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Loubatières les violettes sauvages robert arnaut 1892-1939 chroniques toulousaines

Les violettes sauvages

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Alberto, mineur à Carmaux dans les années 1890, venu d’Aragon, est victime d’un accident du travail qui le prive de ses jambes. Il part alors pour Toulouse, où il s’installe commecordonnier. Alberto n’est autre que le grand-père paternel del’auteur. Son histoire est le point de départ de ces Chroniquestoulousaines, depuis la grève des mineurs de Carmaux de 1892 avecJaurès à leurs côtés, jusqu’à la mobilisation générale de 1939.Avec Violettes sauvages, Robert Arnaut nous conte l’histoire d’unefamille, la sienne, d’une ville, Toulouse et d’un pays, la France,pendant ces années marquées de profonds bouleversementstechniques, sociaux et politiques, ces années où le monde a changé.Ce livre est une grande fresque dans laquelle les personnages, lafamille de l’auteur et tout le peuple d’un Toulouse encore villageois,vivent et commentent les événements de cette époque avec verveet sagacité.

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Loubatières

les violettessauvages

robert arnaut

1892-1939chroniques toulousaines

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26 avril 1893

Des dizaines de milliers de personnes déferlent sur le quartier Saint-Cyprien. Tous les Toulousains veulent rendre hommage à cet agité amoureux de sa ville, Charles de Fitte, qui vient de disparaître subitement.

Le cortège funèbre a parcouru la place des Ravelins, les allées de la Garonne, la place du Fer-à-cheval, l’avenue de Muret et la rue du Cimetière-Saint-Cyprien. Dans la marée de drapeaux rouges déployés à chaque station, quelques drapeaux bleu, blanc, rouge.

Quatre piqueurs des pompes funèbres à cheval ouvrent la marche. Les délégations socialistes de tout le sud de la France suivent le char et précèdent les charrettes à bras chargées de couronnes de fleurs, de gerbes énormes, de modestes coussins, de bouquets de violettes. Toutes les fenêtres sont occu-pées, les balcons surchargés de curieux, les portes cochères transformées en amphithéâtres à l’aide de caisses et de tables superposées. Les becs de gaz sont allumés et les lanternes voilées de crêpes noirs. Le canton ouest de Toulouse pleure son plus grand défenseur. Le peuple a de la mémoire. Il se souvient de ce qui s’est passé en 1875.

À cette époque, Saint-Cyprien n’était encore qu’un grand village où, depuis le Moyen Âge, se trouvaient parqués les pestiférés, les malades, les prostituées, les mendiants, les filles mères recueillies par les ordres religieux et les hospices. Le paysage urbain était hérissé de gazomètres, de toits en dents de scie, d’usines, de maisons lépreuses coupées de terrains vagues, de ruelles sinistres, avec boutiques et hôtels minables ; le quartier des Humbles mis à l’écart de la « vraie ville », de l’autre côté de la Garonne. De temps en temps, le soir, un fiacre audacieux débarquait quatre ou cinq bourgeois dans une rue populeuse. Ils s’enhardissaient à acheter un cornet de frites à deux sous et trouvaient dans ce quartier des sensations inconnues. Pourtant, les agressions étaient rares. Respectant une sorte de code secret, chacun restait à sa place, y compris les voyous. Seules les bandes réglaient leurs comptes entre elles et leurs chefs marquaient leur territoire en combat singulier au couteau. Tout semblait pouvoir durer ainsi des siècles.

Mais un matin de juin 1875, Garonne entra en fureur. Elle envahit brus-quement ses berges, submergea le quartier Saint-Cyprien et arracha ses deux ponts, en quelques heures. Lorsque les eaux se furent retirées, on constata que le fleuve fou avait fait 45 000 sans-abris. La plaine liquide s’étendait comme une mer, et Mac-Mahon, en visite officielle, prononça alors ses paroles immortelles : « Que d’eau ! Que d’eau ! »

Mais cette catastrophe n’eut pas que des effets négatifs. Elle permit d’envi-sager des aménagements au secteur rive gauche de la Garonne et notamment au quartier Saint-Cyprien.

Peu à peu, la ville se transformait, s’embellissait. La vieille halle aux pois-sons du Moyen Âge était remplacée par le grand marché Victor Hugo. L’école

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des Beaux-Arts s’installait à l’ancienne manufacture des tabacs. Le collège Saint-Raymond fut restauré par Viollet-le-Duc.

En 1888, lorsque Charles de Fitte devint conseiller municipal, il fit accé-lérer les travaux, anima les commissions, encouragea les initiatives, défendit bec et ongles les projets qui paraissaient bénéfiques pour la cité et ses habi-tants, s’attaquant aux privilégiés, aux conservateurs rétrogrades, réclamant l’aide de ceux qui, comme lui, mettaient en avant l’action sociale. Son tem-pérament entier, colérique, arbitraire et parfois excessif, lui avait valu pas mal d’ennemis. Mais chacun saluait l’homme intègre et passionné. Sa mort était plus qu’une perte, c’était un mauvais coup porté aux Toulousains en général et aux pauvres en particulier.

Les cortèges funèbres seraient fatigants et fastidieux si des petites conver-sations chuchotées ne venaient les animer. On adresse la parole à celui qui marche à côté de vous, même si l’on n’a rien à lui dire ou si l’on est sûr de ne jamais le revoir. L’accompagnement d’un mort crée des liens provisoires chez les vivants. Tiburce, le secrétaire du syndicat des couvreurs, et le plom-bier Micou marchent depuis près d’une heure en silence, ce qui est pour eux insupportable.

– Alors, ça y est ! finit par murmurer Tiburce, Jaurès fout le camp à Paris.– C’est sûr ? demande Micou pour ne pas rester muet.– Certain. Il a donné sa démission du conseil municipal en janvier.– Il a été élu député.– De Carmaux ! Pas de Toulouse, de Carmaux !– Et alors ?– Alors, moi j’appelle ça de la trahison. Nous l’avons adopté en 1889, nous

en avons fait un adjoint à l’instruction publique, et voilà !– Voilà quoi ?– Il fout le camp. Il lâche Toulouse.– Mais non.– Mais si.Il prend un temps de réflexion, puis :– Il paraît même qu’il croit en Dieu.– Et alors ? T’y crois pas, toi ?– Moi, je ne suis pas député socialiste et je n’écris pas dans La Dépêche. Si

des gens comme Jaurès se mettent à croire en Dieu, où va-t-on, nom de Dieu ?– Je ne te suis pas.– S’il croit en Dieu, il se rapproche de l’Église. Donc, il n’est pas anticlé-

rical, donc il ne peut pas parler en notre nom.– Il peut être anticlérical et croire en Dieu, en l’immortalité de la personne

humaine. Dieu et l’Église, c’est pas la même chose.– C’est pas ce que disent les curés.– Ça n’empêche pas Jaurès d’être un Toulousain…

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– Adoptif ! N’oublie pas, adoptif ! Il vient de nous le faire savoir. Pour se présenter à la députation, il a choisi Carmaux et il a donné sa démission ici.

– Il ne peut pas cumuler les deux mandats.– Pardi. Il préfère monter à Paris. À la tribune du Parlement, on se fait voir

davantage qu’à la mairie de Toulouse. Moi, je te dis, ton Jaurès, il est comme les autres. Il bouffe à tous les râteliers.

– Tu ne peux pas dire ça de Jaurès. Il a prouvé cent fois…Et soudain illuminé par un argument :– Et toi ! Quand ta fille a demandé une place d’ouvreuse au théâtre du

Capitole, qu’est-ce que tu as fait ? Tu es allé voir Jaurès. Et ta fille a eu la place. Pla countento 69 !

– Oh ! Ça ne lui coûtait pas grand-chose. Et si je suis allé demander à Jaurès…, dit-il en élevant la voix.

Un homme en grand deuil tapote son épaule :– S’il vous plaît, messieurs. Il ne s’agit pas de l’enterrement de Jaurès, mais

de celui de Charles de Fitte.Tiburce soulève son chapeau :– Je vous prie de m’excuser. Charles de Fitte… Ça, c’était un socialiste !

Un vrai !

Samedi 6 mai 1893

– Tu viens avé moi faire le ratissage, Antoinette ? a crié la bioulettaïre dans la cour.

Tous les samedis soir, dans certains quartiers, les hommes s’agglutinent dans les bistrots et multiplient les tournées jusqu’à l’abrutissement. Les épouses qui attendent au foyer se gardent bien de venir les chercher. Alors Gisquette sur le coup de neuf heures, fait sa tournée des assommoirs et expulse les ivrognes pour les rendre à leur famille. À ce jour, aucun client, aucun patron de bar n’a osé s’opposer à cet acte d’autorité ou de civisme.

Au Coutel-Mourrou, les deux femmes ont trouvé accrochés au comptoir les habitués déroulant l’actualité de la vie toulousaine, de la France, du monde. Si les journaux commentent les événements, les soiffards commentent les jour-naux. L’un d’eux annonce que « le groupe de filles-mères que la ville montrait du doigt a pris le train afin d’embarquer à Bordeaux pour une destination lointaine ».

– Bon débarras ! dit Cambaloli à moitié rétamé. Qu’elles aillent se faire voir ailleurs !

À Toulouse comme partout, l’intolérance, les préjugés, l’étroitesse d’es-prit, ne sont pas l’apanage de la bourgeoisie bondieusarde ; dans les ateliers, les lavoirs, les bistrots, on trouve aussi cette forme de morale chrétienne, ce

69. Bien contente !

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rigorisme, ces donneurs de leçons. Le peuple peut avoir la bouche pleine de maximes sur la vertu, l’honnêteté, la probité ; il peut parler de devoirs, d’obli-gations, mais l’indulgence, la compréhension ne sont pas toujours invitées au comptoir. Dans les ateliers, les usines, on trouve autant de puritains et d’inquisiteurs que dans les salons. Entre deux tournées, on exécute allègre-ment ses semblables. La morale est incrustée dans le zinc, et au nom de cette morale, on juge, on condamne.

Parmi ces jeunes proscrites que la charité chrétienne force à immigrer, il y a Berthe Gardès. Quel est son crime ? En décembre 1890, elle a accouché à l’hôpital de La Grave d’un garçon qui a été baptisé Charles Romuald. On ne sait rien de cet enfant ? Presque rien. Certains avancent qu’il est le fruit d’une liaison entre Berthe et un de ses cousins séminariste. D’autres prétendent que le père de Charles serait un certain Paul Lasserre, marié avec des enfants. Quoi qu’il en soit, la morale publique a empoisonné la vie de Berthe jusqu’à ce qu’elle décide de quitter son quartier pour aller tenter sa chance le plus loin possible, de l’autre côté de l’océan. Où exactement ? Elle ne sait pas. En Uruguay, en Argentine peut-être. Le train de Bordeaux en a emporté vingt-huit, aujourd’hui.

Ce sont les parias, les exclus, ceux qui n’ont pas trouvé à Toulouse de quoi survivre, et n’espèrent plus qu’en ces terres lointaines des Amériques. Avant eux, beaucoup de bergers pyrénéens sont partis par vagues. On dit que ceux qui réussissent reviennent, un jour, riches et arrogants ; les autres, ceux qui ont sombré, ne reviennent jamais.

– Tu l’as connue, toi, Berthe Gardès ? demande la bioulettaïre.– Un peu. Elle était repasseuse chez Lacoste. Une brave fille. Dès qu’ils

l’ont vue enceinte et pas mariée, ils n’en ont plus voulu. Tout le monde lui a tourné le dos.

– C’est une pute, articule Cambaloli, la bouche pâteuse.Gisquette se retourne vivement :– Caro té ! Farnous 70 ! Que tu pues le vin à dix pas, et tu rentres tous les

soirs chez toi rond comme une queue de pelle ! Tu devrais être à Cayenne, toi ! Elle apostrophe toute la salle :– Tous des salauds, les hommes ! Pour encloquer les femmes, vous êtes

bons, mais pour les défendre… vous me dégoûtez, tè !Elle crache par terre.– Allez ! Viens, petite !Elles vont sortir. Gégène lance :– Hé ! Qui paye les muscats ?La bioulettaïre crie par-dessus son épaule :– Fais-toi payer par les immigrés que vous chassez !

70. Tais-toi ! Fénéant !

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Comme beaucoup de ces parias, Berthe Gardès a refusé la honte. Elle part avec dans ses bras un enfant gueulard qui deviendra le plus grand chanteur de tango du monde sous le nom de Carlos Gardel.

Septembre 1893

C’est à un rendez-vous international que se rendent les élégantes en cape-lines et robes drapées marquant la taille et faisant ressortir les avantages. Les toilettes noires, bleues, mauves, roses, ne passent pas inaperçues. Les hommes en costumes clairs et en canotiers marchent, un peu en retrait de ces dames, comme pour exposer en première ligne l’état de leur fortune au concours hippique des allées des Soupirs. Tous les ans, le même jour, les tribunes accueillent cet essaim coloré qui vient admirer les plus brillants cavaliers de France et d’Espagne. Les éleveurs du Sud-Ouest, et bien au-delà, viennent montrer leurs chevaux superbes. Officiellement, ces animaux sont en exhi-bition, mais on sait qu’un marché clandestin s’est installé, et les riches gitans du canton ouest, couverts de chevalières d’or et plantés de cigares espagnols, sortent insolemment leurs paquets de billets de banque serrés en rouleaux et tenus avec un élastique. La foule toulousaine massée derrière les barrières regarde avec autant d’intérêt le spectacle des tribunes que le défilé hippique. Quelques pickpockets endimanchés se glissent toujours dans les rangs, et il arrive que maints bourgeois laissent dans ces journées prestigieuses leur montre à gousset et leur portefeuille.

Gisquette la bioulettaïre ne laisse jamais passer cet événement. Elle a tiré sa baladeuse chargée d’une montagne de violettes jusqu’au Grand Rond où elle a commencé sa vente. Les élégants se promenant avec leurs dames se croient obligés d’acheter un bouquet pour orner les corsages ou les chapeaux bien garnis.

– Bioulettas ! Violettes de Toulouse ! La botte deux francs ! crie la Gisquette.Une main gantée de gris s’élève :– Quatre, s’il vous plaît !– Quatre beaux bouquets pour monsieur le ministre !– Je ne suis pas ministre ! dit le gandin souriant.– Quatre bouquets pour monsieur le président ! rectifie Gisquette.– Je ne suis pas président non plus.– Ça fera 8 francs, mon Prince !– Je suis encore moins prince.– Avec mes respects, Monseigneur.– Mais enfin, pourquoi me donnez-vous tous ces titres ?– J’en ai d’autres, si vous préférez.Le bourgeois renifle le bouquet :– Ces violettes sont-elles parfumées ?

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– Comme la dame qui vous accompagne, lagagnous 71.– Et si j’en prends cinq bouquets ?– Neuf francs, pédzouious 72.– Et six bouquets ?– Dix francs tout juste, bourmélous.Le bourgeois élargit son sourire :– Je ne comprends pas votre vocabulaire, mais il est sûrement trop flatteur.– Qui ad sap 73 ?Elle prend l’argent :– Merci, peillarot !L’homme ravi s’éloigne avec ses bouquets et dit à sa compagne :– Cette marchande est très pittoresque. Elle dispose d’un vocabulaire

savoureux. Cette langue toulousaine ne manque pas de charme.Le troisième jour de ces festivités, le spectacle hippique s’achève vers 13

heures et se déplace vers le Grand Rond, le pont Saint-Michel, jusqu’à la prairie des Filtres où se déroule la traditionnelle fête de gymnastique orga-nisée par la société municipale de gymnastique et de tir, car les concours de tir sont très appréciés à Toulouse, aussi bien le tir au fusil Gras qu’à la carabine Bosquette, au fusil de chasse ou au revolver d’ordonnance. L’esprit revanchard est toujours en éveil ; les jeunes doivent se préparer à reprendre l’Alsace et la Lorraine.

Novembre 1893

Le centenaire de la Terreur ressuscite de pénibles souvenirs et provoque une sorte de fièvre judiciaire. La procédure est l’instrument le plus sûr pour faire tomber les ministères. La charrette qui, il y a un siècle, conduisait les condamnés à la guillotine est remplacée par le fiacre qui mène chez le juge d’instruction. Le procès de Panama est la vedette de l’année 1893.

Le 21 mars, la cour d’assises de la Seine a condamné l’ancien ministre des Travaux publics, Baïhaut à cinq ans de prison et à la dégradation civique. Blondin a été condamné à 2 ans, et Charles de Lesseps à 1 an. Ferdinand de Lesseps et Gustave Eiffel sont également condamnés, mais échappent à la prison grâce à un vice de forme. Le scandale frappe de plein fouet la République et déclenche un mouvement d’opinion anticapitaliste, anti-parlementaire, antisémite, car la plupart des personnalités impliquées sont juives. Les journaux antisémites s’acharnent sur les financiers Reinach, Arton, Herz. Il faut des coupables ! On veut des coupables ! Le baron Reinach est retrouvé mort chez lui. Herz s’enfuit en Angleterre. Clemenceau lui-même

71. Qui a les yeux chassieux72. Qui a des poux.73. Qui le sait ?

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est éclaboussé et accusé d’être l’ami, sinon le complice des concussionnaires. Son éloquence l’a jusqu’à présent tiré de ce mauvais pas, mais à la Chambre, il doit faire face à Déroulède qui s’écrie à la Tribune :

– Si ces hommes se sont crus permis d’agir ainsi, c’est parce qu’ils savaient qu’ils avaient le soutien, le patronage d’un personnage important et dange-reux. Cet homme si dangereux, vous le connaissez tous, mais pas un de vous ne le nommerait, car il est trois choses que vous redoutez : son épée, son pistolet et sa langue ! Eh bien moi, je brave les trois et je le nomme : c’est Clemenceau !

Bien entendu, le « Tigre » a réagi. Il a envoyé ses témoins à Déroulède, mais le duel s’est déroulé sans une goutte de sang. Il n’empêche que Clemenceau n’a pas été réélu à Paris. Mais il continue à écrire dans La Dépêche de Toulouse. Ses articles sont toujours aussi virulents

Juillet 1894

Dans son costume d’alpaga, abrité sous les larges bords de son panama, l’Anglais sirote tranquillement son absinthe à la terrasse de l’hôtel Souville. L’ombre qui se rapproche est celle de son compagnon de l’heure apéritive. Il baisse son journal, essuie ses lorgnons et dit sans se retourner :

– Cette fois, ça y est ! Votre gouvernement a voté les trois lois contre l’anarchie.

– « Les lois scélérates », souligne le professeur.– Je ne vous le fais pas dire. Et vos socialistes n’y pourront rien. Votre

Dépêche fulmine, votre Jaurès s’enflamme à la Chambre, mais ces lois seront appliquées.

Le professeur prend place au guéridon, commande d’un geste sa consom-mation, et rectifie :

– Il ne s’agit ni de « mes socialistes » ni de « ma Dépêche », ni de « mon » Jaurès. Je suis un radical.

– Penchant légèrement vers la gauche.– Si vous voulez. Je condamne la politique du gouvernement, mais je ne

trouve pas très agréable cette vague d’attentats qui va bientôt nous faire déserter cette terrasse, où les anarchistes sont plus connus que des vedettes d’opéra, où l’on tresse des couronnes aux Ravachol, Vaillant, Henri ou Caserio.

– L’ordre sans le pouvoir ! rêve l’Anglais.– L’assassinat. La terreur, achève le professeur.Avec la petite carafe, l’Anglais verse délicatement un filet d’eau sur le sucre

posé dans la cuillère percée. Le liquide tombe goutte à goutte dans le verre et transforme l’absinthe en breuvage verdâtre :

– Tout de même, dit-il pensif, les procédures du gouvernement sont un peu expéditives et la répression disproportionnée par rapport aux actes commis.

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– Disproportionnée ? Vous avez fait le bilan ? Ravachol, 6 blessés, la bombe à la Chambre, 4 blessés, le président Sadi Carnot assassiné, et vous trouvez que la répression est disproportionnée ?

– Si un gouvernement a le devoir de se défendre contre les associations de malfaiteurs, ce n’est pas en encourageant la délation et en interdisant les drapeaux rouge et noir.

– Reconnaissez qu’il y a dans tous ces mouvements libertaires de Bakounine à Marx en passant par Louise Michel, quelque chose d’extravagant.

– Je n’y vois que de l’aspiration à des changements sociaux souhaitables.L’Anglais ôte de nouveau son lorgnon pour regarder du côté de l’entrée de

l’hôtel :– Avez-vous remarqué, dit-il, ce qui a été peint, cette nuit, sur la façade

de l’hôtel ?Sous la pancarte de cuivre indiquant « Hôtel Souville *** Eau et gaz à tous

les étages », a été peint un énorme A majuscule inscrit dans un cercle.– Qu’est-ce que c’est que ça ? demande le professeur.– Le symbole de l’anarchie. Le A représente le mouvement, et le cercle

l’unité et la détermination.– Cela veut-il dire que l’hôtel Souville est visé par les terroristes ?– Plusieurs clients ont déjà demandé leur note.– Et vous-même, vous ne craignez pas…– Si l’on devait prendre toutes les menaces au sérieux ! Et puis ici, à

Toulouse…– À Toulouse aussi on fait péter des bombes.– Des bombettes.– On sait où se réunissent les anarchistes toulousains : à deux pas d’ici, rue

Rémusat, au café du Chat noir. Ce sont eux qui ont apposé leur marque cette nuit, soignez-en sûr.

– Le patron de l’hôtel a licencié quatre employés.– Un patron n’est donc plus maître chez lui ?– Ce qui ne peut s’obtenir par la discussion ou la persuasion, s’obtient par

la force ou la terreur.Depuis un moment, le professeur lorgne l’Anglais du coin de l’œil.

Comment un étranger, fût-il très érudit, peut-il être aussi bien au courant des luttes sociales de notre pays ?

– Nous connaissons ces mêmes mouvements en Angleterre.– Dites-moi, cher ami, là, entre nous, ne seriez-vous pas un sympathisant

du mouvement libertaire ?L’Anglais sourit, essuie ses lorgnons et avoue :– J’ai, en effet, cette faiblesse.– Comment ! Client de cet hôtel ? Dans ce costume ?– L’anarchie n’est pas une question de rang social. Tous les anarchistes ne

portent pas la casquette et le foulard rouge. Votre Joseph Proudhon a dit :

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« La plus haute perfection de la société se trouve dans l’union de l’ordre et de l’anarchie. »

Cette fois, le professeur regarde bien en face l’étrange gentleman :– Seriez-vous plus qu’un sympathisant ?Le silence de l’Anglais est un aveu.– Je pourrais vous dénoncer. La nouvelle loi m’y autorise.– Vous n’en ferez rien.– Pourquoi ?– Parce que vous avez peur. Parce que vous avez une famille. Et parce que

vous savez que nous avons raison.Le professeur regarde ce gandin lettré, cet homme distingué, appartenant

sans doute à la gentry anglaise et peut-être poseur de bombes.– Vous êtes à Toulouse pour soutenir le mouvement libertaire ? demande

le professeur médusé.– Non. Je vous l’ai dit : je suis un dilettante. J’observe. Nous sommes près

de l’Espagne. Ce qui s’y trame est très intéressant.Le flegme de cet aristocrate terroriste intrigue le professeur plus qu’il ne

l’inquiète.– Vous êtes le complice, peut-être l’organisateur d’un attentat contre

l’hôtel Souville, et vous prenez tranquillement l’apéritif à sa terrasse. L’idée qu’une bombe va faire des blessés ne vous est donc pas désagréable ?

– Ce qui me serait le plus désagréable serait de recevoir quelques morceaux de briques dans mon verre d’absinthe.

– Vos théories ne sont que chaos, apocalypse ! Que souhaitez-vous ? Tout anéantir ? Effacer les siècles passés ?

– Le travail serait considérable. Imaginez si nous remontions à l’âge des cavernes pour tout réinventer : la chasse, la cueillette, le langage, le feu, l’agri-culture, la construction des cités, la monnaie, la guerre ! Non, non, trop de boulot. Restons avec nos modestes réformes socialistes. Après tout, nous ne sommes pas si mal, ici, place du Capitole, devant notre petite « verte ».

– Et votre saccage de la société ?– Nous verrons cela ce soir, à l’apéritif.

Août 1894

– Alberto ! Un monsieur te demande !Le cordonnier extirpe son alêne de la semelle, plante son aiguille et tire le

crin poisseux : un point de plus.– Un monsieur ? Qu’est-ce qu’il veut ?– Je te l’envoie.Ce visiteur n’est autre que l’Anglais de l’hôtel de Souville. Antoinette le

conduit jusqu’au seuil de l’atelier :– Prenez garde ! Il n’y a pas de marche.

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Le visiteur ôte le gant de sa main droite qu’il tend à Alberto :– Mon nom est Road Gibbs. Je fais actuellement une étude pour l’Institut

du Commerce et de l’Industrie de Londres sur l’artisanat français. Monsieur Lapique m’a assuré que vous accepteriez de me renseigner.

– Ah ! Ce cher père Lapique ! souligne Alberto affectueusement. Vous êtes anglais, monsieur ?

– Oui. Mais je suis plusieurs mois par an à Toulouse, depuis 6 ans. Mon étude porte sur votre Sud-Ouest.

– Vous trouvez votre inspiration sur les bords de la Garonne.– Je m’intéresse surtout à la condition des travailleurs à domicile.– Notre vie est donc si différente de celle des travailleurs anglais ?– Non. Mais j’avoue n’avoir jamais rencontré un spécialiste de la chaussure

pour enfant. Puis-je vous regarder travailler un moment ?– Si ça vous amuse.Alberto enfonce le tranchet dans le cuir et découpe le pourtour de la

semelle d’un seul geste large et ondulant comme le violoniste plaque un accord harmonique.

– Vous préférez travailler seul plutôt qu’en atelier ? demande l’Anglais.– Oui, je règle ma cadence. Et puis, avec mon infirmité…– Monsieur Lapique semble satisfait du résultat, en tout cas.– Je fais mes douze paires par semaine.L’Anglais réfléchit un instant et dit :– Vous n’avez pas l’impression, par moments, d’être un peu… exploité ?Alberto, alêne au poing, s’est arrêté :– Que voulez-vous dire ?– Combien vous rapportent vos douze paires ?– 60 francs.– Ça fait 5 francs la paire. Et Lapique les vend combien aux magasins ?– Je ne sais pas. 20 francs peut-être. Mais il paie toutes les fournitures.– Disons… 4 francs de cuir, de peau, de colle. Ça lui fait 15 francs net,

sans travailler, sans déclarer aux impôts peut-être.Alberto paraît offusqué.– Vous trouvez normal, poursuit l’Anglais, que votre patron gagne trois

fois plus que vous, en vous faisant travailler soixante heures par semaine ?Le silence qui suit gêne le cordonnier.– Où voulez-vous en venir, monsieur ? demande-t-il.– Vos conditions de travail ne sont pas meilleures chez nous, mais en

Angleterre, la société des travailleurs bouge, proteste, réclame. Moins de tra-vail et plus d’égalité.

– Ça, c’est l’affaire des syndicats.– Les syndicats sont impuissants, vous le savez bien. Ils n’ont rien obtenu

pour vous.– Les hommes politiques…

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– Vendus ! Tous vendus. Même ceux qui font semblant de vous rendre service. Tous vendus !

– Pas Jaurès.– Jaurès refuse le vrai combat. Il s’accommode de l’incommode. Tous les

hommes politiques sont vendus à la Finance, croyez-moi.Le silence qui s’installe gêne soudain Alberto. Que veut exactement cet

étranger qui s’est assis sur le tabouret, sans y être invité ? Il ne vient certaine-ment pas pour faire rapetasser ses bottines vernies. Pourquoi rapproche-t-il son visage de celui d’Alberto pour lui souffler :

– Vous n’avez jamais eu envie de mettre fin à tout ça ? De tout casser ?Il se redresse, ironique :– Il est vrai que ceux qui ont ce courage sont poursuivis impitoyablement.Il sort un journal de sa poche :– Le Sénat a adopté le projet des lois antiterroristes voté par la Chambre des

députés, condamnant l’apologie des crimes et des associations de malfaiteurs.– Ah oui, dit Alberto, « les lois scélérates ».– Je ne vous le fais pas dire. Elles inculpent non seulement les anarchistes,

mais les sympathisants. Elles encouragent la délation, elles interdisent la pro-pagande. Le journal Le Père peinard a été saisi. La censure est pratiquée par-tout. Le gouvernement n’a plus qu’une seule politique : la répression.

Le visiteur attend la réaction d’Alberto qui le regarde fixement :– Comme vous le voyez, monsieur, je fabrique des chaussures pour bébés.

Je ne fais pas de politique…– Si. En vous taisant, vous faites la politique de vos bourreaux. Vous êtes

dans le troupeau de moutons qui se laisse tondre parce qu’ils croient qu’ils sont faits pour être tondus. Non, Alberto ! Nous ne sommes plus à l’époque des esclaves. La Révolution a supprimé bien des abus, mais elle n’a pas tout purgé. Il faut aller au fond. Il faut faire respecter les Droits de l’Homme, par la force s’il le faut !

Il sort de sa poche un morceau de tissu noir qu’il agite comme un drapeau :– Savez-vous qui a brandi ce drapeau pour la première fois ? Les menuisiers

chômeurs manifestant aux Invalides, il y a onze ans. C’est Louise Michel qui a improvisé ce drapeau à partir d’un vieux jupon noir fixé sur un manche à balai. Il est devenu le symbole de la lutte contre toutes les injustices.

D’un sac en toile, il sort un objet qu’Alberto prend d’abord pour un simple morceau de bois.

– Qu’est-ce que c’est ?– Un sabot. Brut.– Un sabot ?– Les ouvriers d’usines accablés de travail jettent un sabot dans leurs

machines pour les mettre en panne ; ils les « sabotent ». Vous pouvez vous aussi, saboter vos journées de 12 heures. Vous êtes un symbole, un porte-drapeau. Vous devez être à l’avant-garde parce que vous êtes la victime la plus

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flagrante de l’injustice, parce que vous êtes un ouvrier d’élite, le représentant idéal de votre corporation pour le mouvement libertaire.

Maintenant, Alberto comprend tout. Il pose son poinçon, prend le sabot, le tourne dans ses mains, puis le repose sur le coin de l’établi :

– Je crois qu’il y a un malentendu, monsieur Gibbs. Je suis socialiste ; il me serait difficile d’être autre chose après ce que j’ai vécu. Mais j’ai trouvé un métier et un patron qui me respecte. Je travaille dur et je ne m’en plains pas, car je gagne ma vie malgré mon infirmité, et j’ai pu me marier. Lapique a été un ouvrier, comme moi. La place qu’il occupe, il l’a obtenue par son travail. Je ne la lui conteste pas. Je suis même fier d’être un de ses ouvriers. Et je n’irai pas détraquer ses machines avec votre sabot.

L’Anglais fait volte-face et grimace un sourire :– Vous avez raison : je m’enflamme. Quand je vois tant de talent, tant de

travail sous-évalué, je… Je trouve que vous ne vous défendez pas assez. Le combat…

– Le combat ne me gêne pas ; c’est la façon de le mener qui m’inquiète. C’est que, voyez-vous, la violence, les affrontements, j’ai connu ça. Ils m’ont fait perdre mes jambes. Depuis, je refuse la haine, la vengeance. J’aime la paix. Je l’ai trouvée avec ce métier qui me permet de vivre modestement avec mon épouse. Je suis peut-être exploité, mais mon patron m’a donné ma chance. Je l’ai prise et je ne veux pas la perdre. Sans doute, en Angleterre, appelez-vous ça de la lâcheté.

L’Anglais hésite un peu et répond :– Pas dans votre cas.– Mon cas est celui de bien d’autres. Vous ne me croyez pas ?Il se tourne vers la cuisine et appelle :– Antoinette !Elle apparaît en se frottant les mains.– Va chercher Gustave ! Dis-lui d’arrêter son boulot cinq minutes. Je vou-

drais son avis.Antoinette disparaît et revient avec l’ébéniste.– Tu as besoin de moi, Alberto ? demande le voisin avant même d’aperce-

voir le visiteur.– Je voudrais seulement ton avis, Gustave. Monsieur est anglais et fait une

étude sur la condition des travailleurs français. Tu travailles sur quoi, en ce moment ?

– La crédence gothique pour la baronne de Cornebarrieu.– Où en es-tu ?– Je sculpte les portes. Je crois qu’elle sera réussie.Alberto se tourne vers l’Anglais :– Gustave est l’un de nos artistes du bois dont on est fier, à Toulouse.

Dis-moi, Gustave, qui t’a apporté cette commande ? La baronne elle-même ?

Page 14: Les violettes sauvages

1892-1939chroniques toulousaines

ISBN 978-2-86266-655-6

9 782862 66655625 €

ROBERT ARNAUT

LES VIOLETTES SAUVAGES

Alberto, mineur à Carmaux dans les années 1890, venud’Aragon, est victime d’un accident du travail qui le prive de

ses jambes. Il part alors pour Toulouse, où il s’installe commecordonnier. Alberto n’est autre que le grand-père paternel del’auteur. Son histoire est le point de départ de ces Chroniquestoulousaines, depuis la grève des mineurs de Carmaux de 1892 avecJaurès à leurs côtés, jusqu’à la mobilisation générale de 1939.

Avec Violettes sauvages, Robert Arnaut nous conte l’histoire d’unefamille, la sienne, d’une ville, Toulouse et d’un pays, la France,pendant ces années marquées de profonds bouleversementstechniques, sociaux et politiques, ces années où le monde a changé.

Ce livre est une grande fresque dans laquelle les personnages, lafamille de l’auteur et tout le peuple d’un Toulouse encore villageois,vivent et commentent les événements de cette époque avec verveet sagacité.

Robert Arnaut est né en 1929 à Toulouse. Homme de radio, il a étél’une des voix les plus remarquables de France Inter et l’un des grandsconteurs de la radio. Il a notamment animé Balcon sur le rêve, Le Ca-baret de l’absurde, Paroles d’hommes, puis Chroniques sauvagesjusqu’en 1996, et Histoires possibles et impossibles jusqu’en 2006. Il aparcouru le monde, notamment l’Afrique, pour collecter les traditionsorales, et retrouve aujourd’hui ses propres racines.