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LES YEUX AU CHAUD

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DU MÊME AUTEUR

TOUS CES PAS VERS LE JAUNE (1979)

GARE AUX CHASSEURS DE TÊTES (1985)

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CHRISTIAN-YVES LHOSTIS

LES YEUX AU CHAUD

roman

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS

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© Editions Robert Laffont, S.A., Paris, 1986 ISBN 2-221-05159-9

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Pour Bernard Decaudin, Jacky Gucia et tous ceux des premiers temps.

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« Vous avez horreur du crapaud : faites un crapaud s'il est possible. »

LA BRUYÈRE.

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1.

Il était assis sur une grosse pierre, derrière un bouquet de noisetiers, à deux pas de la nationale. Il avait dormi là, quelques heures, recroquevillé dans son duvet de montagne, le chat pelotonné contre lui.

Toute la nuit, ç'avait été un défilé ininterrompu de poids lourds. A présent, c'était la trêve. Il devait être six ou sept heures. L'aube pointait.

Son nom était Paul Slama. Il se faisait appeler Hezzy. Il était brun, anguleux, et avait largement dépassé la trentaine. Il portait un blouson couleur rouille, un pull à col roulé, un pantalon de velours. Il ne s'était pas rasé depuis son départ du chantier, deux jours auparavant.

L'air était si frais, si humide, qu'il n'avait pu se retenir d'en jouir. Soulagé, un coude sur le genou, l'autre bras replié, il fumait maintenant une cigarette.

Un poste de radio portatif dépassait de son vieux sac en toile. Il venait de l'éteindre. Il écoutait le plus souvent les ondes courtes, les stations étrangères.

La queue rabattue en demi-cercle le long du flanc, les narines froncées, Silouël reniflait le vent. C'était un matou nonchalant, entier, au pelage marbré, brun

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et blanc. Cela faisait bientôt trois ans qu'ils parta- geaient la même existence.

Il écrasa sa cigarette dans l'eau trouble d'une flaque. Il espérait rejoindre Corlieu en début de soirée. Il trouverait probablement une occasion. Sinon, il marcherait.

La lumière sans éclat du petit matin lui plaisait. Il y avait, çà et là, des traces de givre et, dans l'air gras, des lueurs. On comptait une goutte de rosée à l'extrémité de chaque brin d'herbe.

Quelques corneilles vinrent soudain, noires, silen- cieuses, se poser dans un champ de maïs. Silouël n'y prêta guère attention. Seule son oreille droite pivota, mécanique. Paul Slama coinça entre ses lèvres une autre cigarette. Il ne l'alluma pas. Il retardait le moment.

Il tapota la poche intérieure de son blouson, en sortit un portefeuille noir en agneau souple. Il vérifia, encore une fois. La poche latérale ne contenait que trois billets de dix francs. C'était toute sa fortune.

L'avant-veille, pourtant, lorsqu'il avait quitté le chantier, il était comme les autres passé à la caisse.

Il ne regrettait rien. Il avait levé la fille vers minuit, dans ce bar, près

de la gare, où il s'était arrêté pour boire une bière. Perruque bouclée, lunettes de strass, elle portait une veste en pécari et un pantalon en polyuréthanne mou- lant à impression panthère. Elle prétendait s'appeler Eva. Elle fumait blonde sur blonde.

La chambre était à l'étage. Un réduit triste. Elle n'avait fait aucune difficulté quand il lui avait

parlé du chat. Elle n'avait réclamé aucun supplément. Des cônes noirs et pointus, ourlés de dentelle, empri- sonnaient ses gros seins fatigués. « Tu peux rester dormir si le cœur t'en dit », lui avait-elle lancé.

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Il aurait dû se méfier. Il prendrait le train le lende- main. Elle ressemblait tellement aux autres.

Un coup de klaxon l'avait réveillé, vers cinq heures du matin. La fille s'était envolée. Il n'avait pas cherché à la retrouver. Il s'était rendormi. Qu'est-ce que ça représentait, après tout, un mois de salaire ?

Il se leva, roula son duvet, le rangea au fond du sac. Ses rares affaires consistaient en quelques vête- ments sales, des cartes routières, des carnets de cro- quis, ainsi qu'une lettre d'amour dans son enveloppe en papier brun.

Il la considérait comme une très belle lettre d'amour. C'était la seule qu'il eut jamais reçue. La vie ne lui avait fait aucun cadeau. Elle ne l'avait pas écrasé non plus.

— Allez, gros père, on y va... Silouël bondit sur son épaule. Il quitta les fourrés.

Il marchait voûté. Des voitures le dépassaient. Cer- taines, sans ralentir, klaxonnaient. Il levait la main, sans insister.

C'était une campagne vallonnée. Le long de la natio- nale s'étiraient des prés enserrés de clôtures. Le ciel était d'un gris très clair. La brume se dissipait. Çà et là émergeaient des corps de fermes aux toits de tuile.

Parfois, le chat lui effleurait la joue de ses vibrisses. Alors qu'il atteignait la fin d'une interminable ligne

droite, il aperçut une camionnette chargée de bouteilles de lait, qui bifurquait à un embranchement proche. Elle s'engagea sur une route étroite, entre les champs de maïs. Dans le lointain pointait un clocher.

Il prit la même direction. Il n'était pas partisan des marches forcées.

Le vent soufflait entre de toutes petites maisons carrées. Leurs murs étaient en pierre de lave, leurs volets pour la plupart fermés. On devinait de l'agita- tion du côté de la station-service B.P.

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Il déboucha sur une place. Devant le rideau de fer d'une épicerie on avait déposé deux casiers remplis de bouteilles de lait. Il en glissa rapidement une dans son sac, contourna un cimetière entouré de peupliers, s'écarta du centre et poursuivit son chemin.

Un lavoir, en contrebas de la route, à deux cents mètres du village, l'attira. On y accédait par une passe- relle en bois enjambant un clair ruisseau à truites.

Il aimait les lavoirs. A peine y était-il entré que le chat bondissait sur

la margelle, hésitait un instant, poussait un bref miau- lement de connivence, puis filait inspecter les environs.

Paul Slama creva la capsule de la bouteille. Il but. Le lait, glacé, apaisa sa soif.

La lumière, encore pâle, semblait surgir de partout à la fois, d'entre les piliers, de l'eau blanchâtre où dansaient des reflets, de l'ossature conique du toit. La pénombre grouillait d'ombres translucides. Loin de rompre la sensation de paix, le murmure continu du ruisseau au contraire l'avivait. Dans un coin étaient rangés des battoirs, des brosses, des lessiveuses. A un clou pendait un bas de femme, oublié.

Il versa du lait au creux de sa paume. Le chat vint renifler, détourna la tête d'une mine dégoûtée.

Paul Slama insista, pour la forme. — Bois donc, il est tout frais... Le chat eut un mouvement de recul, puis se coula

sous de la tôle. Il n'avait encore jamais refusé de boire du lait.

Paul Slama sortit son paquet froissé, alluma une cigarette. Il ôta son blouson. Un blouson qui lui avait si souvent servi d'oreiller. Comme il s'apprêtait à le plier, son portefeuille s'échappa de la poche inté- rieure, faillit tomber à l'eau. Il le rattrapa à temps. Une photo avait glissé du porte-cartes en accordéon.

Il soupira. Il ne s'y ferait jamais.

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C'était un cliché en couleurs aux bords dentelés. Il représentait un jeune type souriant, en tenue de com- bat, le chapeau de brousse de guingois, un fusil- mitrailleur sur l'épaule, devant un arrière-plan de rocaille brûlée. Au verso, une main avait écrit : « T'as le bonjour du sergent Slama, bonhomme ! Eh oui, nouvellement promu ! Pense à moi, hein ! Foutue guerre ! »

C'était signé Hezzy. Ce cliché datait de 1958. Paul Slama le posa sur

son sac. Il sortit un gant pelucheux, vert olive, et une savonnette de la trousse en vinyle, dénuda son torse. Il avait la peau blanche. Seuls ses mains et ses avant-bras étaient bronzés.

La perte de son argent ne le tracassait pas outre mesure. La fille, du reste, lui avait laissé ses papiers, les petites coupures et quelques pièces de monnaie. Le train, il n'en était plus question, cependant. Il lui faudrait songer à étudier ses cartes. Il avait encore à remonter la vallée du Rhône, en direction de Valence.

Il se passa le gant sur le ventre, puis sous les aisselles. Il frissonnait.

— Eh ! m'sieur ! Il se détourna. La brume au-dehors s'était complète-

ment dégagée. Le soleil bas éclaboussait la route. Un gosse se tenait à l'entrée du lavoir.

— Ça va comme vous voulez, m'sieur ? Le gosse s'avança. Il était vêtu d'une veste grise,

rapiécée. Il sentait le chien mouillé. Paul Slama grommela quelque chose entre ses dents.

— Vous me reconnaissez, m'sieur ? Paul Slama approuva d'un hochement de tête. Le

gosse posa son cageot et sa faucille, puis s'assit, les jambes écartées, et se mit à siffloter.

Paul Slama l'avait rencontré un mois plus tôt, au

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bord de la nationale, alors qu'il partait pour le chan- tier. Le gosse coupait de l'herbe. Silouël, s'installant d'autorité sur ses épaules, le confondant avec une partenaire possible, avait commis une fâcheuse méprise.

— Vous retournez chez vous, m'sieur ? — Si on veut. — Ça veut dire quoi, m'sieur, si on veut ? — Ma foi, que ce n'est pas vraiment chez moi. Trahissait-il Paule Quentin en disant cela ? Il la

connaissait depuis près d'un an. Il avait, dans l'inter- valle, plusieurs fois repris sa liberté. Il s'était sans doute attaché à elle.

— Il monte toujours sur le dos des gens, votre chat, m'sieur ?

— Ça lui arrive. — Je peux vous demander un truc ? — Vas-y. Le gosse poussa du pied un minuscule caillou, qui

creva l'eau sans bruit. — Vous n'auriez pas envie de gagner une voiture,

m'sieur ? Une neuve ? Il fit jaillir d'une de ses poches un carnet de billets

de tombola. Il parlait bas. — C'est pour les œuvres laïques, m'sieur. Le maître,

il a dit comme ça qu'il fallait qu'on se débrouille pour en vendre un maximum...

Silouël, réapparu, restait à distance, immobile dans un petit rond de soleil.

— Vous m'en achetez un, m'sieur ? — C'est combien ? — Pas cher ! Trois francs... Paul Slama lui posa dans la paume une pièce de

cinq francs. — C'est que... j'ai pas de monnaie, m'sieur. — Te casse donc pas la tête.

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Il connaissait le truc. Les billets étaient probable- ment périmés. Il entreprit de tasser ses affaires dans le sac.

— Je connais une vieille, m'sieur, vous ne savez pas ce qu'elle leur fait, aux petits chats ?

— Non. — Elle les balance contre un mur. Ils ne souffrent

pas, qu'elle dit. Elle est con. Paul Slama restait plongé dans ses réflexions. Il

ouvrit plusieurs fois la bouche pour parler. Il ne parla pas.

Le gosse remarqua la photo. — C'est qui, m'sieur ? — Mon frère. — Il est soldat ? — Il est mort. — Où ça ? — Dans le Constantinois. Paul Slama rangea le cliché. Au signal, Silouël bon-

dit sur son épaule. Le gosse les couvait d'un œil bienveillant.

— Vous partez déjà, m'sieur ? — Il le faut. — Elle fond pas vite, la gelée blanche... Vous avez

de la chance ! On va avoir une belle journée ! Le gosse récupéra sa faucille et son cageot. Paul

Slama lui effleura la main. Il avait toujours eu des rapports bizarres avec les enfants. Il laissait cela à d'autres.

— Bientôt, moi aussi, je m'en irai, m'sieur. — Où veux-tu aller ? — J'sais pas. Loin. Ils quittèrent le lavoir. Un tracteur passait sur la

route. Le gosse prit un sentier, vers les champs. Paul Slama n'avait pas pensé à consulter ses cartes.

Il n'était pas pressé. Il avait tout le temps.

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Les rues du village s'animaient. L'épicerie était ouverte. Une estafette bleue de la gendarmerie sta- tionnait devant le bureau de poste.

Il aurait volontiers bu un café. Il obliqua en direc- tion du cimetière, se retrouva sur le parvis d'une chapelle romane.

Il aimait les églises. Il n'y pénétrait jamais par la grande porte, préférait les entrées latérales.

Il faisait très sombre, à l'intérieur. Des moineaux piaillaient au-dessus des statues. Un vitrail l'émut, long puzzle de couleurs vives que le soleil projetait sur les dalles.

Silouël s'impatientait. Paul Slama avait conservé le billet de tombola, plié

en quatre, au creux de sa main. Il le glissa dans le tronc.

Dès qu'il fut dehors, il se surprit à regretter son geste.

Il lui arrivait d'avoir des états d'âme.

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2.

Corlieu était une sous-préfecture dépr imante et pai- sible, coincée entre les montagnes, à l 'écart des grandes voies de communicat ion et des circuits tou- ristiques. Autour de la vieille ville (classée), des immeubles en béton et en verre, des cheminées d'usines, des faubourgs ouvriers et quelques bidon- villes étendaient assez loin dans la vallée leur laideur.

En fin d'après-midi, une 2 CV grise déposa Paul Slama au pied des remparts . Il pri t aussitôt le chemin du quar t ier des Tanneurs. Silouël haletait, la gueule entrouverte, juché sur son épaule. Il n'avait rien bu ni mangé depuis la veille.

Paul Slama traversa la place Louviers, déserte, puis ent ra chez Jo. C'était un bar, à l 'entrée de la rue des Deux-Frères, encadré de hautes maisons à colombages.

Jo, l 'air mélancolique, se rongeait les ongles der- rière le comptoir .

— Que personne ne bouge ! fit Paul Slama. — Tiens, couillon, te voilà de re tour ? — Comme tu vois.

Il posa son sac et s 'accouda au zinc. Le chat en

profita pour se faufiler entre les bouteilles et gagner

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La pièce était sombre, les volets tirés, les fauteuils profonds tous orientés vers l 'écran. Il s'installait, fai- sait le vide. Tout avait commencé à dérailler après son dépar t du chantier. Bien sûr, il aurai t pu ne pas re tourner chez Paule Quentin. Mais Silouël avait besoin d 'un toit, d 'un territoire.

Il restai t là, des heures entières, la respirat ion lente. Il écoutait le brui t des voitures, sur la place. Peut-être eût-il souhaité reconnaî tre celui, si caracté- ristique, de la t ract ion avant.

Attendait-on qu'il t ienne réellement à quelqu'un pour que quelqu'un, enfin, t ienne à lui ?

Les repas, ensuite, le met ta ient au supplice. Annie Lesperles lui prépara i t de bons petits plats et, à voix haute, un avenir. Elle bouil lonnait de projets. Elle rêvait tous azimuts. Il se taisait, pour Constance.

— Tu as déjà été amoureux ? — Je ne sais plus. — Tu ne sais plus ? — Ça ne doit pas être mon genre, non ? Elle lui fit u n soir, sur le seuil du tonneau, écouter

une cassette où elle avait enregistré des poèmes de sa composition. C'étaient des vers très courts, mous, pâles. Elle en parlai t comme de sa cuisine, sans aucune fausse modestie.

— Finalement, je ne trouve pas ça si mauvais... J 'ai entendu pire ! C'est vrai, j 'ai cru à une époque pouvoir m 'expr imer comme ça, j 'ai cru pouvoir m'en t i rer en flirtant avec ce putain d 'amour de la vie... J 'étais romant ique ! Je crachais sur le fric, la réus- site...

Elle s 'éclipsait vers 20 h 15, afin d 'assurer la séance. Il prenai t les clefs de l'hôtel. Il n'y avait pas que le salon télévision. Il s 'était découvert une autre porte de sortie.

Il appelait Constance.

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Il avait choisi l 'une des salles de bains du second

étage. Le sol était carrelé, bleu, la baignoire immense. C'était un plaisir qu'il se promet ta i t dès le matin,

qu'il savourait de longues heures à l'avance. Sur tout son corps, désormais, le poil repoussait, formait un duvet grisâtre, assez répugnant.

Sa barbe lui confectionnait un visage plus carré, moins anonyme. Il ne lui déplaisait pas de se persua- der qu'il commençai t à avoir l 'air de celui pour lequel il s 'était pris, duran t quelques semaines, sur le Grand-Sorin, un navigateur heureux et solitaire.

Il s 'arrachait difficilement de la baignoire, s 'en extirpait comme d 'un ventre tiède, parfumé, où il aurai t trouvé la paix.

Il s 'accroupissait à même le sol, ruisselant, puis invitait Constance.

Soir après soir il avait réussi à met t re au point un stratagème. La ruse était de placer, d 'entrée de jeu, au creux de sa paume un morceau de poulet, ou de viande froide. Constance s'empiffrait, miaulait, récla- mait. Il disposait alors, en se tordant le bras, ce qui restai t de nourr i ture sur son épaule.

Mise en appétit, elle ne résistait pas longtemps. Elle montra i t des dispositions évidentes.

Il allait a t tendre ensuite, le col du blouson relevé, Annie Lesperles à la sortie de L'Excelsior.

— Tu fleures bon, mignon ! — J 'ai pris un bain. — A cette heure ? T'es cinglé ! Ils se couchaient rarement avant deux ou trois heures

du matin. Ils débouchaient des canettes. Constance, qui somnolait entre deux coussins, soulignait le moindre brui t d 'un t ressautement d'oreille.

— J'y pense, Paul, j 'y pense... La chance, elle m'a souvent passé sous le nez et, comme une conne, je l 'ai toujours laissé filer. Je veillerai à ne plus com-

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met t re cette erreur. J 'ai bien envie de rendre mon

tablier ! Adieu bobines, adieu collures... Faire une dernière fois m o n peti t ménage dans la cabine, et hop, salut la compagnie, au déplaisir!. . .

Un autre soir, elle lui tendit son livret rose. Il l 'ouvrit, à contrecœur. On y avait déposé, de mois en mois, de faibles sommes. Jamais de retrait .

— Et toi, de ton côté, vraiment rien ? Il secouait la tête. — Comment tu vivais, là-bas ? Elle t 'entretenai t ?

Elle te tenait comme ça ? Elle lui parlai t gros sous alors que, sous ses yeux,

l 'opérat ion de charme était en bonne voie, alors qu'il amadouai t Constance.

— T'es qu 'un opportuniste , au fond. Tu profites des situations. Tu ne donnes rien de toi. On s'en tirera,

Paul, on fera avec ce qu 'on a... Je te dis qu 'on s'en t irera !

— J'espère. Ses pupilles rétrécirent , comme si elles s'éloignaient,

s ' immergeaient dans les profondeurs colorées de l'œil : — T'espères ? J 'en ai rien à secouer, moi, d'espé-

re r ! On pourra i t louer un appar tement , quelque part , ou une petite maison... Ça se trouve !

Bien sûr. Mais, lui, cette maison, ne l'avait-il pas déjà trouvée ?

— Jamais, tu m'entends, jamais je ne bosserai pour un salaire de misère, même avec du papier cadeau style treizième ou quatorzième mois autour... Y a pas de raison ! On n 'est pas plus cons que les autres ! Pas plus cons, en tout cas, que ceux qui s'en met tent plein les poches !

Il avait si souvent entendu proférer semblables propos, dans les bars, passé minuit, de la bouche d 'hommes ivres, égarés. Elle avait tant besoin d'être rassurée. Il craignait de si vite l 'oublier.

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— L'essentiel, Paul, c'est de ne pas rêver minable, de viser haut, dès le départ ! L'optimisme, comme dirait l 'autre, engendre l 'optimisme, le pessimisme n'engendre que le pessimisme... Règle fondamentale ! Ça me fait penser à cette soirée, tiens, quand j 'ai dansé devant ces connards... J 'étais sûre de décrocher

la timbale, je ne sais pas pourquoi, mais j 'étais sûre. C'est Carole qui m'a poussée à me présenter. Chère vieille Carole... Elle fait un complexe sur ses seins. Elle les préférerai t plus petits. Tout petits. Insoup- çonnables. C'était l 'été dernier. J 'avais pas lésiné sur le soleil et les gélules. J 'étais bronzée comme une carotte. Supersexy. Complètement détendue. La tête ailleurs. J 'aurais aussi bien pu être un film qu 'on projette. C'est sans doute pour ça qu'ils m'ont élue... T'es qu 'une cloche, Paul.

— Ça se pourrai t . — T'as jamais rien fait de ta vie. — Ça se pourra i t aussi. Il caressait Constance. Il se préparai t . — Tu m'écoutes, ou quoi ? Il y a des moments ,

on croirait que pour toi il n'y a que cette chatte qui existe ! J 'ai hor reur des chats.

— Toi aussi ?

— Qu'est-ce que tu insinues ? — Rien.

— Horreur de leur regard, je voulais dire. Leur sale regard. Il me fout la trouille. Fichtre, si Dieu a ce regard-là, j 'ai vraiment pas hâte d 'être au Juge- ment dernier !

— Désolé.

— Arrête de prendre cet air de victime, bon sang ! — Je ne suis pas une victime.

— Je m 'en doute ! Mais tu devrais un peu plus te préoccuper de nous deux. Jusqu'ici...

Elle eut un rictus douloureux, ferma les yeux, les

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rouvrit , la mine contrariée, comme étonnée de le voir encore là.

— Tu te crois libre, pas vrai ? Tu trimballes encore dans ta caboche ces vieilles rengaines ! Tout ça pour ne faire cas que d 'une bestiole égoïste dont, au fond, tu te fous pas mal...

— Exact.

— Arrête de toujours dire exact, à la fin ! Tu me fatigues ! Comprends qu'il y a d 'un côté ceux qui foncent, ceux qui écrasent les autres, et de l 'autre ceux qui subissent, paient et perdent. Pige ça. Après, on pour ra causer...

Il laissait courir ses doigts dans le doux pelage de Constance. Il saisissait combien la mor t de Silouël

avait imposé un éclairage déformé, inacceptable, à ses propres souvenirs.

Silouël à qui il n 'avait rien eu à apprendre. Chaque soir, il poursuivait ses exercices en compa-

gnie de Constance. Elle connaissait son nom, répon- dait à l'appel. Elle pesait bien moins lourd que Silouël.

Il allait ensuite chercher Annie Lesperles à la sortie d u cinéma. Ils rentraient , décapsulaient des boîtes de bière, se couchaient sur le matelas. Elle parlai t tou- jours la première, vagabondait dans ses projets. Il laissait faire. Il profitait du gîte, de la chaleur, du réconfort de Constance. Il se roulait en boule, et devenait chat.

Ce fut au cours d 'une de ces veillées tardives qu'il

appr i t une vérité déplaisante. Il s'en serait passé. Après tout, il n 'avait r ien demandé.

— J 'ai connu un type, dans le temps, Paul, qui te ressemblait.. .

— Décidément.

— Pourquoi dis-tu ça ? — Je crois que je ressemble à tout le monde.

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— Non, il te ressemblait, mais pas physiquement.. . Il avait ton... ton indifférence, ton calme exaspérant. Il était vraiment bizarre. C'était à Corlieu. Je louais

une petite chambre d'étudiante. Il était originaire d'ici, lui aussi, seulement il a eu l'intelligence d'éviter la tentation du re tour aux sources... Tu n'imagines pas,

mais moi, quand j 'ai débarqué pour ce que je croyais être des vacances, je n'avais qu 'une idée en tête : revoir les grottes. Il a plusieurs fois essayé de m'avoir. Il aurai t été déçu. Il me faisait l'effet de percevoir la vie comme un énorme état de manque. Alors il compensait. Il a commencé par du phone- marketing. Il gagnait pas assez. Une fois, il est venu me trouver, il m'a déballé une histoire impossible, un truc dingue, comme quoi, en cheville avec les viticulteurs du coin, il s 'apprêtai t à lancer un pinard sans alcool destiné aux pays arabes... Enfin bref, il a laissé tomber. Aux dernières nouvelle, il s'est

associé avec quelques copains... Ils ont raclé leurs fonds de tiroir, ils ont racheté un vieil immeuble, pas t rop délabré, dans le centre de Corlieu... Ça leur a coûté une bouchée de pain. Ils ont passé près d 'un an à le retaper, ils ont divisé le tout en huit studios- salles d'eau-kitchenettes, qu'ils ont revendus sans diffi- culté... Tu ne devineras jamais combien ça leur a rapporté. J 'entends : les bénéfices. Quarante bâtons. Net ! Tu imagines ?

Il ne doutait plus qu'elle parlât sérieusement. Du reste, dans la pénombre du tonneau, tout semblait possible, et l 'était peut-être.

— Ce que je refuse catégoriquement, Paul, ca-té-go- ri-que-ment, c'est de continuer à stagner comme ça plus longtemps ! Ou d'employer des procédés aussi dégueulasses que ceux de ta...

— Ma ?

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— La vieille Roure, mettons. La vieille Roure à la t ract ion avant. Le blé, pourtant , c'est pas ce qui lui manque ! Seulement voilà, chez elle c'est le plaisir mesquin qui prédomine, le tout peti t plaisir de relan- cer sans a r rê t m o n père, sur tout quand il est dans le pétrin... Tu es au courant , je suppose ?

— Oui. Sa pension. — Sa pension ? Le mot est superbe ! Elle remonte

dans mon estime, tiens. Je me demande pourquoi mon père ne l'a pas encore envoyée sur les roses...

— A cause de Pierrot, peut-être. Elle ouvrai t des yeux ronds. — T'es renseigné, dis donc ! C'est vrai que vous

avez dû pas mal causer, tous les deux, au coin du feu... Ça, pour le couver, elle l 'a couvé, son marmot ! Elle le voulait tout à elle ! Paraî t même qu'elle était jolie, enfin, moins moche que maintenant. . .

— Oui, je sais. — Comment ça, tu sais ? Il rougit. Il préférai t éviter de ment ionner la photo. — Quand on la voit, aujourd 'hui , faut une sacrée

dose d ' imagination ! Pierrot, avant de par t i r à l 'armée, il venait souvent chez nous, boire le coup... Il se croit beau et énigmatique, ce con ! Il narguai t mon père... Il ne lui adressai t jamais directement la parole. Ça, mon demi-frère, eh bien merde, p lutôt crever ! Il me regardai t pa r en dessous en ricanant, tout juste s'il ne me draguai t pas car rément ! Tout jus te s'il n 'aurai t pas trouvé normal de se servir dans le tiroir-caisse !

— Je ne comprends pas. Ses joues s'évidèrent, comme u n tourbil lon d'eau

aspiré pa r le fond : — T'es con, ou quoi ? Mais le Relais des Grottes,

m o n vieux, le jardin, le tonneau, tout ça, ici, ça lui appart ient , c'est à elle !

— Tu veux dire que...

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— Oui, Paul, c 'est ce que je veux dire, et r ien d'autre, que c'est un loyer qu'elle réclame, cette garce, qu'en échange de Pierrot, il y a vingt ans...

Constance bâilla, les yeux réduits à de minuscules fentes.

— Il s'est fait entuber, le paternel. Une gérance, tu parles ! Un cadeau empoisonné, ouais !

Elle soupira. Elle le fixait de ses yeux clairs. Il redoutait un peu l ' intensité de ce regard. Il savait que, comme le sien, il était capable de dissimuler, de mentir.

— C'est minable, Paul. Tout est minable. C'est même mar ran t comme tout peut être minable ! Impos- sible qu 'on soit de cette race-là, nous aussi. Tu savais, toi, que son père était un merdeux de nazi ?

Il s'agitait. — Non. Ce n 'est pas vrai. — Ecoutez-le ! Mais elle a pu te raconter n ' impor te

quoi, Paul, réfléchis... Il misait sur les deux tableaux, voilà la vérité. Comment tu crois qu'il s'est enrichi, comment tu crois qu'il est devenu propriétaire de la moitié de la vallée ? Le marché noir, t 'en as déjà entendu par ler ?

Le lendemain, il s'éveilla vers dix heures. Annie

Lesperles avait quit té le tonneau. Il appela Constance, qui ne répondit pas. On percevait des voix, au-dehors.

Il se leva, passa son pantalon de velours, son pull à col roulé. Il bruinait . Une lumière maussade filtrait par les hublots.

A peine était-il apparu sur le seuil qu'il eut le sen- t iment d 'être en trop, de gêner. Des flaques luisantes mouchetaient les allées cimentées.

C 'était bien la première fois qu'Annie Lesperles manifestait au tant d 'intérêt pour Constance. Peut-être

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sentait-elle le vent tourner. Elle s'était dissimulée derrière un cerisier, et Constance, ventre à terre, frappait l'herbe de sa queue, à grands coups saccadés.

Il s'avança, le regard dur, les lèvres serrées. Elle l'aperçut, se redressa, rabattit ses cheveux :

— Bien dormi ? L'envie soudaine de la gifler, de lui cogner la tête

contre le mur. Agacé, il se pencha, récupéra Constance, et la plaça d'autorité sur son épaule.

Elle fronçait les sourcils : — Dis donc, de quoi tu te mêles ? Tu te pointes

et... — Pourquoi ne pars-tu pas avec Carole ? — Elle ne s'en ira pas. Elle a un mec, Paul. Elle

compte sur lui. Elle compte dépendre de lui. Moi... Comment dépendrait-on de toi ?

Elle atteignit la tonnelle en quelques enjambées, se détourna, revint vers lui, désigna Constance :

— C'est à toi, maintenant ? Tu la considères comme ta propriété ?

Constance cherchait à s'enfuir. Il la retenait d'une main ferme, tremblant de fureur rentrée.

Annie Lesperles mit un imperméable et sortit. Il regagna le tonneau, but du thé très fort, puis se courba et invita Constance.

En fin d'après-midi, Carole Sienzka les trouva occu- pés à bouder, engoncés dans de gros pull-overs, chacun d'un côté du matelas.

— Hou là ! je vous dérange ? — Entre... — Vous vous êtes engueulés ? — Il y a simplement que monsieur veut s'acca-

parer Constance. Un jouet... Monsieur a besoin d'un jouet, et je viens seulement de m'en rendre compte !

Il sourit, disposa trois verres sur la table. C'était l'heure de l'apéritif.

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— Tu bouffes avec nous, Carole ? — Si monsieur veut bien... — Monsieur n'a pas intérêt à ne pas vouloir, je le

préviens ! L'objet du litige dormait comme une bienheureuse.

Elle agitait ses pattes, poussait parfois dans son som- meil de brefs miaulements, rêvant peut-être à de fabu- leux terrains de chasse peuplés d'oiseaux suffisamment compréhensifs pour se laisser capturer sans jamais tout à fait mourir.

Ils trinquèrent. Puis Annie Lesperles explora le réfrigérateur.

— Y'a pas grand-chose ! — On s'arrangera, ma puce... Ils mirent à contribution les réserves de l'hôtel,

s'activèrent autour du réchaud. Rarement Paul Slama s'était senti d'aussi excellente humeur. Il ne savait pas faire la fête. Il ne savait rien faire mais il vivait, il n'était atteint d'aucune maladie, il ne mourrait pas de sitôt, tranquille certitude.

Evidemment, puisque Carole était de la partie, ils échouèrent au Blue-Night. Il n'était pas encore minuit. Les jeunots tenaient debout.

Il établit ses quartiers aux alentours immédiats des pompes à bière. Il savourait cette agitation, ces néons, ces rythmes assourdissants, se laissait aller à se sou- venir, avec même un certain plaisir, comme si c'était la dernière fois. Il se voyait entrer, seul, dans la ville endormie. Il avait commis une erreur en refusant d'accompagner Silouël, une lamentable erreur qui avait prolongé en lui si longtemps l'agonie.

C'était fini. Annie Lesperles et Carole Sienzka ondulaient sur

la piste. Des couleurs, des bruits, de la fumée. On bousculait des ombres. Des solitudes se regroupaient, çà et là.

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Ils rentrèrent, bras dessus, bras dessous. Le ciel s'était dégagé. La nuit les emprisonnait comme un ventre semé d'étoiles. Le vent glacé les faisait rire.

Un désordre inhabituel régnait dans le tonneau. Les assiettes sales, l'évier encombré. Constance avait disparu. Paul Slama ne referma pas la porte, afin qu'elle puisse rentrer.

Il avait soif, très soif. Il ne savait plus de quoi. Il décapsula une bouteille de bière et s'assit. — Viens, Paul, viens... Il s'enfuyait dans la nuit comme le crapaud qui

aime la terre tiède. Il ne voulait plus de ces clartés électriques qui ne dévoilent rien, qui font le monde si grand, si net, si vain et si inaccessible.

A voix basse, il appelait Constance.

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14.

Il pleuvait, une pluie très fine, opiniâtre, t omban t d 'un ciel gris où passaient en piaillant des volées de moineaux.

Un vent aigre et violent rasait les berges. Le fleuve coulait, rapide et jaune. Son niveau, qui avait consi- dérablement augmenté, atteignait en certains endroits le feuillage ployé des saules.

Foutu temps, pensait-il. Un temps pour se remet t re en route.

Il était calme, confiant. Il allait d 'un bon pas. Son regard était fixe, ses mâchoires crispées. Constance était juchée sur son épaule. Un plastique la protégeait.

Sans doute était-ce la dernière scène avec Annie

Lesperles qui avait précipité son départ . — J'ai une idée, Paul... Tu me suis ? Ils avaient déniché quelques accoutrements pous-

siéreux dans une malle en rotin. Elle savait ce qu'elle cherchait, lui pas. Elle avait jeté son dévolu sur un costume d 'homme masqué, loup de velours et large cape noire. Elle lui tendit un vieux frac décousu sous les manches :

— Mets-le !

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— Non. Je ne peux pas. — Ce n 'est qu 'un j eu ! Tu ne veux donc rien faire

p o u r moi ? — Ce n'est pas ça. Il craignai t d 'endosser cette tenue comme on devient

un autre.

— Bon. T'es t rop con. Dînons. Champagne, saumon fumé, douceurs. Personne

n 'a imai t donc les sandwiches aux concombres ?

— Il serait temps de nous décider, non ? J 'ai entendu dire que de p rendre une bout ique en fran- chise c'est possible, il n'y a pas besoin de tellement d 'argent au départ.. .

Un abîme les séparait. — J'ai envie de Champagne, Paul. Encore et encore

du Champagne. Cette nui t ne recommencera jamais. Roulée en boule sur les genoux de Paul Slama,

Constance ronronnai t .

— J 'ai l ' impression qu'elle t 'a adopté. — Ça se pourrai t . — Tu t 'y connais, en chats ? — J 'en ai eu un, il y a longtemps. — Celle-ci, avant, c 'était ra re qu 'on la voie... A par t

aux cuisines, à l 'heure des repas. Je me demande ce que tu lui as fait !

— Je me demande.

— Ma mère a hor reur des chats. Elle pré tend que leurs poils lui flanquent des allergies.

— Il y a des gens comme ça. Elle secouait la bouteille vide.

— Quand est-ce qu 'on s'en va, Paul ? Quand est-ce qu 'on s'en va ?

Elle avait fini pa r le t ra i te r de pauvre type et de t ruqueur . Elle ne ressemblait pas plus à Marion Ver- nier que l ' inconnue du b a r ne ressemblait à la fille qui promenai t son couteau sur le ventre d'Hezzy.

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A l'aube, il avait récupéré Constance, ses affaires, était sorti pa r la porte de derrière.

Il savait qu'il se remet t ra i t de sa déception. Pas t rop vite. Il avait oublié son magot dans la tonnelle.

Ses chaussures prenaient l'eau. Des gouttes glacées lui glissaient sur le nez. Les fils électriques à haute tension grésillaient sous la pluie.

Il évitait les hameaux. Plusieurs fois, des chiens

aboyèrent alors qu'il longeait un corps de ferme. Constance se cabrait, prête à sauter. Çà et là, dans la vallée, au-dessus des maisons isolées se tordaient des filets de fumée pâle.

Il y eut une accalmie. Le vent tomba. Il en profita pour se reposer quelques instants contre une barrière. Puis soudain le fleuve se r ida et la pluie repr i t de plus belle.

Fréquemment , le chemin s'éloignait des berges, rétrécissait, se muai t en un passage bourbeux, ou s'évanouissait, purement et simplement. Paul Slama pataugeait alors dans des prés inondés, foulait l 'éteule ramollie des champs moissonnés, spongieux, immenses.

Constance s'agitait. Il avait perdu l 'habitude. Elle l 'avait bien eu, l 'autre, avec son hôtel, ses chapeaux de paille et ses projets.

Après avoir contourné une langue de terre herbue, il arriva enfin en vue de l 'embarcadère, dont la silhouette se détachait sur le gris-jaune du fleuve. Il réduisit son allure. Il mordil lai t une ronce. Il aurai t

tout le temps, désormais, de reconst i tuer de mémoire la lettre d 'amour, l 'enveloppe en papier b run qui leur avait appris la mor t d'Hezzy.

Il s ' immobilisa sous la pluie bat tante. Le vent for- cissait. A demi rempli d'eau, ballotté pa r les remous, le Télémaque raidissait son amarre. Le moteur avait disparu. Sans doute était-il remisé en lieu sûr.

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Les gouttes, en lacis serré, martelaient les pilotis, les planches vermoulues du ponton.

Le canot, la mer, la plage ensoleillée, Marion Vernier et ce chien qui se f ro t ta i t contre sa jambe. La grange, aussi, la fille qui brandissai t en r iant son couteau, le désir nu d'Hezzy. C'étaient quand même de sacrés bons souvenirs.

Il longea le chemin, les pieds fatigués. Il enjambai t des flaques. Il re t rouvai t l 'endroit comme il l 'avait perçu le premier jour, écarté, si paisible.

La niche était vide. La porte n 'était pas fermée à clef.

Il eut un doute, un mouvement de recul. Il craignait que Giuseppe n 'apparaisse, n'effraie Constance.

Il n'y avait personne à la cuisine. Le balancier de l 'horloge lourdement battai t . Il reconnut la boîte à chaussures, le téléphone emprisonné, les quignons de pain rassis sur le réfrigérateur. Une langue de veau, gonflée, rosâtre, mar inai t dans une bassine. Pierrot, dans son cadre, au-dessus du vaisselier, continuait à le narguer.

Ses tennis mouillées avaient appor té de l 'eau dans la maison. Il épongerait . Il aurai t à cœur de ne rien salir.

Constance avait bondi. Elle explorait tous les recoins.

Il entendi t une porte s'ouvrir. Il dé tourna la tête. Janine Roure, en combinaison rose chair, f rot tai t ses yeux bouffis de sommeil.

— Que personne ne bouge, dit-il. Elle souri t : — Ah, c 'est toi... Elle seule l 'avait compris, au fond, elle qui l 'avait

kidnappé comme il venait de kidnapper Constance. Elle seule avait deviné quel genre d 'homme il était.

— Comment tu vas, Paul ?

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— Bien.

— Tu es t rempé ! Va falloir te changer. Tu vas choper la crève, sinon...

Elle marqua un temps d'arrêt. Il alluma une ciga- rette.

— Qu'est-ce que c'est que ce chat ? — Elle est gentille, tu verras. Elle est née au prin-

temps, avec les bourgeons. Silouël est mor t à ce moment-là...

— Oh, moi, tu sais, ces bestioles... Il répr ima une nausée. Il lorgnait la bassine. Il

n'avait jamais été dupe, bien sûr. Il aurai t pu lui expliquer. Il aurai t pu lui dire qu'il avait ressenti le besoin de prendre l'air, comme avant, de s'éloigner un moment . Elle aurai t approuvé, sans doute, puis- qu'ils n 'étaient liés l 'un et l 'autre en aucune façon.

Elle ne quit tai t pas des yeux sa barbe : — Tu la laisses pousser ? — Mais non. — Encore heureux !

— Et Giuseppe ? — Clamsé, le pauvre. Je l'ai enterré près du pou-

lailler. Il sentait encore le gas-oil... Je te prépare du pain grillé ?

Il s'assit, fit rouler sa cigarette au bord du cen- drier, taillant la cendre en pointe comme la mine d 'un crayon. Il se souvenait d 'une autre cuisine, vingt ans plus tôt. Son père ne manquai t jamais les infor- mations, à la radio. C'était un poste massif, aux bords arrondis. Un pick-up occupait la part ie supérieure. L'antenne consistait en un long fil entortillé. Il conve- nait d 'orienter convenablement ce fil, et c'était tout un problème.

Parfois, le dimanche matin, en préparant le repas, sa mère écoutait Paul Anka.

Il ne désespérait pas qu 'un jour Constance prenne

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d'elle-même les initiatives. Il pensait à sa vie, qui ne servait à rien, et qui lui suffisait. Il sucra copieusement son café, le bu t en silence. Peut-être, à Pont-Germain, si elle ne s 'était pas résolue à met t re ses chimères en pratique, aurait-il l 'occasion d'apercevoir Annie Les- perles. Ils en seraient quit tes pour se détourner, ou changer de trot toir .

Dehors, le vent secouait le cyprès. — T'aimes ça, la langue de veau ? — Bien sûr.

Lorsqu' i l ouvri t la por te de sa chambre, il respira, soulagé, l 'odeur de tabac froid, de papier d'Arménie, de renfermé. Il n 'avait r ien perdu. Il n'avait rien gagné non plus. Il ôta ses vêtements humides, s'allongea sur le lit.

Janine Roure appa ru t bientôt avec le pla teau en bois laqué.

Il lui tendit les photos. Sur la première, une douce lumière détourai t ce sein généreux de mère où tétai t Pierrot. Sur la seconde, le chapeau de brousse de guingois, Hezzy a rbora i t fièrement sa tenue de combat, feignant d ' ignorer ce qui l 'at tendait .

— Merci, Paul. C'est gentil... Je me disais bien, aussi ! Qui c'est ?

— Mon frère.

— Fais-moi penser à m'excuser auprès de lui, quand il reviendra...

Car il reviendrait , il aurai t d 'autres permissions. Elle aussi confondait, déjà. La pluie crépitait contre les carreaux. Il tâ ta d 'une main son men ton barbu. Janine Roure

sourit, empoigna le rasoir. Il ferma les yeux, enfonça sa tête dans l'oreiller.

Il était content d 'être revenu.

1984.

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