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René Frégni Les vivants au prix des morts

Les vivants au prix des morts - Numilogprix Monte-Cristo en 2009 pour Tu tomberas avec la nuit (Folio no 4970), le prix Jean-Carrière pour La fiancée des corbeaux (Folio no 5476)

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ISBN 978-2-07-282297-1 G 02434 catégorie F6

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Chaque midi, sur les quais du Vieux-Port, les pois-sonnières se mettent à crier : « Les vivants au prix des morts ! » Et l’on se demande s’il s’agit du poisson ou de tous ces hommes abattus sur un trottoir, sous l’aveuglante lumière de Marseille…René préfère à l’agitation de la ville la quiétude de l’arrière-pays et la douceur d’Isabelle. Mais Kader, un détenu qu’il a rencontré lorsqu’il animait des ateliers d’écriture à la prison des Baumettes, s’est évadé. Kader, un encombrant revenant, belle gueule de voyou, braqueur multirécidiviste, spécialiste de l’évasion, traqué par toutes les polices, est en quête d’une planque.

« Un roman très beau, très puissant. » François Busnel, La Grande Librairie

René FrégniLes vivants au prix des morts

René FrégniLes vivants au prix des morts

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c o l l e c t i o n f o l i o

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René Frégni

Les vivants au prix des morts

Gallimard

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© Éditions Gallimard, 2017.

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Né le 8 juillet 1947 à Marseille, René Frégni déserte l’armée après de brèves études et vit pendant cinq ans à l’étranger sous une fausse identité. De retour en France, il travaille durant sept ans comme infirmier dans un hôpital psychiatrique avant de faire du café-théâtre et d’exercer divers métiers pour survivre et écrire. Depuis plusieurs années, il anime des ateliers d’écri-ture dans la prison d’Aix-en-Provence et celle des Baumettes.

Il a reçu en 1989 le prix Populiste pour son roman Les chemins noirs (Folio no 2361), le prix spécial du jury du Levant et le prix Cino del Duca en 1992 pour Les nuits d’Alice (Folio no 2624), le prix Paul-Léautaud pour Elle danse dans le noir (Folio no 3576) en 1998, le prix Antigone pour On ne s’endort jamais seul (Folio no 3652) en 2001, le prix Nice Baie des Anges en 2008 et le prix Monte-Cristo en 2009 pour Tu tomberas avec la nuit (Folio no 4970), le prix Jean-Carrière pour La fiancée des corbeaux (Folio no 5476) en 2011, le Grand Prix littéraire de Provence en 2016 pour Je me souviens de tous vos rêves (Folio no 6390), et, en 2017, le prix des lecteurs Gallimard pour Les vivants au prix des morts (Folio no 6573).

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Pour tous les libraires qui me soutiennent depuis mon premier livre et me permettent d’écrire

et de vivre librement.

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On compare parfois la cruauté de l’homme à celle des fauves, c’est faire injure à ces derniers.

dostoïevski

Le monde est un livre et ceuxQui ne voyagent pasN’en lisent qu’une page.

saint augustin

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :Mais l’amour infini me montera dans l’âme.

arthur rimbaud

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1er janvier

Christiane m’a invité à partager avec elle un tagine d’agneau, aux petits légumes et pruneaux, dans son étrange maison rouge.

Elle avait accroché quelques cadeaux à un cerisier. Au bout d’une branche il y avait ce cahier, rouge comme la maison et l’écorce de l’arbre. J’ai décidé en rentrant chez moi d’écrire chaque jour quelques mots, parler des nuages qui se déchirent sur la cage de fer qui domine le clocher, des mésanges bleues qui viennent déchiqueter les petits fruits orange des buissons ardents, des gens que je vois passer sur la route, au-dessus de la maison, trois ou quatre par jour.

Ceux que l’on voit à la télé font des choses exceptionnelles pour exister, d’horribles gri-maces pour être aimés. Il faut souvent mourir pour briller une dernière fois.

J’ai envie d’inventer la vie de gens simples, ceux que je vois passer sur la route. Dès qu’ils

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disparaissent dans la colline, j’invente leur vie. Ces nuages, ces quelques silhouettes qui entrent dans la brume.

Il y a quelque temps que les corbeaux ne sont pas revenus sur le grand chêne. Ils m’intéressent plus que tous ces morts qui défilent à la télé, de plus en plus sanglants et nombreux. C’est diffi-cile de sidérer les foules plus de deux fois par an. On commence par trois gouttes de sang, puis il en faut des seaux. Nous sommes insatiables ! Si un fleuve de sang ne traverse pas nos écrans nous changeons de chaîne, nous cherchons le canal où coule le sang.

Ce qui me sidère chaque jour, c’est la vie de cette vallée, trois maisons au bord d’une rivière, la pierre blonde d’un pont, la beauté du silence, une femme qui appelle son chien autour de l’église, avec des intonations sourdement éro-tiques, une complicité d’amants.

Depuis quelques mois je me disais en mar-chant seul dans les collines : « Déniche une belle intrigue, une atmosphère bien sombre. Descends voir tes fantômes et lance-toi dans un beau roman noir… » Je me suis retrouvé tout à l’heure avec ce cahier dans les mains. J’ai écrit la date d’aujourd’hui sur la première page et sans réfléchir, j’ai commencé ce journal, parce que le cahier était épais, agréable à toucher et surtout rouge, d’un rouge qui réveille les mots. J’ai com-mencé à écrire comme on rencontre une femme, n’importe où, brusquement, sans réfléchir. On

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la prend dans ses mains et on lui fait l’amour. On la déshabille parce qu’elle a une magnifique robe rouge. On ouvre la robe et on voit toute la beauté de la vie. Chaque mot est une robe rouge palpitante de vie.

2 janvier

Hier j’ai regardé tout le jour les mésanges et la brume. Aujourd’hui j’ai vu Isabelle revenir du marché par le petit chemin qui grimpe sous les amandiers. Elle sait que je la guette et l’observe à travers les rideaux de la cuisine, ça ne perturbe ni son pas ni son sourire. Son cabas est plein de petits cadeaux qu’elle achète sous les platanes, gelée de coings, nougat aux amandes de Pro-vence, macarons, une nappe abricot, des navettes de Saint-Victor, un chapeau années trente.

Elle est née dans cette vallée où coule le Verdon. Je l’ai aperçue il y a dix-huit ans, elle faisait cra-quer la neige sur ce même chemin, les amandiers étaient blancs. Il y a dix-huit ans que je la regarde marcher sur tous les chemins trempés, glacés ou éclatés par nos étés torrides. Elle est sur ces che-mins comme sur chaque page de mes cahiers. Je ferme les yeux et je dessine sa silhouette qui ouvre les roseaux, écarte les griffes d’une ronce, franchit un ruisseau comme un oiseau qui entrouvre ses ailes pour bondir sur le galet suivant.

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3 janvier

Troisième page blanche de ce cahier qui en contient trois cent soixante-cinq. Tout le monde devrait s’amuser à jeter quelques mots, sans trop réfléchir ni avoir peur, sur la page blanche de chaque jour. Comme on ramasse quelques pierres, plates et rondes, le long d’une rivière, pour le plaisir de les lancer dans un miroir plein d’oiseaux, de lumière et de nuages, et les voir rebondir dans une longue phrase de perles d’eau.

Peu importe le choix des mots, tous font l’af-faire, tous ne demandent qu’à vivre, à fuser sur la page, à étinceler un instant.

À vingt ans je cherchais la vérité sous les mots. Il devait bien y avoir une vérité à découvrir, à recomposer. Je tripotais chaque mot, le secouais, tentais de l’emboîter dans un autre. À quoi sinon serviraient les livres ? Une vérité universelle qu’il suffisait d’attraper pour réussir sa vie. J’interrom-pais ma lecture, scrutais ma mémoire, le ciel… Je cherchais la clé.

Aujourd’hui je ne me soucie plus de la réa-lité. J’ai même abandonné l’idée de raconter une histoire. Il faut des années pour raconter une seule histoire, alors que des centaines viennent vous percuter chaque jour. Ni vérité, ni réalité, ni histoire. Dans ce cahier je ne jetterai que le hasard, un mot ramassé sur un chemin, un visage blême surgi d’un rêve, la première neige

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aperçue ce matin sur le bleu transparent des col-lines, quelqu’un qui passe sur la route, derrière les chênes, et que je ne vois pas.

Je vois passer chaque jour deux femmes, l’une est grande et dodue, l’autre minuscule et agitée. Je les vois arriver vers deux heures de l’après-midi, du côté de l’église. Elles montent du village par les buis de la Renarde, trempés d’humidité. La minuscule parle, enfin, elle croit parler, elle crie, grince, se plaint d’une voix qui déchire l’oreille. L’autre écoute et se tait. Elles dispa-raissent dans le premier vallon.

Lorsqu’elles repassent derrière la maison, trois heures plus tard, la chétive grince toujours, hurle, se plaint avec la même véhémence et cette voix de crécelle qui raye le silence. Elle semble terrorisée par le silence. Elle le traque jusqu’au fond des forêts. La dodue l’écoute encore, sans se lasser. Et chaque jour l’une grince dans le silence de l’autre.

4 janvier

Isabelle a repris ce matin le chemin de l’école. Je l’entends se préparer derrière la cloison, sortir de la douche, rincer sa tasse, choisir un manteau. Puis la maison est silencieuse. Dans la cuisine je trouve l’odeur du café et son parfum de vanille. Je n’écoute pas la radio longtemps, ce n’est que chaos, bains de sang, petits arrangements entre

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amis qui se détestent, mensonges et corruption. Les mêmes mensonges que la veille.

Il y a près d’un demi-siècle, la jeunesse dont je faisais partie a cru qu’advenait enfin le règne de l’amour, de la générosité ; nous l’avons écrit sur tous les murs de nos villes. Celui de l’égoïsme triomphe partout. De l’égoïsme et de la barba-rie. Je ne me suis pas trompé, j’avais vingt ans… Je ne suis pas devenu cruel, ni avide de pouvoir, je suis devenu solitaire. J’observe les hommes, je fréquente les arbres.

Je bois mon café dans le silence et ce parfum de vanille. J’ai de plus en plus besoin de silence. Sur les belles pivoines rouges de la toile cirée, j’écris quelques mots, mon bol dans une main, mon stylo dans l’autre. Ils ne font pas plus de bruit que les petits bonds de la grande aiguille de l’horloge au-dessus de ma tête, ils tombent sur ma page comme des gouttes de vie.

Chacun de nous devrait commencer sa jour-née par un café et quelques mots dessinés sur un cahier rouge. Caresser chaque matin, juste avant le jour, la blancheur si douce d’une page, y tra-cer les contours de sa vie. Sentir le premier mot couler le long du bras, réchauffer la main, faire rouler le stylo entre les doigts. Voir apparaître une petite trace, quelques griffes d’oiseau sur la neige de la page. Profiter de cette blancheur, de ce silence, pour inventer sa vie.

Un peu plus tard je pousse les volets, j’observe les mésanges dans les buissons ardents et le

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laurier-tin. Le Luberon est aussi bleu que les plumes de leurs ailes et le duvet de leurs têtes rondes. Le jour glisse le long du clocher comme une main sur une cuisse blonde.

5 janvier

Isabelle est partie à l’école avec de la farine, des œufs, du lait, du beurre et des pommes. Elle va préparer un gâteau avec ses vingt-huit enfants de quatre ans. Elle fait les premiers gestes et mala-droitement les enfants se mettent au travail. Voilà ce que devraient faire plus souvent nos hommes politiques, des gâteaux aux pommes avec des enfants de quatre ans. Les mains dans la farine ils en seraient plus humains, plus modestes. Ils oublieraient un instant de détruire tous ceux qui les entourent et menacent leur carrière. Ils assas-sineraient père et mère tant est sans limites leur besoin frénétique d’être aimés, admirés, applau-dis.

Isabelle est au milieu de vingt-huit enfants. Elle ne demande rien. Tous l’adorent parce qu’elle prépare avec eux un gâteau aux pommes. Elle le leur fait goûter en souriant et s’en va, le soir, marcher dans les collines. Elle est avec les arbres et les oiseaux comme avec les enfants. Rien n’est plus simple que l’amour, il faut faire en souriant quelques gestes simples. Les gri-maces ne créent que des grimaces d’amour. Les

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hommes politiques confondent les mots « suc-cès », « gloire », avec le mot « amour ». Ils vivent dans un monde de grimaces.

Les hommes et les femmes de pouvoir cons -truisent leur image, leur célébrité, obsessionnel -le ment. Isabelle construit des femmes et des hommes, avec douceur, modestie, dans une odeur de pommes et de caramel. Les enfants donnent tant de choses à Isabelle que chaque jour elle en est un peu plus jolie.

6 janvier

Isabelle est partie à huit heures. Il faisait encore nuit à cause de la pluie. J’aime ce silence qui entoure mon bol de café noir, mon cahier. Le choix du cahier et du stylo est très important, plus important que celui du vêtement que l’on tire de l’armoire selon la couleur du ciel. On retrouve cahier et stylo chaque matin, pendant des années, avec appréhension et gourmandise. J’aime les cahiers rouges et l’encre bleue.

Tony écrivait chaque matin, dès six heures, sur son petit ordinateur, depuis la fin de sa détention. Au dernier coup de neuf heures mon téléphone sonnait et il me lisait ses trois pages, comme il avait commencé à le faire durant sa vingt-sixième année de prison, où je le retrouvais chaque semaine.

Ses deux premiers romans, il me les a lus au

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téléphone. C’étaient les premiers mots qu’il pro-nonçait de la journée, sa voix était mâchée par le tabac, les années de cellule et l’engourdissement de la nuit. Je l’écoutais un stylo à la main.

Lorsqu’il avait terminé, je laissais s’installer un silence un peu inquiétant et je relisais mes notes griffonnées sur des lambeaux de papier que je tirais de ma corbeille, sous le bureau.

Tony avait été généreux durant toute sa vie avec l’argent des autres. Il m’aurait décroché la lune pour les trois conseils que je lui prodiguais chaque jour, toujours les mêmes, un adverbe pré-tentieux, une préciosité, une expression n’ayant même plus cours dans les salons où il ne mettait jamais les pieds. Des faux pas d’autodidacte.

Jusqu’à son dernier râle, il s’est accroché aux mots. Il me disait : « Toute ma vie j’ai bandé pour les fourgons, maintenant je bande pour les mots. Je préfère ouvrir mon ordinateur plutôt que la salle des coffres d’une banque. »

Il s’était installé à Nice, au-dessus du port, chez une femme qui était tombée amoureuse de la malice glacée de ses yeux, elle était allée le voir et lui apporter du linge propre dans tous les par-loirs de toutes les prisons, pendant vingt-six ans.

Tony écrivait en regardant les ferries partir pour la Corse, à travers les géraniums de la ter-rasse, sous le rire matinal des gabians.

Chaque jour, à neuf heures du matin, je pense à lui. Heure où mon cahier est ouvert sur la toile cirée de la cuisine, au milieu des pivoines. J’ai vu

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René FrégniLes vivants au prix des morts

Chaque midi, sur les quais du Vieux-Port, les poisson-nières se mettent à crier : « Les vivants au prix des morts ! » Et l’on se demande s’il s’agit du poisson ou de tous ces hommes abattus sur un trottoir, sous l’aveuglante lumière de Marseille…René préfère à l’agitation de la ville la quiétude de l’ar-rière-pays et la douceur d’Isabelle. Mais Kader, un détenu qu’il a rencontré lorsqu’il animait des ateliers d’écriture à la prison des Baumettes, s’est évadé. Kader, un encom-brant revenant, belle gueule de voyou, braqueur multi-récidiviste, spécialiste de l’évasion, traqué par toutes les polices, est en quête d’une planque.

« Un roman très beau, très puissant. »François Busnel, La Grande Librairie

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Cette édition électronique du livreLes vivants au prix des morts de René Frégni

a été réalisée le 10 décembre 2017par les Éditions Gallimard.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage(ISBN : 9782072822971 – Numéro d’édition : 342528).

Code Sodis : U21450 – ISBN : 9782072823008Numéro d’édition : 342531.

Folio no 6573

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