenoit es Iymbes,ny plus ny moins que les femmes e ans en mal d’enfantquand on leurs lei la vie de sain�e Marguerite. E ce riencela ? Trouvez moy livre, en quelque langue, en quelquefaculté et science que ce soit, qui ayt telles vertus, proprié-

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tés et prerogatives, et je poieray chopine de trippes. Non,Messieurs, non. Il e sans pair. incomparable et sans parra-gon. Je le maintiens jusques au feu exclusive. Et ceulx quivouldroient maintenir que si, reputés les abuseurs, pre i-nateurs, empo eurs et sedu�eurs.

Bien vray e il que l’on trouve en aulcuns livres de haultefu aye certaines propriétés occultes, au nombre desquelzl’on tient Fessepinte, Orlando furioso, Robert le Diable,Fierabras, Guillaume sans paour, Huon de Bourdeaulx,Montevieille et Matabrune ; mais ilz ne sont comparablesà celluy duquel parlons. Et le monde a bien congneu parexperience infallible le grand emolument et utilité quivenoit de ladi�e Chronicque Gargantuine : car il en a e éplus vendu par les imprimeurs en deux moys qu’il ne seraacheté de Bibles en neuf ans.

Voulant doncques je, vo re humble esclave, accroi revos passetemps dadvantaige, vous offre de present un aultrelivre de mesme billon, sinon qu’il e un peu plus equitableet digne de foy que n’e oit l’aultre. Car ne croyez (si nevoulez errer à vo re escient), que j’en parle comme les Juifzde la Loy. Je ne suis nay en telle planette et ne m’advintoncques de mentir, ou asseurer chose que ne feu veri-table. J’en parle comme un gaillard Onocrotale, voyre, dyje, crotenotaire des martyrs amans, et crocquenotaire deamours : Quod vidimus te amur. C’e des horribles fai�zet prouesses de Pantagruel, lequel j’ay servy à gaiges dèsce que je fuz hors de page jusques à présent, que par soncongié je m’en suis venu visiter mon païs de vache, et sça-voir si en vie e oyt parent mien aulcun.

Pourtant, affin que je face fin à ce prologue, tout ainsi

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comme je me donne à cent mille panerés de beaulx diables,corps et ame, trippes et boyaul, en cas que j’en mente entoute l’hy oire d’un seul mot, pareillement le feu sain�Antoine vous arde, mau de terre vous vire, le lancy, lemaulubec vous trousse, la caquesangue vous viengne,

Le mau fin feu de ricqueracque,Aussi menu que poil de vache,Tout renforcé de vif argent,Vous puisse entrer au fondement,et comme Sodome et Gomorre puissiez tomber en soulphre,

en feu et en abysme, en cas que vous ne croyez fermementtout ce que je vous racompteray en ce e presente Chro-nicque !

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Chapitre I

De l’origine et antiquité du grandPantagruel.

Ce ne sera chose inutile ne oysifve, veu que sommes desejour, vous ramentevoir la premiere source et origine dontnous e né le bon Pantagruel : car je voy que tous bonshy oriographes ainsi ont trai�é leurs Chronicques, nonseullement les Arabes, Barbares et Latins, mais aussi Gre-goys, Gentilz, qui furent buveurs eternelz. Il vous convientdoncques noter que, au commencement du monde (je parlede loing, il y a plus de quarante quarantaines de nuy�z,pour nombrer à la mode des antiques Druides), peu aprèsque Abel fu occis par son frere Caïn, la terre embuedu sang du ju e fut certaine année si tres fertile en tousfrui�z qui de ses flans nous sont produytz, et singulière-ment en mesles, que on l’appella de toute memoire l’annéedes grosses mesles, car les troys en faisoyent le boysseau.

En ycelle les Kalendes feurent trouvées par les breviairesdes Grecz. Le moys de mars faillit en Karesme, et fut la myou en may. On moys de o�obre, ce me semble, ou biende septembre (affin que je ne erre, car de cela me veulx jecurieusement guarder) fut la sepmaine, tant renommée parles annales, qu’on nomme la sepmaine des troys jeudis : caril y en eut troys, à cause des irreguliers bissextes, que le

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Chapitre I Pantagruel

soleil bruncha quelque peu, comme debitoribus, à gauche,et la lune varia de son cours plus de cinq toyzes, et feutmanife ement veu le movement de trepidation on firma-ment di� aplane, tellement que la Pleiade moyene, laissantses compaignons, declina vers l’Equino�ial, et l’e oillenommé l’Espy laissa la Vierge, se retirant vers la Balance,qui sont cas bien espoventables et matieres tant dures etdifficiles que les A rologues ne y peuvent mordre ; aussyauroient ilz les dens bien longues s’ilz povoient toucherjusques là.

Fai�es vo re compte que le monde voluntiers mangeoitdesdi�es mesles, car elles e oient belles à l’œil et deli-cieuses au gou ; mais tout ainsi comme Noë, le sain�homme (auquel tant sommes obligez et tenuz de ce qu’ilnous planta la vine, dont nous vient celle ne�aricque, deli-cieuse, precieuse, cele e, joyeuse et deïficque liqueur qu’onnomme le piot), fut trompé en le beuvant, car il ignoroitla grande vertu et puissance d’icelluy, semblablement leshommes et femmes de celluy temps mangeoyent en grandplaisir de ce beau et gros frui�.

Mais accidens bien divers leurs en advindrent, car à toussurvint au corps une enfleure très horrible, mais non àtous en un mesme lieu. Car aulcuns enfloyent par le ventre,et le ventre leur devenoit bossu comme une grosse tonne,desquelz e escript : Ventrem omnipotentem, lesquelz furenttous gens de bien et bon raillars, et de ce e race nasquitsain� Pansart et Mardy Gras.

Les aultres enfloyent par les espaules, et tant e oyentbossus qu’on les appelloit montiferes, comme porte mon-taignes, dont vous en voyez encores par le monde en divers

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Chapitre I Pantagruel

sexes et dignités, et de ce e race yssit Esopet, duquel vousavez les beaulx fai�z et di�z par escript.

Les aultres enfloyent en longueur, par le membre, qu’onnomme le laboureur de nature, en sorte qu’ilz le avoyentmerveilleusement long, grand, gras, gros, vert et acre é àla mode antique, si bien qu’ilz s’en servoyent de ceinture, leredoublans à cinq ou à six foys par le corps ; et s’il advenoitqu’il feu en poin� et eu vent en pouppe, à les veoireussiez di� que c’e oyent gens qui eussent leurs lances enl’arre pour jou er à la quintaine. Et d’yceulx e perduela race, ainsi comme disent les femmes, car elles lamententcontinuellement qu’

Il n’en e plus de ces gros, etc.vous sçavez la re e de la chanson.Aultres croissoient en matiere de couilles si enormement

que les troys emplissoient bien un muy. D’yceulx sont des-cendues les couilles de Lorraine, lesquelles jamays ne ha-bitent en braguette : elles tombent au fond des chausses.

Aultres croyssoient par les jambes, et à les veoir eussiezdi� que c’e oyent grues ou flammans, ou bien gens mar-chans sus eschasses, et les petits grimaulx les appellent engrammaire Jambus.

Es aultres tant croissoit le nez qu’il sembloit la fleuted’un alambic, tout diapré, tout e incelé de bubeletes, pul-lulant, purpuré, à pompettes, tout esmaillé, tout boutonnéet brodé de gueules, et tel avez veu le chanoyne Panzoult etPiédeboys, medicin de Angiers ; de laquelle race peu furentqui aimassent la ptissane, mais tous furent amateurs de pu-rée septembrale. Nason et Ovide en prindrent leur origine,et tous ceulx desquelz e escript : « Ne reminiscaris. »

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Chapitre I Pantagruel

Aultres croissoyent par les aureilles, lesquelles tant grandesavoyent que de l’une faisoyent pourpoint, chausses et sayon,de l’autre se couvroyent comme d’une cape à l’Espagnole,et di� on que en Bourbonnoys encores dure l’eraige, dontsont di�es aureilles de Bourbonnoys.

Les aultres croissoyent en long du corps. Et de ceulx làsont venuz les Geans,

Et par eulx Pantagruel ;Et le premier fut Chalbroth,Qui engendra Sarabroth,Qui engendra Faribroth,Qui engendra Hurtaly, qui fut beau mangeur de souppes

et regna au temps du deluge,Qui engendra Nembroth,Qui engendra Athlas, qui avecques ses espaulles garda

le ciel de tumber,Qui engendra Goliath,Qui engendra Eryx, lequel fut inventeur du jeu des gobe-

letz,Qui engendra Tite,Qui engendra Eryon,Qui engendra Polypheme,Qui engendra Cace,Qui engendra Etion, lequel premier eut la verolle pour

n’avoir beu frayz en e é, comme tesmoigne Bartachim,Qui engendra Encelade,Qui engendra Cée,Qui engendra Typhoe,Qui engendra Aloe,Qui engendra Othe,

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Chapitre I Pantagruel

Qui engendra Ægeon,Qui engendra Briaré, qui avoit cent mains,Qui engendra Porphirio,Qui engendra Adama or,Qui engendra Antée,Qui engendra Agatho,Qui engendra Pore, contre lequel batailla Alexandre le

Grand,Qui engendra Aranthas,Qui engendra Gabbara, qui premier inventa de boire

d’autant,Qui engendra Goliath de Secundille,Qui engendra Offot, lequel eut terriblement beau nez à

boyre au baril,Qui engendra Artachées,Qui engendra Oromedon,Qui engendra Gemmagog, qui fut inventeur des souliers

à poulaine,Qui engendra Sisyphe,Qui engendra les Titanes, dont nasquit Hercules,Qui engendra Enay, qui fut très expert en matiere de

o er les cerons des mains,Qui engendra Fierabras, lequel fut vaincu par Olivier,

pair de France, compaignon de Roland,Qui engendra Morguan, lequel premier de ce monde

joua aux dez avecques ses bezicles,Qui engendra Fracassus, duquel a escript Merlin Coccaie,Dont nasquit Ferragus,Qui engendra Happe mousche, qui premier inventa de

fumer les langues de beuf à la cheminée, car auparavant le

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Chapitre I Pantagruel

monde lessaloit comme on fai� les jambons,Qui engendra Bolivorax,Qui engendra Longys,Qui engendra Gayoffe, lequel avoit les couillons de peuple

et le vit de cormier,Qui engendra Maschefain,Qui engendra Bruslefer,Qui engendra Engolevent,Qui engendra Galehault, lequel fut inventeur des flacons,Qui engendra Mirelangault,Qui engendra Galaffre,Qui engendra Falourdin,Qui engendra Roboa re,Qui engendra Sortibrant de Conimbres,Qui engendra Brushant de Mommiere,Qui engendra Bruyer, lequel fut vaincu par Ogier le Dan-

noys, pair de France,Qui engendra Mabrun,Qui engendra Foutasnlon,Qui engendra Hacqueebac,Qui engendra Vitdegrain,Qui engendra Grand gosier,Qui engendra Gargantua,Qui engendra le noble Pantagruel, mon mai re.J’entens bien que, lysans ce passaige, vous fai�ez en vous

mesmes un doubte bien raisonnable et demandez commente il possible que ainsi soit, veu que au temps du delugetout le monde perit, fors Noë et sept personnes avecques

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Chapitre I Pantagruel

luy dedans l’Arche, au nombre desquelz n’e mis ledi�Hurtaly ?

La demande e bien fai�e, sans doubte, et bien appa-rente ; mais la responce vous contentera, ou j’ay le sens malgallefreté. Et, parce que n’e oys de ce temps là pour vousen dire à mon plaisir, je vous allegueray l’autorité des Mas-soretz, bons couillaux et beaux cornemuseurs Hebraïcques,lesquelz afferment que veritablement ledi� Hurtaly n’es-toit dedans l’Arche de Noë ; aussi n’y eu il peu entrer, caril e oit trop grand ; mais il e oit dessus à cheval, jambede sà, jambe de là, comme sont les petitz enfans sus leschevaulx de boys et comme le gros Toreau de Berne, quifeut tué à Marignan, chevauchoyt pour sa monture un groscanon pevier ; c’e une be e de beau et joyeux amble, sanspoin� de faulte. En icelle façon, saulva, après Dieu, ladi�eArche de periller, car il luy bailloit le bransle avecquesles jambes, et du pied la tournoit où il vouloit, commeon fai� du gouvernail d’une navire. Ceulx qui dedans es-toient luy envoyoient vivres par une cheminée à suffisance,comme gens recongnoissans le bien qu’il leurs faisoit, etquelquefoys parlementoyent ensemble comme faisoit Ica-romenippe à Jupiter, selon le raport de Lucian.

Avés vous bien le tout entendu ? Beuvez donc un boncoup sans eaue. Car, si ne le croiez, non foys je, fi elle.

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Chapitre II

De la nativité du tres redoubtéPantagruel.

Gargantua, en son eage de quatre cens quatre vingtzquarante et quatre ans, engendra son filz Pantagruel de safemme, nommée Badebec, fille du roy des Amaurotes enUtopie, laquelle mourut du mal d’enfant : car il e oit simerveilleusement grand et si lourd qu’il ne peut venir àlumière sans ainsi suffocquer sa mere.

Mais, pour entendre pleinement la cause et raison de sonnom, qui luy feut baillé en baptesme, vous noterez qu’enicelle année fut seicheresse tant grande en tout le paysde Africque que passerent XXXVI moys, troys sepmaines,quatre jours, treze heures et quelque peu dadvantaige, sanspluye, avec chaleur de soleil si vehemente que toute laterre en e oit aride, et ne fut au temps de Helye plus es-chauffée que fut pour lors, car il n’e oit arbre sus terre quieu ny fueille ny fleur. Les herbes e oient sans verdure,les rivieres taries, les fontaines à sec ; les pauvres pois-sons, delaissez de leurs propres elemens, vagans et crianspar la terre horriblement ; les oyseaux tumbans de l’airpar faulte de rosée ; les loups, les regnars, cerfz, sangliers,dains, lievres, connilz, belettes, foynes, blereaux et aultresbe es, l’on trouvoit par les champs mortes, la gueulle baye.

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Chapitre II Pantagruel

Au regard des hommes, c’e oit la grande pitié. Vous leseussiez veuz tirans la langue, comme levriers qui ont courusix heures ; plusieurs se gettoyent dedans les puys ; aultresse mettoyent au ventre d’une vache pour e re à l’hombre,et les appelle Homere Alibantes. Toute la contrée e oità l’ancre. C’e oit pitoyable cas de veoir le travail des hu-mains pour se garentir de ce e horrificque alteration, caril avoit prou affaire de sauver l’eaue benoi e par les eglisesà ce que ne feu desconfite ; mais l’on y donna tel ordre,par le conseil de messieurs les cardinaulx et du Sain�Pere, que nul n’en osoit prendre que une venue. Encores,quand quelc’un entroit en l’eglise, vous en eussiez veu àvingtaines, de pauvres alterez qui venoyent au derriere decelluy qui la di ribuoit à quelc’un, la gueulle ouverte pouren avoir quelque goutellete, comme le maulvais riche, affinque rien ne se perdi . O que bienheureux fut en icelleannée celluy qui eu cave fresche et bien garnie !

Le Philosophe raconte, en mouvent la que ion pourquoy c’e que l’eaue de la mer e salée, que, au temps quePhebus bailla le gouvernement de son chariot lucificqueà son filz Phaeton, ledi� Phaeton, mal apris en l’art et nesçavant ensuyvre la line ecliptique entre les deux tropiquesde la sphere du soleil, varia de son chemin et tant approchade terre qu’il mi à sec toutes les contrées subjacentes,bruslant une grande partie du ciel que les Philosophesappellent Via la�ea et les lifrelofres nomment le cheminSain� Jacques, combien que les plus huppez poetes disente re la part où tomba le lai� de Juno lors qu’elle allai�aHercules : adonc la terre fut tant eschaufée que il luy vintune sueur enorme, dont elle sua toute la mer, qui par ce e

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Chapitre II Pantagruel

salée, car toute sueur e salée ; ce que vous direz e re vraysi vous voulez ta er de la vo re propre, ou bien de cellesdes verollez quand on les fai� suer ; ce me e tout un.

Quasi pareil cas arriva en ce e di�e année, car, un jourde vendredy que tout le monde s’e oit mis en devotionet faisoit une belle procession avecques forces letanies etbeaux preschans, supplians à Dieu omnipotent les vouloirregarder de son œil de clemence en tel desconfort, visible-ment furent veues de terre sortir grosses gouttes d’eaue,comme quand quelque personne sue copieusement. Et lepauvre peuple commença à s’esjouyr comme si ce eu e échose à eulx proffitable, car les aulcuns disoient que dehumeur il n’y en avoit goute en l’air dont on espera avoirpluye et que la terre supplioit au deffault. Les aultres genssçavans disoyent que c’e oit pluye des Antipodes, commeSenecque narre au quart livre Que ionum naturalium, par-lant de l’origine et source du Nil ; mais ilz y furent trompés,car, la procession finie, alors que chascun vouloit recueillirde ce e rosée et en boire à plein godet, trouverent que cen’e oit que saulmure, pire et plus salée que n’e oit l’eauede la mer.

Et parce que en ce propre jour nasquit Pantagruel, sonpere luy imposa tel nom : car panta en grec vault autant àdire comme tout, et gruel en langue Hagarene, vault autantcomme alteré, voulent inferer que à l’heure de sa nativité, lemonde e oit tout alteré, et voyant, en esperit de prophetie,qu’il seroit quelque jour dominateur des alterez. Ce queluy fut mon ré à celle heure mesmes par aultre signe plusevident. Car, alors que sa mere Badebec l’enfantoit et queles saiges femmes attendoyent pour le recepvoir, yssirent

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Chapitre II Pantagruel

premier de son ventre soixante et huyt tregeniers, chascuntirant par le licol un mulet tout chargé de sel, après lesquelzsortirent neuf dromadaires chargés de jambons et languesde beuf fumées, sept chameaulx chargés d’anguillettes,puis xxv charretées de porreaulx, d’aulx, d’oignons et decibotz, ce que espoventa bien lesdi�es saiges femmes, maisles aulcunes d’entre elles disoyent :

« Voicy bonne provision. Aussy bien ne bevyons nous quelachement, non en lancement. Cecy n’e que bon signe, cesont aguillons de vin. »

Et, comme elles caquetoyent de ces menus propos entreelles, voicy sortir Pantagruel, tout velu comme un ours,dont di une d’elles en esperit propheticque :

« Il e né à tout le poil : il fera choses merveilleuses ; et,s’il vit, il aura de l’eage. »

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Chapitre III

Du dueil que mena Gargantua de la mortde sa femme Badebec.

Quand Pantagruel fut né, qui fut bien ébahi et perplex ?Ce fut Gargantua son pere. Car, voyant d’un cou é safemme Badebec morte et de l’aultre son filz Pantagruel nétant beau et tant grand, ne scavoit que dire ny que faire.Et le doubte que troubloit son entendement e oit assavoirs’il devoit plorer pour le deuil de sa femme, ou rire pourla joye de son filz. D’un co é et d’aultre il avoit argumenssophi icques qui le suffocquoyent, car il les faisoit trèsbien in modo et figura, mais il ne les povoit souldre, et, parce moyen demouroit empe ré comme la souriz empeigéeou un milan prins au lasset.

« Pleureray je ? disoit il. Ouy, car pourquoy ? Matant bonne femme e morte, qui e oit la pluscecy, la plus cela, qui feu au monde. Jamaisje ne la verray, jamais je n’en recouvreray unetelle ; ce m’e une perte ine imable ! O monDieu, que te avoys je fai� pour ainsi me punir ?Que ne envoyas tu la mort à moy premier queà elle, car vivre sans elle ne m’e que languir ?Ha, Badebec, ma mignonne, m’amye, mon petitcon (toutesfois elle en avait bien troys arpens

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Chapitre III Pantagruel

et deux sexterées), ma tendrette, ma braguette,ma savate, ma pantofle, jamais je ne te verray !Ha, pauvre Pantagruel, tu as perdu ta bonnemere, ta doulce nourrisse, ta dame très aymée !Ha, faulce mort, tant tu me es malivole, tant tume es oultrageuse, de me tollir celle à laquelleimmortalité appartenoit de droi� ! »

Et ce disant pleuroit comme une vache. Mais tout soub-dain rioit comme un veau quand Pantagruel luy venoit enmemoire.

« Ho, mon petit filz (disoit il), mon coillon, monpeton, que tu es joly ! et tant je suis tenu àDieu de ce qu’il m’a donné un si beau filz, tantjoyeux, tant riant, tant joly ! Ho, ho, ho, ho, quesuis aise ! Beuvons, ho ! laissons toute melan-cholie ! Apporte du meilleur, rince les verres,boute la nappe, chasse ces chiens, souffle ce feu,allume la chandelle, ferme ce e porte, tailleces souppes, envoye ces pauvres, baille leurce qu’ilz demandent ! Tiens ma robbe, que jeme mette en pourpoint pour mieux fe oyer lescommeres. »

Ce disant, ouyt la letanie et les Mementos des preb resqui portoyent sa femme en terre, dont laissa son bon proposet tout soubdain fut ravy ailleurs, disant :

« Seigneur Dieu, fault il que je me contri e en-cores ? Cela me fasche ; je ne suis plus jeune,je deviens vieulx, le temps e dangereux, je

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Chapitre III Pantagruel

pourray prendre quelque fiebvre : me voylà af-folé. Foy de gentil homme, il vault mieulx pleu-rer moins et boire dadvantaige ! Ma femme e morte, et bien, par Dieu (da jurandi), je ne laresusciteray pas par mes pleurs ; elle e bien,elle e en paradis pour le moins, si mieulx nee ; elle prie Dieu pour nous ; elle e bien heu-reuse ; elle ne se soucie plus de nos miseres etcalamitez. Autant nous en pend à l’œil ! Dieugard le demourant ! Il me fault penser d’en trou-ver une aultre.Mais voicy que vous ferez, di� il es saiges femmes(où sont elles ? Bonnes gens, je ne vous peulxveoyr) ; allez à l’enterrement d’elle, et ce pendentje berceray icy mon filz, car je me sens bien fortalteré, et serois en danger de tomber malade ;mais beuvez quelque bon trai� devant, car vousvous en trouverez bien, et m’en croyez, sur monhonneur. »

A quoy obtemperantz, allerent à l’enterrement et fune-railles, et le pauvre Gargantua demoura à l’ho el. Et cependent fei l’epitaphe pour e re engravé en la manièreque s’ensuyt :

Elle en mourut, la noble Badebec,Du mal d’enfant, que tant me sembloit nice :Car elle avoit visaige de rebec,Corps d’Espaignole, et ventrede Souyce.Priezà Dieu qu’à elle soit propice,Luy perdonnant, s’en riens oultrepassa.

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Chapitre III Pantagruel

Cy gi son corps, lequel vesquit sans vice,Et mourut l’an et jour que trespassa.

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Chapitre IV

De l’enfance de Pantagruel.

Je trouve, par les anciens hi oriographes et poetes, queplusieurs sont nez en ce monde en façons bien e ranges,que seroient trop longues à racompter : lisez le VII livre dePline, si avés loysir. Mais vous n’en ouy es jamais d’une simerveilleuse comme fut celle de Pantagruel : car c’e oitchose difficile à croyre comme il creut en corps et en forceen peu de temps. Et n’e oit rien Hercules qui, e ant auberseau, tua les deux serpens, car lesdi�z serpens e oyentbien petitz et fragiles. Mais Pantagruel, e ant encores auberseau, fei cas bien espouventables. Je laisse icy à direcomment à chascun de ses repas, il humoit le lai� de quatremille six cens vaches et comment, pour luy faire un paes-lon à cuire sa bouillie, furent occupez tous les paesliersde Saumur en Anjou, de Villedieu en Normandie, de Bra-mont en Lorraine, et luy bailloit on ladi�e bouillie en ungrand timbre, qui e encores de present à Bourges, près dupalays ; mais les dentz luy e oient desjà tant crues et for-tifiées qu’il en rompit, dudi� tymbre, un grand morceau,comme tres bien apparoi .

Certain jour, vers le matin, que on le vouloit faire tetterune de ses vaches (car de nourrisses il n’en eut jamais aul-trement, comme di� l’hy oire), il se deffit des liens qui

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Chapitre IV Pantagruel

le tenoyent au berceau un des bras, et vous prent ladi�evache par dessoubz le jarret, et luy mangea les deux tetinset la moytié du ventre, avecques le foye et les roignons, etl’eu toute devorée, n’eu e é qu’elle cryoit horriblementcomme si les loups la tenoient aux jambes, auquel cry lemonde arriva, et o erent ladi�e vache à Pantagruel ; maisilz ne sceurent si bien faire que le jarret ne luy en demou-ra comme il le tenoit, et le mangeoit très bien, commevous feriez d’une saulcisse ; et quand on luy voulut o erl’os, il l’avalla bien to comme un cormaran feroit un petitpoisson, et après commença à dire : « Bon ! bon ! bon » caril ne sçavoit encores bien parler, voulant donner à entendreque il avoit trouvé fort bon, et qu’il n’en failloit plus queautant. Ce que voyans, ceulx qui le servoyent le lierent àgros cables, comme sont ceulx que l’on fai� à Tain pour levoyage du sel de Lyon, ou comme sont ceulx de la grandnauf Françoyse qui e au port de Grace en Normandie.

Mais, quelquefoys que un grand ours, que nourrissoitson pere, eschappa et luy venoit lescher le visage, (car lesnourrisses ne luy avoyent bien à point torché les babines),il se deffi desdi�z cables aussi facillement comme Sam-son d’entre les Phili ins, et vous print Monsieur de l’Ours,et le mi en pieces comme un poulet, et vous en fi unebonne gorge chaulde pour ce repas. Par quoy, craignantGargantua qu’il se ga a , fi faire quatre grosses chaisnesde fer pour le lyer, et fi faire des arboutans à son berceau,bien afu ez. Et de ces chaisnes en avez une à La Rochelle,que l’on leve au soir entre les deux grosses tours du havre ;l’aultre e à Lyon, l’aultre à Angiers, et la quarte fut em-portée des diables pour lier Lucifer, qui se deschaisnoit

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Chapitre IV Pantagruel

en ce temps là, à cause d’une colicque qui le tormentoitextraordinairement, pour avoir mangé l’ame d’un sergeanten fricassée à son desjeuner. Dont povez biencroire ce quedi� Nicolas de Lyra sur le passaige du Psaultier où il e escript : Et Og regem Basan, que ledi� Og, e ant encores pe-tit, e oit tant fort et robu e qu’il le failloit lyer de chaisnesde fer en son berceau. Et ainsi demoura coy et pacificque,car il ne pouvoit rompre tant facillement lesdi�es chaisnes,mesmement qu’il n’avoit pas espace au berceau de donnerla secousse des bras.

Mais voicy que arriva un jour d’une grande fe e, que sonpere Gargantua faisoit un beau banquet à tous les princesde sa court. Je croy bien que tous les officiers de sa courte oyent tant occupés au service du fe in que l’on ne sesoucyoit du pauvre Pantagruel, et demeuroit ainsi à recu-lorum. Que fi -il ? Qu’il fi , mes bonnes gens ? Escoutez.Il essaya de rompre les chaisnes du berceau avecques lesbras ; mais il ne peut, car elles e oyent trop fortes, adonc iltrepigna tant des piedz qu’il rompit le bout de son berceau,qui toutesfoys e oit d’une grosse po e de sept empans enquarré, et, ainsi qu’il eut mys les piedz dehors, il se avallale mieulx qu’il peut, en sorte que il touchoit les piedz enterre ; et alors avecques grande puissance se leva, empor-tant son berceau sur l’eschine ainsi lyé, comme une tortuequi monte contre une muraille et à le veoir sembloit quece feu une grande carracque de cinq cens tonneaulx quifeu debout. En ce point, entra en la salle où l’on banque-toit, et hardiment, qu’il espoventa bien l’assi ance ; mais,par autant qu’il avoit les bras lyez dedans, il ne povoit rienprendre à manger, mais en grande peine se enclinoit pour

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Chapitre IV Pantagruel

prendre à tout la langue quelque lippée. Quoy voyant, sonpere entendit bien que l’on l’avoit laissé sans luy bailler àrepai re, et commanda qu’il fut deslyé desdi�es chaisnes,car le conseil des princes et seigneurs assi ans, ensembleaussi que les medicins de Gargantua disoyent que, si l’onle tenoit ainsi au berceau, qu’il seroit toute sa vie subje� àla gravelle.

Lors qu’il feu deschainé, l’on le fi asseoir, et repeutfort bien, et mi son di� berceau en plus de cinq censmille pieces d’un coup de poing qu’il frappa au milieu pardespit, avec prote ation de jamais n’y retourner.

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Chapitre V

Des fai�z du noble Pantagruel en sonjeune eage.

Ainsi croissoit Pantagruel de jour en jour et prouffitoit àveue d’œil, dont son pere s’esjouyssoit par affe�ion natu-relle, et luy fei faire, comme il e oit petit, une arbale epour s’esbatre après les oysillons, qu’on appelle de presentla grand arbale e de Chantelle ; puis l’envoya à l’escholepour apprendre et passer son jeune eage.

De fai�, vint à Poi�iers pour e udier, et y proffita beau-coup ; auquel lieu, voyant que les escoliers e oyent aul-cunes foys de loysir et ne sçavoient à quoy passer temps,il en eut compassion. Et un jour print, d’un grand rochierqu’on nomme Passelourdin, une grosse roche, ayant en-viron de douze toizes en quarré, et d’espesseur quatorzepans, et la mi sur quatre pilliers au milieu d’un champ,bien à son ayse, affin que lesdi�z escoliers, quand ilz nesçauroyent aultre chose faire, passassent le temps à montersur ladi�e pierre et là banqueter à force flacons, jambons etpa ez, et escripre leurs noms dessus avec un cou eau, et,de present l’appelle on la Pierre levée. Et, en memoire de ce,n’e aujourd’huy passé aulcun en la matricule de ladi�euniversité de Poi�iers, sinon qu’il ait beu en la fontaineCaballine de Crou elles, passé à Passelourdin et monté sur

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Chapitre V Pantagruel

la Pierre levée.En après, lisant les belles chronicques de ses ance res,

trouva que Geoffroy de Lusignan, di� Geoffroy à la granddent, grand pere du beau cousin de la seur aisnée de latante du gendre de l’oncle de la bruz de sa belle mere, es-toit enterré à Maillezays ; dont print un jour campos pourle visiter comme homme de bien. Et, partant de Poi�iersavecques aulcuns de ses compaignons, passerent par Le-gugé, visitant le noble Ardillon abbé, par Lusignan, parSansay, par Celles, par Colonges, par Fontenay le Comte,saluant le do�e Tiraqueau ; et de là arriverent à Maillezays,où visita le sepulchre dudi� Geoffroy à la grand dent, dontil eut quelque peu de frayeur, voyant sa pourtrai�ure, caril y e en image comme d’un homme furieux, tirant à demyson grand malchus de la guaine. Et demandoit la cause dece. Les chanoines dudi� lieu luy dirent que n’e oit aultrecause sinon que Pi�oribus atque Poetis, etc. ; c’e à dire queles pain�res et poetes ont liberté de paindre à leur plaisirce qu’ilz veullent. Mais il ne se contenta de leur responce,et di :

« Il n’e ainsi pain� sans cause. Et me doubteque à sa mort on luy a fai� quelque tord, du-quel il demande vengeance à ses parens. Je m’enenque eray plus à plein, et en feray ce que deraison. »

Puys non à Poi�iers, mais voulut visiter les aultres uni-versitez de France ; dont, passant à La Rochelle, se mi sur mer et vint à Bourdeaulx, on quel lieu ne trouva grandexercice, sinon des guabarriers jouans aux luettes sur la

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Chapitre V Pantagruel

grave. De là vint à Thoulouse, où aprint fort bien à dan-cer et à jouer de l’espée à deux mains, comme e l’usancedes escholiers de ladi�e université ; mais il n’y demouragueres, quand il vit qu’ilz faisoyent brusler leurs regenstout vifz comme harans soretz, disant : « Jà Dieu ne plaiseque ainsi je meure, car je suis de ma nature assez alterésans me chauffer davantaige ! »

Puis vint à Montpellier où il trouva fort bon vins de Mi-revaulx et joyeuse compagnie ; et se cuida mettre à e udieren medicine ; mais il considera que l’e at e oit fascheuxpar trop et melancholicque, et que les medicins sentoyentles cli eres comme vieulx diables. Pour tant vouloit es-tudier en loix ; mais, voyant que là n’e oient que troysteigneux et un pelé de legi es audi� lieu, s’en partit. Et auchemin fi le Pont du Guard et l’amphitheatre de Nimes enmoins de troys heures, qui toutesfoys semble œuvre plusdivin que humain ; et vint en Avignon, où il ne fut troysjollrs qu’il ne devint amoureux : car les femmes y jouentvoluntiers du serre cropyere, parce que c’e terre papale.

Ce que voyant, son pedagogue, nommé Epi emon, l’entira et le mena à Valence au Daulphiné ; mais il vit qu’iln’y avoit grand exercice et que les marroufles de la ville ba-toyent les escholiers ; dont eut despit, et, un beau dimancheque tout le monde dansoit publiquement, un escholier sevoulut mettre en dance, ce que ne permirent lesdi�z mar-roufles. Quoy voyant, Pantagruel leur bailla à tous la chassejusques au bort du Rosne, et les vouloit faire tous noyer ;mais ilz se musserent contre terre comme taulpes, bien de-mye lieue soubz le Rosne. Le pertuys encores y apparoi .

Après il s’en partit, et à troys pas et un sault vint àAn-

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Chapitre V Pantagruel

giers, où il se trouvoit fort bien, et y eu demeuré quelqueespace, n’eu e é que la pe e les en chassa.

Ainsi vint à Bourges, où e udia bien longtemps, et prof-fita beaucoup en la faculté des loix, et disoit aulcunesfoisque les livres des loix luy sembloyent une belle robbe d’or,triumphante et precieuse à merveilles, qui feu brodée demerde :

« Car, disoit-il, au monde n’y a livres tant beaulx,tant aornés, tant elegans comme sont les textesdes Pande�es ; mais la brodure d’iceulx, c’e assavoir la Close de Accurse, e tant salle, tantinfame et punaise, que ce n’e que ordure etvillenie. »

Partant de Bourges, vint à Orleans, et là trouva forceru res d’escholiers qui luy firent grand chere à sa venue,et en peu de temps aprint avecque eulx à jouer à la paulme,si bien qu’il en e oit mai re, car les e udians dudi� lieuen font bel exercice. Et le menoyent aulcunesfoys es Islespour s’esbatre au jeu du Poussavant. Et, au regard de serompre fort la te e à e udier, il ne le faisoit mie, de peurque la veue luy diminua . Mesmement que un quidamdes regens disoit souvent en ses le�ures qu’il n’y a chosetant contraire à la veue comme e la maladie des yeulx. Et,quelque jour que l’on passa licentié en loix quelc’un desescholliers de sa congnoissance, qui de science n’en avoitgueres plus que sa portée, mais en recompense scavoit fortbien danser et jouer à la paulme, il fit le blason et divisedes licentiez en ladi�e université, disant :

Un e euf en la braguette,

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Chapitre V Pantagruel

En la main une raquette,Une loy en la cornette,Une basse dance au talon,Vous voylà passé coquillon.

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Chapitre VI

Comment Pantagruel rencontra unLimosin qui contrefaisoit le langaigeFrancoys.

Quelque jour, je ne sçay quand, Pantagruel se pourme-noit après soupper avecques ses compaignons par la portedont l’on va à Paris. Là rencontra ur escholier tout jolliet,qui venoit par icelluy chemin ; et, après qu’ilz se furentsaluez, luy demanda :

« Mon amy, d’ont viens tu à ce e heure ?

L’escholier luy respondit :

« De l’alme, inclyte et celebre academie que l’onvocite Lutece.— Qu’e ce à dire ? di Pantagruel à un de sesgens ?— C’e (respondit-il), de Paris.— Tu viens doncques de Paris, di il ? Et à quoypassez vous le temps, vous aultres messieurse udiens, audi� Paris ?

Respondit l’escolier :

« Nous transfretons la Sequane au dilucule etcrepuscule ; nous deambulons par les compites

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Chapitre VI Pantagruel

et quadrivies de l’urbe ; nous despumons la ver-bocination latiale, et, comme verisimiles amo-rabonds, captons la benevolence de l’omnijuge,omniforme, et omnigene sexe feminin. Certainesdiecules nous invisons les lupanares, et en ecs-tase venereique, inculcons nos veretres es pe-nitissimes recesses des pudendes de ces meri-tricules amicabilissimes ; puis cauponizons estabernes meritoires de la Pomme de Pin, duCa el, de la Magdaleine et de la Mulle, bellesspatules vervecines perforaminées de petrosil.Et si, par forte fortune, y a rarité ou penurie depecune en nos marsupies, et soyent exhau esde metal ferruginé, pour l’escot nous dimittonsnos codices et ve es opignerées, pre olans lestabellaires à venir des Penates et Lares patrio-tiques. »

A quoy Pantagruel di :

« Que diable de langaige e cecy ? Par Dieu, tues quelque heretique.— Seignor, non, dit l’escolier, car libentissiment,dès ce qu’il illucesce quelque minutule leschedu jour, je demigre en quelc’un de ces tant bienarchite�ez mon iers, et là, me irrorant de belleeaue lu rale, grignotte d’un transon de quelquemissicque precation de nos sacrificules ; et, sub-mirmillant mes precules horaires, elue et abs-terge mon anime de ses inquinamens no�urnes.Je revere les Olimpicoles. Je venere latrialement

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Chapitre VI Pantagruel

le supernel A ripotent. Je dilige et redame mesproximes. Je serve les prescriptz Decalogiqueset, selon la facultatule de mes vires, n’en dis-cede le late unguicule. Bien e veriforme que,à cause que Mammone ne supergurgite goutteen mes locules, je suis quelque peu rare et lendà supereroger les eleemosynes à ces egenes que-ritans leurs ipe ho iatement.— Et bren, bren ! di Pantagruel, qu’e ce queveult dire ce fol ? Je croys qu’il nous forge icyquelque langaige diabolique et qu’il nous chermecomme enchanteur. »

A quoy di un de ses gens :

« Seigneur, sans doubte, ce gallant veult contre-faire la langue des Parisians ; mais il ne fai�que escorcher le latin, et cuide ainsi pindariser,et luy semble bien qu’il e quelque grand ora-teur en francoys, parce qu’il dedaigne l’usancecommun de parler. »

A quoi di� Pantagruel :

« E il vray ? »

L’escholier respondit :

« Signor Missayre, mon genie n’e poin� aptenate à ce que di� ce flagitiose nebulon, pour es-corier la cuticule de no re vernacule Gallicque,mais vice versement je gnave opere, et par veleset rames je me enite de le locupleter de la re-dundance latinicome.

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Chapitre VI Pantagruel

— Par Dieu (di Pantagruel) je vous apprendrayà parler. Mais devant, responds moy : dont estu ? »

A quoy di l’escholier :

« L’origine primeves de mes aves et ataves futindigene des regions Lemovicques, où requiescele corpore de l’agiotate sain� Martial.— J’entens bien, di Pantagruel ; tu es Lymosin,pour tout potaige. Et tu veulx icy contrefaire leParisian. Or vien çza, que je te donne un tourde pigne ! »

Lors le print à la gorge, luy disant :

« Tu escorche le latin ; par sain� Jean, je te ferayescorcher le renard, car je te escorcheray toutvif. »

Lors commença le pauvre Lymosin à dire :

« Vée dicou, gentila re ! Ho, sain� Marsault,adjouda my ! Hau, hau, laissas à quau, au nomde Dious, et ne me touquas grou ! »

A quoy di Pantagruel :

« A ce e heure parle tu naturellement. »

Et ainsi le laissa, car le pauvre Lymosin conchioit toutesses chausses, qui e oient fai�es à queheue de merluz, etnon à plein fons ; dont di Pantagruel :

« Sain� Alipentin, quelle civette ! Au diable soitle mascherabe, tant il put ! »

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Chapitre VI Pantagruel

Et le laissa. Mais ce luy fut un tel remord toute sa vie, ettant fut alteré qu’il disoit souvent que Pantagruel le tenoità la gorge, et, après quelques années, mourut de la mortRoland, ce faisant la vengeance divine et nous demon rantce que dit le philosophe et Aule Gelle : qu’il nous convientparler selon le langaige usité, et, comme disoit O�avianAugu e, qu’il fault eviter les motz espaves en pareillediligence que les patrons des navires evitent les rochiers demer.

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Chapitre VII

Comment Pantagruel vint à Paris, et desbeaulx livres de la librairie de Sain�Vi�or

Après que Pantagruel eut fort bien e udié en Aurelians,il delibera visiter la grande université de Paris ; mais, de-vant que partir, fut adverty que grosse et enorme clochee oit à Sain� Aignan dudi� Aurelians, en terre, passezdeux cens quatorze ans, car elle e oit tant grosse que parengin aulcun ne la povoit on mettre seullement hors terre,combien que l’on y eu applicqué tous les moyens quemettent Vitruvius de Archite�ura, Albertus De Re edifi-catoria, Euclides, Theon, Archimedes, et Hero de Ingeniis,tout n’y servit de rien. Dont, voluntiers encliné à l’humblereque e des citoyens et habitans de la di� ville, deliberala porter au clochier à ce de iné.

De fai�, vint au lieu où elle e oit et la leva de terreavecques le petit doigt, aussi facillement que feriez unesonnette d’esparvier. Et, devant que la porter au clochier,Pantagruel en voulut donner une aubade par la ville, et lafaire sonner par toutes les rues en la portant en sa main ;dont tout le monde se resjouy fort ; mais il en advint uninconvenient bien grand, car, la portant ainsi et la faisantsonner par les rues, tout le bon vin d’Orleans poulsa, et

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Chapitre VII Pantagruel

se ga a. De quoy le monde ne se advisa que la nuy� en-suyvant : car un chascun se sentit tant alteré de avoir beude ces vins poulsez qu’ilz ne faisoient que cracher aussiblanc comme cotton de Malthe, disans : « Nous avons duPantagruel, et avons les gorges sallées. »

Ce fai�, vint à Paris avecques ses gens. Et, à son entréetout le monde sortit hors pour le veoir, comme vous sçavezbien que le peuple de Paris e sot par nature, par bequareet par bemol, et le regardoyent en grand esbahyssement, etnon sans grande peur qu’il n’emporta le Palais ailleurs,en quelque pays a remotis, comme son père avoit emportéles campanes de No re Dame, pour atacher au col de sajument. Et, après quelque espace de temps qu’il y eut de-mouré, et fort bien e udié en tous les sept ars liberaulx,il disoit que c’e oit une bonne ville pour vivre, mais nonpour mourir, car les guenaulx de Sain� Innocent se chauf-foyent le cul des ossements des mors. Et trouva la librairiede Sain� Vi�or fort magnificque, mesmement d’aulcunslivres qu’il y trouva, desquelz s’ensuit le repertoyre, etprimo :

Bigua Salutis.Bragueta Juris.Pantofla Decretorum.Malogranatum Vitiorum.Le Peloton de Theologie.Le Vi empenard des Prescheurs, composé par

Turelupin.Le Couillebarine des Preux.Les Hanebanes des Evesques.

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Chapitre VII Pantagruel

Marmotretus de Baboinis et Cingis, cum commentod’Orbellis.

Decretum Universitatis Parisiensis super gorgiasi-tate muliercularum ad placitum.

L’Apparition de sain�e Geltrude à une nonnainde Poissy e ant en mal d’enfant.

Ars hone e petandi in societate, per M. Ortuinum.Le Mou ardier de Penitence.Les Houseaulx, alias les Bottes de Patience.Formicarium Artium.De brodiorum usu et hone ate chopinandi, per

Silve rem Prieratem, Jacospinum.Le Beliné en Court.Le Cabat des Notaires.Le Pacquet de Mariage.Le Creziou de Contemplation.Les Fariboles de Droi�.L’Aguillon de vin.L’Esperon de fromaige.Decrotatorium Scholarium.Tartaretus, De modo cacandi.Les Fanfares de Rome.Bricot, De differentiis soupparum.Le Culot de Discipline.La Savate de Humilité.Le Tripier de bon Pensement.Le Chaulderon de Magnanimité.Les Hanicrochemens des Confesseurs.La Croquignolle des Curés.Reverendi Patris Fratris Lubini, Provincialis Ba-

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Chapitre VII Pantagruel

vardie, De croquendis lardonibus libri fres.Pasquili, Do�oris marmorei, De capreolis cum

chardoneta comedendis, tempore papali ab Ec-clesia interdi�o.

L’Invention Sain�e Croix, à six personnaiges,jouée par les clercs de Finesse.

Les Lunettes des Romipetes.Majoris, De modo faciendi boudinos.La Cornemuse des Prelatz.Beda, De optimitate triparum.La Complainte des Advocatz sus la Reformation

des Dragées.Le Chat fourré des Procureurs.Des Poys au lart, cum commento.La Profiterolle des Indulgences.Praeclarissimi Juris Utriusque Do�oris Mai re

Pilloti Racquedenari, De bobelinandis GlosseAccursiane baguenaudis Repetitio enucidilu-culidissima.

Stratagemata Francarchieri de Baignolet.Fran�opinus, De re militari, cum figuris Tevoti.De usu et utilitate escorchandi equos et equas, au-

tore M. no ro de Quebecu.La Ru rie des Pre olans.M. n. Ro oco ojambedanesse, De mou arda po

prandium servienda lib. quatuordecim, apo i-lati per M. Vaurrillonis.

Le Couillaige des Promoteurs.Que io subtillissima, utrum Chimera, in vacuo

bombinans, possit comedere secundas inten-

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Chapitre VII Pantagruel

tiones, et fuit debatuta per decem hebdomadasin concilio Con antiensi.

Le Maschefain des Advocatz.Barbouilamenta Scoti.Le Ratepenade des Cardinaulx.De calcaribus removendis decades undecim, per M.

Albericum de Rosata.Ejusdem, De ca rametandis crinibus, lib. tres.L’Entrée de Anthoine de Leive ès terres du Bre-

sil.Marforii Bacalarii cubantis Rome, Dde pelendis

mascarendisque Cardinalium mulis.Apologie d’icelluy, contre ceulx qui disent que

la Mule du Pape ne mange qu’à ses heures.Prono ication que incipit, « Silvi Triquebille » ba-

lata per M. n. Songecrusyon.Boudarini, episcopi, De emulgentiarum profe�i-

bus enneades novem, cum privilegio Papali adtriennium, et po ea non.

Le Chiabrena des Pucelles.Le Cul pelé des Vefves.La Cocqueluche des Moines.Les Brimborions des Padres Cele ins.Le Barrage de Manducité.Le Clacquedent des Marroufles.La Ratouère des Theologiens.L’Ambouchouoir des Mai res en Ars.Les Marmitons de Olcam à simple tonsure.Magi ri n. Fripesaulcetis, De grabellationibus hor-

rarum canonicarum, lib. quadraginta.

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Chapitre VII Pantagruel

Cullebutatorium confratriarum, incerto autore.La Cabourne des Briffaulx.Le Faguenat des Hespaignolz, supercoquelican-

ticqué par Frai Inigo.La Barbotine des Marmiteux.Poiltronismus rerum Italicarum, autore magi ro

Bruslefer.R. Lullius, De batisfolagiis Principium.Callibi ratorium Caffardie, a�ore M. Jacobo Hocs-

tratem, hereticometra.Chaultcouillons, de Magi ro no randorum Ma-

gi ro no ratorumque beuvetis, lib. o�o gua-lantissimi.

Les Petarrades des Bulli es, Copi es, Scrip-teurs, Abbreviateurs, Référendaires et Da-taires, compillées par Regis.

Almanach perpetuel pour les Gouteux et Verol-lez.

Maneries ramonandi fournellos, per M. Eccium.Le Poulermart des Marchans.Les Aisez de Vie monachale.La Gualimaffrée des Bigotz.L’Hi oire des Farfadetz.La Beli randie des Millesouldiers.Les Happelourdes des Officiaux.La Bauduffe des Thesauriers.Badinatorium Sophi arum.Antipericatametanaparbeugedamphicribrationes mer-

dicantium.Le Limasson des Rimasseurs.

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Chapitre VII Pantagruel

Le Boutavent des Alchymi es.La Nicquenocque des Que eurs, cababezacée

par frère Serratis.Les Entraves de Religion.La Racquette des Brimbaleurs.L’Acodouoir de Vieillesse.La Muselière de Noblesse.La Pateno re du Cinge.Les Grezillons de Devotion.La Marmite des Quatre Temps.Le Mortier de Vie politicque.Le Mouschet des Hermites.La Barbute des Penitenciers.Le Tric trac des Freres Frapars.Lourdaudus, De vita et hone ate Braguardorum.Lyripipii Sorbonici moralisationes, per M. Lupol-

dum.Les Brimbelettes des Voyageurs.Les Potingues des Evesques potatifz.Tarraballationes Do�orum Coloniensium adver-

sus Reuchlin.Les Cymbales des Dames.La Martingalle des Fianteurs.Virevou atorum Nacquettorum, per F. Pedebille-

tis.Les Bobelins de Franc Couraige.La Mommerie des Rebatz et Lutins.Gerson, De Auferibilitate Pape ab Ecclesia.La Ramasse des Nommez et Graduez.Jo. Dytebrodii, De terribiliditate excommunicatio-

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Chapitre VII Pantagruel

num libellus acephalos.Ingeniositas invocandi Diabolos et Diabolas, per

M. Guinguolfum.Le Hoschepot des Perpetuons.La Morisque des Hereticques.Les Henilles de Gaïetan.Moillegroin, do�oris cherubici, De origine pate-

pelutarum et torticollorum ritibus, lib. septem.Soixante et neuf Breviaires de haulte gresse.Le Godemarre des cinq Ordres des Mendians.La Pelletiere des Tyrelupins, extrai�e de la Bote

fauve incornifi ibulée en la Somme Ange-licque.

Le Ravasseur des Cas de conscience.La Bedondaine des Presidens.Le Vietdazouer des Abbez.Sutoris, adversus quendam, qui vocaverat eum

fripponnatorem, et quod Fripponnatores nonsunt damnati ab Ecclesia.

Cacatorium medicorum.Le Rammonneur d’a rologie.Campi Cly eriorum, per S. C.Le Tyrepet des apothecaires.Le Baisecul de chirurgie.Ju inianus, De Cagotis tollendis.Antidotarium anime.Merlinus Coccaius, De Patria Diabolorum.

Desquelz aulcuns sont jà imprimez, et les aultres l’onimprime maintenant en ce e noble ville de Tubinge.

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Chapitre VIII

Comment Pantagruel, e ant à Paris,receut letres de son pere Gargantua, et lacopie d’icelles.

Pantagruel e udioit fort bien, comme assez entendez, etproufitoit de mesmes, car il avoit l’entendement à doublerebras et capacité de memoire à la mesure de douze oyres etbotes d’olif. Et, comme il e oit ainsi là demourant, receutun jour lettres de son pere en la maniere que s’ensuyt :

« Tres chier filz, entre les dons, graces et pre-rogatives desquelles le souverain plasmateur,Dieu tout puissant, a endouayré et aorné l’hu-maine nature à son commencement, celle mesemble singuliere et excellente par laquelle ellepeut, en e at mortel, acquerir espece de immor-talité et, en decours de vie transitoire, perpetuerson nom et sa semence ; ce que e fai� par li-gnée yssue de nous en mariage legitime. Dontnous e aulcunement in auré ce que nous feuttollu par le peché de nos premiers parens, es-quelz fut di� que, parce qu’ilz n’avoyent e éobeyssans au commendement de Dieu le crea-teur, ilz mourroyent et, par mort, seroit redui�e

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Chapitre VIII Pantagruel

à neant ce e tant magnifcque plasmature enlaquelle avoit e é l’homme créé. Mais, par cemoyen de propagation seminale, demoure esenfans ce que e oit de perdu es parens, et esnepveux ce que deperissoit es enfans, et ainsisuccessivement jusques à l’heure du jugementfinal, quand Jesuchri aura rendu à Dieu lepere son royaulme pacificque hors tout dan-gier et contamination de peché : car alors cesse-ront toutes generations et corruptions, et serontles elemens hors de leurs transmutations conti-nues, veu que la paix tant désirée sera consu-mée et parfai�e et que toutes choses seront re-duites à leurfin et periode. Non doncques sansju e et equitable cause je rends graces à Dieu,mon conservateur, de ce qu’il m’a donné povoirveoir mon antiquité chanue refleurir en ta jeu-nesse ; car, quand, par le plaisir de luy, qui toutregi et modere, mon ame laissera ce e habi-tation humaine, je ne me reputeray totallementmourir, ains passer d’un lieu en aultre, attenduque, en toy et par toy, je demeure en mon imagevisible en ce monde, vivant, voyant et conver-sant entre gens de honneur et mes amys, commeje souloys, laquelle mienne conversation a e é,moyennant l’ayde et grace divine, non sans pe-ché, je le confesse, (car nous pechons tous etcontinuellement requerons à Dieu qu’il effacenoz pechez), mais sans reproche. Par quoy, ainsicomme en toy demeure l’image de mon corps, si

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Chapitre VIII Pantagruel

pareillement ne reluysoient les meurs de l’ame,l’on ne te jugeroit e re garde et tresor de l’im-mortallite de no re nom ; et le plaisir que pren-droys, ce voyant seroit petit, considerant que lamoindre partie de moy, qui e le corps, demou-reroit, et que la meilleure, qui e l’ame et parlaquelle demeure no re nom en benedi�ionentre les hommes, seroit degenerante et abas-tardie ; ce que je ne dis par defiance que je ayede ta vertu, laquelle m’a e é jà par cy devantesprouvée, mais pour plus fort te encourager àproffiter de bien en mieulx. Et ce que presente-ment te escriz n’e tant affin qu’en ce train ver-tueux tu vives, que de ainsi vivre et avoir vescutu te resjouisses et te refraischisses en couragepareil pour l’advenir. A laquelle entreprinseparfaire et consommer, il te peut assez souvenircomment je n’ay rien espargné ; mais ainsi te yay je secouru comme si je n’eusse aultre thesoren ce monde que de te veoir une foys en mavie absolu et parfai�, tant en vertu, hone etéet preudhommie, comme en tout sçavoir libe-ral et hone e, et tel te laisser après ma mortcomme un mirouoir representant la personnede moy ton pere et, sinon tant excellent et telde fai� comme je te souhaite, certes bien tel endesir. Mais, encores que mon feu pere, de bonnememoire, Grandgousier eu adonné tout sone ude à ce que je proffitasse en toute perfe�ionet sçavoir politique, et que mon labeur et e ude

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correspondit très bien, voire encores oultrepas-sa son desir, toutesfoys, comme tu peulx bienentendre, le temps n’e oit tant idoine ne com-mode es lettres comme e de present, et n’avoyscopie de telz precepteurs comme tu as eu. Letemps e oit encores tenebreux et sentant l’infe-licité et la calamité des Gothz, qui avoient misà de ru�ion toute bonne literature. Mais, parla bonté divine, la lumiere et dignité a e é demon eage rendue es lettres, et y voy tel amende-ment que de present à difficulté seroys je receuen la premiere classe des petitz grimaulx, qui,en mon eage virile, e oys (non à tord) reputé leplus sçavant dudi� siecle. Ce que je ne dis parja�ance vaine, — encores que je le puisse loua-blementfaire en t’escripvant, comme tu as l’au-torité de Marc Tulle, en son livre de Vieillesse,et la sentence de Plutarche au livre intitulé :Comment on se peut louer sans envie, — maispour te donner affe�ion de plus hault tendre.Maintenant toutes disciplines sont re ituées,les langues in aurées : Grecque, sans laquellec’e honte que une personne se die sçavant, He-braïcque, Caldaïcque, Latine ; les impressions,tant elegantes et corre�es, en usance, qui onte é inventées de mon eage par inspiration di-vine, comme à contrefil, l’artillerie par sugges-tion diabolicque. Tout le monde e plein degens savans, de precepteurs tres do�es, de li-brairies tres amples, qu’il m’e advis que, ny

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Chapitre VIII Pantagruel

au temps de Platon, ny de Ciceron, ny de Papi-nian, n’e oit telle commodité d’e ude qu’ony veoit maintenant. Et ne se fauldra plus do-resnavant trouver en place ny en compaignie,qui ne sera bien expoly en l’offcine de Minerve.Je voy les brigans, les boureaulx, les avantu-riers, les palefreniers de maintenant plus do�esque les do�eurs et prescheurs de mon temps.Que diray je ? Les femmes et filles ont aspiré àce e louange et manne cele e de bonne doc-trine. Tant y a que, en l’eage où je suis, j’ay e écontrain� de apprendre les lettres Crecques,lesquelles je n’avois contemné comme Caton,mais je n’avoys eu loysir de comprendre enmon jeune eage ; et voluntiers me dele�e à lireles Moraulx de Plutarche, les beaulx Dialoguesde Platon, les Monumens de Pausanias et An-tiquitez de Atheneus, attendant l’heure qu’ilplaira à Dieu, mon createur, me appeller etcommander yssir de ce e terre. Parquoy, monfilz, je te admone e que employe ta jeunesseà bien profiter en e udes et en vertus. Tu esàParis, tu as ton precepteur Epi emon, dontl’un par vives et vocables in ru�ions, l’aultrepar louables exemples, te peut endo�riner. J’en-tends et veulx que tu aprenes les langues par-fai�ement : premierement la Grecque, commele veult Quintilian, secondement la Latine, etpuis l’Hebraïcque pour les sain�es letres, etla Chaldaïcque et Arabicque pareillement ; et

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Chapitre VIII Pantagruel

que tu formes ton ille, quand à la Grecque,à l’imitation de Platon, quand à la Latine, àCi-ceron. Qu’il n’y ait hy oire que tu ne tienneen memoire presente, à quoy te aydera la Cos-mographie de ceulx qui en ont escript. Des arsliberaux, geometrie, arismeticque et musicque,je t’en donnay quelque gou quand tu e oysencores petit en l’eage de cinq à six ans ; pour-suys la re e, et de a ronomie saiche en tousles canons ; laisse moy l’a rologie divinatriceet l’art de Lullius, comme abuz et vanitez. Dudroit civil, je veulx que tu saiches par cueurles beaulx textes et me les confere avecquesphilosophie. Et, quand à la congnoissance des-fai�z de nature, je veulx que tu te y adonnecurieusement : qu’il n’y ayt mer, riviere ny fon-taine, dont tu ne congnoisse les poissons ; tousles oyseaulx de l’air, tous les arbres, arbu eset fru�ices des fore z, toutes les herbes de laterre, tous les metaulx cachez au ventre desabysmes, les pierreries de tout Orient et Midy,rien ne te soit incongneu. Puis songeusementrevisite les livres des medicins Grecs, Arabes etLatins, sans contemner les Thalmudi es et Ca-bali es, et par frequentes anatomies, acquierstoy parfai�e congnoissance de l’aultre monde,qui e l’homme. Et, par lesquelles heures dujour commence à visiter les sain�es lettres :premierement, en Grec, le Nouveau Te amentet Epi res des Apo res, et puis, en Hebrieu,

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le Vieulx Te ament. Somme, que je voy unabysme de science. Car, doresnavant que tudeviens homme et te fais grand, il te fauldrayssir de ce e tranquillité et repos d’e ude, etapprendre la chevalerie et les armes pour de-fendre ma maison, et nos amys secourir en tousleurs affaires contre les assaulx des malfaisans.Et veux que, de brief tu essaye combien tu asproffité, ce que tu ne pourras mieulx faire quetenent conclusions en tout sçavoir, publique-ment, envers tous et contre tous, et hantantles gens lettrez qui sont tant à Paris commeailleurs. Mais parce que, selon le saige Salo-mon, sapience n’entre poin� en ame malivole etscience sans conscience n’e que ruine de l’ame,il te convient servir, aymer et craindre Dieu, eten luy mettre toutes tes pensées et tout ton es-poir, et par foy formée de charité, e re à luy ad-join�, en sorte que jamais n’en soys désamparépar peché. Aye suspe�z les abus du monde. Nemetz ton cueur à vanité, car ce e vie e tran-sitoire, mais la parolle de Dieu demeure eter-nellement. Soys serviable à tous tes prochainset les ayme comme toy mesmes. Revere tes pre-cepteurs ; fuis les compaignies des gens esquelztu ne veulx point resembler, et, les graces queDieu te a données, icelles ne reçoipz en vain. Et,quand tu congnoi ras que auras tout le sçavoirde par delà acquis, retourne vers moy, affin queje te voye et donne ma benedi�ion devant que

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Chapitre VIII Pantagruel

mourir. Mon filz, la paix et grace de No re Sei-gneur soit avecques toy. Amen. De Utopie. cedix septiesme jour du moys de mars.Ton père,

Gargantua »

Ces lettres receues et veues, Pantagruel print nouveaucourage, et feut enflambé à proffiter plus que jamais, ensorte que, le voyant e udier et proffiter, eussiez di� quetel e oit son esperit entre les livres comme e le feu parmyles brandes, tant il l’avoit infatigable et rident.

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Chapitre IX

Comment Pantagruel trouva Panurge,lequel il ayma toute sa vie.

Un jour Pantagruel, se pourmenant hors la ville, versl’abbaye Sain� Antoine, devisant et philosophant avecquesses gens et aulcuns escholiers, rencontra un homme, beaude ature et elegant en tous lineamens du corps, mais pi-toyablement navré en divers lieux et tant mal en ordre qu’ilsembloit e re echappé es chiens, ou mieulx resembloit uncueilleur de pommes du païs du Perche. De tant loing quele vit Pantagruel, il di es asi ans :

« Voyez vous ce homme, qui vient par le che-min du pont Charanton ? Par ma foy, il n’e pauvre que par fortune, car je vous asseure que,à sa physionomie, Nature l’a produi� de richeet noble lignée, mais les adventures des genscurieulx le ont redui� en telle penurie et indi-gence. »

Et, ainsi qu’il fut au droi� d’entre eulx, il luy demanda :

« Mon amy, je vous prie que un peu vueillez icyarre er et me respondre à ce que vous deman-deray, et vous ne vous en repentirez point, carj’ay affe�ion très grande de vous donner ayde

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Chapitre IX Pantagruel

à mon povoir en la calamité où je vous voy, carvous me fai�es grand pitié. Pour tant, mon amy,di�es moy : Qui e es vous ? Dont venez vous ?Où allez vous ? Que querez vous ? Et quel e vo re nom ? »

Le compaignon luy respond en langue Germanicque :

« Juncker, Gott geb euch gluck unnd Hail. Zu-vor, lieber Juncker, ich las euch wissen das dair mich von fragt, i ein arm unnd erbarmglichding, unnd wer vil darvon zu sagen, welcheseuch verdruslich zu hœren, unnd mir zu erze-len wer, vievol die Poeten unnd Orators vorzei-ten haben gesagt in irem Sprüchen unnd Sen-tenzen, das die Gedechtnus des Ellends unndArmuot vorlangs erlitten i ain grosser Lu . »

A quoy respondit Pantagruel :

« Mon amy, je n’entens poin� ce barragouin ;pour tant, si voulez qu’on vous entende, parlezaultre langaige. »

Adoncques le compaignon luy respondit :

« Al barildim gotfano dech min brin alabo dor-din falbroth ringuam albaras. Nin porth zadi-kim almucathin milko prin al elmim enthothdal heben ensouim : kuthim al dum alkatimnim broth dechoth porth min michais im en-doth, pruch dal maisoulum hol moth danril-rim lupaldas im voldemoth. Nin hur diavo hmnarbotim dal gousch palfrapin duch im scoth

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Chapitre IX Pantagruel

pruch galeth dal Chinon, min foulchrich al co-nin butathen doth dal prim.— Entendez vous rien là ? »

di Pantagruel es assi ans. A quoy di Epi emon :« Je croy que c’e langaige des antipodes ; lediable n’y mordroit mie. »

Lors di Pantagruel :« Compere, je ne sçay si les murailles vous en-tendront, mais de nous nul n’y entend note. »

Dont di le compaignon :« Signor mio, voi videte per exemplo che la cor-namusa non suona mai s’ela non a il ventrepieno. Cosi io parimente non vi saprei contarele mie fortune, se prima il tribulato ventre nona la solita refe�ione. Al quale è adviso che lemani et li denti abbui perso il loro ordine natu-rale et del tuto annichillati. »

A quoy respondit Epi emon :« Autant de l’un comme de l’aultre. »

Dont di Panurge :« Lord, ilf you be so vertuous of intelligence,as you be naturelly releaved to the body, youshould have pity of me, for nature hath madeus equal, but fortune hath some exalted, andothers depreit ; non ye lesse is vertue often de-prived, and the vertuous men despised, for be-fore the la end iss none good.— Encores moins, »

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Chapitre IX Pantagruel

respondit Pantagruel.Adoncques di Panurge :

« Jona andie, guaussa goussyetan behar da erre-medio beharde versela ysser lan da. Anbates, oy-toyes nausu eyn essassu gourr ay proposian or-dine den. Non yssena bayta fascheria egabe gen-herassy badia sadassu noura assia. Aran hondo-van gualde eydassu nay dassuna. E ou oussyceguinan soury hin er dar ura eguy harm. Ge-nicoa plasar vadu.— E ez vous là, respondit Eudemon, Geni-coa ? »

A quoy di Carpalim :

« Sain� Treignan, foutys vous d’Escoss, ou j’ayfailly à entendre ! »

Lors respondit Panurge :

« Prug fre rin sorgdmand rochdt drhdspag brledand Gravot Chavigny Pomardiere ru hpkallhdracg Deviniere près Nays. Bouille kal-much monach drupp delmeuppli rincq dlrnddodelb up drent loch minc zrinquald de vinsders cordelis hur joc zampenards. »

A quoy di Epi emon :

« Parlez vous chri ian, mon amy, ou langaigePatelinoys ? Non, c’e langaige Lanternoys. »

Dont di Panurge :

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« Herre, ie en spreke anders gheen taele danker en taele ; my dun� nochtans, al en seg ie vniet een wordt myuen noot verklaart ghenonchwat ie beglere ; ghee my unyt bermherticheytyet waer un ie ghevoed mach zunch. »

A quoy respondit Pantagruel :

« Autant de ce uy là. »

Dont di Panurge :

« Seignor, de tanto hablar yo soy cansado. Porque supplico a Vo ra Reverentia que mire a lospreceptos evangelicos, para que ellos movantVo ra Reverentia a lo qu’es de conscientia ; ysy ellos non ba arent para mover Vo ra Reve-rentia a piedad, supplico que mire a la piedadnatural, la qual yo creo que le movra como esde razon, y con e o non digo mas. »

A quoy respondit Pantagruel :

« Dea, mon amy, je ne fais doubte aulcun que nesachez bien parler divers langaiges ; mais di�esnous ce que vouldrez en quelque langue quepuissions entendre. »

Lors di le compaignon :

« Myn Herre, endog jeg med inghen tunge ta-lede, lygesom boeen, ocg uksvvlig creatner !Myne kleebon, och myne legoms magerhed uud-viser allygue klalig huvad tyng meg mee be-hoff girered som aer sandeligh mad och drycke :hwarfor forbarme teg omsyder offvermeg ; och

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bef ael at gyffuc meg nogeth ; aff huylket jegkand yre myne groeendes maghe, lygerussson mand Cerbero en soppe forsetthr. Soa shaltue loeffve lenge och lyksaligth.— Je croy, di Eu enes que les Gothz parloientainsi. Et, si Dieu vouloit, ainsi parlerions nousdu cul. »

Adoncques, di le compaignon :

« Adoni, scolom lecha : im ischar harob hal hab-deca, bemeherah thithen li kikar lehem, chan-cathub : laah al Adonai chonen ral. »

A quoy respondit Epi emon :

« A ce e heure ay je bien entendu : car c’e langue Hebraïcque bien rhetoricquement pro-nuncée. »

Dont di le compaignon :

« Despota ti nyn panagathe, dioti sy mi uc ar-todotis ? Horas gar limo analiscomenon emeathlios. Ce en to metaxy eme uc eleis udamos,zetis de par emu ha u chre, ce homos philologipantes homologusi tote logus te ce rhemeta per-itta hyparchin, opote pragma afto pasi delone i. Entha gar anancei monon logi isin, hinapragmata, (hon peri amphisbetumen), me phos-phoros epiphenete. — Quoy, di Carpalim, lac-quays de Pantagruel, c’e Grec, je l’ay entendu.Et comment ? As tu demouré en Grece ? »

Donc di le compaignon :

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Chapitre IX Pantagruel

« Agonou dont oussys vou denaguez algarou,nou den farou zami vous mari on ulbroufousquez vou brol tam bredaguez moupretonden goul hou , daguez daguez nou croupys fo bardounnofli nou grou. Agou pa on tol nal-prissys hourtou los ecbatonous prou dhouquysbrol panygou den bascrou noudous caguonsgoulfren goul ou troppassou.— J’entends, se me semble, di Pantagruel : carou c’e langaige de mon pays de Utopie, oubien luy ressemble quant au son. »

Et, comme il vouloit commencer quelque propos, le com-paignon di :

« Jam toties vos, per sacra, perque deos deasqueomnis obte atus sum, ut, si qua vos pietas per-movet, ege atem meam solaremini, nec hilumproficio clamans et ejulans. Sinite, queso, sinite,viri impii, Quo me fata vocant abire, nec ultravanis ve ris interpellationibus obtundatis, me-mores veteris illius adagii, quo venter famelicusauriculis carere dicitur.— Dea, mon amy, di Pantagruel, ne sçavezvous parler Françoys ?— Si fai�z tres bien, Seigneur, respondit le com-paignon ; Dieu mercy, c’e ma langue naturelleet maternelle, car je suis né et ay e é nourryjeune au jardin de France, c’e Touraine.— Doncques, di Pantagruel, racomptez nousquel e vo re nom, et dont vous venez, car, par

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Chapitre IX Pantagruel

ma foy, je vous ay jà prins en amour si grandque, si vous condescendez à mon vouloir, vousne bougerez jamais de ma compaignie, et vouset moy ferons un nouveau pair d’amitié, telleque feut entre Enée et Achates.— Seigneur, di le compaignon, mon vray etpropre nom de baptesme e Panurge, et à presentviens de Turquie, où je fuz mené prisonnierlorsqu’on alla à Metelin en la male heure. Etvoluntiers vous racompteroys mes fortunes, quisont plus merveilleuses que celles de Ulysses,mais puisqu’il vous plai me retenir avecquesvous, (et je accepte voluntiers l’offre, protes-tant jamais ne vous laisser ; et alissiez vous àtous les diables), nous aurons, en aultre tempsplus commode assez loysir d’en racompter, car,pour ce e heure, j’ay necessité bien urgentede repai re : dentz aguës, ventre vuyde, gorgeseiche, appetit rident, tout y e deliberé : sime voulez mettre en ceuvre, ce sera basme deme voir briber. Pour Dieu, donnez y ordre ! »

Lors commenda Pantagruel qu’on le mena en son logiset qu’on luy apporta force vivres. Ce que fut fai�, etmangea tres bien à ce soir, et s’en alla coucher en chappon,et dormit jusques au lendemain heure de disner, en sortequ’il ne fei que troys pas et un sault du li� à table.

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Chapitre X

Comment Pantagruel equitablementjugea d’une contreverse merveilleusementobscure et difficile si ju ement que sonjugement fut di� fort admirable.

Pantagruel, bien records des lettres et admonitions deson père, voulut un jour essayer son sçavoir. De fai�, partous les carrefours de la ville mi conclusions en nombrede neuf mille sept cens soixante et quatre, en tout sça-voir, touchant en ycelles plus fors doubtes qui feussent entoutes sciences. Et premierement, en la rue du Feurre, tintcontre tous les regens, artiens et orateurs, et les mi tous decul. Puis, en Sorbonne tint contre tous les theologiens, parl’espace de six sepmaines, despuis le matin quatre heuresjusques à six du soir ; exceptez deux heures d’intervallepour repai re et prendre sa refe�ion. Et à ce assi erent laplus part des seigneurs de la Court, mai res des reque res,presidens, conseilliers, les gens des comptes, secretaires,advocatz et aultres, ensemble les eschevins de ladi�e villeavecques les medicins et canoni es.

Et notez que d’iceulx la plus part prindrent bien le frainau dentz ; mais, nonob ant leurs ergotz et fallaces, il lesfei tous quinaulx et leurs mon ra visiblement qu’ilz n’es-

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Chapitre X Pantagruel

toient que veaulx engiponnez.Dont tout le monde commença à bruyre et parler de son

sçavoir si merveilleux, jusques es bonnes femmes, lavan-dieres, courratieres, rou issieres, ganyvetieres et aultres,lesquelles, quand il passoit par les rues, disoient : « C’e luy ! » A quoy il prenoit plaisir comme Demo henes, princedes orateurs grecz, faisoit, quand de luy di une vieilleacropie, le mon rant au doigt : « C’e ce uy là. »

Or, en ce e propre saison, e oit un procès pendent en lacourt entre deux gros seigneurs, desquelz l’un e oit Mon-sieur de Baysecul, demandeur, d’une part, l’aultre Mon-sieur de Humevesne, defendeur, de l’aultre, desquelz lacontroverse e oit si haulte et difficile en droi� que la courtde Parlement n’y entendoit que le hault alemant. Dont,par le commandement du roy, furent assemblez quatreles plus sçavans et les plus gras de tous les parlemens deFrance, ensemble le Grand Conseil, et tous les principaulxregens des universitez, non seulement de France, mais aussid’Angleterre et Italie, comme Jason, Philippe Dece, Petrusde Petronibus et un tas d’aultres vieulx Rabani es. Ainsiassemblez, par l’espace de quarente et six sepmaines n’yavoyent sceu mordre ny entcndre le cas au net pour lemettre en droi� en façon quelconques, dont ilz e oyent sidesptiz qu’ilz se conchioyent de honte villainement.

Mais un d’entre eulx, nommé Du Douhet, le plus sçavant,le plus expert et prudent de tous les aultres, un jour qu’ilze oyent tous philogrobolizez du cerveau, leur di :

« Messieurs, jà long temps a que sommes icysans rien faire que despendre, et ne pouvons

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Chapitre X Pantagruel

trouver fond ny rive en ce e matiere, et, tantplus y e udions, tant moins y entendons, quinous e grand honte et charge de conscience,et à mon advis que nous n’en sortirons que àdeshonneur, car nous ne faisons que ravasser ennoz consultations ; mais voicy que j’ay advisé.Vous avez bien ouy parler de ce grand person-naige, nommé Mai re Pantagruel, lequel ona congneu e re sçavant dessus la capacité dutemps de maintenant es grandes disputationsqu’il a tenu contre tous publiquement ? Je suisd’opinion que nous l’apellons et conferons dece affaire avecques luy, car jamais homme n’enviendra à bout si ce uy là n’en vient. »

A quoy voluntiers consentirent tous ces conseilliers etdo�eurs.

De fai�, l’envoyerent querir sur l’heure et le prierentvouloir le procès canabasser et grabeler à poin�, et leuren faire le raport tel que de bon luy sembleroit en vrayescience legale, et luy livrerent les sacs et pantarques entreses mains, qui faisoyent presque le fais de quatre gros asnescouillars. Mais Pantagruel leur di :

« Messieurs, les deux seigneurs qui ont ce pro-cès entre eulx sont ilz encore vivans ? »

A quoy luy fut respondu que ouy.

« De quoy diable donc (di il) servent tant de fa-trasseries de papiers et copies que me bailliez ?N’e ce le mieux ouyr par leur vive voix leurdebat que lire ces babouyneries icy, qui ne sont

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Chapitre X Pantagruel

que tromperies, cautelles diabolicques de Ce-pola et subversions de droi� ? Car je suis sceurque vous et tous ceulx par les mains desquelz apassé le procès y avez machiné ce que avez peuPro et Contra, et, au cas que leur controversee oit patente et facile à juger, vous l’avez obs-curcie par sottes et desraisonnables raisons etineptes opinions de Accurse, Balde, Bartole, deCa ro, de Imola, Hippolytus, Panorme, Berta-chin, Alexandre, Curtius et ces aultres vieulxma ins qui jamais n’entendirent la moindre loydes Pande�es, et n’e oyent que gros veaulx dedisme, ignorans de tout ce qu’e necessaire àl’intelligence des loix.Car (comme il e tout certain) ilz n’avoyentcongnoissance de langue ny Grecque, ny La-tine, mais seullement de Gothique et Barbare ;et toutesfoys les loix sont premierement prinsesdes Grecz, comme vous avez le tesmoignage deUlpian, l. po eriori De orig. juris, et toutes lesloiz sont pleines de sentences et motz Grecz ;et secondement sont redigées en latin le pluselegant et aorné qui soit en toute la langue La-tine, et n’en excepteroys voluntiers ny Salu e,ny Varron, ny Ciceron, ny Senecque, ny T. Live,ny Quintilian. Comment doncques eussent peuentendre ces vieulx resveurs le texte des loix,qui jamais ne virent bon livre de langue Latine,comme manife ement appert à leur ille, qui

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Chapitre X Pantagruel

e ille de ramonneur de cheminée ou de cuy-sinier et marmiteux, non de jurisconsulte ?Davantaige, veu que les loix sont extirpées dumylieu de philosophie moralle et naturelle, com-ment l’entendront ces folz qui ont, par Dieu,moins e udié en philosophie que ma mulle ?Au regard des lettres de humanité et congnois-sance des antiquitez et hi oire, ilz en e oyentchargez comme un crapault de plumes, donttoutesfoys les droi�z sont tous pleins et sans cene pevent e re entenduz, comme quelque jourje mon reray plus apertement par escript.Par ce, si voulez que je congnoisse de ce pro-cès, premierement fai�ez moy brusler tous cespapiers, et secondement fai�ez moy venir lesdeux gentilzhommes personnellement devantmoy, et, quand je les auray ouy, je vous en di-ray mon opinion, sans fi�ion ny dissimulationquelconques. »

A quoy aulcuns d’entre eux contredisoient, comme voussçavez que en toutes compaignies il y a plus de folz quede saiges et la plus grande partie surmonte tousjours lameilleure, ainsi que di� Tite Live parlant des Cartagiens.Mais ledi� Du Douhet tint au contraire virilement, contendentque Pantagruel avoit bien di�, que ces regi res, enque es,replicques, reproches, salvations et aultres telles diable-ries n’e oient que subversions de droi� et allongementde procès, et que le diable les emporteroit tous s’ilz neprocedoient aultrement, selon equité evangelicque et phi-

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Chapitre X Pantagruel

losophicque.Somme, tous les papiers furent bruslez, et les deux gen-

tilzhommes personnellement convocquez. Et lors Panta-gruel leur di :

« E ez vous ceulx qui avez ce grand differentensemble ?— Ouy (dirent ilz), Monsieur.— Lequel de vous e demandeur ?— C’e moy, di le seigneur de Baisecul.— Or, mon amy, contez moy de poin� en poin�vo re affaire selon la verité ; car, par le corpsbieu, si vous en mentés d’un mot, je vous os-teray la te e de dessus les espaules et vousmon reray que en ju ice et jugement l’on nedoibt dire que verité. Par ce, donnez vous gardede adjou er ny diminuer au narré de vo re cas.Di�es. »

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Chapitre XI

Comment les seigneurs de Baisecul etHumevesne plaidoient devant Pantagruelsans advocatz.

Donc, commença Baisecul en la maniere que s’ensuyt :

« Monsieur, il e vray que une bonne femmede ma maison portoit vendre des œufz au mar-chez. . .— Couvrez vous, Baisecul, di Pantagruel.— Grand mercy, Monsieur, di le seigneur deBaisecul. Mais, à propos, passoit entre les deuxtropicques, six blans vers le zenith et maillepar autant que les mons Rhiphées avoyent eucelle année grande erilité de happelourdes,moyennant une sedition de Ballivernes meueentre les Barragouyns et les Accoursiers pour larebellion des Souyces, qui s’e oyent assemblezjusques au nombre de bon bies pour aller àl’aguillanneuf le premier trou de l’an que l’onlivre la souppe aux bœufz et la clef du charbonaux filles pour donner l’avoine aux chiens.« Toute la nui� l’on ne fei , la main sur le pot,que despescher bulles à pied et bulles à cheval,

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Chapitre XI Pantagruel

pour retenir les bateaulx, car les cou uriersvouloyent faire des retaillons desrobez une sar-bataine pour couvrir la mer Oceane, qui pourlors e oit grosse d’une potée de chous selonl’opinion des boteleurs de foin ; mais les physi-ciens disoyent que à son urine ilz ne congnois-soyent signe evident au pas d’o arde de mangerbezagues à la mou arde, sinon que Messieursde la court feissent par bemol commandementà la verolle de non plus allebouter apres les mai-gnans, car les marroufles avoient jà bon com-mencement à danser l’e rindore au diapason,un pied au feu et la te e au mylieu, commedisoit le bon Ragot.« Ha, Messieurs, Dieu modere tout à son plaisir,et contre fortune la diverse un chartier rom-pit nazardes son fouet. Ce fut au retour de laBicoque, alors qu’on passa licentié Mai re Anti-tus des Crossonniers en toute lourderie, commedisent les canoni es : Beati lourdes, quoniamipsi trebuchaverunt.« Mais ce que fai� la quaresme si hault, parsain� Fiacre de Brye, ce n’e pour aultre choseque

La Pentheco eNe vient foys qu’elle ne me cou e ;May, hay avant,Peu de pluye abat grand vent.

« Entendu que le sergeant me mi si hault le

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Chapitre XI Pantagruel

blanc à la butte que le greffier ne s’en lescha orbiculairement ses doigtz empenez de jardz, etnous voyons manife ement que chascun s’enprent au nez, sinon qu’on regarda en perspec-tive oculairement vers la cheminée, à l’endroitoù pend l’enseigne du vin à quarente sangles,qui sont necessaire à vingt bas de quinquenelle.A tout le moins, qui ne vouldroit lascher l’oy-seau devant talemouses que le descouvrir, carla memoire souvent se pert quand on se chausseau rebours. Sa, Dieu gard de mal Thibault Mi-taine ! »

Alors di Pantagruel :

« Tout beau, mon amy, tout beau, parlez à trai�et sans cholere. J’entends le cas, poursuyvez.— Or, Monsieur, di Baisecul, ladi�e bonnefemme, disant ses Gaudez et Audi nos, ne peutse couvrir d’un revers faulx montant par la ver-tuz guoy des privileges de l’université, sinonpar bien soy bassiner anglicquement, le cou-vrant d’un sept de quarreaulx et luy tirant une oc vollant au plus pres du lieu où l’on ventles vieux drapeaulx dont usent les paintres deFlandres quand ilz veullent bien à droi� ferrerles cigalles, et m’esbahys bien fort comment lemonde ne pont, veu qu’il fai� si beau couver. »

Icy voulut interpeller et dire quelque chose le seigneurde Humevesne, dont luy di Pantagruel :

« Et, ventre sain� Antoine, t’appertient il de

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Chapitre XI Pantagruel

parler sans commandement ? Je sue icy de haanpour entendre la procedure de vo re different,et tu me viens encore tabu er ? Paix, de par lediable, paix ! Tu parleras ton sou quand ce uycy aura achevé. Poursuyvez, di il à Baisecul,et ne vous ha ez point.— Voyant doncques, di Baisecul, que la prag-matique san�ion n’en faisoit nulle mention etque le pape donnoit liberté à un chascun de pe-ter à son aise, si les blanchetz n’e oyent rayez,quelque pauvreté que feu au monde, pourveuqu’on se se signa de ribaudaille, l’arc an ciel,fraischement esmoulu à Milan pour esclourreles alouettes, consentit que la bonne femme es-culla les isciaticques par le prote des petitzpoissons couillatrys qui e oyent pour lors ne-cessaires à entendre la con ru�ion des vieillesbottes.« Pour tant, Jan le Veau, son cousin Gervays,remué d’une busche de moulle, luy conseillaqu’elle ne se mi poin� en ce hazard de secon-der la buée brimballatoyre sans premier alunerle papier à tant pille, nade, jocque, fore : carNon de ponte vadit qui cum sapientia cadit,attendu que Messieurs des Comptes ne conve-noyent en la sommation des fleutes d’Allemant,dont on avoit ba y les Lunettes des Princes,imprimée nouvellement à Anvers.« Et voylà, Messieurs, que fai� maulvais raport,

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Chapitre XI Pantagruel

et en croy partie adverse in sacer verbo dotis :car, voulant obtemperer au plaisir du roy, je mee ois arméde pied en cap d’une carrelure deventre pour aller veoir comment mes vendan-geurs avoyent dechicqueté leurs haulx bonnetzpour mieux jouer des manequins, et le tempse oit quelque peu dangereux de la foire, dontplusieurs francz archiers avoyent e é refusezà la mon re, nonob ant que les cheminéesfeussent assez haultes selon la proportion dujavart et des malandres l’ami Baudichon.« Et par ce moyen fut grande année de quaque-rolles en tout le pays de Artoys, qui ne feu petit amandement pour Messieurs les porteursde cou eretz, quand on mangeoit, sans des-guainer, cocques cigrues à ventre deboutonné.Et à la mienne volunté que chascun eu aussibelle voix : l’on en jourroit beaucoup mieulxà la paulme, et ces petites finesses, qu’on fai�à etymologizer les pattins, descendroyent plusaisement en Seine pour tousjours servir au Pontaux Meusniers, comme jadis feut decreté parle roy de Canarre et l’arre en e au greffe deceans.« Pour ce, Monsieur, je requiers que par vo reseigneurie soit di� et declairé sur le cas ce quede raison, avecques despens, dommaiges et in-tere z. »

Lors di Pantagruel :

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Chapitre XI Pantagruel

« Mon amy, voulez vous plus rien dire ? »

Respondit Baisecul :

« Non, Monsieur, car je ay di� tout le tu autem,et n’en ay en rien varié, sur mon honneur. Vousdoncques (di Pantagruel), Monsieur de Hu-mevesne, di�es ce que vouldrez, et abreviez,sans rien toutesfoys laisser de ce que servira aupropos. »

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Chapitre XII

Comment le seigneur de Humevesneplaidoie davant Pantagruel.

Lors commenca le seigneur de Humevesne ainsi ques’ensuit :

« Monsieur et Messieurs, si l’iniquité deshommese oit aussi facilement veue en jugement catego-ricque comme on congnoi mousches en lai�,le monde, quatre beufz, ne seroit tant mangé deratz comme il e , et seroient aureilles maintessur terre qui en ont e é rongées trop lasche-ment ; car, combien que tout ce que a dit par-tie adverse soit de dumet bien vray quand àla lettre et hi oire du fa�um, toutesfoys, Mes-sieurs, la finesse, la tricherie, les petitz hanicro-chemens sont cachez soubz le pot aux roses.« Doibs je endurer que, à l’heure que je mange,au pair, ma souppe, sans mal penser ny maldire, l’on me vienne ratisser et tabu er le cer-veau, me sonnant l’antiquaille et disant :Qui boit en mangeant sa souppeQuand il e mort, il n’y voit goutte ?Et, sain�e Dame, combien avons nous veu de

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Chapitre XII Pantagruel

gros cappitaines en plein camp de bataille, alorsqu’on donnoit les horions du pain beni de laconfrarie, pour plus honne ement se deliner,jouer du luc, sonner du cul et faire les petizsaulx en plate forme !« Mais maintenant le monde e tout detravéde louchetz des balles de Luce re : l’un se des-bauche, l’aultre cinq, quatre et deux, et, si lacourt n’y donne ordre, il fera aussi mal glenerce e année qu’il fei , ou bien fera des gou-beletz. Si une pauvre personne va aux e uvespour se faire enluminer le museau de bouzes devache ou acheter bottes de hyver, et de sergeanspassans, ou bien ceulx du guet, reçeuvent la de-co�ion d’un cly ere ou la matiere fecale d’unecelle persée sur leurs tintamarres, en doibt l’onpourtant roigner les te ons et fricasser les es-cutz elles de boys ?« Aulcunes foys nous pensons l’un, mais Dieufai� l’aultre, et, quand le soleil e couché, toutesbe es sont à l’ombre. Je n’en veulx e re creusi je ne le prouve hugrement par gens de plainjour. L’an trente et six, j’avoys achapté un cour-tault d’Alemaigne, hault et court, d’assez bonnelaine et tain� en grene comme asseuroyent lesorfèvres, toutesfoys le notaire y mi du ce-tera. Je ne suis poin� clerc pour prendre lalune avecques les dentz, mais, au pot de beurreoù l’on selloit les in ruments vulcanicques,

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Chapitre XII Pantagruel

le bruyt e oit que le bœuf salé faisoit trou-ver le vin sans chandelle, et feu il caiché aufond d’un sac de charbonnier, houzé et bardéavecques le chanfrain et hoguines requises àbien fricasser ru erie, c’e te e de mouton. Etc’e bien ce qu’on di� en proverbe qu’il fai�bon veoir vaches noires en boys bruslé quandon joui de ses amours. J’en fis consulter la ma-tiere à Messieurs les clercs, et pour resolutionconclurent en frisesomorum qu’il n’e tel quefaucher l’e é en cave bien garnie de papier etd’ancre, de plumes et ganivet de Lyon sur leRosne, tarabin tarebas : car, incontinent queun harnoys sent les aulx, la rouille luy man-geve le foye, et puis l’on ne fai� que rebecquertorty colli, fleuretant le dormir d’après disner.Et voylà qui fai� le sel tant cher.« Messieurs, ne croyez que, au temps que ladi�ebonne femme englua la poche cuilliere pour lerecord du sergeant mieulx apanager et que lafressure boudinalle tergiversa par les boursesdes usuriers, il n’y eu rien meilleur à soy gar-der des canibales que prendre une liasse d’oi-gnons, lyée de trois cens naveaulx, et quelquepeu d’une fraize de veau, du meilleur alloy queayent les alchimi es, et bien luter et calciner sespantoufles, mouflin, mouflart, avecques bellesaulce de raballe, et soy mucer en quelque petittrou de taulpe, salvant tousjours les lardons.

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« Et, si le dez ne vous veult aultrement ambe-zars, ternes du gros bout, guare d’az, mettez ladame au coing du li�, fringuez la, tourelourala la, et bevez à oultrance, depiscando grenoilli-bus, à tout beaulx houseaulx coturnicques ; cesera pour les petitz oysons de mue, qui s’es-batent au jeu de foucquet, attendant battre lemetal et chauffer la cyre aux bavars de godale.« Bien vrai e il que les quatre beufz desquelze que ion avoyent quelque peu la memoirecourte ; toutesfoys, pour sçavoir la game, ilzn’en craignoyent courmaran ny quanard de Sa-voye, et les bonnes gens de ma terre en avoyentbonne esperance, disant : « Ces enfants devien-dront grands en algorisme ; ce nous sera unerubrique de droi�. » Nous ne pouvons faillirà prendre le loup, faisons nos hayes dessus lemoulin à vent, duquel a e é parlé par partieadverse. Mais le grand diole y eut envie et mi les Allemans par le derriere, qui firent diablesde humer : « Her, tringue, tringue ! » de dou-blet en case, car il n’y a nulle apparence de direque à Paris sur Petit Pont geline de feurre, etfussent ilz aussi huppez que duppes de marays,sinon vrayement qu’on sçacrifia les pompetesau moret fraichement esmoulu de lettres ver-salles ou coursives, ce m’e tout un, pourveuque la tranchefille n’y engendre les vers. « Et,posé le cas que au coublement des chiens cou-

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Chapitre XII Pantagruel

rans les marmouzelles eussent corné prinse de-vant que le notaire eu baillé sa relation parart cabali icque, il ne s’ensuit (saulve meilleurjugement de la court) que six arpens de pré àla grand laize feissent troys bottes de fine ancresans soufffler au bassin, consideré que aux fune-railles du roy Charles l’on avoit en plain marchéla toyson pour deux et ar, j’entens, par mon ser-ment, de laine.« Et je voy ordinairement en toutes bonnes cor-nemuses que, quand l’on va à la pipée, faisanttroys tours de balay par la cheminée et insi-nuant sa nomination, l’on ne fai� que banderaux reins et soufler au cul, si d’adventure il e trop chault, et quille luy bille,Incontinent les lettres veues,Les vaches luy furent rendues.« Et en fut donné pareil arre à la Martingallel’an dix et sept pour le maulgouvert de Louze-fougerouse, à quoy il plaira à la Court d’avoiresguard.« Je ne dy vrayement qu’on ne puisse pas equitédesposseder en ju e tiltre ceulx qui de l’eauebeni e beuvroyent, comme on fai� d’un ran-çon de tisserant, dont on fai� les suppositoiresà ceulx qui ne voulent resigner, sinon à beaujeu bel argent.« Tunc, Messieurs, quid juris pro minoribus ?Car l’usance comme de la loy Salicque e telle

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Chapitre XII Pantagruel

que le premier boute feu qui escornifle la vache,qui mousche en plein chant de musicque sanssolfier les poin�z des savatiers, doibt, en tempsde godemarre, sublimer la penurie de son membrepar la mousse cuillie alors qu’on se morfond àla messe de minui�, pour bailler l’e rapadeà ces vins blancs d’Anjou qui font la jambette,collet à collet, à la mode de Bretaigne.« Concluent comme dessus, avecques despens,dommaiges et intere z. »

Après que le seigneur de Humevesne eut achevé, Panta-gruel di au seigneur de Baisecul :

« Mon amy, voulez vous rien replicquer ? »

A quoi respondit Baisecul :

« Non, Monsieur, car je n’en ay di� que la vérité,et, pour Dieu, donnons fin à no re different, carnous ne sommes icy sans grand frais. »

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Chapitre XIII

Comment Pantagruel donna sentence susle different des deux seigneurs.

Alors Pantagruel se leve et assemble tous les presidens,conseilliers et do�eurs là assi ans, et leur di :

« Or, çza, Messieurs, vous avez ouy, vive vocisoraculo, le different dont e que ion. Que vousen semble ? »

A quoy respondirent :

« Nous l’avons veritablement ouy, mais nous n’yavons entendu, au diable, la cause. Par ce, nousvous prions una voce et supplions par grace quevueilliez donner la sentence telle que verrez, etex nunc prout ex tunc nous l’avons aggreable etratifions de nos pleins consentemens.— Eh bien, Messieurs, di Pantagruel, puisqu’ilvous plai , je le feray ; mais je ne trouve lecas tant difficile que vous le fai�es. Votre pa-raphe Caton, la loy Frater, la loy Gallus, la loyQuinque pedum, la loy Vinum, la loy Si do-minus, la loy Mater, la loy Mulier bona, la loySi quis, la loy Pomponius, la loy Fundi, la loyEmptor, la loy Pretor, la loy Venditor et tant

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Chapitre XIII Pantagruel

d’aultres, sont bien plus difficiles en mon oppi-nion. »

Et, apres ce di�, il se pourmena un tour ou deux parla sale, pensant bien profundement, comme l’on povoite imer, car il gehaignoyt comme un asne qu’on sangletrop fort, pensant qu’il failloit à un chascun faire droi�,sans varier ny accepter personne ; puis retourna s’asseoiret commença pronuncer la sentence comme s’ensuyt :

« Veu, entendu et bien calculé le different d’entreles seigneurs de Baisecul et Humevesne, la Courtleur di� : Que, considerée l’orripilation de laratepenade declinent bravement du sol ice es-tival pour mugueter les billesvesées qui ont eumat du pyon par les males vexations des luci-fuges qui sont au climat dia Rhomès d’un ma-tagot à cheval bendant une arbale e au reins,le demandeur eut ju e cause de callafater legallion que la bonne femme boursouffloit, unpied chaussé et l’aultre nud, le remboursant baset roidde en sa conscience d’aultant de bague-naudes comme y a de poil en dix huit vaches,et autant pour le brodeur.« Semblablement e declairé innocent du casprivilegié des gringuenaudes qu’on pensoit qu’ileu encouru de ce qu’il ne pouvoit baudementfianter, par la decision d’une paire de gands,parfumés de petarrades à la chandelle de noix,comme on use en son pays de Mirebaloys, la-schant la bouline avecques les bouletz de bronze,

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Chapitre XIII Pantagruel

dont les houssepailleurs pa issoyent cone a-blement ses legumaiges interba ez du Loyrreà tout les sonnettes d’esparvier fai�es à poin�de Hongrie que son beau frere portoit memo-riallement en un penier limitrophe, brodé degueulles à troys chevrons hallebrenez, de ca-nabasserie, au caignard angulaire dont on tireau papeguay vermiforme avecques la vi empe-narde.« Mais, en ce qu’il met sus au defendeur qu’ilfut rataconneur, tyrolageux et goildronneur demommye, que n’a e é en brimbalant trouvévray, comme bien l’a deba u ledi� defendeur,la court le condemne en troys verrassées decaillebottes assimentées, prelorelitantées et gau-depisées comme e la cou ume du pays, en-vers ledi� defendeur, payables à la my d’ou ,en may ;« Mais ledi� defendeur sera tenu de fournir defoin et d’e oupes à l’embouchement des chassetrapes gutturales, emburelucocquées de guil-verdons, bien grabelez à rouelle.« Et amis comme devant. sans despens, et pourcause. »

Laquelle sentence pronuncée, les deux parties depar-tirent toutes deux contentes de l’arre , qui fu quasi choseincreable : car venu n’e oyt despuys les grandes pluyes etn’adviendra de treze jubilez que deux parties, contendentesen jugement contradi�oires, soient egualement contentez

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Chapitre XIII Pantagruel

d’un arre diffinitif.Au regard des conseilliers et aultres do�eurs qui là as-

si oyent, ilz demeurerent en ec ase esvanoys bien troysheures, et tous ravys en admiration de la prudence de Pan-tagruel plus que humaine, laquelle avoyent congneu clere-ment en la decision de ce jugement tant difficile et espineux,et y feussent encores, sinon qu’on apporta force vinaigreet eaue rose pour leur faire revenir le sens et entendementacou umé, dont Dieu soit loué partout.

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Chapitre XIV

Comment Panurge racompte la manierecomment il eschappa de la main desTurcqs.

Le iugement de Pantagruel fut incontinent sceu et en-tendu de tout le monde, et imprimé à force, et redigé esArchives du Palays, en sorte que tout le monde commençaà dire :

« Salomon qui rendit par soubson l’enfant àsa mere, jamais ne mon ra tel chef d’œuvrede prudence comme a fai� ce bon Pantagruel,nous sommes heureux de l’avoir en ce pays. »

Et de fai� l’on le voulut faire mai re des resque es, etpresident en la court : mais il refusa tout, les remerciantgracieusement :

« Car il y a (di il) trop grand servitude à cesoffices, et à trop grand peine peuvent e re saul-vez ceulx qui les exercent, veu la corruption deshommes. Mais si avez quelque bon poinsson devin, voulentiers jen recepvray le present. »

Ce qu’ilz firent voulentiers, et luy envoyerent du meilleurde la ville, et beut assez bien. Mais le pouvre Panurge enbeut vaillament, car il e oit exime comme un harang soret.

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Chapitre XIV Pantagruel

Aussi alloit il du pied comme un chat maigre. Et quelqu’unl’admone a en disnant, disant.

« Compere tout beau, vous fai�es rage de hu-mer.— Je donne au diesble ! (di il). Tu n’as pastrouvé tes petitz beuvreaux de Paris, qui nebeuvent en plus q’un pinson et ne prenent leurbechée sinon qu’on leurs tape la queue à lamode des passereaux. O, compaing, si je mon-tasse aussi bien comme je avalle, je feusse desjàau dessus la sphere de la lune avecques Empe-docles ! Mais je ne sçay que diable cecy veultdire : ce vin e fort bon et bien delicieux, maisplus j’en boy, plus j’ay de soif. Je croy que l’ombrede Monseigneur Pantagruel engendre les alte-rez, comme la lune fai� les catharres. »

A quoy se prindrent à rire les assi ans. Ce que voyantPantagruel, di . Panurge qu’e ce que avez à rire.

« Seigneur (di il) je leur contoys, comment cesdiables de Turcqs sont bien malheureux de neboire point de vin. Si aultre mal n’y avoit en l’Al-choran de Mahumet, encores ne me mettroys jepas de la foy.— Mais or me di�es comment, di Pantagruel,vous eschappates de leurs mains ?— Par dieu seigneur, di Panurge, je ne vousen mentiray de mot. Les paillards Turcqs mesavoient mys en broche tout lardé, comme unconnil, car je oys tant exime que aultrement

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Chapitre XIV Pantagruel

de ma chait eu e é fort maulvaise viande,pour me faire rou ir tout vif. Et ainsi commeilz me rou issoient, je me recommandoys à lagrace divine, ayant en memoire le bon sain�Laurent, et tousjours esperoys en Dieu, qu’il medelivreroit de ce torment, ce qui fut fai� biene rangement.« Car ainsi que me recommandoys bien de boncueur à dieu, cryant. Seigneur Dieu ayde moy.Seigneur Dieu saulve moy. Saigneur Dieu o emoy de ce torment, auquel ces traitres chiensme detiennent, pour la maintenance de ta foy.Le rou isseur s’endormyt cautement, ou biende quelque bon Mercure qui endormit caute-ment Argus qui avoit cent yeulx. Or quand jevy qu’il ne me tournoit plus en routissant, jele regarde, et voy qu’il s’endort, ainsi je prensavecques les dens un tyson par le bout, où iln’e oit point bruslé, et vous le gette au gyron demon routisseur, et un aultre le gette le mieulxque je peuz soubz un li� de camp, qui e oitaupres de la cheminée, où y il avoit force paille.« Incontinent le feu se print à la paille, et dela paille au li�, et du li� au solies qui e oitembrunché de sapin fai� à quehues de lampes.Mais bon fut, que le feu que je avoys getté au gy-ron de mon paillard routisseur luy brusla toutle penil et se prenoit aux couillons, sinon qu’iln’e oit point tant punays qu’il ne le sentit plus

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Chapitre XIV Pantagruel

to que le jour, et debouq e ourdy se levantcrya à la fenàtre tant qu’il peult dal baroth, dalbaroth, qui vault autant à dire comme, au feu,au feu : et vint droi� à moy pour me getter dutout au feu, et desjà avoyt couppé les cordesdont on m’avoit lyé les mains, et il couppoit leslyens des pieds, mais le mai re de la maisonouyant le cry du feu, et en sentant la fumée dela rue où il se pourmenoit avecques quelquesaultres Baschatz et Musaffiz, courut tant qu’ilpeult y donner secours et pour emporter sesbagues. Et de pleine arrivée il tyre la brocheou je oys embroché, et tua tout roidde monroutisseur, dont il mourut là par faulte de gou-vernement ou aultrement : car il luy passa labroche un peu au dessus du nombril vers le flandroi�, et luy percea la tierce lobe du foy, et lecoup haussant luy penetra le diaphragme et paratravers la capsule du cueur luy sortit la brochepar le hault des espaules entre les spondyles etl’omoplate sene re.« Vray e que en tirant la broche de mon corpsje tumbe à terre pres des landiers, et me fysun peu de mal à la cheute, toutesfoys non pasgrand : car les lardons sou indrent le coup.Puis voyant mon Baschaz, que le cas e oit de-sesperé, et que la maison e oit bruslée sansremission, et tout son bien perdu, se donna àtous les diables, appelant Grilgoth, A aroth,

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et Rapallus par neuf foys. Quoy voyant jeuzde peur pour plus de cinq solz, craignant lesdiables viendront à ce e heure pour emporterce fol icy, seroient ilz bien gens pour m’empor-ter aussi ? je suis jà demy rou y, mes lardonsseront cause de mon mal : car ces diables icysont fryans de lardons, comme vous avez l’auc-torité du Philosophe Iamblicque et Murmaulten l’apologie de bossutis et contrefa�is per Ma-gi ros no ros, mais je fys le signe de la croix,cryant agyos, athanatos, ho theos, et nul ne ve-noit. Ce que congnoissant mon villain Baschazse vouloit tuer de ma broche, et s’en percer lecueur : et de fai� la mi contre sa poitrine,mais elle ne povoit oultre passer car elle n’es-toys pas assez agée, et poussoit tant qu’il povoit,mais ne proffitoit riens.« Alors je m’en vins à luy, disant :

« Missaire bougrino tu pers icy tontemps : car tu ne te tueras jamaisainsi, mais bien te blesseras quelquehurte, dont tu languiras toute ta vieentre les mains des barbiers : mais situ veulx je te tueray icy tout franc ensorte que tu n’en sentiras rien, et m’encroys : car jen ay tué bien d’aultresqui s’en sont bien trouvez.— Ha mon amy (di il) je t’en prie,et ce faisant je te donne ma bougette,

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Chapitre XIV Pantagruel

tien voylà, il y a six cens seraph de-dans, et quelques dyamens et rubysen perfe�ion.

— Et où sont ilz ? di Epi emon.— Par sain� Jehan, di Panurge, ilz sont bienloin s’ilz sont tousjours.— Acheve, di Pantagruel, je te pry que noussaichons comment tu acou ras ton Baschaz.— Foy d’homme de bien, di Panurge, je n’enmens de mot. Je le bende d’une meschante brayeque je trouve là demy bruslée, et vous le lyeru rement pieds et mains de mes cordes, sibien qu’il n’eu sceu regimber : puis luy passema broche à travers la gargamelle, et aussi lependys acrochant la broche à deux gros cram-pons, qui sou enoient des alebardes. Et vousatise un beau feu au dessoubz et vous flamboysmon milourt comme on fai� des harans soretzà la cheminée, puis prenant sa bougette et unpetit javelot qui e oit sur les crampons m’enfuys le beau galot. Et dieu sçait comme je sen-toys mon espaule de mouton. Quand je fuz des-cendu en la rue, je trouvay tout le monde qui es-toit acouru au feu à force d’eau pour l’e aindre.Et me voyans ainsi à demy rou i eurent pitiéde moy naturellement, et me getterent touteleur eau sur moy, et me refraischirent joyeuse-ment, ce que me fei fort grand bien, puis medonnerent quelque peu à repai re, mais je ne

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Chapitre XIV Pantagruel

mangeoys gueres : car ilz ne me bailloient quede l’eau à boire à leur mode. Et aultre mal neme firent.« Sinon un villain petit Turcq bossu par devant,qui furtivement me crocquoit mes lardons, maisje luy baillys si vert dronos sur les doigs à toutmon javelot qu’il n’y retourna pas deux fois. Etune jeune Tudesque, qui m’avoit aporté un potde mirobalans emblicz confi�z à leur mode,laquelle regardoit mon pouvre haire esmou-cheté, comment il s’e oit retiré au feu : car ilne me alloit plus que jusques sur les genoulx.Or ce pendant qu’ilz se amusoient à moy, lefeu triumphoit ne demandez pas comment àprendre en plus de deux mille maisons, tantque quelqu’un d’entre eulx l’avisa et s’escrya,disant : « Ventre Mahom toute la ville brusle, etnous amusons icy. » Ainsy chascun s’en va à sachascuniere. De moy je prens mon chemin versla porte. Et quand je fuz sur un petit tucquetqui e aupres, je me retourne arriere, commela femme de Loth, et vys toute la ville bruslantcomme Sodome et Gomorre dont je fuz tantayse que je me cuyde conchier de joye, maisdieu m’en punit bien.— Comment ? dit Pantagruel.— Ainsi que je regardoys en grand liesse ce beaufeu et me gabelant, et disant. Ha pauvres pusses,ha pauvres souritz, vous aurez mauvais hyver,

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Chapitre XIV Pantagruel

le feu e en vo re paillier, sortirent plus desix cens chiens gros et menutz tous ensemblede la ville, fuyans le feu. Et de premiere venueaccoururent droi� à moy, sentant l’odeur de mapaillarde chair à demy rou ie, et me eussentdevoré à l’heure, si mon bon ange ne m’eu point inspiré.— Et que fys tu pouvret ? di Pantagruel.— Soubdain je me advise de mes lardons, et lesleur gettoys au meillieu d’entre eulx, et chiensd’aller, et se entrebattre l’un l’aultre à bellesdentz, à qui auroit le lardon. Par ce moyen melaisserent, et je les laisse aussi se pelaudant l’unl’aultre, et ainsi eschappe gaillard et dehayt.

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Chapitre XV

Comment Panurge enseigne une manierebien nouvelle de ba ir les murailles deParis.

Pantagruel quelque jour pour se recreer de son e ude sepourmenoit vers les faulxbourgs sain� Marceau voulantveoir la follie Gobelin, et Panurge e oit avecques luy, ayanttousjours le flaccon soubz la robbe, et quelque morceau dejambon : car sans cela jamais ne alloit il, disant que c’e oitson garde corps : et aultre espée ne portoit il. Et quandPantagruel luy en voulut baillier une, il respondit, qu’elleluy eschaufferoit la ratelle.

« Voire mais, di Epi emon, si l’on se assailloitcomment te defendroys tu ?— A grands coups de brodequin, respondit il,pourveu que les e ocz feussent descenduz. »

A leur retour Panurge consideroit les murailles de la villede Paris, et en irrision di à Pantagruel :

« Voy ne cy pas de belles murailles, pour gar-der les oysons en mue ? Par ma barbe, elles sontcompetentement meschantes pour une telle villecomme e ce e cy, car une vasche avecques unpet en abattroit plus de six brasses.

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Chapitre XV Pantagruel

— O mon amy, di Pantagruel, scez tu pas bience que di Agesilaus, quand on luy demanda :« Pourquoy la grande cité de Lacedemone n’es-toit pas cein�e de murailles ? » Car mon rantles habitans et citoyens de la ville tant bien ex-pers en discipline militaire, tant forz et bienarmez. Voicy, di il, les murailles de la cité. Si-gnifiant qu’il n’e murailles que de os, et queles villes ne sçauroient avoir muraille plus seureet plus forte que de la vertuz des habitans. Ainsice e ville e si forte par la multitude du peuplebellicqueux qui e dedans, qu’ilz ne se soucientpoint de faire aultres murailles. Et davantaige,qui la vouldroit emmurailler comme Strasbourgou Orleans, ou Carpentras, il ne seroit possible,tant les frays seroient excessifz.— Voire mais, di Panurge, si fai� il bon avoirquelque visaige de pierre quand on e envahyde ses ennemys, et ne feu ce que pour deman-der, qui e là bas ? Et au regard des frays en-ormes que di�es e re necessaires si l’on la vou-loit murer, si messieurs de la ville me veullentbien donner quelque bon pot de vin, je leur en-seigneray une maniere bien nouvelle, commentilz pourront ba ir à bon marché.— Et comment ? di Pantagruel.— Ne le di�es donc pas, respondit Panurge, sije vous l’enseigne. Je voy que les callibi rysdes femmes de ce pays, sont à meilleur mar-

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Chapitre XV Pantagruel

ché que les pierres. D’iceulx fauldroit ba ir lesmurailles en les arrangeant en bonne symme-trie d’archite�ure, et mettant les plus grans aupremiers rancz, et puis en taluant à doz d’asnearrangeant les moyens et finablement les pe-titz. Et puis faire un beau petit entrelardementà poin�es de diamens comme la grosse tourde Bourges, de tant de vitz qu’on couppa ence e ville es pouvres Italiens à l’entrée de laReyne. Quel diable desferoit une telle muraille ?Il n’y a metal qui tant resi at aux coups. Et puisque les couillevrines se y vinssent froter. Vousen verriez par dieu incontinent di iller de cebenoi frui� de grosse verolle menu commepluye. Sec au nom des diables. Davantaige lafouldre ne tomberoit jamais dessus. Car pour-quoy ? ilz sont tous benitz ou sacrez. Je n’y voysqu’un inconvenient.— Ho ho ha ha ha, di Pantagruel. Et lequel ?— C’e que les mousches en sont tant friandesque merveilles, et se y cueilleroient facillementet y feroient leur ordure, et voilà l’ouvrage ga éet diffamé. Mais voicy comme l’on y remedroit.Il fauldroit tresbien les esmoucheter avecquesbelles quehues de renards, ou bons gros vietzd’azes de Provence. Et à ce propos je vous veulxdire, nous en allant pour soupper un bel exemple.« Au temps que les be es parloient (il n’y apas troys jours) un pouvre lyon par la fore de

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Chapitre XV Pantagruel

Biere se pourmenant et disant ses menus suf-frages passa par dessoubz un arbre auquel es-toit monté un villain charbonnier pour abattredu boys. Lequel voyant le lyon, luy getta la coi-gnée, et le blessa enormement en une cuysse.Dont le lyon cloppant tant courut et tracassapar la fore pour trouver ayde, qu’il rencon-tra un charpentier, lequel voulentiers regardala playe, et la nettoyat le mieulx qu’il peu ,et l’emplyt de mousse, luy disant, qu’il esmou-cha bien la playe, que les mousches ne y cuyl-lassent point, attendant qu’il yroit chercher del’herbe au charpentier. Ainsi le lyon guery, sepourmenoit par la fore , à quelle heure unevieille sempiternelle ebuschetoit et amassoit duboys par ladi�e fore , laquelle voyant le lyonvenir, tumbat de peur à la renverse de telle fa-çon, que le vent luy renversa la robbe, cotte, etchemise jusques au dessus des espaules. Ce quevoyant le lyon, accourut de pitié, veoir si elles’e oit point fai� mal, et consyderant son com-ment à nom di « O pouvre femme, qui t’a ainsiblessée : » et ce disant, apperceut un regnard,lequel il appella, disant. Compere regnard, hauça ça, et pour cause.« Quand le regnard fut venu, il luy di . « Com-pere mon amy, l’on a blessé ce e bonne femmeicy entre les jambes bien villainement et y asolution de continuité manife e, regarde que

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Chapitre XV Pantagruel

la playe e grande, depuis le cul jusques aunombril mesure quatre, mais bien cinq empanset demy : c’e un coup de coignée, je me doubteque la playe soit vieille, pourtant affin que lesmousches n’y prennent, esmouche la bien fort,je t’en pry, et dedans et dehors, tu as bonne que-hue et longue, esmouche mon amy, esmoucheje t’en supply, et ce pendant je voys querir de lamousse, pour y mettre. Car ainsi nous fault ilsecourir et ayder l’un l’autre, dieu le commande.Esmouche fort, ainsi mon amy esmouche bien :car ce e playe veult e re esmouchée souvent,autrement la personne ne peult e re à son ayse.Or esmouche bien mon petit compere, esmouche,dieu t’a bien pourveu de quehue, tu l’as grandeet grosse à l’advenant, esmouche fort et ne t’en-nuye point, je n’arre eray gueres. »« Puis s’en va chercher force mousse, et quandil fut quelque peu loin il s’escrya parlant auregnard : « Esmouche bien tousjours compere,esmousche, et ne te fasche jamais de bien es-moucher, par dieu mon petit compere je te feraye re à gaiges, esmoucheteur de la reyne Marieou bien de dom Pietro de Ca ille. Esmoucheseulement, esmouche et riens plus. »« Le pouvre regnard esmouchoit fort bien etdeça et delà et dedans et dehors, mais la saulvevieille vesnoit et vessoit puant comme cent diables,et le pouvre regnard e oit bien mal à son ayse :

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Chapitre XV Pantagruel

car il ne sçavoit de quel cou é se virer, pourevader le parfum des vesses de la vieille : etainsi qu’il se tournoit il veit qu’il y avoit auderriere encores un aultre pertuys, non pas sigrand que celluy qu’il esmouchoit, dont luy ve-noit ce vent tant puant et infe�. Le lyon finable-ment retourne portant plus de troys balles demousse : commença en mettre dedans la playe,à tout un ba on qu’il aporta, et y en avoit jàbien mys deux balles et demye, et s’esbahys-soit que diable ce e playe e parfonde, il yentreroit de mousse plus de deux charretées, etbien puisque dieu le veult, et tousjours fourroitdedans.« Mais le regnard l’advisa : « O compere lyonmon amy, je te pry ne metz pas icy toute lamousse, gardes en quelque peu, car il y a en-cores icy dessoubz un aultre petit pertuys, quiput comme cinq cens diables. Jen suis empoi-sonné de l’odeur tant il e punays. »« Ainsi fauldroit il garder ces murailles des mousches,et mettre des esmoucheteurs à gaiges.— Lors dit Pantagruel. Et comment scez tu, queles membres honteux des femmes sont à si bonmarché : car en ce e ville il y a force preude-femmes cha es et pucelles.— Et ubi prenus ? di Panurge. Je vous en diraynon pas mon opinion, mais vraye certitude etasseurance. Je ne me vante pas d’en avoir em-

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Chapitre XV Pantagruel

bourré quatre cens dix et sept depuys que suisen ce e ville, et s’il n’y a que neuf jours, voirede mangeresses d’ymaiges et de theologiennes.Mais à ce matin jay trouvé un bon homme, quien un bissac tel comme celluy de Esopet, portoitdeux petites fillotes de l’aage de deux ou troysans au plus, l’une devant, l’aultre derriere. Il medemanda l’aulmosne, mais je luy feis responceque javoys beaucoup plus de couillons que dedeniers. Et apres luy demande. Bonhomme cesdeux filles sont elles pucelles ? Frere di il. Jàdeux ans a que ainsi les porte et au regard dece e cy devant, laquelle je voy continuellementen mon advis qu’elle e pucelle, toutesfois jen’en vouldroys pas metre mon doigt au feu :quant e de celle que je porte derriere, je n’ensçays sans faulte riens.— Vrayment di Pantagruel, tu es gentil com-paignon, je te veulx habiller de ma livrée.

Et le fei ve ir galantement selon la mode du tempsqui couroit : excepté que Panurge voulut que la braguettede ses chausses feu longue de troys pieds, et quarréenon pas ronde, ce que feut fai�, et la faisoit bon veoir. Etdisoit souvent, que le monde n’avoit point encores congneul’esmolument et utilité qui e de porter grande braguette,mais le temps leur enseigneroit quelque jour, comme touteschoses ont e é inventées en temps. Dieu gard de mal, disoitil, le compaignon à qui la longue braguette a saulvé la vie,Dieu gard de mal à qui la longue braguette a valu pour

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Chapitre XV Pantagruel

un jour cent escuz, Dieu gard de mal, qui par sa longuebraguette a saulvé toute une ville de mourir de faim. Etpar dieu jen feray un livre de la commodité des longuesbraguettes, quand jauray un peu plus de loysir. Et de fai�en composa un beau et grand livre avecques les figures,mais il n’e encores imprimé, que je saiche.

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Chapitre XVI

Des meurs et conditions de Panurge.

Panurge e oit de ature moyenne ne trop grand ny troppetit, et avoit le nez un peu aquillin fai� à manche derasouer. Et pour lors e oit de l’aage de trente et cinq ansou environ, fin à dorer comme une dague de plomb, biengaland homme de sa personne, sinon qu’il e oit quelquepeu paillard, et subje� de nature à une maladie qu’onappeloit en ce temps là, faulte d’argent, c’e douleur nonpareille : toutesfois il avoit soixante et troys manieres d’entrouver tousjours à son besoing, dont la plus honnorable etla plus commune e oit par façon de larrecin furtivementfai�, malfaisant, bateur de pavez, ribleur s’il y en avoiten Paris : et tousjours machinoit quelque chose contre lessergeans et contre le guet.

A l’une foys il assembloit troys ou quatre de bons ru reset les faisoit boire comme Templiers sur le soir, et apres lesmenoit au dessoubz de sain�e Geneviefve, ou aupres ducolliege de Navarre, et à l’heure que le guet montoit parlà, ce que il congnoissait en mettant son espée sur le pavéet l’oreille aupres, et lors qu’il ouyoit son espée bransler,c’e oit signe infaillible que le guet e oit pres : à l’heuredoncques luy et ses compaignons prenoient un tombereau,et luy bailloient le bransle le ruant de grand force contre la

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Chapitre XVI Pantagruel

vallée, et ainsi mettoit tout le pouvre guet par terre commeporcs, et puys s’en fuyoient de l’aultre cou é : car en moinsde deux jours, il sceut toutes les rues, ruelles et traversesde Paris comme son Deus det.

A l’aultre fois il faisoit en quelque belle place par ouledi� guet debvoit passer une trainée de pouldre de canon,et à l’heure que le guet passoit, il mettoit le feu dedans, etpuis prenoit son passetemps à veoir la bonne grace qu’ilzavoient en s’en fuyant, pensans le feu sain� Antoine lestint aux jambes. Et au regard des pouvres mai res es arset theologiens, il les persecutoit sur tous aultres, quand ilrencontroit quelqu’un d’entre eulx par la rue, jamais nefailloit de leur faire quelque mal, maintenant leurs mettantun e ronc dedans leur chaperons à bourlet, maintenantleur atachant petites quehues de regnard, ou des oreillesde lievres par derriere, ou quelque aultre mal.

Et un jour que l’on avoit assigné à tous les theologiens dese trouver en Sorbone pour examiner les articles de la foy,il fi une tartre bourbonnoyse composée de force de hailz,de galbanum, de assa fetida, de ca oreum, d’e roncs touschaux, et la de rampit de sanie de bosses chancreuses, etde fort bon matin engressa et oignit theologalement tout letreilliz de Sorbonne, en sorte que le diable n’y eu pas duré.Et tous ces bonnes gens rendoient là leurs gorges devanttout le monde, comme s’ilz eussent escorché le regnard, eten mourut dix ou douze de pe e, mais il ne s’en soucioitpas.

Et en son saye y avoit plus de vingt et six petites bou-gettes et fasques tousjours pleines, l’une d’un petit deaulde plomb, et d’un petit cou eau affilé comme une aiguille

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de peletier, dont il couppoit les bourses, l’aultre de aigre ,qu’il gettoit aux yeulx de ceulx qu’il trouvoit, l’aultre deglaterons empennés de petites plumes de oysons ou dechappons, qu’il gettoit sur les robbes et bonnetz des bonnesgens, et aulcunesfois leur en faisoit de belles cornes qu’ilzportoient par toute la ville, aulscunesfois toute leur vie.Aux femmes aussi par dessus leurs chapperons au der-riere aulcunesfois en mettoit fai�z en forme d’un membred’homme.

En l’aultre un tas de cornetz tous plains de pusses et depoux, qu’il empruntoit des guenaulx de sain� Innocent etles gettoit à tout belles petites cannes ou plumes dont onescript, sur les colletz des plus sucrées damoiselles qu’iltrouvoit, et mesmement en l’esglise : car jamais ne se met-toit au cueur au hault, mais tousjours demouroit en la nefentre les femmes, tant à la messe, à vespres, comme ausermon. En l’aultre, force provision de haims et claveaux,dont il acouploit souvent les hommes et les femmes encompaigniez où ilz e oient serrez : et mesmement cellesqui portoient robbe de taffetas armoisy, et à l’heure qu’ellesse vouloient departir elles rompoient toutes leurs robbes.

En l’aultre un fouzil garny d’esmorche, d’allumettes, depierre à feu, et tout aultre appareil à ce requis.

En l’aultre deux ou troys mirouers ardens, dont il faisoitenrager aulcunesfois les hommes et les femmes, et leurfaisoit perdre contenance à l’esglise, car il disoit qu’il n’yavoit qu’un anti rophe entre femme folle à la messe, etfemme molle à la fesse.

En l’aultre avoir provision de fil, et d’aiguilles dont il fai-soit mille petites diableries. Une fois à l’issue du Palays à la

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grant salle que un cordelier disoit sa messe de messieurs illuy ayda à soy habiller et reve ir, mais en l’acou rant il luycousit l’aulbe avecques sa robbe et chemise, et puis se retiraquant messieurs de la court se vindrent asseoir pour ouyrmesse. Mais quant ce fu à l’ite missa e , que le pouvrefrater se voulut deve ir son aulbe, il emporta ensembleet habit et chemise qui e oient bien cousuz ensemble, etse rebrassit jusques aux espaules mon rant son callibi risà tout le monde, qui n’e oit pas petit : sans doubte. Etle frater tousjours tiroit, mais tant plus ce descouvroit il,jusques à qu’un de messieurs de la court di : « Et quoy cebeaupere nous veult il icy faire l’offrande et bayser son cul ?le feu sain� Antoine le bayse. » Et des lors feut ordonnéque les pouvres beatzperes ne se despouilleroyent plus de-vant le monde, mais en leur sacrifice, mesmement quand ily auroit des femmes, car ce leur seroit occasion de pecherdu peché d’envie.

Et le monde demandoit, « Pourquoy e ce que ces fratersavoient la couille si longue ? » mais ledi� Panurge souluttresbien le probleme, disant ce que fai� les oreilles desasnes si grandes, ce n’e sinon par ce que leurs meres neleur mettoyent point de beguin en la te e comme dit deAlliaco en ses suppositions. A pareille raison, ce que fai�la couille des pouvres beatz peres tant sain� Antoine large,c’e qu’ilz ne portent point de chausses foncées, et leurpouvre membre s’e end à sa liberté à bride avallée, et leurva ainsi triballant sur les genoulx comme font les pate-no res aux femmes ? Mais la cause pourquoy ilz l’avoientgros à l’equipollent, c’e oit que en ce triballement les hu-meurs du corps descendent audit membre, car selon les

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Legi es agitation et motion continuelle e cause de attrac-tion.

Item avoit un aultre poche toute pleine de alun de plumedont il gettoit dedans le doz des femmes, qu’il voyoit lesplus acre ées, et les faisoit despouiller devant tout lemonde, les aultres dancer comme iau sur breze ou billesur tambour, les aultres courir les rues, et luy apres couroit,et à celles qui se despouilloyent, il mettoit sa cappe sur ledoz, comme homme courtoys et gracieux.

Item en un aultre il avoit une petite guedoufle plaine devieille huyle, et quand il trouvoit ou homme ou femme quiluy semblissent bien glorieux, et qui eussent quelque bellerobbe, il leur engraissoit et gua oit tous les plus beaulxendroi�z de leurs habillemens soubz le semblant de lestoucher et dire : « Voicy de bon drap, voicy bon satin, bontafetas, ma dame dieu vous doint ce que vo re noble cueurdesire, vous avez robbe neufve, nouvel amy, dieu vous ymaintienne, » et ce disant leur mettoit la main sur le collet,et ensemble la male tache y demouroit perpetuellement,que le diable n’eu pas o ée, puis à la fin leur disoit : « Madame donnez vous guarde de tumber : car il y a icy ungrand trou devant vous. »

En un aultre avoit tout plain de Euphorbe pulverisé biensubtilement, et là dedans mettoit un mouschenez beauet bien ouvré qu’il avoit desrobé à la belle lingiere desGalleries de la sain�e chappelle, en luy o ant un pouldessus son sain, lequel toutesfoys il y avoit mis. Et quandil se trouvoit en compaignie de quelques bonnes dames, illeur mettoit sus propos de lingerie, et leur mettoit la mainau sain, demandant, et cet ouvraige e il de Flandres ou

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de Haynault : et puis tiroit son mouschenez disant, teneztenez, voy en cy de l’ouvrage, elle e de Fonterabie, et lesecouoit bien fort à leurs nez, et les faisoit e ernuer quatreheures sans repos.

Et ce pendant il petoit comme un roussin, et les femmesse ryoient luy disant, comment :

« vous petez Panurge ? — Non fois, disoit il,madame : mais je accorde au contrepoint de lamusicque que sonnez du nez. »

En l’aultre un daviet, un pellican, un crochet, et quelquesaultres ferremens dont il n’y avoit porte ny coffre qu’il necrocheta .

En l’aultre tout plain de petitz goubeletz, dont il jouoitfort artificiellement : car il avoit les doigs fai�z à la maincomme Minerve ou Arachné.

Et avoit aultrefois cryé le theriacle.Et quand il changeoit un te on, ou quelque aultre piece,

le changeur n’eu e é plus fin que mai re mousche, siPanurge n’eu fai� evanouyr à chascune fois cinq ou sixgrands blancs visiblement, appertement, manife ement,sans faire lesion ne blesseure aulcune, dont le changeurn’en eu senty que le vent.

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Chapitre XVII

Comment Panurge guaingnoylt lespardons et maryoit les vieilles, et desprocès qu’il eut à Paris.

Un jour je trouvay Panurge quelque peu escorné et taci-turne, et me doubte bien qu’il n’avoit denare, dont je luydys.

« Panurge vous e es malade à ce que je voy àvo re physionomie, et jentens le mal, vous avezun fluz de bourse : mais ne vous souciez. Jayencores six sols et maille, qui ne virent oncquespere ny mere, qui ne vous fauldront non plusque la verolle, en vo re necessité. »

A quoy il me respondit :

« Et bren pour l’argent. Je n’en auray quelquejour que trop : car jay une pierre philosophallequi me attire l’argent des bourses, comme l’ay-mant attire le fer. Mais voulez vous venir gai-gner les pardons ? di il.— Et par ma foy je luy respons, Je ne suis pasgrand pardonneur en ce monde icy, je ne sçaysi je le seray en l’aultre : et bien allons au nomde dieu, pour un denier ny plus ny moins.

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Chapitre XVII Pantagruel

— Mais (di il) pre ez moy doncques un denierà l’intere .— Rien rien, dis je, Je vous le donne de boncueur,— grates vobis dominos, di il.

Ainsi allasmes commençant à sain� Gervays, et je gaigneles pardons au premier tronc seulement : car je me contentede peu en ces matieres, et puis me mis à dire mes menuzsuffrages, et oraisons de sain�e Brigide : mais il gaigna àtous les troncz, et tousjours bailloit argent à chascun despardonnaires. De là nous transportasmes à no re Dame, àsain� Jehan, à sain� Antoine, et ainsi des aultres esglisesou avoit bancque de pardons, de ma part je n’en gaignoysplus : mais luy à tous les troncz, il baysoit les relicques, età chascun donnoit. Brief quand nous fusmes de retour ilme mena boire au cabaret du cha eau et me montra dix oudouze de ses bougettes plaines d’argent.

A quoy je me seigny faisant la croix, disant :

« Dont avez vous tant recouvert d’argent en sipeu de temps ? »

A quoy il me respondit, que il l’avoit prins des pardons :

« car en leur baillant le premier denier (di il) je le mis si soupplement, que il sembla quefeu un grand blanc, par ainsi d’une main jeprins douze deniers, voire bien douze liards oudoubles pour le moins, et de l’aultre troys ouquatre douzains : et ainsi par toutes les esglisesoù nous avons e é.

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— Voire mais (dis je) vous vous damnez commeune sarpe et e es larron et sacrilege.— Ouy bien, di il, comme il vous semble, maisil ne me le semble pas quand à moy. Car les par-donnaires me le donnent, quand ilz me disenten presentant les relicques à bayser, centuplumaccipies, que pour un denier jen prene cent : caraccipies e dit selon la maniere des Hebrieuxqui vient du futur en lieu de l’imperatif, commeavez en la loy, dominum deum tuum adorabis etilli foli servies, diliges proximuum tuum, et sic dealiis. Ainsi quand le pardonnigere me dit, centu-plum accipies, il veult dire, centupluim accipe, etainsi l’expose rabi Quimy et rabi Aben Ezra, ettous les Massoretz. Et davantaige le pape Sixteme donna quinze cens livres de rente sur sondommaine et tresor ecclesia icque, pour luyavoir guery une bosse chancreuse, qui tant letourmentoit, qu’il en cuyda devenir boyteuxtoute sa vie. Ainsi je me paye par mes mains :car il n’e tel, sur ledi� tresor ecclesia icque.« Ho mon amy disoit il, si tu sçavoys commentje fis mes choux gras de la croysade, tu seroystout esbahy. Elle me valut plus de six mille fleu-rins. »— Et où diable sont ils allez ? dis je, car tu n’enas pas une maille.— Dont ilz e oient venuz (di il) ilz ne firentseulement que changer de mai re. Mais jen

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employai bien troys mille à marier non pas lesjeunes filles : car elles ne trouvent que trop ma-rys, mais de grand vieilles sempiternelles quin’avoient dentz en gueulle. Consyderant, cesbonnes femmes icy ont tresbien employé leurtemps en jeunesse et ont joué du serrecropiereà cul levé à tous venans, jusques à ce qu’on n’ena plus voulu. Et par dieu je les feray saccaderencores une foys devant qu’elles meurent. Etpar ainsi à l’une donnoit cent flourins, à l’aultresix vingtz, à l’aultre troys cens, selon qu’ellese oient bien infames, dete ables, et abhomi-nables : car d’autant qu’elles e oient plus hor-ribles et execrables, d’autant il leur failloit don-ner davantaige, aultrement le diable ne les eu pas voulu besoigner. Incontinent je m’en alloysà quelque porteur de cou retz gros et gras, etfaysois moy mesmes le mariage, mais premierque luy mon rer les vieilles, je luy mon roysles escuz, disant : « Compere, voicy qui e àtoy, si tu veulx fretinfretailler un bon coup. »Des lors les pouvres hayres arressoient commevieulx mulletz, et ainsi leur faisoys bien apres-ter et bancqueter, et boire du meilleur et forceespiceryes pour mettre les vieilles en appetitet en chaleur. Fin de compte ilz besoignoientcomme toutes bonnes ames, sinon que à cellesqui e oient horriblement villaines et defai�es,je leur faisoys mettre un sac sur le visaige. Da-vantaige jen ay perdu beaucoup en proces.

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— Et quelz proces as tu peu avoir ? disoys je, tune as ny terre ny maison.— Mon amy (di il) les damoiselles de ce eville avoient trouvé par in igation de diabled’enfer, une maniere de colletz ou cachecoulxà la haulte façon, qui leur cachoient si bien lesseins, que l’on n’y povoit plus mettre la mainpar dessoubz : car la fente d’iceulx elles avoientmise par derriere, et e oient tous clos par de-vant, dont les pouvres amans dolens contempla-tifs n’e oient pas bien contens, un beau jour deMardy jen presentay resque e à la court, me for-mant partye contre lesdi�es damoyselles et re-mon rant les grans intere z que je pretendoysprote ant que à mesme raison je feroys coudrela braguette de mes chausses au derriere, si lacourt n’y donnoit ordre, somme toute les damoi-selles formerent syndicat et passerent procura-tion à defendre leur cause, mais je les poursuivysi vertement que par arre de la court y fut di ,que ces haulx cachecoulx ne seroient plus por-tez, sinon qu’ilz feussent quelque peu fenduzpar devant. Mais il me cou a beaucoup. Jeuzun aultre proces bien ord et bien sale contremai re Fify et ses suppotz, à ce qu’ilz n’eussentpoint à lire clande inement les livres de Sen-tences de nuy�, mais de beau plain jour et ce esescholles de Sorbonne, en face de tous les theo-logiens, ou je fuz condemné es despens pour

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Chapitre XVII Pantagruel

quelque formalité de la relation du sergeant.Une aultre foys je formay complain�e à la courtcontre les mulles des Presidens, Conseilliers, etaultres : tendant à fin que quand en la bassecourt du Palays l’on les mettroit à ronger leurfrain, que les Conseilleres leur feissent de bellesbaverettes affin que de leur bave elles ne gas-tassent point le pavé en sorte que les paiges dupalays peussent jouer dessus à beaulx detz, ouau reniguedieu à leur ayse, sans y rompre leurschausses aux genoux. Et de ce en euz bel arre :mais il me cou e bon. Or sommez à ce e heurecombien me cou ent les petitz bancquetz queje fays aux paiges du palays de jour en jour.— Et à quelle fin ? dis je.— Mon amy (di il) tu ne as nul passetemps ence monde. Jen ay moy plus que le roy. Et si tuvouloys te rallier avecques moy, nous serionsdiables.— Non non (dis je) par sain� Adauras : car tuseras une foys pendu.— Et toy (di il) tu seras une foys enterré, le-quel e plus honorable ou l’air ou la terre ? Hegrosse pecore, Jesuchri ne fut il pas pendu enl’air. Mais à propos ce pendant que ces paigesbancquettent je garde leurs mulles, et tousjoursje couppe à quelqu’une l’e riviere du cou émontouer qu’elle ne tient que à un fillet. Etquand le gros enflé de Conseillier ou aultre a

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Chapitre XVII Pantagruel

prins son bransle pour monter sus, ilz tombenttous platz comme porcs devant tout le monde :et apre ent à rire pour plus de cent frans. Maisje me rys encores davantaige, c’e que eulx ar-rivez au logis ilz font foueter monsieur du pagecomme seigle vert, par ainsi je ne plains pointce que m’avoit cou é à les bancqueter.

Fin de compte il avoit (comme ay dit dessus) soixante ettroys manieres de recouvrer argent : mais il en avoit deuxcens quatorze de le despendre, hors mis la reparation dedessoubz le nez.

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Chapitre XVIII

Comment un grand clerc de Angleterrevouloit arguer contre Pantagruel, et futvaincu par Panurge.

En ces mesmes jours un grandissime clerc nommé Thau-ma e ouyant le bruyt et renommée du sçavoir incompa-rable de Pantagruel vint du pays de Angleterre en ce eseule intention de veoir icelluy Pantagruel et le congnoi re,et esprouver si tel e oit son sçavoir comme en e oit la re-nommée. Et de fai� arrivé à Paris se transporta vers l’ho eldudi� Pantagruel qui e oit logé à l’ho el sain� Denys,et pour lors se pourmenoit par le jardin avecques Panurge,philosophant à la mode des Peripateticques. Et de premiereentrée le voyant tressaillit tout de peur, le voyant si grandet si gros : puis le salua, comme e la façon, courtoysementluy disant :

« Bien vray e il ce que dit Platon le princedes philosophes, que si l’ymage de science etsapience e oit corporelle et spe�able es yeulxdes humains, elle exciteroit tout le monde en ad-miration de foy. Car seulement le bruyt d’icelleespandu par l’air, s’il e receu es oreilles des udieux et amateurs d’icelle, qu’on nomme

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Chapitre XVIII Pantagruel

Philosophes, ne les laisse dormir ny reposer àleur ayse, tant les imule et embrase de acourirau lieu, et veoir la personne, en qui e di�escience avoir e ably son temple, et depromerles oracles. Comme il nous feut manife ementdemon ré en la Reyne de Saba, qui vint deslimites d’Orient et mer Persicque pour veoirl’ordre de la maison du saige Salomon et ouyrsa sapience.« En Anatharsis qui de Scythie alla jusques enAthenes pour veoir Solon.« En Pythagoras, qui visita les VaticinateursMemphiticques.« En Platon qui visita les Mages de Egypte etArchitas de Tarente,« et en Apollonius Tyraneus qui alla jusquesau mont Caucasus, passa les Scythes, les Mas-sagetes, les Indiens, transfeta le va e fleuvede Physon, iusques es Brachmanes, pour veoirHiarchas. Et en Babyloine, Chaldée, Mede, As-syrie, Parthie, Syrie, Phoenice, Arabie, Pale ine,Alexandrie, iusques en Ethipie, pour veoir lesGymnosophi es. Pareil exemple avons nous deTite Live, pour lequel veoir et ouyr plusieursgens udieux vindrent en Rome, des fins limi-trophes de France et Hespaigne.« Je ne me ause pas recenser au nombre et ordrede ces gens tant parfai�z : mais bien je veulxe re dit udieux, et amateur, non seulement

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Chapitre XVIII Pantagruel

des letres, mais aussi des gens letrez. Et de fai�ouyant le bruyt de ton sçavoir tant ine imable,ay delaissé pays, parens, maison, et me suis icytransporté, riens ne e imant la longueur duchemin, l’attediation de la mer, la nouveaultédes contrées, pour seullement te veoir, et confe-rer avecques toy d’aulcuns passaiges de Philo-sophie, de Magie, de Alkymie, et de Caballe,desquelz je doubte, et ne m’en puis contentermon esprit, lesquelz si tu me peulx souldre, jeme rens des à present ton esclave moy et toutema po erité : car aultre don ne ay je que assezje e imasse pour la recompense.« Je les redigeray par escript et demain le fe-ray assavoir à tous les gens sçavans de la ville,affin que devant eulx publicquement nous endisputons.« Mais voicy la maniere comment jentens quenous disputerons. Je ne veulx point disputer,pro et contra, comme font ces folz sophi es dece e ville et d’ailleurs. Semblablement je neveulx point discuter en la maniere des Acade-micques par declamations, ny aussi par nombres,comme faisoit Pythagoras, et comme voulutfaire Picus Mirandula à Rome. Mais je veulxdisputer par signes seulement, sans parler : carles matieres sont tant ardues que les parolleshumaines ne seroient suffisantes à les explic-quer à mon plaisir.

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« Par ce il plaira à ta magnificence de soy y trou-ver, ce sera en la grande salle de Navarre à septheures de matin. »

Ces parolles achevées, Pantagruel luy di honnorable-ment :

« Seigneur, des graces que Dieu m’a donné, Je nevouldroys denier à nully en departir à mon po-voir : car tout bien vient de luy de lassus, et sonplaisir e que soit multiplié quand on se trouveentre gens dignes ydoines de recepvoir ce e ce-le e manne de honne e sçavoir. Au nombredesquelz par ce que en ce temps, comme jà bienapperçoy, tu tiens le premier ranc. Je te notifieque à toutes heures tu me trouveras pre à ob-temperer à une chascune de tes reque es, selonmon petit povoir. Combien que plus de toy jedeusse apprendre que toy de moy, mais commeas prote é nous confererons de tes doubtes en-semble, et en chercherons la resolution, dont illa fault trouver toy à moy.« Et loue grandement la maniere d’arguer que asproposée, c’e assavoir par signes sans parler :car ce faisant toy et moy, nous nous entendrons,et serons hors de ces frappemens de mains, quefont ces sophi es quand on argue : alors qu’one au bon de l’argument. Or demain je ne faul-dray à me trouver au lieu et heure que me asassigné : mais je te pry que entre nous n’y aitpoint de tumulte, et que ne cherchons point

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l’honneur ny applausement des hommes, maisla serenité seule. »

A quoy respondit Thauma e,

« Seigneur : dieu te maintienne en sa grace teremerciant de ce que ta haulte magnificencetant se veult condescendre à ma petite vilité. Ora dieu jusques à demain.— A dieu di Pantagruel. »

Messieurs vous aultres qui lisez ce present escript, nepensez pas que jamais il y eut de gens plus elevez et trans-portez en pensée, que furent tout celle nuy�, tant Thau-ma e que Pantagruel. Car ledi� Thauma e di au conciergede l’ho el de Cluny, auquel il e oit logé, que de sa vie nes’e oit trouvé tant alteré comme il e oit celle nuy�.

« Il m’e (disoit il) advis que Pantagruel metient à la gorge : donnez ordre que beuvons jevous prie, et fai�es tant que ayons de l’eauefresche pour me guarguariser le palat. »

De l’aultre cou é Pantagruel entra en la haulte gameet de toute la nuy� ne faisoit que ravasser apres le livrede Beda de numeris et signis, et le livre de Plotin de inenar-rabilibus, et le livre de Proclus de magia, et les livres deArtemidoras perionirocriticon, de Anaxagoras peri semion,Dynarius peri aphaton, et les livres de Phili ion, et Hippo-nax peri anecphoneton, un tas d’aultres, tant que Panurgeluy di ,

« Seigneur laissez toutes ces pensées et vousallez coucher : car je vous sens tant esmeu en

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voz espritz, que bien to tomberiez en quelquefiebvre ephemere par c’e exces de pensement :mais premier beuvant vingt et cinq ou trentebonnes foys retirez vous et dormez à votre aise,car de matin je respondray et argueray contremonsieur l’Angloys, et au cas que je ne le mettead meta non loui, di�es mal de moy, »

dont di Pantagruel.

« Voire mais mon amy Panurge, il e merveilleu-sement sçavant, comment luy pourras tu satis-faire ?— Tresbien, respondit Panurge, Je vous pry n’enparlez plus, et m’en laissez faire, y a il hommetant sçavant que sont les diables ?— Non vrayement di Pantagruel, sans gracedivine speciale.— Et toutesfoys, di Panurge, jay argué maintes-foys contre eulx, et les ay fai�z quinaulx et mysde cul. Par ce soyez asseuré de cet Angloys, queje vous le feray demain chier vinaigre devanttout le monde. »

Ainsi passa la nuy� Panurge à chopiner avecques lespaiges et jouer toutes les aiguillettes de ses chausses àprimus et secundus, ou à la vergette. Et quand ce vint àl’heure assignée il conduysit son mai re Pantagruel au lieucon itué. Et hardiment qu’il n’y eut petit ny grand dedansParis qu’il ne se trouva au lieu : pensant, ce diable dePantagruel, qui a convaincu tous les Sorbonicoles, à ce heure aura son vin, acr ce Angloys e un aultre diable de

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Chapitre XVIII Pantagruel

Vauvert, nous verrons qui en gaignera. Ainsi tout le mondeassemblé, Thauma e les attendoit.

Et lors que Pantagruel et Panurge arriverent à la salle,tous ces grymaulx, artiens, et intrans commencerent à frap-per des mains, comme e leur badaude cou ume, maisPantagruel s’escrya à haulte voix, comme si ce eu e é leson d’un double canon, disant.

« Paix de par le le diable paix, par dieu coquinssi vous me tabu ez icy, je vous coupperay late e à tre ous. »

A laquelle parolle ilz demourent tous e onnez commecannes, et ne osoient seulement tousser, voire eussent ilzmangé quinze livres de plume. Et feurent tant alterez dece e seule voix qu’ilz tiroient la langue demy pied hors dela gueule : comme si Pantagruel leur eu gorge sallé.

Lors commença Panurge à parler disant à l’Angloys :

« Seigneur tu es icy venu pour disputer conten-tieusement de ces propositions que tu as mis, oubien pour apprendre et en sçavoir la verité ? »

A quoy respondit Thauma e :

« Seigneur, aultre chose ne me ameine sinonbon desir de apprendre et sçavoir ce, dont jaydoubté toute ma vie, et n’ay trouvé ny livre nyhomme qui me ayt contenté en la resolutiondes doubtes que jay proposez. Et au regard dedisputer par contention, je ne le veulx faire,aussi e ce chose trop vile, et la laisse à cesmaraulx de Sophi es.

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Chapitre XVIII Pantagruel

— Doncques di Panurge, si moy qui suis petitdisciple de mon mai re monsieur Pantagruel,te contente et te satisfoys en tout et par tout, ceseroit chose indigne d’en empescher mondi�mai re, par ce mieulx vauldra qu’il soit cathe-drant, jugeant de noz propos, et te contententau parsus, s’il te semble que je ne aye satisfai�à ton udieux desir.— Vrayement, di Thauma e, c’e tresbien dit.Commence doncques. »

Or notez, que Panurge avoit mis au bout de sa longue bra-guette un beau floc de soye rouge, blanche, verte, et bleue,et dedans avoit mis une belle pomme d’orange. Adoncques,tout le monde assi ant et escoutant en bonne silence, l’An-gloys leva hault en l’air les deux mains separement, clouanttoutes les extremitez des doigtz en forme qu’on nomme enChinonnoys cul de poulle, et frappa de l’une l’aultre parles ongles quatre foys ; puys les ouvrit, et ainsi à plat del’une frappa l’aultre en son rident. Une foys de rechief lesjoignant comme dessus, frappa deux foys, et quatre foys derechief les ouvrant ; puys les remi join�es et extenduesl’une jouxte l’aultre, comme semblant devotement Dieuprier.

Panurge soubdain leva en l’air la main dextre, puysd’ycelle mi le poulse dedans la narine d’ycelluy cou é,tenant les quatre doigtz e enduz et serrez par leur ordreen ligne parallele à la pene du nez, fermant l’œil gauscheentierement et guaignant du dextre avecques profondedepression de la sourcile et paulpiere ; puys la gausche

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Chapitre XVIII Pantagruel

leva hault, avecques fort serrement et extension des quatredoigtz et elevation du poulse, et la tenoyt en ligne direc-tement correspondente à l’assiette de la dextre, avecquesdi ance entre les deux d’une couldée et demye. Cela fai�,en pareille forme baissa contre terre l’une et l’aultre main ;finablement les tint on mylieu, comme visant droi� au nezde l’Angloys.

« Et si Mercure. . . » di l’Angloys.Là, Panurge interrompt, disant : « Vous avez parlé, masque ! »Lors fei l’Angloys tel signe. La main gausche toute

ouverte il leva hault en l’air, puys ferma on poing les quatredoigts d’ycelle, et le poulse extendu assi suz la pinne dunez. Soubdain après, leva la dextre toute ouverte et touteouverte la baissa, joignant le poulse on lieu que fermoytle petit doigt de la gausche, et les quatre doigtz d’ycellemouvoyt lentement en l’air ; puys, au rebours, fei de ladextre ce qu’il avoyt fai� de la gausche et de la gausche ceque avoyt fai� de la dextre.

Panurge, de ce non e onné, tyra en l’air sa tresmegi ebraguette de la gausche, et de la dextre en tira un transonde cou e bovine blanche et deux pieces de boys de formepareille, l’une de ebene noir, l’aultre de bresil incarnat, etles mi entre les doigtz d’ycelle en bonne symmetrie, et,les chocquant ensemble, faisoyt son tel que font les ladresen Bretaigne avecques leurs clicquettes, mieulx toutesfoysresonnant et plus harmonieux, et de la langue, contra�ededans la bouche, fredonnoyt joyeusement, tousjours re-guardant l’Angloys.

Les theologiens, medicins et chirurgiens penserent quepar ce signe il inferoyt l’Angloys e re ladre.

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Chapitre XVIII Pantagruel

Les conseilliers, legi es et decreti es pensoient que cefaisant, il vouloyt conclurre quelque espece de felicité hu-maine consi er en e at de ladrye, comme jadys mainte-noyt le Seigneur.

L’Angloys pour ce ne s’effraya, et, levant les deux mainsen l’air, les tint en telle forme que les troys mai res doigtzserroyt on poing et passoyt les poulses entre le doigtz indiceet moien, et les doigtz auriculaires demouroient en leursextendues ; ainsi les presentoyt à Panurge, puys les acoublade mode que le poulse dextre touchoyt le gausche et ledoigt petit gausche touchoyt le dextre.

A ce, Panurge, sans mot dire, leva les mains et en fei tel signe. De la main gauche il joingnit l’ongle du doigtindice à l’ongle du poulse, faisant au meillieu de la di ancecomme une boucle, et de la main dextre serroit tous lesdoigts au poing, excepté le doigt indice, lequel il mettoitet tiroit souvent par entre les deux aultres susdi�es de lamain gauche. Puis de la dextre e endit le doigt indice etle mylieu, les esloignant le mieulx qu’il povoit et les tiransvers Thauma e. Puis mettoit le poulce de la main gauchesus l’anglet de l’œil gauche, e endant toute la main commeune aesle d’oyseau ou une pinne de poisson, et la meuvantbien mignonnement de czà et de là ; autant en faisoit de ladextre sur l’anglet de l’œil dextre.

Thauma e commençza paslir et trembler, et luy fei tel signe. De la main dextre il frappa du doigt meillieucontre le muscle de la vole qui e au dessoubz le poulce,puis mi le doigt indice de la dextre en pareille boucle dela sene re ; mais il le mi par dessoubz, non par dessuscomme faisoit Panurge.

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Adoncques Panurge frappa la main l’une contre l’aultreet souffle en paulme. Ce fai�, met encores le doigt indicede la dextre en la boucle de la gauche, le tirant et mettantsouvent. Puis e endit le menton, regardant intentementThauma e.

Le monde, qui n’entendoit rien à ces signes, entenditbien que en ce il demandoit sans dire mot àThauma e :

« Que voulez vous dire là ? »

De fai�, Thauma e commença suer à grosses gouttes etsembloit bien un homme qui feu ravy en haulte contem-plation. Puis se advisa et mi tous les ongles de la gauchecontre ceulx de la dextre, ouvrant les doigts comme si ceeussent e é demys cercles, et elevoit tant qu’il povoit lesmains en ce signe.

A quoy Panurge soubdain mi le poulce de la maindextre soubz les mandibules, et le doigt auriculaire d’icelleen la boucle de la gauche, et en ce poin� faisoit sonner sesdentz bien melodieusement les basses contre les haultes.

Thauma e, de grand hahan, se leva, mais en se levantfi un gros pet de boulangier, car le bran vint après, etpissa vinaigre bien fort, et puoit comme tous les diables.Les assi ans commencerent se e ouper les nez, car il seconchioit de angu ie. Puis leva la main dextre, la clouanten telle faczon qu’il assembloit les boutz de tous les doigtsensemble, et la main gauche assi toute pleine sur la poic-trine.

A quoy Panurge tira sa longue braguette avecques sonfloc, et l’e endit d’une couldée et demie, et la tenoit enl’air de la main gauche, et de la dextre print sa pomme

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d’orange, et, la gettant en l’air par sept foys, à la huytiesmela cacha au poing de la dextre, la tenant en hault tout coy ;puis commença secouer sa belle braguette, la mon rant àThauma e.

Après cella, Thauma e commença enfler les deux joues,comme un cornemuseur, et souffloit comme se il enfloitune vessie de porc.

A quoy Panurge mi un doigt de la gauche ou trou ducul, et de la bouche tiroit l’air comme quand on mange deshuytres en escalle ou quand on hume sa soupe ; ce fai�,ouvre quelque peu de la bouche, et avecques le plat de lamain dextre frappoit dessus, faisant en ce un grand son etparfond comme s’il venoit de la superficie du diaphragmepar la trachée artere, et le fei par seize foys.

Mais Thauma e souffloit tousjours comme une oye.Adoncques Panurge mi le doigt indice de la dextre

dedans la bouche, le serrant bien fort avecques les musclesde la bouche. Puis le tiroit, et, le tirant, faisoit un grandson, comme quand les petitz garsons tirent d’un canon desulz avecques belles rabbes, et le fi par neuf foys.

Alors Thauma e s’escria :

« Ha, Messieurs, le grand secret ! Il y mis lamain jusques au coulde. »

Puis tira un poignard qu’il avoit, le tenant par la poin�econtre bas.

A quoy Panurge print sa longue braguette et la secouoittant qu’il povoit contre ses cuisses ; puis mi ses deuxmains, lyez en forme de peigne, sur sa te e, tirant la languetant qu’il povoit et tournant les yeulx en la te e comme

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Chapitre XVIII Pantagruel

une chievre qui meurt.

« Ha, j’entens, di Thauma e, mais quoy ? »

faisant tel signe qu’il mettoit le manche de son poignardcontre sa poi�rine, et sur la poin�e mettoit le plat de lamain, en retournant quelque peu le bout des doigts.

A quoy Panurge baissa sa te e du cou é gauche et mi le doigt mylieu en l’aureille dextre, eslevant le poulcecontremont. Puis croisa les deux bras sur la poi�rine, tous-sant par cinq foys, et à la cinquiesme frappant du pied droitcontre terre. Puis leva le bras gauche, et, serrant tous lesdoigtz au poing, tenoit le poulse contre le front, frappantde la main dextre par six foys contre la poi�rine.

Mais Thauma e, comme non content de ce, mi le poulsede la gauche sur le bout du nez, fermant la re e de ladi�emain.

Dont Panurge mi les deux mai res doigtz à chascuncou é de la bouche, le retirant tant qu’il pouvoit et mons-trant toutes ses dentz, et des deux poulses rabaissoit lespaulpiers des yeulx bien parfondement, en faisant assezlayde grimace, selon que sembloit es assi ans.

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Chapitre XIX

Comment Thauma e racompte les vertuset sçavoir de Panurge.

Adoncques se leva Thauma e et o ant son bonnet dela te e, remercia ledi� Panurge doulcement : puis di� àhaulte voix à toute l’assi ence :

« Seigneurs à ce e heure puis je bien dire lemot evangelicque : Et ecce plusquam Solomonhic. Vous avez icy un tresor incomparable envo re presence, c’e monsieur Pantagruel, du-quel la renommée me avoit icy attiré du finfonds de Angleterre, pour conferer avecquesluy des doubtes inexpugnables tant de Magie,de Caballe, de Geomantie, de A rologie, quede Philosophie, lesquelz je avoys en mon esprit.« Mais de present je me courrouce contre larenommée, laquelle me semble e re envieusecontre luy : car elle n’en raconte point la mil-liesme partie, de ce que en e par efficace.« Vous avez veu, comment son seul disciple mea contenté et m’en a plus dit que je ne deman-doys, et d’abundant m’a ouvert et ensemblesoulu d’aultres doubtes ine imables. En quoyje vous puys asseurer qu’il m’a ouvert le vray

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Chapitre XIX Pantagruel

puys et abysme de Encyclopedie, voire en unesorte que je ne pensoys pas trouver homme quien sceut les premiers elemens seulement, e quand nous avons disputé par signes sans diremot ny demy. Mais à tant je redigeray par es-cript ce que avons dit et resolu, affin que l’onne pense point que ce ayent e é mocqueries etle feray imprimer à ce que chascun y apreignecomme je ay fai�. Dont povez juger, ce qu’eu peu dire le mai re, veu que le disciple a fai�telle prouesse : car Non e discipulus supra ma-gi rum.« En tout cas dieu soit loué, et bien humble-ment vous remercie de l’honneur que nous avezfai� à ce a�e, dieu vous le retribue eternelle-ment. »

Semblables a�ions de graces rendit Pantagruel à toutel’assi ence, et de là partant mena disner Thauma e avecquesluy et croyez qu’ilz beurent comme toutes bonnes ames lejour des mortz, le ventre contre terre, jusques à dire, dontvenez vous ?

Sain�e dame comment ilz tiroient au chevrotin, et flac-cons d’aller, et eulx de corner :

« Tyre !— Baille !— Paige, vin !— Boute de par le dyable boute. »

Il n’y eut par sans faulte celluy qui n’en beu xxv. ou xxxmuys. Et sçavez vous comment : sicut terra sine aqua : car il

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Chapitre XIX Pantagruel

faisoit chault, et davantaige se e oient alterez.Et au regard de l’exposition des propositions mises par

Thauma e, et des significations des signes desquelz ilsuserent en disputant je vous les exoseroys selon la relationde entre eulx mesmes : mais l’on m’a dit que Thauma e enfei un grand livre imprimé à Londre, auquel il declairetout sans riens laisser : par ce je m’en deporte pour lepresent.

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Chapitre XX

Comment Panurge fut amoureux d’unehaulte dame de Paris, et du tour qu’il luyfi .

Panurge commença à e re en reputation en la ville deParis par ce e disputation qu’il obtint contre l’Angloys, etfaisoit des lors bien valoir sa braguette, et la fei au dessusesmoucheter de broderie à la Tudesque. Et le monde lelouoit publicquement, et en fut fai� une chanson, dont lespetitz enfans alloient à la mou arde : et e oit bien venu entoutes compaignies de dames et damoyselles, en sorte qu’ildevint glorieux, si bien qu’il entreprint de venir au dessusd’une des grandes dames de la ville. De fai� laissant un tasde longs prologues et prote ations que font ordinairementces dolens contemplatifz amoureux de quaresme, luy ditun jour :

« Ma dame, ce seroit un bien fort utile à toutela republicque, dele�able à vous, honne e àvo re lignée, et à moy necessaire, que feussiezcouverte de ma race, et le croyez, car l’expe-rience vous le demon rera. »

La dame à ce e parolle le reculla plus de cent lieues,disant :

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Chapitre XX Pantagruel

« Meschant fou vous appertient il de me tenirtelz propos ? Et à qui pensez vous parler ? allez,ne vous trouvez jamais devant moy car si n’es-toit pour un petit, je vous feroys coupper braset jambes !— Or (di il) ce me seroit tout un d’avoir bras etjambes couppez, en condition que nous fissionsvous et moy un transon de chere lie jouant desmanequins à basses marches : car (mon rantsa longue braguette) voicy mai re Jehan jeudy,qui vous sonneroit une antiquaille, dont vousvous sentiriez jusques à la mouelle des os : caril esrt galland, et vous sçait bien trouver lesalibitz forains et petitz poullains grenez en laratouere, que apres luy il n’y a qu’espousseter. »

A quoy respondit la dame :

« Allez meschant allez, si vous m’en di�es en-cores un mot, je appelleray le monde, et vousferay icy assommer de coups.— Ho (di il) vous n’e es pas si male que vousdi�es, non : ou je suis bien trompé à vo rephysionomie : car plus to la terre monteroites cieulx et les haulx cieulx descendroient enl’abysme et tout ordre de nature seroit perverty,qu’en si grande beaulté et elegance comme lavo re, y eu une goutte de fiel, ny de malice.L’on dit bien que à grand peine veit on jamaisfemme belle, qui aussi ne feu rebelle : maiscella e dit de ces beautez vulgaires. Toutes-

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Chapitre XX Pantagruel

fois la vo re e tant excellente tant singuliere,tant cele e, que je croy que nature l’a mise envous comme en parangon pour nous donner àentendre combien elle peult faire, quand elleveult employer toute sa puissance et tout sonsçavoir. Ce n’e que miel, ce n’e que sucre,ce n’e que manne cele e, de tout ce qu’e envous. C’e oit à vous à qui Paris debvoit adjugerla pomme d’Or, non à Venus non, ny à Iuno, nyà Minerve : car oncques n’y eut tant de magni-ficence en Iuno, tant de prudence en Minerve,tant de elegance en Venus, comme il y a en vous.O dieux desses cele es, que heureux sera celluyà qui ferez ce e grace de vous accoller, de vousbayser, et de frotter son lart avecques vous. Pardeiu ce sera moy, je le voy bien : car desjà vousme aimez tout plain je le congnoys. Doncquespour gaigner temps, faisons : »

et la vouloit embrasser, mais elle fi semblant de se mettreà la fene re pour appeller les voisins à la force.

Adoncques s’en sortit Panurge bien to et luy dit enfuyant :

« Ma dame attendez moy icy, je les voye querirmoy mesme, n’en prenez pas la peine. »

Ainsi s’en alla, sans grandement se soucier du refus qu’ilavoit eu, et n’en fi oncques pire chere. Le lendemain ilse trouva à l’esglise à l’heure qu’elle alloit à la messe, et àl’entrée luy bailla de l’eaue beni e se enclinant parfonde-ment devant elle, et apres se alla agenouiller aupres d’elle

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Chapitre XX Pantagruel

familierement, et luy di :

« Madame saichez que je suis tant amoureux devous, que je n’en peuz ny pisser ny fianter, jene sçay comment l’entendez. Si m’en advenoitquelque mal, qu’en seroit il ?— Allez allez, di elle, je ne m’en soucie pas :laissez moy icy prier dieu.— Mais (di il) equivoquez sur A beau mont levicomte.— Je ne sçauroys, di elle.— C’e (di il) à beau con le vit monte. Et surcella priez dieu qu’il me doint ce que vo renoble cueur desyre, et me donnez ces pateno respar grace ?— Tenez, dit elle, et ne me tabu ez plus. »

Et ce dit luy vouloit tirer ses pateno res qui e oientde ce rin avecques grosses manches d’or. Mais Panurgepromptement tira un de ses cou eaulx, et les couppa tres-bien et les emporta à la fryperie luy disant,

« voulez vous mon cou eau ?— Non non, di elle.— Mais (di il) à propos, il e bien à vo re com-mandement corps et biens, tripez et boyaulx. »

Ce pendant la dame n’e oit pas fort contente de sespateno res : car c’e oit une de ses contenances à l’esglise.Et pensoit,

« ce bavart icy e quelque esventé, homme d’es-trange pays, je ne recouvreray jamais mes pate-

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Chapitre XX Pantagruel

no res, que m’en dira mon mary ? Il s’en cour-roucera à moy : mais je luy diray qu’un lar-ron me les a couppées dedans l’esglise, ce qu’ilcroira facillement, voyant encores le bout duruban à ma ceinture. »

Apres disner Panurge l’alla veoir portant en sa mancheune grande bourse pleine de gettons, et luy commença àdire.

« Lequel des deux ayme plus l’aultre ou vousmoy, ou moy vous ? »

A quoy elle respondit :

« Quant e de moy je ne vous hays point :car comme dieu le commande, je ayme toutle monde.— Mais à propos (di il) n’e es vous pas amou-reuse de moy ?— Je vous ay (di elle) jà dit tant de foys quevous ne me tenissiez plus telles parolles, si vousm’en parlez encores je vous mon reray que cen’e pas à moy à qui vous debvez ainsi parlerde deshonneur allez vous en, et me rendez mespateno res, que mon mary ne me les demande.— Comment (di il) ma dame voz pateno res ?non feray par mon segreant, mais je vous enveulx bien donner d’aultres, en aymerez vousmieulx d’or bien esmaillé en forme de grossesspheres, ou de beaux laz d’amours, ou bientoutes massifves comme gros lingotz d’or ? ou

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Chapitre XX Pantagruel

si en voulez de Ebene, ou de gros Iyacinthestaillez, avecques les marches de fines Turquoyses,ou de beaulx Topazes marchez de dyamans àvingtehuyt quarres. Non non, c’e trop peu. Jensçay un beau chappelet de fines Esmerauldesmarchées de Ambre gris, et à la boucle un UnionPersicque gros comme une pomme d’orange :elles ne cou ent que vingt et cinq mille ducatz,je vous en veulx faire un present, car jen ay ducontent. »

Et ce disoit faisant sonner ses gettons comme si ce feussentescuz au soleil.

Voulez vous une piece de veloux violet cramoysitain� en grene, une piece de satin broché oubien cramoysi. Voulez vous chainez, doreures,templettes, bagues, il ne fault que dire ouy.Jusques à cinquante mille ducatz, ce ne m’e riens cela. »

Par la vertuz desquelles parolles il luy faisoit venir l’eauà la bouche. Mais elle luy di :

« Non, je vous remercie je ne veulx riens devous.— Par dieu (di il) si veulx bien moy de vous :mais c’e chose qui ne vous cou era riens, etn’en aurez de riens moins, tenez : mon rant salongue braguette, voicy mai re Jehan chouartqui demande logis. »

et apres la vouloit accoller. Mais elle commença à s’escryer,toutesfoys non pas trop hault. Et adoncques Panurge tourna

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Chapitre XX Pantagruel

son faulx visaige, et luy di� :

« Vous ne voulez doncques aultrement me lais-ser un peu faire ? Bren pour vous. Il ne vousappartient pas tant de bien ny de honneur, maispar Dieu je vous feray chevaucher aux chiens, »

et ce di�, s’en fouyt le grand pas de peur des coups.Or notez que le lendemain e oit la grand fe e du corps

dieu, à laquelle toutes les femmes se mettent en leur triumphede habillemens, et pour ce jour ladi�e dame s’e oit ve ued’une tresbelle robbe de satin cramoysi, et d’une cottede veloux blanc bien precieux. Ce jour de la vigile Pa-nurge chercha tant d’un cou é et d’aultre, qu’il trouvaune chienne qui e oit en chaleur, laquelle il lya avecquessa cein�ure et la mena en sa chambre, et la nourrit tresbiencedit jour et toute la nuy�, et au matin la tua, et en prit ceque sçavent les Geomantiens Gregeoys, et le mi en piecesle plus menu qu’il peut, et les emporta bien cachées, ets’en alla à l’esglise ou la dame debvoit aller pour suyvrela procession, comme c’e de cou ume à ladi�e fe e. Etalors qu’elle entra Panurge luy donna de l’eau beni e biencourtoisement la saluant, et quelque peu de temps apresqu’elle eut dit les menuz suffrages il s’en va joingdre à elleen son banc, et luy bailla un Rondeau par escript en laforme que s’ensuyt.

Rondeau.

Pour ce e foys, que à vous dame tresbelleMon cas disoit, par trop feutes rebelleDe me chasser, sans espoir de retour :

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Chapitre XX Pantagruel

Veu que à vous oncq ne feis au ere tourEn di� ny fai�, en soubson ny libelle.Si tant à vous desplaisait ma querelle,Vous povyez par vous sans maquerelleMe dire, amy partez d’icy entourPour ce e foys.Tort ne vous foys, si mon cueur vous decelleEn remon rant, comme le ard l’etincelleDe la beaulté que vouvre vo re atour :Car riens ny quiers, sinon qu’en vo re tourMe faciez dehait la combrecellePour ce e foys.

Et ainsi qu’elle ouvroit le papier pour veoir que c’e oit,Panurge promptement sema la drogue qu’il avoit sur elleen divers lieux et mesmement au repliz de ses manches etde la robbe, et puis luy di :

« Ma dame, les pouvres amans ne sont pas tous-jours à leur ayse. Quant e de moy jespere queles malles nuy�s, les travaulx et ennuytz, aux-quelz me tient l’amour de vous, me seront endedu�ion d’autant des peines de purgatoire. Atout le moins priez dieu qu’il me doint monmal en patience. »

Panurge n’eut pas achevé ce mot, que tous les chiensqui e oient en l’esglise ne s’en vinssent à ce e dame pourl’odeur des drogues qu’il avoit espandues sur elle, petitz etgrans, gros et menuz tous y venoient tirant le membre etla sentant et pissant partout sur elle. Et Panurge les chassaquelque peu et print congié d’elle, et s’en alla en quelque

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Chapitre XX Pantagruel

chapelle pour veoir le deduyt : car ces villains chiens laconchioent toute et compissoient tout ses habillemens, tantqu’il y eut un grand levrier qui luy pissa sur la te e et luyculletoit son collet par derriere, les aultres aux manches,les aultres à la crope : et les petitz culletoient ses patins. Ensorte que toutes les femmes de là autour avoient beaucoupaffaire à la saulver. Et Panurge de rire, di à quelqu’un desseigneurs de la ville :

« Je croy que ce e dame là e en chaleur, oubien que quelque levrier l’a couverte fraische-ment. »

Et quand il veit que tous les chiens grondoient bien à l’en-tour d’elle comme ilz font autour d’une chienne chaulde, ils’en partit, et alla querir Pantagruel, et par toutes les ruesoù il trouvoit des chiens, il leur bailloit un coup de pied,disant :

« Et ne yrez vous point à voz compaignons auxnopces, devant devant. »

Et arrivé au logis di à Pantagruel,

« mai re je vous pry venez veoir tous les chiensde ce e ville qui sont assemblez à l’entour d’unedame la plus belle de ce e ville et la veullentjocqueter. »

A quoy voulentiers consentit Pantagruel, et veit le mys-tere qu’il trouva fort beau et nouveau. Mais le bon fut àla procession : car il se trouva plus de six cens chiens àl’entour d’elle, qui lui faisoient muille hayres : et partoutoù elle passoit les chiens frays venuz la suyvoient à la trace,

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Chapitre XX Pantagruel

pissans par le chemin ou ses robbes avoient touché. Et toutle monde se arre oit à ce spe�acle consyderant les conte-nances de ces chiens qui luy montoient jusques au col, etluy ga erent tout ses beaulx acou remens, qu’elle ne sceuty trouver remede, sinon s’en aller à son ho el. Et chiensd’aller apres, et quand elle fut entrée en sa maison et ferméla porte apres elle, tous les chiens y accouroient de demylieue, et compisserent si bien la porte de sa maison, qu’ilzy feirent un ruysseau de leurs urines, ou les cannes eussentbien nagé, et c’e celluy ruysseau qui de present passe àSain� Vi�or, auquel Guobelin tain� l’escarlatte, pour lavertu specificque de ses pisse chiens, comme jadis preschapublicquement no re mai re d’Oribus. Ainsi vous ai Dieu, un moulin y eu peu mouldre ; non tant toutesfoysque ceulx du Bazacle à Thoulouse.

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Chapitre XXI

Comment Pantagruel partit de Parisouyant nouvelles que les Dipsodesenvahissoient le pays des Amaurotes. Et lacause pourquoy les lieues sont tant petitesen France.

Peu de temps apres Pantagruel ouyt nouvelles que sonpere Gargantua avoit e é translaté au pays des phées parMorgue, comme fut jadis Enoch et Helye, ensemble que lebruyt de sa translation entendu, les Dipsodes e oient issuzde leurs limites, avoient ga é un grand pays de Utopie, ettenoient de present la grande ville des Amaurotes assiegée,dont partit de Paris sans dire adieu à nully : car l’affairerequeroit diligence, et s’en vint à Rouen. Or en cheminantvoyant Pantagruel que les lieues de France e oient petitespar trop au regard des aultres pays, en demanda la causeet raison à Panurge, lequel luy dit une hi oires que metMarotus du Lac monachus es ge es des roys de Canarre.Disant que d’ancienneté les pays n’e oient poin� di in�zpar lieues miliaires, ny parasanges, jusques à ce que le royPharamond les di ingue, ce que fut fai� en la maniere ques’ensuyt.

Car il print dedans Paris cent beaux jeunes et gallans

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Chapitre XXI Pantagruel

compaignons bien deliberez, et cent belles garses picardes :et les feit bien trai�er et bien penser par hui� jours puisles appella et à un chascun sa garse avecques force argentpour les despens, leur faisant commandement qu’ilz s’enallassent en divers lieux par cy et par là. Et à tous les pas-saiges qu’ilz chevaucheroient leurs garses qu’ilz missentune pierre, et ce feroit une lieue. Par ainsi les compaignonsjoyeusement partirent, et pour ce qu’ilz e oient frays etde sejour ilz chevauchoient à chasque bout de champ etvoylà pourquoi les lieues de France sont tant petites. Maisquand ilz eurent long chemin parfai� et e oient ilz lascomme pouvres diables et qu’il n’y avoit plus d’olif en lycaleil, ilz ne chevauchoient pas si souvent et se conten-toient bien (jentends quant aux hommes) de quelque mes-chante paillarde foys le jour. Et voylà qui fai� les lieuesde Bretaigne, d’Elanes, d’Allemaignes, et aultres pays plusesloignez, si grandes. Les aultres mettent d’aultres raisonsmais celle là me semble la meilleure. A quoy consentitvoulentiers Pantagruel.

Partans de Rouen arriverent à Hommefleur où se mirentsur mer Pantagruel, Panurge, Epi emon, Eu henes, et Car-palim. Auquel lieu attendant le vent propice et calfretantleur nef receut d’une dame de Paris (laquelle il avoit en-tretenu bonne espace de temps) unes lettres inscrites audessus. Au plus aymé des belles, et moins loyal des preux,P N T G R L. Laquelle inscription leue il fut bien esbahy, etdemandant au messagier le nom de celle qui l’avoit envoyé,ouvrit les lettres et riens ne trouva dedans escript, maisseulement un aneau d’or avecques un Dyament en table. Etlors appella Panurge et luy mon ra le cas.

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Chapitre XXI Pantagruel

A quoy Panurge luy di , que la feuille de papier e oitescripte, mais c’e oit par telle subtilité que l’on n’y veoitpoint d’escripture. Et pour le sçavoir, la mi aupres dufeu pour veoir si l’escripture e oit fai�e avecques du selAmmoniac de rempé en eau. Puis la mi dedans de l’eaupour sçavoir si la letre e oit escripte du suc de Tithymalle.Puis la mon ra à la chandelle, si elle e oit point escriptedu ius d’oingnons blans. Puis en frotta une partie de huylede noix, pour veoir si elle e oit point escripte de lexif defiguyer. Puis en frotta un coing de cendres d’un nic deArondelles, pour veoir si elle e oit escripte de la rouséequ’on trouve dedans les pommes de Alicacabut. Puis enfrotta un aultre bout de la sanie des oreilles, pour veoir sielles e oit escripte de fiel de corbeau. Puis les trempa envinaigre pour veoir si elle e oit escripte de lai� d’espurge.Puis les greffa d’ayunge de souriz chauves, pour veoir si ellee oit escripte avecques sperme de baleine qu’on appelleambre grys. Puis la mi tout doulcement dedans un bassind’eau fraische, et soubdain la tira pour veoir si elle e oitescripte avecques alum de plume.

Et voyant qu’il n’y congnoissoit riens, appella le messa-gier et luy demanda :

« Compaing la dame qui t’a icy envoyé, t’a ellepoint baillé de ba on pour apporter ? »

pensant que ce feut la finesse que met Aulle Gelle, et lemessagier luy respondit « Non monsieur. » Adoncques Pa-nurge luy voulut faire raire les cheveulx pour sçavoir sila dame avoit point fai� escrire avecques fort moret sursa te e raise, ce qu’elle vouloit mander : mais voyant que

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Chapitre XXI Pantagruel

ses cheveulx e oient fort grans, il s’en desi a, considerantqu’en si peu de temps ses cheveulx n’eussent pas creuz silongs.

Alors dit à Pantagruel :

« Mai re par les vertuz dieu je n’y sçauroys quefaire ny dire. Je ay employé pour congnoi re sirien y a icy e é escript, une partie de ce qu’enmet Messere Francesco di Nianto le Thuscanqui a escript la maniere de lire lettres non ap-parentes : et ce que escript Zoroa er peri gram-maton acriton. Et Calphurnius bassus de literisillegibilibus, mais je n’y voy riens, et croy qu’iln’y a aultre chose que l’aneau. Or le voyons. »

Lors en le regardant trouverent escript par le dedansen hebrieu Lamah hazabtani, dont appellerent Epi emon,luy demandant que c’e oit à dire ? A quoy respondit quec’e oit un nom hebraicque signifiant, pourquoy me as tulaissé : dont soubdain replicque Panurge,

« Jentends le cas, voyez vous ce dyament, c’e un dyament faulx. Telle e doncques l’exposi-tion de ce que veult dire la dame. Dy amantfaulx pourquoy m’as tu laissée ? »

Laquelle exposition entendit Pantagruel incontinent : etluy souvint comment à son departir il n’avoit point dità dieu à la dame et s’en contri oit, et voulentiers feu retourné à Paris pour faire la paix avecques elle. MaisEpi emon luy reduyt à memoire le departement de Eneasd’avecques Dido, et le di� de Heraclides Tarentin, qu’à lanavire re ant à l’ancre, quand la necessité presse, il fault

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Chapitre XXI Pantagruel

coupper la chorde plus to que perdre temps à la delyer.Et qu’il debvoit laisser tous pensemens pour parvenir à laville de sa nativité, qui e oit en dangier.

De fai� une heure apres se leva le vent nommé Nord-nordwe auquel ilz donnerent pleines voilles et prindrentla haulte mer, et en briefz jours passans par Porto san�o, etpar Medere, firent scalle es isles de Canarre. De là partantpasserent par Cap blanco, par Senege, par Cap Virido, parGambre, par Sagres, par Melli, par le Cap de bona spe-rantza, piedsmont scalle au royaulme de Melinde, de làpartant firent voile au vent de la transmontane, et passantpar Meden, par Uti, par Uden, par Gelasim, par les islesdes phées, iouxte le royaulme de Achorie, di ant de la villedes Amaurotes de troys lieues, et quelque peu davantaige.

Et quand ilz furent en terre quelque peu refraischiz. Pan-tagruel di :

« Enfans la ville n’e pas si loing d’icy, devantque marcher oultre il feroit bon de deliberer cequ’e à faire, affin que ne semblons es Athe-niens qui ne consultoient jamais sinon apresle cas. N’e es vous pas deliberez de vivre etmourir avecques moy ?— Seigneur ouy, dirent ilz tous, et vous tenezasseuré de nous, comme de voz doigts propres.— Or (di il) il n’y a qu’un poin� que me tiengnesuspend et doubteux, c’e que je ne sçay enquel ordre, ny en quel nombre sont les enne-mys qui tinnent la ville assiegée : car quand jele sçauroys, je m’y en iroys en plus grande as-

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Chapitre XXI Pantagruel

seurance, par ce advisons ensemble du moyencomment nous le pourrons sçavoir. »

A quoy tous ensemble dirent,

« Laissez nous y aller veoir, et nous attendezicy : car pour tout le jourd’huy nous vous enapporterons nouvelles certaines.— Moy, di Panurge, Jentreprends d’entrer enleur camp par le meillieu des gardes et du guet,et bancqueter avecques eulx à leurs despens,sans e re congneu de nully, et de visiter l’ar-tillerie, les tentes de tous les capitaines et meprelasser par les bandes sans jamais e re des-couvert car le diable ne m’affineroit pas, car jesuis de la lignée de Zopyrus.— Moy, di Epi emon, je sçay tous les rata-gemates et prouesses des vaillans capitaines etchampions du temps passé, et toutes les ruseset finesses de discipline militaire, je iray, et en-cores que feusse descouvert et decelé, jeschap-peray en leur faisant croire de vous tout ce queme plaira : car je suis de la lignée de Sinon.— Moy, di Eu henes, je entreray par atra-vers leurs tranchées, maulgré le guet et tousles gardes : car je leur passeroy sur le ventreet leur rompray bras et jambes, et feussent ilzaussi fors que le diable : car je suis de la lignéede Hercules.— Moy, di Carpalim, je y entreray si les oy-seaulx y entrent : car jay le corps tant allaigre

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Chapitre XXI Pantagruel

que je auray saulté leurs tranchées et percéoultre tout leur camp, devant qu’ilz me ayentapperceu. Et ne crains ny trai�, ny flesche, nycheval tant fois legier et feusse Pegasus de Per-seus, ou Pacollet, que devant eulx je n’eschappeguaillart et sauf. Jentreprens de marcher sur lesespiz de bled, sur l’herbe des prez, sans qu’elleflechisse dessoubz moy : car je suis de la lignéede Camille Amazone. »

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Chapitre XXII

Comment Panurge, Carpalim, Eu henes,et Epi emon,compaignons de Pantagruel,desconfirent six cent soixante chevaliersbien subtilement.

Ainsi qu’il disoit cela ils vont adviser six cent soixantechevaliers montez à l’advantage sur chevaux legers, quiaccouroient là veoir quelle navire c’e oit qui e oit de nou-veau abordée au port, et couroient à bride avallée pour lesprendre s’ilz eussent peu. Lors di Pantagruel :

« Enfans retirez vous en la navire : car voicyde noz ennemys qui accourent, mais je vous lestueray icy comme be es et feussent ilz dix foysautant : ce pendant retirez vous, et en prenezvo re passe temps. »

Adonc respondit Panurge :

« Non seigneur, il n’e pas de raison que ainsifaciez : mais au contraire retirez vous en la na-vire et vous et les aultres. Car moy tout seulles desconfiray icy : mais y ne fault pas tarder,avancez vous. »

A quoy dirent les aultres,

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Chapitre XXII Pantagruel

« c’e bien di . Seigneur retirez vous, et nousayderons icy Panurge, et vous congnoi rez quenous sçavons faire. »

Adoncq Pantagruel di :

« Or je le veulx bien, mais au cas que feussiezles plus foybles, je ne vous fauldray. »

Alors Panurge tira deux grandes chordes de la nef, et lesatacha au tour qui e oit sur le tillac, et les mi en terre eten fi un long circuyt, l’un plus loin, l’aultre dedans ce uylà. Et di à Epi emon,

« entre vous en dedans la navire, et quand jevous sonneray tournez le tour diligentement enramenant à vous ces deux chordes. »

Puis di à Eu henez et à Carpalim :

« Enfans attendez icy et vous offrez à ces en-nemys franchement, et obtemperez à eulx etfai�es semblant de vous rendre : mais advisez,que n’entrez point au cerne de ces chordes, reti-rez vous tousjours hors. »

Et incontinent entra dedans la navire, et print un fesde paille et une botte de pouldre de canon et l’espanditpar le cerne des chordes, et à tout une migraine de feu setint aupres. Tout soubdain arriverent à grande force leschevaliers, et les premiers chocquerent jusques au pres dela navire, et par ce que le rivage glissoit, tumberent eulx etleurs chevaulx jusques au nombre de quarante et quatre.Quoy voyans les aultres approcherent pensans qu’on leureu resi é à l’arrivée. Mais Panurge leur di :

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Chapitre XXII Pantagruel

« Messieurs je croy que vous soyez fai� mal,pardonnez le nous : car ce n’e pas de nous,mais c’e de la lubricité de l’eau de mer, quie tousjours un�ueuse. Nous nous rendons àvo re bon plaisir : »

autant en dirent les deux compaignons et Epi emon quie oit sur le tillac, et ce pendant Panurge s’esloignoit etveoit que tous e oient dedans le cerne des chordes, et queses deux compaignons s’en e oient esloignez faisant placeà tous ces chevalliers qui à foulle alloient pour veoir lanef et qui e oit dedans, dont tout soubdain crya à Epis-temon, « tire tire. » A quoy Epi emon commença de tirerau tour, et les deux chordes se se vont empe rer entre leschevaulx et les ruyoent par terre bien aysement avecquesles chevaucheurs : mais eulx ce voyant tirerent à l’espée etles vouloient desfaire, dont Panurge met le feu en la trainéeet les fi tous là brusler comme ames damnées, hommeset chevaulx nul n’en eschappa, exepté un qui e oit montésur un cheval turcq, qui gaingnoit à fuyr : mais quandCarpalim l’apperceut, il courut apres en telle ha iveté etallaigresse qu’il le attraipa en moins de cent pas, et saul-tant sur la croupe de son cheval l’embrassa par derriere etl’amena en la navire.

Ce e desconfiture parachevée Pantagruel fut bien joyeux,et loua merveilleusement l’indu rie de ses compaignons, etles fit refraischir et bien repai re sur le rivage joyeusementet boire d’autant le ventre contre terre, et leur prisonnieravecques eulx familierement : sinon que le pouvre diablen’e oit point asseuré que Pantagruel ne le devora tout

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Chapitre XXII Pantagruel

entier, ce qu’il eu fai�, tant il avoit la gorge large, aussifacilement que feriez un grain de dragée, et ne luy eu mon ré en sa bouche non plus qu’un grain de mil en lagueulle d’un asne.

Ainsi qu’ilz bancquetoient Carpalim di :

« Et ventre sain� Quenet ne mangerons nousjamais de venaison ? Ce e chair sallée me alteretout. Je m’en voys vous apporter icy une cuyssede ces chevaulx que avons fai� brusler, elle seraassez bien rou ie. »

Tout ainsi qu’il se levoit pour ce faire apperceut à l’oréedu boys un beau grand gras chevreul, qui e oit yssu dufort voyant le feu de Panurge, à mon advis. Et incontinentse mi apres à courir de telle roiddeur, qu’il sembloit quefeu un carreau d’arbale e, et l’atrapa en moins d’un riens,et en courant print de ses mains en l’air quatre grandesotardes, six bitars, vingt et six perdrix grises, et trente etdeux pigeons ramiers, et en courant tua des pieds dix oudouze que chevraulx que lapins qui jà e oient hors de page.Doncq il frappa le chevreul de son malcus à travers la te eet le tua, et en l’apportant recueillit ses levraulx.

Et de tant loing que peu e re ouy, il s’escrya, disant.« Panurge mon amy, vinaigre vinaigre. » Dont pensoit lebon Pantagruel, que le cueur luy fit mal, et commandaqu’on luy appre at du vinaigre : mais Panurge entenditbien, qu’il y avoit levrault au croc, et de fai� le mon ra aunoble Pantagruel comment il portoit à son col un beau che-vreul et toute sa ceinture brodée de levraulx. IncontinentEpi emon fi deux belles broches de boys à l’anticque et

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Chapitre XXII Pantagruel

Eu henes aydoit à escorcher. Et Panurge mi deux bellesselles d’armes des chevaliers en tel ordre qu’elles servirentde landiers, et firent leur rou isseur de leur prisonnier :et au feu où brusloient les chevaliers, firent rou ir leurvenaison. Et apres grand chere à force vinaigre, au diablel’un qui se faignoit, c’e oit triumphe de les veoir bauffrer.

Lors di Pantagruel,

« pleut à dieu que chascun, de vous eussentdeux paires de sonnettes de sacre au menton,et que je eusse au mien les grosses horologesde Renes, de Poi�iers, de Tours, et de Cambray,pour veoir l’aubade que nous donnerions auremuement de noz badigoinces.— Mais, di Panurge, il vault mieulx penser deno re affaire un peu, et par quel moyen nouspourrons venir au dessus de noz ennemys.— C’e bien advisé, di Pantagruel. »

Et pourtant demanda à leur prisonnier.

« Mon amy, dys nous icy la verité et ne nousmens en riens, si tu ne veulz e re escorché toutvif : car c’e moy qui mange les petitz enfans.Contes nous entierement l’ordre, le nombre, etla forteresse de l’armée. »

A quoy respondit le prisonnier.

« Seigneur sachez pour la verité qu’en l’armée ya troys cens geans tous armez de pierre de taillegrans à merveilles, toutesfoys non tant du toutque vous, excepté un qui e leur chef, et a nom

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Chapitre XXII Pantagruel

Loupgarou, et e tout armé d’enclumes Cyclo-picques. Il y a cent soixante et troys mille pie-tons tout armez de peaulx de lutins, gens forset courageux : troys mille quatre cens hommed’armes, troys mille six cens doubles canons, etd’espingarderie sans nombre : quatre vingt qua-torze mille pionniers : quatre cens cinquantemille putains belles comme deesses (voylà pourmoy di Panurge) dont les aulcunes sont Ama-zones, les autres Lyonneses, les aultres Pari-siennes, Tourangelles, Angevines, Poi�evines,Normandes, Allemandes, de tous pays et touteslangues y en a.— Voire mais (di Pantagruel) le roy y e il ?— Ouy seigneur, di le prisonnier, il y e enpersonne : et nous le nommons Anarche roydes Dipsodes, qui valent autant à dire commegens alterez : car vous ne vei es oncques genstant alterez, ny beuvans plus voulentiers. Et asa tente en la garde des geans.— C’e assez, di Pantagruel. Sus enfans n’e esvous pas deliberez d’y venir avecques moy ? »

A quoy respondit Panurge.

« Dieu confonde qui vous laissera. Jay jà pensécomment je vous les rendray tous mors commeporcs, qu’il n’en eschappera au diable le jarret.Mais je me soucye quelque peu d’un cas.— Et qu’e ce ? di Pantagruel.

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Chapitre XXII Pantagruel

— C’e , di Panurge, comment je pourray avan-ger à braquemarder toutes les putains qui ysont en ce e apres disnée, qu’il n’en eschappepas une, que je ne passaige en forme commune.— Ha ha ha, di Pantagruel. »

Et Carpalim di .

« Au diable de biterne, par dieu jen embourre-ray quelqu’une.— Et moy, di Eu henes, quoy ? qui ne dres-say oncques puis que bougeasmes de Rouen,au moins que l’agueille monta sur les dix ouunze heures, voire encores que l’aye dur et fortcomme cent diables.— Vrayment, di Pantagruel, tu en auras desplus grasses et des plus refai�es.— Comment di Epi emon, tout le monde che-vauchera et je meneray l’asne, le diable em-port qui en fera riens. Nous ferons du droi�de guerre, qui pote capere capiat. »

Et le bon Pantagruel ryoit à tout, puis leur di .

« Vous comptez sans vo re ho e. Jay grandpeur que devant qu’il soit nui�, je ne vous voyeen e at, que n’aurez pas grand envie d’arres-ser, et qu’on vous chevauchera à grand coup depicque et de lance.— Non non, di Epi emon. Je vous les rendsà rou ir ou bouillir, à fricasser ou mettre enpa é. Ilz ne sont pas si grand nombre comme

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Chapitre XXII Pantagruel

e oit Xerces : car il avoit trente cens mille com-batans si croyez Herodote et Troge Pompone.Et toutesfois Themi ocles à peu de gens lesdesconfit. Ne vous souciez pour dieu.— Merde merde, di Panurge. Ma seule bra-guette espoussetera tous les hommes, et sain�Balletrou qui dedans y repose, decrottera toutesles femmes.— Sur doncques enfans, di Pantagruel, com-mençons à marcher. »

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Chapitre XXIII

Comment Pantagruel erigea un Trophéeen memoire de leur prouesse, et Panurgeun aultre en memoire des levraulx. Etcomment Pantagruel de ses petzengendroit les petiz hommes, et de sesvesnes les petites femmes. Et commentPanurge rompit un gros ba on sur deuxverres.

« Devant que partons d’icy, di Pantagruel, enmemoire de la prouesse que avez presentementfai� je veulx eriger en ce lieu un beau Tro-phée. »

Adoncques un chascun d’entre eulx en grand liesseset petites chansonnettes villaticques dresserent un grandboys, auquel y pendirent une selle d’armes, un chamfrainde cheval, des pompes, des e rivieres, des esperons, unhaubert, un hault appareil asseré, une hasche, un e ocd’armes, un gantelet, une masse, des goussetz, des greues,un gorgery, et aussi de tout appareil requis à un Arc trium-phal ou Trophée. Puis en memoire eternelle escrivit Panta-gruel le di�on vi�orial, comme s’ensuyt.

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Chapitre XXIII Pantagruel

Ce fut icy que apparut la vertuzDe quatre preux et vaillans champions,Qui non d’harnoys, mais de bon sens ve uzComme Fabie, ou les deux Scipions,Firent six cens soixante morpionsPuissans ribaulx, brusler comme une escorce :Prenez y tous roys, ducz, rocz, et pionsEnseignement, que engin mieulx vault que force.Car la vi�oireComme e notoire,Ne gi qu’en heur.Du consi oire,Où regne en gloireLe hault seigneur,Vient, non au plus fort ou greigneur :Mais à qui luy plai , com fault croire :Doncq a et chevance et honneurCil qui par foy en luy espoire.

En ce pendant que Pantagruel escrivoit les carmes sus-di�z Panurge emmancha en un grand Pal les cornes duchevreul, et la peau, et le pied droi� de devant d’iceluy.Puis les oreilles de troys levraulx, et le rable d’un lapin, lesmanidbules d’un lievre, les aesles de deux bitars, les piedzde quatre ramiers, une guedofle de vinaigre, une corne oùilz mettoient le sel, leur broche de boys, une lardouere,un meschant chaudron tout pertuysé, une breusse où ilzsaulsoient, une saliere de terre, et un goubelet de Beauvoys.

Et en imitation des vers et Trophée de Pantagruel escrivitce que s’ensuyt.

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Chapitre XXIII Pantagruel

Ce fut icy, que à l’honneur de BacchusFut bancqueté par quatre bons pyons :Qui gayement, tous mirent abaz culzSoupples de rains comme beaux carpions :Lors y perdit rables et cropionsMai re levrault, quand chascun si efforce :Sel et vinaigre, ainsi que ScorpionsLe poursuyvoient, dont en eurent l’escorce.Car l’inventoireD’un defensoireEn la chaleur,Ce n’e qu’à boireDroit et net, boireEt du meilleur :Mais manger levrault, c’e malheurSans de vinaigre avoir memoire :Vinaigre e son ame et valeur,Retenez le en point peremptoire.

Lors di Pan agruel.

« Allons enfans, c’e trop musé icy à la viande :car à grand peine voit on arriver, que gransbancqueteurs facent beaux fai�z d’armes. Iln’e umbre que d’e andart, il n’e fumée quede chevaulx, et n’e clycquetis que de harnoys. »

A quoy respondit Panurge.

« Il n’e umbre que de cuysine. Il n’e fuméeque de tetins, et n’e clycquetis que de couillons. »

Puis se levant fi un pet, un sault, et un sublet, et crya àhaulte voix joyeusement : « vive tousjours Pantagruel. »

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Chapitre XXIII Pantagruel

Ce que voyant Pantagruel en voulut autant faire, maisdu pet qu’il fi , il engendra plus de cinquante mille petitzhommes nains et contrefai�z : et d’une vesne engendraautant de petties femmes acropies comme vous en voyezen plusieurs lieux, qui jamais ne croissent, sinon commeles quehues de vache, contre bas, ou bien comme les rabbesde Lymousin, en rond.

« Et quoy, di Panurge, vos petz sont ilz tantfru�ueux ? Par dieu voicy de belles savates d’hommes,et de belles vesses de femmes, il les fault ma-rier ensemble. Ils engendreront des mouschesbovynes. »

Ce que fi Pantagruel : et les nomma Pygmées. Et lesenvoya vivre en une ville là aupres, où ilz se sont fort mul-tipliez depuis. Mais les Grues leur font continuellement laguerre. Desquelles ilz se defendent courageusement, carces petitz boutz d’hommes (lesquelz en Escosse l’on ap-pelle manches d’e rilles) sont voulentiers cholericques. Laraison physicale e par ce qu’ilz ont le cueur pres de lamerde.

En ce e mesme heure Panurge print deux verres qui làe oient tous deux d’une grandeur, et en mi l’un sur uneescabelle, et l’aultre sur une aultre les esloignant à partpar la di ance de cinq pieds puis apres print le futz d’unejaveline de la grandeur de cinq pieds et demy, et le mi dessus les deux verres, en sorte que les deux boutz du futztouchoient ju ement les bors des verres. Cela fai� printun gros pau, et di à Pantagruel et es aultres.

« Messieurs considerez comment nous aurons

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Chapitre XXIII Pantagruel

vi�oire facilement de nos ennemys. Car toutainsi comme je rompray ce futz icy dessus lesverres sans que les verres en soient en riensrompuz ny brisez, encores qui plus e , sansqu’une seulle goutte d’eau en sorte dehors : toutainsi nous romprons la te e à nos Dipsodes,sans ce que nul de nous soit blessé, et sans perteaulcune de noz besoignes. Mais affin que nepensez qu’il y ait enchantement, tenez, di il àEu henes, frappez de ce pau tant que pourrezau meillieu. »

Ce que fi Eu henes, et le futz rompit en deux piecestout net, sans qu’une goutte d’eau tomba des verres. Puisdi , « jen sçay bien d’aultres, allons seulement en asseu-rance. »

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Chapitre XXIV

Comment Pantagruel eut vi�oire biene rangement des Dipsodes, et des geans.

Apres tous ces propos Pantagruel appella leur prisonnieret le renvoya, disant.

« Va t’en à ton roy en son camp, et luy dys nou-velles de ce que tu as veu, et qu’il delibere deme fe oyer demain sur le midy : car inconti-nent que mes galleres seront venues, qui serade matin au plus tard. Je luy prouveray par dixhuy� cens mille combatans et sept mille geanstous plus plus grans que tu ne me veoys, qu’il afai� follement et contre raison de affaiblir ainsimon pays. »

En quoy faingnoit Pantagruel qu’il eu son armée surmer. Mais le prisonnier respondit qu’il se rendoit son es-clave et qu’il e oit content de jamais ne retourner à sesgens, mais plus to combatre avecques Pantagruel contreeulx, et pour dieu qu’ainsi le permi . A quoy Pantagruelne voulut consentir, ains luy commanda que parti de làbriesvement et alla ainsi qu’il avoit di : et luy baillaune boette pleine de euphorbe et de grains de coccognide,luy commandant la porter à son roy et luy dire que s’il enpovoit manger une once sans boire, qu’il pourroit à luy

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Chapitre XXIV Pantagruel

resi er sans peur. Adonc le prisonnier le supplya à join�esmains qu’à l’heure de la bataille il eu de luy pitié, dontluy di Pantagruel.

« Apres que tu auras annoncé à ton roy, Je nete dys pas comme les caphars Ayde toy dieu teaydera : car c’e au rebours ayde toi, le diablete rompra le col. Mais je te dys, metz tout tonespoir en dieu, et il ne te delaissera point. Carde moy encores que soye puissant comme tupeuz veoir, et aye gens infiniz en armes, toutes-fois je n’espere point en ma force, ny en monindu rie : mais toute ma fiance e en dieu monprote�eur, lequel jamais ne delaisse ceulx quien luy ont mys leur espoir et pensée. »

Ce fai�, le prisonnier s’en alla : et Pantagruel di à sesgens.

Enfans jay donné à entendre à ce prisonnier quenous avons armée sur mer, ensemble que nousne leur donnerons l’assault que jusques à de-main sur le midy, à celle fin qu’eulx doubtans lagrande venue de gens, cette nuy� se occupentà mettre en ordre et soy remparer : mais en cependant mon intention e que nous chargeonssur eulx environ l’heure du premier somme. »

Mais laissons icy Pantagruel avecques les Apo oles. Etparlons du roy Anarche et de son armée.

Quand doncques le prisonnier fut arrivé il se transportavers le Roy, et luy compta comment il e oit venu un grandgeant nommé Pantagruel qui avoit desconfit et fai� rou ir

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Chapitre XXIV Pantagruel

cruellement tous les six cens cinquante et neuf chevaliers,et luy seul e oit saulve pour en porter les nouvelles. Da-vantaige avoit charge dudi� geant de luy dire qu’il luyapre a au lendemain sur le midy à disner : car il se deli-beroit de le envahir à ladi�e heure.

Puis luy bailla celle boette ou e oient les confi�ures.Mais tout soubdain qu’il en eut avallé une cueillerée il luyvint un tel chauffement de gorge avecques ulceration de laluette, que la langue luy pela. Et pour le remede ne trouvaallegement quiconques sinon de boire sans remission : carincontinent qu’il o oit le goubelet de la bouche, la langueluy brusloit. Par ainsi l’on ne faisoit que luy entonner vinavecques un embut. Ce que voyans les capitaines Baschatz,et gens de garde, ta irent desdi�es drogues pour esprou-ver si elles e oient tant alteratives : mais y leur en printcomme à leur Roy. Et tous se mirent si bien à flaconner, quele bruyt en vint par tout le camp, comment le prisonniere oit de retour, et qu’ilz debvoient avoir au lendemainl’assault, et qu’à ce jà se preparoit le roy et les capitainesensemble les gens de la garde, et ce par boire à tyrelarigot.Parquoy un chascun de l’armée se mi à martiner, cho-piner, et tringuer de mesmes. Somme ilz beurent si bien,qu’ilz s’endormirent comme porcz sans nul ordre parmy lecamp.

Or maintenant retournons au bon Pantagruel, et racomp-tons comment il se porta en ce affaire. Partant du lieu duTrophée, print le ma de leur navire en sa main comme unbourdon, et mi dedans la hune deux cens trente et septpoinsons de vin blanc d’Aniou du re e de Rouen, et atachaà sa cein�ure la barque tout pleine de sel aussi aysement

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Chapitre XXIV Pantagruel

comme les lansquene s portent leurs petitz peniers. Etainsi se mi à chemin avecques ses compaignons. Et quandil fut pres du camp des ennemys, Panurge luy di .

« Seigneur voulez vous bien faire ? Devallez cevin blanc d’Aniou de la hune, et beuvons icy àla Tudesque. »

A quoy se condescendit voulentiers Pantagruel, et beurentsi bien qu’il n’y demoura la seule goutte des deux censtrente et sept poinsons excepté une ferriere de cuir bouillyde Tours que Panurge emplyt pour soy : Car il l’appeloitson vademecum, et quelques meschantes baissieres pour levinaigre.

Apres qu’ilz eurent bien tiré au chevrotin, Panurge donnaà manger à Pantagruel quelque diable de drogues compo-sées de trochitz d’alkekangi et de cantharides, de lithon-tripon, nephrocatariicon, coudinar cantharidize et aultresespeces diureticques.

Ce fai� Pantagruel di à Carpalim,

« Allez vous en la ville en gravant comme unrat la muraille, comme bien sçavez faire, et leurdi�es qu’à heure presente ilz sortent et donnentsur les ennemys tant roiddement qu’ilz pour-ront : et ce dit, descendez vous en, prenant unetorche allumée, avecques laquelle vous mettrezle feu dedans toutes les tentes et pavillons ducamp : et ce fai�, vous cryerez tant que pourrezde vo re grosse voix, qui e plus espovantableque n’e oit celle de Stentor qui fut ouy par surtout le bruit de la bataille des Troyans, et vous

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Chapitre XXIV Pantagruel

en partez dudi� camp.— Voire mais, di Carpalim, seroit ce pas bonque je enclouasse toute leur artillerie ?— Non non, di Pantagruel, mais bien mettezle feu en leur pouldres. »

A quoy obtemperant Carpalim partit soubdain et fi comme avoit e é decreté par Pantagruel, et sortirent de laville tous les combatans qui y e oient.

Et lors qu’il eut mys le feu par les tentes et pavillons,passoit legierement par sur eulx sans qu’ilz en sentissentrien tant ilz ronfloient et dormoient parfondement. Il vintau lieu où e oit l’artillerie et mi le feu en leurs munitions.Mais, o la pitié, le feu fut si soubdain qu’il cuyda embraserle pouvre Carpalim. Et n’eu e é sa merveilleuse ha ivetéet celerité, il e oit fricassé : mais il s’en partit si roiddementqu’un carreau d’arbale e ne va pas plus to .

Et quand il fut hors des tranchées il s’escrya si espo-vantablement, qu’il sembloit que tous les diables feussentdeschainés. Auquel son s’esveillerent les ennemys, maissçavez vous comment ? aussi e ourdys que le premier sonde matines, qu’on appelle en Lussonoys, frotecouille.

Et ce pendant Pantagruel commença à semer le sel qu’ilavoit en sa barque, et par ce qu’ilz dormoient la gueulebaye et ouverte, il leur en remplit tout le gouzier, tant queces pouvres haires toussissoient comme regnards, cryans.

« Ha Pantagruel, tant tu nous chauffes le tizon. »

Mais tout soubdain print envie à Pantagruel de pisser,à cause des drogues que luy avoit baillé Panurge, et pissaparmy leur camp si bien et copieusement qu’il les noya

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Chapitre XXIV Pantagruel

tous : et y eut deluge particulier dix lieues à la ronde. Et ditl’hi oire, que si la grand jument de son pere y eu e é etpissé pareillement, qu’il y eu eu deluge plus enorme quecelluy de Deucalion : car elle ne pissoit foys qu’elle ne fi une riviere plus grande que n’e le Rosne. Ce que voyansceulx qui e oient issuz de la ville, disoient.

Ilz sont tous mors cruellement, voyez le sang courir.Mais ilz y e oient trompez, pensans de l’urine de Panta-

gruel que feu le sang des ennemys : car ilz ne le veoyentsinon au lu re du feu des pavillons et quelque peu declarté de la lune. Les ennemys apres soy e re reveillezvoyans d’un cou é le feu en leur camp, et l’inundation etdeluge urinal, ne sçavoient que dire ny que penser. Aulcunsdisoient que c’e oit la fin du monde et le jugement final,qui doibt e re consommé par le feu : les aultres, que lesdieux marins, Neptune et les aultres, les persecutoient : etde fai� c’e oit eau marine et sallée.

O qui pourra maintenant racompter comment se portaPantagruel contre les troys cens geans. O ma muse, maCalliope, ma thalye, inspire moy à ce e heure, re aure mesespritz : car voicy le pont aux asnes de Logicque, voicy letresbuchet, voicy la difficulté de povoir exprimer l’horriblebataille qui fut fai�e. A la mienne voulenté que je eussemaintenant un boucal du meilleur vin que beurent jamaisceulx qui liront ce e hi oire tant veridicque.

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Chapitre XXV

Comment Pantagruel deffit les troys censgeans armez de pierre de taille, EtLoupgarou leur capitaine.

Les geans voyans que tout leur camp e oit submergé,emporterent leur roy Anarche à leur col le mieulx qu’ilzpeurent hors du fort, comme fi Eneas son pere Anchisesde la conflagration de Troye. Lesquelz quand Panurge ap-perceut, di à Pantagruel.

Seigneur voilà les geans qui sont issuz, don-nez dessus de vo re ma gualantemment à lavieille escrime. Car c’e à ce e heure qu’il sefault mon rer homme de bien. Et de no recou é nous ne vous fauldrons point. Et har-diment que je vous en tueray beaucoup. Carquoy ? David tua bien Goliath facillement. Moydoncques qui en battroys douze telz qu’e oitDavid : car en ce temps là ce n’e oit qu’un petitchiart, n’en defferay je pas bien une douzaine.Et puis ce gros paillard de Eu henes qui e fort comme quatre bœufz, ne s’y espargnerapas. Prenez courage, chocquez à travers d’e ocet de taille.

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Chapitre XXV Pantagruel

— Or, di Pantagruel, de couraige jen ay pourplus cinquante frans. Mais quoy ? Hercules neosa jamais entreprendre contre deux.— C’e , di Panurge, bien chien chié en monnez, vous comparez vous à Hercules ? vous avezplus de force aux dentz, et plus de sens au cul,que n’eut jamais Hercules en tout son corps etame. Autant vault l’homme comme il s’e ime. »

Et ainsi qu’ilz disoient ces parolles, voicy arriver Loupga-rou avecques tous ses geans. Lequel voyant Pantagruel toutseul fut esprins de temerité et oultrecuydance, par espoirqu’il avoit de occire le pouvre Pantagruel, dont di à sescompaignons geans.

« Paillars de plat pays, par Mahon si nul de vousentreprent de combatre contre ceulx qui sonticy, je vous feray mourir cruellement. Je veulxque me laissez combatre tout seul : ce pendantvous aurez vo re passetemps à nous regarder. »

Adonc se retirerent tous les geans avecques leur roy làaupres où e oient les flaccons, et Panurge et ses compai-gnons avecques eulx, qui contrefaisoit ceulx qui ont eu laverolle : car il tortoit la gueule et retiroit les doigts, et enparolle enrouée leur di .

« Je renye dieu compaignons, nous ne faisonspoint la guerre, donnez nous à repai re avecquesvous ce pendant que nos mai res s’entrebattent. »

A quoy voulentiers le roy et les geans se consentirent,et les firent bancqueter avecques eulx. Et ce pendant Pa-nurge leur contoit des fables, et les exemples de sain�

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Chapitre XXV Pantagruel

Nicolas. Alors Loupgarou s’adressa à Pantagruel avecquesune masse toute d’acier pesante neuf mille sept cens quin-taux d’acier de Calibbes, au bout de laquelle y avoit treizepoin�es de dyamens, dont la moindre e oit aussi grossecomme la plus grand cloche de no re dame de Paris, il s’enfailloit par avanture l’espesseur d’un ongle, ou au plus queje mente, d’un do de ces couteaulx qu’on appelle couppeo-reille : mais pour un petit, ne avant ne arriere. Et e oitphée en la maniere que jamais ne povoit rompre, mais aucontraire, tout ce qu’il en touchoit rompait incontinent.

Ainsi doncques comme il approchoit en grand fierté,Pantagruel je�ant les yeulx au ciel se recommanda à dieude bien bon cueur, faisant veu tel comme s’ensuyt.

« Seigneur dieu qui tousjours a e é mon pro-te�eur et mon servateur, tu voys la de resseen laquelle je suis maintenant. Riens icy ne meamene, sinon zele naturel comme tu as concedées humains de garder et defendre soy, leursfemmes, enfans, pays, et famille en cas que neseroit ton negoce propre, qui e la foy : car entel affaire tu ne veulx nul coadiuteur : sinonde confession catholicque, et mini ere de taparolle : et nous as defenduz toutes armes etdefenses : car tu es le tout puissant, qui en tonaffaire propre, et où ta cause propre e tiréeen a�ion, te peulx defendre trop plus qu’onne sçauroit e imer : toy qui as milliers de cen-taines de millions de legions d’anges, duquel lemoindre peut occire tous les humains, et tour-

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Chapitre XXV Pantagruel

ner le ciel et la terre à son plaisir, comme bienappareut en l’armée de Sennacherib. Doncquess’il te plai à ce e heure me e re en aydecomme en toy seul e ma totalle confiance et es-poir, Je te fays veu que par toutes contrées tantde ce pays de Utopie que d’ailleurs où je au-ray puissance et au�orité, Je feray prescher tonsain� Evangile, purement, simplement, et en-tierement, si que les abuz d’un tas de papelarset faulx prophetes, qui ont par con itutions hu-maines et inventions depravées envenimé toutle monde, seront d’entour moy exterminées. »

Et alors fut ouye une voix du ciel, disant.

« Hoc fac, et vinces : »

c’e à dire.

« Fays ainsi, et tu auras vi�oire. »

Ce fai� voyant Pantagruel que Loupgarou approchoit lagueulle ouverte, vint contre luy hardiment et s’escrya tantqu’il peut. « A mort ribault à mort, » pour luy faire peur,selon la discipline des Lacedemoniens, par son horrible cry.Puis luy getta la barque, qu’il portoit à sa cein�ure, plusde dix et huit cacques de sel, dont il luy emplit et gorge etgouzier, et le nez et les yeulx. Dont irrité Loupgarou luylancea un coup de sa masse, luy voulant rompre la cervelle.Mais Pantagruel fut abille et eut tousjours bon pied et bonoeil, par ce demarcha du pied gauche un pas en arriere,mais il ne sceut si bien faire que le coup ne tomba sur sabarque, laquelle rompit en six pieces et versa le re e du

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Chapitre XXV Pantagruel

sel en terre. Quoy voyant Pantagruel desploya ses bras etcomme e l’art de la hasche, luy donna du gros bout deson ma , en e oc au dessus de la mamelle, et retirant lecoup à gauche en taillade luy frapa entre col et collet, puisavanceant le pied droi� luy donna sur les couillons un pieddu hault bout de son ma , à quoy rompi la hune, et versatroys ou quatre poinssons de vin qui e oient de re e. DontLoupgarou pensa qu’il luy incisé la vessie, et du vin que cefeut son urine qui en sortit. De ce non content Pantagruelvouloit redoubler au coulouer : mais Loupgarou haulsantsa masse avancea son pas sur luy, et de toute sa force lavouloit enfoncer sur Pantagruel, et de fai� en donna sivertement que si Dieu n’eu secouru le bon Pantagruel, ill’eu fendu despuis le sommet de la te e jusques au fondde la ratelle : mais le coup declina à droi� par la brusqueha iveté de Pantagruel. Et entra sa masse plus de soixantepieds en terre à travers un gros rochier dont il feit sortirle feu plus gros qu’un tonneau. Ce que voyant Pantagruel,qu’il s’amusoit à tirer ladi�e masse qui tenoit en terre entrele roc, luy court sus, et luy vouloit avaler la te e tout net :mais son ma de male fortune toucha un peu au fu dela masse de Loupgarou qui e oit phée (comme avons ditdevant) par ce moyen son ma luy rompit à troys doigtsde la poignée. Dont il feut plus e onné qu’un fondeur decloches, et s’escrya.

« Ho Panurge où es tu ? »

Ce que ouyant Panurge, di au roy et aux geans.

« Par dieu ilz se feront mal, qui ne les despar-tira. »

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Chapitre XXV Pantagruel

Mais les geans en e oient ayses comme s’ilz feussent denopces. Lors Carpalim se voulut lever de là pour secourirson mai re : mais un geant luy di .

« Par Goulfarin nepveu de Mahon, si tu bougesd’icy je te mettray au fons de mes chaussescomme on fai� d’un suppositoire, aussi biensuis je con ipé du ventre, et ne peulx guerescagar : sinon à force de grincer des dentz. »

Puis Pantagruel ainsi de itué de ba on, reprint le boutde son ma , en frappant torche lorgne, dessus le geant,mais il ne luy faisait mal en plus que feriez baillant unechiquenaude sus un mail de forgeron : et ce pendant Loup-garou tiroit de terre sa masse et l’avoit jà tirée et la paroitpour en ferir Pantagruel : mais Pantagruel qui e oit soub-dain au remuement declinoit tous les coups, jusques à cequ’une foys voyant que Loupgarou le menassoyt, disant.

« Meschant à ce e heure te hascheray je commechair à patez. Jamais tu ne altereras les pouvresgens, »

luy frappa du pied un grand coup contre le ventre, qu’ille getta en arriere à jambes redindaines, et vous le trainoitainsi à l’escorche cul plus d’un trait d’arc. Et Loupgarous’escryoit rendant le sang par la gorge, « Mahon, Mahon,Mahon. »

A laquelle voix se leverent tous les geans pour le secourir.Mais Panurge leur di ,

« Messieurs n’y allez pas si m’en croyez : carno re mai re e fol et frappe à tors et à tra-

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Chapitre XXV Pantagruel

vers, et ne regarde point où, il vous donneramalencontre. »

Mais les geans n’en tindrent contre, voyans que Panta-gruel e oit sans ba on : et comme ilz approchoient, Pan-tagruel print Loupgarou par les deux pieds, et du corpsde Loupgarou armé d’enclumes frappoit parmy ces geansarmez de pierre de taille, et les abattoit comme un maçonfai� de couppeaulx, que nul n’arre oit devant luy qu’ilne rua contre terre, dont à la rupture de ces harnoyspierreux fut fai� un si horrible tumulte, qu’il me souvint,quand la grosse tour de beurre qui e oit à sain� E iennede Bourges, fondit au soleil.

Et Panurge ensemble Carpalim et Eu henes ce pendantesgorgetoient ceux qui e oient portez par terre. Fai�esvo re compte qu’il n’en eschappa un seul et à veoir Panta-gruel sembloit un faulcheur, qui de la faulx (c’e oit Loup-garou) abbatoit l’herbe d’un pré (c’e oient les geans). Maisà ce e escrime, Loupgarou perdit la te e, ce feut, quandPantagruel en abbatit un, qui avoit nom Moricault Riflan-douille, qui e oit armé à hault appareil, c’e oit de pierresde gryphon, dont un esclat couppa la gorge tout oultre àEpi emon : car aultrement la plus part d’entre eulx es-toient armez à la legiere, c’e oit de pierres de tuffe, et lesaultres de pierre ardoysine.

Finablement voyant que tous e oient mors, getta le corpsde Loupgarou tant qu’il peut contre la ville, et en tombantdu coup tua un chat bruslé, une chatte mouillée, une cannepetiere, et un oyson bridé.

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Chapitre XXVI

Comment Epi emon qui avoit la te etranchée, fut guery habillement parPanurge. Et des nouvelles des diables, etde damnez.

Ce e desconfite gygantale parachevée Pantagruel se re-tira au lieu des flaccons, et appela Panurge et les aultres,lesquelz se rendirent à luy sains et saulves, excepté Eus-thenes qu’un des geans avoit esgratigné quelque peu auvisaige, ainsi qu’il l’esgorgetoit. Et Epi emon qui ne com-paroit point.

Dont Pantagruel fut si dolent qu’il se voulut tuer soy-mesmes, mais Panurge luy di .

« Dea seigneur attendez un peu, nous le cher-cherons entre les mors, et verrons la verité dutout. »

Ainsi doncques comme ilz cherchoient, ilz le trouverenttout roidde mort et la te e entre ses bras toute sanglante.Dont Eu henes s’escrya.

« Ha male mort, nous as tu tollu le plus parfai�des hommes. »

A laquelle voix se leva Pantagruel au plus grand deuilqu’on veit jamais au monde : mais Panurge di .

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Chapitre XXVI Pantagruel

« Enfans ne pleurez point, il e encores toutchault. Je vous le gueriray aussi sain qu’il futjamais. »

Et ce disant print la te e et la tint sus sa braguette chaul-dement qu’elle ne print vent, et Eu henes et Carpalimporterent le corps au lieu où ilz avoient bancquetté : nonpar espoir que jamais gueri , mais affin que Pantagruel levei . Toutesfois Panurge les reconfortoit, disant.

« Si je ne le guerys je veulx perdre la te e (quie le gaige d’un fol) laissez ces pleurs et meaydez. »

Adonc nettoya tresbien de beau vin blanc le col, et puis late e : et y synapiza de pouldre de diamerdys de Aloes qu’ilportoit tousjours en une de ses fasques : apres les oignitde je ne sçay quel oingnement, et les aju a ju ement venecontre vene, nerf contre ner, spondyle contre spondyle,affin qu’il ne feut torty colly (car telz gens il hayssoit demort) et ce fai� luy fi deux ou troys poins de agueille,affin qu’elle ne tomba de rechief : puis mi à l’entour unpeu de unguent, qu’il appelloit resuscitatif.

Et soubdain Epi emon commença à respirer, puis à ou-vrir les yeulx, puis à baisler, puis à e ernuer, puis fei ungros pet de mesnage, dont di Panurge, « à ce e heure ile guery asseurement : » et luy bailla à boire d’un grandvillain vin blanc avecques tout une rou ie succrée.

En ce e façon fut Epi emon guery habilement, exceptéqu’il fut enroué plus de troys sepmaines, et eut un touxseiche, dont il ne peut oncques guerir, sinon à force deboire.

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Chapitre XXVI Pantagruel

Et là commença parler, disant. Qu’il avoit veu les diables,et avoit parlé à Lucifer familierement, et fai� grand chereen enfer, et par les champs Elisées. Et asseuroit devant tousque les diables e oient bons compaignons. Et au regard desdamnez, il di , qu’il e oit bien marry de ce que Panurgel’avoit si to revocqué en vie.

« Car je prenoys, di il, un singulier passetempsà les veoir.— Comment ? di Pantagruel.— L’on ne les trai�e pas, di Epi emon, simal que vous penseriez, mais leur e at e changé en e range façon. Car je veis Alexandrele grand qui repetassoit de vieilles chausses, etainsi gaignoit sa vie. Xerces cryoit la mou arde.Darius e oit cureur de retrai�z. Scipion Afri-cain cryoit la lye en un sabot. Pharamond es-toit lanternier. Hannibal e oit coquetier. Priamvendoit les vieulx drapeaulx. Lancelot du lace oit escorcheur de chevaulx mors. Tous leschevaliers de la table ronde e oient pouvresgaignedeniers à tirer à la ramer et passer lesrivieres de Coccytus, Phlegeton, Styx, Acheron,Lethé, quand messieurs les diables se veulentesbattre sur l’eau comme font les ba elieresde Lyon et Venize. Mais pour chascune pas-sade ilz n’en ont qu’une nazarde, et sus le soirquelque morceau de pain chaumeny. Les douzepers de France sont là et ne font riens que jeaye veu, mais ilz gaignent leur vie à endurer

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Chapitre XXVI Pantagruel

force plameuses, chinquenaudes, alouettes, etgrans coups de poing sus les dentz. He�or, es-toit fripesaulse. Paris e oit pouvre loqueteux.Achile boteleur de foing. Cambyses muletier.Ataxerces escumeur de potz. Neron e oit viel-leux, et Fierabras e oit son varlet mais il luyfaisoit mille maulx, et luy faisoit manger le painbis, et boire le vin poulsé : et luy mangeoit etbuvoit du meilleur. Jason et Pompée e oientgoildronneurs de navires. Valentin et Orson ser-voient aux e uves d’enfer, et e oient racleto-retz. Giglan et Gauvain e oient pouvres por-chiers. Geoffroy à la grand dent e oit allume-tier. Godeffroy de Billon e oit dominotier. DomPietre de Ca ille porteur de rogatons. Morgantbrasseur de byere. Huon de Bourdeaulx e oitrelieur de tonneaulx. Julles Cesar souillart decuisine. Antiochus e oit ramonneur de che-minées. Romulus e oit rataconneur de bobe-lins. O�avien e oit ratisseur de papier. Char-lemaigne e oit houssepaillier. Le pape Julescrieur de petitz pa ez. Jehan de Paris gresseurde botes. Artus de Bretaigne degresseur de bon-netz. Percefore portoit une hotte : je ne sçaypas s’il e oit porteur de cou retz. Nicolas papetiers e oit papetier. Le pape Alexandre e oitpreneur de ratz. Le pape Sixte e oit gresseurde verolle.— (Comment ? di Pantagruel, y a il des verollez

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Chapitre XXVI Pantagruel

de par delà ?— Certes, di Espitemon, Je n’en veiz oncquestant, il y en a plus cent millons. Car croyez queceulx qui n’ont eu la verolle en ce monde icy,l’ont en l’aultre.— Cor dieu, di Panurge, jen suis doncquesquitte : Car je ay e é jusques au trou de Ju-bathar et remply les bondes d’Hercules, et ayabatu des plus meures).— Ogier de le dannoys e oit frobisseur de har-noys. Le roy Pepin e oit recouvreur. GalienRe auré e oit preneur de taulpes. Les quatrefilz Aymon e oient arracheurs de dentz. Me-lusine e oit souillarde de cuisine. Matabrunelavandiere de buées. Cleopatra e oit revende-resse d’oignons. Helene e toit courratiere dechambrieres. Semyramis e oit espouilleressede belli res. Dido vendoit des mousserons. Pen-thasilée e oit croissonniere.« En ce e façon ceulx qui avoient e é grosseigneurs en ce monde icy, gaingnoient leurpouvre meschante et paillarde vie là bas. Et aucontraire les philosophes, et ceulx qui avoiente é indigens en ce monde, de par delà e oientgros seigneurs en leur tout. Je veiz Diogenez quise prelassoit en magnificence avec une grandrobbe de pourpre, et un sceptre : et faisoit en-rager Alexandre le grand, quand il n’avoit pasbien repetassé les chausses, et le payoit en grans

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Chapitre XXVI Pantagruel

coups de ba on. Je veiz Patelin thresorier deRhadamantus qui marchandoit des petitz pas-tez que cryoit le pape Jules : et luy demandacombien la douzaine ?

« troys blancs, dit le pape.— Mais di Patelin, trois coups debarre, baillez icy villain baillez, et enallez querir d’aultres : »

et le pouvre pape s’en alloit pleurant, et quandil fut devant son mai re patissier, il luy di ,qu’on luy avoit o ez les pa ez. Adonc le patis-sier luy bailla l’anguillade si bien que la peaun’eu riens vallu à faire cornemuses. Je veizmai re Jehan le mayre qui contrefaisoit dupape, et à tous ces pouvres roys et papes dece monde faisoit baiser ses pieds : et en faisantdu grobis leur donnoit la benedi�ion, disant.« Gaingnez les pardons coquins, gaignez, ilzsont à bon marché. Je vous absouz de pain et desouppe : et vous dispense de ne valoir jamaisriens, et ne faire jamais nul bien. » Adoncq ilappela Caillete et Triboulet, et d’aultres qui leursembloient, disant. « Messieurs les cardinaulxdepeschez leurs bulles, et chascun un coup depau sus les reins : » ce que fut fai� incontinent.Je veiz mai re François Villon qui demanda àXerces combien la denrée de mou arde ? « undenier, » di Xerces, à quoy di ledi� de Vil-lon : « Tes fiebvres quartaines villain, la blan-

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Chapitre XXVI Pantagruel

chée n’en vault qu’un pinart, et tu nous faizicy les vivres : » et adoncques pissa dedans sonbacq, comme font les mou ardiers à Paris.— Or, di Pantagruel, reserve nous ces beaulxcomptes à une aultre foys. Seulement dys nouscomment y sont trai�ez les usuriers :— Adoncq di Epi emon, Je les veiz tous occu-pez à chercher les espingles rouillées et vieulxclous, parmy les ruisseaux des rues, commevous voyez que font les coquins en ce monde.Mais le quintal de ses quinquailleries ne vaultqu’un boussin de pain, encores y en a il maul-vaise depesche : par ainsi les pouvres malautruzsont aulcunesfoys plus de troys sepmaines sansmanger morceau ny miette : et à travailler jouret nui� attendant la foire à venir : mais de cetravail et de malheureté y ne leur souvient pointtant ilz sont mauldi�z et inhumains, pourveuqu’au bout de l’an ilz gaingnent quelque mes-chant denier.— Or, di Pantagruel, faisons un transon debonne chere, et beuvons je vous en prie enfans :car il fait beau boire. »

Lors degainnerent flaccons à tas, et des munitions ducamp feirent grand chere. Mais le pouvre roy Anarche nese povoit esiouyr.

« Dont di Panurge, et de quel me ier feronsnous monsieur du Roy icy ? affin que il soit jàtout expert à l’art quand il sera de par delà à

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Chapitre XXVI Pantagruel

tous les diables.— Vrayment, di Pantagruel, c’e bien advisé àtoy, or fays en à ton plaisir : je te le donne.— Grant mercy, di Panurge, le present n’e pas de refus et l’ayme de vous. »

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Chapitre XXVII

Comment Pantagruel entra en la ville desAmaurotes. Et comment Panurge maria leroy Anarche, et le fei cryeur de saulcevert.

Apres celle vi�oire merveilleuse Pantagruel envoya Car-palim en la ville des Amaurotes dire et annoncer commentle roy Anarche e oit prins, et tous leurs ennemys defai�z.Laquelle nouvelle entendue, sortirent au devant de luy tousles habitans de la ville en bon ordre et en pompe trium-phale avecques une liesse divine le conduisirent en la ville.Et furent fai�z beaulx feux de joye par toute la ville, etbelles tables rondes garnies de force vivres dressées par lesrues. Ce fut un renouvellement du temps de Saturne, tantil fut fai� alors grand chere.

Mais Pantagruel tout le Senat assemblé di ,

« Messieurs ce pendant que le fer e chault il lefault battre, aussi devant que nous desbauscherdavantaige, je veux que allions prendre d’as-sault tout le royaulme des Dipsodes. Par ainsiceulx qui avecques moy vouldront venir, seapre ent à demain apres boire : car lors je com-menceray à marcher. Non pas qu’il me faille

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Chapitre XXVII Pantagruel

gens davantaige pour me ayder à le conque er :car autant vaudrait il que je le tinsse desjà, maisje voy que ce e ville e tant pleine des habi-tans qu’ilz ne peuvent se tourner par les rues.Docnques je les meneray comme une colonie enDipsodie, et leur donneray tout le pays, qui e beau, salubre, fru�ueux, et plaisant sus tousles pays du monde, comme plusieurs de voussçavent qui y e es allez aultrefoys. Un chascunde vous qui y vouldroit venir soit pre commejay dit. »

Ce conseil et deliberation fut divulgué par la ville, etle lendemain se trouverent en la place devant le palaysjusques au nombre de dix huyt cens cinquante mille, sansles femmes et petitz enfans. Ainsi commencerent à marcherdroi� en Dipsodie en si bon ordre qu’ilz ressembloient esenfans d’Israel quand ilz partirent d’Egypte pour passer lamer rouge.

Mais devant que poursuyvre ce e entreprinse je vousveulx dire comment Panurge trai�a son prisonnier le royAnarche.

Il luy souvint de ce que avoit raconté Epi emon com-ment e oient trai�ez les roys et riches de ce monde parles champs Elisées, et comment ilz gaingnoient pour lorsleur vie à vilz et salles me iers. Pourtant un jour habillason di� roy d’un beau petit pourpoint de toille tout des-chiquetté comme la cornette d’un Albanoys, et de belleschausses à la mariniere, sans soulliers : « car (disoit il) ilzluy ga eroient la veue, » et un petit bonnet pers avecques

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Chapitre XXVII Pantagruel

un grand plume de chappon. Je faux, car il m’e advisqu’il y en avoit deux : et une belle cein�ure de pers et vert,disant que ce e livrée luy advenoit bien, veu qu’il avoite é pervers.

En tel point l’amena devant Pantagruel, et luy di .

« Congnoissez vous ce ru re ?— Non certes, di Pantagruel.— C’e monsieur du Roy de troys cuittes. Jele veulx faire homme de bien : ces diables deroys icy ne sont que beaulx, et ne sçavent ny nevalent riens, sinon à faire des maulx es pouvressubie�z, et à troubler tout le monde par guerrepour leur inique et dete able plaisir. Je le veulxmettre à me ier, et le faire cryeur de saulcevert. Or commence à cryer, Vous fault il pointde saulce vert ? »

Et le pouvre diable cryoit. « C’e trop bas, » di Panurge,et le print par l’oreille, disant.

« Chante plus hault, en g sol ré ut. Ainsi diabletu as bonne gorge, tu ne fuz jamais si heureuxque de n’e re plus roy. »

Et Pantagruel prenoit tout à plaisir. Car je ose bien direque c’e oit le meilleur homme qui fut d’icy au bout d’unba on. Ainsi fut Anarche bon cryeur de saulce vert. Etdeux jours apres Panurge le maria avecques une vieillelanterniere, luy mesmes fi les nopces à belles te es demouton, bonnes ha illes à la mou arde, et beaulx tribarsaux ailz, dont il en envoya cinq sommades à Pantagruel,

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Chapitre XXVII Pantagruel

lesquelles il mangea toutes, tant il les trouva appetissantes :et à boire belle biscantine et beau corme. Et pour les fairedancer, loua un aveugle qui leur sonnoit la note avecquesla vielle. Et apres disner les maena au palays et les mon raà Pantagruel, et luy di mon rant la mariée.

« Elle n’a garde de péter.— Pourquoy ? di Pantagruel.— Par ce, di Panurge, qu’elle e bien entom-mée.— Quelle parabolle e cela ? di Pantagruel.— Ne voyez vous pas, di Panurge, que les chas-taignes qu’on fai� cuyre au feu, si elles sontentieres elles petent que c’e raige : et pour lesengarder de peter l’on les entomme. Aussi ce emariée e bien entommée par le bas, ainsi ellene petera point. »

Et Pantagruel leur donna une petite loge aupres de labasse rue, et un mortier de pierre à piller la saulce. Et frienten ce point leur petit mesnage : et fut aussi gentil cryeurde saulce vert que feu oncques veu en Utopie. Mais l’onm’a dit despuis que sa femme le bat comme pla re, et lepouvre sot ne se ose desfendre, tant il e nies.

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Chapitre XXVIII

Comment Pantagruel de sa langue couvrittoute une armée, et de ce que l’auteur veitdedans sa bouche.

Ainsi que Pantagruel avecques toute sa bande entrerentes terres des Dipsodes, tout le monde se rendoit à luy : etde leur franc vouloir luy apportoient les clefz de toutesles villes où il alloit, excepté les Almyrodes, qui voulurenttenir contre luy, et feirent response à ses heraulx, qu’ilz nese rendroient point, sinon à bonnes enseignes.

« Et quoy, di Pantagruel, en demandent ilz demeilleures que la main au pot, et le verre aupoing ? Allons, et qu’on me les mette à sac. »

Adoncq tous se mirent en ordre comme deliberez dedonner l’assault. Mais au chemin passans une grande cam-paigne, furent saisys d’une grosse houzée de pluye. A quoyilz commencerent à se tremousser et se serrer l’un l’aultre.Ce que voyant Pantagruel leur fi dire par les capitainesque ce n’e oit riens, et qu’il voyait bien au dessus des nuesque ce ne seroit qu’une petite venue : mais à toutes finsqu’ilz se missent en ordre et qu’il les vouloit couvrir. Lorsse mirent en bon ordre et bien serrez. Adoncques Panta-gruel tira la langue seulement à demy, et les en couvrit

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Chapitre XXVIII Pantagruel

comme une gelline fai� ses poulletz.Ce pendant je qui vous fays ces tant veritables contes,

m’e oys caché dessoubz une feuille de Bardane, qui n’e oitpoint moins large que l’arche du pont de Mon rible : maisquand je les veiz ainsi bien couverts je m’en allay à eulxrendre à l’abrit : ce que je ne peuz tant ilz e oient commel’on dit, au bout de l’aulne fault le drap. Doncques le mieuxque je peu je montay dessus et cheminay bien deux lieuessus sa langue, tant que je entray dedans sa bouche. Mais odieux et desses, que veiz je là ? Juppiter me confonde de lafouldre trisulque si jen mens. Je y cheminois comme l’onfai� en Sophie à Con antinople, et y veiz de grans rochiers,comme les monts des Dannoys, je croy que c’e oient lesdentz : et de grans prez, de grans foretz, et de fortes etgrosses villes non moins grandes que Lyon ou Poi�iers. Etle premier que y trouvay, ce fut un bon homme qui plantoitdes choulx. Dont tout esbahy luy demanday.

« Mon amy que fays tu icy ?— Je plante, di il, des choux.— Et à quoy ny comment ? dys je.— Ha monsieur, di il, nous ne povons pas e retous riches. Je gaigne ainsi ma vie : et les portevendre au marché en la cité qui e icy derriere.— Jesus (dys ie) il y a icy un nouveau monde.— Certes (di il) il n’e mie nouveau : mais l’ondit bien que hors d’icy il y a une terre neufveoù ilz ont et soleil et lune et tout plain de bellesbesoingnes, mais ce uy cy e plus ancien.— Voire mais (dis je) mon amy, comment a nom

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Chapitre XXVIII Pantagruel

ce e ville où tu portes tes choulx.— Elle a (di il) nom Alpharage, et sont Chres-tiens gens de bien, et vous feront grang chiere. »

Brief je me deliberay d’y aller. Or en mon chemin je trou-vay un compaignon, qui tendoit aux pigeons. Auquel jedemanday.

« Mon amy dont vous viennent ces pigeons icy ?— Sire (di il) ilz viennent de l’aultre monde. »

Lors je pensay que quand Pantagruel baisloit, les pigeonsà pleines vollées entroient dedans sa gorge, pensant quefeu un columbier. Puis m’en entray à la ville, laquelle jetrouvay belle, bien forte, et en bel air, mais à l’entrée lesportiers me demanderent mon bulletin, de quoy je fuz fortesbahy, et leur demanday,

« messieurs y a il icy dangier de pe e ?— O seigneur (dirent ilz) l’on se meurt icy auprestant que le chariot court par les rues.— Jesus (dys je) et où ? »

A quoy me dirent, que c’e oit en Laryngues et Pha-ryngues, qui sont deux grosses villes telles comme sontRouen et Nantes riches et bien marchandes. Et la cause dela pe e a e é pour une puante et infe�e exhalation qui e sortie des abysmes despuis na guieres, dont ilz sont morsplus xxi. cens mille personnes, despuis huy� jours. Lors jepense et calcule, et trouve que c’e oit une puante alainequi e oit venue de l’e omach de Pantagruel alors qu’ilmangea tant d’aillade, comme nous avons dit dessus.

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Chapitre XXVIII Pantagruel

De là partant passay par entre les rochiers, qui e oientses dentz, et feis tant que je montay sus une, et là trou-vay les plus beaulx lieux du monde, beaulx grans jeux depaulme, belles galleries, belles prariez, force vignes, et uneinfinité de cassines à la mode Italicques par les champsplains de delices : et là demouray bien quatre moys et nefeis oncques telle chere que pour lors. Puis me descendispar les dentz du derriere pour m’en venir aux baulievres :mais en passant je fuz de roussé des brigans par une grandfore qui e vers la partie des oreilles : puis trouvay unepetite bourgade à la devallée, jay oublyé son nom, où je feisencores meilleure chere que jamais, et gaignay quelque peud’argent pour vivre. Et sçavez vous comment ? à dormir :car l’on loue les gens à journée pour dormir, et gaignentcinq à six solz par jour, mais ceulx qui ronflent bien fortgaignent bien sept solz et demy.

Et contoys aux senateurs comment on m’avait de roussépar la vallée : lesquelz me dirent que pour tout vray lesgens de par delà les dentz e oient mal vivans et brigans denature. A quoy je congneu que ainsi comme nous avons lescontrées de deça et de delà les monts, aussi ont ilz deça etdelà les dentz. Mais il fai� beaucoup meilleur de deça et ya meilleur air.

Et là commençay à penser qu’il e bien vray ce que l’ondit, que la moitié du monde ne sçay comment l’aultre vit.Veu que nul n’avoit encores escript de ce pays là où il y aplus de xxv. royaulmes habitez, sans les devers, et un grosbras de mer : mais jen ay composé un grand livre intitulél’Hi oire de Guorgias : car ainsi les ay je nommez par cequ’ilz demouroient en la gorge de mon mai re Pantagruel.

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Chapitre XXVIII Pantagruel

Finablement je m’en vouluz retourner et passant par labarbe me gettay sus ses espaules, et de là me devalle enterre et tumbe devant luy. Et quand il me apperceut, il medemanda.

« Dont viens tu Alcofrybas ?— Et je luy responds, de vo re guorge monsieur.— Et despuis quand y es tu ? di il.— Despuis (dis je) que vous alliez contre lesAlmyrodes.— Il y a (di il) plus de six moys. Et de quoyvivoys tu ? que mangeoys tu ? que beuvoys tu ?— Je responds. Seigneur de mesmes vous, et desplus fryans morceaux qui passoient par vo reguorge je prenoys le barraige.— Voire mais (di il) où chyois tu ?— En vo re guorge monsieur, dys je.— Ha ha tu es gentil compaignon, di il. Nousavons avecques l’ayde de dieu conque é toutle pays des Dipsodes je te donne la cha elleniede Salmigondin.— Grant mercy (dys je) monsieur vous me fai�esdu bien plus que n’ay desservy envers vous. »

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Chapitre XXIX

Comment Pantagruel fut malade, et lafaçon comment il guerit.

Peu de temps apres le bon Pantagruel tumba malade, etfut tant prins de l’e omach qu’il ne povoit boire ny manger,et par ce qu’un malheur ne vient jamais seul, il luy printune pisse chaulde, qui le tormenta plus que ne penseriez :mais ses medecins le secoururent tresbien et avecques forcede drogues lenitives et diureticques le feirent pisser sonmalheur.

Et son urine e oit si chaulde que despuis ce temps làelle n’e point encores refroidye. Et en avez en france endivers lieux selon qu’elle print son cours : et l’on l’appelleles bains chaulx, comme à Coderetz, à Limous, à Da , àBalleruc, à Neric, à Bourbonensy, et ailleurs. En Italie àMons grot, à Appone, à San�o Pedro dy Padua, à Sain�eHelene, à Casa Nova, à San�o Bartholomeo. En la comté deBouloigne à la Porrette, et mille aultres lieux. Et m’esbahysgrandement d’un tas de folz philosophes et medecins, quiperdent temps à disputer dont vient la chaleur de cesdi�eseaux, ou si c’e à cause du Baurach, ou du Soulphre, oul’Allun, ou du Salpe re qui e dedans la minere : car ilzn’y font que ravasser, et mieulx leur vauldroit se aller froterle cul au panicault, que de perdre ainsi le temps à disputer

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Chapitre XXIX Pantagruel

de ce dont ilz ne sçavent l’origine, que lesdi�s bains sontchaulx par ce qu’ilz sont issuz par une chauldepisse du bonPantagruel.

Or pour vous dire comment il guerit de son mal principalje laisse icy comment pour une minorative il print quatrequintaulx de Scammonée Colophaniacque, six vingtz etdix huyt chartées de Casse. Onze mille neuf cens livresde Reubarbe, sans les aultres barbouillemens. Il vous faultentendre que par le conseil des medecins fut decreté qu’ono eroit ce que luy faisoit le mal à l’e omach. Et de fai�l’on fi xvii. grosses pommes de cuyvre plus grosses quecelle qui e à Romme à l’aiguille de Virgile, en telle façonqu’on les ouvroit par le meillieu et fermoit à un ressort.

En l’une entra un de ses gens portant une lanterne etun flambeau allumé. Et ainsi l’avalla Pantagruel commeune petite pillule. En cinq aultres entrerent d’aultres grosvarletz chascun portant un pic à son col. En troys aultresentrerent troys paysans chascun ayant une pasle à soncol. Es sept aultres entrerent sept porteurs de cou retzchascun ayant une gourbeille à son col. Et ainsi furentavallées comme pillules. Et quand furent en l’e omach,chascun desfit son ressort et sortirent de leurs cabanes, etpremier celluy qui portoit la lanterne, et ainsi chercherentplus de demye lieue où e oient les humeurs corrumpues.

Finablement trouverent une montioye d’ordures : alorsles pionniers fraperent sus pour les desrocher et les aultresavecques les pasles en emplirent les gourbeilles : et quandtout fut bien nettoyé, chascun se retira en sa pomme. Etce fai� Pantagruel se parforce de rendre sa guorge, et fa-cillement les mi dehors, et ne mon roient en sa guorge

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Chapitre XXIX Pantagruel

en plus qu’un pet en la vo re, et là sortirent hors de leurspillules joyeusement. Il me souvenoit quand les Gregeoyssortirent du cheval en Troye. Et par ce moyen fut gueryet reduyt à sa premiere convalescence. Et de ces pillulesd’arain en avez une en Orleans sus le clochier de l’esglisede sain�e Croix.

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Chapitre XXX

La conclusion du present livre et l’excusede l’auteur.

Or messieurs vous avez ouy un commencement de l’his-toire horrificque de mon mai re et seigneur Pantagruel.Icy je feray fin à ce premier livre : car la te e me fai� unpeu mal, et sens bien que les regi res de mon cerveau sontquelque peu brouillez de ce e purée de Septembre.

Vous aurez le re e de l’hi oire à ces foires de Francfortprochainement venantes : et là vous verrez comment Pa-nurge fut marié et coqu des le premier moys de ces nopces,et comment Pantagruel trouva la pierre philosophalle et lamaniere pour la trouver, et la maniere d’en user. Et com-ment il passa les monts Caspiens, comment il naviga par lamer Athlanticque et desfit les Caniballes et conque a lesisles de Perlas. Comment il espousa la fille du roy de Indedit Pre re Jehan. Comment il combatit contre les diables,et fei brusler cinq chambres d’enfer et mit à sac la grantchambre noire, et getta Proserpine au feu, et rompit iiii.dentz à Lucifer et une corne au cul. Comment il visita lesregions de la lune, pour sçavoir si à la verité la lune n’e oitpas entiere : mais que les femmes en avoient iii. quartiers enla te e. Et mille aultres petites joyeusetez toutes veritables :ce sont beaux textes d’evangilles en françoys.

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Chapitre XXX Pantagruel

Bonsoir messieurs, pardonnate my, et ne pensez pas tantà mes faultes que vous ne pensez bien es vo res.

Si vous me di�es :

« Mai re, il sembleroit que ne feussiez gran-dement saige de nous escrire ces balivernes etplaisantes mocquettes, »

je vous responds que vous ne l’e es gueres plus de vousamuser à les lire. Toutesfoys, sy pour passe temps joyeulxles lisez comme passant temps les escripvoys, vous et moysommes plus dignes de pardon q’un grand tas de sarra-bovittes, cagotz, escargotz, hypocrites, caffars, frappars,botineurs, et aultres telles se�es de gens, qui se sont des-guisez comme masques pour tromper le monde.

Car, donnans entendre au populaire commun qu’ilz nesont occupez sinon à contemplation et devotion, en jeusneset maceration de la sensualité, sinon vrayement pour sus-tenter et alimenter la petite fragilité de leur humanité, aucontraire font chiere, Dieu sçait quelle,

Et Curios simulant, sed bacchanalia vivunt.Quant e de leur e ude, elle e toute consummée à la

le�ure de livres Pantagruelicques, non tant pour passertemps joyeusement que pour nuyre à quelc’un meschan-tement, sçavoir e articulant, monorticulant, torticulant,culletant, couilletant et diabliculant, c’e à dire callum-niant. Ce que faisans, semblent es coquins de village quifougent et echarbottent la merde des petitz enfans, en lasaison des cerises et guignes, pour trouver les noyaulx eticeulx vendre es drogueurs qui font l’huille de Maguelet.

Iceulx fuyez, abhorrissez et haissez autant que je foys,

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Chapitre XXX Pantagruel

et vous en trouverez bien, sur ma foy, et, si desirez e rebons Pantagrueli es (c’e à dire vivre en paix, joye, santé,faisans tousjours grande chere), ne vous fiez jamais en gensqui regardent par un pertuys.

Fin des cronicques de Pantagruel, roy des Dipsodes,re ituez à leur naturel, avec ses fai�z et prouessesespoventables composez par feu M. ALCOFRIBAS,

ab ra�eur de quinte essence.