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Red Rock, Texas, réveillondu nouvel an

Jamais, non, jamais Natalia Serranon’avait vu des yeux aussi intensémentbleus que ceux de l’homme qui se tenaità quelque distance d’elle, au milieu dela foule joyeuse réunie pour le réveillon.Cette couleur profonde était peut-êtreaccentuée par la lumière ? Ou par

l’éloignement ? Peu importait. Grand,mince, musclé, avec sa carrureathlétique et son visage harmonieux, cetinconnu était la séduction incarnée.Lorsque d’un geste impatient il repoussaune mèche de ses cheveux très bruns, lajeune femme découvrit son front haut, àpeine marqué d’un léger sillon qui le luirendit encore plus attirant.

Il paraissait un peu plus âgé qu’elle.Une petite trentaine, sans doute ? Apeine… Pourtant, son maintien assurédisait clairement qu’il était habitué àdonner des ordres, pas à en recevoir.

C’était évident, elle et lui n’avaientrien en commun. Rien, si ce n’était unsentiment paradoxal en cette soirée defête : une immense solitude. Au moment

où leurs regards se croisèrent, elleesquissa un sourire timide. La relationqui s’établit aussitôt entre eux fut siintense que l’inconnu aurait dû traverserla salle pour venir la saluer. Ou auminimum lui rendre son sourire. Aucontraire, il fronça les sourcils, fit volte-face et disparut dans le couloir. Zut !

La clameur pleine d’entrain quis’éleva tout à coup de la foule ramenal’attention de Natalia sur les danseurs,tous prêts à accueillir la nouvelle annéeavec force baisers, embrassades ettoasts portés au champagne. Elle lesenviait. Comme ils paraissaient heureux,tout à la joie de l’instant !

Depuis le début de la soirée,l’orchestre, très connu et apprécié dans

la région de San Antonio, et sesexcellents musiciens maintenaient avecbrio une ambiance festive. Quant auxserveurs très élégants, dans le pantalonnoir et la veste crème qui étaientl’uniforme de la maison, ils veillaientavec soin et compétence à ce que lechampagne coule à flots.

Décidément, il n’y avait rien à redire :la « Casa Paloma », l’hôtel le plusélégant du centre-ville de Red Rock, auTexas, avait réuni toutes les conditionspour faire de cette soirée un événementinoubliable. Les tables recouvertes denappes immaculées avaient étédisposées en fer à cheval, de manière àencadrer la piste de danse. Sous leplafond qu’il faisait scintiller, un vaste

filet argenté avait été tendu, qui retenaitdes centaines de ballons colorés prêts àêtre libérés au douzième coup de minuit.

Minuit… Natalia jeta un coup d’œilsur sa montre. Encore quatre-vingt-dixminutes à attendre !

Au milieu des couples de danseurs,elle repéra Selina, sa meilleure amie,étroitement enlacée par un homme qui laguidait avec dextérité dans unlangoureux tango. Natalia laissaéchapper un soupir. La soirée ne faisaitque commencer pour Selina, qui adoraits’amuser, alors qu’elle-même avait déjàenvie de rentrer. De toute évidence, sielles étaient arrivées ensemble, ellesferaient séparément le trajet du retour.

— Alors, ma belle, on va enflammer

la piste tous les deux ?Natalia se tourna vers son

interlocuteur, un jeune cow-boy déjà pasmal éméché.

— Désolée, mais je suis venue avecmon ami, répondit-elle gentiment.

Il ne s’agissait là que d’un demi-mensonge, puisqu’elle avait prévu devenir à cette fête avec son presquefiancé, David Francisco, qu’elle avaitfréquenté pendant près d’un an. Pourtant,au fil des mois, les liens qui lesunissaient s’étaient distendus peu à peupour se briser définitivement le moisprécédent.

Le jeune homme regarda autour d’eux.— Je ne vois personne, pourtant !— Il est sorti prendre l’air un moment.

— Ah… Bonne idée. Passez unebonne soirée !

Dès qu’il eut tourné les talons, Nataliase dirigea vers l’une des portes-fenêtreset sortit faire quelques pas dans lesuperbe jardin de l’hôtel.

Le gardien, un homme d’un certainâge, s’approcha d’elle.

— Si vous avez l’intention deretourner dans la salle tout à l’heure, ilfaut que je vous tamponne la main.

— Merci, mais c’est inutile, réponditNatalia. Je rentre chez moi.

L’homme la considéra d’un airsurpris, presque peiné.

— Vous ne voulez pas assister aulâcher de ballons ?

— Non. J’ai un début de migraine.

Cette fois, ce n’était pas un mensongedu tout. Depuis plus d’une semaine, unemauvaise sinusite la faisait souffrir. Letraitement par antibiotiques l’avaitcertes soulagée, mais la musique trèsforte et les divers parfums qui flottaientdans la pièce avaient réveillé la douleur.

— Dommage ! reprit l’homme sur unton compatissant. Ça risque d’êtrespectaculaire. Bonne année tout demême, et meilleure santé,mademoiselle !

La gentillesse de cette voixbienveillante fit monter les larmes auxyeux de Natalia. C’était plus fortqu’elle ! Se remettrait-elle jamais del’absence de son père parti quand elleavait à peine deux ans ? Plus le temps

passait, plus elle en doutait.— Merci, répondit-elle en s’efforçant

d’adopter un ton plus gai. Bonne année àvous aussi.

— Si jamais vous changez d’avis,reprit le brave homme, n’hésitez pas àrevenir. Je vous laisserai passer quandmême.

Natalia lui adressa son plus beausourire, prit congé d’un petit signe de lamain et s’éloigna lentement. Qu’allait-elle faire ? Regagner son appartementvide ? Cette perspective était plutôtdéprimante. Pourquoi ne pas profiter unpeu de la beauté du vaste jardin qu’elleavait pour elle toute seule ? Elles’avança sur l’allée de grosses pierres,admirant au passage les arbres taillés

avec goût et le gazon impeccablementtondu. Juste avant d’arriver au grandportail qui ouvrait sur la rue, elle s’assitsur un banc en fer forgé, au bord del’allée, et baissa les yeux sur ses piedsdouloureux.

Les superbes escarpins à talonsvertigineux qu’elle avait passés pour lasoirée étaient sans aucun doute unmodèle d’élégance, mais tout aussiincontestablement une demie pointuretrop petits. Elle défit la boucle qui lesattachait, bien consciente qu’elle jouaitavec le feu : si elle les retirait, rienn’assurait qu’elle réussirait à leschausser de nouveau… Tant pis, elleavait trop mal ! Au pire, elle rentreraitpieds nus. Puisqu’elle était seule, cela

n’avait pas d’importance.Elle massa ses pieds endoloris et,

pour la première fois de la soirée, ellecommença à se détendre. D’ici, lamusique était beaucoup moins agressive,et finalement le moment aurait été parfaitsi elle avait pensé à emporter une étole.Malgré la température fort clémentepour la saison, sa petite robe courte enNylon fin était loin d’être suffisante,d’autant plus qu’elle avait choisi undécolleté asymétrique et que l’une deses épaules était totalement dénudée.

Elle serra les bras autour d’elle pourse réchauffer et retarder ainsi le momentoù elle devrait sortir du jardin pourchercher un taxi. Malgré son départprématuré de la fête, Natalia adorait

cette période : la perspective d’unenouvelle année riche en promessesl’emplissait toujours d’optimisme.

En entendant des pas résonner sur lesdalles, elle leva les yeux et eut lasurprise de voir apparaître le belétranger au détour d’un buisson. Pendantun court instant de folie, elle pensa qu’ilétait venu à sa recherche, mais lasurprise qu’elle lut sur le visage de cedernier quand il la découvrit eut tôt faitde la ramener à la raison. Quelle idioted’imaginer une chose pareille ! Leursregards s’étaient croisés de façontroublante, certes, mais ils ne s’étaientpas adressé la parole et n’avaient mêmepas été présentés.

— Je ne pensais pas trouver quelqu’un

ici, déclara l’inconnu d’une voix grave,légèrement marquée par l’accent du Sud.

Le cœur de Natalia bondit.— N’hésitez pas à venir vous asseoir,

j’allais justement m’en aller, proposa-t-elle.

— J’espère que ce n’est pas moi quivous fais fuir !

Il prit place à côté d’elle, tout en ayantsoin de laisser entre eux une distancerespectable.

— Vous savez qu’il n’est pas encoreminuit ? reprit-il. On ne quitte pas unesoirée de nouvel an avant les douzecoups de minuit !

— Désolée, mais c’est pourtant ce queje viens de faire. Et vous aussi,apparemment. Nous sommes donc au

moins deux à ne pas avoir respecté latradition.

Le regard naviguant des pieds nus deNatalia aux chaussures posées devantelle, l’inconnu ne prit pas la peine derelever sa remarque.

Elle fut soudain et bêtement prise del’envie bizarre de remuer les orteils etde lui demander ce qu’il pensait de lacouleur de son vernis à ongles. Ellel’avait choisi violet, assorti à la couleurde sa robe, c’était peut-être une couleurqui le choquait ?

— Vous avez mal aux pieds ?s’enquit-il soudain.

— Oui. Mes chaussures sont tropjustes.

— Dans ce cas, pourquoi les avoir

achetées ?— Elles étaient en solde.Encore un petit mensonge. En fait,

Natalia les avait achetées d’occasion,mais à quoi bon l’avouer ? Vu la coupeirréprochable du smoking de soninterlocuteur, il ne s’agissait pas d’unvêtement de location. Natalia auraitparié que son voisin était le genred’homme à n’avoir jamais mis les piedsailleurs que dans des boutiques de luxe.Comment pourrait-il comprendre leplaisir que l’on éprouve à avoir, pour lequart du prix original, des chaussuresd’une marque convoitée maisinaccessible ?

— Ce sont des Louboutin.Un sourire amusé, voire indulgent,

dansa sur la bouche bien dessinée del’inconnu.

— Ah… tout s’explique, alors !— Les femmes que vous fréquentez

habituellement portent ce genre dechaussures tous les jours, je suppose ?

Le visage de l’homme se figea.Natalia eut l’impression qu’un rideauvenait de tomber entre eux.

— Les femmes que je fréquentehabituellement ?

— Oui. Vous n’êtes visiblement pasd’ici, et votre smoking est un peu tropélégant pour le standing de la fête àlaquelle nous assistions.

Un sourire amusé fit naître de petitesrides au coin des yeux bleu marine.

— Je vois… vous n’aimez pas la

façon dont je suis habillé.— Je n’ai pas dit ça ! rétorqua Natalia

avec vivacité. Simplement, vous n’êtespas dans le style local, c’est tout. Vousétiez où, avant de venir ici ?

— En Géorgie, répondit l’homme avecun sourire désarmant.

— Ce n’est pas ce que je vousdemandais, mais peu importe !

Cet échange agréable, à la limite duflirt, lui avait bien plu, mais elle en avaitassez tout à coup de ce petit jeu.

— Il faut que je rentre maintenant.Elle ramassa ses chaussures et se mit

debout.— Non. Je vous en prie, restez !

réclama son voisin.Lorsque le regard de Natalia plongea

dans l’insondable bleu océan, elle sesentit incapable de lui refuser quoi quece soit.

A moins que sa soudaine faiblesse nesoit liée au parfum raffiné qui émanaitde lui ? Exotique, sensuel, enivrant, rienà voir avec ceux qu’elle connaissait.

— J’adore votre parfum, avoua-t-elle.Après tout, à quoi bon jouer au chat et

à la souris ? Ce soir, elle avait envie dedire tout ce qui lui passait par la tête etelle ne s’en priverait pas. C’était bien ladernière nuit de l’année, non ? Elleparlait bien à un inconnu qu’elle nereverrait jamais, non ? Alors, au diableles convenances et les bonnes manièresqui empoisonnaient le quotidien. Un peude franc-parler ne leur ferait de mal ni à

l’un ni à l’autre.— Le vôtre me plaît beaucoup aussi,

répondit-il en la prenant par le bras pourla faire asseoir.

Natalia soupira.— Allez-y, continuez !— Continuer quoi ?— Dites-moi qu’il vous rappelle celui

de votre mère !Un air ahuri passa sur le visage de son

compagnon.— Mais pourquoi donc ?— Parce que c’est Chanel N° 5, et que

chaque fois que je suis sortie avec ungarçon, il m’a dit que mon parfum luirappelait celui de sa mère ou de sagrand-mère. Ça m’est égal ! Il me plaîtet je n’ai pas l’intention d’en changer.

— Désolé de vous décevoir, mais nima mère ni ma grand-mère n’ont jamaisporté ce parfum. Et pour couronner letout, il me plaît beaucoup.

— Ah, vraiment ?— Oui. J’ajouterai que ni ma mère ni

ma grand-mère n’étaient aussi jolies quevous.

Tout en parlant, il s’était penché surelle et avait posé le bout des doigts surson mollet, puis sa cuisse.

Une vague de chaleur l’envahit. Desimages tout à fait déplacées, mais ôcombien délicieuses, commençaient àsurgir dans sa tête. Dire que David luiavait dit qu’elle était à la limite de lafrigidité, raison pour laquelle il laquittait ! En ce moment, elle se sentait

pourtant tout sauf froide… Le simplecontact de la main de cet homme sur sapeau la faisait frissonner de désir.

Les yeux bleu marine se méprirent surle sens de ce frisson.

— Vous avez froid !Aussitôt, il retira sa veste et la posa

sur les épaules de Natalia.Elle frissonna encore une fois, de

plaisir cette fois. Le vêtement exhalaitencore la chaleur du bel inconnu, et enprime, le délicieux parfum y flottait,l’enveloppant d’un voile invisible ettroublant.

Elle s’y blottit, réchauffée et un peuenivrée.

— Si vous me prêtez votre veste, ilfaut au moins que je connaisse votre

prénom.— Shane.Apparemment, ils n’iraient pas plus

loin que les prénoms, ce qui luiconvenait parfaitement.

— Moi, c’est Lia.Officiellement, c’était Natalia, mais sa

famille l’appelait Lia.— Lia ? répéta-t-il d’une voix de

velours qui coula dans ses veinescomme un miel délicieux. C’est un bienbeau prénom pour une bien belle femme.

Elle ne chercha pas à cacher le sourirequi lui monta aux lèvres.

— C’est ce que vous dites à toutes vosconquêtes ?

— A certaines, oui, reconnut Shaneavec un petit rire. Vous êtes réellement

très belle, Lia. Si vous voyiez les refletsque la lune dépose sur vos cheveuxnoirs, vous comprendriez mieux ce queje veux dire.

Il caressa l’une des boucles qui luitombaient sur l’épaule, puis, comme ellene se retirait pas, il laissa ses doigtss’enfoncer dans l’épaisseur de sachevelure.

— Ils sont doux comme de la soie…Son regard se posa sur les lèvres de

Natalia. Inutile de se demander ce dontil avait envie. Et pourquoi pas, aprèstout ? Cette nuit, aux douze coups deminuit, des tas de gens enembrasseraient d’autres qu’ils neconnaissaient ni d’Eve ni d’Adam. Ellen’allait pas se plaindre qu’il le fasse

avec une heure d’avance !— Vous croyez à l’amour ? demanda

Shane à brûle-pourpoint. A l’amour quipeut exister entre un homme et unefemme ?

Lia se raidit, méfiante tout à coup.Non ! Il n’allait tout de même pas luiservir l’histoire rebattue du coup defoudre ! Elle y avait succombé une fois,c’était suffisant. Pas question decommettre la même erreur deux fois.

Elle le regarda dans les yeux, mais n’ytrouva pas trace du « Je suis tombéamoureux de toi dès le moment où je t’aiaperçue », que lui avait servi David, etauquel elle avait cru comme si c’étaitparole d’Evangile.

— J’ai plaisir à penser que ça existe,

mais je n’en suis pas sûre, répondit-elleavec honnêteté.

— Eh bien, je vais vous dire la vérité.Il n’existe pas. J’y ai cru, mais c’estbien fini.

Certains hommes ne portent pasd’alliance, mais Natalia jeta néanmoinsun coup d’œil vers l’annulaire de soncompagnon.

— Vous êtes marié ? Vous avez unepetite amie ?

— Je réponds « Non » à vos deuxquestions. Si j’avais l’une ou l’autre, jene serais pas ici en train de parler avecvous.

— Vous avez déjà été marié ? Ou surle point de l’être ?

— Non. Et vous ?

— Ni mari ni petit ami.David et elle avaient pourtant bien fait

des projets d’avenir commun.Maintenant, Natalia voyait à quel pointça n’était là qu’un château de cartes.David lui avait raconté mensonge surmensonge et, malgré la méfiance qu’ilavait éveillée en elle au fur et à mesureque leur relation avançait, elle avaitrefusé de faire confiance à l’intuition quilui intimait de rester sur ses gardes.

— Je viens de rompre avec mon ami.Comment aimer quelqu’un en qui l’onn’a plus confiance ?

— Ma chère, vous prêchez unconverti, répliqua Shane, un souriretriste sur les lèvres.

Ainsi donc, elle n’était pas la seule à

avoir été trompée. Sans trop savoirpourquoi, elle se sentit mieux tout àcoup. Sans réfléchir, elle prit la main del’inconnu.

— Au diable les menteurs et lestricheurs ! On peut se passer d’eux.

— Amen, conclut Shane.Sur ce, il lui déposa un baiser au creux

de la main.Seigneur ! Quel feu ce simple contact

venait d’allumer en elle ! Elle ne fitd’ailleurs aucun effort pour le contenirou l’apaiser.

— Pourtant, c’est agréablequelquefois de serrer quelqu’un dans sesbras, de sentir sa peau, de se laisseraller.

La voix de Shane s’était faite rauque,

voilée de sensualité. Et ses yeux…Encore plus profonds, encore plussombres… Oui, ils étaient un océan danslequel elle mourait d’envie de plonger,quitte à s’y noyer.

— Cela vous tenterait ? demanda-t-il.Elle demeura silencieuse un instant,

puis elle le considéra.— En somme, vous me demandez si je

suis d’accord pour une aventure d’unenuit, c’est bien ça ?

— Vous alors, on peut dire que vousêtes directe ! dit-il en éclatant de rire.

Lorsqu’il plissait les yeux ainsi, ilparaissait beaucoup plus jeune quelorsqu’il était sérieux.

— Eh bien, oui, c’est exactement ceque je vous demande.

Réponds non ! Tout de suite. Lève-toiet pars !

Natalia n’avait pas connu beaucoupd’hommes. David n’était que son secondamant. Jamais elle n’avait eu derelations sexuelles sans liaisonsentimentale. Jamais elle n’avaitenvisagé de faire l’amour avec uninconnu. Jamais.

Jusqu’à ce soir.— Vous avez des préservatifs ?

s’entendit-elle demander.La question avait jailli malgré elle.

Qu’il ait ou non des préservatifsimportait peu. Elle n’allait pas coucheravec un étranger ! Son éducation le luiinterdisait. Sa mère lui avait assezsouvent répété que les relations

sexuelles n’avaient leur place que dansle cadre d’une relation amoureuse. Etcertainement pas avec un bel étranger, sibleus que soient ses yeux.

— Oui. Je suis un homme prévoyant.— Je…— Laissez-moi vous aider à vous

décider, coupa Shane en l’attirant à lui.Comme dans un rêve, elle se sentit

nouer les bras autour du cou de soncompagnon et lui offrir ses lèvres.

Il la serra contre lui avec douceur etcommença à l’embrasser. Lentement,profondément. Délicieusement.

Lia caressa ses cheveux épais. Voyantqu’elle répondait à son baiser, il glissaune main dans son décolleté et titilla untéton qui se raidit presque

douloureusement. Surprise par larapidité de sa réaction, elle connut uninstant de panique. Puis elle se rassuraen songeant qu’elle n’avait rien d’unprélude à un quelconque sentimentamoureux, mais d’un simple réflexesensuel.

S’il remarqua cette hésitation, Shanene fit aucun commentaire. Il continua àl’embrasser avec une science qui laterrassait. Les jambes molles, les senssurvoltés, Lia tremblait de désir enespérant que cet instant ne finissejamais.

— Accompagne-moi dans machambre, murmura-t-il.

Elle lui déposa un baiser à la base ducou. Sous ses lèvres, sa peau était salée.

— Est-ce bien raisonnable ?s’entendit-elle demander au loin.

— Non, pas du tout, mais qu’est-ceque ça peut faire ?

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En suivant Shane jusqu’à sa chambre,Lia comprit que le désir irrépressiblequ’elle avait éprouvé pour cet hommeséduisant avait obscurci son jugement.Non, elle n’allait pas coucher avec lui.Même si elle adorait qu’il la touche et sila chaleur de son accent du Sud la faisaitfondre. Et même si la façon qu’il avaiteue de la taquiner à propos de seschaussures, qui dansaient maintenant au

bout de ses doigts, l’avait bien amusée.Au moment où Shane glissa sa carte-clédans la fente de la porte, elle songea quele moment était venu de lui avouer sonerreur. Gentiment, elle reprit possessionde ses chaussures et lui adressa cesourire qui lui gagnait tous les cœurs.

— Merci d’avoir assuré le transportde mes instruments de torture !

Shane se tourna vers elle. Sur sonvisage, elle lut la surprise provoquéepar cette remarque qui ressemblait fort àun adieu.

— Quoi, tu t’en vas ?Après la surprise, ce fut l’incrédulité,

puis la contrariété qu’elle lut sur sesbeaux traits réguliers. Apparemment, iln’était pas habitué à ce qu’on refuse ses

avances.— Oui, dit-elle en faisant un pas en

arrière, avant de reprendre d’une voixoù perçait clairement le regret. Ce n’estpas mon genre, de faire ça. Je n’ai paspour habitude de me mettre au lit avecun homme que je viens à peine derencontrer.

Un sourire triste se dessina sur leslèvres de Shane.

— Crois-moi si tu veux, mais moi nonplus, je n’ai pas l’habitude de faire cegenre de choses.

— C’est pourtant toi qui m’as invitée,non ?

Une lueur sensuelle étincela dans leregard bleu nuit.

— Tu es très belle, Lia.

Au fur et à mesure qu’il parlait, sesyeux s’étaient assombris, jusqu’àdevenir presque noirs.

— Je n’ai pas envie de rester seul cesoir.

Complimenter une femme pourl’attirer dans son lit, voilà qui faisaitpartie de la panoplie de n’importe queldragueur, même le plus maladroit. Maisla dernière phrase de Shane prouvait àLia que la première impression qu’il luiavait inspirée en le découvrant dans lasalle de bal avait été la bonne : il étaitaussi seul qu’elle.

Malgré sa beauté, et sans aucun doutesa fortune, la vie le laissait cette veillede nouvel an aussi solitaire qu’elle.Rien d’étonnant à ce qu’elle se sente en

phase avec lui.Il la considéra un moment en silence.— Ecoute, lança-t-il brusquement, fais

comme tu veux. Si tu veux rester, reste.Si tu ne veux pas…

A elle de choisir.C’étaient de parfaits étrangers.

Pourtant, le sentiment de solitude qu’ilséprouvaient l’un et l’autre avait tisséentre eux un lien étrange, ténu etnéanmoins puissant.

Elle consulta sa montre. Encore unedemi-heure avant minuit.

— Si je rentrais un moment pour boireun verre avec toi ? Nous pourrionsparler un peu tous les deux.

Aussitôt prononcés, elle regretta sesmots. Shane ne l’avait pas conviée à le

suivre dans sa suite pour le plaisird’entendre sa charmante conversation !Il avait une idée précise en tête qu’elleconnaissait parfaitement. Quelle idioteelle faisait d’imaginer pouvoir changerla règle du jeu !

— Non, excuse-moi, reprit-elle. C’estridicule. Je comprends très bien que cen’est pas de bavardage dont tu as envie.Je vais…

— Reste ! S’il te plaît, reste avec moi.Il lui prit les deux mains dans les

siennes. Une décharge électrique luiparcourut le corps. Il la suppliait ! ?

— Il y a du champagne au frais dansma chambre, reprit-il, et je peuxcommander tout ce qui te fera plaisir.

Lia réfléchit rapidement. Le choix était

clair : rentrer chez elle et écouter touteseule sonner les douze coups de minuit,ou bien suivre Shane et apprendre àmieux le connaître.

— J’adore le champagne, mais jet’avertis, Shane, pas de mauvaiseblague !

Il s’écarta d’elle pour ouvrir la porte.— Est-ce qu’un baiser à minuit tombe

sous le coup de la « mauvaise blague » ?Un baiser de cet homme, elle avait

déjà essayé, et elle doutait que sarésolution de garder ses distances puisseen supporter un autre sans craquerlamentablement.

— Oui, tout à fait.Il éclata de rire.— J’en étais sûr. Tant pis pour moi !

Sur ce, il la fit pénétrer dans l’entréede sa suite, pratiquement aussi vaste quel’appartement qu’elle occupait. Laplaque vissée sur la porte signalait qu’ils’agissait de la suite « Etoile polaire ».Effectivement, tout le décor illustraitl’âme et les activités du Texas. Levitrail coloré de la porte donnant sur laterrasse représentait un cow-boy en trainde poursuivre du bétail. Une cheminéetraditionnelle en rondins occupait un pand e mur tout entier. Un grand canapé encuir était placé devant, encadré par deuxfauteuils assortis. Plusieurs lampesdisposées sur de petites tablesdiffusaient une lumière apaisante. Surune étagère, la télévision à grand écranse faisait discrète dans un coin de la

pièce.— C’est magnifique ! s’exclama Lia

en découvrant cette installation luxueuse.— Tu veux que je te fasse faire le tour

du propriétaire ? demanda Shane enposant sa carte sur une commode.

Son regard malicieux mit Natalialégèrement mal à l’aise.

— Non, merci. Je me contenterai defaire un petit tour à la salle de bains.

Il lui désigna une porte au fond ducouloir.

— Je m’occupe du champagne.Lia déposa ses chaussures au pied du

canapé et partit en trottinant sur sespieds nus.

En passant devant la chambre, elle vitque la porte en était ouverte. Elle ne put

s’empêcher d’y jeter un coup d’œilrapide.

Sur l’immense lit, les draps couleurcrème, soyeux, invitaient au repos. Il yavait aussi une commode, un grandbureau et une seconde télévision. Maiselle ne parvenait pas à détacher ses yeuxdu lit.

C’est là qu’ils auraient fait l’amour,sans doute. L’amour ? Le mot lui parutdéplacé. Dans ce cas, le mot « sexe »aurait été plus adéquat. Malgré sesvingt-cinq ans. Lia n’avait connud’intimité physique qu’avec son petitami de la fac, qui s’était avéré aussiinexpérimenté qu’elle-même, et plustard, avec David.

Cet homme même qui, après lui avoir

déclaré qu’il la trouvait peu portée surl’amour physique, avait ajouté qu’ilpréférait chercher une compagne plussensuelle. Lia avait eu du mal à l’avaler,et n’était pas près de l’oublier.

La simple idée de retirer sesvêtements pour se mettre au lit avecShane l’excitait et la terrifiait à la fois.Avec un soupir désolé, elle détourna sonregard du grand lit accueillant. Sagemesure de prudence qui lui éviterait dele décevoir lui aussi.

La salle de bains.Elle avait hâte de découvrir comment

cette pièce s’accordait avec l’élégancedu salon et de la chambre. Sitôt la porteentrouverte, l’éclat du vitrailmulticolore placé au-dessus de la

baignoire à remous lui coupa le souffle.Il représentait le drapeau du Texas,coloré, rutilant, superbe. Tout le reste del’installation était à l’avenant : moderneet magnifique. La conclusion tombaitsous le sens : les gens susceptibles delouer un pied-à-terre aussi luxueux nefaisaient évidemment pas partie de sonunivers habituel.

Le petit appartement où elle vivaitétait situé près de la clinique de RedRock, dans la partie la plus pauvre de laville. Son lit était collé au mur, lacuisine se réduisait à un comptoir exiguet, bien entendu, elle ne disposait qued’une douche toute simple où aucunvitrail ne jouait somptueusement avec lalumière.

Elle s’aspergea le visage d’eaufraîche, puis regagna le salon, le mot« adieu » déjà sur les lèvres. Le coupd’œil qu’elle venait de jeter surl’univers de Shane lui avait faitcomprendre qu’ils n’appartenaient pasau même monde. Leurs styles de vieétant diamétralement opposés, quepourrait-elle trouver d’intéressant à luidire ?

En revenant dans le salon, un feubrûlait joyeusement dans la cheminée.Un plateau de biscuits salés avait étédéposé sur la table basse. Shanes’avança vers elle, une coupe dechampagne à la main. Il avait desserrésa cravate et défait le premier bouton desa chemise. Ce léger laisser-aller le

faisait apparaître beaucoup moinsimpressionnant que quelques instantsplus tôt. Il semblait attendre leurconversation avec plaisir. A moinsque… que ce ne soit elle, quis’imaginait cette métamorphose ?

Etant donné les efforts qu’il avaitdéployés pour l’accueillir, elle nepouvait décemment pas partir tout desuite. Quelques instants passés en sacompagnie, par pure politesse, nechangeraient rien à sa décision. Inutiledonc de se comporter en malapprise.

— Magnifique ! s’écria-t-elle.Shane lui adressa un petit clin d’œil.— Mon but est de te faire plaisir, tout

simplement.Elle lui répondit par un sourire

prudent. Cet homme était un charmeurqui connaissait son rôle sur le bout desdoigts. Cela dit, sa fréquentations’avérait pleine de charme. Il luisuffisait de rester sur ses gardes et toutse passerait bien. Elle prit place sur lecanapé.

— D’où est-ce que tu viens, Shane ?— D’Atlanta.Il s’assit à côté d’elle, cette fois

encore en respectant une certainedistance entre eux.

Elle ne put s’empêcher d’en éprouverune légère déception, dont elle seréprimanda aussitôt. Ignorant le tumultede sensations qui la traversait, Shanefixait la montre qu’elle portait aupoignet.

— Je trouve ta montre très jolie. Jel’avais déjà remarquée dans le jardin. Jen’ai jamais vu la même nulle part. C’estune pièce unique ?

— Oui. C’est moi qui l’ai faite. Enfin,pas la montre, mais le bracelet.

Effectivement, Lia avait choisi le tondes petites perles qu’elle avait elle-même assemblées pour que l’ensembles’harmonise avec sa robe.

— C’est mon métier. Je crée desbijoux.

Le regard admiratif de Shane lui fitchaud au cœur.

— Ouaouh… Bravo, l’artiste !Permets-moi de trinquer à sa santé. Je neconnais personne dans cette branche.

Cette remarque ne surprit pas Lia le

moins du monde. Les fréquentations deShane devaient se composer de P.-D.G.et d’hommes d’affaires de haut vol, pasde petits artistes comme elle.

— J’espère un jour pouvoir exercercette profession à plein-temps mais pourl’instant, je suis obligée de travaillercomme comptable.

Cette activité était loin de lapassionner, mais le chèque qu’elletouchait à la fin du mois lui permettait dejoindre les deux bouts.Malheureusement, des rumeurs decompression de personnel couraientdans les couloirs ces derniers temps, cequi n’était pas sans l’inquiéter.

— Je suis impressionné par tes talents,reprit Shane.

Le sourire qu’il lui adressa fut pourLia comme l’apparition du soleil àtravers les nuages. Une délicieusechaleur qui n’avait rien à voir avec lagorgée de champagne qu’elle venaitd’absorber. La conversation roula uncertain temps sur la manière dont elles’y prenait depuis le dessin initialjusqu’à la création finale. Elle luidécrivit en particulier le collier qu’ellevenait de dessiner pour y sertir un caméeen porcelaine.

— Si tu souhaites pouvoir t’yconsacrer à plein-temps, il te faut mettresur pied un plan de carrière.

Et Shane de lui expliquer ce que celaimpliquait. Grâce aux études decommerce qu’elle avait faites à

l’université, elle comprenaitparfaitement ce qu’il lui expliquait. Aufur et à mesure qu’ils discutaient, latension qu’elle éprouvait auparavant sedissipait peu à peu.

Puis, de but en blanc, Shane changeade sujet de conversation.

— Si tu me parlais un peu de cepresque fiancé qui t’a plaquée le moisdernier ? Tu m’as dit qu’il n’était pasdigne de confiance ?

— Je t’ai dit ça ? s’étonna-t-elle.Elle avait du mal à se souvenir

exactement de ce qu’elle avait dévoiléde sa vie au début de la soirée. Un coupd’œil sur sa coupe lui révéla qu’elleétait vide.

— Tu n’aurais pas encore un peu de

ce délicieux nectar ?— Bien sûr !Shane sortit la bouteille du seau à

glaçons et remplit la coupe qu’elle luitendait.

Elle en but une gorgée, puis, commeelle demeurait silencieuse, Shane laremit sur ses rails.

— Tu me parlais de ton ex-petit ami.Un instant, elle eut envie de répondre

que sa vie sentimentale ne regardaitpersonne. Non qu’elle cherche àprotéger David, mais parce qu’elle avaithonte de s’être montrée aussi naïve.

« Il ne faut pas avoir honte d’avoir faitconfiance à quelqu’un », lui avait dit samère quand elle l’avait appelée pour luifaire part de sa rupture. Tout de même…

— Eh bien… j’ai découvert qu’il metrompait, déclara-t-elle sur un ton aussineutre que possible.

— Tu ne te doutais de rien ?— Je trouvais qu’il passait beaucoup

de son temps libre à San Antonio, maisje n’imaginais pas qu’il y avait entaméune liaison.

Elle posa sur Shane un regard pleind’appréhension, mais ne trouva dans sesbeaux yeux aucune trace de jugement, cequi l’incita à poursuivre :

— Il m’avait dit que sa mère, qui étaitveuve et vivait à San Antonio, entrait enphase terminale d’un cancer. Je l’avaisrencontrée à deux ou trois reprises etnous avions sympathisé. Bien sûr, j’aitrouvé tout à fait normal qu’il souhaite

passer le plus de temps possible avecelle.

Shane l’écoutait avec la plus grandeattention.

— J’avais même proposé à David delui rendre visite moi aussi, mais ilm’avait assuré qu’elle ne voulait voirpersonne à part lui. Plus tard, j’aidécouvert que Rose n’avait jamais eul’ombre d’un cancer et qu’elle se portaitcomme un charme.

A ce stade de son aveu, sa voix sebrisa. Comme elle avait été humiliée dedécouvrir qu’elle s’était fait tant desouci pour la mère de David alors qu’ils’agissait d’un énorme mensonge !

Ce souvenir lui fit serrer les lèvresd’amertume.

— En fait, résuma Shane, ton copainmenait une double vie.

— Oui. Je ne comprends pas pourquoiil ne m’a tout simplement pas dit lavérité.

— Il y a des gens qui ont peur del’honnêteté et se complaisent dans dessituations compliquées, quitte à mentir età faire souffrir leur entourage.

Au moment où elle s’y attendait lemoins, Shane lui prit la main et la serradoucement. Au lieu de se dégager, ellele laissa faire sans le repousser.

— Heureusement, c’est une vieillehistoire maintenant.

Tout à coup, son téléphone se mit àjouer Auld Lang Syne.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda

Shane, un sourcil levé.— J’avais réglé mon téléphone sur

minuit, expliqua-t-elle.Elle se mit debout. Ce n’était pas

correct de saluer la nouvelle annéeaffalée sur un canapé !

— Ah… Nous venons donc decommencer la nouvelle année, conclutShane en l’imitant.

Au même instant, la pendule posée surle manteau de la cheminée se mit àsonner les douze coups.

— Oui, si nous en croyons montéléphone et ta pendule, répondit-ellegaiement.

Shane leva son verre et le cognalégèrement contre le sien.

— Bonne année, Lia !

— Bonne année, Shane.Des bruits de feux d’artifice qui

explosaient dans le jardin de l’hôtel leurparvinrent à travers les vitres fermées.Lia posa son verre sur la table et sedirigea vers le balcon. Le ciel étaitilluminé de bouquets de feumulticolores.

Shane vint se placer dans son dos.Elle ne put retenir un léger sursautlorsqu’il posa une main sur son épaule,mais il n’y avait rien d’ambigu dans songeste. Il se tenait simplement près d’ellepour admirer les couleurs chatoyantes duciel.

— Tant pis pour les ballons ! Jepréfère mille fois être ici qu’au milieud’une pièce pleine de monde.

Shane la fit pivoter vers lui et plongeason regard dans le sien.

— Je ne suis pas un cow-boy du coin,mais j’aimerais bien t’embrasser tout demême…

Le son de cette voix de velours luidonna la chair de poule.

Elle éclaircit sa gorge devenueétrangement sèche.

— Je reconnais que c’est la traditionde s’embrasser pour se souhaiter lanouvelle année.

Shane n’eut pas besoin d’autreencouragement. Il se pencha sur elle etposa sa bouche sur les lèvres qu’elle luitendait.

Sentant qu’elle ne faisait rien pour lerepousser, il la cala confortablement

contre lui et approfondit son baiser,laissant sa langue jouer sur ses lèvresjusqu’à ce qu’elle accepte de céder àson invitation.

Les mains plaquées contre la chemisede son hôte, serrée contre lui, elle segrisait de la chaleur qui émanait de soncorps et des battements de son cœurqu’elle sentait contre sa poitrine.

Il lui semblait que le monde n’existaitplus. Seule comptait son envie de retenirce bel inconnu contre elle et de s’enivrerde son parfum et de sa chaleur.

Mais lorsque les doigts de Shanecommencèrent à chercher à tâtons lafermeture Eclair de sa robe, elles’obligea à s’éloigner de lui.

— C’était… euh… c’était très

agréable, bégaya-t-elle, haletante.Shane lui jeta un regard un peu

moqueur, faussement surpris.— Agréable ? C’est tout ?Si Lia n’était pas du tout préparée à

l’inquiétant plaisir qu’elle avait pris àce baiser, elle l’était encore moins àqualifier l’expérience. Son malaise ne fitque croître.

— A vrai dire… il faut que j’y aille.— Pourquoi tant de précipitation ?

Reste, et aide-moi à finir ces bricoles siappétissantes, proposa-t-il en esquissantun geste en direction du plateau garni depetits-fours. Et laisse-moi te servir uneautre coupe de champagne.

Lia réfléchit un instant. Elle avait lechoix entre rejoindre la foule bruyante et

probablement assez ivre qui s’étaitmassée dehors pour admirer les feuxd’artifice, ou rester encore un momentavec Shane pour savourer les canapésavec une nouvelle coupe de champagne,et ensuite rentrer chez elle.

— Bon, d’accord. Mais plus debaiser !

Shane la regardait sans ciller. Entreeux, l’air vibrait, électrique.

— Si c’est ce que tu souhaites, fit-ilavec un léger sourire.

Evidemment, ce n’était pas ce qu’ellesouhaitait, mais il fallait bien qu’aumoins l’un d’eux fasse preuve de bonsens.

— Oui, c’est ce que je veux.Ils commencèrent donc à déguster les

petits rouleaux de printemps, frais etcroquants à souhait, que Shane avaitdisposés sur le plateau. La conversationse mit en route sans effort. En fait,c’était plutôt Shane qui posait desquestions et Lia qui lui répondait. Ellelui raconta son enfance sans père, avecsa mère et Eric, son grand frèresurprotecteur. Alors qu’elle avait envied’étudier les arts plastiques, il l’avaitpoussée vers le commerce et elle avaitobéi.

— Ce n’était pas une mauvaiseorientation, commenta Shane. Avec cegenre d’études, on peut trouver dutravail dans une multitude de branches.

Lia lui jeta un regard étonné.— Tu parles exactement comme mon

frère !— C’est possible, répliqua-t-il avec

un sourire carnassier. Pourtant, jen’éprouve rien de fraternel pour toi.

Sa franchise était désarmante. Et leregard qu’il fixait sur sa bouche nefaisait que confirmer son franc-parler.

— Reste avec moi cette nuit.Du doigt, il toucha l’épaule nue de Lia

et le fit glisser lentement le long de sonbras. Il n’en fallut pas davantage pourqu’elle ait le cœur qui se mette à battre àcoups redoublés. Comment une caresseaussi légère qu’une plume pouvait-elleallumer en elle un tel tourbillon desensations brûlantes ?

— Tu es extrêmement sexy etincroyablement jolie, ajouta-t-il en lui

passant une mèche de cheveux derrièrel’oreille.

Une vague de désir inattendu, tenace etdévorant, la transforma en poupée dechiffon, incapable de tenir debout,incapable de dire « non ». Jamais ellen’aurait imaginé être capable de désirerun homme avec cette violence. Et voilàque cela lui tombait dessus.Aujourd’hui. Ce soir.

En fait, Shane en savait plus sur elle etses rêves que beaucoup de ses amis. Ilsn’étaient plus vraiment étrangers l’un àl’autre. Ni lui ni elle n’était à larecherche d’une relation durable. Sarupture avec David était trop prochepour qu’elle ait ne serait-ce qu’envied’y songer. De son côté, pour des

raisons qui lui appartenaient, Shane neparaissait pas davantage désireux des’investir.

Certes, elle avait toujours pensé que lesexe n’avait sa place que dans unerelation amoureuse, mais où est-ce queça l’avait menée avec David ?

Elle observa l’homme assis à côtéd’elle, qui attendait patiemment saréponse. Elle fouilla son regard, qu’elledécouvrit ardent et brûlant de désir.

Pendant qu’elle hésitait ainsi, ilgardait le silence, se contentant de luicaresser la paume.

Shane et elle étaient deux adultes qui,le cas échéant, accepteraient cetteaventure en toute connaissance de cause.

Elle prenait la pilule.

Il avait des préservatifs.Alors ?

* * *

Le lendemain matin, Lia ouvrit lesyeux au son d’une voix qu’elle reconnutcomme celle de Shane.

Elle repoussa les couvertures, s’assitdans le lit et se rendit compte qu’elleétait nue. Son aventure de la nuit luirevint d’un seul coup à l’esprit. Ilsavaient fait l’amour. Et comment ! Pasune fois, mais plusieurs, pendant desheures.

Le rouge lui monta au front. Shanes’était révélé un amant pleind’imagination, aussi intéressé par le

plaisir qu’il donnait que par celui qu’ilprenait. Par précaution et par honnêteté,elle l’avait averti qu’elle n’était pas unefemme passionnée et que ses prouessesau lit laissaient à désirer. Pour touteréponse, Shane s’était mis à rire ets’était employé, avec succès, à luidémontrer le contraire.

Alors qu’il était au téléphone, elle enprofita pour filer prendre une douche ets’habiller. Un quart d’heure plus tard,elle émergeait de la salle de bains, prêteà partir. Shane l’attendait, assis sur lelit. Un jean noir et une chemise en cotonblanc avaient remplacé sa tenue desoirée. Il avait dû se lever de bonneheure, car il était déjà douché et rasé.

— J’espère que je ne t’ai pas

réveillée ? J’étais au téléphone et je mesuis un peu énervé.

— Un problème ?— Rien de grave.Comme il ne paraissait pas désireux

d’ajouter d’autre commentaire, Lia neposa pas de questions. Ce n’était pasparce qu’ils avaient partagé unebouteille de champagne et une nuitgrandiose qu’ils étaient amis.

A ce constat, une terrible envie depleurer lui serra la gorge. Commentavait-elle pu consentir à faire l’amouravec un homme dont elle ne connaissaitmême pas le nom de famille ? Si elle lelui demandait maintenant, il penseraitqu’elle attendait de lui davantage que cequ’il lui avait offert cette nuit. Non, ce

serait déplacé. Après tout, elle emportaitde beaux souvenirs, elle s’encontenterait.

— Il faut que je parte. J’ai beaucoupde choses à faire, des gens à voir.

Le regard de Shane parut manifester uncertain malaise, exactement comme s’ilétait en train de lire ce qui se passaitdans sa tête à elle.

— Je comprends, répondit-il. Eh bien,nous avons passé un moment sympa !

A ce mot, elle se raidit.Sympa ? Allons donc ! Rigoler avec

des copains, ça oui, c’était sympa.Passer la nuit avec un étranger relevaitplutôt des comportements à risques.

Lorsqu’elle passa devant lui pourquitter la chambre, il la retint d’une

main.— Tu me plais beaucoup, Lia, mais…Son regard bleu sombre était devenu

presque noir.Elle n’avait aucun mal à terminer la

phrase laissée en suspens. « Tu me plaisbeaucoup, mais c’était juste une aventured’une nuit. Je t’ai menti. J’ai unefiancée. »

— Je dois quitter Red Rockaujourd’hui et je ne sais pas quand jereviendrai.

— Dans ce cas, où que tu ailles, je tesouhaite bon voyage. Ça a été un réelplaisir de faire ta connaissance, lâcha-t-elle, plutôt fière de la neutralité qu’elleavait réussi à imprimer à sa voix.

Un sourire se dessina lentement sur le

visage de Shane.— Tu ne m’accordes même pas un

baiser d’au revoir ?Il paraissait tout à fait à son aise. Tant

mieux pour lui. En ce qui la concernait,elle n’allait pas aggraver ses regrets enacceptant sa proposition.

— Non, désolée. Je crois que nousnous sommes suffisamment embrasséscomme ça.

Elle se détourna du lit et quitta lachambre. C’était clair, tout était finientre eux. Il la congédiait, comme ilsl’avaient prévu ensemble dès le départ.Alors, inutile de chercher à s’accrocher.Il lui restait sa dignité, elle n’allait pass’en départir.

Elle gagna donc le salon sans se

retourner ni ralentir le pas. Même pasquand elle crut l’entendre prononcer sonprénom.

- 3 -

Par une belle journée de la fin avril,Lia gara sa voiture devant le night-cluben construction à la sortie de Red Rock.Les ouvriers en jeans délavés et T-shirtsblancs s’étaient rassemblés à l’ombred’un grand arbre pour manger leurcasse-croûte. Leurs casques deprotection posés dans l’herbe à côtéd’eux formaient une tache de couleurjaune vif sur l’herbe verte.

Lia baissa la vitre du côté du passageret prit un moment pour observer lechantier. La déception lui nouait lagorge. A en croire ce qu’Eric lui avaitraconté au téléphone, le night-club deson ami Miguel Mendoza était prêt àouvrir. Ce qui signifiait qu’il allait avoirbesoin d’un comptable.

Hélas, ce qu’elle découvrait n’étaitencore qu’un chantier encombré dematériaux.

Avec un soupir résigné, elle sortit desa voiture. Elle avait perdu son emploideux mois plus tôt. Les économiesqu’elle avait faites grâce à son travail debijouterie lui avaient permis de garderun toit au-dessus de sa tête et de mangercorrectement depuis que le chèque

mensuel avait cessé de tomber, mais ellearrivait au bout de ses économies.

Elle jeta un coup d’œil sur la robed’été qu’elle portait et qu’elle avait eusoin de choisir non ajustée. Ainsi,personne ne pouvait deviner qu’elle étaitenceinte. Heureusement, car elle avaitl’intuition que Miguel hésiterait àl’engager s’il savait qu’elle attendait unenfant. Comme beaucoup d’employeurs,il aurait peut-être des doutes sur sacapacité à mener de front son travail etles soins à donner à un nouveau-né. Ellen’en avait aucun, et de toute manière,elle n’avait pas le choix puisqu’elleserait seule pour l’élever.

Ce n’était certainement pas le style devie dont elle avait rêvé, ni pour elle-

même ni pour ses futurs enfants. Si ellen’avait jamais manqué d’amour, elleavait été aux premières loges pourconstater les difficultés rencontrées parsa mère qui avait élevé seule ses deuxenfants. Voilà pourquoi, depuis toujours,elle s’était juré qu’elle n’aurait desenfants que si elle pouvait leur offrirdeux parents pour les aimer.

Dire que lors de sa rencontre avecShane, elle avait réussi à se persuaderqu’il n’y avait aucune chance pourqu’elle tombe enceinte ! Comment avait-elle pu se montrer aussi insouciante ? Enfait, ce n’était pas le mot exact,puisqu’elle prenait la pilule et qu’ilsavaient utilisé des préservatifs à chaquerapport. Mais elle était sous traitement

antibiotique à cause de sa sinusite, cequi avait diminué, voire annulé l’effet dela pilule. De toute façon, comme le luiavait rappelé le médecin, aucuneméthode contraceptive n’est efficace àcent pour cent.

La semaine dernière, prenant soncourage à deux mains, elle avait enfintéléphoné à sa mère pour lui annoncer sagrossesse en solo. Au fond,heureusement qu’elle n’avait pas assezd’argent pour se payer le voyage àBoston, où elle aurait dû lui faire cetteannonce de vive voix.

La première difficulté avait été de luiexpliquer qu’il ne s’agissait pas du bébéde David. La seconde, de confesser àune mère si pratiquante que cet enfant

était le fruit d’une liaison sanslendemain.

Le silence qui avait suivi son aveuavait été plus douloureux à supporterpour Lia que tous les reproches qu’onaurait pu lui faire.

Pourtant, le premier moment desurprise passé, sa mère l’avait assuréede son soutien. Elle avait même presséLia de venir vivre avec elle.

Mais elle était née à Red Rock, y avaitgrandi. Deux ans plus tôt, lorsque samère s’était installée à Boston pourprendre soin de ses vieux parents, elleavait refusé de la suivre, préférant resterau Texas.

D’une part, elle tenait à sonindépendance, et puis sa mère avait

suffisamment d’occupations et de soucissans qu’elle aille la surcharger avec lessiens. En outre, si elle baissait les brasmaintenant, quel exemple donnerait-elleà son enfant ? Quand la vie devientdifficile, au lieu de lutter, on court seréfugier chez maman ? Non. Elle devaitse débrouiller mieux que ça. Et elle yarriverait.

Le revers de la médaille, c’était qu’enrestant à Red Rock elle devrait affronterseule sa situation.

Elle posa la main sur son ventre. Cebébé, elle l’aimerait pour deux, et elles’en sortirait.

Elle releva les yeux et aperçut unpick-up noir rutilant au feu rouge du coinde la rue. Le passager aux cheveux de

jais était trop occupé à parler avec leconducteur pour regarder dans sadirection. Elle ne distinguait pas trèsbien son visage, mais le maintien desépaules et la mâchoire volontaire luifirent battre le cœur.

Shane !Sa gorge se noua. Elle voulait se

diriger vers la voiture mais ses jambesrefusèrent d’avancer, exactement commesi ses pieds avaient été prisonniers d’unbloc de ciment. Avant qu’elle ait réussià reprendre ses esprits, le feu passa auvert et la voiture redémarra.

Vite ! Le numéro minéralogique !Lia se mit à courir mais elle trébucha

et serait tombée de tout son long si unedame d’un certain âge qui arrivait dans

la direction opposée ne l’avait retenuepar le bras.

— Ça va ? Vous vous sentez bien ?Instinctivement, les mains de Lia se

portèrent à son ventre, comme pourprotéger son enfant.

— Oui, oui… tout va bien.Elle jeta un regard dans la rue. Le

pick-up avait disparu.La vieille dame la regardait d’un air

préoccupé.— Vous savez… dans votre état, vous

ne devriez peut-être pas porter destalons aussi hauts.

Dans votre état ?Lia se hâta de déplacer ses mains. Son

geste l’avait trahie.— J’ai cru que j’avais aperçu un ami.

J’ai voulu aller trop vite, toutsimplement.

Elle se passa la main sur le front,comme pour sortir d’un rêve. Combiende temps ce genre d’hallucinationsallait-il durer ? Depuis leur fameuse nuitensemble, elle croyait apercevoir Shaneà tous les coins de rue…

Le mois dernier, elle avait cru lereconnaître à l’épicerie. Elle s’étaitprécipitée pour le rattraper, mais unefois qu’elle s’était trouvée à côté del’homme de haute taille, aux cheveuxtrès bruns, elle s’était rendu comptequ’il ne ressemblait pas du tout à Shane.La semaine dernière, le mêmephénomène s’était produit au restaurant,avec un homme brun qui lui tournait le

dos. Le cœur au bord des lèvres, elles’était approchée de sa table. Encoreune fois, il n’avait rien en commun avecShane. Il avait des yeux noirs, et non pasbleus, des dents de travers. En plus, ilportait une alliance.

Et aujourd’hui, cet homme dans lepick-up…

— Vous êtes sûre que vous n’avezbesoin de rien ? reprit la brave dame.

Lia revint à elle et se souvint qu’ellesavait être polie.

— Tout à fait sûre. Merci, madame,d’être venue à mon aide.

Le regard de la dame en question seposa sur le ventre encore plat de Lia.

— Je vous souhaite une bonne santé etun beau bébé, ajouta-t-elle en

s’éloignant.Pourvu que Miguel ne soit pas aussi

fin psychologue que cette aimablepersonne !

Tout en prenant grand soin d’éviter lescrevasses du trottoir, Lia s’avança versla porte du bâtiment. Elle sentait pesersur elle le regard des ouvriers, maisaucun d’entre eux ne se mit à la siffler.Elle ne sut si cette retenue devaitl’offenser ou la soulager…

Enfin, elle arriva à la porte d’entrée.Une bouffée d’air frais l’accueillitlorsqu’elle l’ouvrit. L’intérieur de lasalle était encore en chantier. Entre legémissement des scies électriques, legrondement des perceuses et deschignoles, les coups répétés des

marteaux, Lia sentit le cœur lui manquer.A en juger par l’avancée des travaux,

l’ouverture de l’établissement ne seferait pas avant des mois. Elle serra sonsac contre elle et s’obligea à ne pascéder à la panique. Allons, rien n’étaitencore perdu ! Et puisqu’elle s’étaitdonné la peine de venir jusqu’ici, ceserait stupide de partir sans avoir parléavec Miguel.

— Est-ce que je peux vous aider ?demanda un homme à côté d’elle.

— Oui, je l’espère ! répondit-elleavec un entrain qu’elle n’éprouvait pas.Je cherche Miguel Mendoza. Si vouspouviez me dire où se trouve sonbureau, je vous en serais trèsreconnaissante.

L’homme la dévisagea d’un aircurieux, puis il désigna une portefermée.

— C’est par là. Dernier bureau aufond du couloir, sur la droite. Je nepense pas qu’il soit encore partidéjeuner.

— Merci beaucoup !Lia enjamba quelques scies

électriques et divers outils déposés surle sol avant d’atteindre la porte enquestion. Une fois ouverte, celle-ci luioffrit le spectacle d’un couloir aux murspeints en jaune clair et, au sol, recouvertd’une moquette beige. Aussitôt, sonmoral remonta. Même si le night-clubn’ouvrait pas aussi vite que prévu, il yaurait de multiples choses à mettre au

point et un tel cadre permettait à uncomptable de travailler confortablement.Et elle se ferait fort de trouver mille etune manières de se rendre utile.

Mon Dieu, faites que j’obtienne cetemploi !

Elle répéta cette invocation deux outrois fois comme un mantra destiné à luiporter bonheur.

Arrivée au bout du couloir, elles’arrêta devant la porte et posa la mainsur la poignée, hésitant à frapper. Desvoix d’hommes lui parvenaient. Peut-être étaient-ils en réunion ? Un éclat derire la rassura sur ce point, mais elleattendit encore un moment. Finalement,le cœur battant, elle se décida.

— Entrez !

Miguel était assis derrière un grandbureau. En l’apercevant, il se leva, etl’homme avec qui il parlait en fit autant.

— J’espère que je ne vous dérangepas, s’excusa Lia. Est-ce que tu pourraism’accorder quelques instants ?

Un grand sourire éclaira le visage deMiguel.

— Mais bien sûr !— Si tu es occupé, je peux très bien

attendre.— J’ai tout mon temps, assura Miguel.Dans sa chemise crème et son pantalon

beige, il était très élégant, et tout aussisympathique que le souvenir qu’ellegardait de lui.

— Tu arrives au bon moment. Nousavons fini, n’est-ce pas, Juan ?

demanda-t-il en se tournant versl’homme assis face à son bureau. Je teprésente Natalia Serrano. Son frère etmoi sommes amis d’enfance. De toutefaçon, une visite de la petite sœur demon ami Eric ne peut pas être undérangement ! ajouta-t-il en s’adressantde nouveau à Lia.

Juan ne s’attarda pas et elle seretrouva bientôt en tête à tête avecMiguel.

— Et ton repas ? Je ne veux pas tefaire rater ton déjeuner !

— Ne t’inquiète pas et dis-moi plutôtce qui t’amène ici.

— Eric m’a dit que tu allais sansdoute avoir besoin d’un comptable.

Lia serrait nerveusement la poignée de

son sac, qu’elle avait posé sur sesgenoux, mais elle réussit à parler d’unevoix calme, sans que son inquiétude netransparaisse.

— Tu te rappelles que j’ai fait desétudes de commerce et de comptabilité ?J’ai travaillé dans cette branchejusqu’en février, mais j’ai perdu monposte à la suite d’une compression depersonnel. Si tu as besoin de quelqu’un,je suis libre immédiatement et…

— Stop ! s’exclama Miguel. Si tu melaissais placer un mot ?

Zut ! Elle avait fait tout le contraire dece qui convenait. Elle aurait dû lelaisser prendre l’initiative. Nonseulement elle avait déboulé sansrendez-vous mais, en plus, elle avait

pris la direction de l’entretien.— J’aimerais bien t’embaucher tout de

suite, Lia, mais l’établissementn’ouvrira pas avant la fin de l’été.

Elle envisagea de mentionner tout cequ’elle pourrait faire pour l’aider d’icilà, mais s’en abstint finalement. Miguelétait intelligent. S’il avait vu unepossibilité d’utiliser ses compétences, ill’aurait fait, sans aucun doute.

— Je comprends, répondit-elle d’unevoix qui avait légèrement tremblé, cettefois, ce dont elle se maudit. Je tedemande seulement de garder mon nomen tête, quand tu auras besoin depersonnel.

Elle se mit debout. Inutile de faireperdre davantage de temps à un homme

aussi occupé que Miguel.Il la retint d’un geste.— Voyons, Lia… Tu serais disponible

à partir de quand ?Son cœur marqua un temps d’arrêt.— Aujourd’hui. Je peux commencer

aujourd’hui même !— Ecoute… personnellement, je n’ai

rien à te proposer pour l’instant mais, cematin, j’ai parlé avec Sawyer Fortune.

Il s’interrompit un instant, comme si cenom devait immanquablement éveillerquelque chose dans l’esprit de soninterlocutrice.

— Je ne connais pas cette personne.Le nom de Fortune était bien connu à

Red Rock, mais Lia ne s’intéressait pasà la page mondaine des journaux et elle

évoluait dans un cercle tout à faitdifférent.

— Sawyer est l’ancien directeur de lapublicité et du marketing chezJ.M.F. Financial. C’est lui désormaisqui s’occupe du New Fortune Ranch,juste à côté de Red Rock. J’ai crucomprendre que son comptable était encongé maladie et qu’il avait besoin dequelqu’un pour le remplacer pendant unepaire de mois. Peut-être même un peuplus longtemps. Tu veux que je le joignepour lui demander de t’accorder unentretien ?

Lia était au bord des larmes.— Je t’en serais très reconnaissante.— Tu gagneras certainement moins

que dans ton poste précédent, mais…

— Ce sera parfait ! le coupa-t-elle.J’ai réellement besoin de travailler.

— Dans ce cas, je l’appelle tout desuite.

Sur ce, il composa le numéro sur sontéléphone. En attendant qu’il décroche,Lia songea que peut-être, enfin, sachance venait de tourner.

* * *

Au son des avions qui atterrissaient,Shane rangea sa valise dans le coffre dupick-up et s’installa à côté de son frèrequi était venu l’accueillir. C’étaitbizarre comme le fait de revenir à RedRock lui donnait l’impression de rentrerchez lui.

— Tu ne peux pas savoir à quel pointNatalia, ma nouvelle comptable, mesimplifie la vie depuis qu’elle travailleau ranch, déclara Sawyer à son frèreaîné. Marjorie était très bien, mais laformation en comptabilité de Natalia estextrêmement précieuse.

Pareil flot d’enthousiasme étonnaShane.

— Au fait, en parlant de femmes, est-ce que tu sors toujours avec…

— Non, répondit Sawyer. Il y alongtemps que c’est terminé.

Exactement comme pour lui et Lia. Sice n’était qu’entre eux deux, cela n’avaitjamais réellement commencé. Pourtant,étrangement, depuis leur rencontre aucours de la soirée du nouvel an, il avait

souvent songé à elle.— Tu penses à elle de temps en

temps ? demanda-t-il à Sawyer.— Non. Jamais.Surpris de l’intérêt que son frère

portait tout à coup à sa vie sentimentale,Sawyer le dévisagea du coin de l’œil.

— Et cette Natalia ? demanda Shane,taquin. Tu m’as l’air bien enthousiasmépar son travail. Il n’y aurait pas anguillesous roche, par hasard ?

Sawyer se mit à rire.— Tu oublies qu’elle est mon

employée ! Elle est très attentive à ceque nos relations restent dans le cadrestrictement professionnel.

— Autrement dit, tu ne lui plais pas.Elle n’est pas intéressée par les hommes

qui sentent le cheval ?— Arrête tes plaisanteries douteuses !

s’esclaffa Sawyer.Shane rit à son tour, détendu et

heureux. Comme c’était bon de rentrerchez soi !

— Et toi, reprit Sawyer, est-ce que tuas découvert quelque chose au sujet decette Jeanne-Marie ?

En entendant ce prénom, le sourire deShane disparut.

— Nous en parlerons quand nousserons tous réunis.

Quand Shane avait découvert que sonpère avait une relation avec une certaineJeanne-Marie, il avait demandé àSawyer de réunir tous leurs frères etsœur au ranch.

— A quelle heure est-ce que tout lemonde doit arriver ?

— Vers 20 heures, je pense.Le pick-up s’arrêta devant le ranch où

vivait Sawyer, et que Shane considéraitlui aussi comme sa maison. La structurede bois blanc, abritée du soleil par lesbranches d’un cyprès géant, ressemblaità un havre de paix qui allégea un peu lepoids qu’il sentait peser sur ses épaules.Il venait à peine de descendre duvéhicule lorsque le téléphone portablede Sawyer sonna, signalant qu’un S.M.S.venait d’arriver.

— C’est Natalia qui a besoin d’unrenseignement, annonça Sawyer, lesyeux rivés à l’écran. Tu veuxm’accompagner ? Ce sera l’occasion de

faire sa connaissance.En ce moment précis, Shane n’avait

pas spécialement envie de lierconnaissance avec qui que ce soit, maispuisque ça avait l’air de faire plaisir àson frère, il accepta.

Il lui emboîta donc le pas et se dirigeavers le bâtiment situé entre la maisonprincipale et le logement réservé auxouvriers qui travaillaient sur le ranch.Des pots de géraniums rouges étaientaccrochés à la poutre du porche et desfleurs sauvages poussaient devant leperron.

— Il y a des fleurs ici, maintenant ?— Oui. Natalia m’a demandé si elle

pouvait les planter. Elle vit enappartement mais adore jardiner. Je lui

ai répondu que si elle s’en occupait elle-même, elle pouvait planter tout cequ’elle voulait.

— C’est très joli, déclara Shane.Décidément, la nouvelle employée de

son frère l’intriguait de plus en plus.D’autant qu’elle avait résisté au charmeravageur de ce tombeur de Sawyer.

— Je vous apporte le renseignementque vous m’avez demandé, lança cedernier en poussant la porte.

— Il ne fallait pas vous bousculer ! Cen’est pas urgent à ce point.

La voix qui parvint aux oreilles deShane lui parut étrangement familière.

Il suivit son frère à l’intérieur. Unejeune femme leur tournait le dos, maiselle fit pivoter son siège de bureau pour

leur faire face. Lorsqu’il aperçut lesgrands yeux noisette, Shane eutl’impression de recevoir un coup depoing en pleine poitrine.

— Lia ! articula-t-il d’une voix casséepar l’émotion.

Son cœur battait aussi vite que lapremière fois où leurs regards s’étaientcroisés, à travers la salle de balquelques mois plus tôt.

Elle était toujours aussi belle, avecses beaux cheveux bruns si épais et sabouche bien dessinée. A la place de larobe ajustée qu’elle portait le soir de lafête, elle arborait aujourd’hui une robefloue qui ne laissait rien deviner de sesformes. Mais Shane les connaissait parcœur, ses mains en gardaient encore le

souvenir.Lia secoua la tête, comme pour

essayer de mettre au clair les idéesqu’elle contenait. Puis elle cligna desyeux.

— Shane ? C’est bien toi ?Sawyer paraissait totalement

abasourdi.— Vous connaissez mon frère ?Lia ouvrit la bouche, puis la referma

sans avoir rien dit.— Lia et moi nous sommes déjà

rencontrés, confirma Shane. En fait, onpeut même dire que nous sommes devieux amis.

Tout en parlant, il fixait la jeunefemme, comme pour la mettre au défi dele contredire.

Elle se raidit. Un sourire qui n’en étaitpas vraiment un se posa sur ses lèvres.

De toute évidence, elle ne lui avait paspardonné. Et pourquoi l’aurait-elle fait ?Il ne s’était pas pardonné à lui-même ! Ilaurait pu gérer la situation de milleautres manières que de lui annoncerabruptement qu’il quittait Red Rock etne savait pas quand il reviendrait. Ilaurait très bien pu lui expliquer qu’ilavait des affaires de famille à régler, quile tiendraient éloigné un certain temps,mais qu’il aurait plaisir à la revoir à sonretour.

Il aurait pu lui demander comment lajoindre, lui dire qu’il s’apprêtait às’installer à Red Rock et n’avait retenuune chambre à l’hôtel que par pure

commodité. Or il n’en avait rien fait. Aucontraire, il l’avait laissée partir,exactement comme si ce qu’ils avaientpartagé ne comptait pour rien. Comme sielle-même ne comptait pour rien.

Le moment était venu de faire amendehonorable, de s’expliquer et de luiprésenter des excuses.

— J’ai un engagement ce soir, mais, situ es libre, je t’invite à dîner demainsoir. Histoire de reprendre contacttranquillement.

Shane sentait peser sur lui le regardintrigué de son frère. Il ne manqueraitpas de lui demander des explicationscirconstanciées tout à l’heure. Peuimportait. Ce qui comptait pour l’instant,c’était Lia.

Il la sentait mal à l’aise. Sans doutecraignait-elle qu’il confie à son frère cequi s’était passé entre eux la dernièrenuit de l’année. Ce dîner, si ellel’acceptait, lui fournirait l’occasion dela rassurer sur ce point. Il saurait tenirsa langue et garder pour lui ce qu’ilsavaient vécu ensemble.

— Qu’est-ce que tu penses de maproposition, Lia ? Tu acceptes ?

Elle ne paraissait pas vraimententhousiaste.

— Pourquoi pas ? répondit-ellepourtant au bout d’un moment. Ce seraitsympa.

Néanmoins, lorsque leurs regards secroisèrent, les yeux noisette lui firentclairement comprendre qu’avant d’en

arriver au stade où ce serait « sympa »,ils auraient pas mal de choses àéclaircir.

- 4 -

La rencontre familiale devait avoirlieu chez Sawyer. La sœur et les troisfrères de Shane étaient arrivés commeprévu et s’étaient rassemblés dans legrand salon aux murs blanchis à lachaux, sous les poutres familières, aumilieu des meubles de bois sombre.

La tension qui régnait dans la piècefrappa Shane dès qu’il y entra, sans pourautant le surprendre. Ce soir, l’enjeu

pour eux tous était énorme, et passeulement en termes professionnels.L’équilibre familial lui aussi étaitmenacé.

Leurs parents, Clara et JamesMarshall Fortune, étaient mariés depuistrente ans. Trente années qui ne s’étaientpas toujours écoulées comme un longfleuve tranquille, bien que leur mère aitsupporté avec une certaine philosophiele caractère parfois difficile de leurpère.

Quelques années plus tôt, Clara avaitrepris ses études. Désormais auréoléede sa licence en littérature américaine etses cinq enfants volant de leurs propresailes, elle paraissait parfaitementheureuse. Tellement heureuse qu’elle

n’avait pas remarqué que son mari avaitvendu la majorité des parts deJ.M.F. Financial à une certaine Jeanne-Marie dont ils n’avaient jamais entenduparler auparavant.

En tant qu’aîné, Shane avait d’abordvoulu avertir sa mère de ce que lui et sesfrères venaient de découvrir. Mais aprèsen avoir discuté tous ensemble, ilsétaient convenus qu’il valait mieuxattendre d’avoir davantaged’informations.

Shane était celui qui en avaitrassemblé le plus depuis le mois dejanvier. Malheureusement, les nouvellesqu’il s’apprêtait à annoncer allaientébranler leur monde à tous les cinq.

Des yeux, il fit le tour de la pièce. Son

frère Wyatt était arrivé en jean, bottesaux pieds, ressemblant davantage à uncow-boy qu’au vice-président deJ.M.F. Financial. Il s’apprêtait à épouserSarah-Jane Early, dont il étaitéperdument amoureux, et chaque foisque Shane se moquait des regardscomplices qu’il échangeait avec safiancée, Wyatt lui répondait simplementqu’il lui souhaitait le même bonheur quele sien.

Asher, le cadet, discutaittranquillement avec Sawyer. Après sondivorce l’année précédente, il avaitobtenu la garde totale de son fils Jace,âgé de quatre ans, qui jouait dans lapièce voisine. Depuis quelque temps,grâce à Marnie McCafferty avec

laquelle il allait se fiancer, il avaitretrouvé sa joie de vivre et ne cessait defaire des projets d’avenir.

Bien que directeur de la publicité etdu marketing pour l’entreprise familiale,Sawyer avait décidé de prendre encharge le ranch à Red Rock, où il avaitcommencé une nouvelle existence. Ilvivait au ranch et s’était remis à monterà cheval avec passion.

Victoria, l’unique fille de la famille,était la plus jeune de tous. Elle avaitépousé Garrett Stone quelques mois plustôt et vivait avec son mari à Red Rock,où tous deux s’occupaient d’un refugepour animaux.

Depuis toujours, c’était elle la plusimpatiente et, cette fois encore, ce fut

elle qui ouvrit la discussion.— Alors, qu’est-ce que tu as appris ?Le silence se fit tandis que tous les

regards se tournaient vers Shane.La mission qui lui revenait était

atrocement pénible. Son cœur, tout àcoup, était aussi lourd que du plomb.Tout en sachant que son père n’était pasparfait, il l’avait toujours admiré etrespecté parce qu’il le considéraitcomme un homme honnête. Or, avec cequ’il avait appris, il s’avérait que lepatriarche ne méritait pas la confiancedont lui et les siens l’avaient toujourshonoré.

— Vous n’allez pas aimer ce que j’aià vous dire, commença-t-il en se passantune main dans les cheveux.

Les regards se firent plus appuyés.— J’ai retrouvé Jeanne-Marie.Ce prénom lui laissait un goût de

cendre dans la bouche.Wyatt fronça les sourcils.— Tu lui as parlé ?— A quoi est-ce qu’elle ressemble ?

s’enquit Victoria.Asher se carra dans sa chaise et croisa

les bras.— Elle a quel âge ?Shane leva la main pour arrêter le flot

de questions.— Elle vit dans l’Arkansas sous le

nom de Jeanne-Marie Fortune. Ce quifait que notre père est bigame, conclut-ilaprès une profonde inspiration.

— Tu as vu leur certificat de

mariage ? demanda Wyatt.Shane secoua la tête.— Non, mais quelle autre explication

trouver ? Elle a pris le nom de notrepère.

— C’est impensable ! s’exclamaVictoria. Il doit y avoir une erreurquelque part.

— Tu sautes peut-être un peu vite àces conclusions, déclara Sawyerprudemment, même si son visage tendutrahissait sa profonde contrariété. Jecrois que nous devrions parler à notrepère. Il aura bien une explication à nousdonner !

— Moi, affirma Wyatt, je pense qu’ilfaut mettre notre mère au courant le plusvite possible.

— Franchement, reprit Shane, ça meparaît très difficile de parler avec l’unou l’autre. Ils sont partis en voyage pourplusieurs semaines, et je suis sûr qu’ilne s’agit pas d’une coïncidence. A monavis, papa a emmené maman en voyageparce qu’il a senti que j’étais sur lepoint d’apprendre la vérité.

— Tu sais quand ils doivent rentrer ?demanda Asher.

— La dernière fois que j’ai posé laquestion à Beverley, la secrétaireparticulière de papa, elle m’a réponduqu’elle n’en savait rien. Difficile demettre sa parole en doute. Mais,réflexion faite, je pense que cetteabsence va nous être utile.

— Ah bon ? Et comment ça ?

interrogea Sawyer, visiblement intrigué.Shane balaya la pièce du regard avant

de révéler l’initiative audacieuse qu’ilavait prise.

— J’ai invité Jeanne-Marie à RedRock.

— Tu es fou ? s’écria Wyatt.Les yeux de Victoria étincelaient.— Tu veux inviter ici la femme avec

qui notre père entretient une liaison ?Très peu pour moi ! Désolée, mais je neveux pas d’elle ici.

— Je t’assure, insista Sawyer, quenous ferions mieux de parler de tout celaavec papa.

— Ecoutez, répondit Shanecalmement, je crois que puisqu’il a tenutoutes ces transactions secrètes, c’est

qu’il n’a pas envie d’aborder le sujetavec nous.

Bien qu’à contrecœur, ses frères etsœur finirent par opiner du chef.

— C’est pourquoi il m’a sembléindispensable de remonter à la source.Une fois que j’ai réussi à localiserJeanne-Marie, je l’ai appelée pour luidire que j’étais l’un des fils de James etque nous désirions la connaître.

— Comment a-t-elle réagi ? demandaWyatt.

— Oui, c’est intéressant de savoir cequ’elle t’a répondu, renchérit Victoria.Tu as eu l’impression que ton invitationla choquait ? Est-ce qu’elle t’a présentédes excuses ? (Les yeux de sa sœurpétillaient de colère.) J’espère au moins

qu’elle était gênée !— Elle a eu l’air surprise et,

bizarrement, heureuse de m’entendre.En effet, Shane avait été étonné que

cette femme lui réponde de manièreaussi aimable et détendue.

— Cette affaire est de plus en plusétrange, estima Victoria.

Shane ne pouvait qu’approuver lejugement de sa sœur. Tout cela étaitabsurde. Nerveusement, il se mit àarpenter la pièce comme il le faisaitquand il était contrarié ou inquiet, ce quilui arrivait chaque fois qu’il pensait àcette fameuse Jeanne-Marie.

— Elle a immédiatement accepté moninvitation. Sans la moindre hésitation.

— Quand est-ce qu’elle arrive ?

demanda Sawyer, d’une voix si étoufféeque Shane dut tendre l’oreille pour lecomprendre.

Et il le comprenait, à la perspective derecevoir cette femme dans leur maisonde famille, son estomac se nouaitd’angoisse.

Victoria avait blêmi.— Et si jamais papa et maman

reviennent au moment où elle sera ici ?— Eh bien, tant pis ! assena Wyatt sur

un ton sinistre. Ou tant mieux. Je n’aimepas toutes ces cachotteries. J’estime quenotre mère a le droit de savoir.

— De savoir quoi ? intervint Sawyer,dont les yeux clairs brillaientd’exaspération. Au fond, nous ignoronsqui est cette Jeanne-Marie et ce qu’elle

veut.— Nous savons en tout cas qu’elle se

fait appeler par le nom de notre père etqu’elle a reçu de lui la moitié des partsde J.M.F. Financial au début de l’année.

— Et qu’il ne nous a pas dit un mot decette transaction ! ajouta Victoria.

— Très juste, approuva Shane. Ce quenous voulons apprendre, nous devonsl’apprendre de sa bouche à elle.

— C’est vrai, admit Asher. Il faut enfinir avec ce secret de famille. Il est troplourd à porter.

— Nous aurons nos réponses d’iciquelques semaines, conclut Shane.

Il regarda sa sœur et ses frères. Ilsétaient aussi impatients que lui de voirce moment arriver.

* * *

Lia décida de se vêtir avec le plusgrand soin pour son dîner avec Shane.Debout devant sa penderie, elle passaiten revue les différents vêtementssuspendus à des cintres. Plusieursauraient été tout à fait adaptés à lacirconstance, mais malheureusement, ilsétaient devenus trop étroits pour qu’ellepuisse les porter.

En fait, elle avait pris très peu depoids, mais le discret arrondi de sonventre ne lui permettait plus d’enfilerses vêtements ajustés. Après une dizained’essayages tout aussi malheureux lesuns que les autres, elle s’arrêta sur unerobe tunique bleu marine et choisit de

porter des chaussures argentéespourvues d’un talon raisonnable, nonsans jeter un regard de regret à sesescarpins.

Elle finissait tout juste de boucler sonpetit sac de soirée quand Shane frappa àsa porte. Elle lui avait proposé de leretrouver directement au restaurant, maisil avait tenu à venir la chercher.

En fait, elle avait suggéré cela parpure précaution : ignorant quelle seraitla réaction de Shane quand elle luiannoncerait sa grossesse, elle auraitpréféré disposer de son propre moyende transport au cas où les chosestourneraient mal. Mais devant soninsistance, elle avait capitulé.

— J’arrive ! cria-t-elle en s’inspectant

une dernière fois dans le miroir del’entrée.

Elle s’obligea à marcher lentement età respirer profondément, dans l’espoirde maîtriser les battements désordonnésde son cœur.

— Bonsoir, dit-elle en ouvrant laporte, s’effaçant pour laisser entrer sonvisiteur.

Tout de suite, elle le vit examiner sonappartement : il découvrait avec unecertaine surprise le tapis élimé et lesmurs qui avaient grand besoin d’êtrerepeints.

— Tu vois, je n’habite pas un palais !Mon appartement est petit et tout saufluxueux, mais au moins, j’ai un toit au-dessus de la tête et mes voisins sont très

gentils. Tout le monde ne peut pas endire autant.

Jusqu’à ce qu’elle obtienne le posteque lui avait offert Sawyer, elle avaitredouté d’être obligée d’accepter laproposition de sa mère et de partir pourBoston. Depuis, c’est avec un véritablesoulagement que chaque soir ellerefermait la porte sur son domaine,savourant une indépendance qui avait étéen grand danger de disparaître.

— C’est vrai, approuva Shane,laconique.

Il était habillé bien plus simplementque lors de leur première rencontre,mais tout aussi séduisant dans sonpantalon beige et son blazer bleu marine.En revanche, il portait la même eau de

toilette qui l’avait fait chavirer.Quelques instants plus tard, il l’aidait

à prendre place dans la Mercedes, quidémarra dans un ronronnement de fauveapprivoisé. Pendant le trajet vers lerestaurant, ils parlèrent tout simplementdu beau temps qui donnait déjàl’impression d’être en été alors que leprintemps était loin d’être terminé. Queleur conversation demeure ainsisuperficielle convenait parfaitement àLia. C’était une façon pour eux deretrouver l’aisance avec laquelle ilsavaient échangé au cours de leur uniquesoirée passée ensemble.

Au bout d’un moment, pourtant, laconversation prit un tour plus personnel.Shane avait visiblement envie de

comprendre pourquoi Lia travaillaitmaintenant pour Sawyer.

— Qu’est-ce qui t’a amenée à changerd’activité ?

— Eh bien, à vrai dire, l’année n’avaitpas très bien commencé pour moi,avoua-t-elle.

Shane lui jeta un regard de biais.— Ah bon ? Qu’est-ce qui t’est

arrivé ?Oh ! pas grand-chose ! J’ai juste

découvert que j’étais enceinte le jourde la Saint-Valentin et perdu monemploi deux semaines plus tard…

Elle ravala cette amère repartie ethaussa les épaules.

— La petite entreprise pour laquelleje travaillais a licencié plusieurs

employés dès le mois de janvier. Je n’aipas fait partie de la première vague,mais j’ai perdu mon emploi au début dumois de mars.

— Je suis désolé de l’apprendre, dit-ild’un ton parfaitement sincère. Tu essatisfaite de ce que tu fais chez Sawyer ?

— Oui, très. L’ambiance de travail estsuper-agréable et Sawyer est un patrontout à fait sympathique.

Elle n’ajouta pas que le poste étaitmoins intéressant que celui qu’elleoccupait autrefois, ce qui ne l’empêchaitpas d’être heureuse de voir arriver sonchèque chaque fin de mois.

Lorsqu’ils arrivèrent en vue durestaurant, Lia sentit son estomac seserrer. Le moment où elle allait devoir

annoncer la nouvelle à Shane serapprochait de plus en plus, et elleredoutait sa réaction.

Bien sûr, il allait être extrêmementsurpris. Elle-même l’avait tellement étéqu’elle était allée acheter deux tests degrossesse supplémentaires avant de sepersuader qu’elle était bien enceinte. Etmême après cela, il avait fallu que lemédecin confirme son état pour qu’elle ycroie réellement. Ils avaient pris tant deprécautions, cette fameuse nuit !N’empêche, les faits étaient là.

Le portier du restaurant les accueillitet les introduisit dans la salle à manger.Lia retrouva avec plaisir la belle pièceoù elle avait eu l’occasion de célébrerle mariage de plusieurs amies. Elle se

souvenait parfaitement des murs auxcouleurs pastel, au-dessus des lambrisde bois sombre, et des immenses baiesoffrant une vue splendide sur le golf.

Mais ce qui chaque fois l’enchantait leplus, c’étaient les fleurs. Il y en avaitpartout. Des bouquets multicolores,superbement composés, disposés auxquatre coins de la salle, si beaux qu’onaurait pu les croire artificiels s’ilsn’avaient exhalé un parfum délicat.

Lia aurait préféré un endroit plusintime, mais existait-il au mondel’endroit parfait pour dire ce qu’elleavait à dire ? Elle en doutait fort.

Son appréhension ne faisait quecroître. Bien entendu, elle savait cequ’elle aurait aimé entendre de la

bouche de Shane : qu’il comptaits’occuper de cet enfant et que, même sile moment était mal choisi, une nouvellevie était toujours un heureux événement.Hélas, entre ce qu’elle souhaitait et cequ’il dirait, il y avait peut-être unabîme…

Le maître d’hôtel les conduisit jusqu’àune table près d’une fenêtre où, de façoninattendue, ils jouissaient d’un maximumd’intimité.

— Voici la carte des vins, monsieur.— Je ne prendrai pas de vin ce soir,

se hâta de préciser Lia.Shane la regarda en souriant.— Peut-être un peu de champagne ?— Tu te souviens ?— Et comment ! Je me souviens de

chaque instant que nous avons passéensemble.

Cependant, alors qu’elle refusait aussile champagne, il n’insista pas et luicommanda une bouteille d’eau minérale.

— Je me rappelle que tu avais desaffaires de famille à régler, rappela Lia.Tu as réussi à le faire ?

Le visage de Shane se crispalégèrement.

— Pas vraiment, mais nousprogressons.

Elle avala une gorgée d’eau.Le compte à rebours avait commencé.

Dans quelques instants, quand elle luiaurait annoncé la nouvelle, ce charmantinterlude prendrait fin.

— Tu penses rester longtemps à Red

Rock ? reprit-elle.— Oui. En fait, je vais m’installer ici.

Tous mes frères et ma sœur vivent dansle coin, et comme nous nous entendonstous très bien, j’ai décidé de lesrejoindre.

— Et tes parents ?— Ils sont toujours à Atlanta.— Ils vont te manquer !— Non, je ne pense pas. Ils voyagent

beaucoup.— Tu t’entends bien avec eux ?Shane parut troublé par cette question.

Il se tourna vers le serveur qui leurapportait la bouteille commandée, goûtale vin qu’il approuva. Une fois que leserveur se fut éloigné, il reporta sonattention sur elle.

— Autrefois, oui. Ma mère est unefemme merveilleuse. Mon père a uncaractère plus difficile, mais j’aitoujours pensé que c’était un hommehonorable.

La nuance implicite n’échappa pas àLia.

— Tu as changé d’avis ?Shane but une nouvelle gorgée de vin.— Excuse-moi, mais je préfère que

nous ne parlions pas de ma famille cesoir. Parle-moi plutôt de toi. Est-ce quetu continues à fabriquer des bijoux avectes perles ?

Cette question lui procura un frissonde plaisir. Ainsi, c’était vrai ! Il sesouvenait de tout ce qu’elle lui avait dit.

— Oui. C’est même l’argent que

j’avais mis de côté grâce à elles qui m’apermis de vivre pendant les deux moisoù je me suis trouvée sans emploi.

— J’ai du mal à croire que tu n’aiespas trouvé un poste de comptable.

— A Red Rock, c’est difficile. SiSawyer ne m’avait pas embauchée,j’aurais dû chercher à San Antonio.Mais je n’avais pas envie de quitter RedRock. Sans compter qu’undéménagement coûte cher, même quandon n’a pas grand-chose à déménager !

— Tu as pensé à ce que tu allais fairequand la comptable de Sawyerreprendra son poste ?

Oui. J’aurai mon bébé.Ce à quoi elle s’efforçait de ne pas

penser.

— Je trouverai un autre poste,répondit-elle sur un ton optimiste, bienpeu en rapport avec ce qu’elle ressentaitréellement.

— Miguel Mendoza, un ami de monfrère, va ouvrir un night-club à la fin del’été. Il m’a promis de penser à moiquand il chercherait du personnel.

— Est-ce que Miguel et toi êtesproches ?

Encore une fois, Lia saisit le sous-entendu.

— Tu veux savoir si nous sommesdéjà sortis ensemble ?

Shane hocha la tête.— Non. C’était notre voisin quand

nous étions enfants. Nous avons grandiensemble. En fait, c’est comme un frère

pour moi. En plus, il vient de se marieravec Nicole Castleton, tu sais, la fille duroi de la chaussure ? Ils sortaientensemble au lycée et ont renoué il y aquelques mois, après s’être perdus devue pendant des années.

— Nous aussi, nous nous étionsperdus de vue… Je suis très content det’avoir retrouvée.

Il avait pris sa main entre les sienneset jouait avec ses doigts, ramenant debien délicieux souvenirs.

— C’est le destin !Tout à coup, Shane prit une profonde

inspiration.— Tu portes ton Chanel, ce soir !Elle sourit.— J’ai du mal à croire que tu te

souviennes de tout ça.— Tu n’es pas le genre de femme que

l’on oublie facilement, répliqua-t-il dutac au tac, les yeux rivés aux siens. Tusais, je suis heureux que tu aies acceptémon invitation à dîner. Ça me donnel’occasion de m’excuser pour la façondont ça s’est terminé entre nous.

— C’est inutile…Mais Shane semblait décidé à

continuer.— J’aurais dû mieux te dire à quel

point j’avais apprécié les moments quenous avions passés ensemble, etcombien je souhaitais que nous nousrevoyions.

— Tu m’avais dit que tu quittais RedRock, tu te souviens ?

— Oui, et c’était vrai.Son regard était sincère, clair comme

un lac de montagne.— Mais ce que j’ai ressenti avec toi

était très intense, comme une connexion.Et j’ai profondément regretté de ne paspouvoir rester en contact.

Ces mots ranimèrent le moral bienchancelant de Lia. Ainsi donc, ellen’était pas la seule à souhaiter que leurhistoire connaisse une autre issue !

Elle avait prévu d’attendre la fin durepas pour lui parler du bébé, maiscomme Shane venait de lui faire cetteconfidence, il lui sembla que le momentétait venu de lui ouvrir son cœur elleaussi.

— Tu sais… j’ai quelque chose à te

dire…Shane eut un sourire attendri.— Est-ce qu’on t’a déjà dit que tu es

adorable quand tu prends ton airsérieux ?

Lia se sentit rougir. Elle passa salangue sur ses lèvres devenues sèches.

— Il s’agit de quelque chosed’important.

Comme sa voix tremblait un peu,Shane dut comprendre qu’elle neplaisantait pas. Il fronça les sourcils.

— Ne t’inquiète pas. Tu peux tout medire.

Avant qu’elle ait eu le temps d’ouvrirla bouche, le téléphone de Shane se mità sonner. Avec un regard désolé, ilconsulta son écran, puis fit une grimace.

— Excuse-moi, Lia, il faut absolumentque je prenne cet appel. Je n’en ai paspour longtemps.

Il se leva et quitta la salle à manger, letéléphone collé à l’oreille.

Lia laissa échapper un profond soupirde soulagement. Un moment de répitinattendu lui était accordé.

Hélas, il ne s’agissait que d’un répit.Shane devait entendre ce qu’elle avaitprévu de lui dire. Et pas plus tard que cesoir.

- 5 -

Shane rangea son téléphone dans sapoche. Si l’appel n’avait pas été deJeanne-Marie, il n’y aurait pas répondu,mais au cas où elle aurait changé d’avisà propos de sa visite à Red Rock, ilfallait absolument qu’il en soit informéau plus vite. Dieu soit loué, elle tenaitseulement à l’avertir qu’elle avait achetéson billet d’avion.

Il était plus perplexe que jamais. Cette

femme était une énigme. Elle lui avaitparu enchantée de venir les rencontrer.N’avait-elle pas compris que JamesFortune était déjà marié ? Et que tousceux qu’elle s’apprêtait à rencontrerallaient la considérer comme unebriseuse de ménage ?

Sa bonne humeur avait disparu.Maintenant qu’il en connaissait laraison, il regrettait d’avoir pris l’appel.

Afin de reprendre ses esprits, ils’arrêta un moment sur le pas de la portede la salle à manger. Lia regardait par lafenêtre d’un air pensif. Elle était aussibelle que dans son souvenir, avec seslongs cheveux noirs et ses yeux noisettepailletés d’or. Sa tenue était plus sageque celle qu’elle arborait lors de la

soirée du réveillon. Moins ajustée aussi.Peut-être avait-elle un peu grossi ? Peuimportait, son charme était intact. Un peumoins juvénile mais plus épanouie, ellel’attirait même davantage.

Pourtant, quelque chose le gênait : lapauvreté du quartier et de l’appartementdans lequel elle vivait. Il n’avait pasencore eu le temps de bien découvrirRed Rock, mais au fur et à mesure qu’ils’était approché du domicile de Lia, ilavait vu le niveau social dégringoler. Depetits groupes d’hommes traînaient dansles rues, de jeunes enfants jouaientdehors, livrés à eux-mêmes. Quant àl’appartement qu’elle occupait, pourrien au monde il n’aurait souhaité yvivre. La cage d’escalier n’était pas très

propre, et son salon aurait eu bienbesoin d’un coup de peinture fraîche. Lepire avait sans doute été de découvrirles nombreux verrous fixés à la ported’entrée. Le quartier n’était sans doutepas aussi sûr qu’elle le prétendait,puisqu’elle éprouvait le besoin de seprotéger ainsi.

En regagnant leur table, il se promit dedemander à ses frères s’ils neconnaissaient pas un logement plusagréable susceptible d’entrer dans lesmoyens de Lia.

— Désolé de t’avoir abandonnée silongtemps, dit-il en reprenant sa placeface à elle.

Il posa sa serviette blanche sur sesgenoux et constata qu’en son absence le

serveur avait apporté une appétissantesalade composée de feuilles de laitue,de cresson, nappée de sauce auroquefort et parsemée de noix fraîches.

— Tu n’aurais pas dû m’attendre poury goûter ! reprocha-t-il gentiment.

— Je suis trop nerveuse pour avoirenvie de manger, reconnut-elle.

Après cet aveu, elle rougit jusqu’à laracine des cheveux.

— Ah, c’est vrai… tu souhaitais medire quelque chose d’important.

Bon Dieu ! Pourvu qu’elle ne luiannonce pas qu’elle avait un fiancé.Rien ne serait plus normal, étant donnésa jeunesse et sa beauté, mais l’idée luidéplaisait plus qu’il ne souhaitaitl’admettre.

A moins qu’elle n’ait renoué avec sonex ? Non, l’hypothèse ne tenait pas.Shane s’enorgueillissait d’être assez finpsychologue, or Lia lui avait donnél’impression d’être une femme forte etindépendante. Il l’imaginait mal renoueravec un homme qui l’avait trompée demanière aussi vile.

Il essaya de capter son regard, maiselle détourna les yeux.

— Tu te sentirais peut-être mieux si tute débarrassais tout de suite de ce qui tepèse, non ?

Elle hocha la tête.— Oui, sans doute. Je n’aime pas les

secrets.— Moi non plus, approuva-t-il, les

dents serrées.

Le simple mot de « secret » lerenvoyait immanquablement auxmensonges de son père et à l’immensesouffrance que son hypocrisie causait àtoute sa famille. Peut-être aussi au tortmatériel que ces secrets leurcauseraient. En tant que responsablefinancier et P.-D.G. de l’entreprisefamiliale, Shane avait bien du mal àaccepter la donation de son père. Lamoitié des parts allait passer au profitde cette mystérieuse Jeanne-Marie. Cetteinitiative le troublait à tel point que,malgré son attachement au poste qui étaitle sien et pour lequel il avait été formé,il envisageait parfois de l’abandonner.

— Shane…— Oui. Je t’écoute, Lia.

— Shane, je suis enceinte et tu es lepère de l’enfant.

Il mit un instant à réagir, tant sonannonce le perturbait. Enfin, il éclata derire.

— Quelle bonne blague !Les lèvres serrées de Lia

s’entrouvrirent.— Je suis vraiment enceinte, Shane. Et

tu es vraiment le père.Son visage sérieux coupa à Shane

toute envie de rire.— Quoi ! ? Tu ne parles pas

sérieusement ?Lia releva le menton d’un air désolé.— Je ne plaisanterais pas sur un sujet

pareil.Lorsqu’il avait dix ans, son frère

Wyatt avait délibérément fait tomberShane de vélo. Le choc avait été violentet la chute brutale. Il se rappelait trèsbien l’angoisse terrible liée àl’impression de suffocation, d’être sur lepoint de s’évanouir. Il se rappelait aussison ahurissement. Et sa colère.

C’était exactement ce qu’il éprouvaiten ce moment.

Jamais il n’aurait imaginé Lia capabled’un mensonge pareil. Finalement, iln’était pas du tout le fin psychologuequ’il croyait. Il était nul, archinul, maisil n’allait pas se laisser manipuler !

Son cœur se fit de glace.— Lia, je ne sais pas à quel jeu tu

joues. Nous savons aussi bien l’un quel’autre que c’est parfaitement

impossible. Même si tu n’avais pas prisla pilule, nous avons utilisé despréservatifs.

Il y avait soigneusement veillé, cettenuit-là. Comme d’habitude d’ailleurs,même quand sa partenaire lui assuraitqu’elle-même était sous contraceptif. Ases yeux, aucune précaution n’étaitsuperflue.

Le regard plongé dans les yeux de Lia,il reprit d’une voix dure, en détachantles mots comme s’il les coupait à lahache afin de bien montrer qu’il n’étaitpas dupe de cette histoire à dormirdebout.

— Explique-moi comment unegrossesse peut se produire malgré toutesces précautions.

— Quand j’ai consulté… le médecinm’a expliqué que le… le traitementantibiotique avait abaissé, voireannulé… l’efficacité de la pilule,bafouilla-t-elle, comme si les motsavaient du mal à sortir de sa gorge. Jecomprends que cela te fasse un choc. Çaa été pareil pour moi.

— Explique-moi comment unegrossesse peut se produire malgré toutesces précautions, répéta-t-il, refusantd’accepter ce qu’il entendait.

— J’en suis bien incapable, dit-elle latête basse, visiblement découragée. Toutce que je sais, c’est que je suis enceinteet que tu es le père de l’enfant.

— Tu es sûre qu’il n’est pas deDoug ?

Lia parut ne pas comprendre.— Doug ?Shane sentait la colère monter en lui,

tel un fleuve sorti de son lit et que rienne pourra contenir.

— Ton copain. Ton ex-fiancé. Celuiqui s’est moqué de toi avec son histoirede vieille mère cancéreuse.

Un éclair de compréhension traversale regard de Lia.

— Tu veux dire David ?— David ou Doug, peu importe. Je

parle de celui avec qui tu couchais avantde me rencontrer, siffla-t-il, conscient del’humiliation qu’il y avait dans le mot« coucher » — Lia ne « couchait » pasavec David, elle était amoureuse, c’étaitbien différent !

— Eh bien… Nous n’avions pas eu derapports depuis le mois de novembre.

— C’est ce que tu me dis… Qu’est-cequ’il fait, ce Doug, dans la vie ?

— Il ne s’appelle pas…Elle s’interrompit d’elle-même.— Mais qu’est-ce que ma grossesse a

à voir avec son métier ?— Je t’en prie, réponds à ma question.— Il travaille pour son oncle qui tient

un garage.Un nouveau poignard s’enfonça dans

le cœur de Shane qui, pourtant,s’attendait à ce genre de réponse.

— Du point de vue financier, ce seraitnettement plus intéressant de faire passerton enfant pour un héritier de la familleFortune, plutôt que pour le fils d’un

garagiste, donc.Lia fronça les sourcils.— Tu ne m’avais même pas dit ton

nom de famille ! Je l’ai découvertseulement hier, quand tu es entré dans lebureau de ton frère.

Shane eut un petit rire méprisant.— Ça fait un mois que tu travailles

chez lui.— Et alors ? Il n’y a de photos de

famille nulle part.— Nous sommes bien connus dans la

région. Les journaux en publient souvent.— Je ne sais pas. Je ne m’intéresse

pas aux pages mondaines.— Tu n’as pas cherché à te renseigner

sur moi ?Cette fois, il vit les larmes monter aux

yeux de Lia — colère ou honte d’avoirété percée à jour ?

— Si. Je suis retournée à l’hôtel dansl’espoir qu’on me donnerait ton nom defamille. Est-ce que tu peux imaginerl’humiliation que cela représente de seretrouver enceinte sans connaître le nomdu père de son enfant ? Et de seretrouver chassée, comme si on était unecriminelle !

— Tu as fait cette démarche pouressayer de me faire porter le chapeau.

— Non. Je voulais seulement te fairesavoir que tu allais être père.

Shane serra les mâchoires.— Allons droit au but. Tu veux de

l’argent, c’est ça ?Tout en parlant, il jouait nerveusement

avec sa fourchette. Quelle désillusion !Lia lui avait réellement plu. Jamais iln’aurait imaginé qu’elle essayerait deprofiter de lui.

— Si tu te trouves dans la gêne, tu n’asqu’à me demander de t’aiderfinancièrement. Pas besoin d’inventer cemensonge.

— Mais ce n’est pas un mensonge !Les larmes étaient maintenant au bout

des cils noirs de Lia, prêtes à rouler surses joues, mais Shane n’avait aucuneenvie de se laisser attendrir.

Elle se tamponna les yeux avec saserviette.

— Je ne te demande rien, Shane. J’aiun emploi et j’en aurai un autre dès queje quitterai celui-ci. C’est suffisant pour

subvenir à mes besoins et à ceux dubébé.

Le serveur s’approcha.— Comment trouvez-vous les

salades ?— Parfaites ! assena Shane. Merci.Le serveur n’insista pas, comprenant

sans doute que quelque chose se jouait àcette table, qui allait bien au-delà dumenu.

— Nous venons d’apprendre unemauvaise nouvelle, il nous faut partirtout de suite, lui annonça Shane. Mettezla note sur mon compte, je vous prie.

Ils se levèrent d’un même mouvement.Sans se toucher ni échanger le moindremot, ils traversèrent la salle à manger.

Une fois dehors, pendant que le

voiturier allait chercher la voiture, Liase redressa.

— Je vais me faire appeler un taxi.— Pas question, coupa-t-il. Nous

rentrons ensemble. Notre conversationne fait que commencer.

Elle ne rouvrit la bouche qu’une foisdans la voiture, alors qu’ils arrivaientpresque à son appartement.

— Je t’assure que je ne mens pas. Quetu le croies ou pas, c’est de toi que jesuis enceinte.

Shane serra le volant. Il était prêt à lapoursuivre en justice si elle continuait àsoutenir pareille absurdité. Pourtant, undoute, léger mais réel, commençait àpoindre dans son esprit. Et si jamais cetenfant était bien le sien ?

— J’ai grandi sans père, Shane, reprit-elle d’une voix tremblante. C’est pour çaque j’ai essayé de te retrouver. Le bébéaura besoin de toi. Ne rejette pas lapossibilité de connaître ton fils ou tafille seulement parce que lescirconstances de sa naissance tecontrarient.

Shane pensa à son frère Asher quiélevait seul son petit garçon, Jace. Ils’était battu pour en obtenir le droit degarde — son ex-femme, Lynn, était unvéritable cauchemar qui ne savait pass’occuper de leur fils.

Son intuition lui disait que Lia seraitune bonne mère. Mais fallait-il s’y fier ?Cette même intuition l’avait poussé àcroire qu’il pouvait lui faire confiance,

et voilà où ça l’avait mené !Une nouvelle fois, le doute pointa dans

son esprit.Et si elle disait vrai ?— Tu me donnes beaucoup à réfléchir,

Lia. Je ne pourrai pas te voir demain,j’ai de nombreux rendez-vous, maisvoyons-nous jeudi. Je passerai teprendre à 9 heures et nous irons prendrele petit déjeuner ensemble.

— Impossible. Je travaille le jeudi.— J’arrangerai ça avec Sawyer.— Tu es sûr qu’il n’y aura pas de

problème ? Je tiens à conserver monemploi.

— Sûr et certain.— Très bien, dans ce cas. Je serai

prête à 9 heures.

Cet arrangement parut la soulager etelle se laissa aller contre le dossier deson siège, tandis que la colère aucontraire s’emparait de nouveau deShane.

Ne crois pas que je vais m’en tenir àune gentille conversation ! Dès ce soir,je vais mettre au point une stratégie.

Et demain, je passe à l’attaque.

* * *

Après avoir écouté l’histoire deShane, ses frères échangèrent desregards perplexes.

Wyatt secoua la tête.— Il y a tout à parier que cet enfant

n’est pas le tien.

— Je n’aurais jamais pensé Nataliacapable d’un mensonge pareil, déclaraSawyer, l’air sincèrement désolé.

— Qui sait si elle n’a pas profité del’euphorie de cette soirée de fin d’annéepour te piéger ? demanda Asher.

Shane faisait les cent pas devant lagrande cheminée.

— J’y ai pensé, avoua-t-il, mais c’estimpossible. Comment aurait-elle pudeviner que j’allais sortir dans le jardinalors que je ne le savais pas moi-même ?

— Tu dis que vous aviez échangé unregard intense dans la salle de bal. Ellea peut-être pensé que tu la suivrais sielle sortait ?

— C’est possible.

Il se passa la main dans les cheveux.— Je suis complètement abasourdi.

Comment est-ce qu’une chose pareillepeut m’arriver ?

— Qu’est-ce que tu comptes faire s’ils’avère que cet enfant est bien le tien ?demanda Asher.

— Je prendrai le meilleur avocat de larégion et je me battrai pour en obtenir lagarde, comme tu l’as fait pour Jace.

— Tu sais, ce n’est pas facile d’éleverseul un enfant. Je te conseille de bienréfléchir avant de te lancer dans cettedémarche.

— Excusez-moi, intervint Wyatt, maisje crois que vous mettez la charrue avantles bœufs. Cet enfant n’est sûrement pascelui de Shane. Ce n’est pas la peine de

perdre notre temps à discuter d’unproblème qui n’existe pas.

Ses trois frères se tournèrent alorsvers Shane.

— Tu as un plan, je suppose ?demanda Wyatt.

— Oui. Et un bon. Demain, NataliaSerrano va voir ce qu’il en coûte des’attaquer à la famille Fortune.

- 6 -

Bien qu’elle n’ait pas à se présenterau bureau à 8 heures ce matin-là, Lia seleva tout de même comme d’habitude. Satoilette faite, elle ouvrit sa penderie à larecherche d’une tenue adaptée à lajournée. Finalement, elle était soulagéede ne plus avoir à cacher sa grossesse,d’autant qu’elle avait tout un lot deravissantes robes de grossesse que luiavait prêtées une amie.

Son choix se porta sur une robe encoton orange vif, nouée sous la poitrine,qu’elle décida de porter avec descollants noirs et des chaussures verniesà plate-forme.

Le coup d’œil jeté dans la glace luidonna entière satisfaction. L’ensembleétait éclatant et attirait le regard.

Exactement comme son ventre.Cette réflexion la fit sourire. Oui, elle

était fière de la rondeur qui s’affirmaitun peu plus chaque jour et atteignaitmaintenant son nombril.

Son bébé grossissait, prenait desforces, ce dont elle ne pouvait que seréjouir. D’autant qu’elle le sentaitbouger souvent ! L’effet ressemblait àdes bulles dans son ventre ou des ailes

de papillon qui la caressaientdoucement. Elle adorait ça !

La première fois qu’elle avait éprouvécette sensation, elle s’était assise et miseà pleurer : enfin, ce bébé lui semblaitbien réel, mais elle était seule.

On frappa à la porte.Shane.Cette fois, si son estomac se nouait

d’appréhension, ce n’était plus à causedu bébé mais à cause de son père, cebeau brun séduisant qui l’attendaitderrière la porte.

Mardi dernier, Shane avait accusé lechoc de la nouvelle et ne l’avait pascrue, mais elle s’attendait à pareilleréaction. Maintenant qu’il avait eu letemps d’y penser, elle espérait qu’il

était prêt à accepter l’idée de devenirpère.

— J’arrive ! cria-t-elle.Elle attrapa son rouge à lèvres sur la

commode et s’en posa une touche à lahâte. Etre au mieux de sa forme luidonnait confiance en elle, et Dieu savaitqu’elle en aurait besoin aujourd’hui.

Un nouveau coup se fit entendre,impérieux, qui amena un sourire tristesur ses lèvres. Shane Fortune n’était pasun homme patient…

Elle vérifia par le judas, puis détachala chaînette de sécurité et tira le verrou.

Shane apparut, portant un pantalongris, et une chemise grise qui donnait àses yeux la même couleur que les pierresde lapis-lazuli qu’elle avait achetées la

veille pour créer de nouveaux bijoux.Elle lui sourit, avec l’espoir que cela

leur permettrait de commencer lajournée sur une note de bonne humeur.

— Tu es… tu es ravissante !Ses yeux se portèrent sur la rondeur

qu’elle avait dissimulée de son mieuxlors de leur dernière rencontre dans lesfronces de sa robe-tunique.

— Merci.Elle baissa les yeux sur ses

chaussures.— Il faut que je te demande si nous

serons en voiture ou à pied, parce que,dans ce cas, j’irai changer dechaussures.

— Nous partons en voiture.— Parfait. J’aime bien ces chaussures.

— Tu aimes les belles choses.Quel commentaire étrange !— Oui, bien sûr !— Avec ton goût pour ce qui est beau,

ce doit être difficile pour toi de vivreici.

Des yeux, il balaya la petite pièce.Lia n’aimait pas suffisamment son

appartement pour en prendre la défense.Elle se contenta donc de hausser lesépaules.

— Pour le moment, ça me suffit. J’aide l’ambition, je gagnerai davantaged’argent avec le temps.

Peut-être Shane craignait-il qu’elle nepuisse pas s’occuper de leur enfant ?

— Comme je te le disais, j’espère unjour pouvoir vivre de mes créations. Ce

sont des pièces uniques. Quand je meserai fait une clientèle un peu plusimportante, je gagnerai ma vie plus quecorrectement.

Shane émit un grognement qu’elle neréussit pas à décrypter.

— Je t’emmène prendre le petitdéjeuner à San Antonio.

— Pourquoi ? Il y a plein de caféssympas par ici. Tu crois que ça vaut lapeine de rouler une heure simplementpour un petit déjeuner ?

Il lui prit le bras, gentiment maisfermement, et la guida jusqu’à savoiture.

— Je veux te montrer un endroit que tudevrais aimer, sur la River Walk.

Lia adorait le réseau de promenades

aménagé le long de la rivière de SanAntonio, juste en dessous du centre-ville. Elles étaient bordées de magasins,de restaurants, et l’on pouvait s’ypromener en toute tranquillité, loin dubruit et de la circulation.

— Ce serait sûrement très agréable,mais Sawyer ne m’a probablementaccordé que la matinée, pas toute lajournée. Et, entre l’aller et le retour,nous allons déjà passer deux heures dansla voiture.

— Ne t’inquiète pas pour Sawyer.— Bien sûr que si ! Sawyer est mon

patron.— Il t’a accordé une journée de congé,

répliqua-t-il en s’installant au volant.Ayant vérifié le rétroviseur, il ajouta :

— Sans retenue de salaire.— Je ne peux pas accepter.— Il sait que nous avons des choses

importantes à tirer au clair.La voiture s’éloigna du trottoir après

avoir fait un bon nerveux.— Je lui ai parlé du bébé, ajouta

Shane.Bien sûr, cela devait arriver un jour

ou l’autre, mais Lia aurait préféré qu’ilattende.

— Comment a-t-il réagi ?Les mains de Shane serrèrent plus fort

le volant, mais son visage ne trahit rien.— Il a été surpris.— Est-ce qu’il a été contrarié que je

ne lui aie pas parlé de ma grossessequand il m’a engagée ?

Mieux valait savoir à quoi s’en teniravant de retrouver Sawyer au travail lelendemain matin.

— Je crois que cela ne le préoccupepas du tout.

— Tant mieux. Marjorie rentre enprincipe à la fin du mois de juillet, et lanaissance est prévue fin septembre, doncmon état n’interfère pas du tout avecmon emploi.

Nouveau grognement de la part deShane, qu’elle interpréta cette foiscomme une approbation.

Elle croisa les mains sur ses genoux.— Tu veux que nous commencions à

parler maintenant ou tu préfères quenous attendions d’avoir bu notre café ?

Il lui jeta un regard de biais.

— Je pense que toute discussion ausujet du bébé attendra que tu aiesconsulté un médecin.

— Mais c’est déjà fait ! Je vaisconsulter une fois par mois à la cliniquede Red Rock depuis que je sais que jesuis enceinte.

Si Shane redoutait qu’elle ne se soitpas souciée de sa santé, voilà quidevrait le rassurer, d’autant que lafamille Fortune subventionnant laclinique. Il était sans doute tout à faitinformé de la qualité des soins qui yétaient dispensés. Mais étant donné lanotoriété de sa famille à Red Rock, ilpréférait peut-être qu’elle soit suivieailleurs ?

— J’ai pris rendez-vous pour toi avec

le Dr Gray, très réputée pour sacompétence.

— C’est très gentil, Shane, mais jen’ai pas les moyens de me payer cegenre de consultation de luxe, ni letemps de me rendre à San Antoniochaque mois pour les visites.

— Je prends cette visite à ma charge.Pour la suite, nous aviserons.

— Soit. Si cela peut te rassurer quecette personne m’examine, j’accepte dela rencontrer.

— Je t’en remercie.— Et moi, je te remercie de te

préoccuper de ma santé.La matinée passa rapidement. Pendant

le trajet et le petit déjeuner, Shane fitdes efforts pour maintenir la

conversation sur un ton léger et éviter deparler du bébé. Lia fit de même.

Pourtant, malgré leur application àrester sur le mode insouciant, unetension latente planait au-dessus d’euxcomme un nuage menaçant. Lia essayaitde se rassurer en se disant que Shaneétait seulement concerné par sa santé etcelle du bébé, mais étant donné laviolence de sa réaction en apprenant lanouvelle, elle ne pouvait s’empêcherd’être inquiète.

* * *

A la clinique Westover Hills, les murspeints d’une délicate couleur pêche et lesol recouvert d’une moquette épaisse de

la salle d’accueil distillaient uneambiance de calme et de luxe en parfaitcontraste avec la clinique de Red Rock,généralement envahie par de jeunesenfants occupés à se poursuivre ou à sedisputer en anglais et en espagnol.

Comme Lia hésitait à s’avancer, Shanelui posa la main dans le dos et la poussadoucement vers la salle d’attente.Plusieurs femmes se trouvaient déjà là,qui levèrent les yeux de leur magazine etjetèrent un regard appréciatif sur lasilhouette de Shane.

— Nous avons rendez-vous avec leDr Gray, expliqua-t-il à la secrétaire enlui tendant sa carte de visite.

Après en avoir pris connaissance,celle-ci se leva et les guida vers la salle

de consultation.— Mais… il y avait du monde avant

nous, s’inquiéta Lia.— Nous avons rendez-vous, n’oublie

pas ! lui rappela Shane.Elle se tut, espérant que les autres

patientes étaient venues consulter unmédecin différent de la clinique.

La secrétaire les fit entrer dans unevaste pièce meublée d’un grand bureauen chêne et de deux fauteuils en cuirpour les consultants.

Ils venaient à peine de s’asseoir quandla porte s’ouvrit sur le Dr Gray, unepetite femme brune aux cheveux courts etau sourire chaleureux.

— Bonjour, monsieur Fortune. Je suisravie de faire votre connaissance.

Puis elle se tourna vers Lia. Lagentillesse qui brillait dans le regard dece médecin la rassura sur-le-champ.Ainsi, le Dr Gray n’était pas du tout levieux médecin revêche qu’elle avaitimaginé, mais une femme d’unequarantaine d’années, chaleureuse etsympathique.

— Je suis Lia Serrano.— Enchantée de faire votre

connaissance. Cette robe orange vous vaà ravir !

— Merci, répondit Lia, qui sentait sonappréhension disparaître peu à peu.

Après tout, cette visite ne serait peut-être pas aussi épouvantable qu’ellel’avait redouté.

Le médecin alla s’asseoir derrière son

bureau et se tourna vers elle.— Nous avons beaucoup de choses à

examiner ensemble.— Vraiment ? s’étonna Lia.Cette fois, le médecin s’adressa

directement à Shane.— Monsieur Fortune, depuis que vous

avez pris ce rendez-vous, je pense quevous avez informé Mlle Serrano de lateneur de cette visite. C’est bien le cas,mademoiselle ? ajouta-t-elle en offrantun sourire à Lia, qui approuva d’unhochement de tête.

Toute femme enceinte venant consulterun gynécologue s’attend évidemment àsubir un examen.

— Parfait, reprit le médecin. Bien quel’amniocentèse soit un examen

fréquemment pratiqué, il n’est tout demême pas sans risque et…

— Une amniocentèse ? coupabrusquement Lia.

Elle se tourna vers Shane.— Tu ne m’as jamais parlé de cet

examen !— Je t’ai avertie que nous ferions un

bilan complet, répondit-il en prenant unair supérieur qui l’agaça au plus hautpoint.

Elle soutint son regard avec unedétermination égale à la sienne.

— L’amniocentèse n’est pas unexamen de routine.

— Vous avez parfaitement raison,mademoiselle Serrano, reprit leDr Gray. Mais Shane m’a signalé qu’il y

avait quelque incertitude au sujet de lapaternité de votre enfant. Avec ce test,on est sûr à quatre-vingt-dix-neuf pourcent du résultat.

— Et nous saurons aussi si le bébé estun garçon ou une fille, ajouta Shane surun ton persuasif.

Lia ignora superbement sonintervention pour s’adresser directementau médecin.

— Vous avez dit que cet examencomportait certains risques. Je veuxsavoir lesquels.

— Vous avez raison de poser cettequestion. Il est important que vous soyezparfaitement informée avant de vouslancer dans la procédure.

— Je vous en prie, dites-moi

exactement tout ce que je dois savoiravant d’accepter ou de refuser cetexamen.

Le regard clair du médecin s’était faitsérieux.

— Il faut que vous sachiez que, bienque très fréquemment pratiquée,l’amniocentèse comporte cependant desrisques potentiels.

A ces mots, Lia se raidit dans sonfauteuil. Elle n’aimait pas du tout le tourque prenait l’entretien.

— Le premier de ces risques est lafausse couche. A peu près une chancesur quatre cent d’après nosstatistiques…

— J’en sais assez, coupa Lia. Jerefuse de subir une amniocentèse.

Shane avait pâli sous son bronzage.— Je n’étais pas au courant que ce

risque existait.— Les fausses couches sont rares,

mais cela peut se produire.— Une sur quatre cent, ce n’est pas

rare ! s’écria Lia. Et même si c’était uneseule sur un million, je refuseraisabsolument de m’y soumettre.

Elle avait presque crié. Les brascroisés, elle fixait Shane avec colère etdétermination.

— Il n’y a pas le moindre doute dansmon esprit. Cet enfant est le tien. Si tu neme fais pas confiance, nous ferons untest A.D.N. quand il sera né, mais il estabsolument hors de question que je mettesa vie en danger simplement parce que

tu refuses de me croire.Shane hocha la tête.— J’aurais dû mieux me renseigner

avant de prendre cette décision.— Et tu aurais dû m’en parler !— C’est vrai, admit-il, l’air contrit.— Faisons une pause, proposa le

médecin en se mettant debout. Shane, jevous propose de patienter dans monbureau pendant que Lia et moi passonsdans la salle d’examen pour un contrôlede routine.

Lia ne parvenait pas à se mettredebout. Son cœur battait follement danssa cage thoracique. Elle étaitcomplètement horrifiée.

— Vous me suivez, Lia ?— Non. Je refuse l’amniocentèse.

— Mais il n’en est plus question, jevous l’assure ! Je vous propose unsimple examen gynécologique et, si vousl’acceptez, une échographie pourconfirmer que la grossesse se déroulenormalement. Il nous permettra aussi depréciser la date prévue pourl’accouchement. Et si le bébé veut biencoopérer, nous pourrons peut-êtredécouvrir son sexe.

— Si c’est sans danger, je veux bien.Elle croyait jusque-là qu’il lui faudrait

attendre la naissance pour savoir si sonbébé était une fille ou un garçon. Voilàqui lui ferait gagner plusieurs mois !

— Voulez-vous que Shane vousrejoigne pour l’échographie ?

— Non, je vous attends dans le

bureau, répondit Shane avant que Lia aiteu le temps d’ouvrir la bouche.

Il lui tendit la main pour l’aider à selever, mais elle la refusa.

— Je te jure que nous reparlerons decette histoire, marmonna-t-elle entre sesdents.

Dans son esprit, cette journée devaitêtre consacrée à réfléchir à la manièredont Shane allait s’impliquer dans sagrossesse. Et à déterminer ensuitecomment ils pourraient collaborer pourélever cet enfant, pas à mettre sa vie endanger.

Shane Fortune était peut-être habitué àvoir les gens lui obéir au doigt et àl’œil, mais cette fois, il avait trouvé àqui parler. Jamais, non jamais, elle

n’accepterait de faire courir le moindrerisque à son bébé !

- 7 -

— Ce qui fait que je ne connaistoujours pas la vérité et que je ne laconnaîtrai pas tant que le bébé ne serapas né ! conclut Shane en donnant uncoup de poing furieux sur la table.

— Du calme, conseilla Asher.— Tu veux que je la renvoie ?

demanda Sawyer.— Jamais de la vie ! s’insurgea Shane.

Cela ne ferait qu’aggraver la situation.

A la vérité, tout en sachant qu’il yavait toutes les chances pour que Lia lemanipule, il s’était senti très malheureuxpour elle cet après-midi. Et responsablede sa détresse.

Il lui avait imposé cette visitemédicale. Pourtant, elle avait docilementaccepté de consulter un nouveaumédecin. Ensuite, ils avaient passé unematinée très plaisante, mais lorsque leDr Gray leur avait parlé du risque lié àl’amniocentèse, il avait été abasourdi. Ilne savait pas en prenant rendez-vous quece risque existait. Une fois averti, mêmesi Lia avait accepté de le courir, iln’aurait pas été d’accord et l’en auraitempêchée.

La voix d’Asher lui parvint comme à

travers un brouillard.— Bonjour Tom, disait son frère. Je

vous remercie de vous être sirapidement libéré pour venir nousrencontrer.

Shane fit un effort pour recouvrer sesesprits et saluer Tom Bingham, l’avocatqui venait de les rejoindre. Depuis desannées, il s’occupait des affaires de lafamille Fortune.

Sans doute à cause de sonimpressionnante barbe, il faisait penserà un gros nounours velu et plein degentillesse. Cette apparence contribuaità tromper ses opposants, car cetteapparence bon enfant cachait unredoutable plaideur, à l’esprit acéré et àla repartie aussi mordante que

compétente.— Je ne savais pas que Tom devait

nous rejoindre, dit Shane à son frère.— Ce n’était pas prévu, mais je l’ai

rencontré par hasard ce matin et il aaccepté de venir nous donner un conseiljuridique. Je ne t’en ai pas parlé, car jen’étais pas sûr qu’il réussisse à selibérer.

Tom posa sa serviette sur la table ets’adressa directement à Shane.

— Mon cher ami, il paraît que vousêtes menacé d’être traîné en justice pourune paternité que vous refusez dereconnaître, c’est bien ça ?

— Votre formulation n’est pas tout àfait exacte, Tom. Disons plutôt qu’unefemme que je connais prétend que

l’enfant qu’elle porte est le mien. Pourl’instant, elle ne m’a menacé de rien.

L’avocat considéra Shane par-dessusses lunettes cerclées d’or.

— Est-il possible que cette allégationsoit vraie ?

— Il existe une infime possibilité, oui.— Pensez-vous qu’elle consentirait à

pratiquer une amniocentèse afin dedéterminer avec exactitude qui est lepère ?

— Non.— Non ? Comment pouvez-vous en

être aussi sûr ?— Parce que j’avais déjà pris rendez-

vous pour cet examen. Mais quand elle aappris qu’il y avait un risque de faussecouche, elle a refusé de s’y soumettre.

En revanche, elle est d’accord pour faireun test A.D.N. après la naissance.

— Est-ce qu’elle vous a demandé del’argent ?

— Non.— C’est étrange, murmura l’avocat.— Qu’est-ce que vous me conseillez ?— Tant que vous n’avez pas la

certitude que cet enfant est le vôtre, vousn’avez aucune obligation légale. Si votrepaternité est un jour établie, ce seradifférent.

— Si cet enfant est le mien, je veux enobtenir la garde.

Asher ouvrit la bouche, puis lareferma sans avoir dit un mot.

— Cela risque de… d’être difficile,déclara l’avocat, qui paraissait choisir

ses mots avec le plus grand soin.Toutefois, ce n’est pas impossible, sehâta-t-il de compléter alors que Shanefronçait les sourcils.

— Où réside la difficulté ?— Eh bien… il faudra prouver qu’elle

est inapte à s’occuper de son enfant.Shane se frotta le menton.— Là, il y aura un problème… Je

pense que Lia fera une très bonne mère.L’avocat haussa les épaules, comme si

cela n’avait pas grande importance.— Dans ce genre d’histoire, tout

dépend de la manière dont on regardeles choses. Même si elle n’est pasréellement inapte, il suffit de persuaderun juge qu’elle l’est. Donc, plus nousaurons d’informations sur cette jeune

femme, plus mon rôle sera facile.— Vous suggérez donc que Shane

engage un détective privé pour enquêtersur son passé ? demanda Wyatt.

— Ce serait un bon début, assura TomBingham.

— Vous avez autre chose à mesuggérer ? demanda Shane.

En posant cette question, il se sentaitprofondément mal à l’aise. Il avaitl’impression de trahir Lia dans le seulbut de protéger ses propres intérêts.

— Oui. Fréquentez-la. Faites tout ceque vous pouvez pour gagner saconfiance. De cette manière, si cet enfantest le vôtre et si elle vous traduit enjustice, nous connaîtrons toutes sesfaiblesses. Ce sera alors facile de

frapper au défaut de la cuirasse.A ces mots, le malaise de Shane ne fit

qu’empirer.

* * *

Lia n’avait pas vu Shane depuisquarante-huit heures. Assise derrière sonordinateur, ses yeux continuaient àsuivre les lignes de chiffres, fascinés,comme incapables de s’arrêter alors quesa journée de travail était terminée.

La froideur qui s’était installée entreeux pendant leur trajet de retour de SanAntonio l’avait bouleversée, sanstoutefois apaiser sa colère. Jamais iln’aurait dû organiser ce rendez-vousmédical sans lui en parler ! En outre, son

manque de confiance en elle la blessaitprofondément. Même si, elle devait bienl’avouer, si elle était à la place deShane, elle se montrerait sans doute toutaussi méfiante, tant les circonstances dela conception étaient étonnantes.

Elle écarta sa chaise du bureau etbaissa les yeux pour considérer sonventre.

Ce bébé avait tout simplement envied’exister, voilà tout !

Un léger coup frappé à la porte de sonbureau lui fit lever la tête.

Shane se tenait debout dansl’embrasure. Les bras croisés, il laregardait sans mot dire.

— Pourquoi es-tu au ranchaujourd’hui ? demanda-t-elle, surprise

de sa présence.— Sawyer n’est pas le seul à vivre

ici. Moi aussi, j’y habite.— Ah… je ne savais pas.— Ecoute, Lia, j’ai appris qu’il y

avait ce soir un concert de jazz dans leparc du centre-ville. Ça te dirait de m’yaccompagner ?

Lia demeura perplexe un moment. Est-ce que Shane avait envie de faire la paixou de mettre la soirée à profit pourrevenir sur la question del’amniocentèse ? Si c’était le cas, autantrester chez elle !

— Je n’ai pas changé d’avis depuis lavisite au Dr Gray, lança-t-ellebrusquement en se levant.

— Ma proposition n’a rien à voir avec

ça. Je reconnais que j’ai eu tort sur toutela ligne et que tu as eu parfaitementraison de refuser. Considère cette affairecomme définitivement classée.

Avec son jean, ses bottes et sachemise à carreaux, il ressemblaitaujourd’hui bien davantage à un cow-boy qu’à un homme d’affaires, mais iln’en était pas moins dangereux.

— Est-ce que cela signifie que tu mecrois ?

— Je ne sais que penser, avoua-t-ilaprès une seconde d’hésitation. Mais enattendant la naissance et le test A.D.N.,je veux bien croire qu’il est possibleque je sois le père.

Cette réponse n’était pas totalementsatisfaisante, mais il y avait tout de

même un progrès.— J’apprécie que tu ne rejettes plus

totalement cette éventualité. Si j’étais àta place, je pense aussi que j’aurais desdoutes.

Shane écarquilla les yeux de surprise.— Vraiment ?— Oui. Je n’arrivais pas à le croire

moi-même.Soudain, il la regardait. Vraiment.— Cette grossesse a complètement

changé ta vie.La phrase resta un moment en suspens,

puis Lia ajouta doucement :— Elle changera nos deux vies.Maintenant qu’elle était debout, elle

sentait que son dos lui faisait mal, las dela position assise qu’elle avait

conservée plusieurs heures pendant lajournée.

— Pour ma part, je suis disposée àm’adapter à ce que la vie m’envoie.

Shane émit un petit sifflementadmiratif qui n’avait rien d’ironique nide moqueur.

— Beaucoup de femmes à ta placeauraient préféré ne pas poursuivre cettegrossesse.

— Chacun choisit ce qu’il veut fairede sa vie, conclut-elle avec philosophie.

Shane se passa une main dans lescheveux.

— Alors, tu m’accompagnes ce soir ?— Pourquoi pas ? J’aime bien le jazz.— Je te préviens, tu n’entendras pas

Louis Armstrong, mais il paraît que ce

sont des artistes qui montent et qui sonttout à fait intéressants.

Lia se mit à rassembler ses affairespendant que Shane continuait à parler.

— En plus, il me semble que si cetenfant est le mien…

— C’est le cas, coupa-t-elle.— … c’est une bonne chose que nous

apprenions à mieux nous connaître. Çanous facilitera le partage desresponsabilités envers le bébé, lorsquele moment sera venu de le faire.

Lia réussit à cacher un soupir desoulagement. Shane commençait à semontrer raisonnable !

— A quelle heure commence leconcert ?

— A 19 heures. Il y aura des stands de

nourriture sur place. Nous pourronsdîner là-bas.

— Il faut que je passe chez moiprendre une douche et me changer. Je neveux pas garder cette robe bleu marineque j’ai portée toute la journée.

— Pas de problème. Je passe teprendre un peu avant 19 heures.

— Parfait, je serai prête.Elle rejeta ses cheveux en arrière, se

redressa.— Shane…— Oui ?— Merci d’être venu me trouver. Pour

moi, c’est très important.

* * *

Lorsque Lia lui ouvrit la porte ce soir-là, Shane remarqua aussitôt que la robesage avait disparu pour laisser place àun pantalon blanc et à un chemisier flou,sans manches, imprimé de motifsexotiques. Lia était adorable,incroyablement jeune et petite sans leshauts talons qu’elle affectionnait.

Tout à coup, il éprouva le besoin de laprotéger. Que l’enfant soit le sien oupas, elle allait devoir affronter un avenirdifférent de celui qu’elle avait prévu.Cela lui demanderait du courage, mêmesi elle en acceptait la perspective.

Comme le jardin n’était pas trèséloigné de l’appartement de Lia, ilsdécidèrent de s’y rendre à pied.

— Tu mesures combien ? demanda-t-il

en la prenant par le bras pour descendrel’escalier.

— Un mètre cinquante-trois.— Pas possible !— Si. En fait, un mètre cinquante-trois

et demi.Cette précision le fit éclater de rire.— Un peu comme on dit fièrement

qu’on n’a pas douze ans mais douze anset demi ?

— Oui, si tu veux.Elle se mit à rire elle aussi, d’un rire

léger et enfantin qui illuminait sonvisage.

Ils avançaient dans les rues oùstationnaient de part et d’autres desroulottes à nourriture. Dans le parc,certains avaient apporté leur fauteuil ou

leur chaise, d’autres des couvertures oùils s’étaient allongés en attendant leconcert. Beaucoup avaient leur panier depique-nique, qu’ils commençaient àdéballer dans les rires et la bonnehumeur.

Tandis que Lia et Shane cherchaient uncoin où s’installer, ils rencontrèrentplusieurs personnes qu’elle connaissait.Certaines parlaient anglais, d’autresespagnol.

— Ouaouh ! Tu es parfaitementbilingue ! Est-ce que tu souhaites que tonenfant soit bilingue lui aussi ?

Elle eut l’air de vouloir rétorquerquelque chose, mais se ravisa, puisrépondit avec un sourire un peu forcé.

— En fait, j’ai fait quelques

recherches sur le sujet et j’ai découvertque le bilinguisme augmentait lesfacultés cognitives des enfants. Desétudes montrent aussi qu’ils apprennentà lire plus vite.

Shane hocha poliment la tête, peuconvaincu toutefois.

— Qu’est-ce que tu penses de ça ?demanda-t-elle, visiblement vexée.

— Comment ça, « qu’est-ce que j’enpense » ?

— Je te parle de notre enfant ! Il fautbien que tu te sentes concerné toi aussiet que tu te fasses une opinion sur lesujet.

Face à cette insistance, Shane demeuratout sot.

Suivant les conseils de Tom Bingham,

il se préoccupait seulement de chercherà mieux connaître Lia, mais elle nel’entendait pas de cette oreille. Il luifallait jouer le jeu, et se comportercomme s’il était réellement le père dubébé, comme convenu, du moins enattendant le test A.D.N.

— Eh bien… Je pense que c’est unebonne idée, mentit-il.

Comme un groupe de cow-boys un peuéméchés s’avançait vers eux, il se plaçadevant elle pour la protéger de leurséventuelles bousculades.

— Il y a six mois de ça, jamais jen’aurais cru que j’allais m’intéresseraux compétences précoces des jeunesenfants, poursuivait-elle.

— Avant que nous nous retrouvions,

est-ce que tu avais envisagé de donnercet enfant à adopter ?

La réponse de Lia était de la plushaute importance. Si jamais elle y avaitpensé, elle serait sans doute plus ouverteà accepter sa demande de garde.

Avant de répondre, elle salua unefamille installée autour d’un plateau detamales, ces délicieuses petites crêpes àbase de farine de maïs.

— Quand j’ai découvert que j’étaisenceinte, fit-elle enfin, mille et une idéesme sont venues à l’esprit.

Shane nota qu’elle n’avait pas répondudirectement à sa question, mais il ne lapressa pas de le faire, de peur de la voirse replier sur elle-même.

— Est-ce que tu te doutais que tu étais

enceinte avant de faire le test degrossesse ?

— Je n’avais pas eu mes règles, ce quine m’était jamais arrivé, mais comme jepressentais que j’allais bientôt meretrouver au chômage, j’ai pensé que lestress était la cause de mon irrégularité.

— Autrement dit, tu t’efforçais decroire qu’il n’y avait pas de problème.

— Je ne sais pas. Peut-être. Ensuite,j’ai commencé à avoir des nauséesmatinales et j’étais tout le tempsfatiguée, ajouta-t-elle avec une grimace.Le mois suivant, je n’ai pas eu mesrègles encore une fois. Alors là, je suisallée acheter le test. Quand j’ai vu quele résultat était positif, je ne voulais pasle croire. Je suis allée en acheter deux

autres avant de m’en persuader.— Tu en as parlé à Doug ?Elle sembla choquée par sa question.— Pourquoi est-ce que j’aurais fait

ça ?— Parce que je pense qu’il a essayé

de renouer avec toi au bout de quelquetemps, en se rendant compte de l’énormebêtise qu’il avait faite en te quittant.

— C’est exactement ce qui s’estpassé, admit-elle. David, m’a appeléeau printemps pour me dire qu’ilregrettait d’avoir rompu et qu’ilsouhaitait que nous nous donnions unenouvelle chance. Je ne me suis pas gênéepour lui dire qu’un homme qui m’avaitmenti et qui m’avait trompée nem’intéressait pas.

— Tu ne lui as pas parlé du bébé ?— Certainement pas ! Il n’a rien à voir

là-dedans. Je ne suis pas fière d’êtreenceinte et célibataire, bien que ce genrede situation soit courant de nos jours,parce que c’est quelque chose quin’arrive pas dans ma famille, tout aumoins en théorie. D’ailleurs, je n’ai oséen parler à ma mère qu’il y a quinzejours.

Shane aurait bien aimé connaître lenom de famille de Doug, mais Lia avaitdétourné la conversation. Il n’osa pas yrevenir sous peine d’éveiller sessoupçons.

— Comment a réagi ta mère ?— Elle a été déçue. Et encore plus

quand je lui ai dit que je ne connaissais

même pas le nom de famille du père demon enfant. Pour elle, avoir une aventured’une nuit est quelque chosed’absolument impensable.

— Tu lui as raconté tout ça ?— Oui. Parce que c’était la vérité.— Tu devais être désespérée…— Oui.— Tu sais que beaucoup de gens

cherchent à adopter un enfant ? insista-t-il, essayant de revenir sur le sujet par labande.

— Certaines personnes ont voulum’orienter dans cette direction, mais j’airefusé. Personne au monde n’aimera cetenfant autant que moi.

Et voilà. Il avait sa réponse. Si jamaiscet enfant était le sien et s’il en

demandait la garde, Lia ferait uneadversaire redoutable, elle venait de lelui prouver.

- 8 -

Lia et Shane avaient trouvé un endroittrès agréable sous les branches feuilluesd’un grand chêne d’où ils verraient bienles musiciens. Shane était en traind’étaler la couverture qu’elle avaitapportée lorsqu’elle aperçut Sawyer etAsher qui s’avançaient, en quête euxaussi d’un endroit où s’installer.

Ils ne les avaient pas aperçus et elle sedemanda s’il ne valait pas mieux qu’elle

ne leur fasse pas signe, en espérantqu’ils ne les verraient pas. Depuis queSawyer avait appris qu’elle attendaitl’enfant de Shane, le ton de leur relationétait passé du registre amical à celui,froid et concis, de la pure collaborationprofessionnelle.

Asher, qu’elle n’avait jamais vu quede loin, tenait par la main un petit garçonde quatre ou cinq ans : probablement sonfils car ils avaient les mêmes yeux clairset les mêmes cheveux très blonds. Ellene put s’empêcher de se demander à quiressemblerait son enfant. Ses yeuxauraient-ils le bleu profond de ceux deson père ?

Comme les deux hommes serapprochaient d’eux, elle donna un petit

coup de coude à Shane :— Regarde, tes frères sont venus au

concert eux aussi.Shane se retourna et leur fit un signe

de la main. Malgré le sourire qu’il leuradressa, elle le sentit plus contrariéqu’heureux de les voir arriver.

— Bonsoir ! Quelle coïncidence,lança Sawyer, avec un regard glacialdans sa direction.

— Bonsoir, Sawyer, répondit-elle ens’efforçant de parler sur le ton amicalqui lui venait spontanément aux lèvresquelques jours auparavant.

En revanche, elle n’eut pas besoin deforcer son sourire lorsqu’elle se tournavers Asher et son petit garçon.

Shane lui passa un bras autour des

épaules, mais son sourire, à lui, étaitcontraint.

— Lia, tu connais déjà Sawyer, et je teprésente mon frère Asher ainsi que sonfils, Jace. Asher, voici Natalia Serrano.

Dans le regard d’Asher brillait unelueur de sympathie à laquelle elle nes’attendait pas.

— Enchanté de faire enfin votreconnaissance, mademoiselle Serrano !

— Moi aussi, je suis heureuse de vousrencontrer. Et je vous en prie, appelez-moi Lia !

Elle se pencha pour être à la hauteurdu petit garçon.

— Bonsoir, Jace. Tu es content d’êtrevenu au concert ?

Le petit lui adressa un grand sourire.

— Oui, parce que mon papa vam’acheter un tamale farci à la confiturede mangue.

Lia lui ébouriffa gentiment lescheveux.

— Quelle chance !— Peut-être qu’il en achètera aussi un

pour toi, ajouta Jace.— Super ! J’adore les tamales.Le sourire de Jace s’était élargi.— Je te trouve très jolie !— Merci pour ton compliment,

répondit-elle, touchée par la gentillessede l’enfant.

Asher reprit son fils par la main.— Passez une bonne soirée. Nous

allons nous installer un peu plus loin. Onse retrouve demain comme convenu ?

ajouta-t-il avant de s’être détournécomplètement.

Les trois hommes échangèrent unregard lourd de complicité.

— Oui, bien sûr, répondit Shane.Une fois que les deux hommes et le

petit garçon se furent éloignés, Lia osaquestionner Shane, dont le visageconservait une expression préoccupée,peu en rapport avec la soirée quis’annonçait.

— Vous avez une réunion de travailimportante en perspective ?

— Non. Il s’agit seulement d’uneaffaire de famille.

Maintenant que ses frères étaientpartis, il avait retrouvé son naturel etson entrain.

— Je vais nous acheter des tamales. Ilse trouve que moi aussi, j’adore ça !

Tandis qu’elle attendait son retour, Liasentit peser sur elle les regards curieuxdes gens qui les entouraient. A RedRock, la famille Fortune, notamment lesquatre frères si séduisants, faisaitrégulièrement la une des journauxlocaux. Leur visage était donc familier àla population.

Shane revint au bout d’un moment, lesbras chargés de victuailles.

— J’ai pensé que les tamales nesuffiraient pas, alors j’ai ramené un peude tout.

Il s’assit sur la couverture et se mit àdéballer, en plus des tamales, deschurros, ces petits beignets sucrés

délicieux, des épis de maïs et lesclassiques hamburgers.

— Mmm… Tout ça a l’air tellementbon que je ne sais pas que choisir !

— C’est facile : tu goûtes un peu detout, et le problème est réglé.

Ils commencèrent donc à picorerparmi les provisions étalées devant eux,savourant et comparant les différentessaveurs avec des mines de critiquesgastronomiques professionnels. Toutetension avait disparu entre eux, ilsplaisantaient, détendus, heureux de cemoment simple et chaleureux.

A la fin du repas, Shane, qui s’étaitappuyé contre le tronc du chêne, fit signeà Lia de le rejoindre. Elle hésita uninstant, puis, trop tentée pour résister

plus longtemps, elle lui obéit et vints’installer entre ses jambes, le dos calécontre son torse. Il l’entoura de ses braset, refusant de se poser quelque questionque ce soit, elle se laissa aller contrelui, merveilleusement apaisée.

Le concert commença sur un air trèsdoux, qui lui fit l’effet d’une berceuse.Ses paupières se firent de plus en pluslourdes. Elle ne chercha pas à résister etse laissa aller au sommeil.

Combien de temps dormit-elle ? Ellen’aurait su dire. Un coup de tonnerre laréveilla brusquement. Tout étonnée de setrouver où elle était, elle leva un regardsurpris vers Shane. Il écarta une mèchede cheveux qui lui barrait le visage.

— L’orage approche. Nous ferions

mieux de partir tout de suite.Rapidement, il rassembla les

emballages qu’il alla jeter dans unepoubelle pendant qu’elle repliait lacouverture.

Un autre coup de tonnerre retentit et degrosses gouttes de pluie commencèrent àtomber.

Tous les spectateurs avaient eu lamême réaction et chacun se pressaitmaintenant sur le chemin du retour. Liacraignit un moment de perdre Shane dansla foule, mais il l’attrapa fermement parle bras et ne la lâcha plus.

Lorsqu’ils arrivèrent devant sonimmeuble, la pluie faisait rage, inondantla rue poussiéreuse. Shanel’accompagna jusqu’à l’entrée en la

protégeant de son mieux avec sa veste.— Monte un moment chez moi,

proposa-t-elle. Ce n’est pas prudent deconduire sous cet orage.

Il lui sourit.— Volontiers.Ils grimpèrent donc ensemble

l’escalier qui conduisait àl’appartement. Elle ouvrit la porte etl’invita à prendre place dans son vieuxcanapé recouvert d’un plaid auxcouleurs vives.

— C’est un peu tard pour te proposerdu café et je n’ai pas d’alcool à t’offrir.Est-ce que tu accepterais un chocolatchaud ?

Un instant, elle crut qu’il allait refusersa proposition, mais finalement il lui

sourit.— Pourquoi pas ? Voilà qui me

rappellera mon enfance !Ce sourire… Lia eut l’impression

qu’une coulée de miel tiède,délicieusement sensuel, lui envahissaitles veines. Cette réaction inattendue luirappela pourquoi elle avait si facilementaccepté de passer la nuit avec Shane cefameux soir. Même si aujourd’huiencore elle ne réussissait pas à sel’expliquer, elle avait tout de suite sentientre eux un lien particulier, étrangementfort, une affinité secrète qui allait bienau-delà de la simple attirance physique.Et en cet instant, elle découvrait que cemystérieux accord existait encore.

Deux grandes tasses de chocolat

odorant fumaient devant eux sur la tablebasse lorsque son téléphone sonna. Ellele sortit de sa poche et regarda l’écran.C’était Stephanie Roberts. Elle nedécrocha pas et laissa la boîte vocaleremplir son office.

— Tu peux répondre, ne t’occupe pasde moi, proposa Shane.

— C’est seulement une amie qui veutque nous nous retrouvions pour déjeunerensemble un de ces jours. J’écouteraison message plus tard.

Elle s’assit à côté de Shane.— J’espère que tu aimes les

marshmallows.Elle en avait ajouté au cacao, sans

penser à demander son avis à Shane.Au lieu de regarder sa tasse, il

l’observa lentement de la tête aux pieds.— Ça a l’air délicieux !Au bout d’un moment, il détourna enfin

les yeux, comme pour éviter unedangereuse tentation.

— Je te propose que nous mettions àprofit cette soirée inespérée pourapprendre à mieux nous connaître. Dis-moi un peu, quels sont tes goûts,mademoiselle Serrano ?

Ce que Shane proposait là n’était pasune mauvaise idée. Puisqu’elles’apprêtait à devenir la mère de sonenfant, il était normal qu’il ait envied’en savoir davantage sur elle. Mais ilne fallait pas que cela demeure à sensunique. Elle aussi avait envie de leconnaître, lui, parce que cette affaire les

concernait tous les deux.— Attends, j’ai une idée, déclara-t-

elle en se levant. Je reviens tout de suite.Lorsqu’elle reparut, un jeu de cartes à

la main, Shane eut l’air déçu.— Tu veux faire une partie de cartes ?— Oui, mais pas comme tu crois. Ce

jeu s’appelle « Cœur à Cœur ». C’estune amie qui me l’avait offert pour unanniversaire il y a quelques années.

Tout en parlant, elle mélangeait lescartes avec soin.

— Tu vas comprendre. Sur chaquecarte figure une question différente.Nous allons retourner les cartes dupaquet, chacun à notre tour. Lorsque lacarte retournée présente deux cœurs,nous devons tous les deux répondre à la

question. Sinon, chacun doit répondre àla question qui figure sur la carte qu’il aretournée.

Shane but une gorgée de cacao. A voirson expression perplexe, ce jeu n’étaitpas ce qu’il avait en tête.

— Tu veux commencer ? proposa-t-elle.

— Non. Tire la première et lis laquestion à voix haute.

— O.K. Voyons : « Quelle chansonavez-vous en commun avec votrepère ? »

Une tristesse familière l’envahit, lamême nostalgie cruelle d’une complicitéqu’elle n’avait jamais connue.

Elle regarda Shane, déconcertée.— C’est toi qui as choisi ce jeu,

déclara-t-il, impitoyable, tu doisrépondre !

Elle haussa les épaules.— Tu sais, je n’ai pratiquement aucun

souvenir de mon père.Il sembla enfin comprendre son

hésitation.— Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?— Il est parti alors que je n’avais

même pas trois ans. Je me souviens qu’ilme jetait en l’air et me rattrapait en riantmais, dans le fond, je ne sais pas s’ils’agit d’un vrai souvenir ou de quelquechose qu’on m’a raconté.

Elle s’attendait à ce que Shane fasseune réflexion, un commentaire, mais il secontenta de prendre une nouvelle gorgéede cacao. Sans doute voulait-il éviter de

retourner le couteau dans la plaie ? Ellepoursuivit néanmoins.

— Il venait tout juste d’avoir trenteans. Un beau jour, ou plutôt, un mauvaisjour, il a simplement annoncé à ma mèrequ’il la quittait.

— Pour quelle raison ?— La vie qu’il menait avec elle n’était

pas celle qu’il souhaitait. En tout cas,c’est ce qu’il lui a dit.

Elle s’interrompit pour tapoter lecoussin du canapé.

— Nous ne l’avons jamais revu.— Comment vous êtes-vous

débrouillés ?— Mes grands-parents nous ont

beaucoup soutenus. Ma mère a été trèscourageuse et enchaînait une seconde

journée de travail après la première.Dès que mon frère et moi avons étéassez âgés, nous l’avons aidée de notremieux.

— Ton père a essayé de renouer avecvous ?

Elle secoua la tête.— Il y a de quoi être bouleversée,

quand tu penses à lui. J’imagine que tu leméprises ?

— Non. En fait, je le plains. Il a perduplus que nous.

— Comment ça ?Elle serra les doigts autour de sa

tasse, dont la chaleur la réconfortait.— Il ne nous a pas vus grandir. Il n’a

pas reçu notre amour.Est-ce que Shane voyait le parallèle

entre les deux situations ? Allait-il luiaussi s’éloigner de son enfant ?

Un long silence s’installa. Finalement,elle hocha la tête, comme pour clorecette confidence.

— Allez, maintenant, c’est à toi.L’air résigné, il prit le paquet de

cartes et en tira une au hasard.— Tu dois lire la question à haute

voix.Il en prit d’abord connaissance des

yeux, puis enchaîna :— « La franchise est la meilleure

attitude à adopter dans les rapportshumains. Dites si vous êtes d’accord oupas avec cette opinion. »

— Voilà au moins une questionfacile ! s’écria Lia.

Pourtant, elle vit Shane hésiter avantde répondre.

— Oui, finalement, je pense quel’honnêteté est primordiale, déclara-t-illentement. Pourtant, si dire la véritérisque de faire de la peine à quelqu’un,il vaut peut-être mieux mentir.

Lia n’était pas d’accord et ne le luicacha pas.

— Je ne suis pas de ton avis. Lapersonne à qui tu mens finira pardécouvrir la vérité, et alors, nonseulement elle aura encore davantage depeine, mais, en plus, elle aura bien dumal à te faire de nouveau confiance.

— Ah… Donc, d’après toi, il vautmieux se montrer honnête quelles quesoient les circonstances ?

— Tu triches ! Ce n’est pas à mon tourde répondre.

— C’est vrai, mais ce jeu est bien faitpour stimuler la conversation, n’est-cepas ?

— Oui, c’est vrai, reconnut-elle. Jerépète donc que, à mes yeux, il faut êtrehonnête dans la vie, point final.

— Ton point de vue est intéressant. Atoi maintenant.

Elle tira une carte et la lui montra.Comme elle portait deux cœurs, elle lesconcernait tous les deux.

— Il faut encore que je réponde !s’exclama-t-il.

Tiens, tiens. Il préférait ce jeu quandelle qui était sur la sellette. Cetenfantillage la fit sourire tandis qu’elle

lisait la question à voix haute.— « Quelles ambitions avez-vous

pour vos enfants ? »— Tu triches ! C’est toi qui viens de

l’inventer !— Lis toi-même, répliqua-t-elle en lui

mettant la carte sous le nez.— C’est vrai. Mais comme c’est toi

qui l’as tirée, tu réponds la première.Cette question n’était pas anodine, elle

allait droit au cœur de sespréoccupations.

— Eh bien… je veux qu’elle soitheureuse…

Shane haussa un sourcil.— Elle ?— Le Dr Gray pense que j’attends une

fille. C’est ce qu’elle m’a dit après

l’examen, en me prévenant qu’il nes’agissait pas d’une certitude absoluecar la position n’était pas très claire.

— Pourquoi est-ce que tu ne m’as riendit ?

— Il me semblait que si celat’intéressait, tu me poserais la question.

Shane hocha la tête.— Bon. Continue.— Je t’ai dit l’essentiel. Je souhaite

qu’elle soit heureuse et qu’elle trouve saplace dans la société.

— C’est tout ?— Comment ça, « C’est tout ? » ?— Je veux dire… quels projets

formes-tu concernant son éducation ?— Je souhaite qu’elle fasse de bonnes

études, mais aussi qu’elle apprenne la

vie au contact de personnes intéressanteset généreuses.

Cela dit, elle regarda Shane.— Et toi ? Qu’est-ce que tu

ambitionnes pour ton enfant ?— Les mêmes choses que toi.Un peu facile, mais mieux valait ne

pas insister. Après tout, s’il n’avait pasenvie de s’étendre sur le sujet, ellen’allait pas le forcer.

C’était de nouveau au tour de Shane detirer une carte. Il le fit avec un soupir,les lèvres serrées.

— Alors ?— « A qui pensez-vous que vous

ressemblez le plus dans votre famille ? »— Intéressant. Qu’est-ce que tu

réponds ?

— Mon père.Shane avait lâché le mot comme à

regret.— Pourquoi ?— Parce que nous avons la même

passion pour notre travail que nousgérons de la même manière, bien quemon père soit plus expéditif et moinsdiplomate que moi la plupart du temps.Cela mis à part, nous sommes tout demême très différents.

Des émotions contradictoiressemblaient l’agiter. De toute évidence, ilne voulait pas ressembler à son père.Pourquoi ? James Marshall Fortuneavait pourtant réussi sa vie : il avaitfondé une entreprise qui avait fait safortune, il était marié depuis de

nombreuses années à Clara, il était pèrede quatre beaux enfants… Alors ?

— Est-ce qu’il a été un bon père ?Elle avait posé la question sur un ton

léger, qui cachait néanmoins une réellepréoccupation. Elle avait très envie desavoir quel modèle Shane avait eu sousles yeux pendant toute son enfance.

— Oui. Il travaillait beaucoup, mais ila toujours trouvé du temps à nousconsacrer. Comme il était trèsathlétique, il a voulu que nous fassionstous du sport. Toutes nos vacancesétaient donc axées là-dessus : ski,escalade, rafting, et j’en passe.

— Ça devait être très agréable,commenta-t-elle un peu tristement enpensant à tout ce qu’elle-même et son

frère n’avaient pas connu.— Oui, c’est vrai. Hélas, les gens

changent avec le temps, ajouta-t-il entreses dents.

— Tu crois vraiment ?— Oui. Ton ex-fiancé a bien changé,

puisque tu n’as plus voulu faire ta vieavec lui quand tu l’as mieux connu.

— Je ne sais pas. Je me demande si audébut je n’ai pas plutôt vu en lui ce quej’avais envie d’y trouver. C’esttellement facile de prendre ses désirspour la réalité !

— Tu ne crois pas qu’il t’a caché savraie personnalité ?

— Non. Je pense que je préférais nevoir que ce qui me plaisait, sans faireattention au reste. Si jamais je me lance

un jour dans une nouvelle relation, jeferai bien attention à être plus lucide.

— Qu’est-ce que tu veux dire par « Sijamais un jour… » On dirait que tu asrenoncé à aimer ! Tu as quel âge ?

— Vingt-cinq ans.— Ça me paraît un peu tôt pour tirer

un trait sur ta vie amoureuse.— Tu oublies que je vais bientôt avoir

une petite fille à élever ? Elle sera mapriorité.

Elle se tut, espérant que Shane luidirait quelque chose. Quoi ? Elle ne lesavait pas exactement. Qu’elle n’étaitpas seule, qu’il serait là pour l’aider.Quelque chose dans ce genre… Mais ildemeura silencieux.

Dans le fond, c’était peut-être aussi

bien. Son mutisme valait mieux que desmots vides de sens.

— Qu’est-ce que tu ferais si l’hommede tes rêves tombait du ciel un beaumatin ?

— Je serais extrêmement méfiante.Shane se mit à rire.— Pourquoi ?— Parce que l’homme parfait n’existe

pas.— Il n’y a donc que des femmes

parfaites ?A son tour elle sourit.— Je n’ai pas dit ça. Je n’y crois pas

non plus.— Tout de même, si un homme bien

sous tous rapports débarquait dans tavie, tu refuserais de lui laisser sa

chance ?— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.— Tu peux préciser ?Elle le regarda droit dans les yeux.— Je pense que lorsqu’on évalue la

personnalité de quelqu’un, il faut garderles yeux grands ouverts. Et se souvenirque les actes en disent plus long que lesparoles.

- 9 -

— Tu te rappelles quand papa nous aemmenés faire du rafting sur leColorado ? demanda Shane à son frèreSawyer alors qu’ils déjeunaient depetites galettes roulées et farcies à laviande.

Sawyer leva les yeux de sur sonburrito.

— Je ne risque pas d’oublier ! Il nousa fait faire deux cents kilomètres en

moins d’une semaine. C’étaitcomplètement fou.

— Oui, mais c’était super de dormirsous la tente et de faire du feu le soirpour cuire nos repas.

Sawyer considéra son aîné.— Qu’est-ce qui t’a donné envie de

parler de ça ?— J’étais en train de chercher à quel

moment papa s’est mis à changer.Comment ça se fait que nous ne nous ensoyons pas aperçus ?

Ils avaient été aussi perturbés l’un quel’autre en apprenant que leur père avaiteu une seconde famille cachée pendantdes années.

— Moi, ce que je ne comprends pas,c’est comment il a trouvé le temps pour

ça.— C’est vrai, reprit Shane. Dès qu’il

avait un peu de temps, il s’occupait denous, ou il emmenait maman en voyage.

Quelque chose empêchait les piècesdu puzzle de s’emboîter les unes avecles autres.

— A moins que ses voyages d’affairesn’en aient pas été, reprit Sawyer. Ilaurait très bien pu les utiliser commealibi pour aller la retrouver, cettefemme.

A contrecœur, Shane reconnut quec’était tout à fait possible.

— Encore une fois, pourquoi est-ceque tu penses à tout ça ? reprit Sawyer.

— C’est à cause de Lia.Sawyer laissa tomber sa fourchette de

surprise.— Tu lui as parlé de notre père ?— Non, rassure-toi. Mais l’autre jour,

en jouant aux cartes tous les deux…— Tu joues aux cartes, maintenant ?

s’exclama Sawyer, moqueur.— Quand c’est nécessaire, oui ! Je

suis les conseils de Tom et je m’efforcepar tous les moyens de mieux laconnaître. Y compris par ce biais-là,même si ce n’est pas tellement dans mesgoûts. C’était bien, d’ailleurs, car nousavons abordé des sujets variés, et enparticulier la confiance. Forcément, çam’a amené à repenser à notre problème.

— Au fait, est-ce que tu as eu desnouvelles du détective que Tom aengagé ?

— Non, pas encore. Mais d’ici un jourou deux, je devrais avoir un retour.

Shane préférait ne pas imaginer laréaction de Lia, si elle apprenait qu’ilavait commandité un détective pourfouiner dans son passé et ses relations.

— J’ai de plus en plus envie de lacongédier, reprit Sawyer. J’ai tropl’impression qu’elle essaie de temanipuler, et ça me met en colère.

— Non, ne fais pas ça. Tu as besoind’elle en ce moment.

— Je trouverai quelqu’un d’autre.— Non, garde-la dans l’entreprise.

Elle compte sur le salaire que tu luiverses.

Sawyer haussa les épaules, comme sice point ne le concernait en rien.

— Et puis… c’est peut-être monenfant qu’elle attend, insista Shane.

— D’après ce que tu nous as raconté,c’est peu probable.

— Cela reste possible. Il faut qu’elleait une grossesse confortable pour quel’enfant naisse en bonne santé.

Shane jouait nerveusement avec safourchette. Il avait pensé à quelquechose qu’il n’avait pas encore osésoumettre à son frère, mais le momentn’était peut-être pas plus mauvais qu’unautre pour le faire, après tout.

— Ecoute, Sawyer…— Oui.— J’envisage de lui proposer de venir

vivre au New Fortune Ranch pendant lereste de sa grossesse.

Sawyer ouvrit des yeux horrifiés.— Tu es devenu fou ? Pourquoi est-ce

que tu ferais une chose pareille ?— Nous avons de la place.— La question n’est pas là. Cette

femme est en train d’essayer de fairepasser pour tien un enfant qui ne l’estpas. Je ne veux pas d’elle au ranch !

— Encore une fois, rien n’est prouvé.Il peut s’avérer plus tard qu’il s’agitbien de mon enfant. Je ne veux pasqu’elle termine sa grossesse dansl’appartement minable où elle vitactuellement. En plus, le quartier n’estpas sûr. C’est une folie pour une femmeseule, enceinte de surcroît, d’habiter là-bas.

Sawyer releva le menton et afficha un

air têtu.— Je déteste le tournant que prend

cette affaire.— Pense à ce que nous a conseillé

Tom. Il faut que nous la connaissions lemieux possible pour savoir quelsarguments utiliser si jamais je demandela garde de la petite.

— Je comprends mieux ce genre dediscours. Alors comme ça, elle attendune fille ?

— C’est ce que pense le médecin,sans le garantir à cent pour cent nonplus.

Shane devait reconnaître que lorsqueLia lui avait annoncé cela, il s’étaitaussitôt demandé si elle luiressemblerait. Forcément, elle aurait les

cheveux bruns puisque Lia et lui-mêmeétaient bruns, mais de quelle couleurseraient ses yeux ? Peut-être aurait-elleles pupilles pailletées d’or de sa mère ?Il fit un effort pour chasser cette questionde son esprit.

— Dès ce soir, je vais lui proposer devenir s’installer au ranch.

— Et je parie qu’elle va accepter !lança Sawyer, sarcastique. Quellefemme ne quitterait pas son taudis pourvenir s’installer dans le ranch desFortune ?

* * *

— Non.Lia leva les yeux de l’écran de son

ordinateur.— Non. Je te remercie pour ta

proposition, mais la réponse est « non ».— Je ne te comprends pas. Au ranch,

tu disposerais d’une belle, grandechambre, avec une salle de bains privée.Tu économiserais l’argent de ton loyeret tu n’aurais plus à faire les trajets pourvenir travailler. Ton bureau serait àdeux pas de ton lit !

D’un clic, Lia sauvegarda son travailde l’après-midi et regarda Shane, dont lavisite imprévue l’avait beaucoupsurprise.

— Encore une fois, ton offre est trèsgénéreuse. Je suis sûre que ce serait trèsagréable pour moi d’avoir de l’espace etde ne plus faire de déplacements, mais

je pense que c’est encore plus importantque je garde mon indépendance.

Elle avait parlé lentement, enarticulant clairement, de manière à luifaire bien comprendre que, si elleappréciait son invitation, il était tout àfait hors de question qu’elle l’accepte.

— Tu as l’intention de rester dans tonplacard après la naissance du bébé ? Etsi c’est ma fille, tu continueras à refusermon aide ?

— Cet enfant est le tien, Shane. Etnous discuterons de ton aide éventuellequand tu auras accepté de le croire, jeta-t-elle en se levant pour tirer un sac entoile de sous son bureau. Je vais changerde chaussures, nous pourrons allermarcher un peu dehors.

— Notre conversation n’est pasterminée, Lia.

— C’est bien pour cette raison quenous allons sortir ensemble.

Elle enfila une paire de chaussuresbasses en toile rouge.

— Toi au moins, tu n’as pas peur demélanger les couleurs ! commenta Shaneen considérant l’ensemble formé par leschaussures rouge vif et la robe jaune àrayures blanches.

— Figure-toi que j’ai décidé de créermon propre style, rétorqua-t-elle.

— Le bon côté, c’est que tu prends desprécautions.

— Des précautions ?— Pour ne pas tomber, ajouta-t-il en

désignant les chaussures à talon qu’elle

glissait dans le sac à la place des autres.Elle lut dans ses yeux un réel souci

pour sa sécurité et une bouffée dereconnaissance lui monta au cœur.Quelque chose aussi revint de lacomplicité mystérieuse qu’elle avaitéprouvée pour lui le jour où ils s’étaientrencontrés.

Sauf qu’au lieu de se sentir rassurée,elle en fut au contraire davantageinquiète. Elle n’avait pas menti l’autresoir en assurant à Shane que, désormais,elle se montrerait extrêmement méfianteenvers les hommes qui s’intéresseraientà elle.

Est-ce que cela suffirait ? Elle quis’était toujours crue forte en était arrivéeà douter profondément d’elle-même.

Dans le fond, elle n’était peut-être riend’autre qu’une faible femme. Plus elleréfléchissait, plus elle découvraitd’éléments en ce sens.

Alors qu’elle souhaitait faire desétudes artistiques, elle avait cédé àl’influence de son frère Eric et s’étaitorientée vers le commerce.

Ensuite, malgré le pressentiment queDavid n’avait pas les qualités qu’ellerecherchait pour être l’homme de sa vie,elle avait continué à le fréquenter.Pourquoi ? Parce que c’était plus facilepour elle d’accepter les excusesdouteuses qu’il lui fournissait pourexpliquer ses séjours à San Antonio quede se remettre en question ?

Quant à Shane… Il la plongeait dans

la perplexité. Par moments, elle avait lacertitude qu’il se souciait réellementd’elle. A d’autres, il lui semblait jouerune sorte de jeu dont il était le seul àconnaître la règle.

Maintenant qu’elle allait être mère,elle devait se montrer très prudente, carle bonheur de son enfant était en jeu.

Shane la prit par le bras et ils sortirentdans le jardin. Malgré l’ombre projetéepar le grand cyprès, la chaleur lessurprit.

— Je ne pensais pas qu’il ferait aussichaud ! s’étonna Lia.

— Viens, proposa Shane. Rentronsdans la maison. Il n’y a personne, nousserons tranquilles pour parler et lachaleur ne t’incommodera pas.

— Oui, ce sera plus confortable.— Tu as des projets pour ce soir ?

demanda-t-il alors qu’ils marchaient.— Je retrouve des amis dans un bar du

centre-ville. Le mercredi soir, on ypropose des amuse-gueule gratuits et desboissons à moitié prix.

— Ça a l’air sympa.— Tu veux te joindre à nous ?Sitôt l’invitation lancée, elle se mordit

la langue de regret. Trop tard cependantpour retirer ses paroles.

Shane hésitait.— Je ne pense pas que…Ouf !— Pas de problème. De toute façon,

ce n’est pas vraiment un endroit pour toi.— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Le cadre est très simple. Rien àvoir avec la sophistication du Red RockCountry Club.

— Tu y vas souvent ?— Pas vraiment, mais on s’y sent bien

et la nourriture y est bonne.L’inconvénient, c’est qu’il y a beaucoupde monde et que c’est souvent bruyant.

— Autrement dit, ce n’est pas lemeilleur endroit pour que tu m’expliqueston refus de venir t’installer au ranch.

— Absolument pas.— Dans ce cas, nous allons en parler

tout de suite, et ce soir, nous nouscontenterons de passer un bon moment.

* * *

Une fois dans la maison, Shaneconduisit tout de suite Lia dans lacuisine, où il lui offrit un verre delimonade. Il aurait aimé lui faire visiterla maison, mais elle voudrait sans douteretourner travailler dans un moment et ilne voulait pas la bousculer.

La maison était fraîche, tranquille, laboisson rafraîchissante. Ils prirent placetous les deux à la table de bois blanc.Lia regardait le bouquet de fleurssauvages disposé dans une vieillecafetière en émail placée au milieu de latable.

— Comme c’est joli ici, on se sentbien ! commenta-t-elle.

Shane sauta sur l’occasion derenouveler sa proposition.

— Je suis sûr que tu te plairais auranch.

— Moi aussi, mais la question n’estpas là.

— Dis-moi…— J’habite déjà quelque part. Et tant

que j’ai de l’argent pour payer monloyer, j’y suis chez moi.

Il se retint de lui rappeler leséconomies qu’elle pourrait faireprécisément sur ce point.

— Depuis que je suis en âge de gagnerma vie, je fais mes choix seule. Je nesuis pas une pauvre femme en détresse àla recherche d’un homme qui vienne àmon secours.

Elle avait relevé le menton et s’étaitredressée sur sa chaise, comme pour

mieux faire passer le message.— C’est vrai que tu es forte, reconnut-

il, mais tu n’as pas besoin de tout faireseule. Je veux te faciliter la vie.

Elle se passa une main dans lescheveux. Son geste avait quelque chosede las qui émut Shane plus qu’il nel’aurait souhaité.

— Je me débrouillerai.Il soupira. A quoi bon insister ? Il

avait fait son offre, elle lui avait donnésa réponse. Mais il n’était pas satisfait.D’une manière qu’il ne s’expliquait pas,Lia comptait pour lui. Dans un gesteimpulsif, il allongea son bras par-dessusla table et lui prit la main.

— Laisse-moi t’aider !Il s’attendait à ce qu’elle le repousse.

Au contraire, elle regarda leurs deuxmains réunies. Lorsqu’elle releva levisage, elle souriait.

— Tu m’as déjà aidée.Quoi ?— Oui, par ta présence, reprit-elle en

le voyant interdit. Et me faisant savoirque tu te souciais de moi.

* * *

Shane avait dû passer cent fois devantle petit bar de la rue de Syracuse, maisl’établissement ne l’avait passuffisamment impressionné pour qu’ils’en souvienne.

La peinture de la devanture étaitécaillée et l’enseigne à moitié effacée.

Lorsqu’il eut poussé la porte pourlaisser entrer Lia en premier, un mélangede conversation et de musique demariachis lui agressa les tympans.

Sur la gauche s’étirait un grand bar enforme de fer à cheval. Bien qu’il soitencore tôt, tous les tabourets étaient déjàoccupés. Les clients qui étaient arrivéstrop tard pour s’asseoir allaient etvenaient, leur verre à la main.

Lia se dressa sur la pointe des pieds,cherchant ses amis du regard.

Ce soir, avec sa jupe multicolore etson chemisier vert vif, elle avaitvraiment l’air d’une jeune femme prête às’amuser. Elle avait tiré ses cheveux, etdeux peignes décorés de perlesmulticolores les retenaient en arrière. A

ses oreilles, de grandes créoles luidonnaient un air exotiqueparticulièrement séduisant.

Chaque fois qu’il la regardait, Shaneavait envie de l’embrasser.

— Ils ont peut-être eu la chance detrouver une table libre, dit-elle enpoursuivant son inspection.

Elle s’aventura derrière le bar, où il lasuivit.

Pendant qu’ils s’acheminaient vers lePappacito Bar, elle lui avait expliquéqu’ils allaient retrouver ses amis Selinaet Dorian, que tout le monde appelaitDori, plus un autre garçon, Jax, le petitami intermittent de Dori.

Etant donné l’impressionnante pile dedossiers qui l’attendait sur son bureau,

Shane avait hésité à l’accompagner danscet endroit dont elle disait qu’il n’étaitpas fait pour lui, mais le vieil adage :« Dis-moi qui tu fréquentes, je te diraiqui tu es », l’avait finalement convaincude le faire. Il avait ce soir l’occasion derencontrer des amis de Lia, qui sait sielle se reproduirait ? Mieux valait enprofiter.

Officiellement, son objectif étaittoujours de rassembler autant derenseignements que possible sur elle,mais dans son for intérieur, ilcommençait à se demander s’il n’avaitpas tout simplement envie de passer lasoirée avec elle.

— Ah… je les aperçois !Un grand sourire illumina son visage

et elle se mit à faire de grands signes.Les trois amis étaient effectivement

assis à une table pour quatre, devant desbières et un plat de nachos, ces chipscroustillantes à base de maïs, typiquesde la région. En le voyant arriverderrière Lia, leurs visages affichèrentune énorme surprise. Sans doute parcequ’elle n’était pas seule, comme ils s’yattendaient.

— Natalia, tu as l’air en pleineforme ! s’exclama une jeune femmeauréolée de cheveux blonds très frisés.Jamais je n’aurais deviné que tu étaisenceinte si Selina ne me l’avait pas dit.

Shane en déduisit qu’elle devait êtreDori, et l’autre jeune femme, Selina.

— Tu es enceinte ? ! Pourquoi est-ce

qu’on ne me dit jamais rien ? se plaignitJax.

— Qui est ton chevalier servant ?demanda Selina à mi-voix en baissantles yeux.

— Je vous présente mon ami Shane,dit Lia en s’adressant à tout le groupe.

L’omission de son nom de familleétait-elle accidentelle ou délibérée ?

— Pourquoi est-ce que tu ne nous l’asjamais présenté ? reprocha Selina.

Afin d’éviter à Lia de chercher uneexcuse, il intervint spontanément.

— J’ai passé pas mal de temps loin deRed Rock depuis la fin de l’année.

— Qu’est-ce que tu faisais loin dechez toi ? demanda Dori, le tutoyantnaturellement.

— Il travaillait, répondit Lia. Etmaintenant, arrêtez de soumettre monami à la question et racontez-moi plutôtce que vous avez fait depuis notredernière rencontre. Il me semble qu’il ya un siècle que nous ne nous sommes pasvus !

D’après les comptes rendus qu’ilentendit, Shane conclut qu’effectivementLia n’avait pas retrouvé ses amis depuispas mal de temps.

— La dernière fois que je suis sortieavec Lia, raconta Selina, c’était pour lasoirée du nouvel an. Ça paraîtincroyable !

— C’est vrai, renchérit Dori. Nous yétions aussi, Jax et moi. Franchement, ons’est bien amusés ! On a dansé comme

des fous et sans doute un peu trop bu,mais c’était une super soirée. Un de nosmeilleurs réveillons, sans aucun doute.

Jax s’appuya contre le dossier de sachaise, apparemment tout content delaisser parler les filles. La tactique étaitjudicieuse, Shane allait en faire autant.

— Oui, c’était très sympa jusqu’aumoment où ma copine m’a lâchementabandonnée, reprocha Selina en jetant unregard interrogatif sur Shane. Tu neserais pas pour quelque chose dans cettedisparition, par hasard ?

— Selina, sois un peu honnête ! Tuétais tellement occupée avec Jorge cesoir-là que tu te moquais bien dem’avoir dans les parages !

Selina baissa le nez, qu’elle avait fort

joli, un peu retroussé et couvert detaches de rousseur.

— Il m’avait fait de si gentilscompliments que je ne pouvais pas nepas danser avec lui, reconnut-elle.

— Si nous commandions quelquechose à manger ? proposa Lia en tendantle menu à Shane.

Il n’était pas venu pour manger, plutôtpour observer, mais la bonne odeur desépices mexicaines lui titillait lespapilles.

— Tu veux que nous partagions unmenu ? lui demanda Lia.

Ils commandèrent un chili con carne,et la conversation continua, fluide,amicale, détendue.

Shane comprit que Jax venait de

perdre son emploi de programmateur.— Tu trouveras un autre emploi, le

rassura Lia. Je me suis trouvée dans lamême situation que toi, et finalement jepréfère mille fois ce que je faismaintenant à ce que je faisais avant. Cesera pareil pour toi, tu verras.

— C’est exactement ce que je lui dis,renchérit Dori. Et si jamais il ne trouverien ici, il trouvera à San Antonio.

— Et toi, Shane, qu’est-ce que tu faisdans la vie ? demanda Selina.

Cette fois, il ne laissa pas Liarépondre à sa place.

— En ce moment, je travaille dans uneentreprise familiale, mais j’envisage depasser à autre chose.

Il lui en coûterait beaucoup de quitter

J.M.F. Financial après tout ce qu’il yavait investi, mais hors de question detravailler avec la maîtresse de son père.Il ne reviendrait pas là-dessus.

— Ton poste actuel est stable ?s’enquit Jax.

Shane hocha la tête.— Alors je te conseille de réfléchir à

deux fois avant de le quitter. Demande àNatalia la panique que c’est de seretrouver sans rentrées d’argent à la findu mois.

— Je me suis débrouillée, assura Lia.— Oui, mais tu es quand même allée

manger à la soupe populaire, lui rappelaSelina.

— Une fois seulement. Oui, bon,mettons, trois fois ! corrigea-t-elle

comme Dori lui faisait les gros yeux.Shane n’en revenait pas.— Tu as dû aller à la soupe populaire

pour pouvoir manger ? !Lia afficha un air fier.— Oui. J’y ai fait du bénévolat

pendant trois ans et je sais qu’il n’y apas de honte à accepter de l’aide quandon en a besoin.

Peut-être parce que cette conversationlui avait coupé l’appétit, Lia toucha àpeine à son assiette de chili. Shane nemangea guère lui non plus. La vision decette fière jeune femme faisant la queuepour obtenir un repas gratuit lui avait ôtél’envie de manger à lui aussi.

La femme qui portait son enfant avaitdû recourir à la charité publique.

Cette découverte lui laissait un goûtamer dans la bouche.

Lia méritait mieux. Beaucoup mieux.Et il allait veiller à ce qu’ellel’obtienne.

- 10 -

Même dans ses rêves les plus dingues,jamais Lia n’avait imaginé qu’un jourelle passerait un samedi après-midi àservir un repas aux nécessiteux de laville en compagnie de Shane Fortune. Etpourtant…

Tout en versant dans une assiette unegénéreuse portion de dinde en sauce etune grande cuillère de purée de pommesde terre, elle jeta un coup d’œil vers son

compagnon. Il avait pris soin de ne pasporter sa luxueuse montre-bracelet, maismalgré sa prévoyance, tout en lui, depuissa coupe de cheveux raffinée jusqu’à sesmocassins en cuir de marque,proclamait : « J’ai de l’argent ! »

La bonne surprise avait été dedécouvrir à quel point il savait semontrer aimable et attentionné envers lespersonnes venues chercher un repaschaud alors que son style de vie nel’avait pas du tout préparé à ce genre decontact humain.

Lia effectuait ce travail avec plaisir,mais malgré les ventilateurs quitournaient à plein régime, ellecommençait à souffrir de la chaleur.

— Ça va ? demanda Shane alors

qu’elle sentait des gouttes detranspiration lui couler sur le visage.

— Oui, oui, très bien.Mais elle essuya son front d’un revers

de la main.Malgré la chaleur, ils allèrent jusqu’au

bout de l’horaire qui leur avait étéimparti.

— Où veux-tu aller déjeuner ? luidemanda Shane une fois qu’ils eurentterminé.

Elle le regarda d’un air surpris.— Je pensais que nous allions manger

ici.— Il fait trop chaud. Tu as besoin

d’aller te reposer au frais.— Tous les bénévoles restent manger

ici, expliqua-t-elle. C’est une façon de

partager avec ceux qui sont venuschercher un repas. Enfin… je ne sais pascomment te l’expliquer, mais je penseque c’est important.

— Oui, je comprends. C’est une bonneidée.

Il la prit par la main et ils se rendirentcompte alors qu’ils portaient encore lesgants en latex enfilés pour faire leservice. Cela les fit éclater de rire.Gentiment, Shane retira ceux de Lia.

— En avant pour la dinde et la purée !C’est un repas dont je me souviendrai.

Ils allèrent chercher leurs couverts,leur verre de thé et s’assirent à unetable. La chaleur était si intense que lechemisier de Lia lui collait au dos.

Au bout d’un moment, le pasteur Tom,

à l’initiative de ce bénévolat,s’approcha d’eux.

— Alors, monsieur Fortune, quepensez-vous de votre première journéede serveur ?

— Je vous en prie, appelez-moiShane !

— D’accord, Shane. Est-ce que vousvous attendiez à ça ?

Shane hocha la tête.— L’expérience que je viens de vivre

m’a ouvert les yeux. Je ne savais pasqu’autant de gens à Red Rock avaient dumal à vivre.

Le pasteur se passa la main sur le frontd’un geste las.

— Red Rock est une petite ville assezriche, mais beaucoup de gens n’ont pas

suffisamment de ressources pour faireface à un imprévu.

— Comme par exemple la perte deleur emploi, développa Lia.

Le pasteur Tom ne fit aucuncommentaire. Il ne parlait jamais desgens qui fréquentaient ce lieu d’entraide.

— J’ai dit à Shane que j’étais venueici quand j’avais perdu mon travail.Grâce à mes conversations avec vous etau soutien de tous ceux qui vousentourent, je n’ai pas perdu courage.

Shane regarda Lia avec une certainecuriosité.

— Tu peux me dire ce qui t’a le plusmarquée dans ces entretiens ?

— Bien sûr. Tom m’a expliqué quevenir ici quand j’en avais besoin aidait

bien d’autres personnes à franchir lepas. Tu ne peux pas imaginer combienc’est difficile de passer cette porte lapremière fois ! On a honte, on estmalheureux, on voudrait se cacher…Maintenant que je connais lesrésistances qu’il faut vaincre pouraccepter cette aide, je suisparticulièrement attentive envers ceuxqui viennent ici pour la première fois.

Le pasteur lui tapota gentiment lamain.

— Tu as fait preuve d’un vrai courage,Lia. Franchement, tu as affrontél’adversité avec beaucoup de cran etprouvé que tu avais énormément deressources. C’est un bon viatique pour lerestant de tes jours.

— Tom ! appela une femme trèsmaigre depuis le seuil de la cuisine. Lelave-vaisselle est de nouveau en panne.

— Pas de panique ! Il suffit de luidonner un grand coup de poing au bonendroit et il redémarre tout de suite.Excusez-moi, ajouta le pasteur en seretournant vers eux. Il faut que j’y aille.Je suis le seul à savoir où appliquer leremède. A samedi prochain, commed’habitude, Lia ?

— Oui, bien sûr, Tom. A samedi.Quand le pasteur se fut éloigné, Shane

se tourna vers elle.— Tu travailles toute la semaine, et le

samedi tu viens faire du bénévolat ici ?Elle le dévisagea, un peu surprise.

Dans sa bouche, on aurait dit qu’elle

accomplissait des exploits alors qu’il luisemblait au contraire qu’elle faisait lestrict minimum.

— Ça me fait plaisir d’aider lesautres. Tu ne crois pas que c’estimportant ?

Il piqua un morceau de dinde du boutde sa fourchette.

— Je prends conscience que je suisloin de faire assez.

— Tant mieux ! répliqua-t-elle enriant.

— Natalia Serrano, tu es une femmeextraordinaire !

Elle leva le nez de son assiette, rejetaen arrière une mèche de cheveux quicollait à sa joue et, moqueuse, lança :

— C’est seulement maintenant que tu

t’en rends compte ?

* * *

La grande table du restaurant duCountry Club était placée de manière àce que les convives venus dîner puissentjouir à la fois de la vue sur lemagnifique parcours de golf et ducoucher de soleil.

Lorsque Shane avait appris que sesfrères viendraient accompagnés, il avaitdemandé à Lia de se joindre à eux, etelle avait accepté. Elle paraissait à sonaise et riait à une plaisanterie que Wyattvenait de faire.

Ce soir, elle portait une robe rouge àmanches courtes, qui ne cherchait pas à

dissimuler sa grossesse et mettait envaleur son teint doré et ses magnifiquescheveux noirs qu’elle avait laisséstomber librement sur ses épaules.

Elle avait tout de suite établi un boncontact avec Marnie McCafferty, quiaccompagnait Asher et Jace. Aprèsavoir été nounou, Marnie était devenueprofesseur d’équitation, mais saprincipale qualité aux yeux de Shaneétait d’avoir redonné le goût de vivre àson frère. Elle avait même réussi à leconvaincre de la possibilité d’aimer denouveau après un divorce difficile, et ilsvenaient d’annoncer leurs fiançailles.

Sarah-Jane Early, la fiancée de Wyatt,paraissait elle aussi très détendue etheureuse de se retrouver en famille. Elle

était responsable adjointe au StockingStich, un magasin de laines et devêtements en maille de Red Rock.Depuis qu’ils étaient ensemble, Shanen’avait jamais vu son frère aussiheureux.

— Au fait, dit Sawyer en se tournantvers lui, qu’est-ce que c’est que cettehistoire de soupe populaire ? Il paraîtque tu vas faire le service là-bas ?

— Oui, j’ai vu ça dans le journal,renchérit Sarah-Jane. Il y avait mêmeune photo de toi et Lia.

— Il y avait un article dans lejournal ? demanda Shane, un peu gêné.

— C’était un article général, où l’ondonnait la liste de tout ce qui se faitcomme bénévolat dans la région, précisa

Sarah-Jane. Je n’aurais jamais penséqu’il y avait autant de possibilités.

— Je suis sûre qu’œuvrer pour lesautres est très enrichissant, ajoutaMarnie.

— C’était la première fois que j’yallais, expliqua Shane, mais j’envisaged’y retourner de manière régulière. Cequi ne m’empêchera pas d’apporteraussi une aide financière. Après tout,c’est une bonne manière de dépenser sonargent, vous ne trouvez pas ?

Sawyer paraissait particulièrementintrigué.

— Depuis quand est-ce que tu esdevenu philanthrope ?

— Depuis que je suis revenu à RedRock.

Il n’entra pas dans les détails, mais ilavait la certitude que la découverte de ladouble vie de son père et sa relationavec Lia avaient contribué à le fairesortir de sa bulle de privilégié et àouvrir les yeux sur certaines réalités quilui avaient échappé jusque-là. La vie luiapparaissait désormais sous un jourdifférent.

— Pour clore sur ce sujet, reprit-il, jevous informe que Lia et moi participonssamedi prochain à une manifestation desoutien pour Red Rock Kitchen.

Le regard de Marnie s’éclaira.— Est-ce que c’est la soirée où l’on

peut manger toutes sortes de soupes,servies dans des bols en poterie tournésexprès pour la circonstance ? Il paraît

qu’on repart en emportant son bol. Jetrouve ça très sympa.

— Oui, c’est ça, confirma Lia. C’estune manière de recueillir pas mald’argent pour une bonne cause.

Marnie se tourna vers Asher.— Nous devrions y aller. J’aime bien

l’idée de soutenir les gens dans lebesoin.

— Nous avons promis à Jace del’emmener camper le week-endprochain, tu te rappelles ?

— C’est vrai. Tant pis pour le festivalde soupes. Chose promise, chose due,pas vrai, Jace ? demanda-t-elle en luiébouriffant les cheveux. Tu te rendscompte que bientôt ton bébé pourrajouer avec ce grand garçon ? ajouta-t-

elle à l’attention de Lia.Celle-ci posa la main sur son ventre.— Laissons-lui d’abord le temps de

naître !— La naissance est prévue pour

quand ? s’enquit Sarah-Jane.— Le 23 septembre.— Tu sais si c’est une fille ou un

garçon ?— A priori, c’est une fille, mais le

médecin n’était pas absolument certain,vu la position du bébé.

Comme le petit Jace paraissait un peudépassé par la conversation, Marnies’adressa directement à lui.

— Tu es content d’avoir bientôt unpetit cousin ou une petite cousine ?

— Je crois que Jace n’a pas eu

l’occasion de voir beaucoup de bébés,expliqua Asher. Je me trompe, fiston ?

— Mon copain Austin vient d’avoir unpetit frère, fit l’enfant en fronçant le nez,un peu dégoûté. Il l’embête parce qu’ilpleure tout le temps.

Lia se mit à rire.— C’est vrai que les bébés pleurent

souvent, mais ils grandissent vite, et çava mieux après. Cette galette de maïs estdélicieuse, ajouta-t-elle en se tournantvers les adultes. Ma grand-mère faisaitcuire les siennes à la poêle et celle-ci aexactement le même goût. C’estincroyable !

Les jeunes femmes se mirent à parlercuisine et Shane se détendit, tout auplaisir de savourer sa caille aux raisins.

Lia avait choisi une salade de tofu etd’avocat qui paraissait étonnammentsavoureuse. Avant d’entrer dans lerestaurant, elle avait averti Shanequ’elle tenait à payer sa part, mais ilétait bien décidé à l’en empêcher. Cegenre de dépenses était trop lourd pourson petit budget, même si elle avaitretrouvé un emploi et n’allait plusfréquenter la soupe populaire autrementqu’en bénévole.

Depuis quelques semaines qu’il lafréquentait, il se rendait compte que Liaavait pris dans sa vie une place qu’iln’aurait jamais imaginée. Devait-il s’enréjouir ou en être contrarié ? Il ne savaittrop.

Sarah-Jane s’adressa tout à coup à

l’ensemble des convives.— Wyatt vient de me dire que Jeanne-

Marie arrivait bientôt à Red Rock.— Qui est cette personne ? demanda

Lia à Shane.— Une amie de nos parents, répondit-

il avant qu’aucun de ses frères n’ait letemps de répondre. Elle vient passerquelques jours au ranch.

— Je croyais que vos parents étaientabsents ? s’étonna Lia.

— Oui, c’est le cas, mais nouspensons qu’ils seront de retour avant sondépart.

— Est-ce que tes parents vivent à RedRock ? se hâta de demander Sarah-Jane,qui venait de prendre conscience de lamaladresse de sa question.

— Mes parents sont séparés. Je nesais pas où vit mon père, mais ma mèrehabite Boston et nous sommes trèsproches. Elle me manque beaucoup.

— Tu n’as jamais envisagé det’installer là-bas toi aussi ?

Shane but une gorgée de vin. A l’idéeque Lia parte à l’autre bout du pays, sagorge était devenue rèche comme unerâpe.

Il essaya de réfléchir. Si le bébén’était pas le sien, quelle importanceque Lia parte au bout du monde ? S’ilétait de lui, au contraire, une fois qu’ilen aurait obtenu la garde, ce serait peut-être mieux pour tout le monde qu’ellesoit loin.

Malgré la logique implacable de ce

raisonnement, il rejetait les deuxscénarios avec autant de force. L’uncomme l’autre lui paraissaient toutbonnement inacceptables. Lia, loin deRed Rock ? Loin de lui ? Impensable !

A ce moment-là, la fourchette en l’air,il comprit qu’il était tombé amoureux.Gravement amoureux.

— Je suis chez moi à Red Rock,répondait Lia. Il m’en coûteraitbeaucoup de partir.

Soulagé, il lui adressa un sourirequ’elle lui rendit, ses yeux noisettepétillant de joie de vivre.

Un jeune couple passa à côté d’eux.L’homme transportait un siège de bébéet la jeune femme serrait contre elle cequi, à en juger par le nœud rose fixé à

une minuscule mèche de cheveux, devaitêtre une petite fille.

— Oh ! Comme elle est mignonne !s’exclama Sarah-Jane. Comments’appelle-t-elle ?

— Reece, répondit la jeune femme.Elle a deux semaines aujourd’hui.

Marnie regarda Lia.— Tu te rends compte que tu auras

bientôt une petite fille comme ça ?— Attendez-vous à avoir beaucoup de

travail ! reprit la jeune femme. Nous nepouvons pas imaginer notre vie sanselle, nous l’adorons, mais il y a desmoments où nous sommes épuisés.

— Le pire, ajouta son mari, c’est lemanque de sommeil. Se lever la nuitpour donner le biberon relève parfois du

cauchemar ! Mais elle est tellementmignonne que le courage revient vite.

Shane se sentit pris d’un vertige. Selever la nuit, donner des biberons…Asher l’avait bien averti qu’un enfantchangeait votre vie, mais il n’avait pasvraiment envisagé ce que cela impliquaitau quotidien.

Bien sûr, il avait suffisammentd’argent pour engager une nounou, maisétait-ce bien honnête vis-à-vis del’enfant ? Heureusement, il avait encorele temps de réfléchir à tout cela.

Une fois le repas terminé, tout lemonde se dirigea vers le parking, saufLia et lui. La chaleur était tombée et elleavait eu envie de marcher jusqu’au greende golf. Shane lui avait pris la main, un

peu inquiet qu’elle demeure aussisilencieuse.

— Il y a longtemps que je n’avais pasvu de bébé, dit-elle au bout d’unmoment. J’avais oublié qu’ils étaient sipetits.

— Oui, c’est impressionnant.A vrai dire, il ne s’imaginait même

pas tenir dans ses bras une créatureaussi minuscule.

Lia leva vers lui un regard sérieux.— Je veux être une bonne mère. J’ai lu

beaucoup de choses sur la psychologiede l’enfant, l’éducation, les soins àdonner, mais… je crains que ce ne soitpas suffisant. Souvent, j’ai desangoisses. Je me demande si je saurai cequ’il faut faire, si je serai capable de

choisir une bonne crèche…Un pli soucieux lui barrait le front.S’il était là, son avocat lui

conseillerait de profiter de cet aveu pourfaire douter Lia. Le problème, c’étaitqu’il doutait de ses compétences à lui,pas de celles de Lia.

— Je suis sûr que tu seras uneexcellente mère, parce que tu es unefemme chaleureuse et généreuse.

Un sourire fragile naquit sur les lèvresde Lia.

— Je l’aime déjà tellement, cetenfant !

— Oui, je sais.— Je me fais beaucoup de souci pour

savoir qui s’occupera du bébé pendantque je travaillerai.

— C’est une question importante. Il nefaudra pas le confier à la premièrenounou venue.

— Voilà pourquoi ma mère insistepour que j’aille habiter chez elle. Elleme dit qu’elle s’occupera du bébépendant que je travaillerai.

— Qu’est-ce que tu lui as répondu ?— Qu’un enfant a aussi besoin de son

père…Elle s’arrêta de marcher pour le

regarder bien en face.— … et que jamais je ne l’éloignerai

de toi.

- 11 -

Lorsqu’ils arrivèrent à l’appartementde Lia, elle était épuisée. Elle avait maldormi la nuit précédente et sa journée detravail s’était avérée plus lourde qu’àl’ordinaire.

Lorsque Shane lui avait proposé del’accompagner au dîner qui devait réunirtous ses frères, Victoria étant retenue parun engagement antérieur, elle avaitaccepté, malgré son envie de rentrer

chez elle et de se reposer. Cetteinvitation lui avait fait espérer queShane était prêt à accepter sa paternité.En outre, elle avait bien envie de mieuxconnaître ses frères et de rencontrerSarah-Jane et Marnie qu’elle neconnaissait pas.

Leur gentillesse et la simplicité aveclaquelle elles l’avaient accueilliel’avaient beaucoup touchée. Enrevanche, elle avait senti les frères deShane sur la réserve. Ils s’étaientmontrés polis, mais pas du toutchaleureux.

Le moment le plus pénible de la soiréeavait été l’arrivée du jeune couple avecle bébé. Lia avait compris qu’elledevrait affronter seule toutes les tâches

énumérées par les deux parents, et elleavait pris peur. Shane n’avait donnéaucune indication permettant de penserqu’il avait envie de s’impliquer danscette aventure.

Qu’à cela ne tienne, elle sedébrouillerait ! Plein de femmes setrouvaient dans la même situation et s’ensortaient très bien, pourquoi pas elle ?

En arrivant devant sa porte, elle sortitla clé de son sac et son porte-monnaieen même temps.

— Combien je te dois pour le repas ?— Tu m’as déjà payé.Elle réfléchit une seconde.— Non. Tu m’as dit que nous en

parlerions dans la voiture, quand je tel’ai demandé pendant notre promenade.

— Si, je t’assure. Tu m’as offert leplaisir de ta compagnie toute la soirée.

Elle se força à rire.— Allons donc, combien de femmes

as-tu déjà gratifiées de ce compliment ?— Aucune.— Je t’en prie, sois honnête !— Je le suis. Je t’assure que tu es la

première femme à se soucier de merembourser son repas.

— C’est normal que tu paies quand tuinvites ta petite amie, mais quand tacavalière est une simple camarade, il enva différemment.

— Je n’ai pas de camarades femmes.— Mais si !— Non, je t’assure.— Mais si. Tu m’as, moi.

Un voile de douceur passa sur levisage de Shane. Ses yeuxs’assombrirent et il fit un pas en avant.

Les battements du cœur de Lias’accélérèrent. Il allait l’embrasser… Etd’après la façon dont il la regardait, etce qu’elle ressentait quand il serapprochait d’elle, il était à craindre queles choses n’en restent pas là.

Quand les lèvres de Shane effleurèrentdes siennes, elle détoura légèrement levisage de manière à ce que le baiseratterrisse sur sa joue.

— Tu ne veux pas m’embrasser ?— Si, souffla-t-elle.— Alors pourquoi est-ce que tu

m’évites ?Il venait de poser sa question

lorsqu’une porte s’ouvrit sur le palier.Mme Martinez, la voisine, passa le nezpar l’entrebâillement de la porte.

— Vous pourriez arrêter de faire dubruit, s’il vous plaît ? Je travaille, moi,demain matin.

— Désolée, madame Martinez, se hâtade s’excuser Lia.

Mais lorsqu’elle se retourna versShane, ses yeux brillaient de malice.

— Il fallait vraiment qu’elle aitl’oreille collée à sa porte pour nousentendre !

— Et c’est probablement ce qu’elleest encore en train de faire, poursuivitShane.

La situation était très drôle. Malgré lafatigue de la journée, l’incident la remit

de bonne humeur.— Tu veux entrer un moment ?Shane ne lui fit pas répéter l’invitation

qu’elle avait formulée plutôt parpolitesse que par envie véritable deprolonger la soirée. Il la suivitimmédiatement dans le petitappartement.

Elle s’allongea sur le canapé aprèsavoir retiré ses chaussures.

— Si tu veux boire quelque chose, ilva falloir que tu te serves toi-même.

Il prit place sur une chaise à côtéd’elle.

— Tu te sens bien ? Je peux t’apporterquelque chose à boire ?

— Non, merci, je n’ai besoin de rien.Je suis juste un peu fatiguée.

— C’est vrai, ce qui tu m’as dit tout àl’heure ?

— Quoi donc ?— Que tu es mon amie ?— Oui.— Ton amitié m’est précieuse.— La tienne aussi, répondit-elle d’une

voix triste. Si je pouvais changerquelque chose dans ma vie, c’est ça queje choisirais.

Il la regarda sans comprendre.Elle n’avait pas prévu de se lancer

dans une discussion aussi délicate cesoir, mais à force de réfléchir au lien quil’unissait à Shane, elle était arrivée àl’analyser avec lucidité.

— Quand une amitié débute entre deuxpersonnes, elles apprennent à se

connaître en faisant des chosesensemble. Elles échangent leurs idéessur la vie, dévoilent leurs goûts. C’estainsi que naît leur amitié. Tu es biend’accord ?

— Tout à fait.— Une relation amoureuse commence

de la même façon. La différence, c’estqu’elle comporte en plus une attirancesexuelle. Je pense que dans le coupleidéal, l’amitié doit exister avantl’attirance physique. C’est ce qui nousmanque. L’attirance physique a étéimmédiate et nous y avons cédé tout desuite.

— Tu regrettes d’avoir fait l’amouravec moi…

C’était un constat plus qu’une

question.Elle baissa les yeux sur son ventre à

peine renflé.— Je veux être honnête avec toi.

Quand tu es venu m’inviter à dîner cesoir, j’aurais donné n’importe quoi pourque nous soyons seulement deuxpersonnes attirées l’une par l’autre quisortaient ensemble pour mieux seconnaître.

Shane l’écoutait attentivement.— Le fait que tu sois enceinte…— … gâche la possibilité de

construire une relation normale, acheva-t-elle pour lui.

— Moi, je pense que, malgré tout, iln’est pas trop tard pour recommencer dezéro et faire les choses dans l’ordre.

Elle eut un sourire triste.— On ne peut pas revenir en arrière.Shane secoua la tête.— Réfléchis bien. Tu ne trouves pas

que c’est exactement ce que noussommes en train de faire depuis quelquetemps ?

Elle croisa le regard bleu nuit.— Tu crois ?La perspective lui plaisait infiniment.

Tout devenait possible, ainsi :apprendre à mieux connaître Shane et leconsidérer vraiment comme un ami etnon comme un ennemi.

L’émotion qu’elle éprouvait était siforte que des larmes lui montèrent auxyeux.

Elle se redressa et tendit la main à

Shane.— Bonjour ! Je suis Natalia

Serrano…

* * *

Le lendemain, Shane ne cessait derepenser à sa conversation de la veilleavec Lia. Aurait-il eu envie de nouer unerelation d’amitié avec elle en janvierdernier ? Rien n’était moins sûr. Il étaitpréoccupé par son départ pour Atlanta etson enquête sur Jeanne-Marie.

Maintenant qu’il était à Red Rock, est-ce qu’il se sentait davantage désireuxd’apprendre à la connaître ? Son avocat,en homme de métier, l’y incitaitvivement. Son objectif étant de monter

un dossier plus tard, lorsque Shanedemanderait la garde de l’enfant si cedernier était le sien, il avait besoin d’unmaximum d’informations sur Lia.

Sauf qu’il se trouvait maintenant dansun autre cas de figure. Lia lui plaisait. Ilaimait sa force, qui ne l’empêchait pasde s’adapter aux difficultés. Il aimaitaussi son optimisme et la joie qu’ellesavait tirer des plus petites choses.

S’il l’avait rencontrée la veille pour lapremière fois, il aurait eu envie de laconnaître mieux, cela ne faisait aucundoute.

Il regarda son téléphone, posé à côtéde lui sur son bureau. Ils étaientconvenus la veille de recommencer dezéro ? Eh bien, il allait jouer le jeu. Il

composa le numéro.— Natalia, dit-il, puisque c’était le

prénom par lequel elle s’était présentéeà lui la veille, c’est Shane Fortune àl’appareil. Nous nous sommesrencontrés hier soir.

Elle se mit à rire.— Oui, je me souviens. C’est gentil de

me rappeler !— Pardonnez-moi de vous prévenir si

tard, mais l’un de mes clients vient àl’instant de me faire l’article sur unfabuleux restaurant allemand àFredericksburg. Est-ce que vousaccepteriez que je vous y invite à dînerce soir ?

Elle n’aimait peut-être pas du tout lacuisine allemande.

— Bonne idée ! J’ai justement uneenvie folle de manger une bonnechoucroute.

— Est-ce que cela veut dire « Oui » ?— Absolument.La gaieté qui perçait dans sa voix fit

battre le cœur de Shane aussi fort quecelui d’un collégien.

— Parfait. Je passerai vous prendre aubureau en début d’après-midi, pour quenous ayons le temps de faire une petitepromenade avant le repas.

— Désolée, mais je ne termine pasavant 17 heures.

— Au cas où vous ne le sauriez pas,puisque nous venons juste de faireconnaissance, il se trouve que je suis lefrère de votre patron. J’ai déjà parlé

avec lui et il vous accorde votre après-midi sans déduction de salaire.

— Je suis confuse…— C’est inutile.— Je vous attendrai donc au bureau.— Très bien. A tout à l’heure donc.— Shane ?— Oui ?— Je suis très heureuse que vous ayez

appelé. J’avais réellement envie de vousrevoir.

Lorsqu’il raccrocha, Shane se renditcompte que Sawyer venait d’arriver.

— Qu’est-ce que c’est que cettehistoire ?

— J’ai invité Lia à manger dans unrestaurant allemand. Au fait, je te signaleque tu lui as accordé sa demi-journée de

congé, sans déduction de salaire.— Ravi de l’apprendre ! Tu peux

m’expliquer ce qui te prend tout à coup ?— Rien. Nous avons décidé elle et

moi de devenir amis. Nous avons eu unediscussion sérieuse hier au soir, à lasuite de laquelle nous avons conclu quenous avions précipité les choses et qu’ilconvenait d’apprendre à nous connaître.

— Très bonne idée, approuva Sawyer.Un instant, j’ai cru que tu avais perdu lespédales, mais je suis heureux de voirque ce n’est pas le cas.

Shane regarda son frère sanscomprendre.

— Si vous devenez amis, elle auramoins tendance à se méfier de toi et seconfiera plus facilement. Excellente

stratégie, je te félicite !Devait-il expliquer à son frère qu’ils

n’étaient pas du tout sur la mêmelongueur d’onde ? Non, il ne valaitmieux pas. Sawyer ne comprendrait pas,lui dirait qu’il avait perdu la tête et nepermettrait peut-être pas à Lia de selibérer.

Aussi, au lieu de répondre, il secontenta de se lever et de lui adresser ungrand sourire.

- 12 -

Le restaurant allemand était situé dansla rue principale de Fredericksburg. Iloffrait une salle à manger à l’intérieur,mais aussi des tables disposées àl’extérieur.

Lorsque la serveuse leur demanda oùils préféraient s’installer, Lia ne laissapas à Shane le temps de répondre etindiqua tout de suite qu’elle préféraitrester dehors. Ils avaient passé

beaucoup de temps à se promener dansles vergers des environs, à cueillir etdéguster les pêches qui faisaient larenommée de la région. Ils avaient euchaud. Maintenant encore, elle sentait latranspiration coller son chemisier à sondos. Heureusement, Shane l’avait avertiequ’ils iraient se promener dans lacampagne et, en prévision de cettesortie, elle avait revêtu un jean et un hautnoir imprimé de petites étoilesmulticolores sur lequel la poussière nese voyait pas trop. Encore une fois, ellebénissait cette amie coquette et plusargentée qu’elle qui lui avait donné toutesa garde-robe de grossesse ! Grâce àelle, malgré ses moyens limités, elleavait tout de même le plaisir de changer

souvent de toilette et de se sentirélégante.

Visiblement, Shane avait tapé dansl’œil de la serveuse qui le dévisageaitavec une sorte de concupiscence à peinevoilée. Il fallait reconnaître que, malgréleur après-midi au grand air, sonpantalon kaki et son polo beige étaientrestés impeccables. Et, bien sûr, sonsourire et sa prestance n’avaient pasmanqué de produire leur effet habituel.

Lia surprit le regard effronté que lajeune serveuse porta sur son annulairegauche, puis sur celui de Shane. Quelculot !

— Est-ce que Fredericksburg vousplaît ? demanda-t-elle en adressant unsourire étincelant à Shane.

— Enormément, répondit ce dernier enpassant un bras autour des épaules deLia.

Sans doute un peu découragée par cegeste, la jeune fille leur laissa le menu etse retira, non sans avoir encore jeté unregard appuyé à Shane.

Une fois qu’ils se retrouvèrent en têteà tête, Lia eut envie d’en avoir le cœurnet. Leur amitié nouvelle ayantprogressé au cours de cet après-midi, ilsavaient recommencé à se tutoyer et ellese sentit autorisée à lui poser la questionqui lui brûlait les lèvres.

— Ça t’arrive souvent ce genre dechoses ?

— Quel genre de choses ?— Eh bien, que les femmes se jettent à

ta tête ?Il eut un sourire amusé.— Disons… de temps en temps !— Et qu’est-ce que ça te fait ? Ça

t’ennuie ou est-ce que tu aimes bien ?La serveuse revint avec une chope de

bière pour Shane et un grand verre d’eaupour Lia. Il attendit qu’elle soit repartiepour répondre.

— Quand tu viens d’une famillecomme la mienne, les gens t’apprécientsouvent pour ton argent. Ou pour lesservices que tu peux leur rendre, ce quirevient au même.

— Finalement, ce n’est pas trèsconfortable, c’est ça ?

Shane avala une grande gorgée debière fraîche.

— Pas toujours !— Comment est-ce que tu réussis à

faire le tri entre ceux qui t’apprécientréellement pour ce que tu es et lesautres ?

— Ça finit toujours par se décanter…— Voilà qui ne m’explique rien du

tout ! Pour être plus précise, quand est-ce que tu as compris pour la premièrefois qu’une femme te fréquentait pluspour ton argent que pour toi-même ?

— Dès ma première petite amie ! Elles’appelait Amber, elle avait quinze ans,et moi seize. D’une famille simple, elleavait obtenu une bourse d’études car elleétait intelligente, et nous étions élèves aumême lycée dans le Connecticut. Je suistombé fou amoureux d’elle.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?— Ce que tu imagines… A ceci près

que sa mère a menacé mon père dem’accuser de viol.

— Pourtant vous étiez consentants tousles deux !

— Cela ne comptait pas. Notre avocata découvert que, dans cet Etat, lesrelations sexuelles avec quelqu’un demoins de seize ans sont illégales. Monpère a payé pour m’éviter d’êtrepoursuivi en justice.

— Tu as dû être très déçu de ceretournement de situation !

— Enormément. Cette aventure amarqué mon entrée dans le monde réel.

— Je pense que la mère était plusintéressée que sa fille.

— Je ne sais pas… Amber a semblétrès contente de la voiture qu’elle s’étaitachetée avec l’argent reçu et elle n’a paseu l’air de me regretter beaucoup.

Lia haussa les épaules en riant.— Je n’ai jamais été menacée de ce

genre de chantage ! J’ai plutôt eu leproblème inverse avec des garçons unpeu trop sûrs d’eux qui se disaientqu’avec leur belle voiture et leur jolicostume ils allaient vite fait bien faitm’attirer dans leur lit.

— Bande d’imbéciles ! marmonnaShane, les dents serrées.

Lia but une gorgée d’eau fraîche.— Rassure-toi, je savais comment les

envoyer promener. Et si jamais ilsinsistaient, mon grand frère savait régler

leur compte à ceux qui ennuyaient sapetite sœur !

— Ta famille était pauvre ?Elle hocha la tête.— Le plus étrange, c’est que je ne

m’en suis pas rendu compte avantd’arriver au lycée.

Shane parut surpris.— J’avais ma chambre à moi.

Comment imaginer qu’on est pauvrequand on peut fermer sa porte et faireses devoirs tranquillement ?

Elle s’abstint de préciser que, pour luiaccorder ce luxe, son frère dormait surle canapé du séjour.

— Nos voisins étaient des genssympathiques, qui travaillaientbeaucoup. L’été, nous faisions avec eux

des grillades dans le jardin. A Noël, jechantais dans les rues avec tous lesenfants du quartier. Quand j’entendaisparler de pauvreté, je ne pensais jamaisque cela s’appliquait à moi. Tout aumoins, jusqu’à ce que j’arrive au lycée.

— Qu’est-ce qui s’est passé alors ?— Il y avait plein de gosses de

riches !— Et tu les as enviés ?— Non. Enfin, peut-être un peu, mais

pas vraiment. Bien sûr, j’aurais aiméavoir de beaux habits comme eux et nepas être obligée de faire du ménage enrentrant de l’école, mais j’avaisbeaucoup d’amis et une famille aimante.

— Et une chambre à toi !— Oui, approuva-t-elle avec un

sourire. Donc, j’étais riche de tout cequi est important.

— Et à la fac ? Comment est-ce que ças’est passé ?

— Ça a été plus difficile. Pour lapremière fois, je me trouvais loin de mafamille. Heureusement, la fille avec quije partageais ma chambre est devenuema meilleure amie. Elle aussi étaitboursière et savait se contenter de peu,mais elle détestait se priver. Je n’aijamais rencontré quelqu’un d’aussidécidé à mener un jour la grande vie.

— Elle y a réussi ? Où est-ellemaintenant ?

— A San Antonio.Lia pensa avec tristesse au chemin

qu’avait choisi de suivre Stephanie.

— Nous nous voyons encore deux foispar an, à l’occasion de nos anniversairesrespectifs. C’est elle qui me téléphonait,l’autre soir, quand tu étais chez moi. Sonanniversaire tombe ce mois-ci et nousessayons de trouver une date pour nousretrouver.

La serveuse leur apporta la choucrouteet, pendant un moment, ils savourèrenten silence leur repas. Puis, ils reprirentleur conversation détendue. Lia appritainsi que Shane avait été mis en pensionà l’âge de quatorze ans et elle lui révélapour sa part qu’elle jouait de la flûte,même si la dernière fois qu’elle avaitvoulu s’y essayer, son irascible voisines’était plainte du bruit.

Ils parlèrent longtemps, rirent

ensemble et ne quittèrent la table qu’à lanuit tombée. Sur le chemin qui lesramenait à la voiture, Shane prit Lia parla main et elle le laissa faire, parce quec’était tout à fait bien de terminer lajournée comme ça.

Lorsqu’il se gara devantl’appartement, elle avait du mal à garderles yeux ouverts.

— Je crois que j’ai fait veiller manouvelle amie un peu trop tard, dit Shaneavec un sourire.

— Tu sais, 10 heures du soir, ce n’estpas vraiment tard, mais c’est vrai que jemeurs d’envie d’aller me mettre au lit,reconnut-elle.

— Et si je faisais comme ces vilainsgarçons de ton école et que je fasse

semblant de prendre ça pour uneinvitation à t’y rejoindre ?

— Eh bien, je te claquerais la porte aunez et j’appellerais mon frère ausecours, rétorqua-t-elle en riantfranchement.

— Bravo ! Je vois que tu as durépondant et ça me plaît.

Il l’aida à sortir de la voiture, puisalla ouvrir le coffre où ils avaient rangéles cagettes des pêches cueillies dansl’après-midi. Il en sortit deux.

— Une seule me suffit amplement,protesta Lia.

— Laisse-moi faire…Arrivés sur le palier, il sonna à la

porte de Mme Martinez, la voisine quiles avait si peu aimablement accueillis

l’autre soir, et lui tendit une cagette.— Bonsoir, madame. Lia et moi

sommes allés cueillir des pêches cetaprès-midi et nous avons pensé que vousseriez contente d’en manger quelques-unes.

La voisine écarquilla les yeux desurprise en découvrant les superbesfruits dorés qui exhalaient une odeurdélicieusement sucrée. Ensuite, elleadressa un sourire à Lia. Oui, unsourire !

— Merci beaucoup ! C’est vraimenttrès gentil d’avoir pensé à moi. Je voussouhaite une bonne soirée.

Quand elle eut refermé sa porte, Lia etShane échangèrent un clin d’œilcomplice.

— Et voilà comment on apprivoise lamégère de service, chuchota-t-elle. Celadit, j’aurais pu penser plus tôt à avoir ungeste amical envers elle. C’est toi quim’as montré comment il fallait s’yprendre, je retiens la leçon ! remarqua-t-elle en sortant sa clé. Tu veux entrer unmoment ?

— Oui. Je vais porter la cagette dansla cuisine, elle est trop lourde pour toi.

Cela fait, il s’apprêtait à sortir quandelle le retint par la main.

— Tu es si pressé que ça ?— Tu as besoin de te reposer.— Je n’ai même pas droit à un bisou

d’au revoir ?Un éclair de désir traversa le regard

bleu de Shane.

— Il n’y a rien de mal à ce que deuxamis s’embrassent ! expliqua-t-elled’une voix qu’elle eut du mal àreconnaître, tant elle était rauque desensualité.

Shane lui passa un bras autour desépaules et l’attira contre lui.

— Si tu vois les choses comme ça…Il posa sa bouche sur la sienne et y

laissa un baiser très doux, très léger etbien trop rapide.

— Bonsoir, Lia. Dors bien.— Bonsoir.Comme il se tournait pour sortir, elle

le retint une nouvelle fois par le bras.— Tu sais…— Oui ?— J’ai passé une très bonne soirée.

— Moi aussi, Lia. A bientôt !Une fois Shane parti, elle ferma

soigneusement sa porte et réfléchit à lajournée qui venait de s’écouler. Ellemarquait un changement important dansleur relation. Dès le début, elle avait étéattirée par le magnétisme qui irradiait deShane, et elle y avait succombé. Maiscela ne suffisait pas à fonder unerelation solide. Encore fallait-il prendredu plaisir à fréquenter cette personne, àéchanger avec elle, et c’était exactementle genre de bonheur qu’elle avait connuaujourd’hui avec lui.

Bien sûr, leur lien était encore fragileet superficiel, mais c’était un bon début.

Comme elle prenait sa douche avantde se mettre au lit, elle découvrit qu’elle

s’était mise à chantonner sans même s’enrendre compte.

* * *

Shane alla déposer les cagettes depêches restantes dans la cuisine du ranchet laissa sur la table un mot pourCarmen, la cuisinière. Elle saurait bientirer parti de cette profusion de fruits !Cela fait, il constata qu’il était encorebien tôt pour se mettre au lit. Il étaitfatigué, mais tant de pensées etd’émotions diverses assaillaient sonesprit que le sommeil ne viendrait sansdoute pas de sitôt.

Finalement, plutôt que de courir lerisque de tourner et retourner dans son

lit en cherchant le sommeil, il préféraenfiler ses baskets et sortir faire unfooting. Courir dans le noir était sansdoute un peu risqué, mais la lune étaitpleine et il connaissait bien le cheminqu’il allait parcourir.

Il venait tout juste de sortir sur leperron quand il entendit Sawyerl’appeler.

Voilà qui ne lui convenait pas du tout.Sawyer était bien la dernière personneavec laquelle il avait envie de parler cesoir. Hélas, il ne pouvait pas l’éviter.

— Je trouve que tu passes beaucoupde temps avec Mlle Serrano, déclara sonfrère.

— Oui, c’est vrai. J’apprends à mieuxla connaître. C’est bien ce qui était

prévu, non ?— Sois prudent tout de même !— Tu peux préciser ta pensée ?— Eh bien… Mlle Serrano est très

séduisante, ce n’est pas toi qui vas mecontredire. Avec ses beaux cheveuxbruns, ses grands yeux noisette, sonsourire charmeur, c’est sûrement facilepour un homme de tomber amoureuxd’elle.

— C’est fini, ta leçon de morale ? Tucrois que je ne suis pas assez grand poursavoir ce que je fais ?

— Je pense que tu risques de tombersous son charme et d’oublier ce qui esten jeu.

— Ne t’inquiète pas, frangin. Je saisce que je fais et je garde les yeux bien

ouverts.Le ton devait être suffisamment

convaincant car Sawyer n’insista pas.Il venait d’affirmer à son frère qu’il

gardait les yeux ouverts.Etait-ce bien le cas ?Il serra les lèvres et se mit à courir.

* * *

Au cours des deux semaines quisuivirent, Shane vit Lia tous les jours. Ilsdéjeunaient ensemble, partaient envoiture visiter les environs et allaientdanser de temps en temps dans diverspetits clubs au son de musiques parfoisbonnes, parfois carrément mauvaises. Unsoir, il l’invita à écouter l’orchestre

symphonique de San Antonio auMajestic Theater, à qui une récenterestauration avait rendu sa magnificencedes années 1920.

Ils étaient aussi allés au jardinbotanique, assister à un rodéo… Parfoisils se contentaient d’aller manger uneglace ou boire un café dans l’un despetits établissements de la ville.

Ce matin-là, Shane était de fort bonnehumeur, comme ça lui arrivait de plus enplus souvent. Il descendit de sa chambreen sifflotant pour rejoindre Sawyer à latable du petit déjeuner.

— Humm… ça sent drôlement bon !Qu’est-ce qu’on a à manger, ce matin ?

— Des saucisses aux pêches ! Et pourle dessert de midi ? Une tarte aux

pêches ! Et pour ce soir ? Un cake auxpêches ! Tu en as ramené combien detonnes de Fredericksburg, dis-moi ?

— Juste assez pour que Carmen nousmontre de quelles prouessesd’imagination elle est capable pourutiliser ma récolte.

Sawyer planta sa fourchette dans unoreillon de pêche.

— Je te jure, quand nous seronsarrivés au bout de cette montagne depêches, je ne veux plus en voir une seuledans la maison pendant longtemps !

Shane se contenta de sourire.— J’ai une réunion à 10 heures.

Ensuite, j’inviterai Lia à la maison pourdéjeuner. Ça lui fera du bien de sereposer un peu.

— Je te trouve bien attentionné enverselle, remarqua Sawyer.

Shane ajouta un peu de lait à son café.— N’oublie pas qu’elle est enceinte.— Et toi, n’oublie pas qu’il y a toutes

les chances pour que ce ne soit pas deton enfant.

Shane serra sa tasse un peu plus fort.— C’est une employée dont tu n’as

pas à te plaindre, si ?— Laisse le travail de côté, s’il te

plaît, c’est moi que ça regarde. Je tiensseulement à préciser que tu n’es pasresponsable d’elle.

Shane sentait l’agacement monter unpeu plus à chaque remarque de son frère.

— Sans doute, mais figure-toi que jem’intéresse à elle en tant que personne.

C’est un crime ?— Oui, si tu n’es pas prudent. Nous

savons très bien toi et moi de quellehabileté les femmes sont capables pournous faire croire qu’elles sont qui ellesne sont pas en réalité. Tout cela, biensûr, pour essayer de mettre le grappinsur l’un des fils Fortune. Il y en a qu’onrepère tout de suite, mais il y en ad’autres qui sont plus malignes, etcelles-là sont réellement dangereuses.

Shane avala tranquillement une gorgéede café.

En cet instant précis, il détestait sonfrère qui disait tout haut les doutes qui letracassaient. Mais il se détestait surtoutlui-même, parce qu’il pensait de plus enplus que Lia ne jouait pas la comédie et

qu’elle était exactement la femmequ’elle montrait.

- 13 -

Le sandwich que Lia avait apportépour son repas retourna dans sonemballage lorsque Shane vint l’inviter àdéjeuner avec lui au ranch. Cette fois, ilsne restèrent pas dans la cuisine, ilss’installèrent à la salle à manger oùCarmen les servit.

— Ce plat était un pur délice ! lacomplimenta Lia.

— Je suis contente qu’il vous ait plu.

En fait, c’est une recette de moninvention. Je l’ai baptisée : « le pouletCarmen aux pêches ».

Une saveur sucrée et salée à la foisemplissait encore la bouche de Lia, quiaimait cuisiner mais prenait rarement letemps de le faire. En plus, se mettre auxfourneaux pour une seule personne nevalait guère la peine.

— Je n’arrive pas à distinguer tous lesingrédients de la sauce. Il me semblequ’il y a du miel, peut-être aussi un peude moutarde ?

Carmen hocha la tête en signed’approbation.

— Bravo ! J’ai fait mariner le pouletdans un mélange de miel, de moutarde etde raifort.

— Du raifort, c’est ça ! Je n’auraisjamais trouvé si vous ne m’aviez pasaidée. C’est original mais délicieux.

— Vous devriez faire goûter ce plat àSawyer, intervint Shane, un éclair demalice dans le regard. Il adore tout cequi est à base de pêches.

— Je n’y manquerai pas, réponditCarmen en débarrassant la table. Je vousapporte tout de suite le dessert.

Lia n’avait plus faim, mais une portionde tarte aux pêches accompagnée d’unverre de thé glacé ne se refusait pas !

Après ce copieux repas, une sournoiseenvie de fermer les yeux et de se laisseraller au sommeil s’empara d’elle. Lesstores des fenêtres avaient été baisséspour maintenir la chaleur à l’extérieur.

La légère pénombre et une délicieusefraîcheur incitaient au repos. Une petitesieste serait un pur délice !

D’autant qu’elle devrait dormirdavantage. C’était une certitude, elle neprenait pas suffisamment de repos. Laveille, lorsqu’elle s’était mise au lit, ilétait près de 1 heure du matin. Et sonréveil avait sonné à 6 heures. C’étaittrop peu de sommeil, surtout dans sonétat, mais elle profitait tellement de lavie en ce moment qu’elle n’avait aucuneenvie de ralentir son rythme. Cesdernières semaines avaient été riches enémotions. Elle adorait passer du tempsavec Shane, qu’elle trouvait drôle,attentionné et, bien sûr, follement sexy.

D’un commun accord, comme ils

avaient décidé de vivre cette période enbons camarades, ils ne s’autorisaient pasd’autre intimité physique qu’un baiserrapide le soir avant de se séparer. Maisce baiser avait tendance à durer de plusen plus longtemps. La veille enparticulier, le moment des au revoiravait duré près d’une heure, tant et sibien qu’elle avait été à deux doigts delui proposer de rester pour la nuit.

Elle avait su résister à la tentation,mais tout juste. Et en ce moment, dans ladélicieuse béatitude de ce moment, avecle regard bleu marine de Shane fixé surelle, la tentation revenait, encore plusforte.

— Tu as des cernes sous les yeux,remarqua-t-il.

Du doigt, il lui caressa légèrement levisage et elle frémit de plaisir.

— Tu as tellement sommeil que turessembles à une somnambule ! ajouta-t-il.

— Merci pour le compliment.— En fait, je m’inquiète pour toi et

pour le bébé.Elle lut dans son regard une réelle

préoccupation qui lui fit chaud au cœur.— Ce n’est rien, ne t’inquiète pas.

D’ailleurs, j’ai encore un bon quartd’heure avant de retourner au bureau,ajouta-t-elle après avoir jeté un coupd’œil sur sa montre. C’est largementsuffisant pour me permettre de rechargerles batteries.

Shane repoussa sa chaise et lui tendit

la main pour l’aider à se lever.— Viens, allons dans le salon, tu

pourras t’allonger sur le canapé, ça tefera du bien.

A voir le sourire coquin qui flottait surses lèvres, elle se douta qu’il n’avaitpas que le repos en tête, mais ce n’étaitpas pour lui déplaire.

Effectivement, un peu plus tard, elleavait sur les lèvres, mêlée au parfum despêches de Fredericksburg, la saveur desbaisers de Shane. Au lieu de la tarteprévue, Carmen leur avait préparé àchacun un petit ramequin de salade depêches à la crème Chantilly. Lia enremplissait une cuillère qu’elle offrait àShane. En retour, il lui offrait un baiser.Tout à l’heure, ils inverseraient les rôles

et, franchement, elle adorait ce petit jeu.Mais alors que la bouche de Shane

allait une nouvelle fois se refermer surla cuillère qu’elle lui tendait, Sawyerentra dans le salon. Evidemment, ilcomprit tout de suite à quoi son frère etson employée étaient occupés. Rienn’avait échappé à son regard perçant. Nila cuisse de Shane pressée contre cellede Lia, ni la trace de rouge à lèvres surla joue de son frère. L’air mécontent, ilserra les lèvres.

Tout en sachant qu’ils ne faisaient riende mal, Lia se sentit rougir. Ellerepoussa Shane, posa la cuillère dansson bol, qu’elle plaça sur la table basse.

— Je m’apprêtais justement àretourner au bureau.

Sawyer hocha brièvement la tête et,sans prendre la peine de lui adresser lemoindre mot, il se tourna vers son frère.

— Je viens de recevoir un coup de filde Jeanne-Marie. Elle dit que c’estimportant et elle souhaite te parler.

— Pourquoi diable est-ce que c’est toiqu’elle appelle, si c’est avec moiqu’elle veut parler ?

— Elle ne m’a pas appelé.Sawyer tendit un téléphone à Shane.— Tu avais laissé ton portable dans

mon bureau. Je l’ai entendu sonner et,quand j’ai lu le nom de Jeanne-Mariesur l’écran, j’ai décroché. Elle n’a pasvoulu me dire pour quelle raison elleappelait, mais elle est encore en ligne.

Shane se releva, prit son appareil des

mains de son frère et adressa un coupd’œil à Lia.

— Tu t’es un peu reposée ?— Oui, je me sens bien.Elle lissa les plis de sa robe froissée

et ramassa ses chaussures qu’elle avaitretirées.

— Je retourne au travail.— Je t’appellerai plus tard, Lia. Bon

courage.Immédiatement, il colla l’appareil à

son oreille.— Bonjour, Jeanne-Marie.Comme elle quittait la pièce, Lia

entendit le prénom prononcé par Shane.— Jeanne-Marie est bien une amie de

votre famille ? ne put-elle s’empêcherde demander à Sawyer.

— C’est ce que Shane t’a dit ?Surprise par le ton décidément très

peu aimable de son employeur, elle eutun petit mouvement de recul.

— Tu poses trop de questions, insista-t-il. Cela ne te regarde pas.

— Pardon… pour mon indiscrétion,balbutia-t-elle.

— Je n’ai pas envie que mon frère soitmanipulé.

Cette réplique lui fit l’effet d’une giflereçue en plein visage. Blessée dans sadignité, elle eut du mal à retenir seslarmes.

— Shane est tout à fait capable deprendre soin de lui-même !

— Je n’en suis pas si sûr, répliquaSawyer. En tout cas, plus maintenant.

* * *

Toute la semaine, Lia avait attenduavec impatience la soirée annuelle duRed Rock Spring Fling, la grande fête duprintemps. Lorsque Shane gara savoiture sur le parking poussiéreux unpeu à l’extérieur de la ville, elles’attendait à ce que la conversationroule sur les différents manèges qu’ilsallaient essayer ou sur la couleur desbarbes à papa.

Mais apparemment, Shane préféraitmettre à profit l’ambiance festive pourinviter une fois de plus Lia à venirs’installer au ranch.

— Encore ! s’exclama-t-elle. Je t’aidéjà dit non plusieurs fois et je ne

changerai pas d’avis. Arrête de revenirsur cette question !

— Je n’aime pas le quartier où tuhabites. Il n’est pas sûr.

Bien peu de délits étaient commis àRed Rock, mais elle devait reconnaîtreque lorsque quelque chose se produisait,c’était la plupart du temps dans la zoneo ù se trouvait son appartement. Malgrécela, elle s’y sentait en sécurité. Tout aumoins, à peu près.

L’expression bornée qu’elle affichadut convaincre Shane qu’il était inutiled’insister. Néanmoins, cet entêté abordala question sous un angle différent.

— Tu sais, ce serait beaucoup plussimple pour nous si nous vivions sous lemême toit. Cela m’éviterait de prendre

la voiture pour aller en ville te chercherchaque fois que nous sortons ensemble.Je n’aurais qu’à monter l’escalier pourfrapper à ta porte.

Elle s’arrêta de marcher et se plantadevant lui, les bras croisés, l’airsarcastique.

— Et ce serait encore plus pratique sinous dormions dans la même chambre,pendant que tu y es ? Quand tu voudraisme dire quelque chose, tu n’aurais mêmepas besoin de parler à voix haute !

Sa patience était à bout. Quand Shanecomprendrait-il enfin qu’elle ne céderaitpas ?

Sans insister davantage, il lui passa unbras autour des épaules, dans un gestequi lui était devenu familier et qu’elle

acceptait sans protester. Cetteconversation agaçante enfin close, ellese laissa aller au plaisir du moment.

— J’adore les fêtes populaires !— Tu n’es pas la seule, on dirait. Tu

as vu tout le monde qui se presse ici ?Nous avons bien fait de venir. Les gensont l’air gais, on sent que tout le mondea envie de passer un bon moment. C’estbien notre programme à nous aussi ?

* * *

Shane savait que sa famille devaitvenir à la fête, mais il n’avait pasl’intention de chercher à fuir les uns oules autres. Chacun savait maintenantqu’il voyait Lia régulièrement et

personne ne lui en faisait le reproche, àpart Sawyer qui demeurait sur laréserve, à la limite de l’agressivité.

En ce qui le concernait, Shane avaitévacué de son esprit tout soupçonconcernant Lia. A force de passer dutemps avec elle, de voir comment ellevivait et combien elle était désintéresséedans ses relations, il s’était persuadéqu’elle ne lui jouait pas la comédie. Plusles membres de sa famille apprendraientà la connaître, plus ils l’apprécieraient.Voilà pourquoi il ne souhaitait paséviter les rencontres et pourquoi il avaitaccepté de retrouver tout le monde chezWyatt à la fin de la soirée.

Les yeux de Lia brillaient comme ceuxd’une petite fille. D’ailleurs, elle avait

ce soir des allures d’adolescente avecses cheveux relevés en queue-de-cheval,son chemisier orange vif, son jean et sesbottes.

Shane la regarda avec tendresse. Elleavait tout d’une jolie cow-girl. Sa joliecow-girl.

— J’adore les autos tamponneuses,mais je ne pense pas que tous ces chocssoient recommandés pour le bébé.

— Moi non plus ! se hâta-t-il derenchérir. Si tu veux, je te propose untour sur la grande roue. Là au moins, tune seras pas secouée.

Elle regarda avec envie l’immenseroue étincelante de lumières s’éleverlentement dans les airs.

— Je ne suis pas sûre que tu aies très

envie de monter là-dessus. Tu cherchesseulement à me faire plaisir.

Effectivement, en temps normal, l’idéede faire un tour sur un manège qui ne luiapporte pas plus de sensations qu’unesoirée dans un rocking-chair n’auraitguère attiré Shane. Mais avec Lia, toutdevenait différent.

— Détrompe-toi. Ça me plairaitbeaucoup de t’embrasser tout là-haut, aumilieu des étoiles.

— Je n’ai pas envie de rendrepubliques nos manifestationsd’affection !

— Tu crois ? J’ai bien mon brasautour de tes épaules ! Et nous nousdonnons la main devant tout le mondesans nous poser de questions.

— C’est vrai, reconnut-elle enrosissant. Oublie ma remarque.

— Tu sais, Lia, je n’ai pas honted’être vu en ta compagnie.

Il la sentit sursauter.— Je comprends, murmura-t-elle en

rougissant de plus en plus. Ta famille estl’une des plus en vue et des plus richesde la ville. Et moi, je suis une petiteimmigrée sans le sou. Enceinte, par-dessus le marché.

— Tu dis n’importe quoi ! Je ne saismême pas par quoi commence pour terépondre.

— Hé, vous deux ! Vous venez avecnous faire un tour sur la chenille ?

C’était Wyatt qui les interpellait.Sarah-Jane se tenait à côté lui, une

énorme glace au chocolat à la main.— J’adore ton chapeau ! dit Lia en

regardant le superbe Stetson noir arborépar Wyatt, qui retira aussitôt son couvre-chef pour le lui poser sur la tête.

— Il est à toi ! répliqua-t-elle enfaisant un geste pour le retirer, ce dontSarah-Jane l’empêcha.

— Non, garde-le ! Il en a un autre à lamaison, et de toute façon, il te va bienmieux qu’à lui.

Wyatt afficha une mine vexée.— En guise de punition, c’est toi qui

t’assiéras à l’avant du wagon sur lachenille !

Sarah-Jane sourit de toutes ses dents.— Super ! C’est ma place préférée.Wyatt n’abandonnait pas la partie.

— Dans ce cas, ma jolie, tu passeras àl’arrière. Pas question de lever lapunition. On ne se moque pasimpunément de son fiancé !

Shane n’en croyait pas ses oreilles.Jamais il n’avait vu son frère plaisanterainsi.

— Au fait, poursuivit Wyatt, nouscomptons sur toi, Lia, pour finir lasoirée à la maison.

— Si je ne suis pas trop fatiguée,commença Lia.

— Nous allons faire griller desmarshmallows dans le jardin. On n’estjamais fatigué pour ça !

— Mmm, c’est vrai.Sarah-Jane lui sauta au cou.— Je suis tellement contente que tu

viennes !Wyatt s’approcha de Lia.— Moi aussi, j’ai envie de

l’embrasser.Shane s’interposa en riant.— Hé là, frangin, du calme ! Laisse

ma petite amie tranquille !Sa petite amie.Les mot étaient sortis spontanément.

Etait-ce donc ce que Lia était devenuepour lui ?

Wyatt attrapa Sarah-Jane par la mainet ils s’éloignèrent en riant vers lemanège où la jeune femme devait expierson insolence.

— Ton frère a l’air d’excellentehumeur ce soir, commenta Lia.

— Il est amoureux fou de Sarah-Jane.

— C’est facile à comprendre. Elle estadorable.

Une petite voix cria dans leur dos.— Oncle Shane !Jace se précipitait vers eux en courant.

Shane attrapa son neveu et le projeta enl’air plusieurs fois, à la grande joie dupetit.

— A ta place, commenta Asher unefois qu’il les eut rejoints, je ne feraispas ça. Jace vient d’avaler un plein sacde pop-corn.

— Et il a bu une bouteille entière desoda ! ajouta Marnie.

— Encore, encore ! supplia Jace,indifférent aux mises en garde dont ilétait l’objet.

— Non, ça suffit pour l’instant,

répondit Shane, que les avertissementsrendaient prudent.

Un souvenir d’enfance à la foiscomique et désagréable venait de luirevenir à la mémoire. Un soir, son pères’était ainsi amusé avec lui après un bonrepas, malgré les avertissements de samère. Le résultat ne s’était pas faitattendre ! Il n’avait aucune envie derevivre la scène par neveu interposé.

— Vous alliez par là ? demanda Asheren désignant le manège qu’il avaitpromis à Jace.

— Non, dans l’autre sens. Nous allonsà la grande roue.

— Oh ! Je veux monter sur la granderoue moi aussi, s’écria Jace. C’est bienvrai, papa, qu’elle monte jusqu’aux

nuages ?— Oui, mon fils.— C’est trop romantique ! souffla

Marnie à l’oreille d’Asher. J’ai toujourseu envie qu’on m’embrasse au milieudes étoiles.

— Papa, qu’est-ce qu’elle a dit,Marnie ? Moi, tu me grondes quand jeparle à voix basse parce que c’est malélevé.

— Excuse-moi, Jace. J’aurais dûparler tout haut, tu as raison.

— Marnie me dit qu’elle a envie defaire un petit tour là-haut, voilà tout.

— Moi aussi, je veux y aller ! insistaJace.

— Tu sais qu’une fois tout en haut, jevais balancer le siège très, très fort.

— Ça va me faire peur !— Oui. Je crois que tu ferais mieux de

nous attendre en bas avec oncle Shane etLia.

Les deux frères échangèrent un regardentendu.

— Pas de problème, répondit Shane.Nous resterons avec Jace pendant quevous irez chercher vos émotions fortes.

* * *

Un peu plus tard, de nouveau en tête àtête, Lia et Shane reprenaient leurprogression au milieu de la foule endirection de la grande roue. Comme ilspassaient devant une baraque, Lia tombaen arrêt devant un énorme ours en

peluche proposé comme gros lot d’un tirde fléchettes.

— Oh ! j’ai toujours rêvé d’en avoirun comme ça quand j’étais petite !

— En avant, jeune homme, cria leforain à l’adresse de Shane. Il voussuffit de crever l’un des ballons quiflottent derrière la grille. A chaquecoup, un lot garanti !

Shane acheta un lot de fléchettes etvisa longuement. Il voulait absolument legros lot, et pour cela il lui fallait crevertrois ballons avec quatre flèches. Il seconcentra de son mieux, essayant deretrouver les attitudes qu’il avaitapprises autrefois quand il faisait sesentraînements de tir à l’arc.

Ses parents étaient loin de se douter

que les camps qu’ils lui avaient offertspendant son adolescence auraient leurcouronnement à la Red Rock SpringFling ! Toujours est-il qu’il creva lestrois ballons réglementaires et remportal’ours qui plaisait tant à Lia.

Le forain le lui donna, visiblement àregret, car c’était la première fois qu’ildevait se séparer de son attractionprincipale. Une fois qu’ils se furentéloignés de la baraque, Shane tendit legros ours à Lia.

— Tiens, je te l’offre. Il est pour toiet, plus tard, pour le bébé.

— C’est son premier cadeau, murmuraLia, les larmes aux yeux.

— Si j’avais su que ça te feraitpleurer, je l’aurais gardé pour moi !

plaisanta-t-il.— C’est que… je suis si heureuse !La file d’attente pour la grande roue ne

dura pas longtemps. Lorsqu’ilsaccédèrent à la nacelle, il proposa à Liade se charger de la peluche, mais ellerefusa de s’en débarrasser et la gardasur ses genoux. Il ne put s’empêcher desourire en la voyant s’installer avec sonencombrant compagnon. Quelques moisplus tôt, il avait connu des momentsd’exaltation extraordinaire, après avoirconclu un marché de plusieurs millionsde dollars. Ce jour-là, il était persuadéd’avoir atteint le sommet en matière desatisfactions. Si on lui avait dit qu’ilétait dans l’erreur, il aurait ri au nez ducontradicteur. Pourtant, ce soir, en

regardant Lia hilare, l’ours calé contreelle, et elle nichée contre son flanc, ilcomprit que le plus beau jour de sa vien’était pas celui qu’il avait cru. Loin delà.

— Tu avais tout à fait raison, luimurmura-t-il à l’oreille tandis que leurnacelle commençait à s’élever en sebalançant.

— A quel propos ?— A propos de l’importance d’être

amis avant de devenir amants.Elle leva vers lui ses grands yeux

pailletés d’or.— Oui, reprit-il. Avant de faire de

nouveau l’amour, il faut que nouséprouvions de l’attachement l’un pourl’autre.

La nacelle fit une secousse. Lia luiserra très fort la main. Il la lova un peuplus près de lui.

— Ne crains rien. Je ne laisserai riende mal t’arriver.

La fougue qu’il y avait dans sa voixparut surprendre Lia. Pourtant, il pensaitchacun des mots qu’il venait deprononcer. Au fil des semaines, elleavait fait son chemin dans son cœur, etdésormais il remuerait ciel et terre pourla protéger.

— Shane, tu as bien dit qu’il fallaitque nous éprouvions de l’attachementl’un pour l’autre avant de deveniramants ?

— Oui, j’en suis convaincu.— J’éprouve de l’attachement pour

toi.— Et moi pour toi.Ils n’en dirent pas davantage. Leur

nacelle s’élevait lentement vers le ciel.Lorsqu’ils parvinrent au sommet de laroue, il posa ses lèvres sur celles deLia.

Tous les deux savaient commentfinirait la nuit.

- 14 -

— Est-ce que finalement Marnie et toiêtes montés sur la grande roue ?demanda Shane à Asher alors qu’ilsétaient tous réunis dans le jardin deWyatt.

Au lieu de répondre tout de suite,Asher tendit d’abord un verre de jus defruits à Lia.

— En fait, comme nous ne vous avonspas retrouvés, nous sommes montés tous

les trois, dit Asher en jetant un coupd’œil sur Jace, qui se régalait demarshmallows grillés.

— Nous aussi, nous étions trois !répliqua Lia. Shane a gagné un énormeours en peluche qui a passé toute lasoirée avec nous !

Shane lui jeta un regard de reproche.— Comment « trois » ? Pour une

comptable en exercice, tesconnaissances me paraissent un peurouillées ! Nous étions quatre avec lebébé.

Lia fut très surprise qu’il évoque lebébé devant ses frères. Certes, elles’arrondissait un peu plus chaque jour,mais elle avait remarqué que Shane nefaisait aucune allusion à sa grossesse

quand ils étaient en compagnie d’autrespersonnes.

Cette soirée marquait vraiment untournant dans leur relation. Comme si,après avoir piétiné pendant dessemaines, elle venait brusquement depasser à la vitesse supérieure.

Shane la prit par la main.— Viens, rapprochons-nous du feu,

sinon nous n’aurons pas demarshmallows !

— Vite, je serais trop frustrée si çaarrivait !

Tout en parlant avec ses frères, Shanene la quitta pas de la soirée. Elle écoutaavec intérêt le récit de quelques hautsfaits de leur enfance. Peu à peu, elle sefaisait une idée de la place que chacun

occupait au sein de la fratrie. De touteévidence, Shane avait toujours été leplus sérieux de tous, le plusresponsable, celui en qui leur père avaitplacé le plus d’espoirs.

Bizarrement, chaque fois que cedernier était mentionné, elle remarquaitune tension palpable qui s’installait. Ilfaudrait qu’elle en touche deux mots àShane.

Une fois la provision demarshmallows épuisée et la fatigueaidant, les couples se retirèrent. Shanelui prit la main pour regagner la voiture.Elle le suivit à regret. La soirée avait étési délicieuse qu’elle n’avait pas enviede la voir se terminer. Mais au lieud’ouvrir la portière, il lui prit le visage

entre ses mains.— Toute la soirée, je n’ai pensé qu’à

ça.Leurs lèvres se joignirent. Elle

retrouva l’enivrant parfum qu’ellen’avait jamais oublié. Plongeant lesdoigts dans l’épaisse chevelure brune deShane, elle s’abandonna au bonheur dese sentir serrée contre lui.

Mais un baiser était loin de leursuffire. Très vite, ils passèrent à uneétreinte plus intense, profondémentcharnelle, presque violente. Lorsqu’elleleva la tête, l’intensité du désir qu’ellelut dans le regard de Shane lui fitpresque peur.

— Reste avec moi ce soir, murmura-t-il en déposant des baisers dans son cou.

Cette fois, elle n’hésita pas un instant.Elle aimait Shane de tout son cœur, elleavait aussi envie de l’aimer avec soncorps. Le moment était venu.

— Oui.Il ne s’attendait visiblement pas à une

réponse aussi rapide ni aussi directe.— Tu es sûre ?— Oui. Je veux passer la nuit avec toi.Ils montèrent dans la voiture et,

pendant tout le temps du trajet de retourvers le ranch, elle eut le cœur qui battaitla chamade. Cette fois, contrairement àla nuit du nouvel an, elle était sûred’elle.

Le seul mauvais moment fut lorsqu’ilscroisèrent Sawyer dans l’escalier quiconduisait aux chambres. Elle lut une

nette désapprobation dans son regard. SiShane n’en fit pas cas, elle se sentitgênée.

— Je crois que Sawyer n’est pas ravique je sois ici, lui fit-elle remarquer unpeu plus tard.

— Aucune importance. Oublie-le,conseilla-t-il en ouvrant la porte de sachambre. Ce qui compte, c’est toi etmoi.

Une fois la porte refermée, il défit labarrette qui lui retenait les cheveux.Longuement, il la contempla.

— Comme tu es belle. Et tes cheveux,on dirait de la soie.

— Je suis couverte de poussière !— Si c’est une invitation à passer sous

la douche ensemble, je dis « oui » tout

de suite, répondit-il, l’œil brillant d’unelueur canaille.

Ils se rendirent donc dans la salle debains, tapissée de miroirs. CommeShane n’avait certainement pasl’intention de se doucher dans le noir,cela signifiait qu’il allait découvrir soncorps modifié par la grossesse. Tout àcoup, elle était moins pressée de sedéshabiller. Elle avait à peine défait lepremier bouton de son chemisier que luiétait déjà tout nu, aussi beau que dansson souvenir, et plein d’un désir qu’il necherchait pas à cacher.

Elle détourna le regard.— Tu sais…— Oui ?— Il faut que je te dise quelque chose.

— Je t’écoute, Lia.— Mon corps a changé. J’ai peur de te

décevoir.— Me décevoir ? Jamais de la vie !

Laisse-moi t’aider à retirer cesvêtements poussiéreux.

Elle enleva son chemisier, il l’aida àse débarrasser de son jean, et les sous-vêtements suivirent immédiatement.Embarrassée, elle baissa les mains pourcacher sa nudité, mais Shane les retirad’un geste plein de tendresse.

— Comme tu es belle !Il y avait tant de douceur, tant de désir

dans son regard que toute gênel’abandonna.

Il se rapprocha d’elle, posa une mainderrière sa nuque et l’attira vers lui. Une

flambée de désir la traversa et elleentrouvrit la bouche pour accueillir sonbaiser, les jambes si flageolantes qu’ellese serait affaissée si Shane ne l’avaitsoutenue.

Il jouait avec sa langue, savamment,sensuellement. Il avait pris ses seinsentre ses mains et, des pouces, encaressa la pointe sensible. Elle laissaéchapper un gémissement de plaisirtandis qu’une chaleur brûlante naissaitentre ses jambes.

Shane déposa alors une traînée debaisers sur son ventre arrondi, enmurmurant des mots tendres. A quiétaient-ils destinés ? A elle ? Au bébé ?Peu importait. Un désir violent s’étaitemparé d’elle. Shane la savonnait

délicatement, massait son corps qu’ilembrassait au fur et à mesure que le jetde la douche la débarrassait de lamousse.

Plus rien ne comptait que les mains etla bouche de Shane sur son corps.Partout où il la touchait, elle se sentaitbrûler. C’est à peine si elle eutconscience qu’il lui posait le pied sur unpetit tabouret avant de la pénétrer. Toutde suite, le plaisir monta en elle commeune vague irrépressible. Il la retenait deses bras puissants, tandis que ses coupsde reins se faisaient de plus en plusrapides.

Lia haletait, tous les muscles de soncorps tendus à l’extrême.

— Ne t’arrête pas ! souffla-t-elle.

Elle n’entendit pas sa réponse. Elleexplosa juste à ce moment-là, chevauchales ondes du plaisir, accrochée auxépaules de Shane jusqu’à ce que lesderniers soubresauts de l’orgasmel’abandonnent peu à peu.

C’est seulement alors que Shane jouità son tour, avec un cri rauque et le corpsparcouru de longues secousses.

Lia posa la tête contre son torse,comblée. Cette fois, leur union avait étéparfaite. Parfaite, parce qu’entre eux il yavait de l’amour.

Au bout d’un moment, Shanel’enveloppa dans une grande serviette-éponge et l’essuya avec des gestespleins de douceur.

— Je n’ai pas voulu pousser trop fort

par crainte de faire mal au bébé, avoua-t-il.

— C’est très généreux de ta part, maisje peux te rassurer sur ce point. Lemédecin m’a assuré qu’il n’y a aucunrisque. Elle a même ajouté que c’était lebon moment pour essayer des positionsdifférentes.

Sans prévenir, Shane la souleva dansses bras et la porta sur le lit.

— Qu’est-ce que tu fais ?— J’obéis à la prescription médicale.

Nous avons tout un tas de positions àessayer, et plus tôt nous commençons,mieux c’est !

* * *

Au cours de la semaine qui suivit, ilsfurent inséparables. Le travailremplissait les journées de Lia et Shaneremplissait ses nuits. Il ne lui avait pasencore dit qu’il l’aimait, mais elle lisaitson amour au fond de ses prunelles, ellele sentait au bout de ses doigts quand illa caressait pendant leurs longues nuitsd’amour. L’espoir qu’un jour ilsformeraient une vraie famille ne laquittait plus.

Bien qu’elle n’ait jamais été aussiheureuse de sa vie, au fur et à mesureque sa grossesse avançait, sa fatigueaugmentait. La fin de la journée latrouvait épuisée. Souvent, elle n’avaitmême plus assez d’énergie pour sepréparer à dîner et elle préférait dormir

plutôt que manger.Lorsque Shane se rendit compte

qu’elle se négligeait ainsi, il insista pourqu’elle dîne avec lui tous les soirs. Audébut, elle refusa, mais, comme dans lefond elle aimait bien qu’il s’occuped’elle et qu’elle adorait se sentirdorlotée, bientôt elle accepta. C’estainsi que, peu à peu, elle fut adoptée parles membres de la famille. HormisSawyer. Il ne se montrait pasouvertement désagréable, mais ellesentait très nettement que c’étaitdavantage par correction vis-à-vis deses frères que par gentillesse enverselle.

— Pourquoi est-ce que Sawyer nem’aime pas ? demanda-t-elle un soir à

Shane.— Il t’a dit quelque chose dans ce

sens ?— Non. Il est toujours très poli.Elle veillait à choisir ses mots avec

soin de manière à ne pas semer ladissension entre les deux frères. Enoutre, elle aimait bien Sawyer. Quandelle avait commencé à travailler pourlui, ils avaient très vite sympathisé etpartagé une agréable camaraderie. Toutcela avait changé quand il avait apprissa grossesse.

— J’ai l’impression qu’il est toujoursen train de m’observer, un peu comme sij’étais à l’épreuve et qu’il cherche àrassembler des éléments pour se faireune opinion sur moi.

— C’est son caractère. Il a toujoursété méfiant. Il lui faut beaucoup de tempspour faire confiance aux gens.

— Je finirai bien par lui prouver qu’ila tort de se défier de moi !

— Je n’en doute pas.Considérant le sujet comme clos, Lia

passa à autre chose.— Est-ce que tu aurais envie de

m’accompagner samedi à San Antonio ?Il y a un festival folklorique trèsintéressant. J’y ai assisté l’an dernier etj’en ai gardé un excellent souvenir.

Le visage de Shane se rembrunit.— Désolé, je ne suis pas libre le

week-end prochain.— Tu quittes Red Rock ?— Non. Nous recevons une invitée au

ranch. Je ne serai pas disponible parcequ’il faudra que je m’occupe d’elle.

Le ton embarrassé qu’il avait employéla mit mal à l’aise.

— C’est d’une femme qu’il s’agit ?— Oui. Jeanne-Marie.Il serra les lèvres, comme s’il en avait

déjà trop dit.— Ah… l’amie de ta famille ? Tu as

déjà mentionné son nom devant moi, sejustifia-t-elle en le voyant hausser unsourcil intrigué. C’est toi qui m’en asparlé dans ces termes, tu as oublié ?

— Non, c’est vrai.— Est-ce que j’aurai l’occasion de

faire sa connaissance ?— Non !La réponse avait jailli, brutale et

définitive.Des larmes montèrent aux yeux de Lia.

Décidément, ces derniers temps, elleavait la larme facile. Les hormones de lagrossesse lui jouaient des tours, etc’était d’autant plus agaçant qu’en tempsordinaire elle était parfaitement capablede contrôler ses émotions. Mais elledevait bien reconnaître que se sentirainsi écartée de la vie de Shane luidéplaisait profondément. Pourtant, ellese raisonna. Autant faire contremauvaise fortune bon cœur.

— Eh bien, j’espère que tu passerasun bon week-end avec elle.

Shane se passa une main dans lescheveux.

— Nous aurons tout de même la soirée

de demain pour nous.— Je crains que non, répondit-elle.

Moi aussi, j’ai une amie qui vacertainement passer le week-end avecmoi. Si elle ne vient pas, je passerai lasoirée avec Selina et sans doute Dori etJax.

Tant pis s’il la trouvait mesquine,mais elle était assez contente de sarepartie.

— Nous pourrions aller prendre unverre tous ensemble, proposa-t-il.

— Non, c’est gentil de proposer, maisc’est impossible.

Elle lui adressa un sourire hypocrite,avant d’ajouter :

— Je suis sûre que tu comprends…Lia se sentit de mauvaise humeur toute

la soirée. Même le baiser qu’ilséchangèrent au moment de se séparer futplus rituel que passionné.

Dès qu’elle fut seule, elle appela sonamie Stephanie à San Antonio. Commeprévu, elle tomba sur la boîte vocalemais laissa un message pour demandersi elles pouvaient se voir ce week-end.Bien sûr, elle s’y prenait un peu tard,mais si ce n’était pas possible cette fois-ci, elles conviendraient d’un autremoment.

Cela fait, elle s’effondra sur son lit etse mit à pleurer à chaudes larmes. Peut-être demain verrait-elle les choses sousun jour différent, mais ce soir, elle sedemandait avec tristesse si elle feraitjamais vraiment partie de la vie de

Shane.

- 15 -

Bien que Shane lui ait proposé devenir la chercher à l’aéroport, Jeanne-Marie avait insisté pour louer unevoiture et arriver au ranch toute seule.

Elle était donc sans doute sur la routependant que les cinq enfants Fortunel’attendaient avec impatience dans lesalon du ranch.

— Elle devrait déjà être arrivée,grogna Wyatt en regardant la pendule

posée sur le manteau de la cheminée.— Tu veux dire qu’elle devrait être

ici depuis plus d’une heure ! renchéritVictoria, sans s’arrêter de fairenerveusement les cent pas.

— On dirait que vous n’avez jamaisvoyagé ! intervint Shane pour coupercourt à ces lamentations. Vous savezbien qu’il faut un certain temps pourlouer une voiture.

Malgré son air calme, il était toutaussi à cran que les autres et, commeeux, persuadé que la femme qu’ilsattendaient connaissait toutes lesréponses à leurs questions. La véritableinconnue résidait en fait dans la façondont ses réponses allaient affecter leurfamille.

Heureusement, il n’était pas allé voirLia la veille au soir. Au fur et à mesureque l’arrivée de Jeanne-Marie serapprochait, son stress augmentait et samauvaise humeur avec. Mais ne pasl’avoir vue le contrariait aussi, du coupil ne savait plus très bien où résidait lacause de quoi.

Tomber amoureux l’avait renduextrêmement vulnérable. Maintenantqu’il s’était habitué à ce que Lia fassepartie de sa vie, l’idée de passer unesoirée sans elle prenait les dimensionsd’une véritable épreuve.

Enfin, un bruit de moteur leur fitdresser l’oreille. Shane écarta le rideaude la fenêtre et aperçut une voiture noirequi s’arrêtait devant le perron. Une

grande femme aux cheveux gris endescendit.

L’autre femme.Il se détourna. On aurait dit que sa

cage thoracique était prisonnière d’uncorset de fer qui l’empêchait de respirermais il s’efforça de faire bonne figuredevant ses frères et sa sœur.

— Attendez ici, je vais lui ouvrir.Dans le couloir, il s’appliqua à

respirer aussi amplement que possible,puis tourna la poignée de la ported’entrée comme on se jette à l’eau.

— Bonjour, Jeanne-Marie. Je suisShane Fortune. C’est moi que vous avezeu au téléphone plusieurs fois.

Tant pis si cela ne se faisait pasd’appeler par son prénom une femme

d’un certain âge qu’il n’avait jamaisrencontrée. Il détestait penser qu’elle senommait « Fortune » comme lui.

— Shane ! s’exclama la visiteuse enlui adressant un large sourire puis, sansautre forme de procès, elle le serracordialement dans ses bras. Turessembles tellement à ton père, jet’aurais reconnu n’importe où !

Ces mots furent autant de coups depoignards. Heureusement, les années luiavaient appris à conserver son sang-froid.

— On me l’a déjà dit, en effet.— C’est vraiment très gentil de

m’avoir invitée, poursuivit-elle sur lemême ton enjoué.

Son sourire étrangement chaleureux

n’était pas tout à fait inconnu à Shane, cequi ne fut pas sans l’intriguer. Aurait-ildéjà croisé Jeanne-Marie sans savoirqui elle était ? Il eut beau se creuser latête, aucun souvenir précis ne lui revientà la mémoire.

La femme qui se tenait devant luin’était pas jolie, mais elle avait de laprésence. Cela dit, avec ses cheveuxgris tirés en chignon sur la nuque, ellen’était a priori pas du tout le genre defemme que l’on choisirait commemaîtresse ou seconde épouse. Elleparaissait avoir à peu près le même âgeque son père, ce que confirmaient lesrides déjà marquées qui se lisaient surson visage dénué de tout maquillage.

Shane ne comprenait pas. Sa mère

était dix fois plus belle que cette femme,et cent fois plus élégante ! Le pantalonblanc un peu trop large et la veste bleumarine pas très bien coupée arborés parJeanne-Marie étaient tout à fait corrects,mais parfaitement dénués d’originalitéou même de chic. Décidément, tout celaétait bien mystérieux.

— Venez avec moi, proposa-t-il. Toutle monde vous attend dans le salon.

Jeanne-Marie lui emboîta le pas debonne grâce.

— J’ai du mal à croire que James acinq enfants adultes ! C’est vrai qu’on nevoit pas le temps passer.

Shane s’abstint de répondre. Al’entendre, cette femme et son père seconnaissaient depuis longtemps. Il ne

pouvait qu’en déduire que leur liaisonétait une relation solidement établie etnon une aventure récente.

Il serra les dents de colère.— Notre invitée est là ! annonça-t-il

en ouvrant la porte du salon.Les présentations effectuées, Jeanne-

Marie se retrouva assise sur le canapé àcôté de Victoria, une tasse de café à lamain.

— Je tiens à vous remercier tous pourvotre invitation, déclara Jeanne-Marie.Etant donné les circonstances, je nesavais pas très bien quel genre desentiments vous nourrissiez à mon égard.

Comme ils avaient décidé à l’avanceet d’un commun accord que Shanemènerait l’entretien, tous les regards se

tournèrent vers lui.— Eh bien… Le problème, Jeanne-

Marie, c’est que notre père ne nous ajamais expliqué de quelles« circonstances » il s’agissait. Enparticulier, il ne nous a pas dit quelleplace vous occupiez dans sa vie. Nousespérons tous que vous allez pouvoirnous éclairer là-dessus.

Elle leur adressa un regard déçu.— Oh… J’étais persuadée que James

vous avait mis au courant !Un silence s’installa tandis que cinq

paires d’yeux dévisageaient avec anxiétéla nouvelle venue.

— De quoi aurait-il dû nous mettre aucourant ? questionna Shane, pressé derelancer la conversation et de mettre fin

à cette angoisse.— Eh bien, je suis la sœur jumelle de

votre père.Victoria laissa échapper un drôle de

petit cri.— Sa… sa sœur ? bégaya Asher.— James ne vous a jamais parlé de

votre tante ? demanda Jeanne-Marie ens’adressant à Shane.

Jeanne-Marie était la sœur et non lamaîtresse de leur père !

En le voyant secouer la têtenégativement, elle arbora un airdésorienté.

— Seigneur… Je ne pensais pas quecela aussi était un secret !

— Il y en a donc d’autres ?Elle serra les lèvres.

— Je crois qu’il vaut mieux que je neparle pas davantage en dehors de laprésence de James.

— Pourquoi ? interrogea Shane. Noussommes ici en famille.

— Oui, mais comment se fait-il quevotre père ne vous ait jamais parlé demoi ?

— J’avoue que je n’en ai aucune idée,avoua Shane. Ça me paraît tout à faitabsurde.

C’était merveilleux de savoir que leurpère ne trompait pas leur mère, mais cetapaisement était teinté de colère.Comment cet homme, qui leur rebattaitsans cesse les oreilles avecl’importance de la famille, avait-il puomettre de leur parler de sa sœur

jumelle ? C’était parfaitementincompréhensible. D’autant plus que, siJeanne-Marie disait la vérité, il y avaitpeut-être toute une branche de la familleFortune qu’ils ne connaissaient pas.

Au cours de l’heure qui suivit, Shaneet ses frères et sœur tentèrent d’amenerleur invitée à leur donner un peu plusd’informations, mais, contrariée queJames ait tenu son existence secrète auxyeux de ses enfants, elle refusa departager avec eux quoi que ce soitd’important. Malgré tout, elle accepta depasser quelques jours au ranch, ce quin’apaisa pas Shane pour autant. Il avaitde plus en plus la certitude qu’il leurfaudrait attendre le retour de leur pèrepour que le mystère de Jeanne-Marie

soit enfin éclairci.

* * *

Lia reposa son téléphone, étrangementmélancolique. D’où lui venait cettetristesse ? Elle s’efforça de l’analyseravec le plus de lucidité possible. Le faitque Shane passe la totalité du week-enden compagnie de cette amie de sesparents lui donnait un peu le sentimentd’être abandonnée. Mais le coup de filqu’elle venait d’échanger avecStephanie Roberts, qu’elle aurait aimévoir bien plus souvent, l’attristait aussi.Deux rencontres par an pour fêter leursanniversaires, était-ce suffisant quand onavait partagé la même chambre pendant

toutes ses années d’études et qu’on étaitles meilleures amies du monde ?

Il est vrai que malgré leur amitié, aubout d’une année de cohabitation aprèsl’obtention de leur diplôme, Lia avaitvolontairement mis une certaine distanceentre elles deux afin de se protéger.Stephanie menait une vie survoltée,assez extravagante pour inquiéter Lia. Sielle voulait pointer le moment où sarelation avec Stephanie avait commencéà changer, le repère était KimberDelano, l’épouse d’un brillant hommed’affaires de San Antonio. Grâce à leuramitié avec Angie, la fille de Kimber,Lia et Stephanie avaient été invitéesplusieurs fois aux fêtes données par cettedernière dans sa grande maison du

quartier chic de Hill Country.Peu après l’obtention de leur diplôme,

Kimber les avait invitées pour leurproposer du travail, ce qui avaitréellement flatté Lia : qu’une personneaussi en vue dans la bonne société deSan Antonio recherche sa collaborationétait flatteur. Plus tard, avec le recul,elle s’était demandé si Stephanie et elle-même n’avaient pas été choisies plusparce qu’elles provenaient d’un milieusocial défavorisé que pour leur beauté.Cependant, le salaire proposé parKimber était si extravagant que Lia avaitpris des renseignements précis sur lasociété de M. Delano et le genre detravail que l’on attendait d’elles.

Elle avait ainsi appris qu’elles ne

travailleraient pas pour M. Delano maispour Kimber elle-même. Cette dernièreleur expliqua qu’elle s’occupait d’unepetite affaire très discrète qui « mettaiten relation » des hommes d’affaires etpolitiques haut placés du Texas avec desjeunes femmes désireuses de leur offrirquelques moments de détente. Elle eutbeau envelopper l’activité proposée devocables fleuris et romantiques, Lian’était tout de même pas assez naïvepour ne pas comprendre de quoi ilretournait. Quand elle lui avait réponduqu’elle n’avait aucune envie de faire unecarrière de prostituée, Kimber l’avaitregardée de haut. D’après elle, il y avaitune différence énorme entre la carrièred’escort-girl qu’elle leur proposait et la

prostitution. Lia demeura néanmoinsinsensible à cette subtilité et refusa toutnet la proposition qui lui était faite.Stephanie, cependant, se montra assezcurieuse pour avoir envie d’essayer. Peude temps après, elle « travaillait »régulièrement pour Kimber et portait desvêtements de marque, voyageant etparticipant à des fêtes extravagantes.Très vite, elle put s’acheter unappartement luxueux à Canyon City.

De son côté, Lia avait accepté unposte de comptable dans une entreprisede San Antonio. Pendant quelques mois,elle partagea le bel appartement deStephanie en payant une partie du loyer,mais quand elle comprit que son amies’installait dans un genre de vie qu’elle-

même réprouvait, et malgré son amitiépour cette dernière, elle préféradéménager, non sans tâcher de luiexpliquer pourquoi, à son sens, ellen’avait pas fait le meilleur choix.

Mais la jolie blonde aimait l’argent etce qui allait avec. Elle aimait fréquenterles privilégiés, assister à des cocktailsélégants et à des soirées raffinées. Partiren jet privé pour un week-end à Paris lagrisait totalement. Au bout d’un certaintemps, Lia comprit qu’elle ne réussiraitjamais à la convaincre et cessa de s’yévertuer. C’est alors que chacune suivitson chemin personnel, tout en décidantd’un commun accord de se retrouverdeux fois par an pour fêter ensemble leuranniversaire et l’amitié qui les unissait

malgré tout.Lia en était là de ses réflexions

lorsqu’on frappa à sa porte. Elle allaregarder par le judas et découvrit Shane,à qui elle ouvrit aussitôt.

— Shane ! Je ne t’attendais pas ceweek-end !

Il jeta un coup d’œil autour de lui.— J’espère que je ne te dérange pas ?— Pas du tout.Elle le fit entrer et referma

soigneusement la porte.— Les projets que j’avais faits avec

mes amis sont tombés à l’eau, expliqua-t-elle.

Après la façon dont il l’avaitdélaissée, elle avait décidé del’accueillir assez fraîchement quand il

reviendrait, mais en voyant son airpréoccupé, ses bonnes résolutionss’envolèrent. La seule fois où ellel’avait vu avec une mine pareille, c’étaitquand elle lui avait annoncé sagrossesse. Il avait dû se passer quelquechose de grave.

— Votre amie est bien arrivée ?Shane hocha la tête, puis alla se poster

à la fenêtre. A ce moment-là retentit lehurlement d’une sirène de police.

— Je n’aime pas que tu habites ici.Au lieu de répondre, elle s’avança, se

plaça derrière lui et lui entoura lesépaules de ses bras. Elle fut surprise dele sentir aussi tendu.

— Quelque chose ne va pas ?Question bateau entre toutes, mais elle

suffit pour que Shane se retourne verselle et enfouisse son visage dans soncou.

— Tu sens si bon !Il se mit à dégrafer la robe qu’elle

portait et la lui fit passer par-dessus latête. Il la jeta par terre et, après avoircalé Lia contre le mur, il se mit àl’embrasser avec passion.

— J’ai envie de toi, Lia.Un désir violent répondit à cet aveu

inattendu.— Moi aussi, j’ai envie de toi !

reconnut-elle, avant de l’écarterdoucement. Mais en ce moment, jepréfère m’allonger sur un bon lit que derester plaquée contre un mur !

Sans hésiter, il la souleva dans ses

bras et alla la déposer sur le lit.De la tristesse qu’elle avait éprouvée

tout à l’heure, elle venait de passer à unsentiment de bonheur intense, quasieuphorique. Shane avait envie de fairel’amour, ce qui déjà la comblait, maisbouleversé, inquiet, contrarié comme ilétait, c’était chez elle qu’il venaitchercher du réconfort. Rien n’aurait pula rendre plus heureuse que cette pensée.

Elle commença à déboutonner sachemise en souriant.

— L’un de nous deux a encorebeaucoup trop d’habits sur le dos, etpour une fois, ce n’est pas moi !

Un sourire, le premier depuis qu’ilétait arrivé, se dessina sur les lèvres deShane. Puis, le regard plongé dans le

sien, il se débarrassa de ses vêtementsqui allèrent rejoindre sa robe sur le sol.Elle s’offrit à lui, nue, hardie, enceinteet se sentant belle comme jamais.

Ils firent l’amour intensément. Shaneconnaissait son corps aussi bien qu’elleconnaissait le sien. Cette fois,cependant, elle lui prouva qu’elle aussipouvait prendre les initiatives et semontrer pleine d’imagination. Elle jouade lui comme un musicien de soninstrument, habilement, infatigablement,savamment. Shane lui rendait caressepour caresse jusqu’à ce que, ensemble,ils parviennent au paroxysme de lajouissance, émerveillés du plaisir qu’ilspouvaient se donner l’un à l’autre.

Une fois leurs corps rassasiés, il se

cala sur les oreillers et enfin ils semirent à parler. De tout, de rien, maispas de la mystérieuse invitée qui l’avaitplongé dans un tel désarroi. Lia ne posapas de questions, persuadée qu’il finiraitpar lui ouvrir son cœur quand le momentserait venu.

Délicieusement lasse, elle ferma lesyeux et se laissait aller au sommeillorsqu’elle sentit Shane se lever etcommencer à s’habiller.

— Tu t’en vas déjà ?— Oui. J’aimerais bien rester, mais…

j’ai d’autres obligations.— Ah…— Tu prévois un voyage à Boston ?

s’enquit-il après un instant, les yeuxrivés à la feuille de papier qu’elle avait

posée sur la table de chevet.— Non, pas pour moi. Ma mère veut

venir passer quelques semaines ici pourm’aider après la naissance du bébé. Jesuis en train de lui chercher des vols. Tues sûr que tu ne peux pas rester ce soir ?ajouta-t-elle, incapable de réprimer unbâillement.

— Certain. Excuse-moi de partir sivite après tout le plaisir que tu m’asdonné.

— Inutile de t’excuser ! J’ai eu madose moi aussi.

— Je t’appelle en rentrant.— J’espère bien ! Sinon, la prochaine

fois, je refuse de me déshabiller.

* * *

Quand il regagna le ranch, Shane eut lasurprise de trouver Sawyer qui veillaitencore dans le salon. Ce dernierl’appela, mais l’accueillit assezfraîchement.

— Alors, comment se porte la futuremère ?

— La future mère a un prénom. Elles’appelle Natalia et elle t’envoie lebonsoir.

— Je suis assez étonné de te voirrentrer au bercail ce soir, déclaraSawyer en prenant une gorgée debourbon.

Son attitude commençait àprofondément agacer Shane.

— Si ça te pose un problème que jevoie Lia, je préférerais que tu me le

dises en face.Le regard de Sawyer était dur.— Eh bien, malgré le conseil que t’a

donné l’avocat, je ne suis pas sûr que cesoit une bonne idée que tu la fréquentesaussi assidûment.

Le moment qu’il venait de passer avecLia lui avait permis d’évacuer le stresslié à la révélation faite par Jeanne-Marie. Lia avait tellement confiance enlui qu’il s’était senti apaisé et capabled’affronter n’importe quelle situation.N’empêche, pas question de gâcher cettesensation en entamant une discussionbrûlante avec son frère.

Il regarda le verre à demi plein d’uneliqueur ambrée que Sawyer tenait à lamain.

— J’en prendrais bien un verre moiaussi.

Sawyer désigna la carafe en cristalposée sur le bahut qui leur faisait face.

— Et Jeanne-Marie ? reprit Shane. Oùest-elle ?

— Dans sa chambre. Elle nous a ditqu’elle était fatiguée et souhaitait sereposer, mais je pense qu’elle a été trèschoquée que papa ne nous ait jamais faitpart de son existence.

Shane se versa deux doigts debourbon.

— Je suis sûr qu’ils nous cachent tousles deux bien plus que nous nel’imaginons. Mais pourquoi tous cessecrets ?

— C’est ce que nous avons passé la

soirée à nous demander ! Et des secrets,ajouta Sawyer avec un rictus, figure-toique Jeanne-Marie n’est pas la seule à enavoir.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?demanda Shane, inquiet tout à coup.

— Tom m’a appelé ce soir : ledétective qu’il a mis sur la piste deNatalia lui a remis un rapport qu’il veutexaminer avec nous dès demain.

— Nous ? Pourquoi « nous » ?— Parce que tu n’es pas le seul

impliqué par cette fréquentation. Toutenotre famille l’est. En plus, tu as bienbesoin d’avoir un avis objectif sur laquestion.

— Parce que tu penses que je suisincapable d’objectivité ?

— Evidemment.Shane haussa les épaules.— Bon, assiste à l’entrevue si tu en as

envie.— Tout d’abord, dis-moi franchement

ce que tu éprouves pour cette femme.Shane soupira. Sawyer n’allait pas

aimer ce qu’il allait lui dire. Non,certainement pas, puisqu’il était décidéà lui avouer qu’il aimait Lia et qu’il laconsidérait comme la femme de sa vie.

- 16 -

Le lendemain matin, Shane se leva debonne heure. Il avait prévu de prendreson petit déjeuner en famille avecJeanne-Marie et ses frères et sœur, avantque Victoria ne parte avec cette dernièrefaire un tour en ville.

Comme la veille, Jeanne-Marie semontra très cordiale mais tout aussi peuloquace, ce qu’il trouva encore plusfrustrant que la veille.

L’avocat était attendu pour 10 heureset, à son habitude, il se montraparfaitement ponctuel. Sans attendre, ilentra dans le vif du sujet.

— Sawyer m’a dit que vous étiezdevenus très bons amis, avecMlle Serrano. C’est exactement ce qu’ilconvenait de faire, ajouta-t-il après unegorgée de café.

Inutile de lui expliquer que l’évolutionde sa relation avec Lia n’avait rien àvoir avec une quelconque stratégie.

— Mon frère ne paraissait pas tout àfait de cet avis, hier au soir.

— Effectivement, je craignais que cerapprochement produise l’inverse del’effet escompté et qu’il place cettejeune femme dans une position

avantageuse par rapport à Shane, précisaSawyer.

Shane ne releva pas l’objection.— Il paraît que le détective vous a

remis un premier rapport ? enchaîna-t-il.Mieux il connaissait Lia, plus il

pensait que cette intervention était ungâchis de temps et d’argent. Lia n’avaitrien à cacher, cette enquête étaitparfaitement inutile et ne révélerait rien.

Tom prit l’un des scones aux pêchesque Carmen avait déposés sur un plateauet se mit à le grignoter.

— Mmm… délicieux.— Que pensez-vous de ce rapport ?

insista Shane, pressé d’en finir.— Eh bien, disons qu’avec le départ

de son père alors qu’elle était si jeune,

Mlle Serrano n’a pas eu le meilleurdépart possible dans l’existence.

— Elle m’en a parlé.— Mais elle a néanmoins su se

construire une vie tout à fait honorable.Exactement ce qu’il pensait.— Il y a tout de même un secteur qui

nous paraît intéressant pour notrepropos, et c’est sur celui-ci que notredétective est en train de concentrer sesrecherches.

Un courant glacé courut dans lesveines de Shane.

— De quoi voulez-vous parler ?— Peu après avoir quitté l’université,

Mlle Serrano s’est installée dans unimmeuble extrêmement luxueux àCanyon Springs. Ce quartier est ce qu’il

y a de plus chic en ville et le prix desloyers est bien au-delà de ce que peuts’offrir une personne qui vient juste determiner ses études.

Shane songea à ce que Lia lui avaitraconté de sa cohabitation avecStephanie.

— On peut penser que pour payer celoyer exorbitant, ils étaient plusieurslocataires, poursuivit l’avocat. Or, nousavons découvert qu’elles n’étaient quedeux. Est-ce que le nom de StephanieRoberts vous dit quelque chose ?

Shane hocha la tête.— A combien s’élevait le loyer ?

s’enquit Sawyer.Tom annonça un chiffre astronomique.

Sawyer émit un petit sifflement et Shane

serra les lèvres.— J’ai ma petite idée sur ce qui

permettait à ces jeunes filles de bouclerles fins de mois, conclut l’avocat enrangeant son dossier dans son attaché-case qu’il referma d’un geste sec. Maispour l’instant, je préfère ne rien dire. Jevous recontacterai quand j’aurai descertitudes.

Il vida sa tasse de café et se leva.— Si Mlle Serrano mentionne quoi

que ce soit à propos de StephanieRoberts, soyez à l’écoute et tenez-nousinformés. Tout renseignement nous serautile.

— Je n’y manquerai pas, réponditShane.

— Puisque tu déjeunes avec Lia

aujourd’hui, intervint Sawyer, profites-en pour aborder ses années d’universitéet l’année qui a suivi sa remise dediplôme.

Shane fronça les sourcils.— Qu’est-ce qui te fait penser que je

déjeune avec Natalia aujourd’hui ?— Elle m’a demandé l’autorisation de

prendre une pause-déjeuner plus longueque d’habitude. J’en ai déduit que c’étaitpour manger avec toi.

— Non, nous n’avons rien prévu. Elledoit retrouver Selina ou Dori qu’elle n’apas vues depuis un certain temps.

— Si tu es libre, viens donc déjeuneravec Nick Lamb et moi au Red RockCountry Club.

— Nick Lamb ? Qui est-ce ? Je ne

pense pas le connaître.— Non, c’est la première fois que je

le rencontre moi aussi. C’est uninvestisseur. Il est intéressé par uneéventuelle collaboration avec nous.

Shane aurait préféré avancer sontravail, qu’il avait du mal à tenir à jour àcause de l’absence de son père. De plus,depuis qu’ils avaient appris l’existenced e Jeanne-Marie, deux de ses frères etsa sœur s’étaient retirés deJ.M.F. Financial, laissant la plus grossepartie des responsabilités reposer surses épaules. Mais il éprouvait la plusgrande méfiance envers les gens dans legenre de Nick Lamb, à la recherched’argent pour lancer des projets parfoisterriblement hasardeux. Il ne serait sans

doute pas mauvais qu’il assiste à sonentrevue avec Sawyer. Ne serait-ce quepour éviter des ennuis ultérieurs.

— D’accord, je vous rejoindrai.— Tu as bien raison, approuva son

frère. Tu verras, un bon repasaccompagné d’un bon vin, c’est encorele meilleur remède contre les soucis quenous causent les femmes.

* * *

Lia s’habilla avec le plus grand soinpour retrouver Stephanie. Elle enfila unerobe vague en coton imprimé de motifsfloraux beige, bleu marine et turquoise.Puis, elle glissa autour de son poignet unbracelet de perles dans les mêmes tons,

qu’elle avait créé la veille pourl’assortir à sa tenue d’aujourd’hui.

Elle en avait également fait un pourson amie en lapis-lazuli, une pierresemi-précieuse qu’elle avait toujoursappréciée et qui allait admirablementavec ses yeux clairs et son teint deblonde.

Lorsque Stephanie avait suggéréqu’elles déjeunent au Red Rock CountryClub, Lia avait répondu que c’étaitimpossible puisque ni l’une ni l’autren’en était membre mais Stephanie luiavait assuré que cela n’avait aucuneimportance car elle y avait des relations.Lia n’avait pas trop aimé cette réponse.Apparemment, le style de vie de sonamie n’avait pas changé.

Elle arriva au rendez-vous quelquesminutes en avance, mais Stephaniel’attendait déjà, debout devant l’entrée.Ses cheveux blonds avaient beaucouppoussé, ils lui arrivaient maintenant auxépaules. Sa robe bleu lavande moulaitagréablement des formes dont leshommes raffolaient. Trop.

Deux ans plus tôt, c’était précisémentà cause de cette beauté, ou plusexactement, de l’usage que son amie enfaisait que Lia avait décidé de couperles ponts. Elle avait préféré quitter lebel appartement qu’elles partageaientpour venir vivre dans son petit studioassez minable. Au moins n’était-elleplus témoin de la vie débridée quemenait son amie.

Pourtant, malgré ce grave différend,elle était toute contente de retrouvercelle avec qui elle avait passé de sibons moments au début de leur amitié.

Elles se jetèrent dans les bras l’une del’autre et s’embrassèrent avec uneeffusion de gamines. Puis, Stephanieécarta un peu Lia d’elle et l’examina dela tête aux pieds.

— Très bien, ma chérie. Les mèchesaubergine dans tes cheveux sont trèsréussies, tu as le teint éclatant, mais… tum’as caché quelque chose !

Lia rougit comme une petite fille à quisa mère fait une remontrance.

— Le bébé est prévu pour la finseptembre.

— Félicitations ! Et qui est l’heureux

père ?— Un ami. Tu ne le connais pas.— Ça ne m’étonne pas. Tu as eu le

temps de te faire de nouveaux amisdepuis le temps que nous ne noussommes pas vues. Heureusement que tuas bien voulu que nous continuions notretradition pour nos anniversaires !

La voix de Stephanie avait pris uneintonation étrange, comme si son amies’apprêtait à lui annoncer quelque chosequi n’avait rien à voir avec leurtradition.

Il faisait si beau qu’elles choisirent demanger dans le patio, à l’abri d’un grandauvent vert qui leur assurait de l’ombreet une certaine intimité. Elles passèrentleur commande, puis se rappelèrent

quelques souvenirs de leurs annéesd’étude. Etonnamment, Stephanie étaitrestée en contact avec plusieurs de leurscamarades d’études.

— Si tu me parlais un peu de ton amimaintenant ? demanda enfin Stephanie.

— Pas avant que tu ne m’aies racontéce que tu as fait ces derniers mois. Est-ce que tu travailles toujours pourKimber ?

— Oui.Stephanie avait répondu sans entrain.

Elle jouait avec sa fourchette, commepour s’accorder le temps de trouver sesmots.

— En fait, je commence à en avoir unpeu assez de fréquenter ses amis. A vraidire, j’ai fait la connaissance de

quelqu’un.— Un client ?— Non, quelqu’un que j’ai rencontré à

une fête à laquelle j’assistais en servicecommandé.

« Service commandé », une expressionbien ambiguë pour décrire une missionaussi prosaïque.

— Bref, Paul et moi nous sommes plutout de suite, mais j’étais persuadée queje ne le reverrais jamais. Et puis, unbeau jour, je l’ai croisé au supermarché.Il m’a invitée à sortir avec lui.

— Bref, tu as été victime du fameuxcoup de foudre ?

— Oui. Ça a l’air idiot, pas vrai ?demanda Stephanie dont les jouesrosirent, ce qui la rendit encore plus

jolie.Lia se rappela sa propre histoire et

comment elle avait eu l’impressionqu’un fil mystérieux la rattachait àShane, la première fois que leursregards s’étaient croisés.

— Non, pas du tout.— Depuis, j’ai revu Paul plusieurs

fois et… bref, nous sommes très heureuxensemble.

— Est-ce qu’il est au courant de tesactivités auprès de Kimber ?

— Non, s’empressa de répondreStephanie. Et je ne suis pas prête à leslui révéler, il ne comprendrait pas.

— Je suis très heureuse pour toi,Steph, mais je ne pense pas que tupuisses bâtir ta vie avec lui sur un

mensonge.Stephanie détourna le regard.— J’ai peur qu’il ne m’aime plus s’il

apprend la vérité.Lia lui prit la main par-dessus la table.— Donne-lui au moins une chance !— Je ne sais pas quoi faire…— Tu dois lui parler. Si ce n’est par

honnêteté, fais-le par prudence. LeTexas n’est pas si grand que ça, ton amifinira par apprendre comment tu gagnaista vie avant de le connaître. Tuimagines, si jamais il découvrait lavérité lui-même ? Il vaut bien mieuxqu’il l’apprenne de ta bouche.

— Bonjour, mesdemoiselles ! lançajoyeusement une voix d’homme.

Elles se tournèrent toutes les deux vers

un bel homme brun au visage rieur.Bizarrement, Stephanie pâlit sous sonfond de teint.

— Nick, quelle bonne surprise ! lâchason amie d’une voix qui réussit à ne rientrahir de son émotion. Je ne m’attendaispas à te rencontrer à Red Rock.

— Moi non plus. Si tu me présentais àton amie ?

Lia examinait le nouveau venu avecune sympathie très limitée. Il affichaitune petite quarantaine sûre d’elle. De lafaçon qu’il eut de la regarder, elle tiradeux conclusions : cet homme avait del’argent et il avait été client deStephanie.

— Oui, bien sûr, répondit cettedernière. Je te présente mon amie

Natalia Serrano.— Enchanté de faire votre

connaissance. Je suis Nick Lamb, fit-ilen posant la main sur le dossier de sachaise en un geste très désinvolte. Voustravaillez avec Stephanie ?

— Je ne voudrais pas me montrerimpolie, répondit Lia sur un ton glacialque Stephanie ne pouvait évidemmentpas utiliser avec un client, mais monamie et moi étions en train de parlerd’affaires importantes. Si vous n’yvoyez pas d’inconvénient, je…

— Nick, j’ai retenu une table àl’intérieur !

Sawyer venait d’entrer, mais ils’arrêta net en reconnaissant Lia. Puisson regard s’arrêta longuement sur

Stephanie.— Sawyer ! s’exclama Lia, dont la

gorge s’était nouée en voyant apparaîtreson patron.

Elle réussit pourtant à parler sur un toncalme et détaché.

Nick haussa un sourcil.— Vous vous connaissez tous les

deux ?— Natalia travaille pour moi comme

comptable.Le sourire de Nick s’élargit.— Tu en as de la chance ! Chère amie,

n’hésitez pas à venir faire un petit stagechez moi, je vous ouvrirai les bras avecplaisir, ajouta-t-il avec un sourirecarnassier.

— Je ne savais pas que vous vous

connaissiez, jeta Sawyer, visiblementabasourdi par cet échange lourd de sous-entendus.

— Nous ne nous connaissons pas ! sehâta de rectifier Lia. Et vous, monsieur,reprit-elle à l’attention du malotru,apprenez que je ne suis pas et ne seraijamais votre « chère amie ».

L’interpellé sembla perdre quelquepeu de sa superbe.

— En fait, c’est Steph et moi quisommes de vieux amis.

Un éclair de curiosité traversa leregard de Sawyer.

— Steph ? Stephanie ?— Oui, c’est bien ça, approuva l’amie

de Lia. Je suis Stephanie Roberts.Sawyer lui tendit la main, une étrange

lueur dans le regard.— Je suis très heureux de faire votre

connaissance, mademoiselle Roberts.Vraiment très, très heureux. Je ne pensepas vous avoir déjà rencontrée ici ?

— C’est normal. J’habite San Antonio.Nick adressa un sourire à Lia en

lorgnant sur son décolleté.— Si vous veniez à San Antonio le

week-end prochain ? Je donne unegrande fête chez moi. Votre amieStephanie connaît le chemin, elle vous yaccompagnera.

— Désolée, c’est impossible, réponditLia sèchement.

A ce moment-là, une main se posa surson épaule. Elle se retourna. Shane setenait debout derrière elle.

— Bonjour, Lia.Il se pencha et lui déposa un baiser sur

la joue.— Nick, je te présente mon frère

Shane, dit Sawyer. Le P.-D.G. deJ.M.F. Financial.

Shane fixa Nick droit dans les yeuxsans lui tendre la main.

— Je vous informe que Lia et moiavons déjà des projets pour le week-endprochain, ainsi que pour tous les week-ends à venir.

Il avait parlé d’une voix dure, enmartelant chacun des mots prononcéscomme pour bien les faire entrer dans latête de l’importun.

Bien joué ! Le message porta sesfruits.

— Excusez-moi, je ne savais pasque…

— Maintenant vous savez, conclutShane, toujours aussi froidement.

Lia se laissa aller contre le dossier desa chaise, soulagée. L’intervention deShane avait remis à sa place cetantipathique personnage. Son mondetournait rond de nouveau.

— Ravi d’avoir fait votreconnaissance, mademoiselle Serrano,lança Nick en battant en retraite. Quant àtoi, Steph, à bientôt !

Stephanie lui adressa un sourire forcéet un petit signe de la tête, visiblementsoulagée elle aussi de le voir s’éloigner.Lorsqu’elles se retrouvèrent en tête àtête, elle reprit les rênes de la

conversation.— Ma chérie, tes cachotteries ne sont

plus de saison ! Parle-moi un peu de cebel homme brun qui vient de voler à tonsecours.

Lia suivit Shane des yeux jusqu’à cequ’il pénètre dans la salle à manger à lasuite des deux autres.

— Shane est un bon ami, déclara-t-elle simplement. C’est aussi le père demon enfant.

- 17 -

— Parlez-moi un peu de Natalia,proposa Nick à la fin du repas, une foisleur discussion d’affaires terminée.Vous la connaissez depuis longtemps ?

Le jeune investisseur avait finid’exposer ses projets aux deux frèresFortune. Il paraissait avoir un excellentsens des affaires et une bonne visionprospective, ce que confirmaient lessuccès qu’il avait obtenus jusque-là.

Malgré l’antipathie diffuse qu’ilressentait à son égard et les manièrespeu courtoises que Nick avait montréesen s’adressant à Lia, Shane lereconnaissait volontiers.

— Nous nous sommes rencontrés aucours d’une fête et nous ne sommes plusquittés depuis.

Il était très content que Lia soit restéeassise. Sa grossesse était ainsi passéeinaperçue, ce qui lui évitait toutequestion sur le sujet. Pourtant, cetargument-là était peut-être le seulsusceptible de dissuader un homme aussientreprenant que Nick.

— C’est une très belle jeune femme,poursuivit-il, comme pour confirmer lepressentiment de Shane.

— Stephanie aussi est très belle,intervint Sawyer.

— C’est vrai, mais avec ses cheveuxtrès noirs et ses grands yeux, Lia aquelque chose d’exotique que je trouvetrès séduisant. Est-ce qu’elle accepted’élargir le cercle de sesfréquentations ?

Shane prit une profonde inspiration.— Nick, répondit Sawyer avant qu’il

ait le temps de le faire lui-même, monfrère t’a dit tout à l’heure qu’ils sortaientensemble depuis un certain temps.

— J’ai bien entendu, mais certainesfemmes ne refusent pas de varier lesplaisirs.

Au fur et à mesure que la conversationprogressait, Shane sentait le sang se

retirer de son visage.— Est-ce que, par hasard, elle ne

serait pas escort-girl ?— Quelle idée ! Qu’est-ce qui vous

fait dire une chose pareille ? s’insurgeaShane, la gorge nouée d’angoisse.

— Parce que c’est comme ça que j’aiconnu Stephanie.

* * *

— Je commence à comprendrecomment Lia a pu s’offrir ce luxueuxappartement de San Antonio, lançaSawyer un peu plus tard, dans la voiturequi les ramenait au ranch.

— C’est sans doute Stephanie quipayait le loyer, avança Shane, qui

cherchait malgré lui un moyen dedisculper Lia de ces soupçons.

— Ça m’étonnerait. Quand nous noussommes approchés de leur table, Lia adit qu’elles étaient en train de discuteraffaires. Affaires, tu entends ?

— Enfin, Sawyer, si Lia était escort-girl, elle ne vivrait pas dansl’appartement minable qu’elle occupe ence moment.

Sawyer se tut un instant. Puis il repritla conversation sous un autre angle.

— Imaginons un instant que cet enfantest bien le tien, malgré toutes lesprécautions que vous avez prises, etimagine aussi qu’elle veuilleabandonner le métier. Tu ne crois pasqu’avec cette grossesse, et toi comme

père, elle a trouvé le meilleur moyen d’yparvenir ?

Shane secoua la tête. Ce que disait sonfrère était plausible mais il refusait de lecroire. Non, Lia ne pouvait pas avoir étéescort-girl.

— Je suis sûr qu’il y a une autreexplication.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? Luiposer la question ? Et croire tout cequ’elle te répondra ?

— Arrête, Sawyer ! Pourquoi est-ceque tu es toujours prêt à croire le piredès qu’il s’agit de Lia ? Quand tu l’asengagée, tu ne lui trouvais que desqualités, et maintenant, tu doutes d’elleet tu l’attaques sans cesse. Pourtant, aufond, je suis sûr que tu l’aimes bien.

— C’est vrai, je l’aime bien, mais il ya tellement de choses en jeu, que ce soitdu point de vue sentimental pour toi oudu côté des affaires pour la famille, queje tiens à demeurer vigilant.

— Qu’est-ce que tu proposes ?— Vérifie. Questionne-la.— Ça me fait horreur.— Peu importe. Fais-le, c’est

indispensable. Et dis-toi que cettesituation présente un bon côté.

— Tu trouves ? Je ne vois pas lequel !— Mais si. Si Lia s’est prostituée, et

si cet enfant est le tien, tu n’auras aucunmal à en obtenir la garde.

* * *

Lia consacra tout son après-midi àl’établissement des feuilles de paie dupersonnel qui travaillait au ranch.C’était une tâche lourde, qui réclamaittoute son attention, et pourtant, lemalaise qu’elle traînait avec elle depuissa rencontre avec Nick ne la quittait pas.

A la fin de la journée, un dilemme seposa à elle. Devait-elle ou non allerdîner au ranch, malgré la présence deJeanne-Marie ? Elle avait prévu deposer la question à Shane mais, cedernier ne s’étant pas manifesté, elledécida de rentrer chez elle.

Elle était sur le point de se mettre aulit lorsqu’on frappa à sa porte. Elle sehâta d’aller ouvrir. C’était bien Shane,en effet, mais l’expression de son visage

dissipa sur-le-champ tout le plaisirqu’elle avait de le voir.

— Quelle tête ! Que se passe-t-il ?— Parle-moi de ton amie Stephanie,

jeta-t-il sans préambule.— Je t’en ai déjà parlé. Nous avons

partagé la même chambre sur le campusquand nous étions étudiantes. Nousétions boursières toutes les deux et jecrois que le manque de moyens abeaucoup fait pour nous rapprocher.

— En tout cas, elle paraît s’être fortbien tirée d’affaire maintenant. Nick m’adit qu’il la voyait souvent au cours defêtes très select.

Lia sentit dans sa nuque despicotements d’angoisse. Shane se doutaitde quelque chose. Il était venu enquêter.

— Si tu passais tout de suite auxquestions que tu veux réellement meposer ?

— Soit. Est-ce que tu sais queStephanie travaille comme escort-girldans la haute société ?

— Oui.— Et malgré ça, tu es restée amie avec

elle ?Maudit Nick Lamb ! Pourquoi était-il

venu lui gâcher la vie ? Pourquoin’avait-il pas tenu sa langue ?

— Oui.— Bon, reprit Shane. J’ai toujours

pensé que chacun est capable de changerde vie s’il le souhaite.

— C’est exactement ce que je pensemoi aussi, se hâta-t-elle d’ajouter, tout

heureuse de la compréhension qu’ilmanifestait.

— Tu vivais avec elle dans unappartement luxueux. Comment as-turéussi à payer le loyer puisque tun’avais pas d’argent ?

— Comment sais-tu que j’ai partagéun appartement avec Stephanie ?s’étonna-t-elle.

Shane passa les doigts dans sescheveux, visiblement mal à l’aise.

— Quand tu m’as raconté cettehistoire d’enfant dont je serais le père,poursuivit-il néanmoins, j’ai loué lesservices d’un détective pour qu’ilenquête sur ton passé.

— Cette « histoire d’enfant » ! Shane,ce n’est pas une « histoire », c’est la

stricte vérité. Si tu as pris un détective,c’est que tu ne me fais pas confiance.

Elle bouillait de colère.— C’était au début. Je ne te

connaissais pas, alors.— Mais depuis, tu ne lui as pas

demandé d’arrêter.— Non.— Comment as-tu osé ? Je ne t’ai

jamais demandé d’argent ! Tu ashorriblement manqué de confiance enmoi. Tu as toujours voulu que je te parlede moi, de ma vie, mais toi, en retour, tune m’as jamais rien confié. J’aurais dûen tirer les conséquences quand tu m’asexclue de tes « affaires de famille »comme tu les appelles.

— C’est vrai. Mais… j’avais peur que

tu partes avec l’enfant.— Qu’est-ce que tu es en train

d’inventer ?— Et ce voyage à Boston ?— Shane, tu es fou. Je t’ai toujours dit

la vérité, toi jamais. Tu ne m’as mêmepas expliqué pourquoi la simple visited’une vieille amie de tes parents teplongeait dans un tel état de stress.

— Lia, est-ce que tu as jamaistravaillé comme escort-girl ? insista-t-ilavec entêtement.

Quel culot !— Tu oses me poser une question

pareille ? Shane, tu ne me connais pas ?Sors d’ici ! hurla-t-elle, excédée.

— Tu ne me réponds pas ?— A quoi bon, puisque tu n’as pas

confiance en moi ? Je ne te parlerai plusque par l’intermédiaire d’un avocat.

Apparemment surpris et secoué, ils’avança vers elle et lui posa une mainsur le bras.

— Lia…Elle le repoussa avec une violence

dont elle ne se serait jamais cruecapable.

— Sors d’ici ! Tout de suite. Et nereviens jamais !

* * *

Au lieu de retourner directement auranch, Shane s’accorda un moment desolitude dans sa voiture afin de réfléchirtranquillement. Certes, il aurait pu s’y

prendre avec davantage de délicatesse,mais, quoi qu’il en soit, la violence desa réaction l’avait surpris.

Au bout d’un moment, il estima que lesoutien de sa famille lui ferait du bien et,malgré son manque d’appétit, il décidade retrouver ses frères, sa sœur etJeanne-Marie pour le repas.

— Lia ne t’accompagne pas ?demanda Sarah-Jane en le voyant arrivertout seul.

— Non, pas ce soir.— Qui est Lia ? s’enquit Jeanne-

Marie.— C’est une amie de Shane qui a des

doigts de fée. Regardez ce qu’elle m’aoffert, déclara la jeune femme enmontrant son bracelet de perles à

Jeanne-Marie.Pendant que les deux femmes parlaient

bijoux et artisanat, Sawyer attira sonfrère dans un coin de la pièce.

— Alors ? demanda-t-il à voix basse.Tu as appris quelque chose ?

— Je n’ai pas envie d’en parler, maisje suis sûr que ce bébé est le mien !

— Bébé ? Qui a parlé de bébé ? lesinterrompit Jeanne-Marie.

— Lia, l’amie de Shane, attend unbébé, expliqua Sarah-Jane. Et alors ? Cen’est pas un secret ! ajouta-t-elle enréponse au regard de reproche que luijetait Wyatt.

— Shane est amoureux fou d’elle, çacrève les yeux, renchérit Marnie, à quiAsher adressa un froncement de sourcils

qu’elle ignora superbement.— Les temps changent ! philosopha

Jeanne-Marie. A mon époque, quand unhomme aimait une femme, et surtout sielle était enceinte, ils se mariaient, toutsimplement.

— Ce n’est pas si simple, Jeanne-Marie, déclara Sawyer.

— Je ne comprends vraiment paspourquoi ! répliqua Jeanne-Marie, quifixait Shane de son regard bleu, sisemblable à celui de leur père qu’il sedemanda comment il avait pu ne pasfaire tout de suite le lien entre eux.

— Vous avez fait des achats avecVictoria cet après-midi ? intervintAsher.

— Quand as-tu l’intention d’épouser

cette jeune fille ? insista Jeanne-Marie,dévoilant un autre trait de caractère encommun avec leur père si obstiné.

— Je crains que ce ne soit pas desitôt, étant donné qu’elle vient de mejeter à la porte de son appartement.

Sarah-Jane arbora un air soucieux.— Qu’est-ce que tu as bien pu faire

pour la mettre à ce point en colère ?— Ma chérie, intervint Wyatt,

pourquoi est-ce que tu considères tout desuite mon frère comme le coupable ?

— Sarah-Jane a raison, reconnutShane. Le malentendu entre nous estentièrement ma faute. Je me suis conduitcomme un idiot.

— Et maintenant, qu’est-ce que tucomptes faire ? demanda Jeanne-Marie

avec compassion. Lui envoyer unedouzaine de roses rouges ou lui donnerla sérénade ?

— Je vais réfléchir.— Réfléchis vite, conseilla-t-elle. Et

dès que vous serez réconciliés, invite-laau ranch. Je meurs d’envie de faire laconnaissance d’une jeune femmecapable de tenir tête à un membre de lafamille Fortune.

- 18 -

Réfléchir… Plus facile à dire qu’àfaire.

Après le repas, tout le monde s’étantéclipsé pour se reposer ou se promener,Shane se trouvait en tête à tête avecSawyer qui, comme toujours, se faisaitl’avocat du diable.

— Si elle n’a jamais fait l’escort-girl,pourquoi est-ce qu’elle ne te l’a toutsimplement pas dit ?

— Mais parce que c’était insultantpour elle que j’aie seulement osé poserla question ! Je la connais assezmaintenant pour être sûr que jamais ellene se serait abaissée à faire ça. Etcomme si cela ne suffisait pas, elle acompris que j’avais embauché undétective parce que je craignais qu’elleparte avec l’enfant.

— Tu ne lui as pas dit que tu laissaistomber cette enquête maintenant que tu laconnais bien ?

— Si, mais je ne lui ai jamais dit àquel point elle comptait pour moi. Avecla question que je lui ai poséeaujourd’hui, je ne vois pas comment ellepourrait s’en douter !

Il prenait conscience maintenant à quel

point Lia lui avait ouvert son cœur, alorsqu’il était toujours resté sur la réserve.Et pourquoi ? Parce qu’il avait peur.Peur de trop s’attacher à elle et d’ensouffrir ensuite.

— Tu comprends, Sawyer, j’ai honte.J’ai honte parce que je la connais. Jesais qu’elle est honnête, désintéressée,incapable de jouer la comédie. Il y a dessemaines que j’aurais dû mettre fin àl’enquête.

— Que ce soit toi ou moi, nous avonssouvent été assez trompés pour ne pasfaire confiance à la première venue.

— C’est bien là que je veux en venir.Nous sommes devenus si méfiants quenous n’avons même pas fait confiance ànotre propre père ! Nous avons cru qu’il

avait une seconde famille cachée.— Reconnais que chaque fois que

nous lui avons demandé desexplications, il a refusé. Et tout à coup,le voilà qui donne soixante pour cent desactions à une inconnue ! s’exclamaSawyer, qui arpentait la véranda de longen large. N’importe qui à notre place seserait inquiété.

— Rien ne nous obligeait à imaginerles histoires folles que nous avonsinventées. Alors que nous connaissonsnotre père depuis toujours, nous l’avonssoupçonné de tromper notre mère !Comment est-ce que tu qualifierais ça ?

— C’est de la méfiance mal placée.Mais qu’est-ce que tu penses d’un pèrequi liquide la plus grosse partie de son

portefeuille sans un mot d’explication ?C’est de la folie.

— Oui. Mais je connais Lia mieux quenotre père. Elle est incapable de mementir. Sur quelque sujet que ce soit.

— Si tu en es persuadé, va laretrouver. Oui, va la trouver. Présente-lui tes excuses. Reconnais que tu t’esconduit comme un imbécile et que tu luidemandes de te pardonner.

Si seulement c’était aussi simple.

* * *

Lia considéra les dossierssoigneusement rangés sur son bureaud’un air satisfait. La veille, dans unmoment de faiblesse, elle avait eu envie

de dire qu’elle était malade et nepouvait pas venir travailler. Elle avaitmême envisagé de donner sa démission.Mais, très vite, son éducation avaitrepris le dessus, et elle avait préféréfaire front.

Toute la journée, cependant, elle avaitappréhendé de voir Shane ou Sawyerapparaître, mais aucun des deux nes’était montré. Hélas, un quart d’heureavant son départ, Sawyer ouvrit la portede son bureau. Aussitôt, Lia sentit sonestomac se nouer. Il était certainementau courant de la conversation qu’elleavait eue avec Shane et il venait lui fairedes reproches ou lui donner son congé,sans doute.

— Est-ce que vous pourriez

m’accorder un instant ? demanda-t-ilaimablement.

Avec son jean délavé, sa chemise àcarreaux et ses bottes, il ressemblait àl’homme sympathique qui l’avaitengagée quelques semaines plus tôt.

— Oui, bien sûr.Il écarta la pile de classeurs posée sur

le coin du bureau et s’assit en faced’elle.

— Je… je vous dois des excuses, Lia.Elle avait mal entendu, forcément.— Pardon ?Sawyer avait perdu l’air dur et

implacable qu’il arborait ces dernierstemps.

— Shane a dû vous confier qu’il avaiteu dans le passé quelques expériences

désagréables avec des manipulatrices.J’ai connu moi aussi ce genre dedéception. Autant de très mauvaissouvenirs qui m’ont amené à douter devotre sincérité et à inciter Shane à laméfiance envers vous.

Sawyer s’interrompit un instant.Lia le regardait, surprise, mais

toujours sur ses gardes.— Vous ignorez sans doute que votre

frère a engagé un détective dans le butde me salir et de m’enlever mon enfant ?

Il baissa les yeux un instant, puis lesreleva.

— Cette idée était de moi, Lia.A cet instant, Shane frappa à la porte

et entra à son tour. Lia se demanda uninstant si tout cela n’avait pas été

manigancé par les deux frères, maisSawyer parut si surpris de voir Shanequ’elle en déduisit qu’il ne s’agissaitque d’un hasard.

Shane avait les yeux cernés et lestraits tendus d’un homme épuisé. Lia setourna vers Sawyer.

— Je vous remercie de votrefranchise. Après tout ce que je viens devivre, je l’ai trouvée trèsrafraîchissante.

— Si je peux me rendre utile…— Oui, le coupa-t-elle, sans un regard

vers Shane. Raccompagnez-moi à mavoiture, s’il vous plaît.

* * *

— Elle n’a même pas voulum’adresser la parole, et toi, tu lui asobéi au doigt et à l’œil ! Tu ne pouvaispas lui demander de rester pour meparler ?

— Non, désolé, frangin. Je venaisjuste de faire la paix avec elle, je nepouvais pas déjà la contrarier.

— Appelle l’avocat et dis-lui que jeveux le voir dès ce soir.

— Il va demander pour quelle raisontu veux le rencontrer.

— Il l’apprendra bien assez tôt.Restait à espérer que Lia comprendrait

qu’il n’avait pas eu le choix.

* * *

Lia passa le restant de la semaine sansque Shane ne se manifeste, ni au bureauni chez elle. Malheureusement, le faitd’être en colère contre lui n’empêchaitpas de souffrir cruellement de sonabsence.

Peut-être par compensation, Sawyer semontrait au contraire plein d’attentionsenvers elle. Lorsqu’elle lui demanda sonvendredi après-midi pour une visitemédicale, il accepta sans aucunedifficulté.

Avant de retrouver le Dr Gray, elles’accorda un moment de répit dans uncafé voisin. Quand elle avait pris lerendez-vous, elle avait imaginé queShane l’accompagnerait et partageraitavec elle le bonheur de voir combien

leur bébé avait grandi.Malheureusement, tout avait changédepuis. Tant pis, après tout, il n’y avaitrien d’héroïque à aller seule voir legynécologue, elle l’avait déjà fait et ellele ferait encore.

Son téléphone sonna alors qu’elles’apprêtait à se mettre en route pour laclinique.

— J’ai des super-nouvelles àt’annoncer, lança joyeusement Stephanieau bout du fil.

— Quel plaisir de t’entendre !J’imagine que Paul et toi…

Un silence suivit. Puis Stephanie repritd’une voix un peu hésitante.

— Non. C’est à propos d’un client. Unhomme d’affaires italien qui a un poste

très important dans le pétrole. Il abesoin de quelqu’un pourl’accompagner.

— Et Paul ?— Oh… ça n’aurait jamais marché.

J’aime trop le luxe et la fête.— Tu es sûre que tu n’attends pas

davantage de la vie ?— C’est toi qui me poses cette

question ? Mais je ne peux pas vivrecomme toi ! Habiter un petit appartementtout moche, m’habiller aux puces et meretrouver seule et enceinte ? Jamais dela vie !

Des larmes montèrent aux yeux de Lia.Effectivement, présentée de cettemanière, sa vie avait quelque chose depathétique. Stephanie dut prendre

conscience de l’énormité de sa bévuecar elle se reprit tout de suite.

— Lia, excuse-moi, je ne voulais pasêtre méchante, je suis juste trèsmaladroite. Tu me connais !

— Oui, je te connais. Je regrette pourtoi que tu aies rompu avec Paul, mais jete souhaite d’être heureuse… à ta façon.

Sur ce, elle raccrocha et commanda unautre café en espérant qu’il luiredonnerait un peu de courage avant sonrendez-vous. Que de désillusions !Stephanie avait renoncé à chercherl’amour par goût de la facilité, et elle,Lia, qui pensait avoir trouvé l’amour desa vie, s’était retrouvée avec undétective sur les talons et la menace deperdre son enfant.

— Est-ce que ça te dérange si jem’assieds à côté de toi ?

Shane !— Oui. Tant que le test A.D.N. n’est

pas effectué, je n’ai rien à te dire.Adresse-toi à mon avocat si tu asquelque chose à me dire.

— Tu as un avocat ?— Depuis hier.— Parfait. Tu pourras donc lui

montrer ce document, dit-il en luitendant quelques feuilles de papier quiparaissaient porter un timbre officiel.

Son sang se figea dans ses veines, uneviolente nausée lui souleva l’estomac.Inutile de lire, elle savait ce qui étaitécrit. Shane voulait obtenir la garde del’enfant.

— Shane, un enfant a besoin de samère. Jamais une nourrice, aussidévouée soit-elle, ne l’aimera autant quemoi.

— Avant de parler, lis. Je t’en prie,Lia.

Lorsqu’il posa la main sur la sienne,elle faillit fondre en larmes. Tant bienque mal, elle déchiffra le document et, àla fin, leva un regard incrédule surShane.

— Tu abandonnes ton éventuel droitde garde ! Alors, finalement, tu ne veuxpas de cet enfant ? Tout ce que tu m’asfait supporter, c’était juste un jeu pourtoi ?

— Non, Lia, pas du tout. Je veux jouermon rôle et tenir ma place dans la vie de

cet enfant. Ce document est la seulefaçon que j’ai trouvée de te persuaderque je ne voulais pas te l’enlever.

Elle n’osait pas y croire.— C’est ton détective qui t’a dit que

je venais ici aujourd’hui ?— Pas du tout. Je l’ai remercié le soir

même de notre conversation. C’est leG.P.S. de l’entreprise qui m’a renseigné,puisque tu utilises un téléphoneprofessionnel.

Lorsque la serveuse apporta son café,il en commanda un pour lui aussi.

— Tu paraissais très contrariée quandje suis entré.

— Oui. Je venais de parler avecStephanie. Elle m’annonçait sa nouvelle« mission ». Tu ne me demandes pas si,

moi aussi, j’ai assuré dans le passé des« missions » de ce genre ? ajouta-t-elleaprès un instant de silence.

— Non, c’est inutile. Je sais très bienque jamais tu n’accepterais ce genre devie.

— Pourtant, j’ai couché avec toi lesoir où je t’ai rencontré…

Il éclata de rire.— C’est parce que je suis

irrésistible ! Pardonne-moi, Lia, reprit-ilplus sérieusement. Je n’aurais jamais dûte poser cette fichue question. Je t’aime.Je ne demande rien d’autre à la vie quele bonheur de vivre à tes côtés avecnotre enfant.

— Et le détective ?— Une erreur grossière. Mais Sawyer

et moi avions déjà été victimes dechantages qui nous avaient rendusmalheureux et méfiants.

— Et tes secrets à propos de Jeanne-Marie ? Comment veux-tu que je croieque tu m’aimes si tu ne me fais pasconfiance ?

— Tu as raison, je t’ai tenue en dehorsde cette affaire de famille. Je vais tedire la vérité. Il y a un an, je ne savaismême pas que cette femme existait. Jecroyais que mon père n’avait pas d’autrefamille que son frère John Michael…

Lorsqu’il lui eut raconté toutel’histoire, Lia poussa un cri decompassion.

— Comme vous avez dû êtremalheureux de croire que votre père

était bigame !— Oui, terriblement. Mais là encore,

je me trompais. Mon père est un hommeparfaitement honorable.

Il riva son beau regard au sien.— Tu m’apprends à avoir confiance

en la vie. Il n’y aura plus jamais demalentendu entre nous, je te le jure. Je teconnais, je t’estime et je t’aime. Tout ceque je te demande, c’est…

— C’est ?— C’est de m’aimer aussi.A son tour, elle plongea dans ses yeux

bleu marine.— Il y a longtemps, très longtemps que

j’ai commencé !

Epilogue

— Je trouve que cette pièce seraitparfaite pour y installer la chambre dubébé, tu ne crois pas ?

Shane avait étalé sur le bureau deSawyer les plans de la maison qu’ilsallaient faire construire, un peu àl’extérieur de Red Rock.

Lia avait accepté qu’ils s’installentdans la petite ville, persuadée que ceserait un endroit idéal pour y élever leur

enfant.— J’aimerais bien que les murs soient

bleu pâle.— Oui, c’est une couleur parfaite pour

un garçon.La dernière échographie avait montré

une vue frontale qui ne laissait plusaucune place au doute, cette fois. Shaney avait assisté, comme il assistait àtoutes les visites médicales que passaitLia.

— Ce serait vraiment bien que tesparents soient de retour pour lanaissance, fit-elle remarquer.

— Oui, c’est vrai. Et, en tant queresponsable de J.M.F. Financial, celam’arrangerait bien aussi. Tout le mondeabandonne l’entreprise, dans cette

famille. Moi, je ne veux pas quitter lenavire tant que mon père ne m’aura pasexpliqué la stratégie qu’il a choisie et laplace de Jeanne-Marie dans tout ça.

— Ne t’inquiète pas, tout s’éclairciraavec le temps. Tu as raison d’attendrepour prendre ta décision enconnaissance de cause.

Shane la prit par la main et laconduisit sous la véranda.

— Tu crois que je serai un bon père ?— J’en suis persuadée !— Tant mieux, mais ça ne me suffit

pas. Je veux aussi être un mariexemplaire.

Il déposa un baiser sur ses lèvres, puisse redressa.

— Je t’aime, Lia. Tu es une femme

merveilleuse, forte et pleine de talent. Jene peux pas imaginer la vie sans toi.

Il plongea la main dans la poche deson pantalon et en sortit un petit écrin envelours noir dont il fit fonctionner ledéclic. Lia demeura bouche bée devantle diamant taillé en forme de marquise.

— Natalia Serrano, je t’aime de toutmon cœur. Est-ce que tu acceptes dedevenir ma femme ?

Elle leva vers lui un regard débordantde bonheur.

— Moi aussi, Shane Fortune, je t’aimede tout mon cœur. Et, oui, j’accepte det’épouser !

— Alors, faisons le plus vitepossible ! Il est peut-être encore tempsde prévoir un triple mariage, puisque

Asher et Wyatt se marient dans deuxsemaines.

— Quelle belle fête ce serait ! Enplus, j’ai toujours rêvé de me marier enjuin.

Il glissa la bague à son doigt, puis laserra dans ses bras. Ils s’embrassèrent àperdre le souffle, puis ilsrecommencèrent, jusqu’à ce que le bébése rappelle à leur existence en donnantde grands coups.

Lia posa les mains sur son ventrerond. Cet enfant, leur enfant, allait naîtredans la grande famille des Fortune, ilaurait deux parents qui l’aimeraient detout leur cœur et qui, en plus, étaientprofondément amoureux l’un de l’autre.

* * *

Retrouvez la famille Fortune dès lemois prochain dans votre collectionPassions !

TITRE ORIGINAL : EXPECTING FORTUNE’S HEIRTraduction française : GABY GRENAT

HARLEQUIN®

est une marque déposée par le Groupe Harlequin

PASSIONS®

est une marque déposée par Harlequin S.A.© 2013, Harlequin Books S.A.

© 2014, Harlequin S.A.Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :Homme & bébé : © GETTY IMAGES/FLICKR/ROYALTY

FREERéalisation graphique couverture : L. SLAWIG (Harlequin SA)

Tous droits réservés.ISBN 978-2-2803-2360-4

Tous droits réservés, y compris le droit dereproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sousquelque forme que ce soit. Ce livre est publié avecl’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A. Cetteœuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres,les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit lefruit de l’imagination de l’auteur, soit utilisés dans lecadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance

avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, desentreprises, des événements ou des lieux, serait unepure coïncidence. HARLEQUIN, ainsi que H et lelogo en forme de losange, appartiennent à HarlequinEnterprises Limited ou à ses filiales, et sont utiliséspar d’autres sous licence.

ÉDITIONS HARLEQUIN83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13.

Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47www.harlequin.fr

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En entendant un bruit de pas derrièreelle, Rosalinda Lightfoot se retourna etaperçut Tyler Pickens monter lesmarches de la galerie en façade. Ou, toutdu moins, elle supposa que cet hommede taille imposante était le propriétairedu ranch Pine Ridge. En tout cas, il enavait toutes les apparences. Vêtu d’unjean et d’une chemise couleur crème,chaussé de bottes de cavalier, il

paraissait âgé d’une trentaine d’années.Ses cheveux noirs coiffés en arrièreencadraient un visage hâlé par le soleilet le grand air. A cet instant, ce visagearborait une expression de sombredétermination.

Elle se leva vivement, reposant satasse de café sur une table près de sonfauteuil. Alors qu’elle lui tendait la mainpour le saluer, un frisson la parcourut, etson pouls s’accéléra sensiblement. Ellefut la première à prendre la parole :

— Bonjour, monsieur Pickens.Durant un moment qui lui parut

interminable, elle crut qu’il allaitignorer sa main tendue. Puis il la serrafermement entre ses doigts vigoureux, etau contact de sa peau calleuse, elle

ressentit une impression de chaleur et deforce.

— Officier Lightfoot ? Je m’attendaisà voir un homme.

Elle soutint sereinement son regard, etla froideur qu’elle lut dans ses yeuxverts lui donna le sentiment de glissersur la glace fine d’un étang qui risquaitde se rompre à tout instant. Interroger cethomme n’allait pas être chose simple,mais elle était adjointe du shérif deLincoln County, et cela faisait partie deson travail.

— Désolée de vous décevoir,répondit-elle.

Relâchant sa main, il lui désigna lesiège qu’elle venait de quitter.

— Asseyez-vous, ordonna-t-il en

plaçant un autre fauteuil en face d’elle.Elle l’observa discrètement pendant

qu’il s’y installait, étirant ses longuesjambes devant lui, croisées auxchevilles, dans une attitude dont lanonchalance l’étonna. Elle s’attendait àtrouver un homme tendu, prêt à exploserà tout moment. Mais, après tout, lesrumeurs qu’elle avait entendues à sonsujet étaient peut-être exagérées oufausses. Ou alors, il était simplement unhomme d’humeur changeante. En toutcas, quelque chose chez lui la fascinaitau point qu’elle ne pouvait détacher sonregard de lui. Il ne s’attendait peut-êtrepas à voir une femme policier, mais elle,de son côté, ne s’attendait certainementpas à trouver devant elle cet homme

aussi viril.Avec ses pommettes hautes, son

regard scrutateur sous des paupières mi-closes, son nez aquilin au-dessus d’unebouche aux lèvres généreuses, ilincarnait la virilité, la séduction et laforce. Et, pour la première fois depuistrès longtemps, la femme en Rosalindase surprit à contempler ce spectacleavec un vif intérêt.

Sirotant une gorgée du café que Gib, lecuisinier, lui avait aimablement servi,elle fit un effort pour se ressaisir. Elleavait très peu dormi la nuit passée, et lemanque de sommeil l’avaitprobablement laissée un peu groggy. Entemps ordinaire, elle ne fixait jamais unhomme comme elle le faisait avec Tyler

Pickens à cet instant.— J’essaierai de ne pas vous faire

perdre votre temps, monsieur Pickens,dit-elle en toussotant pour s’éclaircir lavoix. Je comprends que vous devez êtretrès occupé avec les ravages provoquéspar l’incendie.

— Ah oui, murmura-t-il. L’incendie.C’est la raison de votre petite visite,bien sûr. Je suppose que vous n’avezencore aucune information quant à sonorigine ?

— Pas encore, convint-elle d’un tonprofessionnel.

Avant qu’elle vienne le voir, BradyDonovan, le second du shérif, lui avaitdonné quelques informations sur TylerPickens. Au cours de cette conversation,

elle avait ainsi appris qu’il étaitcélibataire, et qu’on ne lui connaissaitpas de petite amie régulière depuis qu’ils’était installé ici, presque dix ans plustôt. Apparemment, aucun membre de safamille, s’il en avait une, ne lui avaitjamais rendu visite, et ses seuls amissemblaient être les employés de sonranch. Seul Laramie Jones, lecontremaître du ranch Chaparral, quijouxtait ses terres côté sud, semblaitentretenir des liens amicaux avec lui.

— Ma question était idiote, observa-t-il avec une grimace. Vous ne me diriezprobablement rien même si vous aviezune liste de suspects longue comme lebras.

— Probablement pas, reconnut-elle,

adoucissant sa réponse avec l’amorced’un sourire.

D’après ses premières constatations,l’incendie de la nuit précédente s’étaitarrêté à la rivière, à presque cinqkilomètres de la maison principale duranch Pine Ridge. Les flammes s’étaientpropagées principalement sur les terresdu ranch Chaparral, calcinant deshectares de forêt et de pâtures. Parbonheur, Laramie Jones et son équipeavaient sauvé le bétail du Chaparral,travaillant toute la nuit pour éloigner lesbêtes. De son côté, Tyler Pickens n’avaitsignalé aucune perte parmi son bétail.

— Alors, qu’attendez-vous de moi ?s’enquit-il. Je ne peux tout de même pasfaire votre travail à votre place.

Faisant de son mieux pour ne pasprendre ombrage de cette attitudearrogante, elle prit son temps pourrépondre en sirotant son café. S’iln’avait ni amis ni famille autour de lui,c’était peut-être parce que les gens letrouvaient difficile à vivre. A moins quel’incendie l’ait simplement mis demauvaise humeur.

— Je me réjouis d’entendre que vousn’avez pas l’intention de vous fairevous-même justice. L’incendievolontaire est un crime sérieux.

Lorsqu’elle abaissa sa tasse, elleconstata qu’il l’observait attentivement,comme si la vue d’une femme portantune arme sur sa hanche était unebizarrerie pour lui, ou un spectacle

choquant. A cette idée, elle releva latête, s’efforçant de mettre en pratique laconfiance en soi que le shérif Hamiltonavait tenté de lui inculquer. Il lui avaitsouvent répété qu’elle était une bonneprofessionnelle. Elle devait avoirconfiance en l’opinion du bon shérif. Et,plus encore, elle devait avoir confianceen elle-même.

— Dois-je comprendre que le shériftraite cet incident comme un incendiecriminel ?

— On a relevé les traces d’unaccélérant, convint-elle.

Elle n’avait pas l’intention de luicommuniquer davantage de précisionsconcernant les indices qu’ils avaientrelevés. Ce serait risquer de

compromettre l’enquête, d’autant plusqu’elle ignorait encore si cet hommeétait impliqué ou non dans l’affaire.

— Ce n’est pas très étonnant, observa-t-il, sa voix teintée d’un léger sarcasme.Il n’y a pas eu d’impact de foudre àmoins de deux cents kilomètres à laronde, la nuit dernière.

Elle se demanda si quelqu’un avaitdéjà essayé d’effacer ce sourirenarquois de son visage avec une bonnecorrection. Ce ne serait probablementpas une mince affaire, décida-t-elle. Cethomme avait l’air dur comme l’acier.

— Les incendies peuvent avoird’autres causes, monsieur Pickens. Unecigarette, un feu de camp mal éteint,l’incinération d’ordures ou une étincelle

de poste de soudure, pour n’en citer quequelques-unes. Certains de vos hommestravaillaient-ils dans cette zone, hier ?

— A quoi riment ces questions ausujet de mes hommes ? répliqua-t-il,fronçant les sourcils. Ce sont lesCantrell que vous devriez interroger.

Rosalinda n’était pas très surprise parcette attitude défensive. D’après cequ’elle avait appris, de nombreuxincidents s’étaient produits au ranchChaparral, l’exploitation voisine, aucours de l’année. Et certains de cesproblèmes avaient eu des répercussionssur le ranch Pine Ridge. D’ailleurs,Tyler Pickens ne s’était pas gêné pourexprimer son exaspération à ce sujet.Mais ce n’était peut-être qu’un

stratagème. Il jouait peut-être lesvictimes, alors qu’il était en réalitél’instigateur de ces incidents. Mais dansquel but un homme comme luichercherait-il à nuire aux Cantrell ?D’ailleurs, avait-il vraiment le profild’un criminel ?

Mais l’ex-petite amie de Dale n’avaitpas, elle non plus, le profil d’unepsychopathe, se rappela-t-elle. Moniqueavait l’air d’une bibliothécaire timide eteffacée qui s’enfuirait à la vue d’unesouris. Mais en réalité, elle était unefemme en proie à des obsessionscriminelles, déterminée à faire le malautour d’elle. Les apparences sontparfois trompeuses.

Refoulant ces pensées dérangeantes,

elle répondit d’un ton professionnel :— L’adjoint Harrigan est en ce

moment même au ranch Chaparral entrain d’interroger le personnel.

Elle devina à son expression qu’illuttait pour conserver son calme et, pourêtre honnête, elle devait reconnaîtrequ’il avait quelques motifs d’être encolère. Certaines de ses terres avaientété détruites par l’incendie, et voilà qu’àprésent la police venait lui faire subir uninterrogatoire. Dans de tellescirconstances, qui prendrait bien leschoses ?

— Et c’est vous qu’ils ont envoyée icipour fouiner dans mon ranch et dans mavie privée, observa-t-il d’un ton delourde ironie.

— J’espère que nous n’aurons pasbesoin de « fouiner », monsieur Pickens,répliqua-t-elle, redressant les épaules.Je préfère croire que vous souhaitezfaire avancer nos investigations et nouscommuniquer toutes les informations envotre possession pour nous aider àdécouvrir l’auteur de ce crime.

Plusieurs secondes s’écoulèrent dansun silence tendu, pendant lesquelles sonregard froid parcourut son visage, sachemise kaki, pour descendre ensuite enprenant tout son temps le long de sesjambes. Bien que, de nos jours, denombreuses femmes soient intégréesdans les forces de l’ordre, elles étaientparfois l’objet d’insultes à caractèresexiste. Mais le regard de Tyler Pickens

ne cherchait pas à questionner sonautorité en tant qu’adjointe du shérif.C’était celui d’un homme quicontemplait une femme. Et ce regard ladéstabilisa bien davantage que sonattitude insolente.

— Depuis combien de tempstravaillez-vous pour le shérif Hamilton ?s’enquit-il.

C’était elle qui était censée poser lesquestions. Mais elle ne souhaitait pasnon plus le fâcher au point où ilrefuserait de poursuivre cet entretien.Que cela lui plaise ou non, elle avaitbesoin de la coopération de cet homme.

— Assez longtemps, répondit-elled’un ton évasif.

Il n’était pas question non plus de

préciser qu’elle n’était adjointe dushérif de Lincoln County que depuis huitmois. Il en conclurait qu’elle manquaitd’expérience. Il ne pouvait pas savoir,bien sûr, qu’avant cela, elle avaittravaillé pendant un an et demi commeagent de police à Ruidoso. Sans compterqu’à son poste actuel, son équipier etelle avaient déjà démantelé un importantréseau de recel d’objets volés, aidé àcapturer deux fugitifs et retrouvé dubétail volé.

Elle nota que son regard venait seposer sur sa main gauche.

— Avez-vous une famille,mademoiselle Lightfoot ?

— Officier Lightfoot, corrigea-t-elle,se demandant pourquoi il lui poserait

une question aussi personnelle. Et laréponse est non. Et vous ?

— Non, répondit-il. Exception faite demon cuisinier, Gib Easton, je vis seulici.

— Je vois. On doit se sentir trèssolitaire, si loin de tout, remarqua-t-elled’un ton songeur. Suffisamment pourvouloir créer un peu d’excitation ?

Sa réponse fut un énorme rire degorge, riche et grave, et Rosalinda ledévisagea d’un air stupéfait. Lesfossettes qui étaient apparues sur sesjoues un peu creuses, l’éclat de ses dentstrès blanches sur le fond de sa peauhâlée étaient si charmants qu’elle sesurprit à sourire avec lui.

— Vous trouvez cela drôle ? s’enquit-

elle enfin.— Extrêmement drôle.Il se leva et, faisant quelques pas

jusqu’à l’extrémité de la galerie, désignad’un large geste du bras la chaîne demontagnes sur leur droite, l’étroitevallée à leurs pieds et, au loin, le rubanscintillant d’une rivière étirant sesméandres vers le sud.

— Tout cela est à moi, officierLightfoot. J’ai travaillé d’arrache-piedpour faire de ce ranch ce qu’il estaujourd’hui. Mon grand plaisir est devoir naître un veau ou galoper unpoulain aux côtés de sa mère. Pas devoir les flammes ravager mes précieusespâtures.

C’était une réponse parfaitement

sensée. Avalant la dernière gorgée deson café, elle reposa sa tasse et sasoucoupe et alla rejoindre Tyler Pickensprès de l’arche de pierre soutenant latoiture de la galerie.

Si elle se plaçait tout près de cethomme, le haut de sa tête arriverait àpeine à mi-hauteur de son torse puissant.Ce détail n’avait aucun rapport avec sonenquête, se rappela-t-elle sévèrement.Que lui prenait-il d’entretenir de tellespensées ? Après le long cauchemarqu’elle avait vécu avec Dale, ellen’avait plus jamais eu envie de se sentirproche d’un homme, physiquement ouémotionnellement. Mais quelque chosechez ce rude éleveur de bétail lui faisaitdéjà oublier le chagrin et la peur qu’elle

avait endurés.Elle toussota derrière sa main et

s’efforça de se concentrer de nouveausur son travail.

— Depuis quand êtes-vouspropriétaire de ce ranch ? s’enquit-elle,bien que les archives de la ville lui aientdéjà fourni cette information.

— Presque dix ans, répondit-il en luifaisant face.

Au-delà des pelouses parfaitemententretenues, ombragées par degigantesques pins ponderosa, le soldescendait en pente douce vers le fondd’une vallée verdoyante, où étaientsitués les bâtiments et les installationsdu ranch. De la hauteur où ils setrouvaient, elle apercevait une profusion

d’écuries, de bâtiments techniques et decorrals, et des cow-boys à chevalconduisant du bétail d’un enclos àl’autre. Des vaches beuglaient, et lehennissement d’un cheval répondit àcelui de son compagnon d’écurie,résonnant dans l’air limpide. C’était unemagnifique matinée de juin dans le suddu Nouveau-Mexique. On en oubliaitpresque qu’un drame s’était produit icila nuit précédente.

— Je crois savoir que vous avezdemandé à Quint Cantrell de vousvendre certaines terres du ranchChaparral, et qu’il a refusé, dit-elle d’unton professionnel.

— C’est exact. Il y a environ deux ans,j’ai proposé de lui acheter une section

mitoyenne de mes terres, composéeprincipalement de pâtures, ce dont j’aile plus besoin. Quint et son grand-pèreont refusé tout net.

— N’avez-vous pas été en colère ?Il soupira comme si cette conversation

l’ennuyait à mourir. Peut-être jugeait-ilque sa question était stupide, mais pourelle, elle était tout à fait légitime.

— Déçu, officier Lightfoot, corrigea-t-il. Pas en colère. J’espère toujours qu’unjour ils finiront par revenir sur leurdécision. Entretemps, je n’ai aucuneraison de souhaiter que leurs terresbrûlent ni qu’un autre malheur frappeleur ranch. Il se trouve que j’aime biencette famille.

— Mais vous n’ignorez pas que le

ranch Chaparral a connu quelquesproblèmes, récemment.

— Voilà une remarque parfaitementidiote ! Bien sûr que je suis au courant !J’élève des herefords de pure race. Jen’ai pas du tout envie que leurs taureauxangus viennent chez moi pour couvrirmes vaches ! Je n’ai pas envie que mesclôtures soient cisaillées ou que monbétail s’éparpille en dehors de mespâtures. J’en ai plus qu’assez que lesproblèmes des Cantrell deviennent aussiles miens !

Un feu intense brûlait à présent dansses yeux de glace, et Rosalinda eut unclair aperçu de sa nature passionnée.

— Je peux facilement le comprendre,assura-t-elle.

— Permettez-moi d’en douter,répliqua-t-il, d’un ton plus calme. LesCantrell sont une vieille famille établiedans le pays depuis très longtemps.Beaucoup de gens les connaissent et lesapprécient. Moi, on me considère encorecomme un Texan, un intrus. Personne nese soucie de ce qui peut se passer auranch Pine Ridge.

— Frankie Cantrell, la mère de Quint,est une Texane, observa-t-elle.D’ailleurs, elle est là-bas en ce momentpour rendre visite à ses fils aînés. Lesaviez-vous ?

— Cette question fait-elle partie devotre enquête ?

— Non. Je suis seulement curieuse.Il fronça les sourcils d’un air

désapprobateur, et elle eut l’impressionqu’il n’était pas habitué à ce qu’on luipose des questions personnelles. Et, toutà coup, elle s’aperçut que son intérêtpour lui allait bien au-delà de ce qu’ilpouvait penser de la famille Cantrell oude leurs terres mitoyennes des siennes.Ce ranch était encore plus isolé que leChaparral, et il avait déjà reconnu qu’ily vivait seul. En dehors d’élever deschevaux et du bétail, que faisait-illorsqu’il avait besoin d’un ami ?

Décidant apparemment que sa questionne cachait aucun piège, il hocha la tête.

— Oui, nous sommes tous deux natifsdu Texas. Là-bas, je vivais sur le ranchde mes parents, le Rocking P., àquelques kilomètres à l’ouest d’Austin.

Mais Mme Cantrell m’a raconté qu’ellevivait à Goliad County, dans le sud-estde l’Etat, et nous ne nous étions jamaisrencontrés avant que je viennem’installer ici.

— Qu’est-ce qui vous a incité àchoisir le Nouveau-Mexique ?

— Je désirais avoir un endroit à moi.Et j’apprécie beaucoup cette région.

— Nous sommes très loin d’Austin,remarqua-t-elle.

— C’est l’une des raisons pourlesquelles j’ai choisi de m’installer ici,répliqua-t-il d’un ton froid.

Ce qui signifiait certainement qu’ilavait laissé quelque chose derrière lui,là-bas, décida Rosalinda. Tout commeelle avait tourné le dos à une page de sa

vie en quittant Gallup. Mais, bien sûr,rien de tout cela n’avait le moindrerapport avec le présent.

— Pour revenir à l’incendie, monsieurPickens, avez-vous des raisons de croirequ’un ou plusieurs de vos employésaient pu en être responsables ?

Elle s’attendait à une nouvelleexplosion de colère, mais à sa surprise,il se contenta de hausser les épaules.

— Tous mes hommes travaillent avecmoi depuis plusieurs années déjà. Cesont des types bien, des gens sanshistoires.

Il croisa les bras sur sa large poitrineet se tourna vers elle, et elle ne puts’empêcher de remarquer le tissu de sachemise tendu sur ses impressionnants

biceps.— Comprenez-moi bien, officier

Lightfoot. Il y a eu quelques disputesentre mes hommes. Lorsque dix hommesse côtoient jusqu’à douze heures parjour, les frictions sont inévitables. Maisil n’y a jamais rien eu de sérieux entreeux et les hommes du ranch Chaparral.

— Savez-vous si certains d’entre euxont des amis parmi l’équipe duChaparral ?

— Pas à ma connaissance. Vousdevrez leur poser la question vous-même.

— C’est une bonne idée. J’aimerais eneffet m’entretenir avec vos hommes.Leur poser quelques questions deroutine.

— Vous pouvez commencer par Gib sivous le souhaitez. Vous le trouverezdans la cuisine. Les autres sont là-bas,dans les corrals.

Il marqua une pause, avant d’ajouteravec un sourire mélancolique :

— Mais si j’étais vous, je necompterais pas trop sur des aveuxspontanés.

— Mon intention n’est pas de leurarracher des aveux, monsieur Pickens,répondit-elle en souriant à son tour. J’aiseulement besoin de savoir où ils setrouvaient avant l’incendie.

Elle lui tendit une carte de visiteprofessionnelle, avant d’ajouter :

— Voici mon nom et un numéro aubureau du shérif où vous pouvez me

joindre. Si vous vous souvenez d’undétail pouvant faire avancer notreenquête, n’hésitez pas à appeler.

Il prit la carte sans même y jeter uncoup d’œil et la glissa dans la poche depoitrine de sa chemise.

— Je n’y manquerai pas.— Je vous remercie,

monsieur Pickens, dit-elle en lui tendantla main. Nous vous tiendrons informédes progrès de l’enquête.

Il prit sa main tendue, mais cette fois-ci, il la garda un instant serrée dans lasienne. Elle sentit le sang affluer à sesjoues, et une force mystérieuse semblal’attirer vers l’éleveur texan, comme uncourant magnétique.

Troublée par cette sensation, elle

dégagea sa main et descendit lesmarches de la galerie. Tandis qu’elleregagnait son pick-up, elle sentait sonregard rivé dans son dos, mais elle segarda bien de se retourner pourconfirmer son impression. A cet instant,elle n’était pas en état de supporter plusde proximité avec Tyler Pickens.

- 2 -

Resté seul, Tyler ramassa la tasse videde l’adjointe du shérif et entra dans lamaison. Dans la cuisine, il trouva Gib entrain de laver la vaisselle de leur petitdéjeuner.

En entendant le bruit de ses pas, levieil homme aux cheveux de neige, auvisage tanné par une vie au grand air, seretourna pour le fixer de ses yeux d’unbleu délavé.

— Voilà qui a été rapide.Rapide ? Tyler avait l’impression que

son entrevue avec Mlle Lightfoot avaitduré des heures. Il est vrai que la jeunefemme avait retenu toute son attention.Non pas avec ses paroles, mais avec sabeauté.

Il n’était pas très sûr de ce qui venaitde lui arriver. Il ne s’intéressait pas auxfemmes. Pas de cette façon. Pas depuisDeeDee. DeeDee avait fait voler enéclats tous ses rêves, tous ses espoirs ettous ses projets d’avenir. Elle avaitdressé une barrière entre lui et safamille, et ce faisant, elle avait anéantison univers. A cause de DeeDee, ilfuyait toutes les femmes depuis dix ans.Pourtant, quelque chose en Rosalinda

Lightfoot avait insufflé de la vie en lui.Grâce à elle, il s’était senti de nouveauun homme, et il n’avait pas pus’empêcher de la fixer comme un idiot.

— Elle n’avait que quelques questionsà me poser, répondit-il en plongeant latasse dans l’eau savonneuse. J’ai essayéde lui expliquer qu’elle perdait sontemps en nous interrogeant, mon équipeet moi.

— En êtes-vous si sûr ? observa levieil homme.

Tyler fronça les sourcils.— Suggérez-vous que l’un de nous est

un pyromane ?— Quelquefois, les gens cachent bien

leur jeu, répondit Gib d’un ton prudent.Gib Easton avait autrefois été

l’employé de Warren, le père de Tyler,au ranch Rocking P., mais, lorsque Tyleravait décidé de partir s’installer auNouveau-Mexique, Gib avait choisi dele suivre pour créer ce ranch demontagne. Le vieil homme avait étél’une des rares personnes à comprendreclairement que Warren Pickens faisaitpreuve de favoritisme avec ses jumeaux,et que Tyler sortait toujours perdant decette compétition. Tyler étaitreconnaissant à Gib de l’avoir toujourssoutenu. Leur relation durait à présentdepuis des années, et Gib était le seulhomme à qui Tyler fasse totalementconfiance.

— C’est vrai, convint-il. Mais j’ai foien mes hommes.

— D’après Sawyer, Art et Joeyréparaient des clôtures dans cettesection-là, hier après-midi.

— Réfléchissez une seconde, Gib.Pouvez-vous imaginer ces deux-là entrain de transporter des jerricansd’essence sur leurs chevaux ? C’estabsurde !

— C’est donc avec de l’essence qu’ona allumé l’incendie ?

— En fait, je n’en sais rien, marmonnaTyler. L’officier Lightfoot a mentionnéqu’un accélérant avait été utilisé. J’aisimplement supposé que c’était del’essence.

— Que vous a-t-elle dit d’autre ?s’enquit Gib en achevant de débarrasserla table.

Tyler alla se planter devant les portesde verre coulissantes donnant accès aupatio. Il apercevait au loin le pick-up del’adjointe du shérif arrêté devantl’écurie principale, mais il ne voyaitnulle part la jeune femme. Et seshommes non plus. Elle avaitprobablement rassemblé toute l’équipedans les écuries. Ou peut-être était-ellesuffisamment rusée pour les interrogerséparément. Quoi qu’il en soit, ildevinait d’avance l’effet qu’elle auraitsur ces hommes. Il fallait avouer qu’elleétait fabuleusement sexy. Le genre defemme devant laquelle un homme ne peuts’empêcher de penser à de longues nuitsde plaisir.

— Elle voulait savoir si j’étais

suffisamment en colère contre Cantrellpour songer à brûler ses terres.

— Où a-t-elle été chercher une idéepareille ? s’exclama le vieil homme enriant. Quint est un ami. Au moins, il s’esttoujours comporté comme tel.

— Elle croit que j’ai peut-être voulume venger parce qu’il a refusé de mevendre la pâture en bordure de rivière.

— C’était il y a plus de deux ans.Vous auriez mis bien du temps à mûrirvotre vengeance.

— C’est son travail, de poser desquestions, observa Tyler en soupirant.En ce moment même, elle est en traind’interroger les hommes.

— Et vous ne l’avez pasaccompagnée ? s’exclama Gib, ébahi.

Ces gars-là vont la manger toute crue.— Je n’ai pas été invité. D’ailleurs,

j’ai le sentiment que l’officier Lightfootest tout à fait capable de se défendretoute seule.

De plus, s’il arrivait à ses oreilles quel’un des hommes s’était montré grossieravec elle, il se chargerait lui-même delui remettre les pendules à l’heure. Ilexigeait de ses hommes uncomportement irréprochable.

— Je l’espère pour elle, répondit Gib.Tyler traversa la pièce pour aller

décrocher son Stetson sur une patère.— Je dois aller en ville, annonça-t-il.

Ne m’attendez pas pour déjeuner.— Vous savez ce qu’on dit de vous, en

ville, lança Gib derrière lui. Vous êtes

un trouble-fête.Tyler serra les mâchoires. Il savait

qu’on se méfiait de lui. Pourtant, il avaitpassé toute sa vie à suivre la voix de saconscience, à faire ce qui était juste,quel qu’en soit le prix. Et le prix qu’ilavait dû payer avait été très élevé.

— Je me fiche totalement de ce queles gens peuvent raconter, grogna-t-il enouvrant la porte.

— Ici, peut-être, répliqua Gib. Maislà-bas, au Texas…

— C’était il y a une éternité, Gib,répliqua Tyler, se retournant sur le seuilpour faire face au vieil homme. Toutcela n’a plus aucune importance. Si vouscraignez que ma mauvaise réputationrejaillisse sur vous, vous êtes libre de

retourner travailler au Rocking P. Monpère aura une autre bonne raison de sevanter de sa victoire.

— Jamais de la vie ! s’indigna Gib enretournant à sa vaisselle. WarrenPickens ne me reverra jamais, vivant oumort. Ma place est ici avec vous. Ai-jeété clair ?

C’était le moment idéal pour déclarerà Gib combien il lui était reconnaissantde son inébranlable loyauté, songeaTyler. Mais il n’avait jamais appris àexprimer avec des mots les sentimentsde son cœur. Il avait toujours préférélaisser ses actions parler pour lui. Toutle contraire de son frère jumeau. Sonfrère Trent avait toujours été beauparleur, et les mots d’affection coulaient

facilement de sa bouche. Mais pour lui,ce n’étaient que des mots.

— Très clair, répondit Tyler ens’approchant pour étreindre brièvementles épaules du vieil homme. Je serai deretour dans l’après-midi.

Quelques minutes plus tard, au volantde son pick-up, il traversait une sectionde ses terres noircie par l’incendie. Ilralentit pour contempler d’un airdégoûté le sol noirâtre, les buissonscalcinés, et il imagina les animauxsauvages qui avaient dû périr dans lesflammes, ou fuir terrorisés. Celui quiavait commis ce crime le paierait cher.

Toutefois, il n’avait pas grand espoirque les services du shérif démasquent lecoupable, à moins, bien sûr, qu’ils

n’aient trouvé suffisamment d’indicesexploitables pour mener leur enquête. Sic’était le cas, l’officier Lightfoot n’enavait pas soufflé mot. Au lieu de cela,elle perdait son temps avec desquestions oiseuses au sujet de sessentiments envers les Cantrell.

Au détour d’un virage, il aperçut unpick-up du ranch Chaparral arrêté aubord de la route, et il reconnut LaramieJones assis au volant. Tyler ralentit ets’arrêta à sa hauteur. Il abaissa sa vitre,tandis que Laramie faisait de même.

— Alors, on évalue les dégâts ? lançaTyler.

Laramie Jones, un cow-boy auxcheveux noirs et drus, était déjà lecontremaître de l’immense ranch

Chaparral bien avant l’arrivée de Tylerau Nouveau-Mexique.

— Cela aurait pu être pire, répondit-ilavec un sourire las.

— C’est certain. Avez-vous perdu dubétail ?

— Non, répondit Laramie. Et vous ?— Une vache s’est légèrement blessée

en sautant une clôture, mais c’est tout.Heureusement, une grande partie dutroupeau se trouvait dans les pâtures deshauteurs, hier soir.

— Je me réjouis de l’entendre,répondit Laramie.

Tyler ne put s’empêcher de sedemander si l’autre homme était sincère.Faisait-il partie du groupe qui leconsidérait comme un intrus dans la

région ? Il préférait croire que non.Laramie Jones avait été l’une des rarespersonnes à se montrer amicales aveclui depuis son arrivée ici.

« Je me fiche totalement de ce que lesgens peuvent penser. »

Cette déclaration faite à Gib dans unmoment d’irritation n’était pas tout à faitexacte. Il lui importait peu que les gensle considèrent trop arrogant ou tropcoléreux, ou qu’ils jugent bizarre sa viede reclus. Ces qualificatifs concernaientdes détails secondaires, et ils étaientquelquefois justes. Mais l’idée quequiconque puisse le soupçonner d’êtreun criminel était autrement dérangeante.

— Une adjointe du shérif est en cemoment même au ranch, en train de

questionner mes hommes, déclara Tyler,ôtant ses lunettes de soleil pour regarderle contremaître droit dans les yeux. Sil’un d’entre eux est responsable de cecrime, je tiens à ce qu’il soit sévèrementpuni, Laramie.

— Je n’en doute pas une seconde.Deux policiers sont chez nous aussi.Espérons qu’ils éclairciront ce mystère,et vite.

— Comment Quint prend-il tout cela ?s’enquit Tyler en soupirant. Hier soir,lorsque nous déplacions le troupeau, jene l’ai pas aperçu.

— Il est furieux, mais aussi inquiet.Maura, son épouse, attend un bébé. Hiersoir, elle était si paniquée à cause del’incendie que j’ai pu convaincre Quint

de rester auprès d’elle et nous laisserrassembler le troupeau sans son aide.

D’après ce que Tyler avait entendudire, ce bébé serait le troisième enfantde Quint, qui avait déjà deux jeunes fils.En toute honnêteté, Tyler devait avouerqu’il enviait un peu son voisin. A uncertain moment de sa vie, lui aussi avaitdésespérément désiré élever des enfants.Et, plus que tout, les élever loin ducarcan que Warren Pickens lui avaitimposé toute sa vie. Mais DeeDeen’avait pas le moins du monde envie dedevenir mère. A vrai dire, après moinsd’une année de mariage, elle n’avaitmême plus envie d’être son épouse. Ellevoulait profiter de la vie, s’amuser. EtTrent, son frère jumeau, s’était montré

plus qu’enclin à l’y aider.Dix années s’étaient écoulées depuis

lors, et Tyler s’efforçait toujoursd’oublier l’inconstance de sa jeuneépouse. Ses efforts désespérés poursauver leur couple avaient été vains et,au bout du compte, ils l’avaient faitpasser pour un imbécile. D’autant plusque leur père ne perdait pas uneoccasion de lui rappeler d’un tonmoqueur que Trent était l’homme queDeeDee aimait vraiment. L’avenirdevait donner raison à Warren.Aujourd’hui, DeeDee et lui étaientdivorcés, et elle avait épousé Trent. Etce n’était pas tout. Le nouveau couplevivait dans la maison que Tyler avaitfait bâtir à l’origine pour son épouse et

lui.Pourquoi diable pensait-il à DeeDee

et à Trent en un moment pareil ? L’un etl’autre le laissaient aujourd’huitotalement indifférent. Ils se méritaientl’un l’autre.

— Quint et vous avez mon numéro,dit-il en redémarrant. Si je peux vousêtre utile pour quoi que ce soit, n’hésitezpas à m’appeler.

— Merci.Tyler salua Laramie d’un dernier geste

de la main et se remit en route. Il avaitparcouru moins d’un kilomètre lorsqueson téléphone sonna. Le nom affiché surl’écran était celui de son contremaître.

— Oui, Sawyer ?— Désolé de vous déranger, Tyler,

mais vous devriez rentrer au ranch. Etvite.

Tyler réprima un soupir de frustration.Sawyer était un homme compétent, et iln’avait pas l’habitude de l’ennuyer avecdes futilités. A l’évidence, un problèmegrave avait dû se produire.

— Que se passe-t-il ?— C’est l’adjointe du shérif.

Apparemment, Santo n’a pas du toutaimé certaines de ses questions, et ils’est mis à hurler que c’était lui quiavait allumé l’incendie avec du kérosèneet des sacs vides. Il a même ajouté qu’ilvoulait griller tous les Cantrell jusqu’audernier. Et maintenant, elle s’apprête àle traîner en prison !

— Essayez de gagner du temps !

J’arrive !Marmonnant un juron, il exécuta un

demi-tour au milieu de la chaussée. Enarrivant au ranch, il repéraimmédiatement Santo planté devant levéhicule de l’officier Lightfoot, sesmains menottées dans le dos. Sawyer etdeux autres cow-boys se tenaient àquelques pas et observaient la scèned’un air consterné. Au lieu des’inquiéter des désagréments que seshommes auraient pu faire subir à la jolieadjointe du shérif, il aurait dû veiller àce qu’elle ne brutalise pas elle-mêmeles cow-boys.

Il freina brutalement et bondit de sonpick-up pour se précipiter vers legroupe alors que l’officier Lightfoot

appelait son service avec sa radio debord. Il attendit qu’elle ait raccroché lemicro pour l’interpeller :

— Que diable croyez-vous faire ?Elle se tourna lentement et lui adressa

un regard d’avertissement.— Cela devrait vous paraître évident,

répliqua-t-elle. Je place votre employéen garde à vue.

Tyler aurait été le premier à remettren’importe lequel de ses hommes auxautorités s’il avait été coupable. Mais cepauvre Santo ne faisait du feu quelorsqu’il allumait un cierge pour prier.

— C’est stupide ! Santo n’a rien fait !Elle serra les lèvres, et ses grands

yeux bruns lui décochèrent un regardsans aménité. Et, curieusement, à cet

instant, il s’imagina en train del’embrasser. Quel effet cela ferait-il desentir ces lèvres s’entrouvrir sous lessiennes, de sentir sous ses doigts ladouceur satinée de sa peau ?

Sa voix le ramena brutalement à laréalité, coupant court à ses penséesvagabondes :

— Monsieur Pickens, je suggère quevous laissiez la police faire son travail.Dans le cas contraire, vous pourriezbien vous retrouver menotté, vous aussi.

Tyler ne savait plus s’il devait éclaterde rire ou se fâcher. Il s’efforça de faireappel à sa raison :

— Vous commettriez une injustice enarrêtant Santo.

— Votre employé vient de confesser

son crime. Ce qui serait stupide, ceserait de ne pas l’arrêter.

— Vous l’avez insulté ! Il n’a tenu cespropos que parce qu’il est en colère !

Elle le prit par le bras et ellel’entraîna à l’écart, suffisamment loinpour que Santo et les autres ne puissentpas l’entendre. Tyler sentait la chaleurde sa main à travers le coton de sachemise, et un soupçon d’une fragrancefleurie flotta jusqu’à ses narines.

— Monsieur Pickens, dit-elle à voixbasse, il y a moins d’une heure, vousm’avez assuré que vous ne voyiez aucuninconvénient à ce que j’interroge voshommes. Or, maintenant, vous faitesobstruction à mon enquête. Vous devriezpeut-être vous expliquer.

Il comprit tout à coup que, si les rôlesavaient été inversés, il ne serait peut-être pas resté aussi calme qu’elle, aussipatient. Cette idée acheva de dissiper sacolère, et le rendit encore plus conscientde la chaleur de la main de la jeunefemme, de la sombre profondeur de sesyeux bruns.

— D’accord, répondit-il, je vous faismes excuses. Je me suis peut-être un peuemporté. Mais dans le cas présent, jecrois avoir le droit de savoir ce qui sepasse.

— Et que croyez-vous qu’il se passe ?— Santo ne peut pas avoir allumé cet

incendie. Hier, je l’avais envoyé àRoswell pour ramener un étalon, et iln’est rentré que tard dans la soirée.

Lorsque le feu s’est déclaré, Santo etmoi étions aux écuries en traind’examiner notre nouvelle acquisition.Nous venions à peine de faire descendrele cheval du van lorsque nous avonscommencé à sentir la fumée.

Elle le dévisagea un long moment,comme si elle pesait la sincérité de sesparoles. Puis, enfin, elle hocha la tête.

— Je vais lui parler de nouveau. Vousallez venir avec moi, mais vous ne direzpas un mot. Compris ?

— Moi aussi, j’aurai deux mots à direà Santo, assura-t-il. Mais ce sera pourplus tard.

Satisfaite par cette promesse, elle luifit signe de la suivre, et ils retournèrentrejoindre son chef dompteur de chevaux

qui attendait, toujours menotté, d’êtreemmené au poste.

Santo, un homme d’une soixantained’années, travaillait pour Tyler depuishuit ans. A la mort de son épouse,quelques mois plus tôt, il s’était installédans les baraquements des cow-boys, etil vivait désormais au ranch à plein-temps. Tyler comprenait qu’il traversaitune période difficile, et c’étaitprobablement ce qui expliquait cettealtercation avec l’officier Lightfoot.

— Je crois que vous devriez meraconter de nouveau votre histoire,monsieur Garza, dit-elle, s’adressant àSanto. Elle ne cadre pas avec le récitdes faits que m’a fait votre patron.

— D’accord, marmonna-t-il, jetant un

coup d’œil embarrassé en direction deTyler. J’ai passé toute la journée àRoswell. Je n’ai pas allumé d’incendie.

— Vous avez également déclaré quevous souhaitiez faire brûler toute lafamille Cantrell, rappela-t-elle.

— J’ai ajouté ce détail pour faire plusvrai, expliqua-t-il d’un ton piteux. Vousn’aviez pas compris que je vousracontais des salades ?

— Votre employé ne comprendvisiblement pas qu’il peut s’attirer degraves ennuis en mentant à la police,déclara-t-elle en se tournant vers Tyler.Je pourrais l’arrêter pour faussesdéclarations, obstruction à une enquêtede police, et…

— Mais vous ne le ferez pas,

l’interrompit Tyler. Parce que vous etmoi savons que le shérif Hamilton n’apas de temps à perdre avec de tellesbêtises.

— Moi non plus, rétorqua-t-elle.Se tournant alors vers Santo, elle lui

fit sévèrement la leçon, puis elle lelibéra de ses menottes. Le dresseur dechevaux ne s’attarda pas pour lancerd’autres remarques sarcastiques, surtoutdevant son patron. Il s’éloignarapidement en direction des écuries, lestrois autres cow-boys sur ses talons.

Tyler poussa un soupir de lassitude.Décidément, cette matinée ne sedéroulait pas comme il l’avait espéré.

— Je vous demande pardon pour toutecette histoire, officier Lightfoot. Santo

est… un vieil homme indépendant. Il luiarrive parfois de croire que les règles nesont que pour les autres. Croyez-moi, jele rappellerai à l’ordre.

— Ce serait peut-être une bonne idée.Avant qu’il s’attire des ennuis sérieux.

Elle fit le tour du pick-up jusqu’à laportière conducteur restée ouverte. Al’intérieur de la cabine, on entendaitgrésiller la radio de bord. Un opérateurrelayait des informations à un autreservice, et Tyler se demanda tout à coupsi l’officier Lightfoot avait déjà alerté leshérif qu’elle procédait à uneinterpellation dans le cadre de l’affairede l’incendie criminel. Il espérait quenon, dans la mesure où cette apparentebévue pourrait jeter le doute sur ses

capacités de jugement et de maîtrised’une situation.

Que lui importait-il qu’elle se couvreou non de ridicule ? Après tout, si ellese faisait taper sur les doigts pour avoirbâclé une enquête, ce n’était pas sonproblème à lui.

C’était la voix de la sagesse, il lesavait, mais il la fit taire. Pour uneraison qu’il ne comprenait pas lui-même, il désirait voir réussir cettefemme. Et pas seulement parce qu’ilétait aussi dans son propre intérêt que lepyromane soit arrêté et puni. Non, c’étaitun sentiment personnel. Quelque chosequi lui avait manqué depuis très, trèslongtemps.

— Avez-vous terminé d’interroger

mon équipe ? s’enquit-il.— Pour le moment, oui.Elle grimpa dans son véhicule et

referma la portière. Stupéfait par lepouvoir d’attraction qu’elle exerçait surlui, il ne put s’empêcher de s’avancerjusqu’à sa vitre baissée.

— Je tiens à vous remercier unenouvelle fois de vous être montrée aussicompréhensive avec Santo, officierLightfoot. Son épouse est décédée il y aseulement quelques mois, et il fait deson mieux pour retrouver une vienormale. Autrement, je l’aurais licencié.Mais, étant donné les circonstances…

— N’en parlons plus, coupa-t-elle,faisant démarrer son moteur.

— J’aimerais vous inviter à dîner,

s’entendit-il déclarer malgré lui. Pourvous prouver ma gratitude, vouscomprenez.

Surprise, elle tourna de nouveau latête vers lui. Dans ses grands yeuxbruns, il lut une immense surprise.

— Désolée, répondit-elle d’un ton unpeu raide. Il est contraire au règlementd’accepter des cadeaux du public.

— Je comprends. Est-il aussicontraire au règlement pour un officierde police d’aller dîner dans un lieupublic ?

— Non, convint-elle, réprimantvisiblement un sourire. Nous aussi avonsle droit de manger de temps à autre.

— Dans ce cas, serait-ce un crime siune autre personne s’asseyait à votre

table pendant que vous mangiez ?— Non, répondit-elle, soutenant

posément son regard. Ce le seraitseulement si cette autre personne payaitl’addition.

Il sentit son sang pétiller curieusementdans ses veines, et il offrit son sourire leplus charmant.

— Vous n’ignorez pas, officierLightfoot, que tout peut arriver dans unrestaurant bondé à une heure de grandeaffluence. On mélange les additions, etun client se retrouve à payer la note d’unautre. Tout le monde peut se tromper.

Il vit les coins de sa bouche frémir,comme si elle faisait de son mieux pourne pas sourire à son tour.

— Je ne sais pas si vous en êtes

conscient, monsieur Pickens, mais en cemoment même, vous êtes en train de meprouver que vous feriez un parfaitcriminel.

— Parfait, dites-vous ? Je prends celacomme un compliment.

Elle soupira, et parut réfléchir unmoment avant de déclarer :

— Très bien. Il se trouve justementque, ce soir, j’ai l’intention de dîner auBlue Mesa. Si par le plus grand deshasards vous y passiez vers 20 heures,vous me trouveriez assise dans l’un desboxes.

— 20 heures ? J’y serai certainement,Rosalinda.

— Pour vous, ce sera officierLightfoot, monsieur Pickens.

Et sans lui laisser le temps derépondre, elle remonta sa vitre etdémarra.

La poussière du véhicule de polices’était à peine dissipée dans le ventlorsque Tyler entendit une voix derrièrelui :

— Que diable s’est-il passé ?Tyler se retourna et vit que Gib était

arrivé derrière lui, intrigué par toutesces allées et venues.

— L’officier Lightfoot vient derepartir, expliqua-t-il.

— Je ne parlais pas de l’officierLightfoot. Je vous ai vu rire ! Pourquoi ?Je ne vois rien d’amusant dans le faitqu’une partie des pâturages soit partieen fumée et que la police vienne fouiner

partout chez nous.Tyler aurait pu lui expliquer que cette

bonne humeur était le résultat de sonpetit flirt avec la très sexy adjointe dushérif, mais Gib n’avait pas besoin de lesavoir, d’autant plus que cela n’avait étéqu’un bon moment peu susceptible de serépéter. Il ne souhaitait pas que le vieilhomme s’inquiète pour lui ens’imaginant qu’il s’engageait dans uneautre histoire douloureuse avec unefemme. Car il était bien décidé à ne plusjamais répéter cette expérience.

— Oh ! rien, éluda-t-il. Je suis debonne humeur, c’est tout.

— Vous n’étiez certainement pas debonne humeur, tout à l’heure, lorsquevous êtes parti en ville.

— C’était avant d’avoir examiné lesdégâts de l’incendie à la lumière dujour. J’ai compris que j’avais eubeaucoup de chance. Une seule pâture abrûlé, et tout le bétail est sain et sauf.

— Je vois, dit Gib d’un air songeur.Mais cette femme s’apprêtait à traînerSanto en prison. J’aurais cru que celavous mettrait en colère.

— Et pourquoi donc ? Au bout ducompte, elle a fini par voir les choses àma façon.

Gib le dévisagea un long moment,avant de secouer la tête d’un airperplexe.

— Je crois que je vais retourner à lamaison, marmonna-t-il.

Il s’éloignait déjà lorsque Tyler lui

lança :— Ne m’attendez pas pour dîner, ce

soir. Je dîne à Ruidoso.Gib s’arrêta net et se retourna vers lui.— Et voilà maintenant que vous allez

dîner en ville ? Comment se fait-il ?— Il se trouve que, ce soir, j’ai un

rendez-vous.Puis il tourna les talons et se dirigea

vers son pick-up, sous le regardabasourdi du cuisinier.

- 3 -

— Rosa, vous êtes absolumentravissante, ce soir, observa Loretta, laserveuse du Blue Mesa en détaillantRosalinda de la tête aux pieds. Je ne mesouviens pas de vous avoir jamais vueen jupe. Serait-ce une occasionspéciale ?

Rosalinda se sentit rougir. Elle avaitchoisi ce petit haut turquoise et cettejupe blanche à volants tout simplement

parce qu’on était en été et que la soiréeétait douce. Autrement, c’était une soiréecomme les autres, sans rien de spécial,mis à part que Tyler Pickens pourraitpousser la porte du restaurant et venirs’asseoir en face d’elle.

Depuis qu’elle était rentrée du ranchPine Ridge, le matin même, une questionrevenait en boucle dans son esprit. Etait-elle en train de fraterniser avecl’ennemi, ou ressentait-elle simplementle besoin de se sentir de nouveaufemme ? Quelle que soit la réponse àcette question, son comportement étaitinapproprié. En dehors desinterrogatoires officiels, elle n’avait pasà adresser la parole à Tyler Pickens. Etd’ailleurs, pourquoi le voudrait-elle ? Il

n’était pas l’homme le plus charmant nile plus sociable qu’elle ait rencontré aucours de ces dernières années, même s’ilétait probablement le plus sexy. Il étaitaussi une énigme qu’elle désiraitéclaircir.

— Rien de spécial, Loretta. Je portesouvent des jupes ou des robes. C’estseulement que vous me voyez toujourslorsque je travaille.

— Oui, c’est vrai, convint la jeunefemme rousse en tirant son carnet decommandes de la poche de son tablier.Surtout à cette heure de la journée.

— J’ai fait quelques heuressupplémentaires hier soir, à cause del’incendie au ranch Chaparral. Et donc,j’ai terminé mon service plus tôt,

aujourd’hui.— Oui, dit Loretta en fronçant les

sourcils. J’ai entendu parler de cetincendie. Avez-vous arrêté leresponsable ?

— Comment savez-vous qu’ils’agissait d’un incendie criminel ?s’enquit Rosalinda, soudain attentive. Lefeu aurait pu avoir des causes naturelles.

— Rosa, vous savez bien que lesnouvelles vont vite, dans cette ville,remarqua Loretta en riant. Cet endroitest plein de policiers depuis le petitdéjeuner jusqu’à l’heure du dîner. Etd’ailleurs, s’il s’était agi d’un incendienaturel, vous n’auriez pas eu à faire desheures supplémentaires hier soir.

— Vous êtes une fine mouche, Loretta,

observa Rosalinda. Pourquoi gaspillez-vous votre talent dans ce restaurant ?

— J’attends que l’homme de mesrêves pousse cette porte pourm’emmener dans un lieu magique où jen’aurai plus jamais mal aux pieds àforce de courir d’une table à l’autre.

Rosalinda fut tentée de lui dire qu’ellerisquait de l’attendre longtemps. Lespreux chevaliers n’entraient pas dans lesrestaurants pour sauver les demoisellesen détresse et les emporter sur leurblanc destrier. Quelques années plus tôt,elle aussi avait travaillé commeserveuse dans un petit bar-restaurantminable, le Brown Bear Cantina, situésur la réserve de la tribu apacheMescalero. A cette époque-là, elle était

tombée follement amoureuse de l’un deshabitués de l’établissement, mais sessentiments n’étaient pas partagés. JohnnyChino aimait une autre femme, qu’ilavait épousée depuis et avec qui ilvivait heureux. Par bonheur, il n’avaitjamais deviné ses sentiments. Johnnyétait aujourd’hui son collègue de travail,et il aurait été embarrassant de lecôtoyer tous les jours dans son service.

— Je vous souhaite bonne chance,Loretta, répondit-elle.

Au même instant, un client appela laserveuse d’une table voisine, et Lorettas’excusa.

— Je ferais mieux d’aller voir ce quece monsieur désire. Je vous apporteraivotre café en repassant.

La jeune femme rousse s’éloigna, etpour dissimuler sa nervosité, Rosalindaramassa le menu qu’elle avait laisséderrière elle. Le Blue Mesa était unrestaurant sans prétention, mais laqualité de la cuisine simple et familialeque l’on y servait faisait facilementoublier les sièges un peu miteux et lecarrelage usé. Depuis plus de cinquanteans, l’établissement était une sorted’institution sur Mechem Drive, l’artèreprincipale de la ville, et durant toutesces années, les policiers municipaux etles adjoints du shérif en avaient fait leurlieu de rassemblement.

Un instant plus tard, Loretta réapparutavec son café, et, alors que Rosalindaajoutait une généreuse portion de crème

dans sa tasse, elle entendit tinter laclochette de la porte.

Elle leva les yeux, et son cœur bonditdans sa poitrine. Tyler Pickens venaitd’entrer dans le restaurant. Al’exception de sa chemise crème,remplacée par une autre d’un bleu pâle,il portait la même tenue de cow-boydans laquelle elle l’avait vu, ce matin-là. Et, tout comme le matin, elle eut lesouffle coupé en le voyant.

Il s’arrêta dans l’entrée, le temps deparcourir la salle du regard. Lorsqu’ill’aperçut enfin, il esquissa un hochementde tête presque imperceptible, puis iltraversa la salle d’un pas déterminéjusqu’au box du fond où elle était assise.

— Bonsoir, monsieur Pickens, le

salua-t-elle.— Mademoiselle Lightfoot ! Quelle

surprise de vous trouver ici ! C’est uneextraordinaire coïncidence, non ?

Son sourire un peu mélancoliqueformait un contraste frappant avec lalueur malicieuse qu’elle voyait danserau fond de ses yeux, la rendant encoreplus suggestive. Ne sachant si elledevait gémir ou éclater de rire, elle nefit ni l’un ni l’autre. Et, étant donnéqu’elle n’était plus en service, il luisembla inapproprié de lui rappeler que,pour lui, elle était l’officier Lightfoot.

— L’adjectif « ridicule » conviendraitpeut-être mieux.

Il s’installa en face d’elle à la table etôta son Stetson gris pour le placer sur le

banc près de lui. Rosalinda profita decet instant pour promener son regard surses épaisses boucles noires. Sa mèreaurait jugé que cet homme avait besoind’une bonne coupe de cheveux. Lesboucles rebelles qui recouvraientpartiellement ses oreilles et le col de sachemise lui donnaient un air d’aventurieret de mauvais garçon. L’ombre d’unebarbe de vingt-quatre heures quiobscurcissait ses joues rendaitl’ensemble absolument irrésistible.

— Pourquoi ? s’étonna-t-il. Parce quevous m’avez dit où je pouvais voustrouver, ou parce que je suis ici ?

— Les deux.— Vous ne portez plus votre uniforme,

remarqua-t-il en la détaillant

complaisamment. Je pensais que vousseriez au travail, et que vous passeriezici durant votre pause.

— J’ai été de service quasiment toutela nuit dernière, et un collègue a offertde prendre ma place ce soir. En sortantd’ici, j’ai l’intention de rentrer tout droitchez moi et de me mettre au lit.

— En tout cas, vous êtes très enbeauté.

D’après ce qu’avait dit de luiM. Donovan, l’assistant du shérif, ellene s’était pas attendue à ce que TylerPickens flirte avec elle. A l’évidence,l’homme avait une facette que personnen’avait remarquée jusque-là. Alorspourquoi la lui montrait-il, à elle ?

Décidant que la réponse à cette

question ne serait peut-être pas à songoût, elle détourna les yeux.

— Merci, répondit-elle sans leregarder.

Il s’apprêtait à lui répondre lorsqueLoretta réapparut à leur table. Laserveuse nota leur commande, maisRosalinda devina qu’elle brûlait decuriosité. A son grand soulagement, lajeune femme rousse ne lui demanda pasde faire les présentations.

Lorsqu’ils furent de nouveau seuls,Tyler but une longue gorgée du verred’eau glacée que Loretta avait posédevant lui. Rosalinda ne put s’empêcherde fixer ses longs doigts hâlés serrésautour du verre haut et étroit. Ce matin-là, lorsqu’il lui avait serré la main, elle

avait été frappée par la sensation de sapaume calleuse contre sa peau, uncontact rude qui suggérait qu’ilemployait ses mains à des travaux pluspénibles que la signature des chèques deses salariés.

— Vivez-vous ici, à Ruidoso ?s’enquit-il.

— A Ruidoso Downs, précisa-t-elle.Le trajet de chez moi jusqu’à Carrizozo,où se trouvent le bureau du shérif, letribunal et la prison, est un peu moinslong.

— Le comté de Lincoln couvre unterritoire immense, observa-t-il.

— C’est la raison pour laquelle leshérif Hamilton aime que les résidencesde ses adjoints se trouvent un peu

partout dans le district. Il nous est ainsiplus facile de garder le contact avec lapopulation et de savoir ce qui se passedans notre juridiction. Ce qui nouspermet de mieux gérer les problèmeslocaux.

— Je vois.Il s’adossa au dossier de son siège, et

elle ne put s’empêcher de remarquer lalargeur de ses épaules, la lenteursensuelle de ses mouvements. C’était untrès bel homme. Pourquoi n’était-il pasmarié ? Ou, au moins, entouré de petitesamies ? Elle ne pouvait que supposerque l’idée de se lancer dans une relationavec une femme ne l’intéressait pas. Etcependant, à certains moments, il lafixait avec une sorte de désir désespéré

dans ses yeux. Pas nécessairement pourelle, mais pour quelque chose qui faisaitdéfaut dans sa vie.

— Vous disiez que vous avez vécu surla réserve, remarqua-t-il. Etes-vousamérindienne ?

— Pour moitié, oui. Mon père est unmembre de la tribu Zuni, et ma mère estblanche. Ils possèdent une petite fermeau sud de Gallup, près de la rivière.

— Hum ! Et comment êtes-vousarrivée jusqu’ici ?

— Et vous ? répliqua-t-elle.Un sourire étira les coins de ses

lèvres, et elle se demanda soudain cequ’elle ressentirait si cet hommel’embrassait. Cela faisait si longtempsqu’elle n’avait pas senti les lèvres d’un

homme se poser sur les siennes qu’ellen’était même pas sûre de la façon dontson corps réagirait. Elle resterait peut-être de glace, sans rien ressentir. Oualors, elle aurait peut-être envie des’enfuir et de ne plus jamais cesser decourir.

Pourquoi se laissait-elle aller à cesdivagations ? Tyler Pickens n’était pasici pour lui faire la cour ! Il n’était pasici parce qu’il la trouvait intéressante ouséduisante. Il lui montrait seulement sagratitude parce qu’elle n’avait pas traînéson dresseur de chevaux en prison.

— Très bien, répondit-il enfin. Je suisvenu ici parce que je n’aimais pas lelieu où je vivais précédemment.

— Ah ? C’est bien la première fois

que j’entends un Texan faire une telledéclaration.

— C’étaient les circonstances qui neme convenaient pas, pas le lieu.

— Oui, bien sûr, murmura-t-elle. Lescirconstances. Nous connaissons touscela, n’est-ce pas ?

— Certains plus que d’autres,observa-t-il.

Elle fut soudain tentée de se confier àlui, de lui raconter dans le détail lescirconstances qui l’avaient poussée àvenir s’installer dans le sud de l’Etat.Cet élan la laissa tout étonnée.Exception faite du shérif Hamilton et deson second, Donovan, personne neconnaissait son passé, personne n’étaitau courant de l’expérience traumatisante

qu’elle avait vécue. Elle n’avait jamaiseu envie de raconter à quelqu’un lasituation étrange et dangereuse danslaquelle elle s’était laissé entraîner.Mais, à la seconde où cet homme avaitplongé ses yeux verts lumineux au fonddes siens, elle avait senti un lienmystérieux avec lui. Les rempartsqu’elle s’était construits pour seprotéger avaient commencé à trembler età se fissurer. Jamais, de toute sa vie,elle ne s’était sentie aussi téméraire.

Elle toussota, sirota une gorgée de soncafé et ordonna à son cœur de cesser debattre aussi fort. Avant sa discussion, laveille, avec Brady Donovan, elleignorait jusqu’à l’existence de TylerPickens. Elle n’allait pas raconter les

détails intimes de sa vie privée à cethomme, décida-t-elle. Elle n’allait rienfaire avec lui, sauf partager un dîner.

— Dans quel état d’esprit se trouveM. Garza ? s’enquit-elle. Est-il encorefurieux contre moi ?

— Je ne lui ai pas parlé depuis cematin. Je veux lui laisser le temps depanser les plaies de son orgueil blesséavant de lui dire ma façon de penser. Et,pour ce qui est d’être furieux contrevous, Santo n’est pas du genre àremâcher des rancunes très longtemps.

C’était un trait de caractère que Tyleradmirait, et qu’il lui enviait. Car, malgrétous ses efforts, lui-même n’était jamaisparvenu à pardonner à sa famille del’avoir maltraité et tenu à l’écart. Au

fond, quelle importance ? songea-t-ilavec amertume. Son frère jumeau et sonpère n’avaient que faire de son pardon.

Il n’avait parlé directement ni à l’un nià l’autre depuis neuf ans. Ils se fichaientbien de savoir ce qu’il pensait. Quant àsa sœur Connie, elle s’était toujourstenue soigneusement à l’écart descontroverses dans la famille, de façon àne pas avoir à affronter la colère deWarren Pickens. Edie, sa mère, avaitbien essayé de le défendre, mais sonopinion n’avait jamais eu beaucoup depoids face à un homme qui ne respectaitpas les femmes. Aujourd’hui, sa mèreétait la seule qui l’aime encoresuffisamment pour faire l’effort degarder le contact avec lui. Mais leur

relation se réduisait à quelques raresconversations au téléphone et à deslettres occasionnelles.

— Je vous remercie de m’avoirexpliqué ce qui s’était passé avec safemme. Je suis soulagée d’apprendreque ce n’était pas seulement ma fautes’il a explosé. J’aurais dû comprendrequ’il me racontait des bêtises. Je doisvous avouer que je suis encore un peunovice dans mon travail. Le shérifHamilton aime à répéter que seules lesannées d’expérience permettentd’acquérir le sens des nuancesnécessaire à un bon policier.Visiblement, il me reste encorebeaucoup à apprendre.

— Est-il déjà au courant de ce qui

s’est passé entre Santo et vous, cematin ? s’enquit-il, un peu étonné.

— Bien sûr qu’il le sait. Tout lemonde au bureau m’a entendue annoncerson interpellation à la radio. Je vaisdevoir subir leurs sarcasmes durant desmois.

— A votre place, je ne m’ensoucierais pas trop. Les gens médisentde moi depuis des années, et cela ne m’apas encore tué.

Ses yeux verts avaient une expressionplus douce, à présent, et elle se sentitattirée dans leurs profondeurs. Lorsqu’illa regardait de cette façon, elle avaitl’impression qu’il comprenait l’enferqu’elle avait enduré, savait qu’elle avaitses secrets, tout comme il avait les

siens. C’était peut-être pour cette raisonqu’elle était tentée de lui confier lesdétails privés de sa vie.

— Croyez-vous que les gens d’icicolportent des ragots à votre sujet ?demanda-t-elle.

Au même instant, Loretta réapparut àleur table avec leur commande, unsandwich chaud au bœuf braisé et aufromage pour elle et un plat de poulet ensauce pour lui. Tyler attendit qu’elle aitde nouveau rempli leurs tasses et qu’ellese soit retirée, avant de répondre :

— Je sais pertinemment que les plusfolles rumeurs circulent à mon sujet. Unjour, quelqu’un a demandé à moncontremaître s’il était vrai que monranch était le repaire d’un groupe de

terroristes et que je détenais tout unstock d’armes de guerre.

Cette idée ridicule lui arracha unsourire, et il poursuivit :

— La seule arme dans la maison est unfusil de chasse, et je le garde sous clé,car j’ai renoncé à chasser depuis desannées. Je pense que, lorsque les gensignorent tout d’un sujet ou d’unepersonne, ils donnent libre cours à leurimagination, et ils commencent àinventer des histoires. Je suppose que lefait que je n’aie pas cherché à m’intégrerdans la communauté est en grande partiela cause de cette situation.

— Pourquoi n’avez-vous pas cherchéà le faire ?

— Ce n’est pas que je déteste les

gens, mademoiselle Lightfoot, répondit-il, haussant les épaules. Maisl’intégration dans une communauté n’estpas pour moi, même si je ne ladésapprouve pas pour les autres. Siquelqu’un veut être mon ami, c’est trèsbien. Mais je ne suis pasparticulièrement à la recherche denouveaux amis.

Et une femme ? Cette question luibrûlait les lèvres, mais elle se gardabien de la poser. La dernière chose aumonde qu’elle souhaitait, c’était queTyler Pickens aille s’imaginer qu’elles’intéressait à lui sur le plan personnel.

Et que pouvait-il penser du fait qu’ellel’ait invité ici, ce soir ? Son intérêt pourlui n’était que trop réel. Elle refusait

seulement de l’admettre.— Vous avez de la famille au Texas,

n’est-ce pas ? remarqua-t-elle. Avez-vous gardé le contact avec eux ?

Il baissa les yeux vers son assiette, etplusieurs secondes s’écoulèrent dans unsilence pesant. Puis, il répondit enfin :

— Non. Ce chapitre de ma vie estclos.

— Oh ! je vous demande pardon !s’excusa-t-elle. Vous… vous avez perduvos parents ?

— Pas du tout, répondit-il, relevantles yeux pour lui adresser un souriresans joie. Ils sont bien vivants, et enpleine force de l’âge.

Cette réponse la laissa sans voix, etelle comprit soudain à quel point il était

un mystère pour elle. Elle brûlait de lecomprendre, d’explorer les couchessuccessives de la personnalité de cethomme tellement différent de tous ceuxqu’elle avait connus. Mais cela nefaisait pas partie de son travail, car sesmotivations étaient entièrementpersonnelles.

Elle s’obligea à avaler plusieursbouchées de son sandwich, avant deremarquer :

— Par moments, ma famille memanque énormément. J’ai trois frères etune sœur, mais je ne les vois pas trèssouvent, et mes parents non plus. J’airarement le temps de me déplacerjusqu’à Gallup.

— Dans ce cas, pourquoi n’habitez-

vous pas là-bas, afin d’être plus prèsd’eux ? observa-t-il.

La réponse était simple : parce que leplaisir de vivre dans la ville où elleétait née s’était évaporé, détruit par unhomme, et par l’obsession d’une femmequi refusait de renoncer à son pouvoirsur lui.

— Je préfère vivre ici, répondit-elled’une voix sans émotion. Mon travail,les gens d’ici… c’est dans cette villeque je me sens chez moi, aujourd’hui.

Sous le feu de son regard, elle sesentit rougir. Pouvait-il lire sur sonvisage les souvenirs obsédants dupassé ? Et, plus important encore,pouvait-il y lire combien il la troublait ?

— Vous avez dit « chez moi ». Dois-je

comprendre que vous ne partagez pasvotre domicile avec un mari ou avec unpetit ami ?

Sa question fit revenir sa peur augalop. C’était ridicule. Depuis sapénible épreuve avec Dale, elle n’avaitpas totalement rayé les hommes de savie. Elle désirait vivre comme unepersonne normale. Elle avait besoind’être aimée. Et cependant, l’idée derenouer des relations intimes avec unhomme était pour elle effrayante. Daleétait un homme doux, un amantprévenant, mais il avait des problèmesdont elle ignorait l’existence lorsqu’ellel’avait rencontré. Des problèmes quiavaient fini par rejaillir sur elle aussi.Et, plus elle avait essayé de soutenir

l’homme qu’elle aimait, et plus lasituation était devenue dangereuse.

— Je suis célibataire, et je n’ai pas depetit ami, répondit-elle. Mais je n’ai quevingt-six ans. Il sera toujours temps depenser au mariage plus tard.

De l’autre côté de la table, Tylerfaisait de son mieux pour se concentrersur le contenu de son assiette, maisc’était difficile avec cette femmepolicier aussi sexy en face de lui. Ellen’était pas mariée, et elle n’avait pasnon plus de petit ami. Cette idée l’emplitd’un sentiment de satisfaction idiot.

Il avait sûrement respiré trop defumée, la nuit dernière, et il n’était plusen mesure de réfléchir correctement.Autrement, il n’aurait jamais suggéré à

cette femme de dîner avec elle. Certes,il lui était reconnaissant de s’êtremontrée indulgente envers Santo, mais ilaurait pu lui exprimer autrement sagratitude. Peut-être tout simplement enlui disant merci.

Mais elle avait ranimé quelque choseen lui, comme si elle l’avait tiré d’unlong sommeil glacé. Il n’avait pas purésister à la tentation de passerdavantage de temps en sa compagnie, etde réchauffer son âme à sa chaleur.

— Vous êtes très jeune, souligna-t-il.Depuis combien de temps travaillez-vous dans la police ?

— J’ai servi dans la policemunicipale de Ruidoso pendant un an etdemi avant de me porter candidate au

poste d’officier du comté. Cela faitmaintenant sept ou huit mois que jetravaille sous les ordres du shérifHamilton.

— Hum ! Qu’est-ce qui vous a faitdécider de devenir officier de police ?Etait-ce une vocation, pour vous ?

— Non. En terminant le lycée, j’avaisla ferme intention de devenir professeur.J’adore les enfants, et ma mère disaittoujours que j’avais un talent naturelpour me faire écouter de mes jeunesfrères.

Elle reposa le reste de son sandwichdans l’assiette avant de poursuivre :

— Mais tous ces projets sont passésau second plan pendant quelque temps.Puis j’ai fait la connaissance de Johnny

Chino. Le connaissez-vous ?— Pas personnellement, non. Mais

j’ai entendu mentionner son nom. Il estune sorte de guide de chasse assezréputé, n’est-ce pas ?

— Plus maintenant. Aujourd’hui, iltravaille comme adjoint du shérif. Sonépouse et lui m’ont suggéré dem’inscrire à l’académie de police, et àla réflexion, leur idée m’a plu.Aujourd’hui, j’aime à croire que j’aideles gens à se sentir plus en sécurité.

Elle lui adressa un sourire, et Tyler sesentit fondre. Ses dents très blanches sursa peau claire, le sourire mutin de seslèvres adorables, étaient un spectacleenvoûtant. D’autant plus que très peu degens lui souriaient avec une telle

sincérité.— Quelle a été votre mission la plus

gratifiante, jusqu’ici, dans le cadre devotre travail ?

— Nous avons retrouvé un petitgarçon disparu. Sa mère craignait qu’iln’ait été kidnappé dans son jardin. Maisj’ai des frères, et je sais combien lesgarçons peuvent se montrer aventureux.Alors, j’ai suivi mon instinct et je l’airetrouvé sur le terrain de base-ball leplus proche. Il s’était réfugié dans l’abrides joueurs et s’y était endormi.

— Vous avez dû vous sentir commeune véritable héroïne, observa-t-il.

— Le terme est un peu fort, répondit-elle avec un sourire modeste. Mais jen’oublierai jamais l’expression du

visage de cette femme lorsque je lui airendu son fils. Depuis, j’ai eu d’autresmoments de fierté. Le shérif Hamiltonm’a vivement félicitée pour mon rôledans le démantèlement d’un gang localde cambrioleurs. Mais assez parlé demoi. Et vous ? Qu’est-ce qui vous apoussé à devenir éleveur de bétail ?

— J’ai grandi entouré de bœufs et dechevaux.

— Dans mon cas, personne dans mafamille n’avait jamais servi dans lapolice. Mais je ne me suis pas laissédécourager par ce détail. Ma famille etmes amis me disent entêtée, mais jepréfère me voir comme une personnedéterminée.

Comme il venait tout juste de faire sa

connaissance, il ne connaissait pasencore tous ces détails à son sujet. Maisil savait déjà qu’elle était très belle.Après son divorce, il n’aurait jamaisimaginé poser les yeux sur une autrefemme et ressentir cet élan de désir pourelle. Durant ces dix dernières années, iln’avait jamais été tenté de passer plusde cinq minutes en compagnie d’unereprésentante du sexe féminin. Et c’étaitpourtant ce qu’il faisait, ici.

— Je suis sûr que vous êtes un officierde police très compétent, répondit-il.Sinon, le shérif Hamilton ne vous auraitjamais engagée. Mais n’avez-vous paspeur de vous retrouver un jour dans unesituation dangereuse ?

Il entrevit une lueur dans ses yeux,

mais elle disparut trop vite pour qu’ilpuisse déterminer ce qu’elle pensait ouce qu’elle ressentait.

— Je me suis déjà trouvée dans dessituations dangereuses par le passé, etj’ai appris à les gérer, déclara-t-elle.D’ailleurs, je donne des coursd’autodéfense à un groupe de femmes aucentre social de la ville, un soir parsemaine. Selon moi, plus une femme estforte physiquement et mentalement, etplus elle est en sécurité.

Elle n’avait rien d’une faible femme.Elle était d’une taille probablement unpeu au-dessus de la moyenne, et il n’yavait rien de fragile dans ses courbesgénéreuses. Elle ne manquait sûrementpas de force physique. Mais serait-ce

suffisant pour vaincre un individu arméd’un pistolet ou un d’un couteau ?C’était une idée sur laquelle il préféraitne pas trop s’attarder.

DeeDee, elle, n’était pas forte,physiquement parlant. C’était une femmepetite et délicate, qui pensait que sebrosser longuement les cheveux était unegymnastique suffisante pour la matinée.Mais elle était rusée comme une chatte.Elle savait exactement quels boutonspousser et quelles cartes jouer pourobtenir tout ce qu’elle désirait. Audébut, ce qu’elle désirait, c’était Tyler,mais elle avait rapidement changé d’avislorsque Trent était entré en scène etavait entrepris de la charmer.

— Votre famille n’est-elle pas

inquiète que vous ayez choisi unecarrière aussi dangereuse ? s’enquit-il.

— Ma famille comprend que je peuxme retrouver menacée, même sans êtreofficier de police.

Il s’efforçait encore de comprendre lesens de cette curieuse remarquelorsqu’un homme à la carrure imposanteet vêtu d’un uniforme de policiers’arrêta devant leur table pour lesdévisager comme si le spectacle qu’ilavait devant ses yeux lui paraissaitahurissant. Sans qu’il comprenne troppourquoi, il en fut profondément irrité.

— Rosa, c’est bien vous, dans cetterobe ? s’exclama-t-il d’un tond’incrédule.

Elle leva les yeux vers le nouvel

arrivant, et Tyler la vit sourire comme sielle reconnaissait un vieil ami.

— Hank ! Je pensais que vous étiezaussi de repos, ce soir !

— Hélas, non. J’ai dû retourner auranch Chaparral.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pasdit ? J’aurais pu vous accompagner.

L’adjoint du shérif, qui paraissait âgéd’une trentaine d’années, haussa lesépaules.

— Vous aviez besoin de repos. Et,d’ailleurs, c’était une affaire que jepouvais régler tout seul.

Elle soupira, et son regard allarapidement de Hank à Tyler, avant de setourner de nouveau vers son coéquipier.

— En tout cas, merci, Hank.

M. Pickens et moi nous sommesretrouvés ici par hasard, et nous avonsdécidé de dîner ensemble. Avez-vousdéjà été présentés ?

— Je ne crois pas, non, répondit Tyleren se tournant vers l’autre homme.

— Hank et moi travaillons en équipe,expliqua-t-elle.

Tyler tendit sa main au policier.— Je suis Tyler Pickens, se présenta-

t-il. Enchanté.— Officier Hank Harrigan. Très

heureux. Je me souviens de vous avoirvu au Chaparral il y a plusieurs annéesde cela, lorsque nous avions arrêté cegang de voleurs de bétail.

— C’est probablement exact, réponditTyler. Je participais aux recherches pour

retrouver Alexa. Heureusement, Jonasl’a retrouvée avant qu’un drame seproduise.

— Oui, convint Hank. Nous avons tousété très impressionnés par sonprofessionnalisme.

Il tourna la tête vers une table à l’autrebout de la salle, avant de faire denouveau face à Rosalinda.

— Et maintenant, je crois que je feraismieux de retourner à ma table. Mes amism’attendent. Je vous verrai demainmatin, Rosa. Portez-vous bien, monsieurPickens.

Tyler hocha la tête, puis reporta sonattention sur Rosalinda. A présent queson collègue avait regagné sa place, uneexpression tendue était apparue sur son

visage.— Qu’y a-t-il ? s’étonna Tyler. Etes-

vous inquiète parce qu’il vous a surpriseen train de dîner avec un suspect ?

— Vous n’êtes pas un suspect. Enfin,pas exactement. De toute façon, Hankaurait probablement appris que nousavions dîné ensemble.

— Vous intéressez-vous à lui ? Jeveux dire… d’un point de vueamoureux ?

— Non, répondit-elle, embarrassée.Mais lui s’intéresse à moi. Et je l’aitoujours découragé en lui déclarant queje n’acceptais pas les invitations deshommes. A présent, il va penser que jelui mentais.

Tyler jeta un coup d’œil en coin vers

l’extrémité de la salle où l’adjoint dushérif était maintenant attablé avec deuxautres policiers, et il nota que les troishommes jetaient de fréquents regardsdans leur direction.

— Voulez-vous dire que votrecollègue va croire que nous sommesamants seulement parce qu’il nous a vusdîner ensemble ? N’est-ce pas uneconclusion un peu hâtive ?

Elle ne répondit pas tout de suite, et ilvit le sang affluer à ses joues, lescolorant d’un rose tendre qui rendait sonjoli visage encore plus adorable.

— Je suis désolée. J’ai dit une sottise.C’est seulement… comment dire ? Jen’accepte jamais ce genre d’invitation,quelles que soient les circonstances, et

Hank le sait.De sa serviette, elle s’essuya

rapidement les lèvres et changea desujet :

— Si vous avez terminé, j’aimeraisrentrer, maintenant.

Elle était troublée. Mais il n’avaitaucun moyen de savoir s’il était lui-même responsable de ce changementd’humeur, ou si celui-ci était attribuableà la soudaine apparition de l’officierHarrigan. Ce dont il était certain, enrevanche, c’était qu’il n’était pas prêt àrenoncer si vite à la compagnie de cettefemme.

— Bien sûr, répondit-il. Je vais fairesigne à la serveuse, et nous allons sortird’ici.

Cinq minutes plus tard, Tyler avaitréglé l’addition, et ils quittèrent lerestaurant par une porte latérale donnantaccès à une large terrasse plongée dansla pénombre. Elle leva son visage versle ciel et laissa échapper un long soupir.

— Cela fait du bien de fuir tous cesregards inquisiteurs. De plus, c’est unetrès belle nuit. On est beaucoup mieuxici.

Craignant qu’elle songe à battre enretraite en direction de son véhicule, illa prit doucement par le coude.

— Allons au bout de la terrasse pourregarder un moment le ruisseau, voulez-vous ?

Il la vit hésiter, mais seulement uninstant.

— Oui, d’accord, répondit-elle.Le restaurant et la terrasse attenante

avaient été bâtis au pied d’unemontagne, et la propriété s’adossait àune forêt dense. Directement à l’aplombdu bout de la terrasse, un petit ruisseaucascadait sur la pente pour allerrejoindre une rivière plus importante, unpeu plus bas. A la lumière du jour, onpouvait apercevoir des truites dans l’eaucristalline. Ce soir, seuls étaient visiblesquelques points lumineux dansant surl’eau, le reflet des rayons de lune filtrantentre les branches des grands pins.

Alors qu’ils se tenaient côte à côte,leurs regards fixés sur l’eau vive quicoulait à leurs pieds, Tyler commença àse dire qu’il devrait lâcher son coude,

mais il ne pouvait se résoudre àrenoncer à ce contact. Sa peau étaitdouce et tiède sous ses doigts, et prèsd’elle, il se sentait redevenir un homme.Un homme assez fort pour aimer etprotéger une femme. C’était unesensation qu’il avait cru ne jamaisretrouver et qui lui procura un plaisirimmense.

— Je serais désolé que ma présenceici, ce soir, vous crée des ennuis dansvotre travail, déclara-t-il.

— Ce ne sera pas le cas. J’expliqueraisimplement à Hank que j’avais quelquesdétails à discuter avec vous.

— Concernant l’incendie criminel, oubien nous deux ?

— Nous ne sommes pas censés entrer

dans les détails personnels, observa-t-elle, fixant toujours l’eau du ruisseau.

Libérant son coude, il posa sa mainsur son épaule. A l’instant où ses doigtsentrèrent en contact avec sa peau nue,elle tourna son visage vers lui, et seslèvres s’entrouvrirent. Tyler sentit sonpouls s’accélérer brusquement.

— Il existe d’autres moyens pour unhomme et une femme de se connaître, endehors de la parole, murmura-t-il.

— Monsieur Pickens, je…— Pour vous, ce sera Tyler, coupa-t-il

d’une voix douce.Ses yeux sombres le dévisagèrent une

seconde, puis ils vinrent s’arrêter sur sabouche.

— Tyler, répéta-t-elle dans un souffle.

C’est tout ce qu’elle eut le temps dedire avant qu’il décide de la faire taireavec un baiser.

- 4 -

Le temps sembla s’arrêter tandis queTyler butinait avec délectation les lèvresde Rosalinda. Les secondes quis’écoulaient n’avaient aucuneimportance. En tout cas, pas pour lui.Tout ce qui comptait, c’était ce plaisirinattendu qui réchauffait son sang et luifaisait oublier la solitude de ces annéespassées.

Mais, aussi vite qu’il avait initié ce

baiser, elle y mit fin en s’écartant de luiet en reculant d’un pas.

— Je dois rentrer, murmura-t-elle enbaissant les yeux.

Elle se retournait déjà pour partirlorsque Tyler lui saisit le bras. Le tempsd’une seconde, il fut tenté de la serrer denouveau contre lui pour continuer àl’embrasser, mais il y renonça presqueaussitôt. Son instinct lui disait qu’elleétait trop importante pour qu’il risque dela perdre au nom d’un moment deplaisir.

— Très bien, dit-il d’une voix lente.Je vais vous raccompagner jusqu’à votrevéhicule.

Ils retraversèrent la terrasse en silenceet descendirent l’escalier pour gagner la

rue, où plusieurs véhicules étaient garésle long du trottoir. Elle s’arrêta devantun pick-up noir à la portière marquée del’écusson des services du shérif. Tylers’aperçut alors qu’il n’avait toujours paslâché son bras, mais il ne pouvait serésoudre à la laisser partir.

— J’ai énormément apprécié cettesoirée, Rosalinda.

Elle leva les yeux vers son visage, etmalgré la faible lumière ambiante, il lutde la tristesse au fond de ses yeux. Etait-ce à cause de leur baiser ?

— Merci pour ce dîner, Tyler.Son nom avait un son très doux sur ses

lèvres, comme une coulée de miel qui serépandit dans tout son être, apaisanttoutes ses angoisses.

— Tout le plaisir a été pour moi,assura-t-il, luttant de toutes ses forcespour ne pas embrasser de nouveau ceslèvres de corail.

— Je suis désolée si je me conduisd’une façon bizarre, murmura-t-elle d’unton hésitant. Mais… la vérité, c’est queje n’avais pas été embrassée depuis très,très longtemps.

— Moi non plus. Je me demandaismême si je saurais encore le faire.

— Vraiment ? s’étonna-t-elle. Cen’était pas du tout ce que je m’étaisimaginé.

— Et que vous imaginiez-vous ?— Que vous étiez un homme

dangereux.— L’aspect physique des gens peut

être trompeur, Rosalinda. J’espère quevous vous en apercevrez un jour.

— J’y penserai, promit-elle en ouvrantsa portière. Bonne nuit, Tyler.

A contrecœur, il lâcha son bras etrecula d’un pas. Lorsqu’elle grimpadans le pick-up, il fut saisi d’undouloureux sentiment de perte. Cetteréaction le laissa abasourdi, et il sesentit idiot. Cette femme étaitpratiquement une inconnue pour lui, et iln’avait pas du tout l’intention des’engager dans une relation avec unefemme d’action qui avait un pistolet surla hanche et une expression déterminéedans ses yeux.

— Bonne nuit, répondit-il.La portière se referma comme une

barrière entre eux. Elle fit aussitôtgronder son moteur, puis engagea lamarche arrière. Tyler ne la regarda pass’éloigner, se dirigeant à son tour versson pick-up, garé au bout de la rue. Maissur la route du retour vers le ranch PineRidge, il ne put s’empêcher de sedemander combien de temps il allaitdevoir attendre avant sa prochainerencontre avec Rosalinda Lightfoot.

* * *

Le lendemain matin, Rosalinda étaitassise à sa table de travail en train declasser ses rapports de la veille lorsqueHank fit son entrée dans son bureauexigu.

— Bonjour ! lança-t-elle d’un toncordial, sans lever les yeux de sontravail.

— Bonjour, marmonna-t-il.Faisant pivoter son fauteuil, elle se

retourna vers le solide policier auxcheveux roux, qui se dirigeait vers lamachine à café dans un coin de la pièce.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit-elle. Maldormi ?

— Si on veut.Son gobelet à la main, il lui tourna le

dos pour gagner son bureau, et elle neput s’empêcher de noter qu’il semblaitporter tout le poids du monde sur sesépaules.

— Vous avez l’air fatigué, remarqua-t-elle.

— Je vais très bien.Elle comprit alors qu’il boudait,

probablement parce qu’elle était sortiehier soir, et qu’elle avait passé un bonmoment pendant qu’il travaillait. Tantpis pour lui, décida-t-elle. Cela faisaitdes semaines qu’elle travaillait sansrelâche, et elle avait bien droit à un petitmoment de détente de temps à autre.

— Ecoutez, Hank, dit-elle ens’efforçant de ne pas laisser percer sonirritation dans sa voix, je n’ai pasdemandé à être dispensée de monservice, hier soir. Vance a proposé deme remplacer, et j’ai accepté son offre.Si cela vous pose un problème, nousdevrions peut-être en discuter avecBrady.

— Je n’ai aucun problème, répliqua-t-il avec une grimace. Mais je m’étonneque vous fraternisiez avec un suspect.

Alors, c’était cela.Elle se leva lentement et vint se

camper devant son collègue, le fusillantdu regard.

— Avez-vous une preuve quelconqueque Tyler Pickens ait allumé cetincendie, ou qu’il ait ordonné à une autrepersonne de le faire ? s’enquit-elle d’unton coupant. Ou même qu’il ait jamaischerché à nuire au ranch Chaparral ?

— Euh… non, convint-il enrougissant. Mais… j’estime qu’il estinapproprié pour vous de sortir avec unhomme dans son genre.

Elle ravala la réponse cinglante qui lui

montait aux lèvres et se contenta desecouer la tête.

— Buvez donc votre café, marmonna-t-elle. Vous en avez visiblement besoin.

Puis elle tourna les talons et regagnason bureau. Elle s’efforça de reprendreses notes, mais la colère qui bouillonnaiten elle l’empêchait de se concentrer. Unlong moment s’écoula ainsi, puis Hankdemanda :

— Et vous ? Quel est votreproblème ?

A l’évidence, son attitude belliqueusel’avait pris de court. Depuis qu’elleavait intégré l’équipe du shérif, Hank etelle avaient été les meilleurs amis dumonde, et il n’y avait jamais eu lemoindre désaccord entre eux.

Faisant pivoter son fauteuil face à lui,elle déclara :

— Vous êtes mon collègue de travail,Hank. Pas mon gardien. Si j’ai envie dedîner avec Tyler Pickens, cela meregarde.

— Voulez-vous dire que ce qui s’estpassé hier soir entre Tyler Pickens etvous est une affaire personnelle ?s’enquit-il, le visage cramoisi.

— Je n’ai pas dit cela, répliqua-t-elle,réprimant un soupir. En réalité, nousétions convenus de nous rencontrer pourparler plus en détail de cet incendie. Etc’est tout.

— Et vous aviez besoin pour cela deporter votre plus jolie jupe ? remarqua-t-il d’un ton de lourde ironie.

Même s’il était vrai qu’elle s’étaithabillée avec soin tout exprès pourTyler Pickens, Hank outrepassait sesdroits en envahissant sa vie privée. Etelle ne se priva pas de le lui rappeler :

— La façon dont je choisis dem’habiller ne regarde que moi, rétorqua-t-elle d’un ton froid. Ce n’est pas votreaffaire.

Hank la considéra d’abord d’un airsurpris, puis il haussa les épaules etesquissa un sourire un peu embarrassé.

— Désolé, Rosa, mais vous êtes unenouvelle recrue. Je me sens obligé devous protéger.

— N’en parlons plus, Hank, dit-elleen soupirant. Remettons-nous au travail,et tâchons de découvrir qui est le

plaisantin qui a joué avec desallumettes.

— Bonne idée. A nous deux, nousdevrions rapidement résoudre cetteaffaire pour faire plaisir à notrehiérarchie.

— Et par la même occasion, gagnerdes bons points pour notre avancement,observa Rosalinda, soulagée que latension entre eux se soit dissipée.

L’idée de prouver à ses supérieursqu’elle était une adjointe compétente etdéterminée lui plaisait. Maiscurieusement, le plus important pour elleétait de rendre le sourire à Tyler endémasquant l’auteur de ce crime. Etcela, c’était idiot.

Elle ne connaissait Tyler Pickens que

depuis un peu plus de vingt-quatreheures. Pourtant, il occupait toutes sespensées, au point qu’elle ne parvenaitplus à se concentrer sur les témoignagesqu’elle avait recueillis la veille auprèsdes employés du ranch Pine Ridge. Sonesprit revenait sans cesse à ce dîneravec lui, et au baiser qui avait suivi, etchacun des instants qu’ils avaient passésensemble était resté gravé dans samémoire.

Dès les premiers mots qu’il avaitprononcés, la veille au soir, elle s’étaitsentie irrésistiblement attirée vers lui.Les riches textures de sa voix, lesmouvements harmonieux de son corpsl’avaient séduite lentement maissûrement, et lorsqu’il l’avait embrassée,

elle avait réagi comme une femmeprivée trop longtemps des caresses d’unhomme. Qu’avait-il bien pu penser de saréponse passionnée ? Le seul pointpositif était qu’elle avait été la premièreà retrouver la raison et à mettre un termeà ce comportement irresponsable.

Quelques coups discrets frappés à laporte lui firent tourner la tête, et elle vitBrady Donovan entrer dans le bureau.C’était un homme de haute taille, minceet aux traits agréables, qui avait serviplusieurs années comme adjoint dushérif et avait été blessé dansl’accomplissement de son devoir avantde devenir son second. Il était aussi lebeau-frère du propriétaire du ranchChaparral, et elle savait combien il

tenait à résoudre cette affaire d’incendiecriminel.

— Avez-vous découvert de nouveauxéléments dans l’incendie du Chaparral,tous les deux ?

— Rien pour le moment, réponditHank. Je dois encore parler à quelquesemployés. Voulez-vous que j’interrogeégalement les femmes qui travaillentdans les bureaux ?

— J’ai bien dit tout le monde,confirma Brady.

— A mon avis, c’est une perte detemps. J’ai du mal à imaginer unesecrétaire en train de traîner un jerricand’essence dans la forêt pour y mettre lefeu.

— Moi, je l’imagine facilement,

répliqua Brady. Au demeurant, lesfemmes colportent souvent des rumeurs.L’une d’elles a peut-être entendu desremarques qui pourraient nous êtreutiles.

Le second du shérif se tourna versRosalinda, avant d’ajouter :

— Avant que vous me répondiez queles hommes aiment aussi à colporter desragots, ce que je sais parfaitement, avez-vous découvert des indicesintéressants ?

— J’étais sur le point de taper mesnotes. Pour le moment, je n’ai rientrouvé de suspect du côté des employésdu ranch Pine Ridge. Mais j’ai besoin decomparer leurs déclarations pourm’assurer qu’il n’y a pas de

contradictions entre elles. Et je n’ai pasencore interrogé le cuisinier.

— C’est lui que vous auriez dûinterroger le premier. Celui qui nourritces hommes est le mieux placé pour lesconnaître.

— Il s’appelle Gib, et j’ai déjà eu unelongue conversation à son sujet avecTy… avec M. Pickens. Je suppose queje devrais retourner au ranch pourl’interroger personnellement.

— Il n’y a pas de supposition quitienne. Vous allez y retourner dès cematin.

— Ce matin ? répéta Rosalinda d’unair étonné. Croyez-vous que Gib soitaussi important pour notre enquête ?

— Je ne vous envoie pas là-bas pour

l’interroger. Je veux que vous jetiez uncoup d’œil au site d’où le feu est parti.

A l’idée de retourner au ranch deTyler, Rosalinda redressainconsciemment la taille.

— Les pompiers ont déjà passé lazone au peigne fin, observa-t-elle. Quepourrais-je faire de plus ?

— Observez la configuration duterrain. Prenez quelques photos.J’aimerais savoir s’il était plus faciled’accéder au site depuis le Chaparral oudepuis le Pine Ridge. Servez-vous devotre cervelle. Vous saurez ce qu’ilvous faut chercher.

Rosalinda se levait déjà lorsque Hankproposa :

— Voulez-vous que je l’accompagne ?

Le feu a démarré à presque deuxkilomètres de la route. Elle pourrait seperdre.

— Elle, se perdre ? répliqua Bradyd’un ton ironique. C’est plutôt vous quiauriez besoin d’un cours d’orientation.D’ailleurs, j’ai d’autres missions pourvous, ce matin.

Rosalinda suivit Brady dans sonbureau pour noter la position du foyer del’incendie sur son GPS, rassembla sonéquipement et se mit aussitôt en routevers le ranch Pine Ridge. Une demi-heure plus tard, elle roulait sur la pistede terre qui conduisait à la propriété deTyler lorsqu’elle aperçut un pick-upblanc qui approchait à vive allure danssa direction. Elle était trop loin pour

reconnaître le conducteur, mais cevéhicule ressemblait exactement à celuique le séduisant éleveur conduisait laveille.

Son cœur s’emballa d’une façonabsurde, et elle ôta son pied del’accélérateur pour stopper son véhiculesur le bas-côté de la piste. Un instantplus tard, le pick-up blanc s’arrêta à sahauteur. La vitre du conducteurs’abaissa, et elle reconnut Tyler Pickensderrière le volant.

— Que faites-vous ici ? s’enquit-il,surpris.

Lui, au moins, vivait dans le présent.Tout le contraire d’elle, qui ne cessaitde revivre dans sa mémoire leur soiréede la veille, la sensation de ses lèvres

sur les siennes, de se demander cequ’elle ressentirait s’ils devenaientamants.

Refoulant fermement son ridiculesentiment d’excitation, elle répondit :

— Mon supérieur m’a chargée d’uneautre mission, ce matin. Je dois merendre jusqu’au lieu du départ del’incendie et jeter un coup d’œil dansles environs.

— Dans quel but ?— Essayer de collecter de nouveaux

indices. Tout ce que je pourrais trouverqui puisse nous aider à compléter lepuzzle.

— Je me demande ce que vouspourriez bien trouver là-bas que lespompiers auraient manqué, observa-t-il

en ôtant ses lunettes de soleil. De plus,le terrain est très accidenté, et ilcommence à faire chaud. Ce sera unemarche pénible.

— Je ne vois pas d’autre moyen deremplir ma mission, puisque le lieu enquestion se trouve loin de toute route.

— Moi, si. Savez-vous monter àcheval ? Nous pourrions nous y rendreensemble.

— Bien sûr, répondit-elle, faisant deson mieux pour dissimuler sa nervosité.Je montais souvent, autrefois.

— Parfait. Dans ce cas, c’est réglé.Ce n’était pas du tout ce qu’elle avait

prévu, songea-t-elle. Hank l’accusaitdéjà de fraterniser avec un suspect. S’ilvenait à en être informé, il y verrait sans

doute une confirmation à ses soupçons.Mais après tout, elle ne commettaitaucun crime en acceptant la compagniede Tyler Pickens. Même si celareprésentait un évident danger.

— Mais ne vous rendiez-vous pasquelque part ? observa-t-elle. Je nevoudrais pas vous détourner de votretravail.

— J’allais faire quelques courses,mais cela peut attendre, assura-t-il. Jevais faire demi-tour, et vous n’aurezqu’à me suivre jusqu’au ranch.

Sans lui laisser le temps de protester,il effectua sa manœuvre, et elle restaseule à se demander si la destinées’apprêtait à lui jouer un nouveau tour.La dernière chose au monde dont elle

avait besoin, c’était de passer davantagede temps en compagnie d’un homme quilui rappelait constamment qu’elle étaitune femme, et qu’elle avait certainsbesoins. Des besoins que seul un hommepouvait satisfaire.

Ressaisis-toi, Rosalinda. Souviens-toique Tyler Pickens a lui-même desproblèmes évidents. Quelque chose l’abrouillé avec sa famille, et ce quelquechose pourrait bien être une femme. Tun’as pas besoin d’ajouter ton nom à laliste de ses problèmes. Et certainementpas envie d’avoir affaire à une autreharceleuse névrotique du genre deMonique.

Dans son rétroviseur, elle vit le pick-up blanc approcher. Bon gré mal gré,

elle allait devoir faire cette expéditionavec lui et veiller à rester maîtressed’elle-même.

- 5 -

Dix minutes plus tard, ils arrivaientdans la cour du ranch Pine Ridge. Elleramassa le petit sac à dos contenant lematériel qu’elle devait emporter etdescendit de son pick-up. Tylerl’attendait déjà à quelques pas duvéhicule.

— Allons à l’écurie, dit-il. Je vaistrouver une monture convenable. Avez-vous pensé à emporter un déjeuner ?

— Déjeuner ? Il est à peine 10 heures.Il ne nous faudra sûrement pas aussilongtemps pour faire l’aller-retour ?

— La distance n’est pas très grande,mais on n’avance pas très vite sur unterrain aussi accidenté, expliqua-t-il.Comptez environ une heure à l’aller, etla même chose pour le retour.

— J’ai une barre chocolatée dans monsac. Cela me suffira.

— Je suis sûr que non, dit-il d’un tonqui n’admettait aucune contestation. Jevais demander à Gib de nous préparerun petit en-cas pendant que je selle leschevaux.

Il prenait le contrôle des opérations, etelle aurait dû protester, le remettre à saplace. Mais, après tout, ils étaient dans

son ranch, et s’il était disposé à lui offrirson aide, elle n’allait certainement pasla refuser.

Les écuries se trouvaient à unecinquantaine de mètres, et tout enmarchant, Tyler appela le cuisinier avecson mobile, lui donnant quelques ordresbrefs. Il terminait à peine de seller unhongre noir pour lui et un joli cheval piepour elle lorsque Gib fit son apparition,chargé de deux sacoches de sellecontenant des victuailles et desboissons.

Le vieil homme remit les sacoches decuir à Tyler avant de se tourner versRosalinda.

— Bonjour, officier Lightfoot. Je nem’attendais pas à vous revoir aussi

rapidement.— Bonjour, Gib, répondit-elle en lui

serrant cordialement la main. Je suisdésolée que ma venue vous ait causé dutravail supplémentaire. J’ai bien indiquéà Tyler que c’était inutile, mais il m’aignorée.

— Tyler est ainsi, répondit lecuisinier en considérant son patron d’unair pensif. Il n’en fait qu’à sa tête.

— Exactement comme quelqu’und’autre que je connais, commenta Tyleren resserrant une sangle.

— Vous connaissez-vous depuislongtemps, tous les deux ? s’enquitRosalinda, s’adressant à Gib.

— J’ai tenu Tyler dans mes bras lejour de sa naissance, précisa le vieil

homme en riant. Oui, nous nousconnaissons depuis un bon bout detemps.

— Oh ! Alors, il est sûrement commeun fils, pour vous.

Elle se souvenait avoir entendu Tylerremarquer qu’il avait laissé sa famillederrière lui, là-bas, au Texas.Apparemment, cet homme avait choiside le suivre. Etait-ce par affection et parloyauté envers lui ? Ou bien suite à unproblème qui les concernait tous lesdeux et qui s’était produit là-bas ?

— Oui, madame, répondit Gib avec unclin d’œil complice. Je lui ai mêmeadministré une ou deux corrections.Mais le petit diable se défendait déjà, àl’époque, et il me décochait des coups

de pied dans les tibias.— J’espère qu’il s’est calmé depuis

qu’il a grandi, commenta Rosalinda ensouriant.

— Un peu trop, même, répondit Gib.Je crois que je le préférais lorsqu’ilfaisait des bêtises.

Avant qu’elle ait le temps derépondre, Tyler fit avancer les deuxchevaux. En passant devant le cuisinier,il lui adressa un regard désapprobateur.

— Et vous, Gib, je vous préfère quandon ne vous entend pas.

Ignorant le sarcasme de son patron,Gib se tourna vers Rosalinda, un grandsourire aux lèvres.

— Vous vous rendrez bientôt compte,officier Lightfoot, qu’en réalité il est

doux comme un agneau.— Merci du conseil, Gib. Et si nous

avons le temps, en rentrant, j’aimeraisparler avec vous de cet incendie.

— Avec plaisir, officier Lightfoot. Jeserai ravi de vous aider, si je le peux.

Alors que le vieil homme s’éloignait,elle se tourna vers l’éleveur de bétail.Doux comme un agneau ? A cet instant,même le cheval qu’elle s’apprêtait àmonter était plus souriant que lui. Maiselle ne se laissa pas décourager par cedétail. La veille au soir, elle avaitdécouvert un côté tendre chez cethomme, et elle ne pouvait s’empêcherd’espérer le voir réapparaître.

— Ne faites pas attention à Gib,marmonna Tyler. Il raconte n’importe

quoi.— Moi, je le trouve attachant,

déclara-t-elle en saisissant les rênesqu’il lui tendait. Il me rappelle mongrand-père, qui a quatre-vingt-dix ans etqui est toujours en pleine forme. Si vousavez de la chance, Gib suivra le mêmechemin.

— Oui, j’espère que mon vieil amivivra encore très longtemps. Et àprésent, venez. Sortons ces chevaux, etmettons-nous en selle. Nous avons unelongue chevauchée devant nous.

Dans la cour, elle accrocha son sac àdos au pommeau de la selle de samonture, un cheval pie répondant au nomde Moonpie, et elle s’apprêtait à mettrele pied à l’étrier lorsque Tyler arriva

soudain derrière elle et la saisitfermement par la taille.

— Laissez-moi vous aider, dit-ilpresque à voix basse. Moonpie est ungrand gaillard.

Le contact de ses mains produisit uneonde de chaleur qui irradia dans toute lapartie supérieure de son corps, mais ellerésista héroïquement à son envie de seretourner vers lui, son visage tout prèsdu sien. Fixant son regard droit devantelle, elle monta en selle.

— Merci, dit-elle simplement.— Je me réjouis de constater que vous

portez des bottes, aujourd’hui, déclara-t-il, sa main toujours sur l’étrier. Mais lepistolet était-il vraiment nécessaire ?

— Les bottes et le pistolet font partie

de mon uniforme, répondit-elle.D’ailleurs, cette arme pourrait s’avérerutile.

— Bien sûr, convint-il avec un longsoupir. Qui sait ? Nous croiserons peut-être un serpent à sonnettes sur notrechemin.

— Mon pistolet vous met-il mal àl’aise ?

— Pas exactement. Disons qu’il paraîtun peu déplacé sur… une femme aussiadorable.

Elle ne s’était pas attendue à de telspropos ni, surtout, à ce qu’ils luiprocurent cette sensation de plaisirintense.

— Flatter un officier de police nevous mènera nulle part, murmura-t-elle.

Un sourire un peu narquois plissa lescoins de ses yeux, et il repoussa sonStetson sur sa nuque.

— Mon compliment ne s’adressait pasà l’officier de police, précisa-t-il.Uniquement à la femme.

— Et c’est l’officier de police quisuggère que nous devrions nous mettreen route, répliqua-t-elle, faisant unvaillant effort pour se ressaisir.

— Bien sûr, dit-il en remettant enplace son chapeau. Allons-y.

Il monta lestement en selle à son touret, au petit trot, ils prirent la direction dusud. Alors que la ligne sombre de laforêt apparaissait au loin, Rosalinda serendit soudain compte que Tyler ne luiavait pas demandé de lui indiquer le lieu

précis du départ du feu, celui qu’elleavait noté sur son GPS. Bien sûr, ilconnaissait parfaitement la région,songea-t-elle. Mais comment pouvait-ilsavoir exactement où le feu avait étéallumé ?

— Ne croyez-vous pas que nousdevrions consulter mon GPS ?remarqua-t-elle d’une voix un peutendue.

— C’est inutile.— Voulez-vous dire que vous

connaissez déjà l’endroit exact du départdu feu ?

— Je ne me suis pas rendu là-basdepuis l’incendie, si c’est ce que vousme demandez. Mais le shérif Hamiltonm’a fourni des informations précises, ce

matin, au téléphone, et je connais trèsbien le terrain. Avant de lui parler,j’ignorais si le feu avait été allumé surmes terres ou sur celles du Chaparral.

Il marqua une pause, avant d’ajouterd’un ton un peu accusateur :

— Vous vous étiez bien gardée de mele dire, hier matin.

Elle tourna la tête vers lui, et elle neput s’empêcher de remarquer combien ilsemblait à l’aise sur sa selle, la façonnaturelle dont son corps épousait lesmouvements de son cheval. Al’évidence, il avait grandi dans un ranch,et quels qu’aient été les événements quil’avaient éloigné du Texas, ils nel’avaient pas fait renoncer à ses racines.

Tu passes trop de temps à penser à

cet homme, Rosa. Tu dois te concentrersur l’incendie qui a détruit desdouzaines d’hectares de pâtures et deforêt, et pas sur celui que sa présenceallume en toi.

— Je n’étais pas autorisée à vouscommuniquer une telle information,répondit-elle, s’efforçant de se ressaisir.

— Vous ne transgressez pas les règles,observa-t-il. C’est bon à savoir.

Parlait-il seulement de son travail ? Aquelles autres règles pouvait-il faireallusion ? Celles de la vie ? Celles del’amour et du mariage ?

Son instinct lui criait d’ignorer cesallusions, mais elle ne put s’empêcherde répliquer :

— Et vous ? Les transgressez-vous ?

— Pas jusqu’à présent, répondit-il,esquissant un sourire. Mais j’avoue quej’ai été tenté.

Cette remarque ne faisantqu’augmenter sa confusion, elle s’abstintdonc de lui faire une réponsequelconque. Durant les quelques minutesqui suivirent, ils chevauchèrent ensilence.

Le soleil de l’été était déjà brûlantdans le ciel du matin lorsqu’ilsarrivèrent à un petit bois de peupliersblancs. A l’ombre des grands arbres, ilfaisait une fraîcheur agréable. Ici, toutétait vert, les arbres, les buissons etl’herbe, ce qui indiquait qu’ils étaientencore loin des terres ravagées par lesflammes. On entendait le chant des

oiseaux, le craquement du cuir des selleset le bruit des sabots, et la brise légèrequi soufflait dans les feuillages. Quelquepart au loin, un veau appelait sa mère.Ces sons de la nature lui procurèrent unsentiment de paix, et elle décida queBrady lui avait rendu service enl’envoyant sur cette mission.

— C’est magnifique, ici, dit-elle,exprimant ses pensées à voix haute.Cette voûte de verdure traversée derayons de lumière est un spectaclemerveilleux.

— Si j’abattais ces arbres, jegagnerais des pâturages, mais le bétailaime à y chercher refuge, surtout durantles mois d’hiver.

— Il neige beaucoup dans cette région,

remarqua-t-elle. Que faites-vous dubétail ? Les rentrez-vous à l’établelorsque la neige est trop épaisse ?

— J’aurais besoin pour cela d’unedouzaine d’autres étables, répondit-ilavec un sourire indulgent. Non, lorsqu’ilfait mauvais temps, nous descendons lestroupeaux des prés de montagne pour lesrassembler dans la vallée. Les bêtestrouvent des abris dans les arroyos etdans les buissons, et nous leurdistribuons tous les jours du foin.

— Je vois. Ce doit être un travailénorme. Vous priez certainement pourqu’il neige le moins possible.

— Au contraire. La neige fait pénétrerl’humidité et les nutriments jusqu’auxracines de l’herbe qui, à son tour, nourrit

le bétail. La nature savait ce qu’ellefaisait en créant tout ceci.

Et elle avait certainement fait du trèsbon travail en créant Tyler Pickens, neput-elle s’empêcher de penser. Tout enlui, de ses cheveux d’un noir d’ébène àsa peau hâlée par le soleil, en passantpar son long corps d’athlète, était unrégal pour les yeux. Elle ne doutait pasune seconde qu’il attirait le regard desfemmes sur son passage.

Alors, pourquoi n’y avait-il aucunefemme dans sa vie ? Il était jeuneencore, mais il avait dépassé l’âgeauquel la plupart des hommes songent àse marier et à fonder une famille.D’ailleurs, il l’avait peut-être déjà fait.Pouvait-il avoir laissé une épouse et des

enfants au Texas ? Elle décida que non.Un homme comme lui pouvait peut-êtrequitter une femme, mais iln’abandonnerait jamais son enfant.

— Vous devez être très fier de votreranch.

— Oui, en effet. J’ai travaillé dur delongues années pour en faire ce qu’il estaujourd’hui. Et les premières années ontété particulièrement difficiles. Jen’avais que Gib, Sawyer et Tobey pourm’aider, et, faute de moyens pour fairevenir des bulldozers, nous avonsdéfriché la plupart des pâtures à la main.Nous avons mangé tant de haricots queje ne supporte plus de les voir. Maiscela en valait la peine.

— Mes parents aimaient à répéter que

les choses qui valent vraiment la peinen’arrivent jamais facilement. Et je leconstate chaque jour dans mon propretravail.

— Dans ce cas, répondit-il, esquissantun sourire, je ferai de mon mieux pourvous rendre cette journée agréable. Lemoins que je puisse faire, c’est vousaider à arrêter le crétin qui a allumé cetincendie.

Puis il poussa son cheval au trot, etelle n’eut d’autre choix que de le suivre.

Pendant la demi-heure suivante, lepaysage devint une alternance de boisdenses, de pâtures ouvertes et d’étroitscanyons. De par les contraintes de sontravail, Rosalinda fréquentaitassidûment la salle de sport pour rester

en parfaite forme, mais après quarante-cinq minutes de cette chevauchée,chaque muscle de son corps était devenudouloureux. Brady avait été fou depenser qu’elle pourrait couvrir cettedistance à pied. Mais, bien sûr, le lieuaurait été beaucoup plus accessible sielle était partie de la route principale etnon du ranch Pine Ridge.

Juste au moment où elle commençait àpenser qu’elle ne pouvait plus continuerà ce rythme, Tyler arrêta sa monture.Depuis quelques minutes, ilstraversaient un paysage encore plusrude, couvert d’énormes blocs de rocheen équilibre précaire parmi des buissonsd’épineux. Les cactus étaient en fleur, etelle fut tentée de sortir son appareil

professionnel pour prendre quelquesphotos du magnifique paysage. Elle s’enabstint seulement parce que Bradyn’apprécierait guère qu’elle s’intéresseà la beauté des fleurs au lieu de seconcentrer sur son enquête.

— Il y a un ravin un peu plus loin,observa Tyler. Nous allons faire le restedu chemin à pied. Ce sera plus sûr.

— Cela me convient parfaitement,déclara-t-elle. Une pause me fera dubien. J’ai hâte de descendre de cetteselle.

Il sauta à terre et s’approcha pourl’aider à descendre de son cheval. Sitôtqu’elle eut retrouvé la terre ferme, ellese rendit compte que les magnifiquesfleurs de cactus n’étaient pas la seule

cause de son état de distraction. Laproximité de Tyler, la sensation de samain posée sur son bras lui donnaientl’impression de contempler l’approched’une tornade en sachant toute fuiteimpossible. C’était à la fois terrifiant etincroyablement excitant.

— Tout va bien ? s’enquit-il en sepenchant pour plonger son regard dansle sien. Vous allez tenir le coup ?

Elle sentit qu’il serrait doucement sonbras, et cette sollicitude la fit se sentirspéciale et infiniment féminine. Soudain,elle ne respirait plus qu’à grand-peine.Rien n’existait plus, hormis lesprofondeurs vertes de ses yeux.

— Je me sens bien, parvint-elle àarticuler. J’ai seulement les jambes un

peu faibles. Je cours pourtant plusieursfois par semaine. Je me croyais enforme, mais j’ai l’impression que mesjambes ne me portent plus.

— Lorsqu’on monte à cheval, onutilise d’autres muscles que ceux quiservent à courir, observa-t-il en luisouriant d’un air compréhensif. J’auraisdû m’arrêter plus tôt et vous laisser vousreposer.

Il indiqua un point devant eux, avantd’ajouter :

— Marchons jusque là-bas. Cela vousaidera à détendre vos muscles.

Elle acquiesça, et il la prit fermementpar le coude pour la soutenir tandisqu’ils traversaient une étendue de terrainaccidenté. Elle aurait pu lui signaler que

le contact de sa main avait le même effetsur ses genoux que leur chevauchéematinale, mais elle s’en garda bien. Celaaurait été reconnaître que ce qu’elleéprouvait pour lui allait bien au-delàd’une simple attirance. Et elle nepouvait se le permettre. Elle n’était pasencore prête à laisser un autre hommeentrer dans sa vie.

— Et les chevaux ? demanda-t-ellealors qu’ils s’éloignaient de leursmontures. Ne devrions-nous pas lesattacher ?

— Ils sont dressés à rester sur place.Ils ne bougeront pas jusqu’à notre retour.

— Des bêtes intelligentes.— Au ranch, ce sont les seules que

j’admets.

Et qu’en était-il des femmes ? ne put-elle s’empêcher de se demander. Laréponse s’imposait : il était célibatairedepuis plusieurs années. Ce détail auraitdû suffire à calmer son imaginationvagabonde.

Lorsqu’ils atteignirent le bord del’escarpement rocheux, elle avaitretrouvé le plein usage de ses jambes,mais elle n’était pas aussi certaine deses capacités mentales. Elle s’étaitrépété cent fois qu’elle n’avait pasbesoin de son soutien pour marcher etqu’il était temps de s’écarter de lui,mais son corps refusait d’obéir auxordres de son cerveau.

— Soyez prudente par ici, conseillaTyler. Le sol s’éboule facilement. Je ne

voudrais pas que vous fassiez une chute.Elle tendit le cou pour jeter un coup

d’œil au fond du ravin, une dizaine demètres plus bas. Au pied des rochers, lesol était noir et totalement calciné.

— Vous avez raison, ce serait unechute dangereuse, dit-elle. Est-ce dansce ravin que le feu a été allumé ?

— Je l’ai tout de suite comprislorsque le shérif Hamilton m’a décrit lesite. Mon ranch s’étend sur plusieursmilliers d’hectares, mais ce lieu estunique. Avant l’incendie, c’était un petitcoin de paradis. Mais maintenant, toutest dévasté.

Il y avait une note de colère dans savoix, mais surtout de la mélancolie. Et latristesse qu’elle lisait dans ses yeux

n’était pas feinte. Elle s’en voulut del’avoir soupçonné d’avoir eu un rôlequelconque dans l’incendie.

— Cette portion fait-elle partie desterres de votre ranch ?

— Oui, confirma-t-il, mais la clôturedu Chaparral se trouve tout près d’ici.Nous allons descendre afin que vouspuissiez vous rendre compte de ladisposition des lieux.

— Descendre ? Oui, mais comment ?Vous avez peut-être des talentsd’alpiniste, mais ce n’est pas mon cas.

— Je ne songerais jamais à vous faireprendre un tel risque. Il y a une petitepiste, sur notre gauche. C’est un sentierun peu escarpé, mais le bétail et lesanimaux sauvages l’empruntent

couramment.— Attendez une minute, Tyler, dit-elle

alors qu’il l’entraînait déjà par le bras.J’ai quelque chose à vous dire.

Il s’arrêta net pour la fixer en souriant.— Vous m’avez appelé Tyler,

remarqua-t-il.Sa voix était comme une eau claire

coulant sur un fond de galets, un sondoux et rauque à la fois, qui fit naître unemerveilleuse sensation de plaisir enelle. Elle sentit qu’elle rougissait.

— Oui, c’est vrai, n’est-ce pas ?— En effet, et cela m’a beaucoup plu.— Je tenais seulement à ce que vous

sachiez que je ne pense pas que vousayez un lien quelconque avec ce crime.

— Essaieriez-vous de m’amadouer ?

remarqua-t-il, une étincelle rieusedansant au fond de ses yeux verts.

— Je n’étais pas obligée de vousrévéler mes conclusions, répliqua-t-elled’un ton ironique. En vérité, un officierde police intelligent et rusé n’auraitjamais révélé cette information à uncivil. Je suppose donc que je viens detransgresser l’une de ces règles dontvous parliez tout à l’heure.

Il se tourna face à elle et plongea sonregard tout au fond du sien. Lâchant soncoude, sa main remonta avec une lenteursensuelle jusqu’à son épaule.

— Dans ce cas, pourquoi l’avez-vousfait ? murmura-t-il.

Le torrent d’émotions confuses quidéferla sur elle l’empêcha

momentanément de répondre, et elle fitun effort pour se ressaisir.

— Je ne sais pas exactement. Jesuppose que je l’ai fait parce que jevous apprécie beaucoup. Et, pour êtrehonnête, je commence à penser que jevous apprécie un peu trop.

— Je ressens la même chose pourvous, Rosa, murmura-t-il.

Elle prit une profonde inspirationavant de déclarer :

— Le problème, c’est que j’ignore ceque cela signifie, et où cela nous mène,vous et moi.

— Cela nous mène ici même,répondit-il dans un murmure rauque.Ensemble. Comme ceci.

Il aurait été absurde de tenter d’éviter

ses lèvres qui se penchaient à larencontre des siennes. Depuis la veille,elle ne pensait qu’à leur baiser. Et elles’était sentie impatiente de revivre cesmerveilleux instants de plaisir.

— Nous n’avons pas chevauchéjusqu’ici pour cela, protesta-t-ellefaiblement.

— Peut-être pas, murmura-t-il. Maisautant profiter du voyage, n’êtes-vouspas de mon avis ?

Ses lèvres vinrent étouffer toutes sesvelléités de résistance, et elle décidaque les mots n’étaient plus de mise entreeux. Sans qu’elle en soit vraimentconsciente, elle entrouvrit ses lèvres àson baiser et lui enlaça la taille.

A travers la brume sensuelle où

flottait son esprit, elle l’entendit gémir,et ce son était à tel point enivrant qu’ellene se rendit même pas compte que soncorps se tendait comme un arc pour allerà la rencontre du sien ni que ses mainsétreignaient fiévreusement sa taille. Faceà cette ardente réponse, le baiser deTyler devint plus profond, pluspassionné. Toute à l’ivresse de cetteétreinte, elle aurait pu tomber avec luiau fond du ravin sans s’en soucier. Etc’était bien la preuve qu’elle avait untrès, très gros problème.

Pourtant, cette idée effrayante ne suffitpas à la convaincre de s’écarter de lui.Depuis quatre ans, elle s’était tenuesoigneusement à l’écart des hommes etdu sexe. Elle était restée fermée à

l’amour, aux caresses, au plaisir. Tylerétait en train de lui prouver qu’elle nepouvait plus s’imposer cet isolement.Quel que soit le prix à payer plus tard.

- 6 -

Tyler était persuadé que, si l’un deschevaux n’avait pas henni, ce baiseraurait duré indéfiniment. Ou, en tout cas,jusqu’à ce que l’un d’eux s’évanouissepar manque d’oxygène. Mais ce sondissipa la magie de l’instant.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit Rosalindad’une voix essoufflée. Les chevaux sont-ils en train de s’enfuir ?

— Tout va bien, la rassura-t-il. C’est

Inky qui a senti la présence d’autreschevaux à proximité, et qui leur parle.

— Oh ! fit-elle, soulagée. Je pensaisque quelqu’un arrivait derrière nous.

— Pour vous surprendre en train devous comporter d’une façon peuprofessionnelle ? suggéra-t-il, esquissantun sourire.

— Inutile de me le rappeler, répondit-elle, portant une main tremblante à sonfront. Nous devrions peut-être descendredans ce ravin, à présent.

Il était douloureusement tenté de laserrer de nouveau dans ses bras, mais ily renonça à contrecœur. S’ill’embrassait encore comme il venait dele faire, il serait perdu. Il lui seraitimpossible de s’arrêter avant qu’ils

aient fait l’amour.— Rosa, il y a un instant, vous m’avez

dit une chose que vous pensiez que jedevrais savoir. A présent, c’est montour.

Il marqua une pause, avant dereprendre d’un ton hésitant :

— Je… je ne vous ai pas embrasséeparce que nous étions seuls et quel’opportunité s’en est présentée.

— Cela n’a pas d’importance,murmura-t-elle en baissant les yeux.

— Cela en a pour moi, Rosa. Peut-êtreparce que vous êtes la première femmequi ait compté dans ma vie depuis…depuis une éternité. Je ne sauraisexpliquer pourquoi, et je ne suis mêmepas sûr que le pourquoi soit important.

Tout ce qui compte, c’est que nous noussommes rencontrés, et qu’il est en trainde se produire quelque chose entre nous.

Elle releva la tête, et les nuages noirsde la confusion qu’il entrevit dans sesyeux lui firent l’effet d’un coup depoignard en plein cœur.

— Ce quelque chose doit cesser,Tyler. C’est une erreur.

Une erreur. Lorsque Tyler avaitcommencé à fréquenter DeeDee, c’étaitle mot que son père lui avait maintesfois répété. Et, au bout du compte,Warren Pickens ne s’était pas trompé.Tyler avait commis une énorme erreuren pensant qu’elle serait une bonneépouse pour lui. Ils n’étaient pas faitsl’un pour l’autre.

Mais cela signifiait-il pour autant qu’ilsoit en train de commettre le même genred’erreur avec Rosalinda ? En aucun cas.Cette femme n’était pas DeeDee. Etdepuis presque dix ans, Tyler se passaittrès bien des conseils de son père ou deson soutien. Cette situation étaitentièrement nouvelle. Il posa ses mainssur ses épaules, et la douce chaleur desa peau se répandit dans tout son êtrecomme un baume bienfaisant.

— Pourquoi cela devrait-il cesser,Rosa ? De mon point de vue, nousvenons à peine de commencer.

Il vit que ses lèvres s’étaient mises àtrembler, et il y posa tendrement sondoigt. Il ne voulait pas causer la moindreangoisse à cette femme. Il désirait la

rendre heureuse.— Ce que nous faisons… vous et

moi… pourrait me faire perdre monemploi, Tyler.

— Pourquoi ? Est-il interdit d’êtreofficier de police et, en même temps,femme ?

— Pas pendant le service, rappela-t-elle d’un air sombre.

— D’accord, admit-il avec un lentsourire où se lisait une promesse.J’attendrai que vous ne soyez plus deservice pour vous embrasser.

— Nous ne nous reverrons pas lorsqueje ne serai plus de service, répliqua-t-elle.

— Je ne compterais pas trop là-dessus, Rosa.

Il la lâcha à contrecœur et indiqual’amorce d’un chemin entre deux blocsde roche.

— Le sentier est là. Si vous êtes prête,nous pouvons commencer à descendre.

— Juste le temps de prendre monappareil photo. Devrions-nous emporteraussi les sacoches de selle avec ledéjeuner ?

— Je doute que vous soyez tentée dedéjeuner au fond de ce ravin. Noustrouverons un endroit plus accueillant.

Elle retourna jusqu’à son cheval etrécupéra son appareil dans son sac àdos, et ils se mirent en route à traversles éboulis rocheux.

— Restez derrière moi, conseilla-t-il.Ainsi, si vous trébuchez, je pourrai vous

éviter de rouler tout en bas.— N’ayez aucune crainte. J’éviterai

de trébucher.La descente sur le sentier raide et

glissant ne leur prit que quelquesminutes, et ils atteignirent le fond duravin sans incident. Essuyant d’un reversde main son front couvert detranspiration, elle contempla le paysagenoirci qui l’entourait.

La falaise formait un arc naturel dansle paysage, et les flammes avaientconsumé la végétation jusqu’à sa mi-hauteur avant de s’arrêter.

— Il y a partout cette odeur de fuméeet de suie, observa-t-elle tristement.C’est affreux. Comme si nous venions desortir d’un jardin pour entrer dans un

désert. C’est pire encore, car dans undésert, il y a mille formes de vie. Ici, jedoute que l’on puisse trouver la moindretrace d’un être vivant.

— Ces arbres paraissent mortsmaintenant, mais on peut espérer que lesbois durs retrouveront un jour leurvigueur, observa Tyler. Les résineux, enrevanche, n’ont aucune chance dereverdir.

Il s’approcha de la falaise rocheuse, etelle le suivit.

— D’après le shérif Hamilton, le feu aété allumé ici, au pied de la falaise.C’est un miracle qu’il ne se soit paspropagé sur mon domaine.

— D’après mes renseignements, lanuit de l’incendie, le vent soufflait du

sud, mais il a brusquement tourné aunord-ouest, remarqua Rosalinda. Si celan’avait pas été le cas, l’incendie seserait propagé sur vos terres, et non surcelles du ranch Chaparral. Je medemande si le pyromane avait anticipéce changement de direction du vent.

— Cela dépendrait de son niveaud’intelligence, répondit Tyler. Et del’identité de sa cible. A qui cherchait-ilà nuire ? A moi ou aux Cantrell ?

— C’est une bonne question, convintRosalinda en sortant son appareil photopour enregistrer la scène sous tous lesangles. Pouvez-vous me montrer oùcommencent les terres des Cantrell ?

Il indiqua la direction derrière eux, etils se mirent en marche côte à côte sur le

sol calciné.— Sawyer m’a déjà informé qu’une

partie de la clôture a brûlé, et qu’elledevra être réparée avant que mon bétailou celui de Quint puisse revenir sur cespâtures. Mais bien sûr, rien ne presse,car il n’y a plus un brin d’herbe àbrouter pour les animaux. J’aimeraismettre la main sur le salopardresponsable de ce désastre.

— N’ayez crainte, répondit-elle. Ilrecevra la punition qu’il mérite dans untribunal.

— Si vous parvenez à l’arrêter,remarqua Tyler.

— Nous l’arrêterons. Je vous prometsque le shérif Hamilton ne classera pascette affaire avant qu’elle soit résolue.

— Vous me semblez très déterminée.— Toujours, lorsqu’il s’agit de mon

travail, déclara-t-elle d’un ton ferme.A l’évidence, son travail était tout

pour elle, songea-t-il. En tout cas, ilsemblait occuper une grande partie de savie. Elle ne la consacrait certes pas à unmari ou à des enfants comme la plupartdes femmes de son âge. Mais bien sûr,c’était son droit le plus strict. Toutcomme le sien était de devenir éleveurde bétail. Cela ne l’empêchait pas d’êtreimpatient de découvrir ses autresfacettes. Mais pour cela, il allait devoirattendre un moment plus propice.Lorsqu’elle ne serait plus en service, etque cette étoile dorée ne serait plusépinglée à sa poitrine.

Ils avaient à peine parcouru unevingtaine de mètres lorsqu’ils arrivèrenten vue de la clôture détruite par lesflammes. En l’examinant de plus près,ils constatèrent que les fils barbelésn’avaient pas été coupés. Ils s’étaientsimplement effondrés parce que lespiquets de bois sur lesquels ils étaienttendus avaient brûlé.

— Est-ce cette clôture qui marque lalimite du Pine Ridge et du Chaparral ?s’enquit-elle.

— C’est l’une d’elles, mais il y en abeaucoup d’autres, répondit Tyler,repoussant les barbelés du bout de sabotte. Nos deux ranchs sont mitoyens surdes kilomètres.

— Des kilomètres, répéta-t-elle d’un

air pensif. Je n’arrive pas à imaginerqu’une personne puisse posséder autantde terres. Ma famille vit sur une fermede cinquante hectares, et dans le mondeoù je vis, on considère que c’estbeaucoup.

— A vous entendre, je devrais avoirhonte de ma réussite. Je croyais que lesfemmes admiraient les hommesambitieux.

— Cette femme-ci admire les hommesqui ont du cœur. Le reste n’a aucuneimportance.

Du cœur ? C’était précisément ce dontil était dépourvu, à en croire son frèrejumeau, dont les accusations reflétaientexactement l’opinion de DeeDee. Maisils avaient tort tous les deux. Tyler avait

toujours ressenti un profond attachementpour les gens et pour les choses. Mais laplupart du temps, il gardait ses émotionspour lui. Principalement parce que Trentexprimait les siennes bien assez poureux deux. Aujourd’hui, des années plustard, il lui était toujours aussi difficiled’exprimer ouvertement ce qu’ilressentait. A l’exception de la colère. Etcela, il le devait à son cher père. Maisle moment était peut-être venu dechanger tout cela. Il était peut-être tempsd’apprendre à vivre différemment, depermettre à cette femme et à d’autrespersonnes de devenir plus proches delui, de leur montrer que son cœur aussipalpitait d’émotions. Que lui aussi étaitcapable d’aimer, de désirer, de rêver.

— On m’a souvent répété que le mienétait dur comme une pierre, répondit-il.

Elle abaissa son appareil photo pourle dévisager.

— Cela, j’en doute fort.Sa réponse le prit totalement au

dépourvu. La seule personne qui l’aitjamais réellement compris, c’était Gib.Se pouvait-il que Rosalinda ait détectéchez lui quelque chose qui avait toujourséchappé à sa propre famille ?

Tyler, ce que tu essaies de voir encette femme n’existe sûrement que danston imagination. Elle te paraîtfabuleusement belle, mais cela nesignifie pas qu’elle t’aimera ou qu’ellete comprendra, aujourd’hui ou jamais.

S’efforçant de refouler ces réflexions

amères, il la vit prendre d’autres photosdes pâtures du ranch de ses voisins.Puis, elle se tourna vers la falaise, avantde remarquer :

— Il me semble que le pyromaneaurait accédé plus facilement à ce site enarrivant par le sud. Je le vois malemprunter le sentier que nous venons dedescendre de nuit et chargé de jerricansd’essence.

— C’est vrai, mais il est aussipossible qu’il ait fait un long détourpour contourner la falaise, observaTyler.

— Je ne le crois pas, dit Rosalinda enreplaçant son appareil photo dans sahousse. Je pense que cette personne estarrivée par le sud, par le ranch

Chaparral, et qu’elle a choisi cet endroitparticulier parce qu’il est abrité. Parcequ’il ou elle calculait que Dame Natureet la courbure de la falaise dirigeraientle feu loin de vos terres, et en directionde celles du ranch Chaparral. Lepyromane n’avait pas prévu que le venttournerait et que le feu détruirait aussiune partie de votre domaine.

— Cela paraît logique, convint Tyler.Mais pourquoi se donner la peine devenir commettre son forfait aussi loin ?Si cette personne était décidée àincendier les terres des Cantrell,pourquoi ne pas mettre le feu plus prèsdes bâtiments du ranch ?

— Pour orienter les soupçons sur vouset sur vos hommes.

Fronçant les sourcils, il vint se camperdevant elle.

— Pensez-vous vraiment ce que vousdites, ou n’est-ce qu’une manœuvre pouressayer de m’arracher des aveux ?

— Si je croyais que vous ayez desaveux à me faire, je ne serais pas iciseule avec vous, répliqua-t-elle en riant.Si vous êtes prêt, nous pouvons rentrer.J’ai terminé, ici.

— Bonne idée. Nous allons remonterrécupérer les chevaux, puis noustrouverons un endroit agréable pourdéjeuner.

La remontée du sentier de la falaises’avéra encore plus pénible que ladescente. Par endroits, elle devaits’aider de prises dans la roche et de

branches d’arbustes pour continuer àprogresser.

— Je n’imagine pas une vache en trainde remonter ce sentier, remarqua-t-elled’une voix essoufflée.

— Vous seriez surprise de constaterce qu’elles sont capables de faire. Cesont les chevaux et le bétail qui ont tracéeux-mêmes ce sentier. Un jour, avant lespremières neiges, je vous montrerai despistes que les troupeaux ont tracées dansla montagne pour accéder aux pâturesd’altitude. Il y a une vieille cabane, là-haut, qui servait autrefois à deschercheurs d’or.

En atteignant le plateau, ils trouvèrentles chevaux à l’endroit exact où ils lesavaient laissés, la tête un peu basse, les

yeux mi-clos, comme s’ils rêvaient enattendant leurs cavaliers.

Tyler leur flatta l’encolure pour lesremercier de leur patience avant dedécrocher les sacoches de selle quicontenaient leur déjeuner. Puis il seretourna vers elle, qui essuyait d’unrevers de main son front luisant desueur.

— Venez, allons trouver un endroitombragé pour déjeuner tranquillement.

— J’ai bien besoin de faire une pause,reconnut-elle. A cet instant précis, jecrois que je pourrais boire des litresd’eau.

A quelques mètres des chevaux, ilstrouvèrent un rocher plat et suffisammentlarge pour leur permettre de s’asseoir

côte à côte. Tyler déballa leursvictuailles et sortit une bouteille d’eauqu’il lui tendit. Rosalinda ôta le bouchonet but avec délices une longue rasaded’eau fraîche.

— Merci. Je me sens déjà mieux.Gib leur avait préparé des sandwichs

au rosbif, ainsi que des biscuits maisonau goût de mélasse. Elle mangea de bonappétit, et ce détail lui plut autant quel’aisance naturelle avec laquelle elleavait chevauché Moonpie. Il aimaiténormément l’idée qu’elle ne soit pasune femme fragile, qu’elle soit belle etforte à la fois.

— Comprenez-vous maintenantpourquoi j’étais inquiet à l’idée quevous songiez à venir à pied jusqu’ici ?

demanda-t-il en lui tendant un autresandwich. Cela aurait été une marcheharassante.

— J’aurais marché moins longtemps sij’étais partie de la route, rappela-t-elle.C’est le trajet que Brady avait prévupour calculer la distance. Il ne va pascroire que vous et moi nous y soyonsrendus ensemble à cheval.

— Comptez-vous vraiment le luidire ? demanda-t-il en la dévisageantd’un air surpris.

— Bien sûr. Il est mon supérieur. Il ale droit de savoir comment je me suisacquittée de ma mission.

Son estomac criait famine, mais cen’était rien comparé à la faim dévoranteque le spectacle de cette femme éveillait

en lui. Au cours de la montée, quelquesmèches de cheveux s’étaient détachéesde sa sage queue-de-cheval, et leslongues boucles caressaient sa joue etson cou. Sa peau mate délicatementhâlée par le soleil luisait de sueur, etdes perles de rosée s’étaient formées sursa lèvre supérieure. Soudain, il eut uneenvie presque irrépressible de goûter aunectar de ces lèvres adorables.

Tyler, tu t’es privé trop longtemps dela compagnie d’une femme, sereprocha-t-il. Tu réagis comme unétalon prêt à démolir son box poursuivre les juments.

— A-t-il aussi le droit de savoir queje vous ai embrassée ? s’enquit-il,toussotant pour s’éclaircir la voix.

— Je ne suis pas folle à ce point,même si je me suis conduite comme unesotte avec vous.

— Seriez-vous révoquée s’il lesavait ?

— Je n’en sais rien, répondit-elle,fronçant les sourcils. De toute façon, cen’est pas par moi qu’il l’apprendra.

Sur ces mots, elle mordit à bellesdents dans son sandwich, et il décidaqu’il était temps de se concentrer sur sondéjeuner et d’oublier ses idéesvagabondes.

— Qu’est-ce qui vous a fait choisir cetendroit pour créer un ranch ? s’enquit-elle entre deux bouchées. La région estmontagneuse, et sans être très experte enélevage, il me semble qu’il doit exister

de meilleurs pâturages ailleurs.— Vous n’avez vu qu’une petite partie

du domaine. Il y a aussi beaucoup deprairies au fond des vallées.

— Alors, ce n’était pas seulement unepropriété que vous avez acquise faute demieux ? Vous en étiez tombé amoureux,est-ce cela ?

Etrangement, personne ne lui avaitjamais posé cette question. Pas mêmeGib. Et à vrai dire, il ne se l’était pasposée lui-même. Mais à présent qu’ellel’avait fait, il comprenait soudain ce quece ranch représentait pour lui.

— La première fois que j’ai vu cettepropriété, j’ai seulement pensé qu’elleavait du potentiel. Mais avec le recul dutemps, je m’aperçois que j’ai aimé cette

terre au premier regard. Et j’en suis lepremier étonné. Vous comprenez, enquittant le Texas, je n’imaginais paspouvoir aimer un autre lieu autant, oumême davantage, que celui que jelaissais derrière moi. Mais cette terre etmoi avons grandi ensemble. C’est unlien que rien ne pourra jamais rompre.C’est ici que je vivrai jusqu’à la fin demes jours.

— Voulez-vous dire que vous neretournerez jamais là-bas, au Texas ?

Il tourna son regard vers l’extrémitédu petit plateau où les chevauxpaissaient paisiblement. Des abeillesbourdonnaient autour des fleurs descactus. Deux oiseaux aux couleurs vivessautillaient dans les branches d’un

épicéa, mais à cet instant, il n’était pasvraiment conscient de la beauté dupaysage qui l’entourait. Au lieu de cela,il revoyait les vastes plaines vallonnéesdu ranch Rocking P., le troupeau que sonfrère et lui avaient partagé. A uneépoque, les jumeaux avaient eu quantitéde projets pour le ranch familial. Leurpère allait vieillir, et les deux frèressavaient qu’un jour ils en deviendraientles propriétaires et continueraient à lefaire prospérer pour tous les enfantsPickens à venir. Mais il n’y avait pas eud’enfants. Pas pour Tyler. Et le ranchRocking P. ne serait jamais sa propriété,ni en totalité ni en partie.

— Non, répondit-il. Si je le faisais, ceserait seulement pour une courte visite.

Et même cela n’est pas dans mes projets.Elle secoua les dernières miettes de

son sandwich avant de remarquer :— Alors, il n’y a là-bas personne qui

vous manque ?L’image de sa mère surgit dans son

esprit. Elle avait toujours été une trèsbelle femme, mais des années avaientpassé depuis la dernière fois où il avaitposé les yeux sur elle. Aujourd’hui, sachevelure d’ébène devait être parseméede fils d’argent. Quelques rides devaientplisser les coins de ses yeux verts.Lorsque la famille Pickens s’était entre-déchirée, elle avait été la seule, à partGib, à croire en lui et à essayer de lesoutenir.

Et Warren Pickens avait fait payer

chèrement à Edie ce soutien offert à sonfils. Il tenait beaucoup à ce que sonépouse et le reste de la famille sedressent ensemble contre Tyler. Pour laseule raison que celui-ci refusait de selaisser dominer et qu’il résistait à savolonté de contrôler étroitement tous lesaspects de sa vie.

La voix de Rosalinda le tira soudainde ses réflexions :

— Tyler, tout va bien ? Si vous n’avezpas envie de me répondre, je ne m’enformaliserai pas.

— Oui, n’ayez aucune inquiétude, larassura-t-il, dissimulant la blessure deson cœur derrière un sourire. Je pensaisseulement à ma mère. On a beau devenirun homme, on pense encore à sa mère.

Elle me manque énormément.— Etiez-vous proches, tous les deux ?— Oui, je me suis toujours senti plus

proche d’elle que de mon père. Ilm’arrive quelquefois de penser que c’estpour cette raison qu’il me traitaittoujours aussi durement. Mais c’est unehistoire longue et compliquée. Vousn’auriez pas envie de l’entendre, mêmesi je pouvais vous la raconter.

Elle se pencha pour poser sa main surson avant-bras, et à cet instant il éprouvaun besoin irrépressible de la prendredans ses bras et de la serrer simplementcontre lui, de s’imprégner de sa chaleuret de sa compassion pour guérir lablessure de son cœur.

— J’aimerais l’entendre un jour,

répondit-elle d’une voix douce. Lorsquevous serez prêt.

Il acquiesça, puis se leva promptementavant que le besoin de la toucherdevienne incontrôlable.

— Si vous avez terminé votredéjeuner, nous ferions mieux de nousremettre en route. J’ai rendez-vous avecun marchand de chevaux cet après-midi,à Ruidoso.

— Oui, répondit-elle, se levant à sontour pour rassembler les restes de leursimple repas. Moi aussi, je dois rentrer.

Ils retournèrent vers les chevaux. Ilfixa les sacoches à l’arrière de sa selle,puis contourna son cheval pour l’aider àmonter en selle.

— Vous savez, je n’ai pas besoin

qu’on m’aide, remarqua-t-elle. Je saismonter sur un cheval toute seule.

— J’en suis certain, convint-il, serrantfermement ses mains autour de sa taille.Mais c’est plus facile ainsi, n’est-cepas ?

— Oui. C’est plus facile.Elle le dévisagea une seconde avant

de détourner les yeux. Il pensait qu’elleallait mettre le pied à l’étrier, mais ellese retourna face à lui, une expressiond’incertitude dans ses beaux yeux.

— Qu’est-ce qui vous tracasse ?s’enquit-il.

— Rien, répondit-elle. Je… euh…lorsque je disais que je m’étais conduitecomme une sotte en vous embrassant, jene le pensais pas vraiment. C’était cruel

de ma part de vous dire une chosepareille. D’autant plus que j’y ai prisautant de plaisir que vous, si ce n’estdavantage.

C’était idiot, il le savait, mais tout àcoup, le soleil brillait plus fort, et le ciellui semblait beaucoup plus bleu.

— Davantage ? répéta-t-il avec unsourire espiègle. Cela, j’en doute trèsfort, Rosa.

— Je ne suis pas une mauvaisepersonne, dit-elle en détournant les yeux.Je ne joue pas avec les sentiments desautres.

— Je ne l’ai jamais pensé uneseconde. Je crois que vous êtessimplement inquiète.

Il lut dans ses yeux qu’il avait touché

juste. Lorsqu’elle reprit la parole, savoix n’était qu’un murmure :

— Et qu’est-ce qui m’inquiète, selonvous ?

— Ce que vous commencez àéprouver pour moi. Ce que je commenceà éprouver pour vous. Vous commencezà comprendre que c’est un phénomèneque ni vous ni moi ne pouvons ignorer.

— C’est insensé, protesta-t-elle. Nousne nous connaissons que depuis deuxjours.

— Et une nuit, ne put-il s’empêcherd’ajouter. Il suffit quelquefois d’un seulregard. Et nous avons fait bien plus quenous regarder.

Elle se détourna brusquement de luipour mettre le pied à l’étrier avant de

répondre :— Je n’ai pas envie de parler de cela

maintenant.— Vous avez raison. Nous en

reparlerons lorsque vous ne serez plusen service. J’ai besoin de toute votreattention.

- 7 -

Bien qu’ils aient suivi la même pistepour rentrer au ranch, la chevauchée duretour sembla plus courte à Rosalinda.C’était peut-être parce qu’elle avait tantde choses pour s’occuper l’esprit. Pluselle passait de temps en compagnie deTyler, plus l’attirance qu’elle ressentaitpour lui devenait forte. Il avait déclaréqu’ils ne pouvaient pas ignorer ce qui sepassait entre eux. Mais elle devait faire

plus que l’ignorer. Elle avait besoin d’ymettre un terme.

Il devenait de plus en plus clair à sesyeux que cet homme dissimulait dessecrets. Il portait encore le fardeau dupassé sur ses épaules, et elle refusait detomber amoureuse d’un hommeincapable de prendre un nouveau départavec elle.

A leur arrivée aux écuries, il confiales chevaux à l’un des cow-boys. Elledéclara alors qu’elle devait rentrer, etils se dirigèrent ensemble vers leursvéhicules garés sur le côté du bâtiment.

— Cette mission a duré pluslongtemps que prévu, et je vais devoirrevenir pour interroger Gib. Entre-temps, je dois me dépêcher de rentrer au

bureau pour montrer ces photos au shérifHamilton.

— Pourquoi ne viendriez-vous pasdîner demain soir au ranch ? suggéra-t-il. Gib sera là, et vous pourrez lui posertoutes les questions qu’il vous plaira.

Elle hésita. Ce ne serait pas tout à faitune visite officielle, mais le résultatserait le même.

— J’ignore encore à quelle heure jequitterai mon service.

— Si nécessaire, venez pour ledéjeuner. Ou bien pour le dîner, oumême le petit déjeuner. Qu’en dites-vous ?

Une autre raison de revoir cet homme,songea-t-elle. Ce n’était pas ce dont elleavait besoin. Ou, au fond, peut-être que

si. Lorsqu’elle saurait tout au sujet deTyler Pickens, elle parviendrait peut-être enfin à oublier qu’il l’avaitembrassée.

— D’accord, je vous appellerai. Etmerci de m’avoir évité une longuemarche au soleil.

— Tout le plaisir a été pour moi,Rosa.

Le sourire qui accompagnait ces mots,à peine esquissé, la laissa totalementcharmée. Décidant qu’elle n’en avaitdéjà que trop dit, elle remonta dans sonpick-up et démarra aussitôt.

* * *

Un peu moins d’une heure plus tard,

elle entrait dans son bureau au QG. A sasurprise, Hank était encore là, àtravailler, et il la regarda comme si ellevenait de rentrer d’un voyage sur la lune.

— Rosa ! Mon Dieu, que vous est-ilarrivé ?

N’étant pas une personne obsédée parson apparence, elle n’avait pas pris letemps de se recoiffer ou de se remettredu rouge à lèvres. Il lui avait sembléplus urgent de rapporter les photos dulieu de départ de l’incendie. Aux yeuxde Hank, elle devait avoir l’air d’unecatastrophe ambulante.

— Une chevauchée à travers lesbroussailles, expliqua-t-elle d’un tondégagé. Avec Tyler Pickens.

Elle alla s’asseoir à son bureau et

sortit l’appareil photo de son sac à dospour le connecter à l’ordinateur. Hank seleva et s’approcha pour regarder par-dessus son épaule.

— Tyler Pickens, répéta-t-il d’un tonsongeur. Et que faisiez-vous avec lui ?

— Il m’a conduite à la zone de départdu feu. J’avais prévu d’y aller à pied,mais Tyler m’a gentiment proposé dem’y conduire à cheval.

Hank demeura silencieux un longmoment, puis il remarqua :

— Comment pouvait-il connaîtrel’endroit précis où le feu avait étéallumé ?

Elle leva les yeux vers son collègue.A l’évidence, aux yeux de Hank, Tylerfaisait encore partir des suspects, et

c’était assez compréhensible. Ilscommençaient à peine à trier lesinformations qu’ils avaient rassembléessur l’incendie. Mais elle sentait que ladésapprobation de Hank était motivéedavantage par la jalousie que par unsoupçon professionnel. De son côté, elledevait reconnaître qu’il lui étaitimpossible d’imaginer Tyler dans lerôle d’un pyromane, ou même d’unsuspect. Pour elle, il était l’homme quiavait fait battre de nouveau son cœur etqui lui avait rendu l’envie de rêver.

— Le shérif Hamilton le lui a indiqué.— Pourquoi communiquerait-il des

informations concernant un crime à l’undes suspects ? Ethan est peut-être shérifdepuis trop longtemps. Il doit

commencer à se ramollir.— Le shérif Hamilton a l’esprit plus

vif qu’aucun d’entre nous dans ceservice, répliqua-t-elle. L’incendie avaitdébuté sur les terres du ranch Pine Ridgeavant de se propager en direction duChaparral. Je suppose que le shérifHamilton a jugé que Tyler avait le droitde savoir qu’un crime avait été commissur sa propriété.

Les photos de la falaise et de la zoneavoisinante défilaient maintenant surl’écran de l’ordinateur, et elle se penchapour mieux les voir. Mais Hankn’entendait pas en rester là :

— Je vois, marmonna-t-il. Alors, vousl’appelez déjà par son prénom ? J’ail’impression que vous commencez à

bien connaître cet homme.— Et quel mal y aurait-il ? répliqua-t-

elle, gardant délibérément son regardfixé sur l’écran.

— Je n’en suis pas sûr. Mais ce n’estsûrement pas très déontologique.

Lorsqu’elle avait quitté Gallup et safamille, après avoir lutté de toutes sesforces pour s’extraire du piègedangereux où l’avaient entraînée Dale etson ex-compagne, elle était à bout deforces, physiquement et mentalement.Puis elle s’était installée sur la réserve,et la solitude lui avait fait l’effet d’untonique. Jour après jour, ces épreuvesl’avaient rendue plus forte, plusindépendante. Elle était devenue unefemme capable de contrôler sa vie et qui

jamais plus ne permettrait à quiconquede lui dicter ses actes. Y compris uncollègue de travail possessif.

— Je croyais vous avoir dit hier quemes affaires personnelles ne vousconcernaient pas.

— Je m’en souviens très bien. Maisvous êtes encore une nouvelle recrue, etvous devez…

— Le fait que je sois une nouvellerecrue ne vous donne pas le droit de medonner des ordres, coupa-t-elle.

— Que diable se passe-t-il, ici ?Elle tourna la tête et aperçut Brady, le

second du shérif, sur le seuil de la petitepièce. Son expression renfrognéeindiquait clairement qu’il avait entenduce vif échange.

— Rien, assura Hank précipitamment.Une simple discussion. Au sujet del’incendie.

— Pourrais-je vous parler un instanten privé ? demanda Rosalinda, fixant unregard désespéré sur Brady. Il s’agitd’une affaire personnelle.

Brady considéra ses deux adjoints tourà tour, puis il fit signe à Hank de leslaisser seuls. Lorsque celui-ci fut sortidans le couloir en grommelant, Bradyreferma la porte et se tourna vers elle.

— Très bien. Hank ne nous entendplus. Quel est le problème ? Est-ce lui ?

— Pas exactement, répondit-elle,embarrassée. Hank est…

— Vous n’avez pas à m’expliquerHank, l’interrompit Brady. Je travaille

avec lui depuis des années. Il est pleinde bonnes intentions, mais je sais qu’ilpeut quelquefois devenir agaçant. Sonpire défaut est qu’il ne peut pass’empêcher de se mêler des affaires desautres. Essayez de vous montrer un peuindulgente avec lui, d’accord ?

— Il ne s’agit pas de cela, Brady, dit-elle en se sentant rougir. Mais Hank aévoqué un problème, et j’ai pensé qu’ilvalait mieux que vous en soyez informé.Je voudrais être sûre de n’avoirtransgressé aucune règle du service.

— Et qu’avez-vous donc fait pourmettre Hank dans tous ses états ?

— J’ai dîné au restaurant avec TylerPickens, hier soir.

Le second du shérif haussa les

épaules.— Et alors ? Ce monsieur a le droit de

dîner où il lui plaît. Et vous aussi.Elle laissa échapper un soupir de

soulagement, avant de déclarer :— Aujourd’hui, je ne me suis pas

rendue à pied sur le site du départ dufeu. J’ai rencontré Tyler sur la route duranch, et nous nous y sommes rendusensemble à cheval. Ai-je eu tortd’accepter ?

— A-t-il tenté de dissimuler despreuves ? A-t-il cherché à influencervotre rapport d’investigation ?

— Pas du tout ! s’écria-t-elle. Notreconversation a surtout porté sur d’autressujets. Des sujets personnels.

— Je vois.

— Alors ? Est-ce mal d’avoir enviede mieux connaître Tyler Pickens ? Surle plan personnel ?

— Est-ce ce que vous désirez ?Tout à coup, elle avait l’impression

d’être une collégienne rougissante, etelle hocha la tête.

— Je mentirais en prétendant que je nele trouve pas séduisant, mais croyez-moi, Brady. Je ne permettrais jamais àmes sentiments de me détourner de montravail. S’il s’avère qu’il est coupable,je le ramènerai ici menotté commen’importe quel autre criminel. Je ne leferais pas de gaieté de cœur, c’est vrai,mais je le ferais sans hésitation.

Brady se laissa tomber dans le fauteuilde Hank et le fit pivoter de façon à faire

face à Rosalinda.— Je ne pense pas que vous ayez

jamais à faire cela.Elle eut soudain l’impression qu’une

main de glace lui serrait le cœur.— Pourquoi ? Allez-vous me retirer

l’affaire ?— Non, rassurez-vous, répondit le

second du shérif, réprimant un sourire.Vous faites du bon travail, Rosalinda.Mais Ethan et moi avons déjà retiréTyler de la liste des suspects. Ainsi queQuint et Laramie, bien sûr. Ces troishommes ne sont que des victimes danscette affaire.

— Puis-je en conclure que je peuxrevoir Tyler sans que cela vous pose unproblème ?

— Hank est visiblement celui que celagêne le plus, remarqua Brady avec unsourire complice. Mais il s’en remettra.

— J’aime beaucoup Hank, c’est vrai.Mais il connaît le règlement du service.Et, même si nous avions le droit defraterniser entre officiers…, il nem’attire pas de cette façon.

— N’ayez aucune inquiétude à cesujet. Hank a seulement besoin d’unefemme dans sa vie. Il sait que cela nepeut pas être vous, mais cela nel’empêche pas de jouer au grand frère.Lorsqu’il s’attache à quelqu’un, il n’y aplus moyen de le décoller.

— Oui, je m’en suis aperçue. Mais nele réprimandez pas, s’il vous plaît,Brady. Je m’en voudrais d’en être la

cause.— Rassurez-vous, Rosalinda. J’ai

déjà tout oublié.Son visage prit une expression

sérieuse, et il la dévisagea un instant,avant de remarquer :

— Cette… chose entre vous et TylerPickens, pensez-vous qu’elle pourraitaboutir à quelque chose de sérieux ?

Brady Donovan était un homme marié,père de deux enfants, qui réussissaitl’exploit de mener de front une vie defamille harmonieuse et un métier trèsstressant. Elle l’admirait énormémentdans ses deux rôles. Et elle appréciaitses conseils en toutes circonstances.

— Euh… oui, peut-être, convint-elled’un ton hésitant. Mais je vous ai

raconté ce qui s’est passé avec Dale etMonique. Vous comprendrez quej’hésite encore à me lancer dans unerelation sérieuse avec lui ou n’importequel autre homme.

— Je vous comprends parfaitement.Mais je doute que Tyler Pickens ait unemaîtresse abandonnée quelque part,brûlant d’envie de se venger en vousharcelant jour et nuit.

— Dit à haute voix, cela paraîtinvraisemblable, n’est-ce pas ?remarqua-t-elle en soupirant. Je supposeque c’est la raison pour laquelle que jen’ai pas cru courir de danger lorsquetout a commencé. Comment unepersonne, a fortiori une femme, peut-elledevenir aussi fanatique et aussi

vindicative ?— Les gens font des bêtises pour

toutes sortes de raisons. Dans ce métier,on le constate tous les jours. Et vous necommettrez certainement pas deux foisla même erreur.

— J’espère que vous avez raison,répondit-elle d’un air pensif. Maisj’ignore encore presque tout de TylerPickens.

— Il se pourrait bien que la résolutionde cette affaire vous fournisse toutes lesréponses dont vous avez besoin,concernant cet homme.

Il désigna l’écran de l’ordinateur,avant d’ajouter :

— Sont-ce là les photos du lieu dedépart du feu ?

— Oui, répondit-elle, soulagée derevenir aux affaires courantes. J’ai deschoses intéressantes à vous montrer.

— Parfait. J’ai hâte de les voir. Et,Rosalinda, cela vous aidera peut-être desavoir que, lorsque je suis tombéamoureux de mon épouse, je venais de latrouver totalement amnésique au bordd’une route. J’ignorais d’où elle venait,ou même si elle était déjà mariée. J’aisuivi mon instinct, et je ne l’ai jamaisregretté.

Sur ces paroles de sagesse, il retournaà la porte, et lança :

— Hank ! Voulez-vous revenir parici ? Il est temps de se remettre autravail.

* * *

Le soir suivant, Rosalinda et Hankavaient dû travailler tard pour enquêtersur un échange de coups de feu à lasortie d’un bar. Rosalinda avait profitéd’une pause pour appeler Gib etl’informer qu’elle ne pourrait pas venirdîner. Le lendemain, un coursd’autodéfense à 19 heures l’avait aussiempêchée de se rendre au ranch PineRidge. Mais, ce soir, elle était libre, etelle avait de nouveau téléphoné pourprévenir le cuisinier qu’elle viendrait.

Le ranch était situé à près de cinquantekilomètres de la ville, et durant tout letrajet, elle s’efforça, en vain, de calmersa nervosité, jetant de fréquents coups

d’œil à sa jolie robe. Tyler devinerait-ilqu’elle la portait tout exprès pour lui ?Gib prendrait-il ses questions au sérieuxen la voyant dans cette tenue ?

En arrêtant son pick-up devant lagrande maison du ranch, tous ses doutes,toutes ses incertitudes se dissipèrentd’un seul coup. Ce qui comptait, c’étaitqu’elle allait revoir Tyler, et ellen’allait sûrement pas se priver du plaisirde cette soirée.

— Je me réjouis que vous ayez enfinpu venir, mademoiselle Lightfoot,déclara Gib en venant lui ouvrir. Je n’aipas souvent le plaisir de cuisiner pourdes invités.

— J’espère que ma visite ne vousdonne pas de travail supplémentaire,

répondit-elle en souriant au vieilhomme.

— Pas du tout. Tyler est encore dansles pâtures avec les hommes, mais il nedevrait pas tarder à rentrer. Il amentionné que vous souhaitiez me poserquelques questions au sujet del’incendie. Accompagnez-moi dans lacuisine. Nous pourrons parler pendantque je finis de préparer le dîner.

— Bien sûr. Ce sera parfait.Le grand salon tout en longueur, avec

ses somptueux meubles en cuir dans lestons sang-de-bœuf et crème, conférait àla pièce une élégance raffinée. Deshuiles représentant des paysages del’Ouest et des animaux sauvages étaientaccrochées aux murs, et des tapis

navajos rouge vif recouvraient leparquet de chêne luisant. Une énormecheminée occupait le mur du fond,flanquée de deux fauteuils à basculeassortis. On était au milieu de l’été, et,bien sûr, il n’y avait pas de feu dansl’âtre. Mais il lui était facile d’imaginerTyler en hiver, perdu dans ses pensées,son regard fixé sur les flammes.

Dans la cuisine, où elle suivit Gib, unedélicieuse odeur d’épices et de ragoûtde bœuf vint effleurer ses narines.

— Oh ! fit-elle, humant l’air avecdélice. Tout cela me paraît délicieux.J’en ai déjà l’eau à la bouche.

— Attendez tout de même de l’avoirgoûté, répondit Gib avec un souriremodeste. Je ne suis pas un vrai cuisinier.

Je le suis devenu par nécessité.Il indiqua une table placée à quelques

pas des portes de verre coulissantes,avant d’ajouter :

— En attendant, installez-vous etmettez-vous à l’aise. Puis-je vous servirune tasse de café, ou un thé glacé ?

Elle prit place sur une chaise qui luioffrait une vaste vue des pelouses et, auloin, des installations du ranch. A cetinstant, elle n’aperçut qu’un seul cow-boy chargé d’un seau d’aliments quitraversait la cour.

— Un thé serait le bienvenu, répondit-elle.

Alors que Gib allait préparer saboisson, elle remarqua une légèreclaudication dans sa démarche. A moins

qu’il ait commencé à boiter cettesemaine, une chose était certaine : cethomme aurait été incapable dedescendre le sentier escarpé pourallumer un incendie.

Il posa le verre de thé glacé devantelle, avant de retourner vers sesfourneaux, soulevant le couvercle d’unecasserole pour en remuer le contenu.

— Alors, officier Lightfoot ? lança-t-ilsans se retourner. Quelles questionssouhaitiez-vous me poser au sujet de cefameux incendie ? Je ne suis pas sûr depouvoir vous être très utile, mais je feraide mon mieux pour vous aider.

— Je vous en prie, appelez-moi Rosa.Et je ne m’attends pas à ce que vousayez des informations directes à me

fournir. Autrement, je pense que vousm’en auriez déjà parlé. Mais vouspourriez peut-être me dire ce que vouspensez des hommes qui travaillent ici,au ranch. Croyez-vous que l’un d’euxpuisse en vouloir aux Cantrell ?

— En vouloir aux Cantrell ? répétaGib d’un air perplexe. Je pensais quevous soupçonniez quelqu’un d’avoirallumé ce feu pour nuire à Tyler, enfaisant porter les soupçons sur lui.

C’était en effet l’un des mobiles queBrady et Hank avaient considérés enétudiant les photos qu’elle avaitrapportées du site. Elle hocha la tête.

— Il n’est pas impossible que cela sesoit passé ainsi. Tyler a-t-il des ennemisdans la région susceptibles d’aller aussi

loin pour lui nuire ?Gib demeura pensif un instant, avant

de répondre :— Les hommes du ranch travaillent

pour Tyler depuis des années, et aucund’eux n’a jamais été assez furieux contrelui pour faire une chose pareille. Ni à luini à quelqu’un d’autre, d’ailleurs. Mais,bien sûr, je ne peux pas en dire autant desa famille, là-bas, au Texas.

Le commentaire de Gib lui fit dresserl’oreille, et pas seulement parce qu’elleétait officier de police.

— Oh ! fit-elle. Il a donc des ennemis,là-bas ?

Gib s’approcha de la table et jeta uncoup d’œil par-dessus son épaule,comme pour s’assurer que Tyler ne

pouvait l’entendre.— Moi, je les appellerais des ennemis

déclara-t-il. Je n’appelleraiscertainement pas cela une famille.

Faisant de son mieux pour ne pasmontrer un intérêt trop évident, ellesirota tranquillement une gorgée de théavant de remarquer :

— Tyler a mentionné qu’il s’étaitbrouillé avec sa famille.

— C’était plus qu’une simple brouille,Rosa, précisa le vieil homme avec unegrimace. C’était une désintégration.Mais je ferais mieux de ne pas trop vousen dire à ce sujet. Tyler n’apprécieraitpas que je vous parle de sa vie privée.Et, d’ailleurs, tout cela n’a aucunrapport avec ce qui s’est produit ici.

J’aimerais seulement que Tylerparvienne à enterrer définitivement cepassé. Il prétend que cette histoire n’aplus d’importance pour lui, mais je saisque c’est faux.

— Gib, pourquoi avez-vous décidé desuivre Tyler lorsqu’il est venus’installer ici, au Nouveau-Mexique ?

Gib retourna à ses fourneaux, examinale contenu d’une autre casserole etréduisit la flamme du gaz, avant de setourner vers elle.

— Voilà une question à laquelle il estfacile de répondre. Je n’avais pasd’autre choix. Je désirais rester avecTyler. Ce garçon était comme mon fils,et je sentais qu’il avait besoin de moi.

Cette déclaration ne la surprit pas

outre mesure. Il était facile de voir queGib était totalement dévoué à Tyler.

— Avez-vous des enfants, Gib ?— Une fille. Elle s’appelle Venus, et

elle vit en Virginie. Son mari est dans laNavy. Mais je ne la vois pas trèssouvent.

— Et votre épouse ?— Elle est décédée depuis très

longtemps, lorsque Venus avait à peinedix-huit ans, répondit-il, lui offrant unpâle sourire. A l’époque, je travaillaisencore au Rocking P. — le ranch desPickens, au Texas. Après la mort de samère, Venus est partie à l’université,puis elle s’est mariée. Elle n’avaitjamais aimé la vie d’un ranch. Jesuppose que cela nous a toujours

séparés.— Je suis désolée de l’entendre, Gib.— Oh ! cela n’a pas grande

importance. Elle est heureuse, et c’est leprincipal. D’ailleurs, il me reste Tyler.Il n’est pas de mon sang, bien sûr, maisje l’aime infiniment plus que son proprepère ne l’a jamais aimé.

Elle aurait pu insister pour qu’il lui endise davantage sur la famille Pickens,mais elle s’en garda bien. Comme Gibl’avait remarqué, ils n’avaient rien àvoir avec l’incendie. De plus, ellepréférait entendre toute l’histoire de labouche de Tyler.

— Je sais bien que cela n’a aucunrapport non plus avec l’incendie, Gib,mais j’ai remarqué que vous boitiez

légèrement. Avez-vous été blessé ?Il revint vers la table et s’assit en face

d’elle. Au-delà des portes de verre, lesoleil avait disparu, et l’obscuritédescendait lentement sur les bâtimentsdu ranch et les collines environnantes. Ilferait bientôt nuit, songea-t-elle. Et celasignifiait que Tyler n’allait pas tarder àrentrer.

— Oui, répondit Gib. C’est arrivé il ya une douzaine d’années, je ne sais plusexactement. On perd la notion du temps,en vieillissant. J’étais alors un cow-boycomme les autres. Nous marquions dubétail lorsque mon cheval s’est cabré etm’a projeté sur des rochers. Je m’en suistiré avec une bonne fracture du bassin.Après cet accident, je marchais en

boitant, mais je pouvais toujours monterun mustang et manier le lasso aussi bienque les autres. Mais ce n’était pas l’avisde Warren, qui m’a collé aux écuries ànettoyer le crottin, comme si je ne valaisplus rien. Comme si je n’avais pasconsacré quarante ans de ma vie à cesatané ranch.

— Pourquoi a-t-il fait cela, puisquevous étiez encore capable de faire votretravail ? s’étonna-t-elle, touchée par lesentiment de trahison qu’elle entendaitdans sa voix.

— J’étais devenu un risque, Rosa,répondit Gib d’un ton sarcastique.D’après lui, j’étais trop vieux, et c’étaitpour cette raison que le cheval m’avaitjeté à terre. En réalité, ce vieux grigou

de Warren a vu dans l’accident uneoccasion de réduire mon salaire.

Il s’interrompit un instant, secouant latête à ce souvenir, avant de conclure :

— Je regrette que Tyler ait tantsouffert, mais lorsqu’il a décidé dequitter le Rocking P., j’ai pensé quec’était une excellente idée, et je suisparti avec lui.

Elle réfléchit un long moment à cequ’elle venait d’entendre. Même si Gibn’était pas entré dans les détails, il luiavait donné une assez bonne idée de cequ’avait été la vie de Tyler au Texas.

— Et aujourd’hui, Gib ? observa-t-elle. N’êtes-vous pas fâché que Tylervous ait relégué dans la cuisine ?

Cette question fit naître un sourire sur

le visage ridé du vieil homme.— Non, pas du tout, répondit-il. En

arrivant ici, j’ai travaillé quelquesannées avec le bétail, à cheval dans lespâtures toute la journée. Mais ici, auNouveau-Mexique, les hivers sont trèsrigoureux. Ma vieille blessure m’adonné de l’arthrite, et il m’est devenutrop pénible de rester en selle delongues heures. Tyler m’a alors offert ceposte. A mes débuts en cuisine, je savaisseulement faire frire du bacon et desœufs. Nous avons tous deux souffertdurant quelque temps.

— A en juger par ces délicieuxarômes que je sens, vous êtes depuisdevenu un grand chef, remarqua-t-elle enlui rendant son sourire.

Au même instant, une porte s’ouvritbrusquement derrière Gib, et elle vitTyler entrer dans la pièce, couvert deboue rougeâtre de la tête aux pieds.

— Rosa ? Depuis quand êtes-vousici ?

— Depuis un bon bout de temps,répondit Gib à sa place. Ignorez-vousqu’il est grossier de faire attendre unedame ?

Tyler ôta son Stetson en grimaçant,l’accrocha à une patère près de la porteet entreprit d’ôter ses bottes boueusesavant de répondre :

— Désolé d’être en retard, mais unevache et son veau s’étaient embourbésdans une mare, et nous avons dû utiliserun tracteur pour les en extraire. Dieu

merci, ils vont bien tous les deux,maintenant. En ce moment même, leshommes sont en train d’installer uneclôture autour du trou d’eau.

— Inutile de vous excuser, réponditRosalinda. Gib et moi avons fait un brinde conversation en vous attendant.

— Gib, faire la conversation ? releva-t-il d’un air amusé.

— Il s’en est très bien tiré avec moi,confirma-t-elle, souriant aux deuxhommes.

Toussotant d’un air gêné, Gib ramassales bottes boueuses de Tyler.

— Filez vous changer avant d’étalerde la boue partout dans ma cuisine,grommela-t-il. Le dîner sera sur la tabledans cinq minutes.

Tyler quitta la pièce, et Rosa se levaaussitôt.

— Que puis-je faire pour vous aider ?— Je vais vous laisser mettre la table,

répondit le cuisinier avec un sourire.Venez, je vais vous montrer.

Elle sortit de la cuisine derrière Gib,et ils entrèrent dans une grande piècecarrée. Une table ronde entourée dechaises trônait en son centre, et un longbuffet du même style occupait le mur dufond. Le mur de façade était presqueentièrement composé de grandes baiesvitrées dépourvues de rideaux, car ceux-ci n’auraient fait que cacher lesomptueux paysage du jardin et, plusloin, les collines adossées aux pics desmontagnes.

Gib ouvrit l’une des portes du buffet,découvrant des piles d’assiettes alignéessur l’étagère.

— Les couverts sont dans le tiroir duhaut, l’informa-t-il. Mettez la table àvotre façon. Tyler n’est pas trèsregardant.

Gib quitta la pièce, et elle se mit autravail. Tout en mettant la table, elle neput s’empêcher de penser que cettegrande et confortable maison seraitparfaite pour élever une famille. Lesenfants seraient heureux, ici, entourés debétail et de faune sauvage, avec un vasteterritoire à découvrir. Et une femmeaussi.

Et tu penses sans doute être cettefemme-là, Rosa ? Cet homme t’a peut-

être embrassée une fois ou deux, maiscela ne signifie pas qu’il songe àapposer sa signature sur une licence demariage. Dale avait promis det’épouser, lui aussi, de te protégertoujours. Mais dès que Monique estréapparue dans sa vie, notre amour n’aplus compté pour lui. Pourquoi Tylerserait-il différent ?

— Il fait presque nuit, remarqua Giben arrivant derrière elle, mais si vousregardez bien, vous verrez probablementun ou deux cerfs à queue noire en trainde brouter au pied des collines.

Elle s’apprêtait à répondre lorsqueTyler entra à son tour dans la salle àmanger. Il portait une chemise blanche etun jean, et ses cheveux noirs étaient

encore humides de la douche. Et, ômerveille, il s’était rasé. Il ne lui avaitjamais paru aussi séduisant.

— Ah, vous voilà enfin, lança Gib.Tout est prêt.

— Parfait, répondit Tyler. J’espèreque vous avez aussi faim que moi, tousles deux.

— Je crois que je vais aller dîner dansma chambre, annonça Gib en ramassantson assiette et ses couverts sur la table.J’ai un peu mal à la hanche, ce soir.J’espère que vous ne m’en voudrez pas,Rosa ?

Depuis qu’elle était arrivée, ce soir,Gib ne s’était pas plaint de sa vieilleblessure. La laissait-il délibérémentseule avec Tyler ? C’était bien possible.

— Pas du tout, assura-t-elle. Etpuisque votre hanche vous fait souffrir,je me chargerai de la vaisselle.

— Pas question, s’insurgea Gib. Danscette maison, les invités ne font pas lavaisselle.

Elle sourit au cuisinier, avant de setourner vers Tyler.

— Je suis sûre que Tyler se fera unplaisir de m’aider. N’est-ce pas, Tyler ?

— Tyler affublé d’un tablier en trainde laver des assiettes ? s’exclama Gib,riant de l’air abasourdi de son patron.Dommage que je doive rater cespectacle.

Il jugea prudent de se retirer sansattendre sa réaction. Elle se tourna versTyler.

— Je m’occuperai de la vaisselle, lerassura-t-elle. C’est le moins que jepuisse faire pour lui. Il s’est donnébeaucoup de peine pour préparer cedélicieux dîner.

Durant un long moment, Tyler secontenta de la dévisager. Elle s’attendaità une réprimande lorsqu’il fit un pas enavant et la prit dans ses bras.

Abasourdie, elle leva la tête pourtenter de lire son expression, mais elleeut à peine le temps d’entrevoir sonvisage descendant vers elle avant queses lèvres viennent se poser sur lessiennes. Et soudain, il l’embrassait avecune fougue qui lui coupa le souffle.

Lorsque ce baiser prit fin, elle était aubord de l’asphyxie.

— Qu’est-ce que…— Je vous disais seulement bonsoir,

murmura-t-il, esquissant un lent sourire.Et aussi que je suis très content de vousrevoir.

— Oh !Et c’est tout ce qu’elle fut capable de

répondre, se sentant fondre littéralementdans ses bras.

Elle se souviendrait très longtemps decette soirée, décida-t-elle. Et elle nepouvait qu’espérer que ces souvenirs nese transforment pas bientôt en regrets.

- 8 -

C’était peu dire que le baiser de Tylerl’avait troublée, mais Rosalinda fit deson mieux pour paraître sereine tandisqu’il tirait une chaise pour l’aider às’asseoir à table.

— Je vois que Gib nous a préparé unragoût de bœuf, remarqua-t-il ens’asseyant à son tour. Il est devenu untrès bon cuisinier, bien meilleur que jene le serai jamais.

Elle porta son verre à ses lèvres,espérant que l’eau glacée apaiserait lefeu qui les consumait. Elle n’était plusune adolescente, et elle avait déjà étéembrassée. Mais les baisers de Tylerétaient… différents. Ils la laissaientéblouie.

S’efforçant d’ignorer le tumulte de sessens, elle se servit de la salade.

— Gib m’a raconté comment il s’étaitblessé, et avait dû renoncer à travaillerà cheval toute la journée, déclara-t-elle.Votre cuisinier est un homme adorable,et on voit bien qu’il vous est trèsdévoué.

— J’ai grandi accroché à ses basques,expliqua Tyler. Lui et moi sommescomme deux doigts de la main.

— Je devine qu’il est très fier d’avoirété cow-boy.

— Il l’est toujours, Rosa, rectifia-t-il.Gib peut encore lancer le lasso etdresser un étalon mieux que n’importequi. Moi y compris. La seule différence,c’est que, le lendemain, il serait perclusde douleurs. Et je ne le veux pas. Gibmérite mieux que cela. Vous a-t-ilraconté comment cet accident s’étaitproduit ?

— Seulement que son cheval s’étaitcabré alors qu’ils marquaient du bétail.

Elle le vit distinctement serrer lesmâchoires, puis il déclara d’un airsombre :

— Ce jour-là, mon père avait pousséGib à monter Santana. Il lui avait dit

que, puisqu’il était si fort, il pouvaitgérer cet étalon qui faisait peur à tout lemonde.

— Voulez-vous dire que votre pèresouhaitait que Gib soit blessé ?s’exclama-t-elle, stupéfaite.

— C’est ce que j’ai toujours pensé.Voyez-vous, de bien des façons, Warren— mon père —avait toujours été jalouxde Gib. Parce que lui et moi avionstoujours été aussi proches. Et parce quema mère l’aimait bien, elle aussi.

Elle s’apprêtait à se servir une tranchede bœuf, mais elle suspendit son geste.

— Votre mère ? Voulez-vous dire…— Non, coupa-t-il, réprimant une

grimace. Ils n’ont jamais été amants, sic’est ce que vous pensiez. Gib était

simplement un ami fidèle et dévoué. Ilcomprenait combien Warren pouvait semontrer exigeant, et il savait qu’Edie— ma mère —n’avait pas une vie facile.Gib l’écoutait, et il compatissait avecelle. C’est tout.

Voilà qui expliquait certainement queGib se soit retrouvé rétrogradé au rangde palefrenier après son accident.

— Pardonnez-moi si ma question estindiscrète, mais votre mère vit-elletoujours au foyer familial ?

— Oui, pour autant que je sache. J’aipeu de contacts avec elle. Surtout deslettres. Il lui arrive quelquefois dem’appeler d’une cabine publique pourne pas laisser de traces de ses appels etavoir ainsi à affronter la colère de mon

cher père.— Etes-vous sérieux ? s’exclama-t-

elle en le dévisageant d’un air stupéfait.— Tout à fait sérieux, confirma-t-il en

lui passant le plat de jeunes carottesaussi tranquillement que s’ils parlaientde la pluie et du beau temps.Comprenez-moi bien, Rosa, mon père neferait jamais de mal à ma mère, en toutcas pas physiquement. Mais il existed’autres formes de harcèlement.

Alors qu’ils chevauchaient vers le siteoù l’incendie avait été allumé, il luiavait avoué que sa mère lui manquait. Lanote de tristesse qu’elle avait entenduedans sa voix ce jour-là était de nouveauperceptible.

— Dans ce cas, pourquoi reste-t-elle ?

Pourquoi ne vient-elle pas vivre ici avecvous ?

— Je n’en suis pas sûr, répondit-il ense rembrunissant. Il est évident que mesparents ne s’aiment plus, mais mon frèreet ma sœur vivent toujours là-bas.

— Vous avez des frères et sœurs ?demanda-t-elle en le dévisageant d’unair ébahi.

— Un frère jumeau, précisa-t-il. Trent.Et une sœur, Connie.

A l’évidence, une chose terribles’était produite entre eux, qui lesséparait aujourd’hui comme un rideau defer. Mais qu’avait-il bien pu se passer ?Et pourquoi était-ce aussi important pourelle de le découvrir ?

— Je suis surprise, reconnut-elle. Et

tout spécialement d’apprendre que vousavez un frère jumeau.

— Pourquoi ? Ne pouvez-vous pasimaginer qu’il existe deux exemplairesdu même modèle dans le monde ?

L’ombre d’un sourire étirait les coinsde ses lèvres, mais elle eut l’impressiondistincte qu’il n’y avait rien d’amusantdans sa relation avec son frère.

— Vous vous ressemblez ?— Non, répondit-il, baissant les yeux

vers son assiette. Pas du tout. Mais assezparlé de ma famille texane. J’aimeraisplutôt que vous me parliez de vous.Avez-vous fait des progrès dans cetteaffaire d’incendie criminel ?

Elle comprit qu’il avait hâte dechanger de sujet, mais cela lui convenait

très bien. Elle avait envie que cettesoirée avec lui soit paisible, agréable,dénuée de toute tension. Et elle était bienplacée pour savoir que certains sujetsétaient trop délicats pour qu’on puisseen discuter avec qui que ce soit.

— Avant-hier, Hank et moi avons étéappelés, suite à des coups de feu dans unbar, et nous n’avons bouclé l’affaire quevers 2 heures du matin. Le tireur estmaintenant dans une cellule, mais il seraprobablement libéré sous caution. C’estune dispute au sujet d’une affaire depneus qui avait déclenché la fusillade.L’idiotie de certaines gens ne cesserajamais de me surprendre. A part cela,nous sommes intervenus deux fois pourdes disputes familiales, hier, mais nous

avons passé la plus grande partie de lajournée sur l’affaire de l’incendie. Leshérif est d’accord avec moi pour penserque le pyromane est arrivé par le sud.Mais cela ne signifie pas forcément qu’iltravaille au Chaparral.

— Votre patron m’a appelé hier,l’informa-t-il. Et il m’a suggéré à peuprès la même chose sans entrer dans lesdétails. J’ai été soulagé d’apprendrequ’il avait retiré mes hommes de la listedes suspects. Mais il demeure quequelqu’un est peut-être là, tapi dansl’ombre, attendant l’occasion des’attaquer à mes terres et à mon bétail.J’ai décidé de placer un homme degarde aux écuries toute la nuit. Cela neprotégera pas le bétail dans les pâtures,

mais au moins, mes meilleurs chevauxseront à l’abri du danger.

— C’est une excellente idée. Et jevous recommande d’ouvrir l’œil lors devos déplacements. Jusqu’à ce que nousayons résolu cette affaire, il vaut mieuxrester prudent. Je ne voudrais pas quequelque chose vous arrive.

A cette remarque, ses yeux vertsprirent une expression très douce, et ilposa sa main sur la sienne. Ladélicatesse de ce contact était encontraste flagrant avec la rudesse qui sedégageait de lui. Elle commençait àcomprendre qu’il était bien plus que cequ’il laissait paraître.

— C’est très gentil à vous de vousinquiéter de ma sécurité, murmura-t-il.

— Je suis officier de police, rappela-t-elle, le cœur battant la chamade. Lasécurité de tous les citoyens meconcerne.

— Hum ! J’espère que vousn’embrassez pas tous les citoyenscomme vous venez de m’embrasser.

La lueur malicieuse qu’elle voyaitdanser dans son regard la fit souriremalgré elle.

— Vous m’avez attaquéesournoisement.

— C’était tout à fait mon plan.Elle luttait contre un violent besoin de

saisir sa main dans la sienne, de secomporter comme si elle avait le droitde le toucher, de le caresser en touteintimité. Et cela l’effrayait. Hank était

peut-être un peu lourd, quelquefois, maisil avait raison au moins sur un point :elle ne connaissait Tyler que depuisquelques jours. Elle ne devrait pas sesentir aussi proche de lui. Mais, hélas,c’était le cas. Et elle ne savait pascomment lutter contre cette attractionmagnétique qu’il semblait exercer surelle.

Elle toussota et, libérant sa main, pritson verre et but une gorgée d’eau.

— Vous avez une maison magnifique,Tyler, remarqua-t-elle. L’avez-vous faitconstruire, ou était-elle déjà là à votrearrivée ?

— Il n’y avait rien, ici, à part cessomptueuses montagnes sauvages. J’aid’abord loué un vieil appartement en

ville pendant deux ans avant de la faireconstruire.

— Il y a certainement plus qu’assez deplace, ici, pour une personne seule.

Il la considéra un instant en silence,avant de déclarer :

— Est-ce votre façon de me demandersi je l’ai fait bâtir dans le but d’y vivreici un jour avec une famille ?

— Pas exactement, se défendit-elle, sesentant rougir. Mais vous avouerez quec’est une idée plausible. Pour uncélibataire, une petite maison avec uneseule chambre eût suffi.

— Gib habite dans la maison avecmoi, observa-t-il.

— Soit. Disons alors une maison avecdeux chambres.

Il avala plusieurs bouchées, avant derépondre :

— Voyez-vous, Rosa, lorsque j’ai faitbâtir cette maison, j’étais loin de songerà fonder un jour une famille. J’avaissimplement envie d’une maisonconfortable. Je n’étais poussé par aucunprojet ultérieur, aucun rêve romantique.

Si ses paroles n’avaient pas suffi àrefroidir son enthousiasme, le toncoupant de sa voix aurait dû lui glacer lesang, et faire instantanément cesserl’attirance qu’elle éprouvait pour lui.

Mais, étrangement, le contraire seproduisit. Elle sentait confusément que,derrière ces paroles, il dissimulait uncœur blessé par une perte douloureuse.Et elle connaissait parfaitement ce

sentiment.— Je vois, répondit-elle simplement.

Quant à moi, je suis locataire. Et monseul plan était que le loyer soitabordable et que la plomberiefonctionne correctement.

Cette tentative d’humour lui arracha unpâle sourire, et il releva les yeux verselle.

— La plomberie est une préoccupationessentielle, convint-il. Vous êtes unefemme intelligente.

Son commentaire aurait dû lui faireplaisir. La plupart des femmes aimentqu’un homme apprécie leur intelligence.Mais, dans son cas, son passé était làpour lui rappeler qu’elle prenait souventdes décisions stupides.

— Pas vraiment, Tyler, répondit-elle.J’essaie, mais j’ai… j’ai commisquelques erreurs.

— N’est-ce pas notre cas à tous ?— Oui, je suppose, convint-elle en

soupirant. Seulement, certains d’entrenous en commettent plus que les autres.

* * *

Pendant le reste du repas, Tyler euttoutes les peines du monde à seconcentrer sur le contenu de son assiette.Comment l’aurait-il pu, avec Rosalindasi près de lui qu’il lui aurait suffi detendre le bras pour la toucher ? Detemps à autre, une bouffée de son parfumvenait caresser ses narines, et cette

merveilleuse fragrance ajoutait unetouche sensuelle au tableau. Sa robecorail illuminait sa peau hâlée —généreusement offerte à son admirationce soir-là, de ses bras nus à sa poitrinelargement découverte. Une minusculecroix d’argent était suspendue dans lavallée entre ses seins généreux, et delourdes boucles d’oreilles d’argentluisaient occasionnellement à travers lerideau de ses longs cheveux d’ébène.

Il avait connu d’autres jolies femmesavant elle. Il avait même été marié à unereine de beauté. Rosalinda n’était pasune de ces femmes qui attirent tous lesregards. Il ne parvenait pas vraiment àdéfinir ce qui la rendait tellementspéciale. Ce dont il était sûr, c’était

qu’il n’avait jamais posé les yeux surune femme aussi fabuleusement sexy. Ilbrûlait de la serrer dans ses bras,d’enfouir son visage dans sa chevelureparfumée et de permettre à ses mainsd’explorer ses courbes sensuelles.

— Je ne sais pas si vous êtes commemoi, dit-elle, mais je ne pourrais pasavaler une bouchée de plus.

Sa voix vint l’arracher à ses penséesérotiques, et il la vit poser sa fourchettesur son assiette.

— Je n’ai plus faim, moi non plus,reconnut-il.

Elle se leva et commença aussitôt àrassembler les assiettes sales. Al’évidence, elle avait été sincère enpromettant à Gib qu’elle se chargerait de

la vaisselle. Mais, s’il constatait avec uncertain plaisir qu’elle était prête à lesaider, il préférait conserver toute sonattention.

— Vous n’avez pas besoin de fairecela, intervint-il. Je m’en chargerai plustard avant de monter me coucher.

— J’ai l’habitude de tenir mespromesses, répliqua-t-elle. De plus, Gibm’a déjà montré la place de chaquechose. J’aurai terminé en un rien detemps.

Constatant qu’il ne la ferait paschanger d’avis, il se leva à son tour etramassa le plat des pommes de terre.

— Très bien. Finissons-en pour passerau café et au dessert.

— Je peux très bien m’en sortir toute

seule, assura-t-elle en se dirigeant versla cuisine, les bras chargés de vaisselle.

— Je sais, mais j’ai envie de vousaider.

Quelques minutes plus tard, Tylerdevait reconnaître qu’elle avait vu juste.A eux deux, il ne leur avait pas fallulongtemps pour tout ranger et pourcharger le lave-vaisselle.

Ceci fait, Tyler posa deux tasses etdeux belles tranches de gâteau à lacrème et aux pêches fraîches sur un petitplateau. Elle ouvrit de grands yeux.

— Tyler ! protesta-t-elle. Je vous aidit que je ne pourrais pas avaler unebouchée de plus !

— Un petit dessert ne vous fera pas demal. Sortons dans le patio, voulez-

vous ? J’allumerai des torches pouréloigner les moustiques.

— C’est une excellente idée. Je vaisprendre le châle que j’ai pensé àapporter.

Elle alla récupérer un châle dedentelle blanche sur le dossier d’unechaise, et s’en entoura les épaules avantde le suivre à l’extérieur. La longuegalerie derrière la maison se prolongeaitpar un patio dallé de pierre. Une petitetable au plateau de verre, entourée dechaises de fer forgé, occupait l’un descoins du patio bordé par la pelouse bienentretenue. Une chaise longue de rotin etdeux fauteuils à bascule assortisoccupaient le côté opposé, sous lesbranches d’un pin gigantesque.

Il porta le plateau jusqu’à la table,puis entreprit d’allumer deux torchespendant qu’elle contemplait le paysage.

— Je regrette de n’être pas arrivéeavant la nuit, remarqua-t-elle d’un tonmélancolique. La vue est absolumentspectaculaire. Je ne sais pas commentvous arrivez à travailler ici. Si je vivaisdans un tel lieu, j’aurais seulement enviede m’asseoir, d’admirer le paysage et derêver.

— Vous vous ennuieriez vite, assura-t-il en lui apportant une tasse de café etune portion de gâteau. Vous auriezbientôt envie de savoir ce qui se passedans ces montagnes.

— Et que s’y passe-t-il ?— Est-ce l’adjointe du shérif qui me

pose cette question ? observa-t-il enriant.

Ce commentaire la fit rire à son tour.Son rire était aussi doux que le soleil del’été, aussi riche que le gâteau qu’il étaitsur le point de déguster. Et ce son vintlui rappeler que cela faisait une éternitéqu’il n’avait pas entendu un rire dans samaison. Et tout spécialement un rire defemme. Les seules représentantes dusexe féminin à être entrées dans samaison étaient les épouses ou les amiesdes marchands de chevaux ou denégociants en bétail, et même ellesavaient été rares.

— Désolée. Il m’arrive quelquefois desoumettre les gens à un interrogatoiresans même m’en rendre compte.

— Pour répondre à votre question, dit-il en venant se placer juste derrière elle,il se passe énormément de choses, là-haut. Les pentes des montagnes sontcouvertes d’herbe en cette saison, alorsle bétail grimpe de plus en plus hautpour la trouver. Pas seulement lesvaches, mais aussi les cerfs et d’autresanimaux sauvages qui ont des petits ànourrir et à protéger. Les plantessauvages sont en fleurs, et les ruisseauxsont gonflés par la fonte des neiges.

— Tout cela doit être merveilleux,observa-t-elle.

— Vous souvenez-vous de cettecabane dont je vous avais parlé ?murmura-t-il, plaçant sa main libre surson épaule. Si vous pouvez distinguer ce

bosquet de pins, là-bas, dansl’obscurité, le chalet se trouve justederrière, perché sur une hauteurrocheuse. On ne peut y monter qu’à piedou à cheval. Quand aimeriez-vous levisiter ?

— Hum ! Laissez-moi le temps d’yréfléchir.

Il mordit à belles dents dans songâteau, puis il se rapprocha encore unpeu.

— J’espère que vous n’avez pas peurde monter là-haut avec moi, murmura-t-il.

Elle tourna la tête pour le dévisager, etil ne put s’empêcher de fixer ses lèvresadorables, oubliant instantanément latranche de gâteau qu’il tenait à la main.

— Peur, moi ? Pas du tout. Nous noussommes déjà rendus ensemble dans unendroit très retiré. Ce n’est pas cela quime préoccupe. C’est seulement que je nesuis pas très sûre de mon emploi dutemps.

— Voulez-vous dire que vousviendrez ?

— Pourquoi tenez-vous tant à memontrer cette cabane ? s’enquit-elled’une voix douce.

Pourquoi, en effet, était-ce aussiimportant pour lui ? se demanda-t-il. Iln’avait pourtant jamais été tentéd’emmener une femme où qui ce soitdepuis très, très longtemps. Mêmelorsqu’il était marié à DeeDee, il nepassait pas beaucoup de temps en sa

compagnie. Elle avait ses centresd’intérêt, et lui les siens. MaisRosalinda était très différente deDeeDee. Rosalinda ne passait pas sontemps à parler d’elle-même. Elles’intéressait aux gens autour d’elle, ycompris à lui. Et, grâce à elle, il sesentait important, spécial. C’était unsentiment qu’il n’avait jamais éprouvéavec DeeDee, ni même avec sa proprefamille.

— C’est très agréable de passer denouveau une soirée en compagnie d’unefemme.

— De nouveau ?— Rosalinda, vous gâchez votre talent

chez le shérif, remarqua-t-il ensoupirant. Vous auriez fait une

procureure de tout premier ordre.Elle retourna vers la table et reposa sa

tasse et son assiette à dessert sur leplateau, avant de lui faire de nouveauface.

— C’est plus fort que moi, s’excusa-t-elle. Je suis aussi une femme, voussavez. Et les femmes sont curieuses parnature.

Il avala sa dernière bouchée de gâteauavant d’aller la rejoindre à la table,posant son assiette près de la sienne.

— Au fond, qu’importe ? Je vous enaurais parlé tôt ou tard. Autant le fairece soir. Je faisais allusion à mon ex-épouse.

Elle se tourna face à lui, et, à la lueurdansante des torches, il vit son regard

plonger tout au fond du sien.— Etiez-vous marié avant de venir

vous installer ici ?— Oui, répondit-il. DeeDee était une

toute petite femme blonde avec degrands yeux bleus et une personnalitépétillante. Nous avons été mariés durantpresque cinq ans.

— Elle ne correspond pas vraiment àvotre type.

— Je crois entendre mon père,répliqua-t-il avec un rire moqueur.

— Je suis désolée. Je ne vous connaispas depuis assez longtemps pour faire cegenre de supposition. J’ai seulementremarqué que vous sembliez être unhomme pratique. Je me serais attendue àce que votre épouse vous ressemble.

Il s’écarta d’un pas et se tourna versles montagnes. Mais ce n’était pas lepaysage nocturne qui l’absorbait. Dansson esprit, il revoyait DeeDee, ilentendait ses critiques, ses moqueries.Son père furieux qui lui déclarait qu’iln’était qu’un imbécile. Et son jumeauassistant de loin à la scène, attendanttranquillement que le mariage de sonfrère se désintègre. Il avait passé desannées à essayer d’effacer ces souvenirsde sa mémoire, à se convaincre que toutcela n’avait plus aucune importance.Mais dans les pires moments, ce passérevenait le hanter.

— On dit que les contraires s’attirent,répondit-il en soupirant. Je suppose quec’est ce qui s’est passé dans notre cas.

Nous nous sommes rencontrés àl’université, et je suppose que son goûttrès prononcé pour la fête était ce dontj’avais besoin pour oublier que j’étaistrès loin de chez moi et que la vie duranch me manquait. Et, dans un sens,j’étais également flatté qu’elle essaie deme séduire.

— C’était elle qui essayait de vousséduire ?

— Allez-y, ne vous gênez pas, ironisa-t-il. Dites-moi que je ne suis pas legenre d’homme que l’on essaie deséduire.

— Non, ce n’est pas cela, dit-elle,fronçant les sourcils. C’est seulement…Excusez-moi. Continuez, je vous en prie.Pourquoi avez-vous divorcé ?

— Je me suis posé la même questiondurant des années, Rosa. Et je ne suistoujours pas sûr de connaître la réponse.Mon père me répétait sans cesse queDeeDee n’était pas la femme qu’il mefallait, que je commettais une énormeerreur en lui laissant la bride sur le cou.Je ne l’écoutais pas. J’étais aussiobstiné que lui. Quoi qu’il en soit, notremariage a été assez agréable au début.Mais elle n’a pas tardé à décider quej’étais ennuyeux à mourir, surtoutcomparé à Trent, qui la faisait tant rire.

— Votre jumeau ?— Oui, c’est exact. Mon jumeau. Trent

est venu à sa rescousse, et il a fait deson mieux pour qu’elle soit heureuse.

Il lui fallut une seconde pour assimiler

le sens de ses paroles, puis uneexpression d’incrédulité apparut dansses beaux yeux.

— Etaient-ils… voulez-vous direqu’ils étaient amants ?

Il soupira. Il n’avait pas envied’aborder ce sujet ce soir. Mais serait-ce différent demain ? Ou le joursuivant ? Non, décida-t-il. Il n’y auraitjamais de bon moment pour parler de cequ’il avait essayé si longtempsd’oublier.

— Je ne suis pas certain qu’ils aientété amants à l’époque où nous étionsmariés. Mais je me suis posé laquestion, car, sitôt notre divorceprononcé, il s’est empressé del’épouser. Je venais à peine d’arriver ici

lorsque ma mère m’a écrit qu’ils étaientpartis à Las Vegas pour se marier à lahâte.

— Quelle a été votre réaction ? A cestade, vous était-il indifférent de savoirce qu’ils faisaient ?

— Mon mariage avec DeeDee étaitmort bien avant que nous n’obtenions ledivorce. Et je suppose que ma relationavec mon frère en était au même point.

— C’est affreux, Tyler. Je suisvraiment désolée pour vous.

— Ne le soyez pas. DeeDee ne vautpas la peine qu’on la regrette. Mais, monfrère… c’est différent. Lorsque nousétions enfants, nous étions pratiquementinséparables, et nous sommes restés trèsproches jusqu’à ce que je parte à

l’université.— Trent n’est pas allé à l’université

avec vous ?— Non. L’enseignement supérieur n’a

jamais fait partie de ses priorités. Ilavait envie de rester à la maison etd’aider notre père au ranch.

— Tout le monde n’est pas fait pourles études supérieures, déclara-t-elle.Deux de mes frères seulement ont suivice chemin. Les deux autres s’en sontpassés, et ils se débrouillent très bien.

— En tout cas, je crois que c’est à cemoment-là que mon frère et moi avonscommencé à nous éloigner l’un del’autre. Je crois qu’il m’en a voulud’avoir décidé d’étudier la gestion d’unranch sur les bancs de l’université.

Selon lui, j’aurais dû rester chez nous àréparer des clôtures ou à marquer lebétail avec le reste de l’équipe. Pour lui,c’était cela, gérer un ranch. Moi, jedésirais apprendre les dernièrestechniques de gestion, mais même sinous avions des points de vue différentssur la question, je n’aurais jamais cruqu’il me trahirait en me volant mafemme. Mais DeeDee était unemanipulatrice très habile. Elle a sumonter Trent et mon père contre moi.

— Comment a-t-elle pu y réussir ?N’ont-ils pas vu clair dans son jeu ?

— C’est mon comportement qui leurcausait du souci. Ils pensaient que je memontrais cruel envers DeeDee.

— Cruel ? répéta-t-elle, incrédule. A

moins que vous n’ayez radicalementchangé, j’ai peine à vous imaginer dansce rôle.

— Je m’efforçais seulement de lapersuader de faire preuve d’un peu plusde maturité. Voyez-vous, j’ai toujoursété le jumeau sérieux et responsable,alors que Trent aimait plutôt rire etprendre du bon temps. Avec le recul, jecomprends que j’étais peut-être tropsérieux pour DeeDee. Je désirais qu’ellepasse plus de temps à la maison, jedésirais qu’elle me donne des enfants. Etelle, elle avait envie de s’amuserd’abord, avant de songer à tout cela.

— Votre père et votre frère étaient-ilsd’accord avec elle ?

— Trent a pris son parti, bien entendu.

Ils se ressemblaient beaucoup. Quant àmon père, il n’avait jamais aiméDeeDee de toute façon. Il était furieuxque je l’aie épousée, et je croissincèrement qu’il a encouragé Trent à laséduire.

— Je ne comprends pas. Si Warren nevoulait pas de DeeDee dans sa famille,pourquoi désirerait-il pousser son autrefils à s’intéresser à elle ?

— Je crois qu’il n’avait pas prévu queTrent irait jusqu’à l’épouser, mais biensûr, je ne peux rien affirmer. Après ledivorce, j’ai vendu mes parts du ranchfamilial et le bétail dont j’étaispropriétaire, et je suis parti sans meretourner.

— Votre frère et DeeDee vivent-ils

encore au ranch ?— Pour autant que je sache, oui.— Et votre père ? Ne regrette-t-il pas

votre départ ?— Mon père est un homme obstiné,

Rosalinda. Il n’admettra jamais avoir eutort. Depuis mon enfance, il a toujoursessayé de contrôler chaque aspect de mavie. Trent était libre de faire tout ce quilui plaisait, mais moi, je devais obéiraux ordres de Warren Pickens. Mais enintervenant dans mon mariage, il adépassé les bornes.

— N’avez-vous jamais pensé qu’ill’avait peut-être fait parce qu’il vousaimait ?

— M’aimer ? répéta-t-il d’un tonsarcastique. Je ne suis pas certain que

Warren Pickens connaisse le sens de cemot.

— Et vous ? Le connaissez-vous ?— Je l’ai cru, autrefois, dit-il en

s’approchant derrière elle pour luienlacer la taille. Aujourd’hui, je n’ensuis plus aussi sûr. Je commence àpenser que je n’ai jamais connu levéritable amour.

Elle se retourna face à lui et posa lesmains sur son torse.

— Il y a une différence entre l’amouret le sexe, Tyler.

— Je sais, murmura-t-il. J’ai connu lesexe. Un jour, peut-être, je découvrirail’amour.

— Et que feriez-vous, Tyler, si voustombiez effectivement amoureux d’une

femme ? s’enquit-elle d’un ton hésitant.Pour vous, le mariage n’a été qu’unesource d’amertume. Je l’entends dansvotre voix.

— Je ressens de l’amertume ausouvenir de quantité de choses que mafamille m’a fait subir. Mais j’aime àpenser que ma vie pourrait êtredifférente. Avec la femme qu’il me fautà mes côtés.

— Oh ! Tyler ! murmura-t-elle en seblottissant contre lui. Moi aussi, je rêvede l’homme idéal. Mais mon passé…

— Tout le monde a un passé.— Oui, c’est vrai, répondit-elle dans

un souffle. Mais mon passé m’a changéepour toujours.

— Le mien aussi, convint-il d’une

voix suave. Mais nous sommes ici, dansle présent.

Il saisit délicatement son visage entreses mains et, l’attirant à lui, il embrassasa bouche adorable. Ce fut un longbaiser langoureux, qui ne cessa quelorsqu’il l’entendit gémir contre seslèvres à travers la brume de son propredésir.

— Il se fait tard, murmura-t-elle. Jecrois que je ferais mieux de rentrer.

Il n’était pas prêt à voir cette soiréeavec elle se terminer. Il brûlait del’embrasser de nouveau jusqu’à cequ’elle le supplie de l’entraîner vers sonlit, ou qu’il la supplie lui-même. Mais ilétait beaucoup trop tôt pour y songer. Iln’était pas très sûr de ce qui était en

train de se passer entre eux, mais ce dontil était certain, c’était qu’il lui étaitimpossible d’ignorer cette femme.

— D’accord, répondit-il en soupirant.Je vais vous raccompagner jusqu’à votrepick-up.

Quelques minutes plus tard, elle avaitrécupéré son sac dans la cuisine, etTyler l’aidait à grimper dans la cabinede son véhicule. A sa surprise, elle setourna alors vers lui.

— Je ne peux pas partir sans vous direcombien j’ai apprécié cette soirée,déclara-t-elle d’une voix douce.

— Moi aussi, Rosa. Toutes ces chosesque je vous ai racontées au sujet de mafamille, vous êtes la première à lesentendre.

Une douce brise balaya quelquesmèches brunes sur son visage, et il tenditune main pour les replacer tendrementderrière son oreille.

— Je ne sais pas quoi vous dire,Tyler, murmura-t-elle.

Elle semblait anxieuse et un peuperdue, et il ne comprenait pas du toutpourquoi. Il lui offrit un sourire.

— Ne dites rien. Ou plutôt, dites-moiseulement que vous m’accompagnerezlà-haut, à la cabane. Ou, si vouspréférez, nous sortirons en ville. Nousirons voir un film.

— Je ne vous vois pas vraiment encitadin, remarqua-t-elle, esquissant unsourire. Pour offrir de m’emmener aucinéma… vous devez avoir très envie de

ma compagnie.— C’est vrai, répondit-il simplement.Elle prit le temps d’une longue

respiration, puis elle releva les yeuxvers lui, et un sourire s’épanouit sur seslèvres.

— D’accord. A vrai dire, je ne suispas non plus vraiment une citadine, moinon plus. J’adorerais voir votre cabane.Je vous appellerai pour vous tenirinformé de mon prochain jour de congé.

Le sentiment de joie qui l’envahit toutentier à cet instant avait quelque chosed’absurde, mais pour lui, il était plusprécieux que si elle lui avait offert un tasd’or.

— J’attendrai votre appel.Elle se pencha et déposa un baiser sur

sa joue.— Bonne nuit, Tyler.— Bonne nuit, murmura-t-il.Il suivit des yeux son véhicule qui

s’éloignait, jusqu’à ce que ses feuxarrière aient disparu derrière lesbâtiments du ranch. Alors seulement, ilretourna vers la maison à pas lents.

Il trouva Gib dans l’un des fauteuils dusalon, très occupé à faire semblant defeuilleter un magazine.

— Comment se fait-il que vous soyezencore debout à cette heure-ci ?s’étonna-t-il.

— Il est encore tôt, protesta le vieilhomme en jetant son magazine pour selever. Pourquoi ne serais-je pasdebout ?

— Votre hanche vous faisaitterriblement souffrir, tout à l’heure,rappela Tyler d’un ton ironique.

— Et cela vous a bien arrangé, non ?— D’accord, vieux brigand. Je

devrais vous remercier de m’avoirpermis d’avoir Rosa toute à moi, cesoir.

— Je suis tout à fait d’accord là-dessus. Vous me devez une fièrechandelle, et vous avez bien raison deme remercier. Cette femme est un trésor.J’espère que vous le savez.

— Je l’avais déjà compris sans quevous ayez à me le signaler.

— Parfait, conclut Gib d’un airsatisfait. A présent, il ne vous reste plusqu’à trouver un moyen de la convaincre

de devenir votre femme.— Et même si j’y réussissais, répondit

Tyler en se rembrunissant, croyez-vousque je pourrais la rendre heureuse ?Heureuse pour la vie ?

Gib fronça les sourcils.— Vous avez laissé votre père vous

démolir une fois, rappela-t-il d’un tonsévère. Allez-vous lui permettre de lefaire de nouveau ? Dix ans, Tyler. Dixlongues années se sont écoulées. Necroyez-vous pas qu’il est grand temps devous libérer de ce passé ?

Soudain, les souffrances qu’il avaitendurées de la part de sa famille, toutela colère, l’abattement, lui revinrentd’un seul coup. Ce n’était plus Gibdevant lui, mais son père et son frère, et

il sentait la morsure de leurs parolescritiques.

— Dehors ! gronda Tyler. Tout desuite !

— Avec plaisir, rétorqua Gib d’un tonfurieux. Et, puisque c’est ainsi, vousvous préparerez vous-même votre petitdéjeuner, demain matin !

A l’instant où il vit Gib s’éloigner enboitillant, il sut qu’il allait le rattraper ets’excuser pour son brusque accès decolère. Il savait aussi que Gib luipardonnerait. Parce que le vieil hommele comprenait. Parce que Gib l’aimaitmême quand il se comportait comme unidiot.

Mais Rosalinda pourrait-elle jamaisl’aimer de cette façon ? Dans les bons et

dans les mauvais jours ? Pourrait-ellel’aimer tout court ? Il l’ignorait. Maisaprès cette soirée, il se devaitabsolument de trouver en lui-même lecourage de le découvrir.

- 9 -

Presque une semaine après son dîneravec Tyler, Rosalinda venait de terminerson cours d’autodéfense, et elle rangeaitses vêtements de sport dans son saclorsqu’une jeune femme qui assistait àses cours depuis trois semainess’approcha d’elle. Elle s’appelait Daisy,et de toutes ses élèves, elle était sans nuldoute la plus petite et la plus délicate,avec des cheveux châtain clair et des

yeux bleus où la lumière semblait s’êtreéteinte, comme si son esprit avait étébrisé depuis longtemps.

— Officier Lightfoot ? Pourrais-jevous parler un instant ? Je ne vousretiendrai pas longtemps, je vous lepromets.

Depuis le premier soir, Rosalindaavait remarqué cette jeune femme aufond de la salle, et elle s’était sentieintriguée par son expression dedésespoir total. Elle avait assezd’expérience, toutefois, pour ne pasessayer de la faire parler de sesproblèmes personnels. On en apprenddavantage sur une personne lorsqu’ellese confie volontairement. Elle avaitdonc attendu patiemment que Daisy

vienne à elle.— Oui, bien sûr, répondit-elle avec un

sourire aimable. Je ne suis pas deservice, ce soir. J’ai tout mon temps.Asseyez-vous pendant que je finis de mechanger.

— Je m’appelle Daisy Martell,déclara la jeune femme en s’asseyant surle banc près d’elle. Et j’habite à Alto.

— Oui, j’ai vu votre nom sur la listedes élèves. Etes-vous satisfaite de cecours ?

— Oui, répondit la jeune femme enbaissant la tête. Je ne suis pas encoretrès forte, physiquement. Mais je vais ledevenir, même si je dois m’entraînerjusqu’à en être épuisée.

Rosalinda évita soigneusement de la

regarder et continua tranquillement àenfiler ses bottes mexicaines.

— Vous savez, dit-elle, une petitetaille n’empêche pas de se défendre. Ilexiste mille techniques pour mettre enéchec une personne qui vous menacephysiquement.

Daisy tressaillit, et elle détournaprécipitamment le regard.

— Je n’ai pas dit que quelqu’un memenaçait. J’ai décidé de suivre cecours… parce qu’une femme risquetoujours de rencontrer quelqu’un quiveut lui faire du mal.

Rosalinda tendit la main pour effleurerdélicatement une ecchymose à peinevisible sur le bras de Daisy.

— Que diriez-vous de m’accompagner

au Blue Mesa pour prendre une tasse decafé ? proposa-t-elle. Je vous invite.

— Oh ! non ! répondit la jeune femmeen relevant les yeux, paniquée. C’estgentil à vous de m’inviter, mais je nepeux pas accepter. Mon… euh…quelqu’un pourrait me voir là-bas. Avecvous. Et cela causerait des problèmes.

Rosalinda s’était rendue au centresocial directement en sortant de sontravail, et elle était donc en uniforme.Apparemment, Daisy jugeait qu’ellecourait un énorme risque en apparaissantdans un lieu public en compagnie d’unereprésentante de la loi.

— Vous ne devriez pas avoir à subircela, Daisy, dit-elle, serrant l’épaulefrêle de la jeune femme d’un geste

rassurant. Vous le savez, n’est-ce pas ?La jeune femme acquiesça, les yeux

baissés.— Oui, je le sais. Je… je voudrais

que tout s’arrange entre nous. Il m’apromis de faire des efforts. Maisensuite, quelque chose vient de nouveaule contrarier, et tout recommence commeavant.

« Tout », signifiant en l’occurrence lesinsultes, les coups, les menaces, songeaRosalinda, prise de nausée. En tantqu’officier de police, elle avait étépresque quotidiennement le témoin desituations semblables. Dans son histoire,Dale ne s’était jamais montré violentavec elle, mais au bout du compte,c’était à cause de lui qu’elle avait été

harcelée, menacée et tourmentée sansrépit jusqu’à ce que sa vie soit devenueun enfer. Durant ces jours sombres, cesjours de solitude, elle avait appris quela cruauté pouvait prendre mille formes.Lorsqu’elle était enfin parvenue às’échapper, elle s’était juré de ne jamaisrevivre la même chose.

— Daisy, faites-moi confiance. Je saisce que vous vivez. Vous devez sortir decette relation qui vous fait souffrir. Lasituation ne fera qu’empirer, croyez-moi.

— Mais…Daisy jeta un coup d’œil derrière elle,

comme si elle craignait que quelqu’unl’écoute, avant de poursuivre :

— Il ferait tout pour me retrouver.Et…

— Il existe des lieux sûrs pour lesfemmes dans votre situation,l’interrompit Rosalinda. Le shérifHamilton et toute notre équipe pouvonsvous aider à disparaître, croyez-moi. Ilvous suffit d’avoir le courage de ledécider. Je vais vous donner un numérooù vous pourrez toujours me joindre.

Elle tira une carte de visiteprofessionnelle de son sac et la tendit àla jeune femme, qui la considéra commes’il s’agissait d’un serpent venimeux.

— Je… ferais mieux de ne pas lap r e nd r e , bredouilla-t-elle. S’il latrouvait… Merci, officier Lightfoot. Etmaintenant, je dois vraiment rentrer.

Elle se leva précipitamment, maisavant qu’elle s’enfuie, Rosalinda fourra

la carte de visite dans le sac qu’elleportait à son épaule.

— Prenez cette carte, insista-t-elled’une voix douce. Vous trouverez bienun endroit pour la cacher. Je vous verraiau prochain cours, et nous parleronsdavantage. Entre-temps, prenez soin devous. Et, en cas de besoin, n’hésitez pasà m’appeler, de jour comme de nuit.

Quelques minutes plus tard, en rentrantchez elle à Ruidoso Downs, elle sedemandait comment Daisy s’étaitdébrouillée pour assister à ses coursd’autodéfense. Quels mensonges avait-elle bien pu raconter pour réussir às’échapper de la maison une heure oudeux par semaine ?

C’était une idée dérangeante, mais

néanmoins, en entrant dans sa modestemais confortable maison, elle chassa leproblème de son esprit. Si elle avaitappris une chose, au cours de cesdernières années, c’était de ne pasrapporter son travail avec elle à lamaison, sous peine de craquer avantl’âge de trente ans.

Elle entra dans sa minuscule cuisine etse versa un grand verre d’eau fraîcheavant de consulter sa messagerie. Lavoix de Tyler résonna soudain dans sonoreille :

— Gib m’a informé que vous avieztéléphoné, Rosa. Désolé de n’avoir pasété là pour prendre votre appel. Si vousêtes toujours libre pour notre sortie àcheval, je vous verrai demain comme

convenu. En cas d’empêchement,appelez-moi, s’il vous plaît. Je vousdonne mon numéro.

Il répéta deux fois son numéro detéléphone portable. Elle dut se raisonnerpour ne pas réécouter le messageplusieurs fois pour le simple plaisird’entendre sa voix. Etait-elle réellementen train de tomber amoureuse de cethomme ?

Assise à la table de la cuisine, ellesirota rêveusement son verre d’eau.Presque une semaine s’était écouléedepuis qu’elle avait dîné avec lui.Depuis qu’il lui avait parlé de son ex-épouse, et de sa brouille avec son pèreet avec son frère jumeau. Et depuis qu’ill’avait passionnément embrassée. Les

révélations qu’il lui avait faites au sujetde sa famille étaient restées gravéesdans sa mémoire, mais leur baiser lahantait jour et nuit. Et même à cet instant,au seul souvenir de la sensation de seslèvres sur les siennes, son sang pétillaitcomme du champagne dans ses veines.Comment réussirait-elle à passer lajournée du lendemain sans nouer sesbras autour de son cou et le supplier delui faire l’amour ?

Si elle avait deux sous de jugeote, ellel’appellerait immédiatement pourannuler leur sortie. Elle n’aurait qu’à luiraconter qu’elle travaillait, ousimplement qu’elle n’avait pas envie dechevaucher jusqu’à la cabane dans lesmontagnes. Mais l’un et l’autre seraient

des mensonges. Ce soir, elle avaitconseillé à Daisy de changer de vie,mais elle pouvait appliquer à sa vie lemême conseil. Elle n’avait pas envie devivre seule durant le restant de ses jours.Elle désirait devenir une épouse, unemère. Elle désirait être tout ce qu’unefemme peut être pour un homme. Quoiqu’il lui en coûte, elle allait devoirtrouver le moyen de laisser Tyler entrerdans sa vie.

* * *

Le lendemain, elle arriva au ranchPine Ridge en début d’après-midi. Gibvint l’accueillir à la porte et l’informaque Tyler était déjà aux écuries, en train

de seller les chevaux pour leurpromenade.

Elle le remercia, et plutôt qued’utiliser son véhicule pour descendredans le vallon où se trouvaient lesinstallations du ranch, elle ramassa sonpetit sac à dos et descendit à pied par unsentier bien entretenu.

Alors qu’elle longeait le labyrinthedes enclos à bétail, elle croisa les troiscow-boys qu’elle avait interrogés lelendemain de l’incendie. Aujourd’hui,ils la saluèrent chaleureusement.Probablement parce qu’elle ne portaitplus l’uniforme, songea-t-elle ensoupirant. Ou parce qu’ils n’étaient plusdes suspects potentiels.

Devant les écuries, Tyler serrait la

dernière sangle de la selle d’Inky, lecheval qu’il avait monté l’autre jour, etquelques pas plus loin, elle reconnutMoonpie, sa monture.

Tyler portait un jean blanchi pard’innombrables lavages et une chemisegris foncé aux manches retrousséesjusqu’aux coudes. Son corps mince semouvait avec une grâce féline, et, sousses confortables vêtements, elle devinaitune musculature puissante, sculptée pardes années de durs travaux d’extérieur.

— Bonjour ! Est-ce bien là monMoonpie que je vois là ?

En entendant sa voix, Tyler tourna latête pour lui adresser un sourire, qui sediffusa dans tout son être comme unrayon de soleil. Elle sentit son regard la

parcourir lentement de la tête aux pieds,et elle ne put s’empêcher de sedemander s’il pensait à leur baiser dansle patio. Se rappelait-il la sensation deses lèvres sur les siennes ? De ses mainsexplorant avec délices son large torse ?A cet instant-là, elle aurait tout donnépour que ce baiser ne cesse jamais, pourne plus jamais devoir renoncer à cetteproximité de leurs corps. Et quelquechose dans la façon dont il l’avaitregardée ensuite suggérait que lui aussiavait éprouvé le même sentiment.

Si elle n’avait pas fait appel à toute savolonté pour mettre un terme à la soirée,ils auraient indubitablement fini parfaire l’amour. A cette seule idée, ellesentit sa température grimper de

plusieurs degrés.— Oui, répondit-il, c’est bien lui.

Vous aviez l’air de si bien vous entendreque j’ai décidé de vous mettre denouveau ensemble, tous les deux. Je voisque vous êtes fin prête.

— J’ai emporté un petit sac avec toutce qu’il me faut.

Elle s’approcha de Moonpie ettransféra ses affaires dans les sacochesde la selle. Au même instant, un hommesortit de la sellerie, et elle reconnutSanto Garza, le cow-boy qu’elle avaitmenotté et menacé de conduire encellule. Lorsqu’il la vit, Santo vint toutdroit vers elle et lui tendit la main avecun sourire embarrassé.

— Bonjour, officier Lightfoot.

J’espère que vous n’êtes pas ici pourm’arrêter, aujourd’hui.

— Aujourd’hui, je ne suis pas enservice, Santo, répondit-elle, serrant samain offerte. Appelez-moi Rosa. Je meréjouis de constater que vous n’êtes plusen colère contre moi.

— Désolé pour l’autre fois. Je m’étaislevé de mauvaise humeur, ce jour-là.J’étais furieux à cause de l’incendie.Tyler ne mérite pas qu’on s’en prenneainsi à lui.

— Je suis du même avis, Santo. Leshérif Hamilton a fait doubler lespatrouilles sur les terres des deuxranchs. Et nous poursuivons notreenquête. Avec un peu de chance, nousarrêterons ce criminel avant qu’il frappe

de nouveau.— Je vous promets d’ouvrir l’œil,

Rosa. Si je repère quelque chose desuspect, je vous en informerai aussitôt.

Il marqua une pause, avant d’ajouteren riant :

— Et, cette fois-ci, ce sera la vérité.Alors que le dresseur de chevaux

s’éloignait, elle tourna la tête vers Tyler.— Vous voyez ? remarqua-t-il. Santo

ne vous en veut pas du tout de lui avoirpassé les menottes.

— J’en suis très heureuse. Et j’espèreque vous ne m’en voulez pas non plus.

Sous le bord de son Stetson gris, ellele vit froncer les sourcils d’un airperplexe.

— Pourquoi vous en voudrais-je ?

Moi, vous ne m’avez pas menotté.— Je faisais allusion à notre dîner de

la semaine dernière. Je suis partie unpeu précipitamment, et j’ai eul’impression que vous pensiezprobablement que je voulais fuir loin devous.

— N’était-ce pas le cas ? s’enquit-ild’une voix douce.

— Si, avoua-t-elle d’une voixétranglée d’émotion. D’une certainefaçon.

Il s’approcha d’elle, prenant sa mainentre les siennes, et la chaleur quil’enveloppa à ce contact était uneexpérience comme elle n’en avait jamaisconnue de toute sa vie.

— Et qu’avez-vous gagné en vous

enfuyant ? murmura-t-il.— Je nous ai empêchés de faire une

bêtise que nous aurions pu regretter.— Faire l’amour, par exemple ?

suggéra-t-il d’une voix rauque.Personnellement, je ne l’aurais pasregretté, Rosa.

Cet aveu la laissa sans voix. Car, toutau fond d’elle-même, elle savait déjàqu’elle ne regretterait jamais de sedonner à cet homme. C’était ce qui sepasserait ensuite qui l’inquiétait. Lesconséquences.

— Pour ce que cela vaut, répondit-elle, osant enfin relever les yeux versson visage, vous m’avez manqué.Aujourd’hui est mon premier jour decongé depuis longtemps.

— Hier, lorsque Gib m’a dit que vousaviez téléphoné, j’ai été surpris. J’ai cruque vous aviez décidé de renoncer ànotre petite expédition.

— Je vous avais dit que je viendrais.Et j’essaie toujours de tenir parole.

— Je suis heureux que vous l’ayez faitcette fois-ci, murmura-t-il en effleurantsa joue d’une caresse. Et que vous ayezaccepté de passer votre unique journéede libre en ma compagnie.

Le temps sembla s’arrêter. Soudain, ledésir crépitait entre eux comme unpuissant arc électrique, et elle luttaitcontre un besoin presque irrépressiblede se blottir dans ses bras, de goûteravec délice au nectar de ses lèvres.Mais plusieurs cow-boys s’affairaient

dans la cour du ranch, et derrière elleMoonpie piétinait déjà d’impatience.

— Je… euh… je crois que leschevaux s’impatientent. Nous devrionspeut-être nous mettre en route.

Il toussota d’un air gêné, lâcha sa mainet recula.

— Oui, vous avez raison. Venez, jevais vous aider à mettre le pied àl’étrier.

* * *

Lorsque Rosalinda était arrivée auranch, le ciel était tout bleu, et la brise sidouce qu’elle faisait à peine frissonnerles feuillages. Mais quand ilsatteignirent les premiers contreforts de

la montagne, de lourds nuagescommençaient à s’amonceler dans leciel. Le vent chantait dans les grandspins, mais comme Tyler l’avait prédit, latempérature restait douce. Les chevauxgrimpaient d’un pas prudent le sentierescarpé dans une nature de plus en plussomptueuse.

Ils chevauchaient depuis une heureenviron lorsqu’il lui fit signe de lesuivre sur une piste presque invisiblequi s’éloignait du chemin principal endirection d’une épaisse forêt de pins.

— Si vous êtes prête à faire une petitepause, lança-t-il par-dessus son épaule,il y a quelque chose que j’aimerais vousmontrer, là-bas.

— Je vous suis, assura-t-elle.

Le sentier entre les arbres était tapisséd’une épaisse couche d’aiguilles de pinqui étouffait le bruit des sabots deschevaux. Cette chevauchée à travers laforêt se déroulait dans un silence un peuirréel. Mais au bout d’un moment, ungrondement se fit entendre au loin.

— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-elle.— Vous verrez. Nous sommes presque

arrivés.Bientôt, ils parvinrent dans une petite

clairière dans laquelle unamoncellement d’énormes rocherss’élevait au-dessus des cimes desarbres, bloquant la lumière du jour.

— Nous allons devoir laisser noschevaux ici et poursuivre à pied,déclara-t-il. Il y a un passage entre ces

rochers.Il sauta à bas de sa monture et aida

Rosalinda à mettre pied à terre. Cettefois-ci, elle n’avait pas l’impressiond’avoir les jambes coupées comme lorsde leur première chevauchée, mais,probablement convaincu qu’elle avaitbesoin de tout le soutien qu’il pouvaitlui offrir, il garda sa main fermementserrée dans la sienne tandis qu’ils sefrayaient un passage entre lesgigantesques blocs de roche.

Ils finirent par sortir en terraindécouvert, et elle se figea, le soufflecoupé par le spectacle qui s’offrait à sesyeux.

— Une cascade ! s’exclama-t-elle. Ettellement gigantesque ! J’ignorais qu’il

pouvait y avoir autant d’eau aussi hautdans ces montagnes !

Tyler lui enlaça la taille. Ce contactlui procura un agréable sentiment dechaleur, et elle appuya sa hanche contrela sienne.

— Plus tard, cet été, il n’y aura plusautant d’eau, expliqua-t-il. Et en hiver,cette chute d’eau se transforme encascade de glace. C’est un spectacle àne pas manquer.

— Ce doit être féerique. Pouvons-nous nous rapprocher ?

— Seulement si vous promettez de nepas lâcher ma main.

— Je vous le promets.Il la conduisit jusqu’au bord de la

falaise dans laquelle se précipitait le

torrent. L’eau de la cascade avait creuséla montagne à son pied ; elle formait unbassin naturel autour duquel poussaientdes trembles et quelques saules dudésert, qui avec leurs ombres fragiles àla surface de l’eau servaient d’abri à desnuées d’oiseaux. Rosalinda ne voyaitpas d’autre faune sauvage aux alentours,mais elle imaginait facilement que descerfs et des ours, et probablement aussides pumas, devaient venir s’abreuverdans ce lieu.

— Votre bétail monte-t-il parfoisjusqu’ici ? s’enquit-elle.

— Oui, bien sûr. Mais, pour lemoment, les troupeaux ne paissent pasdans ce secteur. Mes hommes les ontconduits dans les pâtures de l’est.

— Sommes-nous encore loin de votrechalet ?

— C’est un peu plus haut. A unedizaine de minutes.

Ils retournèrent aux chevaux, et seremirent en route sur un sentier qui lesconduisit au-dessus des chutes. Puis,l’épaisse forêt de pins céda la place à unpaysage semi-désertique de genévriersaux formes torturées et de buissons desauge. Ils arrivèrent enfin sur une crêtedépourvue de toute végétation, d’où l’ondominait un étroit défilé. Puis Rosalindadécouvrit une petite cabane de rondins,perchée sur l’une des pentes abruptes dela montagne.

— Voilà mon chalet, annonça Tyler.Qu’en pensez-vous ?

Debout sur ses étriers, elle contemplaun instant le spectacle devant elle, avantde répondre :

— On dirait un décor de western. Unrepaire où des bandits viendraient seréfugier pour se partager l’or volé.

— C’est amusant que vous ayezmentionné l’or. Un prospecteur d’or l’aconstruite pour y vivre en exploitant samine.

— Une mine d’or ?— Oui. L’entrée est tout près d’ici.

Venez, je vais vous la montrer.Ils mirent pied à terre devant la

cabane, et Tyler desserra rapidement lessangles des selles. Puis il décrocha lessacoches et laissa les chevaux paîtrelibrement.

— Qu’aimeriez-vous voir d’abord ?s’enquit-il. La mine, ou l’intérieur de lacabane ?

— Je crois que nous devrions d’abordjeter un coup d’œil à la mine. J’ai lesjambes endolories, et si je m’assois, jecrains de ne plus pouvoir me relever.

Ils burent quelques gorgées à labouteille d’eau qu’il avait tirée de l’unedes sacoches, puis il la conduisit jusqu’àl’entrée de la mine, à une dizaine demètres au-dessus de la cabane. C’étaitun étroit boyau étayé par des poutres debois rongées par le temps. Des planchesplus récentes avaient été clouées devantl’ouverture, probablement dans le butd’empêcher des veaux trop curieux des’aventurer à l’intérieur de la

dangereuse galerie.— A-t-on trouvé de l’or, ici ?— Je n’en suis pas certain. Les

histoires qui circulent à ce sujet secontredisent. Vous savez, bien sûr, queQuint a découvert un assez bon filon surses terres ?

— Oui, répondit-elle. J’ai entenduBrady mentionner la mine Golden Spur.Je crois qu’elle est encore exploitée.

Se détournant de l’entrée de la mine,elle contempla le paysage devant elle.En direction du sud, le regard portaittrès loin, et elle apercevait même lesméandres du Rio Bonito dans une petitevallée à l’horizon.

— Cet homme est resté suffisammentlongtemps dans ce lieu pour y construire

cette cabane, poursuivit-elle. Il n’est pasimpossible qu’il ait trouvé autre chose,ici, une chose plus importante que l’orou l’argent.

Peut-être avait-il rencontré une femmeen ville, et il avait décidé que l’épouseret fonder une famille comptait davantageque la fortune.

— N’avez-vous jamais pensé fairevenir un géologue ici pour procéder àdes analyses de roche ? s’enquit-elle.

— Non. Je préfère vivre en paix. Lafièvre de l’or n’est pas pour moi.

Ainsi donc, il n’avait pas envie dedevenir riche, en tout cas pas avec lesmétaux précieux. Mais qu’en était-il del’amour ? D’après ce qu’il lui avaitraconté de sa vie au Texas, toute sa

famille l’avait trahi. Aurait-il un jourenvie de refaire sa vie ? Songerait-il àfonder une famille ?

Ces questions lui paraissaient tropindiscrètes pour qu’elle les lui posedirectement. Elle ne s’en sentait pas ledroit. En tout cas, pas tant qu’ellegarderait le secret sur sa relation avecDale.

— Et si nous retournions à la cabane ?suggéra-t-il, posant sa main sur son bras.Gib nous a préparé un petit en-cas.

— Bonne idée.Tandis qu’ils redescendaient la pente

abrupte, elle s’obligea à revenir auprésent.

— Le sentier par lequel nous sommesmontés est-il la seule voie d’accès à la

cabane ? Existe-t-il une autre piste qu’onpourrait emprunter à cheval, ou même en4x4 ?

— Il y a un autre chemin un peu plus àl’ouest, qui mène à une route goudronnéetraversant les terres du Chaparral. C’estd’ailleurs sur cette route-là qu’Alexa, lasœur de Quint, a été kidnappée par desvoleurs de bétail il y a quelques années.L’affaire avait fait du bruit dans larégion — et elle avait ressoudé toute lafamille. Son mari était un ranger duTexas, et c’était lui qui l’avaitretrouvée.

— Hum ! Voilà qui est intéressant.— Pourquoi ? A quoi pensiez-vous ?— Je me demandais seulement s’il

pouvait exister un lien quelconque entre

ce lieu et l’incendie criminel. A quelledistance d’ici se trouve le ravin où lefeu a été allumé ?

— A vol d’oiseau, probablementmoins d’un kilomètre, précisa-t-il d’unair pensif. Mais c’est un terrain trèsaccidenté. La route qui traverse lesterres du Chaparral procurerait un accèsplus facile. Mais, bien sûr, la distanceest plus grande.

— Ce n’était qu’une idée en passant,dit-elle en souriant. Mais changeons desujet. Je n’ai pas envie de passer majournée à collecter des indices.

— Et moi non plus, répondit-il.De retour à la cabane, elle suivit Tyler

sur la petite galerie de planchesgrossières, et il poussa la lourde porte

de bois.— Accordez-moi une minute pour

ouvrir les volets. Il fait nuit noire àl’intérieur lorsque tout est fermé.

Il alla ouvrir les fenêtres pendantqu’elle attendait sur le seuil, et lorsqu’ilrepoussa les solides volets, la lumièredu jour filtra dans les ouverturescarrées. Elle jeta un regard curieux toutautour de l’unique pièce.

Une petite table carrée occupait lecentre de la pièce. Des étagères deplanches grossièrement équarriesoccupaient le mur du fond, près d’uncoin de toilette consistant en une vasquede granit et d’un seau. Un châlitrudimentaire dans un coin de la piècecomplétait l’ameublement. Elle fut un

peu surprise de constater qu’il étaitcouvert d’un joli jeté de lit enpatchwork. Les deux oreillers blancsétaient d’une propreté irréprochable.Une cheminée de pierre occupait le coinopposé, à quelques pas du lit.

— Les hommes de mon équipeutilisent cette vieille cabane pendant lasaison de la chasse, expliqua-t-il. Ilsveillent à refaire les stocks de vivres età conserver une bonne réserve de boispour les jours froids. Mais elle estrestée longtemps fermée, et, bien sûr,elle est assez poussiéreuse pour lemoment.

— Je l’adore, assura-t-elle ens’avançant dans la pièce. C’est rustique,mais charmant. Vous arrive-t-il d’y

dormir ?— Oui, mais je n’y étais pas revenu

depuis quelque temps. Pendant un an oudeux, lorsque j’ai acquis cette propriété,je montais ici lorsque j’avais besoind’être seul. Assis sur la terrasse, jecontemplais la vallée à mes pieds, et jeme demandais si j’avais pris la bonnedécision.

— A quel sujet ?— Je me demandais si j’avais bien

fait d’acheter ces terres. Certains deséleveurs dans la région m’ont averti queje ne pourrais jamais acclimater desherefords ici — trop de montagnes,d’après eux, et pas assez de prés. Maisje leur ai prouvé qu’ils avaient tort. Aeux, et sûrement aussi à quelques autres.

— Faites-vous allusion à votrefamille ?

Il acquiesça en silence, releva leglobe d’une lampe à pétrole et craquaune allumette. Puis il prit le temps derégler la flamme et de remettre le globeen place avant de se retourner face àelle.

— Je suis sûr que mon père et monfrère ne s’attendaient pas que jeréussisse par mes propres moyens. Ilsétaient tous deux persuadés que jecomptais trop sur mon cerveau, et passuffisamment sur mes muscles.

— Personnellement, j’ai toujourspensé qu’une personne devait comptersur l’un et sur l’autre pour réussir,répondit-elle en s’approchant de lui.

Croyez-vous que votre famille ait apprisque votre ranch est une brillanteréussite ?

— J’ai dit à ma mère que je medébrouillais assez bien. Elle raconterapeut-être quelques détails à ma sœur,mais pas aux hommes de la famille.

— Que se passerait-il si votre mèreles informait qu’elle a gardé contactavec vous ? Vous êtes son fils, non ?Elle a parfaitement le droit de vousparler. A vous entendre, elle n’est passon épouse, mais sa propriété.

— Ma mère est… une femme soumise,dit-il, réprimant une grimace. Elle se taitpour préserver la paix. Mais j’ai encorequelques amis au Texas, avec qui jegarde le contact. J’imagine qu’ils ont dû

passer quelques informations à lafamille. Mais qu’importe ? Je n’ai plusrien à prouver à mon père ni à monfrère. Et ma sœur a déjà fort à faire avecsa vie.

Il tendit soudain les bras pour laprendre par les épaules, et elle se blottitavec délice contre lui.

— Mais vous, Rosa, murmura-t-il, j’aitout à vous prouver.

— Quoi, par exemple ? s’enquit-elledans un souffle.

— Par exemple, combien j’ai envie devous serrer dans mes bras. Passeulement quelques minutes, mais aussilongtemps que vous voudrez bien demoi.

— Tyler… tout ceci… je crois que

j’ai besoin d’air.Il ne tenta pas de la retenir lorsqu’elle

se libéra de son étreinte. Elle sortitprécipitamment de la cabane etdescendit la pente jusqu’à un tertreherbeux à l’ombre d’un bouquet detrembles. L’air frais l’aida à calmer letumulte de son esprit, et, adossée à l’undes troncs blancs, elle comprit quel’incertitude qu’elle avait ressentie dansla cabane n’avait aucun rapport avecTyler. Ce n’était pas lui qu’elle fuyait,mais son passé.

Elle prit une profonde inspiration, etelle réfléchissait à la façon dont elleallait lui expliquer son brusque départlorsqu’une brindille craqua derrièreelle. L’instant suivant, les mains de

Tyler vinrent se poser doucement sur sesépaules. Elle comprit qu’il l’avaitsuivie.

— Rosa, qu’y a-t-il ? murmura-t-il.J’espère que vous n’avez pas peur demoi.

— Dans un sens, si, répondit-elle,d’une voix rauque d’émotion. Mais pasde la façon à laquelle vous pensez.

Elle se tourna face à lui, avantd’ajouter :

— J’ai peur des sentiments que vouséveillez en moi.

— Et que ressentez-vous ?Elle posa ses mains à plat sur son

large torse, et ce contact si naturel, siréconfortant, balaya instantanémenttoutes ses incertitudes, tous ses doutes.

— En décidant de vous accompagnerici, je crois que, tout au fond de moi-même, je savais déjà que ceci seproduirait. Et, dans mon cœur, jedésirais que cela se produise.

— En vous enfuyant ? Drôle de façonde me le montrer.

— J’avais besoin d’être seule uninstant pour réfléchir. Certains désirspeuvent s’avérer dangereux.

— Mais pas nécessairement.Elle plongea son regard au fond de ses

yeux verts, et tout à coup, elle se souvintde leur première rencontre. Ce matin-là,son regard était comme un matin d’hiver,froid et figé. Mais, aujourd’hui, la glaceavait fondu dans ces yeux, et c’étaitgrâce à elle. Cette idée lui procura un

bonheur indicible, un bonheur commeelle n’en avait jamais éprouvé.

— Faites-moi l’amour Tyler,murmura-t-elle, effleurant sa joue d’unecaresse.

Serait-ce une histoire d’amour ou desexe ? Alors que les lèvres de Tylers’emparaient des siennes, elle décidaque, pour l’instant, cela lui importaitpeu. Elle le désirait, et il la désirait. Et,cette fois-ci, elle n’avait pas l’intentionde s’enfuir.

- 10 -

Tyler cueillit son visage dans sesmains et l’embrassa longtemps, butinantses lèvres, exigeant toujours davantage.Peu à peu, leur baiser se mua en étreintebrûlante, et lorsqu’il l’entendit gémir, ill’allongea doucement sur l’herbe à leurspieds. Leurs bouches se séparèrent, etRosalinda en profita pour reprendre sarespiration. Mais bientôt, s’allongeanttout contre elle, il posa ses lèvres dans

le creux de son cou et ses mains vinrentépouser la courbe de ses seins.

Une éblouissante, une merveilleuseflamme de désir explosa tout à coup aucentre de son être, accompagnée d’unesensation de chaleur intense. Emportéedans un incroyable tourbillon desensations, elle s’agrippa à ses largesépaules.

— Rosa, Rosa, murmura-t-il toutcontre sa peau. Lorsque je t’airencontrée, j’ai éprouvé une sorte dechoc. Je ne savais pas trop ce quec’était, mais je ne m’attendais pas àressentir ce que je ressens aujourd’huipour toi — ce désir insensé.

— Depuis que tu m’as embrassée,je… je crois que tu m’as rendue un peu

folle, répondit-elle dans un souffle,s’offrant avec délice à la caresse de seslèvres.

— Folle ? répéta-t-il entre deuxbaisers. Merveilleux ! Je crois rêver.Mais c’est trop beau pour être un simplerêve.

Ses doigts s’affairèrent autour desboutons de son chemisier, en écartant lespans. Lorsque ses lèvres se posèrentdans le creux entre ses seins, ellefrissonna de plaisir, et un gémissementmonta du fond de sa gorge.

— Et si nous retournions dans lacabane ? suggéra-t-il. Le lit serait bienplus confortable.

— En cet instant, le confort est ledernier de mes soucis, assura-t-elle.

C’est si beau, ici !— C’est vrai, convint-il dans un

souffle. Et ce lieu est encore plusmagnifique avec toi dans mes bras.

Il la débarrassa rapidement de sonchemisier, puis de son soutien-gorge dedentelle. A sa surprise, loin de se sentirembarrassée par cette soudaine nudité,elle en éprouva une délicieuse sensationde puissance. Elle déboutonna hardimentla chemise de Tyler et laissa courir sesdoigts sur ses pectoraux fermes.

Cette exploration sensuelle le fitréagir instantanément et, l’attirant à lui,il s’empara de nouveau de sa bouchepour la dévorer de baisers tandis queses mains parcouraient toutes lescourbes de son corps.

La respiration de Rosalinda s’étaitfaite un peu haletante, et l’oxygène neparvenait plus qu’à grand-peine à sespoumons. Comment pouvait-on désirerun homme avec une telle intensité ? sedemanda-t-elle. Son désir était siprofond, si dévastateur, qu’il étaitforcément dangereux. Pourtant,désormais, elle était bien au-delà de cesconsidérations.

— Rosa, murmura-t-il, ses doigts surla fermeture à glissière de son jean. Si tutrouves que nous allons trop vite, si tusouhaites que je m’arrête, dis-le-moi. Jene veux pas que tu regrettes cet instant.

— Je ne regretterai rien, Tyler. Quoique l’avenir puisse nous réserver.

Elle le vit fermer les yeux un instant,

et quelque chose germa tout au fond deson cœur. Derrière le vernis de duretéqu’il présentait au reste du monde, elledécouvrait pas à pas une douceur et unevulnérabilité qui lui donnaient envie dele serrer dans ses bras et de ne jamaisplus le laisser partir.

— Je remercie le ciel de t’avoirrencontrée, murmura-t-il, émerveillé.J’étais furieux à cause de cet incendie, etc’est pourtant grâce à lui que noschemins se sont croisés. N’est-ce pasironique ?

— Ce feu était peut-être destiné àallumer une autre sorte d’incendie ennous, le taquina-t-elle.

Réprimant un gémissement, il achevafiévreusement de la déshabiller, et

lorsqu’il jeta sa petite culotte dansl’herbe près d’eux, le feu qui brûlait aufond de ses yeux verts acheva de lapriver de ce qui lui restait de raison.

Palpitant d’un désir presquedouloureux, elle s’attaquamaladroitement au premier bouton deson jean, mais il posa ses mains sur lessiennes.

— Laisse-moi faire, dit-il d’une voixrauque. Autrement, je ne réponds plus derien.

Appuyée sur les coudes, elle le vitôter rapidement ses bottes, puis sonjean, et enfin son caleçon bleu marine,révélant sans aucune ambiguïté la preuvede son désir. Le souffle coupé, elle dutse raisonner pour ne pas le serrer

aussitôt contre elle et se passer de tousles préliminaires.

— Je n’ai apporté aucune protectionavec moi, murmura-t-il en serapprochant. Mon intention n’était pasde te séduire, mais seulement departager ce lieu spécial avec toi. Sij’avais pensé avoir la moindre chance…

— Moi non plus, je n’avais pasl’intention de te séduire, répliqua-t-elleen lui enlaçant la taille pour se blottircontre lui. Mais cet instant était écritdans les astres, Tyler. Tôt ou tard, ici ouailleurs, il devait arriver.

— Y a-t-il un risque que tu soisenceinte ?

— Je ne suis pas certaine que laperspective de porter ton bébé aurait

suffi à m’arrêter, répondit-elle dans unsouffle. Mais rassure-toi. Je prends lapilule et je suis en pleine santé.

— Moi aussi. Je suis parfaitementsain, j’entends. Et je te désire, Rosa.Plus que je n’ai jamais désiré unefemme.

— Oh ! Tyler ! Fais-moi l’amour !C’est tout ce que je désire.

Il n’eut pas besoin d’autresencouragements. Une fraction deseconde plus tard, il l’allongeait dansl’herbe, et sa main trouvait le centre desa féminité. Lorsqu’il atteignit samoiteur brûlante, elle laissa échapper unlong gémissement, et il pencha la têtepour couvrir sa poitrine de baisers,butinant les pointes roses de ses seins

l’une après l’autre tandis que ses doigtsexperts lui prodiguaient les plus doucesdes caresses.

Tout son corps vibrait de désir. Il luiécarta les jambes pour se positionnerau-dessus d’elle, puis il la pénétra d’unseul élan, doux et puissant à la fois.

— Tyler, murmura-t-elle en l’attirant àelle, sa voix à peine un soupir. Oh !Tyler…

— Rosa, caresse-moi. Aime-moi.Cette douce prière ne fit qu’intensifier

la douce souffrance qui montait en ellecomme une vague immense, et leurs deuxcorps commencèrent à se mouvoir àl’unisson. Elle ferma les yeux et selaissa emporter par ce rythme parfait.

Dans la douceur brûlante de

Rosalinda, il perdit toute notion dumonde qui l’entourait. Seule existait lasensation de cette femme dans ses bras.Il prit avec délectation ce que son corpsexigeait, espérant de tout son cœur qu’illui donnait quelque chose en retour. Ildésirait qu’elle ressente un plaisir égal àcelui qui le consumait.

Le soleil derrière eux caressait lescrêtes des montagnes, et, dans cettelumière, le visage de Rosalinda avaitpris une teinte dorée. Ce prospecteurd’autrefois n’avait peut-être jamaistrouvé son trésor, mais lui, il avaittrouvé le sien : cette femme qu’il serraitdans ses bras.

Le choc de cette révélation affola sessens, et ses hanches commencèrent à se

mouvoir à un rythme plus rapide.Cambrant les reins pour venir à larencontre de ses doux assauts, elle lecaressait de ses mains et de ses lèvres,faisant flamber plus fort son désir.

Comme si sa voix venait de très loin,il crut l’entendre crier son nom, etsoudain, un million d’étoiles explosèrentderrière ses paupières closes. Ill’étreignit convulsivement, plongeantune dernière fois en elle.

Lentement, il reprit ses esprits, prenantconscience de ce qui l’entourait. Lesrayons obliques du brillant soleil del’après-midi sur la montagne. Le chantdes oiseaux dans les branches au-dessusd’eux. Le souffle tiède de Rosalindacontre son cou, ses bras noués autour de

lui.Il avait posé sa joue contre ses

cheveux d’ébène, qui sentaient bon lelilas et le soleil. Sous ses mains, sa peauétait comme de la soie humide. Il savaitqu’il aurait dû bouger, la soulager dupoids de son corps, mais il ne pouvait serésoudre à rompre ce merveilleuxcontact. Il était au paradis. Elle était leparadis.

La mort dans l’âme, il se laissa enfinrouler sur le côté, ramassa sa chemise eten fit un oreiller sommaire qu’il glissasous la tête de Rosalinda. Elle rouvritalors les yeux.

— Merci, murmura-t-elle.— Pour l’oreiller ? s’enquit-il en

souriant.

— Pour tout.Il s’allongea près d’elle, la tête au

creux de son épaule, sa main posée surson ventre plat, et les mots qu’elle avaitprononcés tout à l’heure resurgirent danssa mémoire :

« Je ne suis pas certaine que laperspective de porter ton bébé auraitsuffi à m’arrêter. »

Le pensait-elle sincèrement ? Serait-elle prête un jour à lui donner autantd’elle-même ? Et lui, le désirait-il ? Cesquestions étaient un peu effrayantes,mais il était grand temps qu’il lesaffronte.

— Non, Rosa. C’est moi qui te suisreconnaissant, dit-il en déposant un douxbaiser à la base de sa gorge. Grâce à toi,

je me suis senti redevenir un homme.— J’ai peine à croire que tu aies pu en

douter, observa-t-elle en posant sa mainsur sa joue. Un homme comme toipourrait séduire n’importe quellefemme.

— C’est justement cela, Rosa. Jen’avais jamais rencontré aucune femmequi me donne envie de lui faire l’amour.Jusqu’à toi. Jusqu’à maintenant.

Elle demeura silencieuse un longmoment, puis elle se tourna vers lui etlui enlaça la taille.

— Ce qui vient de se passer entrenous était fabuleux, murmura-t-elle toutcontre ses lèvres. Mais… penses-tu quece soit arrivé trop vite ?

L’incertitude dans sa voix ne le surprit

pas, car, dans la douce torpeur qui avaitsuivi leur étreinte passionnée, lui aussise posait quelques questions. Mais cequi venait de naître entre eux était tropbeau, trop précieux, pour se laisser allerau doute. Comme une flammemerveilleuse et fragile qu’il avait ledevoir de protéger.

— Qu’aurions-nous gagné à retardercet instant ?

— Probablement rien, convint-elled’une voix douce. Mais la question est :où cela nous mènera-t-il ?

— Nous allons y réfléchir ensemble,promit-il, déposant un baiser sur sonfront.

Avec un long soupir, elle se blottit toutcontre lui.

— Pourrions-nous rester comme ceciquelques minutes ?

— Je ne pourrais pas bouger le petitdoigt même si je le voulais, murmura-t-ilen la serrant plus fort dans ses bras.

* * *

Le soleil s’était couché, et lecrépuscule descendait sur le ranchlorsque Rosalinda et Tyler rentrèrentaux écuries. Santo les accueillit devantles grandes portes et prit aussitôt lesrênes de leurs chevaux. De retour dansla maison, ils trouvèrent un mot de Gibposé sur le comptoir de la cuisine :

« Le dîner est au chaud dans le four.Grande partie de poker, ce soir. Je

passerai la nuit chez les gars. »— Une partie de poker ? s’étonna

Tyler. Gib n’a jamais aimé jouer auxcartes. Je crois que mon cuisinier nous aencore délibérément laissés seuls, cesoir. Allons faire un brin de toilette etdînons. Je meurs de faim, pas toi ?

Il prit Rosalinda dans ses bras et posason front contre le sien, avant d’ajouter :

— Tu n’as pas besoin de rentrer tôt,j’espère ?

— Pas à moins qu’on m’appelle pourune urgence.

— Parfait. Espérons que tous lesivrognes se tiendront bien, ce soir, dansta juridiction.

Beaucoup plus tard, après le dîner, ilsprirent le dessert et le café sous le

porche, face au somptueux spectacle duciel et au scintillement des étoiles au-dessus des montagnes. A part lecoassement des grenouilles et le chantdes grillons dans l’herbe de la pelouse,ou l’occasionnel mugissement d’unevache appelant son petit, tout étaitsilencieux et tranquille.

— J’adore ce silence, murmura-t-elleen soupirant.

Elle était assise près de Tyler dans unfauteuil de rotin à deux places. Un brasautour de ses épaules, il lui caressaitdoucement les cheveux. Il lui était facilede s’imaginer auprès de cet hommelorsqu’ils seraient tous les deux trèsvieux. Mais elle ne pouvait pas sepermettre de faire de tels rêves. Il était

trop tôt. Leur relation venait à peine decommencer.

— Tu sembles mener une vietrépidante, observa-t-il. La paix et lesilence doivent être des choses raresdans ta vie.

— Depuis que je suis adjointe dushérif, je me porte souvent volontairepour les heures supplémentaires. Jepréfère être dehors à apprendre monmétier plutôt que de rester cloîtrée chezmoi à remâcher des souvenirs que jepréférerais oublier.

— Nous avons tous des mauvaissouvenirs, Rosa. Mais j’ai peine àimaginer que tu aies beaucoup souffert.

— Tu n’imagines pas à quel point.Elle sentit que sa voix se brisait, et

elle regretta d’avoir abordé le sujet deson passé. Mais Tyler lui avait déjàrévélé des grands pans de sa vie, et ellene pouvait faire moins que de s’ouvrir àlui. Toutefois, personne n’aime àreconnaître avoir agi de façon stupide, etelle tenait énormément à ce que Tylervoie en elle une femme forte etintelligente. Une meilleure personne quecette blonde pétillante qui lui avaitcausé une telle désillusion et qui l’avaitpoussé à se détourner des femmes.

— Peut-être que si, Rosa, dit-il d’unevoix douce. N’aie pas honte dem’avouer qu’un type t’a brisé le cœur.Est-ce ce qui s’est passé ? Une femmeaussi belle que toi n’a pas pu avoir vingtans sans tomber amoureuse.

— J’ai cru l’être, Tyler, c’est vrai,répondit-elle d’un ton amer. Mais, avecle recul, je comprends que ce que jecherchais désespérément, ce n’était pasl’amour, mais seulement un homme quiorganise mon avenir à ma place.

— Alors, il y a vraiment eu un hommeimportant dans ta vie ?

— Oui, reconnut-elle. A l’époque, jevivais à Gallup. Je venais de quitter laferme familiale pour l’université lorsquej’ai rencontré Dale. Nous avons vécuplusieurs mois ensemble avant de nousfiancer. C’est alors que les ennuis ontcommencé.

— Tu as découvert qu’il te trompait.— J’aurais aimé que ce soit aussi

simple, répondit-elle. Il se trouve que

Dale ne me trompait pas. A vrai dire, jecroyais même qu’il m’aimait, au début.Mes parents l’adoraient. Toute mafamille se réjouissait pour moi. Tout lemonde répétait qu’il serait un excellentmari. Mais juste après l’annonce de nosfiançailles tout s’est gâté.

— De quelle façon ? s’enquit-il,fronçant les sourcils.

Elle contempla un instant la pelouseplongée dans les ténèbres. Ici, dans ceranch tranquille, le cauchemar qu’elleavait vécu avec Dale semblait très loin,comme s’il s’était produit dans une autrevie. Mais quatre ans plus tôt, cet enferavait été sa réalité quotidienne.

— Le harcèlement constant. Lesmenaces. Les semaines passées à me

demander qui de nous deux, Dale oumoi, serait assassiné le premier.

— Assassiné ? répéta-t-il d’un tonincrédule.

Trop agitée pour rester assise àprésent, elle se leva pour marcherjusqu’à l’extrémité de la terrasse, avantde poursuivre :

— Lorsque j’ai rencontré Dale, ilsortait tout juste d’une longue relationavec Monique. Je ne connaissais pascette femme, mais d’après lui, ilss’empoisonnaient mutuellement la vie, etil avait donc décidé de mettre un terme àleur idylle.

— Et tu l’as cru, n’est-ce pas ?— Oui, bien sûr, répondit-elle en se

retournant vers lui. Il était sincère, tout

du moins dans les premiers temps. Leproblème, c’était qu’il n’était pas assezfort pour persévérer dans sa décision.Surtout lorsque Monique a commencé àme menacer au téléphone, à me suivre, àlaisser des mots insultants sur le pare-brise de ma voiture, à pénétrer dans monappartement par effraction. La liste estbien plus longue, mais je te fais grâcedes détails les plus sordides.

— Et comment as-tu réagi ? s’enquit-il, se levant à son tour pour aller lerejoindre.

— Au début, je n’arrivais pas à croireà ce qui se passait. Puis, j’ai pensé…que j’étais de taille à gérer la situation.Monique était une mauvaise perdante,mais avec le temps, elle s’en remettrait

et elle nous laisserait tranquilles.J’avais tort. Son comportement estdevenu de plus en plus bizarre, et deplus en plus dangereux. Pas seulementenvers moi, mais aussi envers Dale.Nous avons d’abord essayé de régler leproblème tout seuls. Mais lorsqu’elles’en est pris physiquement à moi, je mesuis vue dans l’obligation de porterplainte, et un juge a signé uneordonnance de protection lui interdisantde s’approcher de moi.

— Cela a-t-il suffi à la calmer ?— Je suis officier de police, et je

respecte le travail de mes collègues.Mais il est impossible de protégerchaque citoyen vingt-quatre heures survingt-quatre. Un soir, alors que je

rentrais en voiture de la ferme de mesparents, Monique est arrivée à toutevitesse derrière moi et m’a heurtée avecson véhicule. Ma voiture a quitté laroute et a fini sa course renversée dansun champ. Je suis restée un long momentprisonnière de l’épave.

— Mon Dieu ! Comment t’en es-tusortie ?

— Un bras cassé et quelques côtesfêlées. Mais mentalement, j’étais dansun état pire que ma voiture.

— Monique a sûrement été arrêtée,n’est-ce pas ?

— En principe, elle aurait dû l’être.Mais l’accident s’était produit sur uneroute déserte, et il n’y avait aucuntémoin. Il était donc impossible de

prouver sa culpabilité. Mais à ce stade,il m’était égal qu’elle aille ou non enprison. Je désirais uniquement mettre finà toute cette histoire.

— Et comment Dale a-t-il réagi ? S’ilt’aimait, et qu’il avait l’intention det’épouser…

— Même avant l’accident, Dale avaitcommencé à capituler, à céder auxexigences de Monique. Il acceptait de larencontrer, de parler avec elle. Soi-disant pour la raisonner et l’empêcherde me faire du mal. J’aurais dû le quitterà ce moment-là, mais je m’accrochais àmon rêve de me marier et de fonder unefamille. J’ai été stupide.

— Comment a-t-il réagi aprèsl’accident ?

— Je crois qu’il s’est senti soulagélorsque je lui ai rendu sa bague defiançailles. A ce stade, nous savionstous deux que notre relation n’existaitplus. Ensuite, je suis allée m’installer àMescalero, sur la réserve apache.

— Pourquoi n’es-tu pas retournéevivre avec ta famille ?

— Monique avait menacé de leur fairedu mal, à eux aussi. Je n’ai pas voululeur faire courir un tel risque. Et,d’ailleurs, j’étais une femme adulte, et ilétait grand temps que j’apprenne à medébrouiller toute seule. Par la suite, mafamille m’a informée que Dale etMonique étaient de nouveau ensemble.Par lâcheté, il avait choisi la voie de lafacilité.

— Le regrettes-tu encore aujourd’hui ?— Non. Ce que je regrette, c’est mon

manque de jugement. J’aurais dûcomprendre que la situation était sansespoir. J’ai été stupide de m’accrocher,et j’ai failli en mourir.

— Moi aussi, j’aurais dû comprendreque ma relation avec DeeDee ne memenait nulle part. J’aurais dû la quitteravant qu’elle détruise ma famille. Mais,tout comme toi, je refusais d’admettreque j’avais échoué.

— Rosa, je crois que, ce soir, nousdevons tous deux oublier nos erreurspassées, murmura-t-il en la serrant trèsfort dans ses bras. Nous sommesensemble. C’est suffisant, non ?

Pour elle, cela ne suffisait pas. Cet

homme commençait à occuper une placepermanente dans son cœur. Elle auraitaimé lui entendre dire qu’elle étaitspéciale. Qu’elle était davantage pourlui qu’une aventure torride. Mais c’étaitsans doute trop espérer de lui, et troptôt.

— Oui, répondit-elle en soupirant. Tuas sûrement raison.

Il avait dû sentir la tristesse dans savoix, car il fronça soudain les sourcils.

— Je suppose qu’un vrai gentlemanchoisirait cet instant pour te faire millepromesses, Rosa. Je donnerais tout pourpouvoir le faire, mais…

— Non, l’interrompit-elle vivement.Je n’attends aucune promesse de toi,Tyler. Pas encore. Ce qui arrive entre

nous vient à peine de commencer. Nousavons tous deux besoin de le laissermûrir, de nous découvrir l’un l’autre.

— Et cette nuit est le moment idéalpour commencer notre apprentissage,murmura-t-il d’une voix rauque.

Sur ces mots, il la souleva dans sesbras et, rentrant à grands pas dans lacabane, il la porta tout droit jusqu’au lit.

Et, en faisant l’amour avec lui pour laseconde fois, elle se demanda combiende temps elle réussirait encore à restermaîtresse de son cœur.

- 11 -

Cinq jours plus tard, Hank et ellepoursuivaient activement leur enquêtesur l’incendie. En remontant dans levéhicule de police après avoir interrogéquelques employés du ranch Chaparral,son coéquipier déclara d’un tonsatisfait :

— Je crois que nous avançons, Rosa.Le pyromane est forcément l’un deshommes du Chaparral.

Il fit démarrer le moteur, et laclimatisation se mit aussitôt en marche.Elle se pencha pour offrir son visage àl’air frais. Il avait fait très chaud, cejour-là, et ils avaient passé une bonnepartie de l’après-midi à déambuler d’unbout à l’autre de l’immense ranch pourquestionner les employés, certainsd’entre eux pour la deuxième outroisième fois.

— Nous n’avons encore rien deconcret, mais je suis d’accord avecvous, répondit Rosalinda. Ce cow-boydu nom de Guy a déclaré avoir remarquéque deux jerricans de carburant destinésau tracteur ont disparu.

— C’est vrai, convint Hank. Maispourquoi alors ne l’a-t-il pas signalé

lors des premiers interrogatoires ? A-t-ildécidé de parler aujourd’hui pour nousaider, ou pour détourner nos soupçonsvers quelqu’un d’autre ?

— Ce jour-là, tout le monde étaitbouleversé par l’incendie, Hank. Il estnaturel qu’ils ne se soient pas souvenusde ces détails. Et il ne faut pas oublierSaul , qui a avoué avoir rempli deuxjerricans d’essence, ce jour-là. Soi-disant pour tondre la pelouse etdébroussailler un terrain.

— Il était bien obligé de l’avouer.Tous les employés qui utilisent ducarburant au ranch doivent signer unregistre. Malgré tout, je crois ce vieuxbonhomme. Il travaille au ranch depuisdes années, et il se déplace à la vitesse

d’un escargot. Je l’imagine mal en trainde descendre dans le ravin où le feu aété allumé. Non, le coupable est unepersonne jeune.

— C’est un raisonnement logique. Deplus, je crois que Saul est amoureux deFrankie Cantrell. Avez-vous remarquécomme il la couvait des yeux lorsqu’elleest arrivée dans l’étable ? Je me réjouisqu’elle soit rentrée au Chaparral, mêmes’il a fallu cet incendie pour la fairerevenir. Mais plusieurs autres employésont utilisé de l’essence, ce jour-là, etGuy n’est pas l’un d’eux. D’ailleurs,quel serait son mobile pour allumer unincendie ?

— Rosa, si nous connaissions lemobile, l’affaire serait probablement

résolue.— Oui, vous avez sûrement raison,

convint-elle.A un kilomètre du ranch, ils arrivèrent

à une intersection. Vers le nord, la routeconduisait directement au ranch PineRidge, et elle évita délibérément detourner son regard dans cette direction.Elle n’avait pas l’intention de garder lesecret sur sa relation avec Tyler, maisson coéquipier était trop curieux. Moinsil en savait, et mieux cela valait.

Au demeurant, elle n’avait pas eul’occasion de revoir Tyler depuis le soiroù ils étaient rentrés de la cabane dansla montagne. Au cours des quelquesjours qui venaient de s’écouler, ils nes’étaient parlé que deux fois au

téléphone, et leur dernière conversationremontait à trois jours. A cette occasion,il l’avait d’ailleurs informée que Santoet lui s’absentaient quelques jours pourse rendre à une foire aux chevaux, maisqu’il aimerait la revoir dès son retour.

Elle ne pouvait nier qu’elle brûlaitd’envie de le revoir. Depuis qu’ilsavaient fait l’amour, il occupait toutesses pensées. L’alchimie entre eux avaitété fabuleuse, infiniment plus forte quetout ce qu’elle avait pu ressentir jusque-là. Mais c’était en partageant son passéavec lui qu’elle avait éprouvé un réelsentiment d’intimité. Et, à présent, soncœur balançait entre l’euphorie et laterreur. Venait-elle de trouver l’hommede ses rêves, ou amorçait-elle une

nouvelle descente aux enfers ? C’étaitune question à laquelle il lui étaitimpossible de répondre. Tout ce qu’ellesavait, c’était qu’elle était impatiente desentir ses bras autour d’elle, d’entendresa voix lui murmurer qu’il avait besoind’elle, et qu’il la désirait autant qu’ellele désirait. Mais jusqu’à présent, iln’avait jamais prononcé un mot quipuisse lui laisser penser qu’ilenvisageait l’avenir à ses côtés.

Il est trop tôt pour cela, Rosa.D’ailleurs, il t’a bien fait comprendreque tu ne devais pas espérer depromesses de sa part dans un avenirimmédiat.

— Voulez-vous que je tourne àgauche ? la taquina Hank. Vous avez

peut-être envie de dire un petit bonjour àPickens avant de rentrer.

Revenant à la réalité, elle se tournavers son coéquipier et le fusilla duregard.

— Qui vous a demandé de faire del’humour ?

— Vous n’avez pas besoin de me direque vous êtes amoureuse de lui. C’estclair comme de l’eau de roche.

Avait-elle vraiment changé à ce pointdepuis qu’elle avait rencontré Tyler ? Sic’était aussi évident pour Hank, quevoyait Tyler ?

— Oh ! fit-elle d’un air dégagé. Et àquoi voyez-vous cela ?

— Cet air rêveur qui apparaît dansvos yeux sans raison.

— Hum ! Et comment savez-vous queje ne rêve pas à une énorme portion deglace au chocolat ? répliqua-t-elle.Remettons-nous plutôt en route. Nousavons besoin de parler avec Brady desdiscordances que nous avons constatéesaujourd’hui dans les témoignages.

— Oui, oui, très bien, marmonnaHank. Pas d’arrêt au Blue Mesa pourune portion de tarte, alors ?

— Aucun arrêt, pour quelque raisonque ce soit.

* * *

Plus tard ce soir-là, après leurconversation avec Brady, elle tapait sonrapport dans son bureau lorsque le

téléphone sonna.— J’ai un certain Gib Easton en ligne,

annonça la standardiste. Voulez-vousprendre l’appel ?

Gib ? Pourquoi l’appellerait-il auQG ? Sûrement pas pour l’inviter àdîner. Pour cela, il l’aurait appelée surson portable. Il avait dû se produire unévénement grave.

— Oui, merci, Bette. Passez-le-moi,s’il vous plaît.

— Désolé de vous déranger à votretravail, Rosa, s’excusa Gib à l’autrebout du fil. J’ai égaré le numéro deportable que vous m’aviez donné.

— Cela ne fait rien, Gib. J’étaisseulement occupée avec de la paperasse.Que puis-je pour vous ?

— Un problème s’est produit, et je nevoulais pas attendre pour vous eninformer.

— Tyler est-il blessé ? s’enquit-elle,le cœur battant.

— Non, ce n’est pas cela. Mais ilrisque de l’être à moins que vous lepersuadiez…

Il s’interrompit brusquement, etlorsqu’il reprit la parole, sa voix étaitpresque un chuchotement :

— Je ne veux pas entrer dans lesdétails au téléphone, mais sa sœur lui atéléphoné aujourd’hui avec demauvaises nouvelles. Leur mère est trèsmalade.

— Tyler est donc rentré de la foireaux chevaux ?

— Oui. Il est rentré il y a une heure, etil venait à peine de passer la portelorsqu’il a reçu cet appel.

— Comment a-t-il réagi à cettenouvelle ?

— Il m’a dit que sa mère était au plusmal, peut-être mourante, puis il est parti.Je ne l’ai pas revu depuis.

Elle demeura silencieuse un instant, lecœur serré. Elle imaginait la souffrancequ’il devait endurer. Même s’il luirestait beaucoup à découvrir à son sujet,elle savait qu’il aimait sa mère plus quetout au monde.

— Je finis mon travail dans une heure,déclara-t-elle. Je viendrai chez vousdirectement.

* * *

Elle effectua le trajet jusqu’au ranchPine Ridge dans une sorte de transe,repassant dans son esprit ce qu’elleallait lui dire, ce qu’elle pouvait luidire. Tyler lui en voudrait peut-êtremême d’aborder avec lui le sujet de samère.

Elle arrêta son pick-up devant lamaison, le cœur serré par l’inquiétude,mais en même temps, impatiente de lerevoir, de l’aider autant qu’elle lepourrait.

Elle venait à peine de frapper à laporte lorsque Gib vint lui ouvrir, l’airsombre.

— Tyler n’est pas encore rentré,

l’informa-t-il. Sawyer dit l’avoir vu àl’enclos des poulains d’un an. Savez-vous où cela se trouve ?

— Je crois que oui, réponditRosalinda. Je vais y descendre.

Elle se retournait déjà pour partirlorsque Gib l’arrêta :

— Rosa, dès qu’il vous verra, il sauraque j’ai mis mon nez dans ses affaires.Mais je me fiche bien qu’il se mette encolère. Il est grand temps qu’il regardeen face la situation avec ses parents.Vous seule pouvez l’y aider.

— Suggérez-vous que j’essaie de leconvaincre de retourner au Texas pourvoir sa famille ?

— Si vous ne le pouvez pas, personned’autre ne le pourra.

— Vous accordez trop de crédit à moninfluence, Gib. Je ne suis pas sûre qu’ilm’écoute.

— Moi, je suis persuadé du contraire.— D’accord, répondit-elle en

soupirant. Je vais essayer.Elle descendit rapidement le sentier

qui menait aux enclos. En passant devantles étables, elle entendit des voix et desrires du côté des quartiers des cow-boys. Apparemment, la journée étaitterminée pour tout le monde, sauf pourTyler. Il faisait presque nuit lorsqu’ellearriva à l’enclos des poulains, et elleaperçut la silhouette de Tyler parmi leschevaux.

Elle s’arrêta un instant à la barrièrepour l’observer tandis qu’il caressait la

crinière de l’un des jeunes chevaux.Même à cette distance, elle voyaitcombien les animaux l’aimaient etavaient confiance en lui, et combien iltrouvait un réconfort auprès d’eux.

Il avait peut-être créé ce ranch pourprouver à sa famille qu’il en étaitcapable, mais ce faisant, il s’était aussibâti un foyer. Mais elle, y aurait-elle saplace ? S’il refusait une place dans savie à sa propre famille, commentpourrait-il espérer en fonder une ?

Ce n’est pas le moment de songer àtes rêves, Rosa. Tu dois aider Tyler, etc’est tout ce qui compte.

Elle escalada la haute barrière de boiset traversa l’étendue d’herbe grasse. Leschevaux s’enfuirent sur son passage, et

l’observèrent curieusement de lointandis qu’elle s’approchait de Tyler.

— Désolée d’avoir effrayé lespoulains, s’excusa-t-elle.

— Ne t’inquiète pas, la rassura-t-il.Dans une minute, ils reviendront te fairela fête. Je ne m’attendais pas à te voirici. N’es-tu pas de service, ce soir ?

— Non. Je suis venue parce que Gibm’a appelée. Et, pour être franche,j’aurais préféré que ce soit toi qui lefasses.

— Ce vieux brigand n’a jamais su semêler de ses propres affaires, observa-t-il en détournant son regard.

— Tout ce qui te touche le concerne,Tyler, répliqua-t-elle, posant doucementsa main sur son avant-bras. N’ai-je pas

le droit de savoir ce qui arrive à tamère ?

— Ce n’est pas cela, Rosa. Cettenouvelle m’a fait l’effet d’un coup demassue, et je n’ai plus les idées trèsclaires.

Il la prit soudain par les épaules et laserra contre lui, avant de murmurer :

— Oh Rosa ! Elle est la seulepersonne de ma famille qui compteencore réellement pour moi. Si quelquechose lui arrivait, ce serait… comme sije n’avais plus personne.

Elle se blottit dans ses bras, la gorgeserrée d’émotion, et murmura, sonvisage tout contre son épaule :

— Oui, je crois que je te comprends.C’est pourquoi je pense que tu devrais

aller la voir. Si tu tiens à envoyer audiable le reste de ta famille, cela teconcerne. Mais tu ne dois pas leurpermettre de t’empêcher de revoir laseule personne que tu aimes. Avant qu’ilsoit trop tard.

Il demeura silencieux durant un longmoment, puis il soupira. Lorsqu’ellereleva les yeux vers les siens, ce qu’ellevit dans leurs profondeurs ressemblait àune lueur d’espoir.

— Tu as raison, Rosa. J’irai là-bas. Situ m’accompagnes.

— T’accompagner au Texas ? répéta-t-elle, abasourdie par cette suggestion.Parles-tu sérieusement ?

— Je n’ai jamais été plus sérieux detoute ma vie. Je ne retournerai pas à

Austin sans toi.Elle serait confrontée aux gens qui

avaient fait de la vie de Tyler un enfer.Peut-être même à son ex-épouse. Enaurait-elle la force ?

— Mais Tyler… ta famille ne meconnaît pas, balbutia-t-elle. Je ne feraisque te gêner. De plus, tu…

— J’ai besoin de toi, Rosa.L’homme qu’elle aimait chaque jour

davantage avait besoin d’elle. Et c’étaittout ce qui comptait vraiment. Elle luiadressa un sourire tremblant.

— Quand souhaiterais-tu partir ? Jedois vérifier si je peux m’arranger pourme faire remplacer à mon travail.

— Je vais essayer de réserver deuxplaces dans l’avion pour demain matin,

répondit-il.

* * *

En plein milieu d’une enquêtecriminelle, le moment était mal choisipour demander deux jours de congé,mais le shérif Hamilton s’était montrécompréhensif, et il avait encouragéRosalinda à prendre autant de tempsqu’il lui faudrait.

Dans la voiture de location qui lesconduisait à travers les rues animéesd’Austin, en route vers l’hôpital où EdiePickens était soignée, Rosalinda, detemps à autre, jetait des regards en coinà Tyler. Durant le bref vol entre Ruidosoet Austin, il n’avait pratiquement pas

desserré les lèvres, et elle avait comprisqu’il était très inquiet pour sa mère.

La chambre d’Edie se trouvait aucinquième étage de l’hôpital. Rosalindas’était attendue à ce que Tyler hésiteavant d’entrer, qu’il prenne le temps derassembler ses idées. Mais il se contentade la prendre par la main et de pousserla porte.

La chambre était encombréed’équipements médicaux, mais c’est lafemme couchée sous le drap blanc quiattira immédiatement le regard deRosalinda. Ses cheveux d’ébène étaientparsemés de quelques fils d’argent. Sonvisage ovale était très pâle, àl’exception de ses joues, rouges defièvre. Sous le drap, on devinait une

forme mince et élancée. Elle avait lespaupières closes, et elle semblait ne pasavoir conscience de leur présence.

Rosalinda se demandait si Tyler allaitessayer de la réveiller, lorsqu’unefemme surgit tout à coup de la salle debains privée de la chambre. Elle devaitêtre âgée d’une quarantaine d’années,avec des cheveux bruns et des yeux vertsrappelant étrangement ceux de Tyler.Elle les dévisageait d’un air stupéfait.

— Tyler ! Mon Dieu ! J’ignorais quetu comptais venir.

— Je ne l’ai su moi-même qu’hiersoir, répondit-il. Constance, je teprésente Rosalinda.

— Ravie de faire votre connaissance,assura la femme en lui tendant sa main.

Constance Pickens était texanejusqu’au bout des ongles, de ses bijouxextravagants à son maquillagesophistiqué et à ses vêtements quidonnaient l’impression d’avoir tout justequitté les cintres d’un magasin de luxe.Rosalinda fut surprise par la chaleursincère qu’elle percevait dans sa voix etla fermeté de sa poignée de main. Ellen’avait pas espéré un tel accueil de lapart de la sœur de Tyler, et elle nepouvait qu’espérer que les hommes de lafamille prennent exemple sur elle.

— Connie, qu’est-ce que c’est ?Avons-nous une visite ?

Au son de la voix faible de sa mère, lasœur de Tyler se tourna vers le lit.

— Oui, maman. C’est quelqu’un que tu

n’as pas revu depuis longtemps.Constance fit signe à son frère de

s’approcher et entraîna Rosalinda aupied du lit. Edie recevait de l’oxygènepar un tube, et des électrodes avaient étéfixées à sa poitrine, reliées à deséquipements électroniques.

La vieille dame dévisagea Tyler d’unregard prudent, puis elle le reconnut, etson visage s’illumina.

— Tyler !— Oui, maman, confirma-t-il d’une

voix douce. C’est moi.Sa mère leva une main faible vers lui,

et Tyler la saisit aussitôt entre lessiennes, puis il se pencha pour déposerun baiser sur son front.

Edie ferma les yeux, et, la gorge

serrée d’émotion, Rosalinda vit deslarmes jaillir aux coins de sespaupières.

— Tu n’aurais pas dû venir, Tyler.Ton père…

— Ne t’inquiète pas, maman,l’interrompit-il d’une voix douce.Laisse-moi m’occuper de papa.Concentre-toi seulement sur ta guérison.

Elle rouvrit les yeux pour le dévisagerentre ses larmes. Ses lèvres tremblaient,et, lorsqu’elle essaya de parler, elle futprise d’une violente quinte de toux.Lorsque celle-ci cessa, sa tête retombamollement sur l’oreiller.

— Je ne pensais pas que tureviendrais un jour au Texas, murmura-t-elle, luttant pour recouvrer sa

respiration. Je ne croyais plus jamais terevoir.

— Je n’avais plus de nouvelles de toidepuis longtemps, maman, dit-il en luicaressant les cheveux d’un geste pleinde douceur. Tu aurais dû me dire que tuétais souffrante.

— Jusqu’à tout récemment, je n’avaisaucun problème de santé. Et maintenant,le médecin m’assure que j’ai besoind’un pacemaker. Peux-tu l’imaginer ? Tamère a besoin d’une batterie pour queson vieux moteur continue à fonctionner.J’espère qu’elle sera au moins de bonnequalité.

— Maman ! protesta Constance. Cen’est pas amusant.

— Pourquoi n’en rirais-je pas ?

répliqua Edie, fusillant sa fille duregard. Trent ne se gêne pas, lui.

Elle tourna de nouveau son attentionvers Tyler, et son visage prit uneexpression angoissée.

— As-tu revu Trent ? Ou ton père ?— Non.Elle secoua tristement la tête, mais ce

mouvement provoqua une nouvellequinte de toux, et il lui fallut un instantpour reprendre son souffle.

— Warren va faire un scandalelorsqu’il apprendra que tu es ici,observa-t-elle enfin.

— Laisse-le faire, maman. Il ne peutplus rien contre moi. Et je n’ai pas nonplus l’intention de rester les brasballants pendant qu’il te fait du mal. Je

crois que, dès que tu iras mieux, ceserait une excellente idée de venir merendre visite au Nouveau-Mexique. Unetrès longue visite.

Rosalinda jeta un coup d’œil endirection de Constance, curieused’observer sa réaction à cetteproposition. La sœur de Tyler parutseulement un peu surprise. Probablementparce qu’elle ne s’était pas attendue à ceque son frère adopte une telle attitudeenvers leur père.

— Tu as peut-être raison, réponditEdie avec un soupir las. Je vais yréfléchir.

Tyler posa soudain sa main au creuxdu dos de Rosalinda, et il la poussagentiment jusqu’au chevet de sa mère.

— Maman, j’aimerais te présenterRosalinda, une personne qui m’est trèschère.

Le regard d’Edie quitta le visage deson fils pour examiner Rosalinda avecun étrange mélange de curiosité et dejoie.

— Oui, répondit-elle en souriant.C’est ce que je constate. Je suisheureuse que vous ayez fait le voyageavec mon fils.

— Rosalinda est officier de police,l’informa Tyler.

— Vraiment ? s’exclama Edie. Vousdevez être une jeune femme trèscourageuse.

— Pas vraiment, répondit Rosalinda,souriant avec modestie. J’aime

seulement essayer d’aider les gens à sebattre contre l’injustice.

A cet instant, Constance vint se planterau pied du lit, et Tyler comprit lemessage : Edie avait assez parlé. Il sepencha pour déposer un baiser sur lajoue de sa mère.

— Je vois que tu es fatiguée, maman.Nous reviendrons te voir plus tard,lorsque tu te seras un peu reposée.

Elle prit sa main et la serraconvulsivement, comme si elle craignaitque ces instants soient les derniersqu’elle passerait avec ce fils dont elleétait restée si longtemps séparée.

— Tu me promets de revenir ?— Oui, maman, je te le promets. A

présent, repose-toi.

Avant que sa mère ait le temps deprotester, Tyler entraîna Rosalinda horsde la chambre. Sa sœur les suivit dans lecouloir, et Tyler se tourna vers elle.

— Que disent les médecins ?Comment est-ce arrivé ? Maman n’a quesoixante ans ! Elle devrait être encore enpleine santé.

— C’est vrai, convint Constance,réprimant une grimace. Mais son cœurest usé à cause du stress dans lequel ellevit. Le pacemaker n’est qu’une solutiontemporaire. Les médecins envisagentdéjà une opération à cœur ouvert.

— En tout cas, je suis heureux que tum’aies appelé.

— Je n’étais pas certaine que tuviendrais. Nous n’avons pas vraiment

gardé le contact ces temps derniers.— Je n’ai jamais été fâché contre toi,

Connie.— Non, mais… je me suis toujours

sentie coupable de ne t’avoir jamaisdéfendu contre papa. Tu le connais. Ilest plus simple de l’éviter que de seconfronter à lui. Mais Trent s’est conduitd’une façon abominable. Quant àDeeDee… tu as bien fait de divorcer.Ces deux-là se méritent l’un l’autre.Trent devient chaque jour plus… enfin tuverras. Car tu vas venir au ranch…n’est-ce pas ?

— Oui, répondit-il. J’y passerai. MaisRosalinda et moi dormirons à l’hôtel, enville.

— Dans ce cas, j’espère te revoir

avant votre départ, dit-elle ens’approchant pour serrer son frère dansses bras. Je suis très heureuse que tusois venu.

— Merci, Connie. Dis à maman que jereviendrai plus tard.

Connie le lui promit, et ils la quittèrentpour se diriger vers les ascenseurs.

— Ta mère va se rétablir, Tyler, j’ensuis sûre, murmura Rosalinda alorsqu’ils descendaient vers le rez-de-chaussée.

— Elle avait une mine affreuse,remarqua-t-il. Tu sais, Rosa, ma mèreétait une très belle femme. Maisquarante ans de vie commune avec monpère l’ont terriblement usée.

— Pourquoi est-elle restée ? Est-ce

par amour, ou parce qu’elle a peur delui ?

— Un peu des deux, je crois, répondit-il en grimaçant.

Rosalinda songea soudain à DaisyMartell, la jeune femme à qui elle avaitconseillé de changer de vie. EdiePickens était beaucoup plus âgée queDaisy, mais il n’est jamais trop tardpour espérer trouver le bonheur.

— Lorsque tu lui as suggéré de venirau Nouveau-Mexique, j’ai vu son regards’éclairer, observa-t-elle. Cela lui feraitdu bien d’être avec toi. Tu lui manquesdepuis trop longtemps.

— Sitôt qu’elle sortira de l’hôpital, jem’arrangerai pour qu’elle viennes’installer au ranch. Et mon père ne

pourra pas s’y opposer.L’ascenseur les déposa dans le hall, et

ils se dirigèrent vers la sortie pourregagner leur véhicule.

— Allons-nous au Rocking P. ?s’enquit Rosalinda alors qu’ilstraversaient le parking.

— Tout juste. Pourquoi ? Es-tuinquiète ?

— Je mentirais en prétendant lecontraire. En tant qu’officier de police,il m’est arrivé de voir des disputesfamiliales… se terminer très mal.

— Il n’y aura aucune dispute, Rosa.— Certaines confrontations peuvent

conduire à des explosions de violence,objecta-t-elle.

— Il n’y aura rien de tout cela.

Un vent chaud et humide fouettait sescheveux sur son visage. Elle s’arrêtapour les repousser derrière ses oreilleset il lui enlaça la taille, l’attirant à lui.

— Ecoute, Rosa, si je suis ici, c’estexclusivement pour ma mère. Je ne peuxpas changer mon père ni mon frère, etd’ailleurs, je n’ai pas l’intentiond’essayer. Mais je soupçonne qu’ilscroient que, si je suis resté au loin toutesces années, c’est parce que je suis troplâche pour les affronter. Il est grandtemps que je leur prouve qu’ils setrompent. J’aurais dû le faire il y a desannées.

— Et… DeeDee ? s’enquit-elle d’unton hésitant.

— Que veux-tu dire ?

— Tu vas peut-être la revoir, elleaussi.

— DeeDee ne peut plus me faire demal, assura-t-il, secouant la tête d’un airmélancolique. Allons, viens.

« DeeDee ne peut plus me faire demal. »

Alors qu’ils se remettaient en marchevers leur voiture, ces paroles revenaienten boucle dans son esprit. Dale lui avaittenu exactement le même discours ausujet de Monique, et la suite avaitmontré ce qu’il en était réellement. Cettefemme avait bien failli la tuer.

Mais DeeDee n’était pas unepsychopathe. Et Rosalinda étaitaujourd’hui un officier de policeexpérimentée. Elle avait été entraînée à

maîtriser des gens violents, et elle s’ensentait parfaitement capable. Cetentraînement, hélas, ne l’avait paspréparée à protéger son cœur. Et ellecommençait à comprendre qu’en venantici avec Tyler, elle l’exposait à toutessortes de dangers.

Car, lentement mais sûrement, il luiapparaissait qu’elle était en train detomber amoureuse de lui. Elle ne s’étaitjamais sentie aussi vulnérable de toutesa vie.

- 12 -

Le ranch Rocking P. était une vastepropriété située au nord-ouest d’Austin.Alors qu’ils roulaient à travers de douxvallons de chênes et de mesquites,Rosalinda ne put s’empêcher deremarquer à quel point ce paysage étaitdifférent de celui du ranch de Tyler. Ici,c’était une terre riche, fertile, faite deprairies ondulant à l’infini. Tyler avaitcréé son ranch sur des terres rudes et

sauvages, mais d’une beauté à couper lesouffle. Des terres qui lui ressemblaient.

— Nous sommes presque arrivés,annonça-t-il, la ramenant brusquement àla réalité. Tu dois te sentir fatiguée.Nous avons voyagé presque toute lamatinée, et ta rencontre avec ma mère nes’est pas faite sous les meilleursauspices.

La piste de terre bordée d’une barrièreblanche s’étirait devant eux jusqu’àl’horizon. Dans les pâtures, de part etd’autre, des vaches noires sommeillaientà l’ombre des bosquets de chênes.

— Ne te fais pas de souci pour moi.J’espère seulement que cette visite sepassera bien pour toi.

— Tout ira bien, Rosa, assura-t-il en

serrant sa main dans la sienne. Aussilongtemps que nous resterons ensemble.

Que voulait-il dire, au juste ? Etait-cesa façon de lui avouer qu’il l’aimait ?Qu’il avait besoin d’elle ? Elle brûlaitde lui poser la question, mais le momentétait mal choisi.

Ils passèrent sous un portiquemonumental arborant le sigle duRocking P., et bientôt, la maisonprincipale du ranch apparut devant eux.C’était une imposante bâtisse de styleespagnol bâtie sur deux niveaux, auxmurs ocre et au toit de tuiles rouges,avec une grande galerie courant sur toutesa façade. Des chênes et des peupliersblancs ombrageaient l’immense pelouse.Des myrtes en fleur et des

bougainvillées grimpants explosaient çàet là en couleurs éclatantes. Rosalindane put s’empêcher de s’étonner qu’uncadre d’une telle beauté ait vu sedéchirer une famille.

— C’est ici que vivent tes parents ?— Oui. C’est ici que j’ai grandi. Mes

grands-parents paternels ont bâti ceranch, mais ils sont décédés il y alongtemps. La maison que j’ai construitepour DeeDee est à un peu plus d’unkilomètre, au nord d’ici.

— Tu as construit une maison pourelle ?

— Elle disait qu’elle avait besoind’intimité, répondit-il, réprimant unegrimace. Et moi, je souhaitais la rendreheureuse. J’ignorais alors que c’était une

mission impossible.Tyler devait être fou de cette femme

pour avoir déployé de tels efforts pourelle. Mais c’était peut-être simplementqu’il refusait de reconnaître son échec,comme elle-même l’avait fait ens’accrochant à Dale.

Il arrêta la voiture sur l’alléecirculaire devant la maison, et ils sedirigèrent ensemble vers la porte.Rosalinda faisait de son mieux pour nepas se laisser impressionner par le luxequi l’entourait, ou par l’idée qu’elles’apprêtait à rencontrer Warren Pickens.Cet homme tyrannisait peut-être sonépouse, mais Rosalinda n’avait pasl’intention de se laisser intimider.Durant toutes ces années où elle avait

vécu seule, elle avait appris à sedéfendre.

Tyler sonnait à la porte lorsqu’unpick-up rouge arriva à toute allure ets’arrêta en dérapant sur le gravierderrière leur voiture de location.

Un homme de haute taille vêtu d’unetenue de cow-boy sauta à bas de lacabine et se dirigea à grandes enjambéesvers eux. Rosalinda devina presqueinstantanément qu’il s’agissait du frèrejumeau. Leurs traits étaient différents,mais quelque chose dans la fluidité de ladémarche de ce nouvel arrivantrappelait irrésistiblement Tyler.

— Notre gouvernante souffred’arthrite, et il lui faut une éternité pourvenir ouvrir, lança-t-il en s’approchant.

Que…Le reste de sa phrase mourut sur ses

lèvres. Il se figea et dévisagea Tylerd’un air stupéfait.

— Bonjour, Trent.Le nouvel arrivé le dévisagea en

silence, et son visage tanné par le soleilprit une teinte de cendre. Le temps d’uneseconde, Rosalinda crut qu’il allaits’évanouir.

— Tyler ! s’exclama-t-il enfin. Quefais-tu ici ?

— Je suis venu voir maman, réponditTyler, son visage comme un masqueimpassible.

Trent ôta son chapeau, faisant un effortvisible pour se ressaisir.

— Oh ! je vois. Alors, tu as appris

qu’elle est souffrante.— Connie m’a téléphoné.— Cela ne m’étonne pas. Quand

maman délirait de fièvre, elle répétaitconstamment ton nom. Connie aura penséque ta présence lui ferait du bien.

Pas d’embrassades, pas le moindresourire. Les deux frères ne s’étaientmême pas serré la main.

— Elle est très malade, observa Tyler.Trent balaya cette idée d’un revers de

main négligent.— Maman est une dure à cuire. Elle

s’en sortira très bien.Contournant Rosalinda comme si elle

n’existait pas, il alla ouvrir la porte.— Entrez, tous les deux, puisque vous

êtes là.

Ils le suivirent à l’intérieur de lamaison et, traversant le grand vestibule,ils entrèrent dans un salon richementmeublé.

— Papa est-il à la maison ? s’enquitTyler. Je ne l’ai pas vu à l’hôpital.N’est-il jamais allé tenir compagnie àmaman ?

Trent pouffa de rire. Amusé ousarcastique, Rosalinda trouva ce rireparfaitement déplacé. Le frère de Tylern’était arrivé que depuis quelquesminutes, mais elle commençait déjà àvoir à quel point les deux hommesétaient différents.

— Tu connais papa, ironisa Trent. Ildéteste les hôpitaux. Probablement parcequ’ils lui rappellent sa propre mortalité.

Et Dieu sait que notre cher père n’aaucune intention de passer la main.

Il alla jusqu’au bar, prit une bouteillede bourbon du Kentucky et se versa unegénéreuse rasade avant de proposer :

— Voulez-vous boire un verre, tousles deux ? Moi, j’en avais bien besoin.J’ai eu une matinée infernale.

Etait-ce parce qu’il avait trouvé sur lepas de sa porte le frère jumeau qu’iln’avait pas revu depuis des années ?songea Rosalinda. Elle observa Trentavaler son whisky d’un trait, et décidaque si l’un d’eux avait été déstabilisépar ce face-à-face, c’était Trent, et enaucun cas Tyler.

— Non, répondit-elle. Je vousremercie.

Tyler se contenta de lui enlacer lataille. Trent reposa son verre et vint secamper devant eux.

— Je suis Trent Pickens, se présenta-t-il, s’adressant à Rosalinda. Le frèrejumeau de Tyler. Je suis sûr qu’il vous adéjà parlé de moi.

— Je suis Rosalinda Lightfoot. Et, oui,c’est vrai, Tyler a déjà mentionné votrenom.

— Mentionné ? répéta-t-il en riant.Après tout ce que nous avons vécuensemble ? J’aurais pensé mériter mieuxqu’une simple mention en passant.

— Rosa et moi avons de meilleurssujets de conversation, intervint Tylerd’un ton froid.

— Aïe ! Touché ! Je suppose que je ne

l’ai pas volé.Rosalinda se demandait si Trent

Pickens était le dernier des idiots, ous’il avait déjà abondamment fait honneurà la bouteille de bourbon durant lamatinée, lorsqu’une petite femme d’uncertain âge, aux cheveux gris coupéscourt, entra dans la pièce. Au tablierqu’elle portait par-dessus sa jupesombre et à son chemisier blanc,Rosalinda devina qu’il s’agissait de lafameuse gouvernante arthritique.

— Verbena ! s’exclama Tyler en seprécipitant à sa rencontre pour la serrerdans ses bras.

— Monsieur Tyler ! protesta-t-elle enriant. Vous allez m’étouffer ! Vous avezune mine superbe. J’ai été transportée de

joie lorsque mademoiselle Connie vousa téléphoné.

Tyler sourit à cette femme qui avaitséché ses larmes d’enfant en lui offrantdes biscuits.

— Et vous, vous êtes toujours aussijolie qu’un matin de printemps.Comment allez-vous ?

— Je me languissais de revoir votrevisage, répondit la vieille dame ens’emparant de son bras avec un sourirerayonnant. Vous et votre ravissanteamie, allez donc faire un brin de toiletteet venez me rejoindre dans la cuisine.Lorsque j’ai su que vous alliez venir,j’ai préparé quantité de bonnes chosespour vous.

— Nous serons là dans quelques

minutes, promit-il.Verbena quitta la pièce, et Trent se

frotta les mains d’un air satisfait.Anticipait-il déjà une altercation entreleur père et Tyler ?

— Alors, mon cher frère ? Combiende temps comptes-tu rester parmi nous ?

— Seulement le temps de voir papa.Ensuite, nous repartirons.

— Ne vas-tu pas faire visiter le ranchà Rosalinda ? s’étonna Trent.

Puis, avant que Tyler n’ait le temps derépondre, il ajouta d’un ton sarcastique :

— DeeDee sera très triste de t’avoirmanqué.

— J’en suis sûr, marmonna Tyler, sedétournant de lui pour prendre le bras deRosalinda et l’entraîner hors de la pièce.

Au bout d’un couloir, il indiqua uneporte.

— Voici la salle de bains des invités.Prends tout le temps qu’il te faudra. Jet’attendrai dans la cuisine.

— Tyler, attends une seconde, dit-elleen le prenant par le bras. Je… ce n’estprobablement pas le meilleur momentpour te dire cela, mais ton frère est lapersonne la plus insensible que j’aiejamais croisée. Ou alors, il est fou.

— Je suis désolé, Rosa, dit-il presqueà voix basse. Je comprends que cettesituation doit être horriblement gênantepour toi, mais je tenais à ce que tu sois àmes côtés, aujourd’hui. Que tu fasses laconnaissance de ma mère. Et, aussi, jel’avoue, je désirais présenter la femme

de ma vie à ma famille. Mais ce n’étaitpeut-être pas une très bonne idée.

— Oh ! Tyler ! murmura-t-elle ennouant ses bras autour de son cou. Net’inquiète pas pour moi. A cause de montravail, je me croyais immunisée à tout,mais l’attitude de ton frère envers toim’a mise hors de moi.

A l’autre bout de la maison, ilsentendirent la porte d’entrée claquer.Puis, quelques secondes plus tard, legrondement d’un moteur qui démarrait.

— Je suppose que mon frère m’a assezvu pour aujourd’hui.

— A ta place, je me sentiraissoulagée.

— Trent a toujours été un peufantasque, observa-t-il d’un air sombre.

Mais ces quelques dernières annéesl’ont beaucoup changé. Il s’est mis àboire énormément.

— Oui, convint-elle, déposant unbaiser sur sa joue. Je crois l’avoirremarqué. Et maintenant, va dans lacuisine, et détends-toi. Je te rejoins dansquelques minutes.

* * *

En entrant dans la cuisine, Tylerconstata que Verbena avait déjà mis latable pour deux personnes.

— Verbena, vous n’étiez pas obligéede vous donner tant de mal pour nous.Nous aurions pu nous débrouiller seuls.

— Il est midi passé, répliqua la vieille

gouvernante, et je suis sûre que vousn’avez pas eu le temps de déjeuner. Deplus, c’est mon travail. Dieu saitpourtant que j’aurais dû remettre madémission depuis longtemps. Et jel’aurais déjà fait, si Edie ne me suppliaitpas chaque fois de rester.

— C’est bien normal, dit-il en ôtantson Stetson pour l’accrocher à unepatère. Vous êtes la seule personne danscette maison en qui elle puisse avoirconfiance.

— Et comment le sauriez-vous ?rétorqua-t-elle en se retournant vers lui.Vous ne vivez plus ici depuis… neufans ?

— Presque dix, précisa-t-il. Maismaman m’écrit. Elle m’a raconté une

partie de ce qui se passe dans cettemaison.

— Bah ! Je suis sûre qu’elle vous en adonné une image édulcorée. Cettemaison est devenue un asile de fous.

— Vous êtes avec la famille depuismon enfance, et vous avez vuénormément de choses dans cettemaison. Depuis quand Trent boit-ilainsi ? A peine étions-nous entrés qu’ilcommençait déjà à avaler un grand verrede whisky.

Verbena secoua tristement la tête.— Trent a toujours eu des problèmes,

vous le savez. Mais, après votre départ,cela a empiré. Et maintenant queDeeDee et lui ne sont plus ensemble, iltouche le fond.

Tyler fut stupéfait par cette nouvelle,qui, à la réflexion, était prévisible.DeeDee et son frère étaient tous deuxdes personnes égoïstes etirresponsables, et un tel couple nepouvait qu’imploser.

— Mon frère et mon ex-épouse sont-ils divorcés ?

— Pas encore. Mais Trent dort le plussouvent ici. Il cherche un moyen deprotéger sa fortune et d’empêcherDeeDee de le ruiner. Si vous voulezmon avis, il mérite de se faire tondre,comme punition pour ce qu’il vous afait.

— Finir marié à DeeDee est déjà unecruelle punition.

Verbena le dévisagea d’un air ébahi.

— Est-ce là tout ce que vous avez àdire à son sujet ? A votre place, je lui envoudrais à mort.

— Cela a peut-être été vrai autrefois,reconnut-il en allant se planter devant lafenêtre, contemplant le jardin sans levoir. Il y a encore un mois ce cela, je luiaurais administré une bonne correctionavec plaisir.

Mais tout était différent depuis qu’ilavait rencontré la forte et courageuseRosalinda. La colère qu’il nourrissait luiétait soudain apparue comme une pertede temps et d’énergie.

— Au temps où je m’efforçaisdésespérément de mériter l’approbationde papa, je lui en ai voulu, c’est vrai,convint-il. Mais plus aujourd’hui. Je

n’éprouve aucune satisfaction à voirmon frère malheureux.

— Vous n’avez pas seulement changéphysiquement, observa Verbena d’un airsongeur. Vous êtes aussi différent àl’intérieur. Et j’avoue que le résultat meplaît beaucoup.

Au même instant, Rosalinda fit sonentrée dans la pièce. Tyler alla à sarencontre et enlaça avec délectation sataille fine.

— Viens, je vais te présenter àVerbena comme il se doit. Elle est l’undes piliers de cette maison.

— Et, outre ces fonctions importantes,je fais aussi quelquefois office deportemanteau, plaisanta la gouvernanteavec un clin d’œil complice à

Rosalinda.— Je suis très heureuse de vous

connaître, Verbena, déclara Rosalindaavec un sourire chaleureux. Appelez-moi Rosa.

La vieille dame ignora la main qu’ellelui tendait pour la serrer affectueusementdans ses bras.

— Rosa, vous devez être une personnetrès spéciale pour que Tyler vous aitamenée ici, au Rocking P.

Tyler la vit rougir, et il comprit à quelpoint leur relation s’était approfondiedepuis leur première rencontre. S’ilavait amené Rosalinda au ranch, c’étaitparce qu’il était fou amoureux d’elle.Mais cela signifiait-il qu’il soit prêt àprendre le risque d’un nouveau

mariage ? C’était une question à laquelleil allait devoir répondre bientôt. Pourson propre bien, et pour celui deRosalinda.

— Nous ne nous connaissons quedepuis peu de temps, répondit Rosa.Mais je crois qu’il m’aime bien.

— Oui, c’est aussi mon impression,observa Verbena en riant. Asseyez-vous,tous les deux. Je vous ai préparé desenchiladas. Je sais que Tyler les adore.

Dès qu’ils furent installés à la tabledevant leurs assiettes fumantes, Verbenas’assit en face d’eux pour siroter ungrand verre de thé glacé.

— Mon père n’était pas à l’hôpital auchevet de maman, remarqua Tyler entredeux bouchées. Où est-il ?

— Oh ! vous le connaissez. Il s’estrendu avec John Robert à une vente debétail. Il sera probablement rentré avantla nuit.

— John Robert est toujours lecontremaître du ranch ?

— Oui. Je suppose qu’il est commemoi. Il restera ici jusqu’à son dernierjour. Et Gib ? Est-il encore avec vous ?

— Oui. Et je crois que lui non plus neme quittera jamais.

La vieille dame esquissa un sourire, etTyler crut voir des larmes briller dansses yeux.

— Je me réjouis de l’entendre, dit-elle. Gib me manque beaucoup, mais jepense qu’il a fait le bon choix en quittantle ranch avec vous. Il n’aura plus à voir

la famille Pickens s’entre-déchirer.Tyler, lui aussi, avait souffert de ces

tensions. A une certaine époque, elleslui avaient été insupportables. Mais,étrangement, ce passé lui semblaitaujourd’hui très loin.

— Mon père a-t-il rendu visite àmaman depuis qu’elle est à l’hôpital ?s’enquit-il.

— Il l’y a accompagnée lors de sonadmission, mais il n’y est pas retournédepuis. Il dit qu’il la reverra lorsqu’ilsl’auront remise sur pied et qu’ellerentrera à la maison.

— Trent a changé, mais je vois quemon père est resté égal à lui-même,remarqua Tyler, échangeant un regardindigné avec Rosalinda.

— Vous en jugerez vous-mêmelorsqu’il rentrera ce soir.

— Oui, probablement, convint Tylerd’un air sombre.

* * *

Après leur déjeuner, Tyler montra lereste de la maison à Rosalinda. Iln’avait pas particulièrement envie derevoir son ancienne chambre, maiscomme Rosalinda semblait y tenir, iln’eut pas le cœur de la décevoir.

— Je ne sais pas dans quel état nousallons la trouver, dit-il, une main sur lapoignée de la porte. Cette chambre sertpeut-être de débarras, aujourd’hui.

— Cela ne fait rien, assura-t-elle.

J’imaginerai à quoi elle ressemblaitquand tu étais un petit garçon.

Tyler ouvrit la porte et il se figea,stupéfait.

— Cette chambre est exactement telleque je l’ai laissée !

— Vraiment ?— Le dessus-de-lit est le même, ainsi

que les rideaux. Les médailles que j’aigagnées aux concours hippiques sonttoujours sur les étagères, et toutes mesphotos aussi. J’ignore ce que tout celasignifie, Rosa. Les derniers mots quem’a lancés mon père étaient dedisparaître et de ne plus jamais revenir.J’avais supposé qu’il ordonnerait àmaman de se débarrasser de toutes mesaffaires.

— Il l’a peut-être fait, et elle aurarefusé, suggéra Rosa.

— J’en doute fort. Il doit y avoir uneautre explication.

— Pourquoi ton père t’a-t-il parlé decette façon ?

— Je n’en suis plus très sûr, reconnut-il, avec un haussement d’épaules. Toutecette époque se brouille dans mamémoire. Je me souviens seulement quej’en avais assez d’obéir à ses ordres, del’entendre me dire comment j’aurais dûagir avec mon épouse, et avec Trent. Jelui ai déclaré que je m’en allais, et queje ne voulais plus rien avoir à faire avecle ranch Rocking P.

— N’a-t-il pas tenté de te retenir ?— Non. Il savait que cela aurait été

inutile. Au lieu de cela, il m’asimplement ordonné de ne plus jamaisrevenir.

— Mais tu es ici aujourd’hui,murmura-t-elle.

— C’est vrai, convint-il en soupirant.Je suis ici, même si c’est seulement pourune journée.

Rosalinda alla se planter devant unefenêtre ouverte sur le jardin, et déclarasans se retourner :

— Il souffrait peut-être trop pour tefaire une autre réponse.

— J’aimerais pouvoir le croire, Rosa,murmura-t-il, s’approchant derrière ellepour lui entourer la taille de ses deuxbras. Mais Warren Pickens ne connaîtpas la souffrance.

Il venait à peine de prononcer cesmots lorsqu’un pick-up rouge similaire àcelui que conduisait Trent s’arrêtadevant la barrière du jardin. Deuxhommes en descendirent. Le conducteurs’éloigna en direction des écuries.Même à cette distance, Tyler reconnutdans l’autre homme son père.

— Le voilà justement, Rosa, dit-ild’une voix tendue. Souhaites-tudescendre avec moi, ou préfères-turester ici ?

— Je pense qu’il vaudrait mieux quevous vous parliez d’abord seul à seul. Jedescendrai plus tard.

— Très bien, dit-il, déposant un brefbaiser sur ses lèvres.

Sans se donner le temps de changer

d’avis, Tyler redescendit au rez-de-chaussée. La voix coléreuse de son pèrelui parvenait de la direction de lacuisine :

— Verbena ! Où diable êtes-vouspassée ? J’ai besoin d’un café !

— Oui, oui, j’arrive ! répondit la voixirritée de Verbena.

Une porte claqua, et Tyler comprit queson père s’était enfermé dans sonbureau. Il avait attendu ce face-à-faceavec appréhension, mais lorsqu’il arrivadevant la porte fermée, il se sentaitétrangement serein. Etait-ce d’avoir vusa mère aussi malade ? Ou peut-êtreparce qu’il se sentait de nouveau prêt àaimer ? Il l’ignorait, mais il étaitheureux de sentir cette force couler dans

ses veines.Il frappa et entra dans la pièce sans

attendre une réponse. Son père se tenaitdos à lui, occupé à fouiller dans untiroir.

— Ce n’est pas trop tôt, grogna-t-il.Reste-t-il de la tarte ?

— Ce n’est pas Verbena, réponditTyler.

Warren se tourna et le considéra d’unair stupéfait. Il avait beaucoup vieillidepuis leur dernière rencontre. Desrides profondes creusaient son visagehâlé, et son regard autrefois si vif était àprésent comme éteint.

— Tyler ! Que… personne ne m’avaitaverti que tu venais !

— Personne ne le savait.

— Quel est le motif de ta visite ?s’enquit enfin son père en se laissanttomber lourdement dans son fauteuil.

— Je suis venu voir maman. Conniem’a appelé. Comprends-tu à quel pointelle est malade ?

— Me crois-tu stupide ? grondaWarren.

— Non. Mais je pense que tu es unêtre froid et insensible.

— Est-ce pour me dire cela que tu esvenu jusqu’ici ?

— Non, mais tu l’as bien cherché. Jesuis venu surtout pour t’informer que,dès que maman se sentira mieux, elle vavenir s’installer quelque temps au ranchPine Ridge.

— Et qu’est-ce que c’est que ce ranch

Pine Ridge ? Cinq hectares de caillouxet deux vaches ?

— Elle te racontera, répondit Tyler,ignorant le sarcasme.

— Ta mère ne me racontera rien dutout, parce qu’il n’est pas questionqu’elle aille au Nouveau-Mexique. Ellerestera ici !

— Désolé, mais tu ne la brutaliserasplus, papa. Tu as transformé Trent enalcoolique et ruiné sa vie, mais tu negâcheras pas les années que maman aencore à vivre.

— Ce n’est pas moi qui ai fait de luiun alcoolique ! s’insurgea le vieilhomme. DeeDee s’en est chargée.

— Et qui les a poussés dans les brasl’un de l’autre ?

— C’était pour te sauver ! Je savaisqu’elle faisait les yeux doux à Trent. Cesdeux hypocrites se méritent l’un l’autre.

— As-tu seulement aimé l’un oul’autre de tes fils ? demanda Tyler,secouant tristement la tête. Depuis notreenfance, tu n’as jamais cessé de nousmonter l’un contre l’autre.

— Il faut de la force et du couragepour gérer un ranch de cette taille,répondit Warren en pâlissant. Je savaisqu’un jour je serais trop vieux pour cettetâche, et je désirais voir lequel de vousdeux serait à la hauteur. Je devais voustester.

Tyler se sentait soudain nauséeux.Tant d’années gâchées. Tant de colère,tant d’amertume. Et tout cela pour rien.

— Alors, qui a gagné, selon toi,papa ? Personnellement, je ne vois quedes perdants dans cette histoire.

— C’est toi, mon garçon, répondit levieil homme d’une voix éteinte. Tu avaisà peine dix ans lorsque j’ai compris quetu avais toutes les qualités nécessairespour prendre la relève. Mais, au lieu decela, tu es allé épouser DeeDee, et je nevoulais pas qu’une telle femme teconduise à la ruine.

— Et, pour me protéger, tu as ruinémon mariage et ma relation avec monfrère. Je suppose que je devrais t’enremercier ? Tu avais cependant raisonsur un point. J’ai plus de courage queTrent. Suffisamment, en tout cas, pourêtre parti d’ici, et j’en remercie le ciel.

Et, sur ces mots, il sortit du bureau,refermant doucement la porte derrièrelui.

- 13 -

Dans la voiture qui les ramenait àAustin, Tyler s’en tint à des proposanodins, et Rosalinda comprit qu’iln’était pas prêt à lui parler de laconversation qu’il avait eue avec sonpère. Mais elle sentait que celle-ci nes’était pas bien passée.

Lorsqu’il était remonté la chercherdans son ancienne chambre, ils étaientallés prendre congé de Verbena, puis ils

avaient rapidement quitté le ranch. Il nelui avait pas demandé si elle souhaitaitrencontrer Warren Pickens, et,franchement, après avoir été exposée àTrent quelques minutes, elle étaitsoulagée de n’avoir pas eu à subir sonpère.

Il n’était guère étonnant que Tyler aitchoisi de mener une existence aussisolitaire durant ces neuf dernièresannées. A l’évidence, la famille Pickensl’avait dégoûté de l’humanité.

Dans la luxueuse suite que Tyler avaitréservée pour eux, il faisaitagréablement frais malgré la canicule duTexas. Rosalinda se dirigea directementvers le sofa de brocart et s’y laissatomber. Leur voyage et la rencontre avec

sa famille l’avaient épuisée.— Je ne sais pas ce que tu en penses,

Rosa, remarqua-t-il en rangeant leursbagages dans un placard, mais quant àmoi, je n’ai pas du tout envie de sortir,ce soir.

— Ne comptais-tu pas rendre visite àta mère, à l’hôpital ?

— Connie m’a envoyé un message.Maman est trop fatiguée pour recevoird’autres visites, aujourd’hui. Nous nousirons là-bas demain matin avant dereprendre l’avion.

— Je suis très fatiguée, avoua-t-elle.Et toi ?

— Je me sens littéralement laminé,répondit-il en venant s’asseoir prèsd’elle avec un soupir.

— Je donnerais tout pour pouvoirt’aider, Tyler, murmura-t-elle, posantdoucement sa main sur la sienne.

— Je m’attendais à ce que cetteentrevue avec mon père se passe mal,dit-il en fermant les yeux. Et cela n’a pasmanqué. Mais, en rentrant en ville, j’airepensé à ce qu’il m’a dit. Je n’avaisjamais imaginé qu’il puisse éprouver detels sentiments pour moi.

— Que veux-tu dire ? s’enquit-elle, seblottissant contre lui.

— A sa manière, je crois qu’ilm’aime.

— Oh ! Tyler ! s’écria Rosalinda.C’est merveilleux, non ? Et toi quicroyais qu’il te détestait !

— C’était bien mon impression.

Depuis ma plus tendre enfance, il n’ajamais cessé de me pousser, de meharceler, alors qu’il laissait Trent librede faire tout ce qui lui plaisait. Commesi mon frère était son favori, et moi sabête noire. Durant toutes ces années, ilne m’a jamais dit qu’il voyait en moi sonmeilleur fils, le plus responsable, le seuldigne d’hériter du ranch Rocking P. et deprendre sa suite. Aujourd’hui, il m’aenfin révélé ses véritables sentiments.

— Le ranch de tes parents vaut unevéritable fortune. Ne regrettes-tu pasd’être parti ? D’avoir été déshérité ?

— Je n’ai jamais rêvé de devenirpropriétaire du Rocking P., Rosa,répondit-il en soupirant. Aujourd’hui, jeme sens surtout désolé pour Trent, que

mon père a élevé comme un petit princeavant de l’abandonner à sa déchéance.

Il la prit dans ses bras, avant d’ajouterdans un murmure :

— Tu sais, Rosa, je n’avais jamaiscompris combien j’aimais mon ranch,là-bas, au Nouveau-Mexique, jusqu’àaujourd’hui. Et toi… te rencontrer a étéune véritable bénédiction. C’est toi quime rends heureux.

La chaleur de son corps vigoureux toutcontre elle, la fragrance envoûtante desa peau, brouillèrent dans son esprit lesquestions qu’elle s’apprêtait à lui poserpour dissiper ses derniers doutes. Ilserait toujours temps d’y penser plustard.

— Toi aussi, tu me rends très

heureuse, Tyler, murmura-t-elle toutcontre ses lèvres. Penses-tu qu’il soittrop tôt pour que nous nous mettions aulit ?

— Je pense, au contraire, que c’est lemoment idéal, répondit-il en souriant.

Et, sur ces mots, il la souleva dans sesbras et l’emporta jusqu’au grand lit.

* * *

Beaucoup, beaucoup plus tard, alorsque la nuit était tombée, dans lescintillement des lumières de la ville au-delà des grandes baies vitrées,Rosalinda reposait dans les bras deTyler, la tête dans le creux de sonépaule. Sous sa main, elle sentait les

battements réguliers de son cœur.— Ici, dans cette chambre, j’ai

l’impression d’être entrée dans une autredimension, murmura-t-elle. A desannées-lumière de ta famille. Del’incendie. Et de demain.

— Je peux oublier tout cela pour untemps, répondit-il en se tournant verselle. Mais toi, Rosa, je ne peux past’oublier. Aujourd’hui, au ranch, j’aicompris que ma vie ne serait jamais plusla même sans toi. Je t’aime, Rosa.

Le cœur de Rosalinda avait désiréentendre ces mots. Ces dernièressemaines, elle s’était laissée même allerà imaginer qu’il les lui murmurait. Elleavait pensé qu’ils la rempliraient dejoie, qu’elle se sentirait comblée. Mais

tant d’événements s’étaient produits aucours de ces dernières vingt-quatreheures que son esprit était commeengourdi. En entendant cette déclarationd’amour, elle n’éprouva qu’un sentimentd’irréalité. Une partie d’elle-mêmevoulait rire d’exultation, mais,simultanément, elle luttait pour refoulerses larmes.

— N’as-tu rien à me répondre ?Elle fixa son regard sur le dessin

ferme de ses lèvres, tentant de toutes sesforces d’analyser les sentiments quidéferlaient sur elle comme une vagueimmense où se mêlaient la joie et laterreur.

— J’essaie seulement de reprendre marespiration, murmura-t-elle enfin.

— Mon aveu n’a pas dû te surprendre,observa-t-il avec un doux sourire. Jepense que tu m’as toujours mieuxcompris que je ne me comprenais moi-même.

— Pour être honnête, Tyler, je doisreconnaître que je rêvais d’entendre cesmots-là depuis que tu m’as embrassée,sur la terrasse du Blue Mesa. Mais je nem’attendais certes pas à les entendreaujourd’hui.

— J’espère que c’est une façondétournée de me dire que tu m’aimesaussi.

— Oui, Tyler, répondit-elle dans unsouffle, emportée par une déferlanted’émotions. Je t’aime. Je t’aimeinfiniment.

Exhalant un soupir de soulagement, illa serra très fort contre lui, avant depoursuivre :

— Rosa, ce soir-là, au Blue Mesa, tuas bouleversé mon univers. J’aicommencé à comprendre, jour aprèsjour, qu’en m’accrochant à mon passé, jene faisais que ruiner mon avenir. Unavenir que je ne conçois plus qu’avectoi. Je veux t’épouser — ce soir,demain, ou dès que ce sera possible.

— Tyler ! gémit-elle, étreignant seslarges épaules nues. Je viens tout justed’apprendre que tu m’aimes. Le mariageest une décision sérieuse. Je… nousdevons tous deux y réfléchir.

Elle le sentit se figer tout à coup, etelle comprit qu’il ne s’était pas attendu à

cette résistance de sa part. Et, comments’en étonner ? Elle venait de fairepassionnément l’amour avec lui. Ne luiavait-elle pas avoué avec chacun de sesbaisers, chacune de ses caresses, qu’elledésirait vivre auprès de lui pour lerestant de ses jours ?

C’est pourtant bien ce que tu désires,Rosa. Que te prend-il d’hésiter ?L’homme de tes rêves te propose del’épouser, et toi, tu le repousserais ?Es-tu devenue folle ?

Non, elle n’était pas folle, décida-t-elle. Elle était terrifiée. C’était lorsqueDale et elle avaient décidé de se marierque tous leurs problèmes avaientcommencé, que leurs projets d’avenirs’étaient peu à peu désintégrés. Même si

c’était une idée un peu folle, ellecraignait que la même situation sereproduise si elle acceptait d’épouserTyler.

— Crois-tu que je ne parle passérieusement ? s’enquit-il interrompantces troublantes réflexions.

— Si, assura-t-elle. Je te crois.Mais… tant d’événements se sontproduits, ces derniers jours, toutspécialement concernant ta famille… jepense que tu as besoin de prendre letemps de réfléchir. De me laisser dutemps, à moi aussi, pour assimiler ce quim’arrive.

Il se releva soudain en position assisedans le lit, luttant contre la frustration.

— Du temps ? Pour l’amour du ciel,

Rosa ! J’ai déjà eu dix ans pour réfléchirà ce que ma famille m’avait fait.

— Tu viens seulement de comprendreque ton père t’aime, Tyler, rappela-t-elle, posant doucement sa main sur sondos. Cette découverte a sûrement changéton point de vue sur ta situation, et peut-être même tes plans pour l’avenir.

— Tu ne m’as pas écouté, Rosa.Warren ne m’aime pas comme un pèredevrait aimer son fils. Et même si c’étaitle cas, je ne retournerais pas auRocking P. Ma vie est dans lesmontagnes du Nouveau-Mexique. Avectoi.

— Je voudrais le croire, Tyler. Mais,en voyant la maison où tu as grandi, jeme suis mise à réfléchir. Ton père est

peut-être un homme dur, mais il mesemble qu’il t’a accueilli à bras ouverts.Peut-être t’a-t-il même fait le seulhéritier du Rocking P. Et Verbena m’aappris que Trent et DeeDee sont sur lepoint de divorcer.

— Et en quoi cela nous concerne-t-il ?demanda-t-il en se retournantbrusquement pour la dévisager.

Elle se leva et passa le peignoir desoie qu’elle avait posé dans un fauteuil,puis elle se retourna vers lui.

— Tu n’es pas allé lui rendre visite.— Pourquoi l’aurais-je fait ?— Elle ne veut visiblement plus vivre

avec Trent. Peut-être a-t-elle comprisqu’elle n’aurait jamais dû renoncer à toi.Et toi, tu avais peut-être peur qu’en la

revoyant tu t’aperçoives que tu l’aimesencore.

Il quitta le lit à son tour, enfila uncaleçon blanc et vint se planter devantelle, les poings sur les hanches.

— Et toi, Rosa ? répliqua-t-il d’un tonirrité. Dale a peut-être encore envie detoi. Pourquoi ne retournerais-tu pas àGallup pour vérifier que tout est bienfini entre vous ?

Il était en colère, à présent, mais elleaussi. Elle lui en voulait d’avoir détruitsa tranquillité d’esprit. De la faire sesentir comme une petite fille terrifiée.Ce qu’elle était.

— Ne sois pas grossier, dit-elle en sedétournant de lui.

Il soupira, puis s’approcha et la saisit

doucement par les épaules.— Je suis désolé, murmura-t-il. Je

n’aurais pas dû dire cela.Elle sentit des larmes brûlantes monter

à ses paupières. Elle aurait tout donnépour pouvoir se retourner, se blottircontre lui et lui avouer à quel point elleétait terrifiée de prononcer les mots :« Oui, je veux t’épouser. »

— Je n’aurais pas dû faire cetteremarque au sujet de DeeDee, moi nonplus, murmura-t-elle. Pardonne-moi,Tyler. C’est peut-être idiot, mais j’aipeur. C’est lorsque j’ai acceptéd’épouser Dale que notre couple acommencé à se désintégrer. Je ne veuxpas que nous connaissions le même sort.Il reste beaucoup de conflits non résolus

dans ta famille.— Des conflits, Rosa ? Il s’agit plutôt

de fractures définitives.Rassemblant son courage, elle pivota

pour lui faire face, levant ses yeux versles siens.

— Tu as déclaré que tu allais ramenerta mère au ranch Pine Ridge durantquelque temps. Que penses-tu qu’il va sepasser, si tu fais cela ?

— Est-ce cela qui te tracasse ? Tun’aimes pas l’idée d’avoir une belle-mère envahissante à la maison ?

— Non ! Je suis certaine qu’avec letemps, j’en viendrais à aimer Edie autantque toi. Je songeais à ton père. Il ne m’apas semblé être le genre d’homme àrenoncer à ses possessions sans se

battre. Il pourrait se présenter au PineRidge un beau matin, et te causer— nous causer —toutes sortes d’ennuis.Que ferais-tu alors ?

— D’accord, je crois que j’aicompris. Tu as peur. Peur que je soiscomme Dale. Trop faible pour faire faceà la situation. Trop pitoyable pourprotéger la femme que j’aime.

Il marqua une pause, avant de concluretristement :

— Je ne porte peut-être pas comme toiun pistolet à ma ceinture, Rosa, mais jene suis pas un lâche. Si c’est ce que tupenses de moi, il vaut peut-être mieuxque tu n’acceptes pas de m’épouser.

Elle sentit une nausée l’envahir. Pluselle essayait de s’expliquer, et plus il

était blessé par ses doutes.— Je suis désolée, Tyler. Le

problème, ce n’est pas toi. C’est moi quiai besoin de temps.

— Besoin de temps ? répéta-t-il d’unton irrité. Et pourquoi ? Pour vérifier sije suis à la hauteur, en tant qu’homme ?C’est peut-être toi qui aurais dû rendrevisite à DeeDee. Elle t’aurait fournitoutes les réponses.

— Tyler, tu es injuste, se plaignit-ellealors qu’il enfilait son jean et sachemise avec des gestes brusques.

Il se dirigeait déjà vers la portelorsqu’elle le rappela :

— Tyler ? Où vas-tu ?— Je sors. Et ne m’attends pas.

J’ignore quand je rentrerai.

Il claqua la porte derrière lui. Elles’effondra dans un fauteuil, tandis quedes larmes brûlantes roulaient sur sesjoues.

* * *

Une semaine plus tard environ,Rosalinda sortait du Blue Mesa aprèsavoir pris une tasse de café avec Hank etun autre collègue lorsqu’elle entendit unbruit de pas précipités derrière elle.

Elle se retourna et eut la surprise dereconnaître Daisy Martell. La jeunefemme ne venait plus à ses coursd’autodéfense, et Rosalinda s’inquiétaitpour elle.

— Officier Lightfoot, j’espérais vous

voir ici. Etes-vous encore en service ?— Je viens de terminer, précisa

Rosalinda. Avez-vous besoin d’aide ?Voulez-vous que nous prenions un café ?

— Non, merci, répondit Daisy. Je nevous dérangerai pas longtemps. Je suisvenue vous informer que je n’assisteraiplus à vos cours. Et aussi pour vousremercier de tout ce que vous avez faitpour moi.

Rosalinda examina le visage ovale dela jeune femme. Elle ne portait aucunetrace de coups. Et, pour la première foisdepuis qu’elle la connaissait, elleparaissait détendue.

— Je ne comprends pas, Daisy. Ques’est-il passé ?

— J’ai suivi votre conseil, répondit la

jeune femme, souriant tout à coup. J’aicherché de l’aide et je l’ai trouvée.Quelqu’un va m’emmener loin d’ici,dans un autre Etat. Nous partons dès cesoir. Je tenais à vous dire au revoir. Etmerci.

— Je n’ai rien fait pour mériter votregratitude, répondit Rosalinda, surpriseque Daisy ait trouvé la force de se sortirde la terrible situation où elle setrouvait. Je suis très heureuse pour vous,mais c’est vous qui vous êtes sauvée.

— Vous ne comprenez pas, officierLightfoot. Votre courage et votre forceont été une inspiration pour moi. C’estvous qui m’avez convaincue que jedevais trouver le courage de changer mavie et d’essayer d’être heureuse.

Rosalinda sentit sa gorge se serrerd’émotion. C’était pour cela qu’elle étaitdevenue officier de police. Pour aiderles gens à regagner le contrôle de leursvies.

— Je vous souhaite tout le bonheur dumonde, Daisy.

— Merci, officier Lightfoot, réponditla jeune femme en s’approchant pour laserrer brièvement dans ses bras. Et, sivous voulez bien, je vous écrirai detemps à autre pour vous donner de mesnouvelles.

— J’en serai très heureuse, Daisy.Etes-vous certaine que tout va bien,maintenant ? Avez-vous besoin deprotection jusqu’à votre départ ?

— Ce ne sera pas nécessaire, je vous

remercie. Au revoir.Sur ces mots, la jeune femme pivota

sur les talons et s’éloigna rapidement.Rosalinda la suivit du regard jusqu’à cequ’elle ait disparu dans l’obscurité, puiselle regagna son pick-up et monta dansla cabine.

Elle ne démarra pas tout de suite. Unemain sur la clé de contact, elle fixa uninstant la terrasse sombre du Blue Mesa,où Tyler l’avait embrassée pour lapremière fois. Cinq semaines à peines’étaient écoulées depuis ce soir-là,mais elle avait l’impression que c’étaitune éternité. Entre-temps, sa vie avaitchangé. Elle était tombée follement,irrévocablement amoureuse, mais sonbonheur avait été de courte durée.

Aujourd’hui, elle avait le cœur brisé, etelle ne savait pas quoi faire pour réparerle désastre qu’elle avait causé par sonattitude à Austin. Mais bien sûr, toutn’était pas de sa faute. Tyler, lui nonplus, ne s’était pas montré trèscompréhensif.

Le soir où ils s’étaient disputés, iln’était rentré à leur suite que des heuresplus tard. Elle ne lui avait pas demandéoù il était allé, et de son côté, il ne luiavait offert aucune explication. Même sisa colère était retombée, ils s’étaientcomportés comme de parfaits étrangersl’un pour l’autre. Et ils avaient dormichacun à une extrémité du grand lit.

Le lendemain matin, après un mornepetit déjeuner, ils étaient allés rendre

une dernière visite à sa mère, àl’hôpital, avant de reprendre l’avionpour le Nouveau-Mexique. Ce n’estqu’après l’atterrissage à Ruidoso, alorsqu’elle lui disait au revoir, qu’il abordade nouveau le sujet de sa proposition demariage. Mais à ce stade, Rosalinda sesentait blessée et furieuse. Elle lui avaitrépliqué qu’elle n’avait pas envie de luiparler et, le laissant planté là, dans lehall de l’aéroport, elle était partie sansse retourner.

Six jours s’étaient écoulés depuis lors,et il n’avait pas essayé de la contacter.Elle n’avait pas espéré qu’il le fasse.Tyler était un homme fier. Pourtant, sielle l’avait blessé, ce n’était pasvolontairement. Elle avait seulement

tenté de lui expliquer ses sentiments.Mais ce faisant, elle avait uniquementréussi à se rendre ridicule. Et, à présent,il lui était probablement indifférent dene plus jamais la revoir.

Des larmes vinrent brouiller sa vue, etelle les essuya d’un revers de mainimpatient avant de faire démarrer lemoteur. Elle se rappela alors les parolesde Daisy :

« C’est vous qui m’avez convaincueque je devais trouver le courage dechanger ma vie, et d’essayer d’êtreheureuse. »

N’était-il pas grand temps qu’ellesuive son propre conseil ? Elle devaittrouver le courage d’accorder toute saconfiance à Tyler. De croire que non

seulement il l’aimerait, mais qu’il ladéfendrait, et qu’il resterait fermement àson côté lorsque des problèmessurgiraient entre eux. Qu’il ne lalaisserait plus seule comme il l’avait faità Austin, ce soir-là.

Elle coupa brusquement le contact etsortit son téléphone. Ses mainstremblaient en composant le numéro deTyler. Elle devait trouver le moyen de leconvaincre qu’elle n’était pas lâche.Qu’elle était assez courageuse pourl’aimer et l’épouser.

* * *

Au ranch Pine Ridge, Tyler picoraitdistraitement son dîner lorsque Gib

commença à débarrasser la table de lacuisine.

— Je n’ai pas dit que j’avais terminé,marmonna Tyler.

— Ce n’était pas la peine. Vousn’avez rien mangé. Inutile de laissercette bonne nourriture se perdre.

— Je me demande quelquefoispourquoi je vous supporte, grogna Tyleren reposant sa fourchette. Vousm’irritez.

— C’est probablement parce quepersonne d’autre ne vous supporte, vous,répliqua Gib. Je ne m’étonne pas queRosa ne soit pas revenue vous voir.Vous vous comportez comme unadolescent boudeur.

— Ne prononcez pas ce nom. Je ne

veux pas l’entendre.— Tant pis, dit le cuisinier en

ramassant le plat de goulasch. Parce queje vais le répéter. Vous êtes amoureuxde cette femme, vous le savez. Quoiqu’il se soit passé entre vous à Austin,cela peut être réparé.

— Je ne vous ai jamais dit qu’il s’étaitpassé quelque chose.

— Ah ! Pensez-vous que je soisaveugle ? Vous êtes parti heureux, maisà votre retour, vous étiez d’une humeurnoire. Et, depuis, on n’a plus revu Rosapar ici. Pas besoin d’être un granddétective pour en tirer certainesconclusions.

— Vous est-il venu à l’esprit,Sherlock, que mes retrouvailles avec la

famille Pickens puissent être la cause dece que vous appelez mon humeur noire ?

— Ne me racontez pas d’histoires. Lafamille Pickens vous cause du soucidepuis dix ans. Cette fois-ci, c’est autrechose.

Il alla ranger le plat dans leréfrigérateur, avant d’ajouter :

— Si j’étais vous, je couvrirais Rosade fleurs et de diamants. Elle les mérite,pour avoir eu le courage d’affronter lafamille Pickens.

— Pourquoi alors n’a-t-elle pas lecourage de m’épouser ?

Gib se figea, puis il revint à pas lentsvers la table.

— Avez-vous dit vous épouser ?L’avez-vous vraiment demandée en

mariage ?Tyler acquiesça d’un air sombre, puis

il enfouit son visage dans ses mains.— Gib, vous comprenez ce que j’ai

enduré avec DeeDee. Elle n’était jamaissatisfaite. Pourtant, Dieu sait que j’aitout essayé. Puis, lorsqu’elle a épouséTrent… j’ai eu l’impression d’avoiréchoué en tant qu’homme. Je n’ai jamaispensé désirer de nouveau un jour memarier. Et, avec Rosa…

Il releva la tête et redressa lesépaules, avant de conclure :

— Il se trouve que je ne suis pas nonplus l’homme dont elle a besoin.

— Que diable dites-vous là ? Ellevous adore !

— Cela ne suffit pas, répondit Tyler,

secouant tristement la tête. Elle voudraitque je sois une sorte de preux chevalierprêt à affronter tous les dragons quipourraient la menacer.

— Est-ce si mal ? observa Gib ens’asseyant à la table en face de lui.Réfléchissez-y, Tyler. Rosa est unefemme forte et courageuse. Elle fait facetous les jours à des situations qui meferaient dresser les cheveux sur la tête.Mais elle reste une femme. Et une femmea besoin de savoir que son homme sebattra pour elle, quelle que soit lasituation.

« Il pourrait se présenter au PineRidge un beau matin, et te causer— nous causer —toutes sortes d’ennuis.Que ferais-tu alors ? »

Les paroles que Rosalinda lui avaitlancées au visage, à Austin, resurgirentdans sa mémoire. Et, soudain, il comprittout. Rosalinda avait vécu dans laterreur lorsqu’elle s’était fiancée à Dale.Pire encore, elle avait failli êtreassassinée. Ce soir-là, lorsqu’elle tentaitde lui expliquer ses sentiments, Tyleraurait dû comprendre que, tout au fondd’elle-même, elle avait seulementbesoin d’une promesse, celle d’unavenir qui ne s’effondrerait pas commeun château de cartes. Et c’étaitexactement ce dont il avait besoin aussi.

— Je me suis conduit comme unimbécile, Gib, déclara-t-il.

— Moi, je le savais déjà, répliqua levieil homme en se levant. C’est Rosa qui

a besoin de l’entendre. Le téléphone estlà. Je vais sortir pour que vous puissiezvous parler tranquillement.

A peine Gib avait-il prononcé cesmots que le téléphone mural sonna. Levieil homme alla décrocher le combiné.

— Ranch Pine Ridge, marmonna-t-il.Oui, il est là. Non, non, c’est très bien.D’accord, oui. Au revoir.

— Qui était-ce ? s’enquit Tyler en levoyant raccrocher. Si c’était WaltWilson, vous auriez pu lui répondre quej’ai déjà vendu le cheval en question.

— Ce n’était pas Wilson, corrigeaGib. C’était Rosa. Elle est en route pourvenir vous voir.

— Rosa ? répéta Tyler, bondissant surses pieds. Que voulait-elle ? Que vous

a-t-elle dit ?— Elle désirait seulement s’assurer

que vous étiez à la maison, et j’aiconfirmé, c’est tout.

Puis Gib entreprit de débarrasser lereste de la vaisselle en sifflotant.

— Vous devriez aller faire un brin detoilette, conseilla-t-il. Entre-temps, jevais préparer un bon dessert, et je leservirai dans le salon.

— Vu la façon dont je me suis conduit,il faudra plus qu’un dessert pouramadouer Rosa. Mais merci d’y avoirpensé.

— Vous me remercierez lorsqu’elleaura accepté de devenir Mme Pickens.

Etait-ce possible ? songea Tyler en seretirant dans la salle de bains. Il s’était

très mal conduit avec elle à Austin, et,depuis presqu’une semaine, il ne sepréoccupait que de son orgueil blessé. Ilavait honte de l’admettre, mais il s’étaitconduit exactement comme son père. Etmaintenant, elle venait sans doute pourlui annoncer que tout était fini entre eux.

Mais cela, il ne pouvait l’accepter.Jamais. Rosa était sa vie. C’est avecelle qu’il espérait fonder une famille, etrien d’autre ne comptait.

* * *

Quarante minutes plus tard, Rosaarrêtait son pick-up devant la grandemaison du ranch. La galerie étaitéclairée, et, avant qu’elle ait le temps de

monter les marches, Tyler ouvrit la porteet sortit pour l’accueillir.

Le cœur battant, elle comprit qu’ilavait guetté son arrivée. Allait-il luiordonner de repartir sans même lalaisser entrer ?

— Bonsoir, Rosa.Sa belle voix grave lui fit l’effet d’une

caresse. Comme il lui avait manqué !— Suis-je encore la bienvenue ici ?Il s’approcha et lui tendit sa main pour

l’aider à monter les marches de bois. Unflot de larmes lui brouilla la vue, et elleprit la main offerte.

— Oh ! Tyler…Elle ne put en dire davantage, car

soudain il l’attira à lui et la serra dansses bras.

— Rosa. Rosa, murmura-t-il enenfouissant son visage dans sachevelure. Je suis désolé. J’ai été au-dessous de tout. Je n’aurais jamais dû telaisser seule à l’hôtel, ce soir-là.

— C’est vrai, convint-elle d’une voixbrisée d’émotion. Je ne veux pas d’unhomme qui se dérobe. J’ai besoin desavoir qu’il me soutiendra toujours.Cela faisait six jours que je n’avais plusde tes nouvelles, Tyler.

— Toi non plus, tu n’as pas donnésigne de vie, observa-t-il. Lorsque tu asrefusé de me parler, à l’aéroport, je nesavais plus quoi penser.

— J’avais besoin de temps pourréfléchir, Tyler, dit-elle en levant lesyeux vers les siens. Nous devons parler.

— Je suis du même avis, répondit-ilen lui enlaçant la taille. Viens. Gib nousa préparé un plateau de desserts. Nousparlerons d’abord, et ensuite, nous ledégusterons.

Alors qu’ils traversaient le hall, letéléphone de Rosalinda se mit à sonner.Un peu agacée, elle le sortit de sa pocheet jeta un coup d’œil au nom affiché surl’écran.

C’était Brady Donovan, le second dushérif.

— Un problème ? s’enquit Tyler.— Probablement. C’est Brady.Elle établit la communication, et

aussitôt son visage prit une expressionsoucieuse.

— Disparue ? Oui, je comprends. Je

me trouve au ranch Pine Ridge. Monarme est dans mon véhicule. Je me rendsimmédiatement sur les lieux. D’accord,oui. Sa présence me sera peut-être utile.

— Notre conversation va devoirattendre un peu, Tyler, déclara-t-elle encoupant la communication. Nous avonsune urgence. Frankie Cantrell a disparu.

— Disparue ? N’était-elle pas auTexas, chez ses fils ?

— Elle était rentrée il y a deuxsemaines. Veux-tu m’accompagner auChaparral ? Brady semble penser qu’ilvaut mieux que je ne m’y rende passeule.

— Je vais aller prévenir Gib etprendre mon chapeau.

Deux minutes plus tard, à bord du

véhicule de police, ils roulaient à viveallure sur une route de montagne. Lesyeux sur l’étroite chaussée, Rosalinda lemit au courant des détails de cetteinquiétante disparition.

— D’après Brady, Frankie est partie àcheval cet après-midi. Sa promenade nedevait durer qu’une heure ou deux, maiselle n’est jamais rentrée. Deux témoinsl’ont vue quitter le ranch et chevaucheren direction du nord.

— Hum ! fit Tyler. Voilà qui neressemble pas du tout à Frankie. Sonmari, Lewis, était encore de ce mondelorsque j’ai fait sa connaissance.Frankie souffrait de problèmescardiaques comme ma mère, mais,d’après Quint, elle s’est très bien

remise.— Hank et moi lui avons parlé l’autre

jour, et elle semblait en pleine forme,observa Rosalinda. Mais il est possiblequ’elle ait eu un nouveau malaise. Ouqu’elle soit tombée de cheval. Safamille doit être paniquée.

— Probablement. De plus, Maura,l’épouse de Quint, attend leur troisièmeenfant. Elle n’avait pas besoin de cestress.

Rosalinda osa jeter un coup d’œildans sa direction, avant de remarquer :

— J’ai appelé l’hôpital hier pourdemander des nouvelles de ta mère.L’infirmière m’a assuré qu’elle serétablissait bien.

— Oui, c’est vrai, répondit-il en

rencontrant son regard. Connie l’aramenée à la maison aujourd’hui. Jen’étais pas certain que cela t’intéresse.

— Tu as encore beaucoup à apprendreà mon sujet, observa-t-elle d’une voixdouce. Et moi au tien.

— Lorsque tout ceci sera terminé,nous parlerons, promit-il.

Quelques minutes plus tard, ilsarrivèrent au Chaparral, où régnait uneagitation fiévreuse. La grande cour duranch était encombrée de voitures depolice, leurs gyrophares jetant deséclairs bleus, et de nombreux cow-boysà cheval ou en 4x4 étaient rassemblés.

Le shérif Hamilton avait établi unposte de commandement à l’arrière deson pick-up, et Rosa alla le rejoindre en

se frayant un chemin à travers la foule.— Nous avons déjà délimité un

périmètre de recherches, l’informaBrady, qui se trouvait près de lui. Tyleret vous allez explorer les routeslimitrophes de la propriété, au cas oùFrankie aurait réussi à atteindre l’uned’elles.

— Très bien, répondit Rosalinda.D’autres indices ?

— Non, reconnut Brady d’un airsombre. Quint craint que sa mère ait euune crise cardiaque.

— Je vous appellerai si j’ai dunouveau.

Tyler l’attendait près du pick-up. Ellel’y rejoignit pour lui expliquer leurmission, et ils remontèrent dans la

cabine pour repartir aussitôt.— Dieu seul sait le nombre de routes

et de chemins qui s’entrecoupent surcette propriété, remarqua Tyler alorsqu’ils sortaient de la cour du ranch. Ilnous faudra une éternité pour lesexplorer tous.

— Avec un peu de chance, nousaurons retrouvé Frankie avant de lesavoir tous parcourus.

— Rosa, j’ai un mauvaispressentiment. Je crains que cettedisparition ne soit pas naturelle.

— Crois-tu qu’il puisse s’agir d’unenlèvement ? s’enquit-elle en se tournantvers lui.

— Réfléchis-y une seconde.L’incendie a été allumé délibérément, et

quelqu’un est responsable de tous lesproblèmes qui se sont succédé au ranch.Il n’est pas impossible que la mêmepersonne ait aussi kidnappé Frankie.

— J’aimerais croire que tu te trompes,mais c’est possible, en effet, dit-elle enappuyant sur l’accélérateur. Où penses-tu que nous devrions commencer nosrecherches ? Il fait nuit depuis deuxheures déjà, et elle s’est peut-êtreperdue. Ce ranch s’étend sur desmilliers d’hectares.

— Je ne crois pas qu’elle se soitperdue, répondit-il d’un air pensif. LesCantrell sont l’une des plus grandesfortunes de la région. Quelqu’un cherchepeut-être à leur extorquer une rançon.Tourne à droite au prochain carrefour,

veux-tu ? C’est la vieille pistequ’avaient utilisée ces voleurs de bétaillorsqu’ils avaient enlevé Alexa.

— Tyler, cet incident n’a aucunrapport avec…

— Je t’en prie, Rosa, fais-moiconfiance. Cette piste passe tout près dema cabane. La personne qui a enlevéFrankie connaît probablementparfaitement la région. Elle pense peut-être que la police n’ira jamais leschercher là-bas.

— D’accord, Tyler. Nous allonssuivre ton intuition. Espérons que tu aiesvu juste.

* * *

Durant une demi-heure, Rosalindaroula au pas sur la piste défoncée quidisparaissait dans les herbes hautes.Lorsque la piste devint tout à faitimpraticable, elle s’arrêta et attacha sonpistolet à sa ceinture. Puis ils quittèrentle véhicule et poursuivirent à pied endirection de la montagne. Par chance, lalune était pleine, et ils purent se dirigerà la lueur de ses rayons argentés. Amesure que la forêt s’épaississait, leurprogression se fit plus difficile.Rosalinda prit soin de ne pas s’éloignerde Tyler tandis qu’ils traversaient desravins et escaladaient desamoncellements de rochers.

— Je commence à douter de ton plan,déclara Rosalinda d’une voix essoufflée.

Pourquoi quelqu’un songerait-il àemmener Frankie dans un tel lieu ?

— Pour mieux l’isoler, expliqua-t-il.Pour échapper aux recherches de safamille et de la police. Ou parce quecette disparition est l’œuvre d’un fou. Jen’en sais rien. Je ne fais que suivre monintuition.

— Et moi, je te suis aveuglément. Jeme demande ce qu’en penserait le shérifHamilton s’il savait que nous sommesici.

— Si nous ramenons Frankie saine etsauve à sa famille, il te fera décernerune médaille.

Après une montée harassante, ilsparvinrent enfin en vue du lac et de lamagnifique cascade. Dix minutes plus

tard, ils arrivaient à une cinquantaine demètres de la cabane.

Rosalinda aperçut aussitôt une faiblelumière à l’une des fenêtres. Elle posasa main sur l’épaule de Tyler et lui fitsigne de s’accroupir pour rester hors devue.

— Reste baissé, chuchota-t-elle. Il nefaut pas qu’on remarque notre présence.Pas encore.

— Personne ne m’a demandé lapermission d’utiliser ma cabane,remarqua-t-il à voix basse. Voilà qui estlouche.

— Nous allons nous rapprocherdiscrètement, suggéra-t-elle. Nousentendrons peut-être quelque chose.

Ils avancèrent sans bruit en direction

de la petite cabane de rondins. La porteet toutes les fenêtres étaient ouvertes,mais on ne voyait personne à l’intérieur.Ils s’accroupirent sous l’une des fenêtreset tendirent l’oreille. D’abord, ilsn’entendirent que des bruits légers,comme un tintement de fourchettes. Puisquelqu’un s’approcha de la fenêtre d’unpas lourd, et ils s’aplatirent dansl’herbe.

— Je dois vraiment rentrer à lamaison, Saul, dit soudain une voix defemme. Je ne me sens pas très bien, et ilest l’heure de mon médicament.

— Cela ne va pas être possible,Frankie. Pas tout de suite. Je doisd’abord décider ce que je vais faire devous.

— Saul, répondit la femme ensoupirant, je vous l’ai promis. Je vaistout expliquer au shérif Hamilton. Vousêtes malade. Je ne porterai pas plaintecontre vous.

— Malade ? répéta l’homme d’un tonsarcastique. Je ne me suis jamais sentimieux qu’aujourd’hui. Je suis presquesoulagé que vous m’ayez démasqué. Aumoins, je n’aurai plus besoin de mecacher.

— Saul, vous avez toujours été unhomme correct, poursuivit Frankie.Lorsque je suis passée à cheval et que jevous ai vu cisailler la clôture, j’ai euhonte pour vous.

Apparemment, Frankie n’avait paspeur de dire à cet individu ce qu’elle

pensait, songea Rosalinda. Il étaitpossible qu’elle pense connaîtresuffisamment son agresseur pourargumenter avec lui sans crainte.

— Vous m’avez toujours ignoré, ditl’homme. Pour vous, je n’étais qu’unautre esclave au service de la familleCantrell.

— Personne au ranch ne vousconsidère comme un esclave, Saul. Nousvous avons toujours bien traité.

— Après le décès de Lewis, voussaviez que je désirais prendre soin devous. Mais vous êtes partie au Texas enme laissant seul. Si j’ai fait toutes cesmauvaises choses, c’était seulementpour que vous soyez obligée de revenir.

— Il n’y a jamais rien eu entre nous,

Saul. Je vous ai dit que Lewis occupaittoute la place dans mon cœur.

— Vous n’auriez pas dû sortir,aujourd’hui. Vous avez tout gâché en mevoyant cisailler la clôture. Etmaintenant, je dois décider de ce que jevais faire. Il n’est pas question que jeme laisse emmener en prison. Cela,jamais.

— Qu’allez-vous faire ? répliquacourageusement Frankie. Me tuer pourm’empêcher de parler ? Drôle demanière de me prouver votre amour.

— Taisez-vous ! Laissez-moiréfléchir ! Sinon, je vous tue !

— Nous devons faire sortir Frankie delà, chuchota Tyler d’un ton pressant. Cethomme est fou.

— Il est sans doute armé. Il faudraitappeler des renforts, mais montéléphone ne fonctionne pas, ici.

— Tu portes ton uniforme. Dès qu’il teverra, il comprendra qu’il n’a plusaucune chance de s’échapper. Jepourrais peut-être entrer le premier, enjouant les innocents, et…

— Non. Je ne veux pas que tu temettes en danger.

— Rosa, penses-tu que je nem’inquiète pas pour toi aussi ? Nousdevons affronter ce danger ensemble.

— Soit, admit-elle en soupirant.Lorsque je te donnerai le signal, tu vasentrer dans la cabane. Je serai justederrière toi.

Ils s’approchèrent de la porte à pas de

loup. A l’intérieur, Frankie tentaitencore de raisonner son ravisseur :

— Saul, je vais être très en colère s’ilarrive quoi que ce soit à mon cheval.Caspar est attaché dehors, dans le froid,et…

— Au diable ce cheval ! l’interrompit-il. Pourquoi ne m’aimez-vous pascomme vous aimez cette sale bête ?

— Peut-être parce que Caspar est plusgentil que vous, et beaucoup plusintelligent.

Il y eut un bruit sourd de chute.Rosalinda se tourna vers Tyler et lui fitsigne d’entrer. Tyler acquiesça. Le cœurbattant, elle le vit disparaître àl’intérieur. Elle compta jusqu’à trois etalla se mettre en position.

— Que faites-vous dans ma cabane ?Au son de cette voix, Saul se retourna,

un couteau de chasse à la main.Rosalinda entra en action.

— Occupe-toi de Frankie ! cria-t-elle.Je me charge de lui !

Rapide comme l’éclair, elle saisitl’avant-bras de Saul et le rabattitviolemment sur son genou. Le couteautinta sur le plancher tandis qu’elletordait le bras du forcené derrière sondos. Une seconde plus tard, elle lui avaitpassé les menottes.

— Dieu merci, vous êtes là ! s’écriaFrankie. Je commençais à me demandercomment j’allais échapper à cet idiot.C’est lui qui a allumé l’incendie etcisaillé les clôtures.

— Oui, je sais, répondit Rosalinda.Nous étions là, et nous en avons assezentendu pour le mettre derrière lesbarreaux.

— Vous n’avez aucune preuve ! lançaSaul d’un ton haineux. Et je n’avouerairien du tout.

— Aucune importance, répliquaRosalinda. Vous reteniez Mme Cantrellcontre sa volonté, et cela s’appelle uneséquestration. Vous allez le payer cher.

Cette déclaration sembla le calmerinstantanément, et ses épauless’affaissèrent. A l’autre bout de la pièce,Tyler aidait Frankie à se relever et luidéliait les mains.

— Notre véhicule est en bas, sur laroute, déclara-t-il. Croyez-vous pouvoir

marcher jusque-là ? Vous disiez à cethomme que vous ne vous sentiez pasbien.

— Ce n’était qu’une ruse, réponditFrankie en riant. C’est merveilleuxd’être libérée par mon voisin. Je vousremercie, Tyler, mais je ne partirai passans mon cheval.

— Cette sale bête a décampé, grognaSaul. A l’heure qu’il est, il estprobablement déjà dans son écurie, auranch.

— Très bien, dit Rosalinda enpoussant son prisonnier vers la porte.Nous vérifierons plus tard. Entre-temps,n’essayez pas de vous enfuir, ou ilpourrait vous en cuire.

Une demi-heure plus tard, ils roulaient

vers le Chaparral, Rosalinda, Frankie etTyler à l’avant, et Saul menotté à unebarre métallique sur le plateau du pick-up. A présent, la radio fonctionnait, etlorsqu’ils arrivèrent dans la cour duranch, ils furent accueillis par une fouleen liesse. Pendant que Frankie répondaitaux embrassades de sa famille,Rosalinda et Tyler expliquèrent à Brady,le second du shérif Hamilton, lescirconstances de ce sauvetage. Les cow-boys qui avaient activement participéaux recherches étaient tous là, ainsi queHank, qui avait rayé Saul de la liste dessuspects, le jugeant trop vieux et obèsepour faire un coupable crédible.

— Rosa, remarqua le shérif, ne vousavais-je pas ordonné de patrouiller

seulement sur les routes ?— C’est ce que je faisais, assura-t-

elle. Puis, Tyler a suggéré de jeter uncoup d’œil dans la forêt pour chercherd’autres indices, et là-haut, la radio nefonctionnait plus.

— Quel heureux hasard ! ironisaBrady.

— C’est moi qui ai eu l’idée demonter à la cabane, intervint Tyler en luientourant les épaules d’un gesteprotecteur. Une sorte de pressentiment.

— Si vous décidez un jour de fairecarrière chez nous, Tyler, répliquaBrady en riant, appelez-moi. Vous faitesune fine équipe, tous les deux.

— Merci, répondit Tyler. Mais jepense qu’un seul représentant de la loi

sera suffisant dans notre famille.Au même instant, quelqu’un fit signe à

Brady, qui s’excusa et s’éloigna. Tyleren profita pour entraîner Rosalinda àl’écart de la foule, dans l’ombre d’uneétable.

— Tyler, pensais-tu ce que tu as dit,tout à l’heure ? Sommes-nous unefamille ?

— Bien sûr, répondit-il en souriant.La question est : vas-tu consentir àm’épouser ? Là-bas, à Austin…

— J’ai été stupide, Tyler,l’interrompit-elle en se blottissant contrelui. Je sais que je t’ai blessé, et j’en suisdésolée. J’ai dû te paraître bien lâche.

— Ce soir, j’ai eu la preuve de ce queje savais déjà, murmura-t-il, déposant un

baiser dans ses cheveux. Tu es unefemme incroyablement courageuse. AAustin, je ne pensais qu’à moi au lieud’écouter ce que tu essayais de me dire.Depuis, j’ai eu le temps de réfléchir, etj’ai compris pourquoi tu avais peur dem’épouser. Je vais donc te faire unepromesse, Rosa. Je ne te quitterai jamaisplus. Je resterai toujours à tes côtés,quoi que l’avenir nous réserve.

— Oh ! Tyler, je t’aime tant ! Jet’aimerai toujours. Et moi aussi, j’aibeaucoup réfléchi. Je ne permettraijamais plus à mes vieilles peurs degâcher notre bonheur. Je t’épouserai cesoir, mon chéri. Ou demain. Ou dès quece sera possible.

Il leva son visage vers le sien et

l’embrassa avec une telle tendressequ’elle sentit des larmes monter à sespaupières.

— Rosa, tu ne me croiras peut-êtrepas, mais lorsque tu as appelé, ce soir,je m’apprêtais à décrocher montéléphone pour te supplier dem’accorder une seconde chance.

— Tu m’as affreusement manqué toutela semaine, puis, ce soir, une jeunefemme m’a ouvert les yeux. Je teraconterai, mais en attendant, il y a unequestion que j’aimerais te poser. Crois-tu pouvoir vivre avec une épouseofficier de police ?

— J’en serai très fier, assura-t-il en laserrant plus fort.

— Ne craindras-tu pas pour ma

sécurité ?— Je mentirais en affirmant que je ne

m’inquiéterai jamais. Mais après t’avoirvue maîtriser Saul, ce soir, je sais que tuconnais ton métier. Je désire que turestes telle que tu es. Je ne veux pas techanger. Je suis bien placé pour savoirque cela peut détruire les gens et lesfamilles. Notre mariage sera unpartenariat entre égaux qui s’aiment.

— Et si nous nous esquivionsdiscrètement ? murmura-t-elle. Je croisme souvenir que Gib nous avait préparéde délicieux desserts. Il est temps defêter cet événement.

— A compter d’aujourd’hui, chaquejour de nos vies sera une fête, Rosa.Autant commencer ce soir, qu’en

penses-tu ?— Enfin ! répondit-elle en riant.

Mission accomplie. L’officier Lightfoota capturé son homme.

Et, sur ces mots, elle le prit par lamain pour l’entraîner vers son pick-up.

Epilogue

Novembre s’annonça à Lincoln Countyavec des chutes de neige quirecouvrirent les montagnes et firentaccourir les skieurs désireux de profiterde la neige poudreuse sur les pentes dela Sierra Blanca. Cette vague devisiteurs représentait du travailsupplémentaire pour le bureau du shérif,mais Rosalinda avait réussi à obtenir unjour de congé, qu’elle avait passé en

grande partie à cheval, à aider son marià rassembler le bétail égaré parmi lescongères de neige.

Tyler et elle étaient mariés depuisquatre mois, et comme il l’avait prédit,chaque jour avait été une célébration deleur amour.

— J’espère que Gib nous attend avecune boisson chaude, remarqua Rosalindaen descendant de sa selle. Je crois bienque mes pieds sont gelés. A bien yréfléchir, je ne sens plus mon nez nonplus. Est-il encore là ?

— Oui, mon amour, confirma-t-il,déposant un baiser sur le bout de sonnez. Ton joli nez est encore là.Occupons-nous des chevaux. C’estpresque l’heure du dîner.

Quelques minutes plus tard, ilsentraient dans la maison, se débarrassantde leurs manteaux et de leurs chapeauxdans le vestibule avant de passer dans lacuisine. Une douce chaleur régnait dansla pièce. Gib, planté devant sesfourneaux, remuait le contenu d’unemarmite, et une bonne odeur de chiliflottait dans l’air. A l’autre bout de lacuisine, Edie Pickens préparait unesalade dans un grand bol de bois.

— Hum ! fit Tyler. Je sens unedélicieuse odeur d’épices. Quandpassons-nous à table ?

— Dans un petit instant, assura Gib entournant la tête vers eux. Les petits painsde maïs qu’Edie a préparés sont en trainde cuire dans le four. Tout sera bientôt

prêt.Sitôt rétablie, Edie avait surpris tout

son monde en entamant une procédure dedivorce. Dans un premier temps, lepatriarche du ranch avait été fou de rage,puis comprenant qu’Edie ne reviendraitpas sur sa décision, il avait acceptél’idée que son mariage avait sombré.Edie n’avait pas exigé grand-chose dansle cadre de ce divorce. La liberté étaitsa véritable récompense.

Tyler avait été aussi surpris que lesautres par ce brusque revirementd’attitude chez sa mère. Ayant ressentidans sa chair les résultats del’interférence d’une tierce personne dansun mariage, il n’avait jamais faitpression sur Edie pour qu’elle demande

le divorce. Mais Rosalinda sentait bienque, malgré son désir de voir sa mèreenfin heureuse, une petite partie de luisouffrait de constater que ses parentsn’étaient plus un couple et qu’ils nes’aimaient plus.

Depuis un mois, Edie vivait avec euxau ranch Pine Ridge. Et, dans ce laps detemps, Rosalinda avait vu une femmefragile et timide se transformer sous sesyeux en une personne plus forte, plusépanouie. Chaque jour, les liens entre sabelle-mère et elle devenaient plus forts,plus profonds.

— Maman, dit Tyler en s’approchantde sa mère pour entourer ses épaulesfrêles de ses bras, veux-tu me fairecroire que Gib t’a autorisée à l’aider

dans la cuisine ?— Gib sait bien que je n’ai pas

l’intention de lui voler son travail,répondit Edie en riant.

— A vrai dire, je ne suis pas opposéau travail d’équipe, répliqua Gib, riant àson tour. En fait, c’est très agréable.

En voyant les sourires heureux desdeux hommes, Rosalinda se renditcompte à quel point leurs vies avaientchangé depuis le jour où elle était venueau ranch pour les questionner au sujet del’incendie. A présent, la grande maisonétait un vrai foyer, plein de rires etd’amour.

Elle aurait voulu que tout se passeaussi bien pour la famille de Tyler, auTexas. Les deux derniers mois, Tyler et

son père s’étaient parlé quelques fois autéléphone. Indéniablement, un gouffreimmense les séparait encore, mais aumoins, ils s’efforçaient de communiquer.C’était un début, l’amorce d’une volontémutuelle de rebâtir des liens entre eux.

L’avenir de Trent semblait plussombre. Il buvait chaque jour davantage,et Warren avait apparemment renoncé àtout espoir de ramener son fils dans ledroit chemin. Pour des raisonsprobablement strictement financières,DeeDee avait décidé qu’elle ne désiraitplus divorcer, et elle déployait tous sesartifices pour ramener Trent au foyerconjugal. Tyler ne voulait rien avoir àfaire avec son frère. Pas avant que celui-ci ait décidé qu’il désirait mener une vie

décente.Tyler et elle s’étaient rendus à Gallup

pour rendre visite aux Lightfoot, et toutela famille de Rosalinda avait promis devenir passer leurs prochaines vacancesau ranch. Rosalinda attendait cettegrande réunion familiale avecimpatience.

— Alors, que pensez-vous de toutecette neige, Edie ? s’enquit-elle, fixantle paysage blanc par les portes-fenêtresdu patio.

— C’est magnifique, répondit sabelle-mère. Et cela me fait penser queNoël approche à grands pas.

— Tu as raison, maman, dit Tyler ensouriant. Et nous allons organiser unefête géante. La famille de Rosalinda sera

là, et nous inviterons les Cantrell etquelques cow-boys du Chaparral, ainsique tous les hommes du Pine Ridge.

— Oh ! oui ! s’exclama Rosalinda, lesyeux brillants de joie. Ce sera trèsamusant. Avec un immense sapinétincelant de lumière et un somptueuxfestin.

— La famille et les amis, dit Tyler ense tournant vers elle pour lui offrir undoux sourire. C’est cela, l’esprit deNoël.

Rosalinda ne put s’empêcher deremarquer le voile de tristesse quivenait de passer dans le regard d’Edie.

— Tout cela semble merveilleux, dit-elle d’un ton mélancolique. Nousn’avons pas eu de telles fêtes, au

Rocking P., depuis que ton frère et toiétiez enfants. Mais vous êtes des jeunesmariés. Vous n’avez pas besoin qu’unebelle-mère vienne vous priver de votreintimité. Je suis déjà restée chez vousplus longtemps que je n’aurais dû. Il esttemps que m’installe une maison à moi.

— Ne parlez pas ainsi, la repritgentiment Rosalinda. Cette maison estimmense. Si Tyler et moi désirons nousretrouver seuls, nous trouveronsfacilement une cachette.

— Elle a raison, déclara Tyler enriant. Au pire, nous pourrons toujoursmonter nous réfugier dans la cabane.

Lisant l’incertitude dans les yeux de samère, il tendit la main pour effleurer sajoue d’une caresse, avant d’ajouter :

— Sérieusement, maman, nousadorerions te garder ici aussi longtempsque tu le désireras. Mais, si tu as besoind’avoir un lieu à toi, tu es libre de fairece choix. Et c’est une liberté que papane t’a jamais accordée.

— C’est vrai, reconnut-elle. Je n’aijamais eu droit à la parole, jusqu’à ceque Rosa et toi m’ayez donné la force dechanger mon destin.

— Alors ? insista Tyler. Vas-tu rester,et aider Gib à garder à l’œil tous lesbébés que Rosa et moi comptons mettreau monde ?

Edie contempla son fils et Rosalindatour à tour, et, soudain, des larmes debonheur montèrent à ses yeux.

— Je ne raterais cela pour rien au

monde.— A la bonne heure ! s’exclama Gib.

Et maintenant, femme, sortez ces petitspains du four. Il est l’heure de passer àtable.

Plus tard ce soir-là, après le délicieuxrepas, Rosalinda et Tyler étaient blottisensemble sur le sofa, le regard fixé surles flammes dans la cheminée.

— Je me sens bien, murmura-t-elle.Juste toi et moi, et la lueur du feu.

— Merci pour la chaleur de l’accueilque tu as réservé à ma mère, ma chérie,dit-il en déposant un baiser sur sa tempe.C’était très généreux de ta part del’inviter à vivre chez nous.

— Nous sommes une famille, rappela-t-elle avec un sourire ensommeillé. Et

nous le serons davantage encore après lanaissance de notre premier bébé.

Il se tourna vivement vers elle, leregard soudain brillant d’excitation, etdemanda dans un souffle :

— Essaies-tu de m’annoncer que tu esenceinte ?

— Pas encore, reconnut-elle,effleurant sa joue ferme d’une caresse.Es-tu déçu ?

Tyler l’attira sur ses genoux, et un riregrave, le son le plus sexy du monde,monta du fond de sa gorge.

— Pas du tout, répondit-il, posant seslèvres sur les siennes. Cela nous donneune bonne raison d’essayer encore. Etencore, et encore.

Elle rit doucement tout contre ses

lèvres, et il étouffa ce rire d’un baiser.

TITRE ORIGINAL : THE DEPUTY GETS HER MANTraduction française : EDOUARD DIAZ

© 2013, Stella Bagwell. © 2014, Harlequin S.A.

Tous droits réservés, y compris le droit dereproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sousquelque forme que ce soit. Ce livre est publié avecl’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A. Cetteœuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres,les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit lefruit de l’imagination de l’auteur, soit utilisés dans lecadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblanceavec des personnes réelles, vivantes ou décédées, desentreprises, des événements ou des lieux, serait unepure coïncidence. HARLEQUIN, ainsi que H et lelogo en forme de losange, appartiennent à HarlequinEnterprises Limited ou à ses filiales, et sont utiliséspar d’autres sous licence.

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