6
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- L’État providence européen : leçons américaines Michel Dévoluy Beaucoup d’Européens s’interrogent sur l’avenir de leur système social. Un éclairage original et stimulant, mais pouvant susciter des controverses, est proposé dans un ouvrage écrit par deux économistes, professeurs à Harvard, Alberto Alesina et Edward L. Glaeser. Leur livre répond à une question majeure : pourquoi l’Etat providence est-il plus important en Europe qu’aux USA ? Nous proposons ici un compte rendu de ce travail : matière à réflexion alors que nous baignons dans la « réforme ». Deux économistes de renom international, Alberto Alesina et Edward L. Glaeser, ont cherché à comprendre pour quelles rai- sons l’Etat providence est plus présent en Europe occidentale qu’aux Etats-Unis, alors que les pays concernés ont des racines culturelles et religieuses compa- rables. La question est importante, surtout aujourd’hui, car elle nous interpelle sur les évolutions possibles, et souhaitables, du modèle social européen. Notre article propose un compte rendu de leur ouvrage traduit en français sous le titre « Combattre les inégalités et la pauvreté : Les Etats-Unis face à l’Europe » (Flammarion, 2006) 1 . L’ambition du livre est d’aller aux sources des différences entre les deux modèles. Il n’a pas pour propos d’analyser les impacts des politiques de redistribution sur le dynamisme économique et sur la croi- ssance. Il ne s’agit donc pas d’évaluer les coûts et les avantages de l’Etat providence. Après des observations liminaires sur les faits et les chiffres, Alesina et Glaeser montrent que la théorie économique pure explique très peu les écarts entre les politiques de redistribution aux USA et en Europe. Par contre, et ceci constitue l’essentiel de leur apport, ils montrent que la faiblesse de l’Etat providence en Amérique a deux causes fondamentales et de poids égal : la spécificité des institu- tions américaines et l’hétérogénéité de la population Outre-Atlantique. Ce deu- xième aspect est largement traité à travers la question raciale et ethnique aux Etats- Unis. Ce thème peut être épineux, 1 La version originale est “Fighting Poverty in the US and Europe -A world of difference” (Oxford University Press, 2004). d’autant qu’il n’a pas le même poids sémantique des deux côtés de l’océan. 1. Les faits et les chiffres L’état providence se façonne à partir de quatre grands types de politiques publiques : les mécanismes de redistribution (santé, revenus, famille, chômage, invalidité…) ; la progressivité du système fiscal ; les réglemen- tations du marché du travail ; la disponibilité des services publics. Des écarts importants Dans ces domaines, un ensemble de données, présentées dans le chapitre I (pp. 29-82), attestent des écarts importants entre les Etats-Unis et l’Europe. Nous traduisons l’essentiel en quelques lignes. En Europe, les dépenses des administrations publiques sont en moyenne 50 % plus élevées et les dépenses sociales publiques (vieillesse, famille, chômage, santé) sont pres- que deux fois plus fortes. Les réglementations du marché du travail favorisent les travailleurs européens (salaires minimum, horaires, congés, licenciements et retraites). La présence de services publics, plus forts en Europe, a plutôt pour vocation d’améliorer la situation des moins bien dotés. La charité privée, forme privée de la redistribution, est nettement plus importante aux USA. Des explications traditionnelles Face à ces différences, somme toute bien connues, on est habitué à des explications traditionnelles du faible rôle de l’Etat providence aux Etats-Unis. Nous pouvons retenir les principales : ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

L'État Providence Européen Leçons Américaines

Embed Size (px)

DESCRIPTION

economie social

Citation preview

  • ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Ltat providence europen : leons amricaines

    Michel Dvoluy

    Beaucoup dEuropens sinterrogent sur lavenir de leur systme social. Un clairage original et stimulant, mais pouvant susciter des controverses, est propos dans un ouvrage crit par deux conomistes, professeurs Harvard, Alberto Alesina et Edward L. Glaeser. Leur livre rpond une question majeure : pourquoi lEtat providence est-il plus important en Europe quaux USA ? Nous proposons ici un compte rendu de ce travail : matire rflexion alors que nous baignons dans la rforme .

    Deux conomistes de renom international, Alberto Alesina et Edward L. Glaeser, ont cherch comprendre pour quelles rai-sons lEtat providence est plus prsent en Europe occidentale quaux Etats-Unis, alors que les pays concerns ont des racines culturelles et religieuses compa-rables. La question est importante, surtout aujourdhui, car elle nous interpelle sur les volutions possibles, et souhaitables, du modle social europen.

    Notre article propose un compte rendu de leur ouvrage traduit en franais sous le titre Combattre les ingalits et la pauvret : Les Etats-Unis face lEurope (Flammarion, 2006)1.

    Lambition du livre est daller aux sources des diffrences entre les deux modles. Il na pas pour propos danalyser les impacts des politiques de redistribution sur le dynamisme conomique et sur la croi-ssance. Il ne sagit donc pas dvaluer les cots et les avantages de lEtat providence.

    Aprs des observations liminaires sur les faits et les chiffres, Alesina et Glaeser montrent que la thorie conomique pure explique trs peu les carts entre les politiques de redistribution aux USA et en Europe. Par contre, et ceci constitue lessentiel de leur apport, ils montrent que la faiblesse de lEtat providence en Amrique a deux causes fondamentales et de poids gal : la spcificit des institu-tions amricaines et lhtrognit de la population Outre-Atlantique. Ce deu-xime aspect est largement trait travers la question raciale et ethnique aux Etats-Unis. Ce thme peut tre pineux,

    1 La version originale est Fighting Poverty in the US and Europe -A world of difference (Oxford University Press, 2004).

    dautant quil na pas le mme poids smantique des deux cts de locan.

    1. Les faits et les chiffres

    Ltat providence se faonne partir de quatre grands types de politiques publiques : les mcanismes de redistribution (sant, revenus, famille, chmage, invalidit) ; la progressivit du systme fiscal ; les rglemen-tations du march du travail ; la disponibilit des services publics.

    Des carts importants

    Dans ces domaines, un ensemble de donnes, prsentes dans le chapitre I (pp. 29-82), attestent des carts importants entre les Etats-Unis et lEurope. Nous traduisons lessentiel en quelques lignes.

    En Europe, les dpenses des administrations publiques sont en moyenne 50 % plus leves et les dpenses sociales publiques (vieillesse, famille, chmage, sant) sont pres-que deux fois plus fortes.

    Les rglementations du march du travail favorisent les travailleurs europens (salaires minimum, horaires, congs, licenciements et retraites).

    La prsence de services publics, plus forts en Europe, a plutt pour vocation damliorer la situation des moins bien dots.

    La charit prive, forme prive de la redistribution, est nettement plus importante aux USA.

    Des explications traditionnelles

    Face ces diffrences, somme toute bien connues, on est habitu des explications traditionnelles du faible rle de lEtat providence aux Etats-Unis. Nous pouvons retenir les principales :

    ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

  • ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Le rle actif du protestantisme dans lido-logie de la russite, analys par le sociologue allemand Max Weber au tout dbut du 20e sicle.

    La culture du got du risque individuel qui poussa les premiers immigrants choisir le nouveau monde.

    Le rle de la forte mobilit gographique Outre-Atlantique qui rduit les demandes de redistribution.

    La mobilit sociale, dj souligne par Tocqueville en 1835, qui favorise un processus naturel dgalit des chances.

    Pauvret et redistribution

    Mais il convient de noter que la ralit ne correspond pas ncessairement aux ides reues. En particulier, la clbre fluidit sociale amricaine est dsormais entame. Pour les auteurs, les chiffres et les faits attestent que les Amricains les plus pau-vres semblent plus susceptibles de rester pauvres que leurs homologues Europens.

    Le World Value Survey effectu sur la priode 1983-1997 permet Alesina et Glaeser de complter le tableau grce des analyses sur limage de la pauvret selon les pays (pp. 271-318). Nous retenons ici quelques apprciations sail-lantes qui sont, par nature, des gnralisa-tions manier avec prcaution.

    Aux USA on admet plutt que les pauvres sont paresseux et peu dynamiques. A contrario on pense, en Europe, quils sont malchanceux et englus dans une situation dfavorable au dpart.

    Aux USA existe une forme de darwinisme social o les millionnaires sont la fine fleur dune civilisation concurrentielle. En Europe, les pauvres sont plutt les laisser pour compte dun systme capitaliste qui se caractrise par des antagonismes de classe.

    Le tableau suivant, tabli par les auteurs (p. 278) partir du World Value Survey permet de contraster les visions amricaines et europennes.

    Si on explique assez largement la pauvret par un refus de leffort, il semble normal quon sympathise moins avec lide de redistribution. On constate dailleurs, en prenant plusieurs pays, des corrlations

    statistiques positives fortes entre, dune part, lopinion dominante le revenu est dtermin par la chance et, dautre part, le niveau lev de redistribution. De mme, on retrouve une relation positive forte lorsque les auteurs corrlent lopinion dominante la pauvret est la faute de la socit et limportance de la redistribution.

    Au total, on observe des idologies diffrentes sur la redistribution et la pauvret de part et dautre de lAtlantique. Il sagit maintenant de scarter des ides gnrales et didentifier les sources profondes de ces diffrences.

    2. La faible pertinence des explications conomiques

    Nous rsumons ci-dessous les conclusions des deux auteurs documentes dans le chapitre II les explications conomiques (pp. 83-116).

    Deux hypothses sont souvent avances par les conomistes pour justifier une demande forte de redistribution dans une socit : une rpartition avant impt ingalitaire et des faibles perspectives dascension sociale. En se fondant sur des modles conomiques labors par Romer, Meltzer et Richards, Alesina et Glaeser considrent que ces deux explications ne sont pas pertinentes.

    Une autre approche sappuie sur lide que la redistribution permet damortir linstabilit des revenus lorsque des chocs externes fra-ppent une conomie. Mais cet argument de protection face aux chocs doit tre cart lpreuve des faits. On observe des volatilits de lactivit conomique comparables aux Etats-Unis et en Europe, et pourtant la redistribution est plus forte en Europe.

    ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Convictions des

    Personnes interroges :

    Etats-Unis

    Union europenne

    les pauvres sont pigs

    dans la pauvret

    29% 60%

    le revenu est dtermin

    par la chance

    30% 54%

    les pauvres sont

    paresseux

    60% 26%

  • ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    La rationalit conomique suggre galement que des cots levs de mise en uvre des programmes de redistri-bution devraient tre un frein au dveloppement de lEtat providence. Or ces cots sont plus bas aux Etats-Unis quen Europe, et nanmoins lEurope redistribue plus.

    Enfin, la mobilit gographique peut sanalyser comme une forme de substitution rationnelle la demande de redistribution. Selon cette logique, puis-que les amricains sont plus mobiles, ils ont moins besoin de redistribution que les europens. Cet argument semble perti-nent. Mais, pour Alesina et Glaeser, ce choix de la mobilit relve bien plus de la mentalit amricaine que dun arbitrage conomique rationnel entre dplacement physique et redistribution. L encore la logique purement conomique ne fourni-rait pas lexplication de fond : on doit plutt tre renvoy aux problmes des mentalits.

    3. Le rle des institutions politiques

    En 80 pages, et sur deux chapitres, sont abordes ce que les auteurs appellent les explications politiques des contenus de lEtat providence. Tous les thmes mis en avant privilgient la spcificit amricaine par rapport lEurope.

    Le systme lectoral

    La reprsentation proportionnelle tend prendre en compte lensemble des opinions et les minorits trouvent plus aisment une place. Appliqu au niveau dun pays, ce systme facilite la mise en place des programmes politiques axs sur les transferts sociaux. Inversement, la reprsentation majoritaire par circonscri-ption gographique favorise lopinion dominante et actionne le clientlisme local qui se dfie des politiques de redistribution. Au total, puisque la reprsentation proportionnelle nest pas dans la culture amricaine, les Etats-Unis sont moins distributifs.

    Les auteurs approfondissent ce point en remarquant que le basculement vers un systme proportionnel rsulte de moments de rupture (guerres, grves ou rvolutions) que les Etats-Unis ont moins connus que les Etats europens. A la faveur de ces ruptures, les minorits et les mouvements

    socialistes peuvent exiger des changements profonds du systme lectoral.

    Le systme fdral

    Depuis leur constitution en 1787, les Etats-Unis veulent viter le poids des impts et la prsence dun Lviathan surtaxeur . Ils sou-haitent un Etat central lger accompagn dune vraie dcentralisation vers les Etats fdrs. Ce type darchitecture ne favorise pas un Etat providence fort pour plusieurs raisons. Dabord, on considre que les prf-rences collectives dune juridiction politico-administrative dcentralise sont assez homognes et ne poussent pas la redistri-bution. Ensuite, la concurrence fiscale entre les juridictions dcentralises induit un nivellement par le bas en matire de redistri-bution. Enfin, les marges de manuvre, notamment dans le domaine social, des juridictions dcentralises sont limites ds lors que le systme fdral leur impose des rgles dquilibre budgtaire.

    En suivant ces analyses, on en dduit que le garant de lEtat providence devrait tre un Etat central puissant en matire sociale. Or, prcisment, les Etats-Unis limitent tradition-nellement laptitude de lEtat central taxer pour redistribuer.

    La sparation des pouvoirs

    Aux Etats-Unis, la Chambre des reprsentants et le Snat sont souvent de couleur politique diffrente. On a ainsi un contrepoids qui favorise le juste milieu. De plus, le Snat a historiquement le rle de prserver les droits des riches propritaires. Il fut dailleurs dcrit comme un club des millionnaires , surtout jusquau dbut du 20e sicle, quand il tait lu au suffrage indirect. Ce type de sparation des pouvoirs lamricaine ne favorise pas une forte volont de redistribution.

    Le rle de la cour suprme

    Le systme judiciaire amricain, et particulirement la Cour suprme, prennent en charge la dfense de la proprit prive contre toutes les forces qui tendent collectiviser les risques. Il sagit de combattre les distorsions de la concurrence, y compris quand elles proviennent des mouvements ouvriers ou syndicaux.

    La Cour suprme est ainsi devenue un frein aux politiques de redistribution. Elle examine la lgislation au regard des principes constitutionnels qui sanctuarisent la proprit et les principes de la libre concurrence. Elle traduit la dfiance vis--vis des prlvements

    ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

  • ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    obligatoires en vue de redistribuer une richesse lgitimement fonde sur la proprit prive.

    La place des partis socialistes

    Il existe une relation dialectique puissante entre la prsence des partis socialistes et le poids de lEtat providence. De plus, la forte proximit entre les syndicats ouvriers et les partis de gauche alimente la pre-ssion en faveur des politiques de redistribution. LEurope, o les partis de gauche ont t les moteurs des avances sociales et o les syndicats sont souvent politiss, est exemplaire cet gard. Les Etats-Unis sont dans une situation inverse. Les partis socialistes y sont peu prsents et les syndicats ouvriers se sont dvelopps lextrieur de la sphre politique. Alesina et Glaeser avancent trois raisons majeures au faible rle de la gauche amricaine.

    1. Limmensit, la diversit et lisolement du territoire nont pas favoris lunification du mouvement ouvrier. A contrario, en Europe les mouvements ouvriers sont ns de la rvolution industrielle et de lexode rural vers des villes trs densifies.

    2. Lhtrognit ethnique na pas favoris un mouvement de gauche unitaire. Les syndicats amricains prati-quaient eux mme la sgrgation et les entrepreneurs ont jou sur les rivalits ethniques pour briser les grves.

    3. Labsence de guerre sur le sol amricain, depuis la Guerre de scession en 1865, a conduit empcher la formation dune solidarit entre les mili-taires et le mouvement ouvrier. Larme a mme pu, dans certaines circonstances, jouer le rle de la police contre les ouvriers.

    Pour complter les explications sur la faiblesse des partis socialistes amricains, les auteurs ajoutent, pour le 20e sicle, la rivalit et la dfiance envers le systme sovitique.

    Lanciennet des institutions du nouveau monde

    Dans les annes 1890, la plupart des pays europens avaient une monarchie hrdi-taire et un droit de suffrage restreint, tandis que le nouveau monde connaissait la dmocratie et la plus moderne des Constitutions.

    Les institutions amricaines ont vieillie quand on les compare aux constitutions

    europennes de lancien monde. Les auteurs mettent en avant ce paradoxe pour souligner quil doit exister un lien entre des institutions amricaines, ges de plus de deux sicles, et la faible apptence des Etats-Unis pour lEtat providence. Ce sont ces institutions anci-ennes, labores par des possdants bien dcids limiter le rle de lEtat, qui ont combattu les mouvements des citoyens amricains rclamant plus de redistribution.

    4. Le poids de lhtrognit raciale et ethnique

    Le poids de lhtrognit raciale et ethnique sur la redistribution aux Etats-Unis compte autant que le rle des institutions. Ce thme est trait dans un long chapitre V La question raciale et la redistribution (pp. 199-270 . Alesina et Glaeser prennent dabord appui sur une vaste littrature attes-tant lexistence des antipathies raciales et ethniques. Ils se rfrent ensuite une littra-ture dmontrant le lien entre ces sentiments et lhostilit aux dpenses sociales (principales rfrences p. 200).

    Fragmentation ethnique et dpenses sociales

    Les auteurs construisent des indicateurs de fragmentation ethnique ; ils calculent en particulier des indices de fragmentation raciale, ethnique, linguistique et religieuse. On observe alors une diffrence nette entre les Etats-Unis et lEurope. Dans certains pays europens lhomognit ethnique et dou-ble dune homognit religieuse. Ainsi, 92 % des Sudois et 95 % des Danois sont luthriens.

    Une rgression, applique un grand nombre de pays dans le monde, montre une relation inverse entre la fragmentation eth-nique et les dpenses sociales (p.210). On retrouve la mme corrlation ngative entre la fragmentation linguistique et les dpenses sociales (p.212).

    Donnes internes aux Etats-Unis

    Limpact de lhtrognit ethnique sur lampleur des dpenses sociales se retrouve galement lintrieur des Etats-Unis. Les auteurs apprhendent cette question par trois voies dentre : les chiffres, les enqutes dopinion et lhistoire.

    Les chiffres - Les Etats du Sud, ethniquement plus diversifis, sont moins gnreux dans la rpartition que leurs homologues plus homognes du Nord. Lindicateur chiffr choisi pour le dmontrer (p. 219) est un

    ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

  • ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    critre daide sociale aux familles : lAFDC (Aid to families with dependent children).

    Les enqutes dopinion - Les donnes des enqutes dopinion montrent que les strotypes racistes jouent un rle central dans lopposition lEtat providence aux USA. Le General Social Survey (GSS) du National Opinion Research Center fait des enqutes depuis 1972 qui vont toutes dans ce sens. On note une animosit parti-culire vis--vis des Afro-amricains qui recevraient trop de lEtat providence. Cela se traduit par une relation inverse entre le pourcentage de la population noire et le soutien aux dpenses sociales dans les Etats fdrs (p.226).

    Toujours sur le terrain des enqutes dopinion, les auteurs reprennent, pour justifier leurs analyses, les travaux de Gilsen et Luttner2. On note en particulier que vivre proximit de rcipiendaires de prestations sociales accrot le soutien la redistribution quand ils appartiennent la race de la personne interroge, mais il le rduit quand ils appartiennent une autre race (p. 227). De plus, les noirs pauvres sont plus favorables la redistr-ibution que les blancs pauvres. En rsum, les donnes des sondages dopi-nion sont claires et fortes. Les relations interraciales constituent un lment cru-cial des prfrences individuelles sur les dpenses sociales, la redistribution et la lutte contre la pauvret. (p. 228).

    Lhistoire - Lhistoire des Etats-Unis apporte dautres lments la dmons-tration. Deux exemples prcis attestent le recours une politique raciale pour dtourner les amricains dun intrt posi-tif pour les questions de redistribution. Dans les annes 1890, les lites du Sud ont instrumentalis la haine des noirs pour viter toute avance sociale. Dans le mi-lieu des annes 1960, aprs que le New Deal, lanc en 1932, ait diffus ses impacts positifs sur lEtat providence, on observe une monte de la contestation de lEtat providence. Ce mouvement a t incarn par lascension du rpublicain Barry Goldwater. Llment dterminant de ce virement droite tait le poids des partisans de la sgrgation raciale dans les Etats du Sud. Cette volution a dailleurs

    2 M. Gilens Why American Hate Welfare : Race, Media and Policitics of Antipoverty (University of Chicago Press, 1999) et de E. Luttner Group loyalty and the taste for redistribution (Journal of Political Economy, 2001).

    t accentue par lampleur de la vague anticommuniste de lpoque.

    Le cas des Etats providences europens

    En Europe, contrairement aux Etats-Unis, les Etats ont uvr pour construire une collectivit homogne, parfois de manire violente. De ce fait, les adversaires de lEtat providence ont eu du mal diaboliser les pauvres en tant que membres dune minorit. Certes, les histoires nationales sont diff-rentes, mais elles ont toutes contribu faci-liter ladhsion aux mcanismes de redistri-bution. Plusieurs vecteurs ont t luvre pour appuyer la constitution des identits nationales : obir au gouvernement, accom-plir le service militaire et payer des impts. Les auteurs soulignent galement le rle actif des systmes scolaires centraliss des pays europens, alors quils sont dcentraliss aux Etats-Unis. Naturellement, les relations fortes, en Europe, entre les mouvements socialistes et la construction dun Etat providence doi-vent tre ici rappeles.

    Mais toute cette dynamique na pas empch les politiciens thme ethnique (p. 247) de cultiver les mfiances et les haines. Les dmagogues europens, crivent Alesina et Glaeser, se sont montrs aussi ardents exploiter le racisme que leurs homologues amricains. Mais, avec lhomognit euro-penne, ils ont gnralement trouv beau-coup moins de matire premire. (p. 246).

    Lantismitisme na pas t absent des freins lEtat providence. Il a particulirement jou lorsque les intellectuels juifs aux tendances socialisantes ont servi de repoussoir pour la droite afin de contrer les volonts distribu-tives de la gauche.

    Lexploitation de lhostilit envers les immigrs est un thme rcurrent dans les attaques contre lEtat providence. Largument est connu : souvent trs pauvres, ils bnficieraient dune redistribution trop gnreuse.

    La prsence en Europe des partis dextrme droite et des partis populistes montre bien que le racisme nest pas une spcificit aberrante des Amricains mais le rsultat naturel dune situation o des minorits sont exagrment pauvres et o des politiciens peuvent rpandre la haine contre elles pour se faire lire sur un programme antisocial (p. 264).

    Alsina et Glaeser concluent sur ce thme en mettant en garde les Europens. LEurope

    ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

  • ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    stant diversifie davantage, les Europens se sont montrs de plus en plus rceptifs la mme forme de dmagogie raciste et antisociale qui a si bien fonctionn au Etats-Unis. Nous verrons si le gnreux Etat providence europen pourra rellement survivre dans une socit htrogne. p. 270

    Conclusion

    Les analyses des professeurs Alesina et Glaeser sur les visions diffrentes de lEtat providence aux Etats-Unis et en Europe occidentale interpellent et, pourquoi le nier, drangent un peu. La large palette des explications offertes par les auteurs est un enrichissement par rapport certaines ides toutes faites. Mais la place donne aux idologies de la pauvret des deux cts de lAtlantique et le poids accord aux htrognits raciales et ethniques nous font entrer sur des terrains inconfor-tables. En effet, la mesure des diffrences raciales et ethniques posent de trs srieux problmes scientifiques et moraux. De plus, si lhtrognit ethnique explique la faiblesse de lEtat providence, cest la faiblesse de lEtat providence qui produit de lhtrognit sociale. Enfin, la frontire peut devenir floue entre deux visions a priori antagonistes : la diversit comme richesse et lhtrognit comme problme. Tout cela rappel, les questions lies lhtrognit des populations sont incontournables quand on aborde les problmes de rpartition et de solidarit collective.

    Ce livre est riche et complexe. Ecrit par deux amricains clairs, il serait do-mmage de le juger contresens des ambitions des auteurs. Alesina et Glaeser nous rappellent trs opportunment, en ce temps de mondialisation librale, que lEtat providence est une construction complexe, produit de lhistoire, des insti-tutions et de lexpression des besoins collectifs. La rforme nest pas une fin en soi. Et les analyses de deux brillants conomistes sur les spcificits amri-caines devraient nous rendre attentifs aux forces qui sont luvre dans les mouve-ments de dconstruction de lEtat providence.

    ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------