L'esthétique de la tendresse chez stendhal

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    Prepublication

    Lesthtique de la tendresse chez Stendhal

    Dans lHistoire de la peinture en Italie, les descriptions de tableaux visent rendre les sentiments exprims par les peintres qui touchent le spectateur. Dans un chapitre de la vie de Lonard de Vinci, Stendhal senthousiasme pour des uvres au muse de lErmitage et sarrte sur une Sainte Famille de Raphal en la contrastant avec une Madone de Lonard. Lexpression reste grave dans le souvenir du spectateur. Tout signifie lmoi les gestes, les regards, la position des corps , et la tendresse slve jusquau sublime :

    ct du tableau de Lonard, on trouvait lErmitage, en 1794, une Sainte Famille de Raphal, contraste clatant. Autant celle du peintre de Florence prsente de majest, de bonheur et de gaiet, autant celle de Raphal a de grce et de mlancolie touchante. Marie, figure de la premire jeunesse, offre limage la plus parfaite de la puret de cet ge. Elle est absorbe dans ses penses sa main gauche sest loigne insensiblement de son fils, quelle contenait sur ses genoux. Saint Joseph a les yeux fixs sur lenfant avec lexpression de la tristesse la plus profonde. Jsus se retourne vers sa mre, et jette sur saint Joseph un dernier regard avec ces yeux quil fut donn dexprimer au seul Raphal. Cest une de ces scnes dattendrissement silencieux que gotent quelquefois les mes tendres et pures que le ciel a voulu rapprocher un instant1.

    Bien avant dcrire ses romans, Stendhal a publi en 1817 lHistoire de la peinture en Italie, que le critique de lEdinburgh Review stigmatisait dans un compte rendu de la mme anne comme tant un exemple de flippancy, ou de dsinvolture. De tout temps, les critiques ont remarqu ce que, sans lavouer, lauteur devait Winckelmann, Mengs et Vasari. Mais on peut lire cet ouvrage comme une sorte de trait ou de thorie des passions, comme si le rcit des vies de Lonard et de Michel-Ange, les nombreuses remarques sur lart et la vie, sur lidal de la beaut et sur la littrature, et la description des tableaux quil admirait, avaient permis Stendhal de formuler sa pense sur lme humaine, telle quil lavait esquisse ds 1804 dans sa correspondance avec sa sur Pauline et avec ses amis. Il sagit dune esthtique de la tendresse qui est la base mme sur laquelle Stendhal construit non seulement son De lamour, mais aussi ses personnages romanesques, la mobilit de son style, et les analyses psychologiques qui caractrisent les rflexions des hros et hrones du Rouge et le Noir et de La Chartreuse de Parme, en prcdant, accompagnant ou suivant leurs actions. La critique dart pour Stendhal reprsente la fois son intrt pour les arts et le lieu o il labore les principes qui fonderont ses romans.

    Lopposition entre les mes sches et les mes tendres est un motif constant des lettres Pauline, lorsquil lui conseille dtudier les passions humaines et dtre attentive aux diffrences entre les passions, ltat des passions et les habitudes de lme2. Il faut observer le monde dans les salons, les comportements des gens, lire la bonne littrature et la bonne philosophie pour mieux se connatre et pour se rapprocher le plus possible du bonheur : ainsi Stendhal disserte auprs de sa sur. Les mes sches ne sont dordinairement sensibles qu deux passions, la vanit et lamour de largent3 . Les mes tendres, en revanche, apprennent analyser leurs propres sentiments : elles ont connu la tristesse, mais elles ne sy complaisent pas et tchent de ragir. Comment ? Un moyen sr est lironie sur soi-mme : Un enfant 1 Histoire de la peinture en Italie, d. Henri Martineau, Paris, Le Divan, 1929, t. I, p. 293.

    2 Voir Stendhal, Correspondance, t. I, d. Henri Martineau et V. del Litto, Paris, Gallimard, Bibl. de la

    Pliade , 1968, p. 118 (lettre Pauline Beyle, fin juin 1804). 3 Ibid., p. 116.

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    gt est dispos souffrir de tout ; un homme sage souffrir le moins possible, et, en ne soccupant pas de ses maux physiques, en prenant lhabitude de plaisanter de ses chagrins, il finit par en plaisanter avec lui-mme seul dans sa chambre, pendant que lenfant gt sanglote4. Mais il y a un autre moyen : le plaisir de lart, ce qui motive tout le grand opus de Stendhal, lHistoire de la peinture en Italie, o lauteur admet souvent avoir trouv dans les beaux arts la consolation de ses peines damour : Parlerai-je de la beaut ? Dirai-je quil en est, dans les arts, de la sublime beaut comme des beauts mortelles, dont lamour nous conduit aux beauts du marbre et des couleurs5 ? Ce va-et-vient entre lart et la vie, ce cycle de la beaut est le cycle mme des mes tendres quil cherche dans lHistoire de la peinture en Italie : Si jespre tre lu, cest par quelque me tendre, qui ouvrira le livre pour voir la vie de ce Raphal qui a fait la Madone alla Seggiola, ou de ce Corrge qui a fait la tte de la Madone alla Scodella6.

    Grce lexpression qui rvle ce que Stendhal appelle les nuances des passions dans la peinture, la tendresse relie la sensibilit du peintre qui sait saisir les passions humaines avec la sensibilit du lecteur-spectateur auquel il continue de sadresser :

    Ce lecteur unique, et que je voudrais unique dans tous les sens, achtera quelques estampes. Peu peu le nombre des tableaux qui lui plaisent saugmentera. Il aimera ce jeune homme genoux avec une tunique verte dans lAssomption de Raphal. Il aimera le religieux bndictin qui touche du piano dans le Concert du Giorgion. Il verra dans ce tableau le grand ridicule des mes tendres : Werther parlant des passions au froid Albert. Cher ami inconnu, et que jappelle cher parce que tu es inconnu, livre-toi aux arts avec confiance. []

    Peu peu ce lecteur distinguera les coles, il reconnatra les matres. Ses connaissances augmentent, il a de nouveaux plaisirs. Il naurait jamais cru que penser fit sentir ni moi non plus et je fus bien surpris quand, tudiant la peinture uniquement par ennui, je trouvai quelle portait un baume sur des chagrins cruels7.

    La tendresse comporte une ducation lart et la tendresse mme, selon le schma qui correspond ltude des passions que Stendhal recommandait Pauline : la ncessit danalyser ce qui se passe dans la tte et dans le cur au moment o les tres ressentent les passions. Stendhal est un cognitiviste ante litteram, et, contrairement lide dune fracture entre la raison et la sensibilit, typique dun certain romantisme, il croit au lien troit entre le sentiment et la pense. Lme tendre qui comprend que penser fait sentir, ne peut pas souscrire la grande tristesse chrtienne de Chateaubriand : Autant lharmonie des qualits et des mouvements est visible dans le reste de la nature, autant leur dsunion est frappante dans lhomme. Un choc perptuel existe entre son entendement et son dsir, entre sa raison et son cur [] son cur profite aux dpens de sa tte, et sa tte aux dpens de son cur8. Les consquences sont importantes pour dfinir la position de lcrivain dans le dbat romantique. Quoiquil soit un romantique forcen, le rvolt romantique dont parle souvent Michel Crouzet, Stendhal nest jamais allemand , mais, fascin par la littrature et la philosophie anglaise, il sloigne des philosophes que Mme de Stal commente et traduit dans De lAllemagne. Stendhal se mfie de Mme de Stal qui, comme il le dit Pauline, est toujours exagre , et il critique Schlegel exactement lpoque o il crit lHistoire de la peinture et correspond rgulirement avec son ami Louis Crozet :

    4 Stendhal, Correspondance, t. I, p. 165 (lettre Pauline Beyle, 29 octobre-16 novembre 1804).

    5 Histoire de la peinture en Italie, op. cit., p. 58.

    6 Ibid., p. 206. Je souligne.

    7 Ibid., p. 206-207. Je souligne.

    8 Ren de Chateaubriand, Essai sur les rvolutions. Gnie du Christianisme, Paris, Gallimard, Bibl. de la

    Pliade , 1978, p. 534.

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    Le systme romantique gt par le mystique Schlegel, triomphe tel quil est expliqu dans les vingt-cinq volumes de lEdinburgh Review et tel quil est pratiqu par Lord Ba--ronne (Lord Byron). Le Corsaire (trois chants) est un pome tel pour lexpression des passions fortes et tendres que lauteur est plac en ce genre immdiatement aprs Shakespeare. Le style est beau comme Racine9.

    Par la tendresse, Stendhal dveloppe sans contradiction, mais dans une sorte de contrappunto idal, une autre esthtique que celle de sa philosophie de linstant, du carpe diem, telle quon la voit explicite dans La Chartreuse non sans rfrence la tendresse , lors de la description du paysage sublime du lac de Cme et des sentiments de Gina qui le retrouve aprs son sjour Milan :

    Ctait avec ravissement que la comtesse retrouvait les souvenirs de sa premire jeunesse et les comparait ses sensations actuelles. Le lac de Cme, se disait-elle, nest point environn, comme le lac de Genve, de grandes pices de terre bien closes et cultives selon les meilleures mthodes, choses qui rappellent largent et la spculation... Au milieu de ces collines aux formes admirables et se prcipitant vers le lac par des pentes si singulires, je puis garder toutes les illusions des descriptions du Tasse et de lArioste. Tout est noble et tendre, tout parle damour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. [] lil tonn aperoit les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et leur austrit svre lui rappelle des malheurs de la vie ce quil en faut pour accrotre la volupt prsente. Limagination est touche par le son lointain de la cloche de quelque petit village cach sous les arbres : ces sons ports sur les eaux qui les adoucissent prennent une teinte de douce mlancolie et de rsignation, et semblent dire lhomme: La vie senfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se prsente, hte-toi de jouir10.

    Lesthtique de la tendresse est aussi une thique, une manire de vivre, de comprendre les valeurs de la vie, de penser au sentiment par excellence qui fait les passions tendres : lamour, ce sentiment quon connat et affine depuis le christianisme et les hros chrtiens des romans de chevalerie. Dans un chapitre de lHistoire, Rvolution du vingtime sicle , Stendhal signale une opposition importante dans son uvre, la diffrence entre les anciens et les modernes, entre les passions antiques et celles des modernes : Chez les anciens, aprs la fureur pour la patrie, un amour quil serait mme ridicule de nommer ; chez nous, quelquefois lamour, et tous les jours ce qui ressemble le plus lamour11. Lpoque moderne pour Stendhal est la Renaissance, mais aussi son temps, et mme le sicle venir, tel que lindique le titre du chapitre cit, mais bizarrement, comme cela apparat dans des remarques du Journal ou des Promenades dans Rome, il napprcie pas les artistes contemporains, ni Girodet, ni Delacroix : le seul contemporain quil aime est le sculpteur Canova, dont les sculptures savent exprimer les sentiments le plus subtils. Lidal de la beaut moderne nest pas fond sur des mesures, des proportions exactes, ni surtout sur le type de beaut de la statuaire antique. La sculpture est, pour ce critique moderne, infrieure la peinture car elle ne peut pas rendre la subtilit des sentiments diffrents et les nuances du sentir. La sculpture, art privilgi par les noclassiques, est condamne la force et beaut physiques ou lexpression de quelques passions fortes, marques par des gestes excessifs qui restent terniss dans le marbre. Stendhal nonce ironiquement les principes qui mettent en valeur les mouvements de lme tels quils apparaissent dans lexpression des yeux et des gestes agiles et rapides des corps habills :

    1. Un esprit extrmement vif. 2. Beaucoup de grce dans les traits.

    9 Correspondance, t. 1, p. 827-828 (lettre Louis Crozet, 2 octobre 1816).

    10 Stendhal, La Chartreuse de Parme. Romans et Nouvelles, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pliade , 1984, p. 45.

    Je souligne. 11

    Histoire de la peinture en Italie, op. cit., t. II, p. 170.

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    3. Lil tincelant, non pas du feu sombre des passions mais du feu de la saillie. Lexpression la plus vive des mouvements de lme est dans lil qui chappe la sculpture. Les yeux modernes seraient donc fort grands. 4. Beaucoup de gaiet. 5. Un fonds de sensibilit. 6. Une taille svelte, et surtout lair agile de la jeunesse12.

    Ces principes refusent le culte de lantiquit, la vision de la Grce chre Winckelmann, et mitigent lengouement romantique pour les passions sombres et violentes : leurs mise en uvre est imagine dans un autre chapitre du mme volume de lHistoire de la peinture o Stendhal se met, pour ainsi dire, dans la peau du peintre et indique les tapes de son travail dans la recherche de la beaut qui touche les modernes, les mes sensibles. Dans le chapitre CXXII de lHistoire de la peinture, Stendhal parle des toiles successives que lartiste doit composer pour arriver la beaut moderne. Avant tout, il copiera une des ttes classiques de lantiquit, Niob, Venus ou Pallas. Dans la toile suivante, il ajoutera ces figures divines lexpression dune sensibilit profonde . Pour le troisime tableau, il reprendra le modle antique et lui donnera lesprit le plus brillant et le plus tendu . Enfin, dans la quatrime toile, le peintre tchera de runir la sensibilit lesprit13. La tte antique subit la mtamorphose qui la rend moderne : elle naura plus lair de svrit, de douleur et de force de la Niob de Scopas (ou de Praxitle), mais se rapprochera de lHermione du Guide, ou de son Massacre des Innocents (1611), o chaque expression est diffrente et o chaque mre est saisie dans un mouvement particulier du corps et du visage. Largument de Stendhal pour dire la diffrence entre les anciens et les modernes se fonde sur lcart entre la force physique chez les uns et les nuances des passions chez les autres : plus il y a de sentiment, moins il y a de force, et mme le courage et la douleur prennent des colorations diffrentes. Combien de fois Stendhal senthousiasme devant les uvres de Guido Reni, devant ses ttes qui ne ressemblent nullement des statues antiques, ainsi que la figure de Cllia, dans la Chartreuse de Parme : Cllia Conti tait une jeune fille encore un peu trop svelte que lon pouvait comparer aux belles figures du Guide ; nous ne dissimulerons point que, suivant les donnes de la beaut grecque []14. Lidal moderne, chez les peintres de la Renaissance italienne que Stendhal admire, contraste avec un tableau de Giotto qui garde encore la simplicit et la svrit des uvres de lantiquit. Llve qui, dit Stendhal, surpassa son matre Cimabue, excelle exactement dans lexcution des ttes de vieillards, comme son Saint Jrme, si noble et svre. Nanmoins, mme si Stendhal na pas apprci ceux que plus tard dans le sicle on appellera les primitifs , il est loin dtre dogmatique, militant dans ses gots ; il peut osciller, changer davis15 , car il nexpose pas des ides prconues, mais il sent et il pense en regardant, et il ragit luvre et leffet quune uvre fait sur lui. Ainsi Giotto, en dpit des limites de lart de son sicle, peut parvenir peindre lexpression la plus sensible et adapte la circonstance : Aussi ses fresques dAssise arrtent-elles les yeux du savant comme de lignorant. Cest l que se trouve cet homme dvor par la soif, qui se prcipite vers une source quil dcouvre ses pieds. Raphal, le peintre de lexpression, naurait pas ajout celle de cette figure16. Lexpression rend visibles les sentiments qui animent les personnages reprsents ; la gamme des motions est vaste, et le peintre moderne, par la perspective et le clair-obscur, peut rendre la douleur, la joie, ltonnement, le soulagement, lespiglerie enfin les tats 12

    Ibid., p. 156. 13

    Ibid., p. 162. 14

    La Chartreuse de Parme, op. cit., p. 271. 15

    propos de Raphal par exemple, voir Philippe Berthier, Stendhal et ses peintres italiens, Genve, Droz, 1977. 16

    Histoire de la peinture en Italie, op. cit., t. I, p 99.

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    dme le plus varis qui traversent les tres. Raphal, Lonard et le Corrge sont les matres incontests, suprieurs aux anciens :

    Le Corrge a runi la grce de lexpression celle du style. Lonard, dont le style tait mlancolique et solennel (1), eut la grce de lexpression presque au mme point que le Corrge. Voyez, au palais Albani, cette Madone qui semble demander son fils une belle tige de lis avec laquelle il joue. Lenfant, enchant de sa fleur, semble la refuser sa mre, et se penche en arrire action charmante dans un jeune Dieu, et qui surpasse de bien loin tout ce que les bas-reliefs antiques de lducation de Jupiter par les nymphes du mont Ida offrent de plus gracieux17.

    Le paralllisme constant entre les anciens et les modernes appartient un thme important pour tous les contemporains de Stendhal, de Mme de Stal Chateaubriand et Benjamin Constant. Que se soit en politique, en culture ou en religion, ces auteurs ont insist sur la diffrence de sensibilit entre la Grce et la Rome antiques, et le monde chrtien. Le Gnie du christianisme consacre plusieurs chapitres la vritable substitution de sentiments opre par la religion chrtienne : la charit, inconnue dans lunivers froce davant le Christ, a pris la place de la vengeance. Pour ces raisons, selon lauteur, la Bible et la littrature chrtienne sont suprieures la posie de lantiquit. Il y a une beaut de la morale qui touche le religieux Chateaubriand, mais qui touche aussi lauteur de lHistoire de la peinture et ne fait quun avec lesthtique de la tendresse. Stendhal reconnat chez lauteur du Gnie la sensibilit chrtienne : en dcrivant dans une note Abraham bannit Agar (1658) du Guerchin, il fait lloge de celui quil a attaqu si souvent :

    Chef-duvre de Guerchin, Brera. On ne peut plus oublier les yeux rouges dAgar, qui regardent encore Abraham avec un reste desprance ce quil y a de plaisant dans le tableau du Guerchin, cest quAbraham, poussant Agar une mort horrible, ne manque pas de lui donner sa bndiction. M. de Chateaubriand a donc toute raison davancer que la religion chrtienne est une religion danglique douceur18.

    Baudelaire, qui poursuit, la fois dans sa critique dart et dans Les Fleurs du mal, la recherche du moderne entreprise par Stendhal et la situe non plus la Renaissance, mais dans le monde contemporain, urbain et industriel, a bien compris cette esthtique et thique de Stendhal. Au dbut du Salon de 1846, en rflchissant la fois sur le temprament du peintre et sur le travail du critique dart, il reprend le cycle de la sensibilit qui relie lartiste, le tableau et le spectateur-critique :

    Dsormais muni dun criterium certain, criterium tir de la nature, le critique doit accomplir son devoir avec passion ; car pour tre critique on nen est pas moins homme, et la passion rapproche les tempraments analogues et soulve la raison des hauteurs nouvelles. Stendhal a dit quelque part : La peinture nest que de morale construite ! Que vous entendiez ce mot de morale dans un sens plus ou moins libral, on en peut dire autant de tous les arts. Comme ils sont toujours le beau exprim par le sentiment, la passion et la rverie de chacun, cest--dire la varit dans lunit, ou les faces diverses de labsolu, la critique touche chaque instant la mtaphysique19.

    La peinture comme construction morale parle du sentiment si cher Stendhal : lesthtique est une thique, et la tendresse en gnral indique non seulement les motions 17

    Ibid., p. 296. 18

    Ibid., p. 135. Parmi les nombreuses attaques contre Chateaubriand, voir la clbre rponse Balzac en octobre 1840, o Stendhal dit que depuis 1802 le style de lcrivain lui parat ridicule et, il souligne, plein de petites faussets , cause de lexagration rhtorique et de la sensibilit excessive qui change le sentiment en sentimentalisme (Correspondance, t. III, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pliade , 1977, p. 395). Voir Philippe Berthier, Stendhal et Chateaubriand : essai sur les ambiguts dune antipathie, Genve, Droz, 1987. 19

    Charles Baudelaire, Salon de 1846, in uvres compltes, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pliade, 1976, 2 vol., t. II, p. 419. Je souligne.

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    pour ainsi dire suaves, mais tous les degrs de passion qui saisissent le cur et la tte des tres humains. Les termes de Baudelaire expression, sentiment, passion, rverie constituent le vocabulaire de la tendresse que Stendhal utilise dans son histoire et critique dart. La rverie aussi est importante dans lHistoire de la peinture, si lon pense ce chapitre sur Ghirlandajo, dont largument est dj proche des thmes baudelairiens :

    La magie des lointains, cette partie de la peinture qui attache les imaginations tendres, est peut-tre la principale cause de sa supriorit sur la sculpture [ Aprs les yeux , ajoute Stendhal en note]. Par l elle se rapproche de la musique, elle engage limagination finir ses tableaux et si, dans le premier abord, nous sommes plus frapps par les figures du premier plan cest des objets dont les dtails sont moiti cachs par lair que nous nous souvenons avec le plus de charme ils ont pris dans notre pense une teinte cleste. Le Poussin, par ses paysages, jette lme dans la rverie elle se croit transporte dans ces lointains si nobles, et y trouver ce bonheur qui nous fuit dans la ralit. Tel est le sentiment dont le Corrge a tir ses beauts20.

    Entre Stendhal et Baudelaire, il ny a pas le foss qui spare la croyance en limitation de la nature comme essence de la peinture et la foi la plus totale en limagination. Limitation de la nature concept qui revient souvent chez Stendhal nest pas la copie, ni du monde ni du modle, comme cela tait clair dans son expos sur toiles successives, mais limitation est, comme dans le cas du passage sur la magie des paysages lointains est, pour ainsi dire, imbue dimagination. Le terme mme dimitation signifie que le tableau doit tre intelligible pour toucher limagination du spectateur et Stendhal esquisse ce qui sera fondamentale chez Baudelaire : lide que la bonne peinture renonce aux dtails21. Baudelaire oppose lart de Delacroix et celui de Victor Hugo. Celui-ci ne sait pas mme sacrifier un grain dherbe, tandis que le premier, le peintre, lui est un vritable pote et capte le vif de son sujet : Lun commence par le dtail, lautre par lintelligence intime du sujet ; do il arrive que celui-ci nen prend que la peau, et que lautre en arrache les entrailles. Trop matriel, trop attentif aux superficies de la nature, M. Victor Hugo est devenu un peintre en posie ; Delacroix, toujours respectueux de son idal, est souvent, son insu, un pote en peinture22. Comme chez Baudelaire, dans lidal moderne de Stendhal, dans son got mme de lintelligible, on trouve deux manires de juger les dtails : les uns sont ornementaux, encombrants, ils offusquent limagination et la rverie ; les autres sont pleins dintensit expressive, ce que Stendhal appelle lart de passionner les dtails, triomphe des mes sublimes . Cet art, il le trouve par exemple dans une remarque du Macbeth sur les lieux frais que les hirondelles choisissent pour faire leur nid. Ce dtail qui a lair dune observation froide est le moyen par lequel Shakespeare fait jaillir de ces mots une motion intense : Et rien navertit lhomme de sa misre plus vivement, rien ne le jette dans une rverie plus profonde et plus sombre que ces paroles []23. La citation de Macbeth est suivie dun exemple pictural, la Sainte Ccile de Raphal, o, encore une fois, de simples objets dgagent le trouble de lme dans le ravissement de la vocation soudaine : Lorgue que tient sainte Ccile, elle la laiss tomber avec tant dabandon, surprise par les clestes concerts, que deux tuyaux se sont dtachs24. Lexpression est tout en art, dit Stendhal en parlant de Masaccio. On la vu, lexpression qui dit les sentiments rside dans les yeux, le visage, les gestes des personnages, et encore les objets, les dtails qui, loin davoir la froideur de la matire, ont la chaleur de la tendresse, de toutes ses nuances qui vont du sombre au gai, de lespiglerie la tristesse, de 20

    Histoire de la peinture en Italie, op. cit., t. I, p.181-182 21

    Ibid., p. 191. 22

    Baudelaire, Salon de 1846, op. cit., p. 432. 23

    Histoire de la peinture en Italie, op. cit., t. I, p. 201. 24

    Ibid., p. 202.

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    ltonnement la grce. Le matre absolu de lexpression est le Corrge : que lon pense cette Madone de lcuelle que Stendhal rappelait au dbut de son Histoire de la peinture, lorsquil invoquait son lecteur unique et sa capacit daimer le grand ridicule des mes tendres. Les personnages, la Vierge, saint Joseph, lenfant et les anges, sont disposs dans une mise en scne dynamique o les regards ne se dirigent pas dans la mme direction mais sont, pour ainsi dire, tout prs de se rencontrer. Disposition formidable qui oscille entre le contrapposto25 de leurs corps en torsion et la figura serpentinata qui runit par un mouvement agile leurs bras et leurs visages. Stendhal est critique dart : il dcrit les tableaux ou il fait des allusions et des commentaires qui lui permettent de dvelopper par -coups et par saccades sa thorie des motions et des expressions, o les tempraments et le caractre moral dont il parle dans les chapitres XCII et XCVI nont aucune rigidit fixiste, comme chez Lavater que Stendhal cite. Stendhal, lecteur de David Hume, ne sait que trop bien que les dispositions affectives changent selon les circonstances, se modulent selon la situation dans laquelle les sujets se trouvent. Ainsi linstant se conjugue ce qui est dans une dure plus longue, et le rel appelle sans cesse la rponse motive dans le punctum de lvnement, inattendu, frappant, tonnant dans la ligne serpentine de la vie. Tout le romanesque de cet crivain qui est pass par lart et par tous les arts de la musique, au thtre et la peinture , tout le style rapide et agile pour lequel il est unique senracine dans son esthtique de la tendresse esquisse dans ses uvres sur les arts. Les exemples tirs des romans seraient innombrables, mais il suffit de penser cette closion daffects qui mane de la mise en scne de la premire rencontre entre Mme de Rnal et Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir :

    Avec la vivacit et la grce qui lui taient naturelles quand elle tait loin des regards des hommes, Mme de Rnal sortait par la porte-fentre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperut prs de la porte dentre la figure dun jeune paysan presque encore enfant, extrmement ple et qui venait de pleurer. Il tait en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette. Le teint de ce petit paysan tait si blanc, ses yeux si doux, que lesprit un peu romanesque de Mme de Rnal eut dabord lide que ce pouvait tre une jeune fille dguise, qui venait demander quelque grce M. le maire. Elle eut piti de cette pauvre crature, arrte la porte dentre, et qui videmment nosait pas lever la main jusqu la sonnette. Mme de Rnal sapprocha, distraite un instant de lamer chagrin que lui donnait larrive du prcepteur. Julien tourn vers la porte, ne la voyait pas savancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout prs de loreille : Que voulez-vous ici, mon enfant ? Julien se tourna vivement, et frapp du regard si rempli de grce de Mme de Rnal, il oublia une partie de sa timidit. Bientt, tonn de sa beaut, il oublia tout, mme ce quil venait faire26.

    Les dispositions affectives de Mme de Rnal, sa vivacit, sa grce, sa pudeur, certes troubles par lamer chagrin qui lui donnait larrive du prcepteur , se colorent de tendresse la vue de cette jeune personne, non sans que lart de passionner les dtails intervienne pour rendre tendres des objets humbles, comme cette veste de ratine violette que Julien tient sous le bras. Comme dans le tableau du Corrge, au dbut de la scne les regards des personnages ne se croisent pas, jusqu ce que, touch par la douceur de la voix de la dame, Julien se tourne vivement. Ne pourrait-on dire que lcrivain a bien appris de son tude de la peinture lart de la mise en scne dynamique et expressive, lart de faire surgir les sentiments dans une mtamorphose digne de lexpressivit du clair-obscur, dans la construction dun contrapposto des mouvements du corps et de lme.

    25

    Le thoricien du contrapposto est le milanais Gian Paolo Lomazzo, peintre maniriste, que Stendhal cite dans sa bibliographie de lHistoire de la peinture en Italie. 26

    Le Rouge et le Noir, Romans et Nouvelles I, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pliade , 1952, p. 241-242.

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    Patrizia Lombardo (Universit de Genve; Centre Interfacultaire en Sciences Affectives)