L'herméneutique de la maladie chez Nietzsche

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Lhermneutique de la maladie chez Nietzsche

Fernando Garca

I

Le lien entre la pense philosophique et la mdecine a une longue histoire. Dans les cultures anciennes , le savoir, la cure et le pouvoir impliquaient normalement un seul sujet. Avec lapparition de la figure du philosophe, la pratique du soin s'est trouve remise en question par un discours qui posait celle-ci comme objet mme de rflexion. On peut penser Heraclite et sa critique des mdecins, et au fait quil tablisse luimme son propre diagnostic et son propre soin. En effet, on peut situer avec Hraclite, le moment o la philosophie s'oppose la rationalit mdicale, justement en niant la ralit de l'opposition entre le bien et le mal. Cependant la mdecine antique postrieure prendra en compte sa notion d'harmonie d'opposs, comme nous pouvons l'observer dans Le Banquet de Platon (187a) quand le mdecin Eriximaque fait rfrence la thorie de la convergence du divergent avec soi mme, en faisant allusion Hraclite. Pendant l'antiquit classique, la philosophie deviendra, dans une certaine mesure, une thrapeutique de l'me (therapea tes psychs) et une prparation la mort. C'est justement travers des courants de pense comme lorphisme ou le pythagorisme quune nouvelle dimension du sujet par rapport la problmatique de la dualit corps me, se rvle dans la pense grecque. L'me devient dsormais le lieu essentiel du vrai fondement de la subjectivit humaine. Or, cest travers Socrate et Platon que ces perspectives se cristallisent dans une pense systmatique dans laquelle la vertu devient relative une disposition de l'me, entendue comme substance immortelle. De cette faon, le corps reste dplac comme matire infrieure, un objet inadquat pour la philosophie, puisque il n'est pas pertinent pour la connaissance de soi mme. Avec le corps, la vie matrielle devient, de la mme manire, une substance infrieure, au point dtre mprise comme un passage douloureux, un erreur ou une maladie. A ce propos,

il faut rappeler Socrate commandant d'immoler un coq Esculape, avant de mourir par la cigu. Avec le surgissement du christianisme et son universalisation dans le monde mditerranen, cette perspective s'est cristallise dans un mpris du corps, entendu comme cause du dsquilibre de l'me. La pense chrtienne prescrit donc une thrapeutique base sur l'abstinence et une inanition du corporel et du dsir, o le corps est un malheur qui doit tre neutralis par l'me. Dans ce sens, on peut alors observer la liaison troite quil y a entre une conception morale et transcendante de l'tre humain et certaines prdispositions envers le corps. En consquence, il faut rappeler que la philosophie est traverse par la ncessit de rendre compte de la symptomatologie dans la culture, ou bien comme le dit Deleuze: La philosophie toute entire est une symptomatologie et une smiologie.1 L'intention qui parcourt toute la pense de Nietzsche, est justement le retournement de toute cette conception spiritualiste et rationaliste de l'tre humain, depuis laquelle on a entendu que la vertu morale est avant tout une sant de l'me, c'est-dire, une me qui saffranchit de toute affection corporelle. Chez Nietzsche, nous trouverons la possibilit d'explorer tant une critique radicale de la notion prdominante de la sant en occident, quune mditation sur la charge existentielle que suppose la maladie, chez un philosophe qui a su, comme aucun autre, exprimenter et mditer en mme temps la souffrance et la maladie.

II

On peut donc lier cette conception contraire la vie et la volont, une sorte de maladie culturelle que lon appelle nihilisme. Cette prdisposition face au monde implique une faiblesse de l'esprit qui nie toute forme d'inscurit, de changement ou de non-sens dans le monde. Cette forme de scurit et de permanence ontologique est partage par la science, la religion et la mtaphysique et cr en consquence un homme qui trouve dans le fait de se vouloir, une faon de nier compltement une ralit troublante, de supprimer la diffrence en trouvant une homognit idale de sens.

1

Deleuze, G., Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 2007, p. 3.

Ainsi, cette prtention corriger le monde est celle qui renferme un caractre destructeur de la vie, ou comme le dit Paul Valadier : () tel est le nihilisme en tant que volont de se donner un monde rassurant, d'carter de la vie tout ce qui trouble, en un mot de tuer dans la vie ce qui fait la vie. Volont de mort ou de nant....2 Ce nihilisme ne consiste plus quen la manifestation dun idal asctique tel qu'il est interprt par Nietzsche comme le rsultat de () linstinct de protection et de sauvegarde dune vie dcadente, qui cherche se prserver par tous les moyens et lutte pour son existence.3 Ainsi, lidal asctique garde l'intrieur de lui-mme une contradiction puisquil rsulte dune lutte pour conserver la vie. La rponse la question de cette condition contradictoire est catgorique: () lhomme est plus malade, plus incertain, plus changeant, plus prcaire que tout autre animal, sans aucun doute. cest lui, entre tous, lanimal malade.4 Selon Nietzsche la religion et la mtaphysique sont les responsables de cette interprtation de la vie comme maladie et la cause d'avoir fait de l'homme un animal malade. La source de cette souffrance serait plutt l'incapacit se supporter lui-mme, Nietzsche exprime donc dans La Gnalogie de la Morale, que l'idal asctique offre un sens la souffrance, ainsi quun remde illusoire au sentiment le plus insupportable : l'absence de sens. Il offre donc une thrapeutique fonde sur la pauvret, l'humilit et la chastet, ce qui implique une espce de retournement de la vie contre elle-mme. Cet idal explique la souffrance de la vie par sa propre ncessit, puisque l'homme veut et cherche la souffrance. Selon Paul Valadier: La maladie est donc dsir de sens, et l'idal asctique tire sa force de conviction de l'aptitude donner sens une souffrance vivre qui, comme telle, n'a pas de sens, et donc est insupportable ().5

Quand la maladie a un sens, elle est plus facile supporter. De

cette faon, l'homme accueille nimporte quel sens plutt que de nen accueillir aucun. Comme le dit Nietzsche la fin de La Gnalogie de la Morale: lhomme prfre encore vouloir le nant plutt que de ne pas vouloir du tout6 (lieber will noch der Mensch das Nichts wollen, als nicht wollen). Il y a alors une volont de sens que Nietzsche appelle la volont de vrit tout prix ou raison tout prix. Cette recherche maladive est ne, selon lui, dans le rationalisme socratique: () jai reconnu en Socrate et en Platon des symptmes de dcadence, des2

Valadier, P., Maladie du sens et gai savoir, chez Nietzsche, Laval thologique et philosophique, vol. 52, n 2, 1996, p. 429. 3 Nietzsche, F., Gnalogie de la moral, uvres, s/d, Flammarion, 2000, p. 938. 4 Ibid. p. 938-9. 5 Valadier, P., Op. cit., p. 426-7. 6 Nietzsche, F., OP. cit., p. 973.

instruments de la dcomposition grecque, des pseudo-grecs, des antigrecs.7 Avec la dialectique socratique nous assistons la naissance d'un moyen de djouer les contradictions du sens, du contradictoire des apparences sensibles, et l'accs une vrit qui identifie la vertu avec la raison et le bonheur. Cette dialectique supposait dapporter une lumire l o il ny avait que des apptits obscurs, des instincts dangereux et des dfauts du corps. Cette moralit est considre par Nietzsche comme une des origines du nihilisme et comme maladie de la culture: Le moralisme des philosophes grecs depuis Platon est dtermin pathologiquement; de mme leur apprciation de la dialectique. 8 Selon Nietzsche, la lutte contre les instincts est une forme de dcadence, une nouvelle maladie, parce que: tant que la vie est ascendante, bonheur et instinct sont identiques. Cependant, cette maladie appele nihilisme, est autant le diagnostic que l'annonce de son dpassement. Rcuprer la sant dpendra de la capacit revitaliser le corps dans l'espace de rflexion, ce pour quoi il faut intervertir les rapports de domination entre l'me et le corps, c'est--dire, rcuprer la base instinctive de nos concepts.

Le corps est une grande raison, une multitude unanime, un tat de paix et de guerre, un troupeau et son berger. Cette petite raison que tu appelles ton esprit, mon frre, nest quun instrument de ton corps, et un bien petit instrument, un jouet de la grande raison. () Il y a plus de raison dans ton corps que dans lessence mme de ta sagesse9 . La re-signification du corps donnera un nouveau caractre la notion de vertu,

qui sera affirme par la volont de puissance. Le corps aura besoin d'tre interpell, d'tre interprt, il deviendra donc un texte qui sera entendu comme un symptme de la culture. En accord avec Blondel, Le texte a chez Nietzsche la charge, non de dsigner des signifis (), mais bien dtre le signifier du corps et de la vie comme mouvement et travail dinterprtation10, et un peu plus loin : La culture est le texte du corps, mais dj le corps lui-mme nest accessible que comme texte117

Nietzsche, F., Le Crspuscule des idoles, uvres, s/d, Flammarion, 2000, p. 1032.

8 9

Idid., p. 1036. Nietzsche, F., Ainsi parlait Zarathoustra, uvres, s/d, Flammarion, 2000, p. 348-9. 10 Blondel, Eric, Nietzsche, le corps et la culture: la philosophie comme gnalogie philologique, Paris, PUF, 1986, p. 43. 11 Ibid., p. 118.

Le corps qui se manifeste le plus sain ou le texte qui se montre le moins faux, sera celui qui cache ou simplifie le moins le chaos originaire, ce fond primordial, irrationnel, qui est irrductible au logos. Le corps le plus sain est celui qui peut manifester la force de cette ralit primordiale quest la volont de puissance. Chez Nietzsche, la maladie dans son sens ngatif peut tre entendue comme une forme passive du nihilisme, lequel nous installe dans le fantasme de l'autocontrle qui nie toute incertitude propos de nous-mmes. Un tel nihilisme nous a mis dans l'illusion d'un monde trop sr, d'un monde sans risque et sans indtermination. Aux yeux de Nietzsche, le nihilisme cristallis par le christianisme, cre une fausse certitude dans un au-del intelligible et produit un oubli de l'incertitude quimplique l'existence ainsi quune ngation de l'horreur du fait de devenir. Le nihilisme est donc constitutif de l'histoire et est, un certain degr, le "sens de l'histoire" parce quil est lacharnement donner sens la vie et constitue, en consquence, toute la pense mtaphysique. Lutter contre le nihilisme signifiera alors la fin de l'histoire de l'homme, qui sera initie par une transmutation des valeurs et la fin d'une conscience fonde sur le ressentiment. Dans ce dplacement ngateur qui facilite l'effondrement des vieilles valeurs asctiques, sannonce la naissance d'une nouvelle croyance, c'est pourquoi apparat un autre aspect du nihilisme, un aspect crateur ou positif. Tout cela signifie que pour abandonner la forme passive du nihilisme, il est ncessaire d'arriver un nihilisme extrme, cest--dire de ne pas accepter de croyance et avoir une volont destructrice de tout avoir-pour-vrai (fr wahr halten) puisque la mort de Dieu est, avant tout, la mort de l'ide de Dieu. Selon Nietzsche, il est ncessaire de se dbarrasser de toute croyance pour laisser l'esprit la possibilit de crer de nouvelles interprtations et de nouvelles valeurs:

Lhomme de croyance, le croyant de tout acabit est ncessairement un homme dpendant, -incapable de se poser lui-mme comme fin, qui, de lui-mme est absolument incapable de poser des fins. Le croyant ne sappartient pas lui-mme, il ne peut tre que moyen, il faut quil soit utilis, il a besoin de quelquun qui lutilise.12

12

Nietzsche, F., LAntichrist, uvres, s/d, Flammarion, 2000, p. 1186.

Il est donc ncessaire d'abandonner toute fixit dans la pense pour gnrer une nouvelle exprience du monde, ncessaire aussi de nier toute croyance institue par la culture et par des structures objectives donnes. Un tel travail ngateur n'est dj plus nihiliste dans un sens passif. Non seulement il dmasque le nant qui est la base des signifis et des valeurs, mais il cre aussi de nouvelles interprtations et de nouvelles structures de sens. La ncessit de cette restructuration tient au fait que toute vrit est une projection idologique de certaines formes de vie ou de socit qui ont besoin d'elle comme condition de conservation. Le nihilisme actif dtruit ces projections idologiques en crant, en mme temps, de nouvelles interprtations qui reprsentent de nouvelles conditions de conservation dune autre forme de vie .13 Cependant, pour que l'enfant qui symbolise le surhomme surgisse, il semble ncessaire dtre pass dabord par une sorte de maladie, on dirait donc que dans la maladie se trouve une "volont de sant". En accord avec Mara L. Bacarlett:

La maladie peut tre vue comme cette opportunit du corps et de l'esprit d'exprimenter un autre rythme vital, une autre normativit, parce que cest justement dans la maladie, dans l'incapacit, que le corps est contraint de dvelopper d'autres valeurs et d'autres normes d'action. 14

La maladie est la condition ncessaire pour vouloir la sant. Le pathologique est vu par Nietzsche comme une volont diffrentiante de la vie, l'volution n'est alors pas le trait dune plus forte adaptation mais au contraire le dveloppement d'une plus grande diffrenciation. La vie, de ce point de vue, perd le trait conservacioniste du darwinisme et adopte un caractre de dsagrgation dans lequel la maladie joue un rle diffrentiant, c'est--dire que la maladie est la source principale du changement, de la diffrenciation. Chez Nietzsche, il n'y a pas de manire univoque de parler de sant ou de maladie, puisque les deux ne sont pas des tats mais des faons d'exprimenter, des moments qui peuvent driver vers de nouvelles formes de maladie ou de sant. D'un autre ct, s'aventurer vers l'exprience de la souffrance peut tre considr comme un trait caractristique de ce que Nietzsche appelle "grande sant": c'est prcisment le signe13

Voir Vattimo, Gianni, Dilogo con Nietzsche, ensayos 1961-2000. Barcelona, Paids, 2002, p. 105-6. Bacarlett, Mara L., Friedrich Nietzsche, la vida, el cuerpo y la enfermedad. Mxico, UNAM, 2006, p.

14

181.Traduction de lauteur.

de la grande sant, cet excs qui donne l'esprit libre le privilge dangereux de pouvoir vivre dans la tentative et soffrir l'aventure: le privilge suprieur libre! . Ainsi l'explique Barbara Stiegler:15

de l'esprit

() au moment o Nietzsche rve dune grande politique qui gurisse dfinitivement le vivant de ses pathologies, il affirme aussi que la maladie est la condition de la vie la plus haute. Une vie qui ne prendrait pas le risque de la souffrance et de la maladie, dont les processus rparateurs compenseraient toujours les lsions, sans perte et sans reste, une vie qui serait incapable de tenter sur elle-mme lexprience de la souffrance, serait en ralit la forme la plus basse de vie car cest dans les maladies les plus graves que les plus puissants processus rparateurs prennent leur source. 16 De cette faon, on peut arriver une autre interprtation, certainement positive, de la maladie comme instance dans laquelle le corps dcouvre une volont de sant. ce point, on peut faire le lien entre des aspects de la pense de Nietzsche sur la problmatique gnrale de l'histoire et une exprience personnelle de la maladie comme possibilit hermneutique. Nietzsche s'est charg d'expliquer les liens entre sa tche philosophique et son exprience personnelle en tant quhomme continuellement affect par des maux et des douleurs, qui lui donnent la capacit dexprimenter un drame existentiel, travers lequel il a pu gnrer une interprtation particulire de la culture.

III

Il devient donc ncessaire d'tablir de quelle faon la maladie peut tre comprise comme une instance positive. Le point de vue fondamental travers lequel la maladie peut tre entendue comme quelque chose de positif, rside dans le fait de la postuler comme l'exprience de connaissance nous permettant d'arriver une autre sant. Cela suppose que la maladie na pas, a priori, dessence caractristique, mais que tout dpend de la manire dont elle est assume. Cela ne suppose pas de nier toute la15

Nietzsche, F., Menschliches, Allzumenschliches I, Werke IV 2, Berlin, De Gruyter & Co. 1967, p. 12. () welcher eben das Zeichen der grossen Gesundheit ist, jener berschuss, der dem freien Geiste das gefhrliche Vorrecht giebt, auf dem Versuch hin leben und sich dem Abenteuer anbieten zu drfen: das Meisterschafts-Vorrecht des freien Geistes! Traduction de lauteur. 16 Stiegler, B., Nietzsche et la biologie, Paris, PUF, 2001, p. 120, cite en Bacarlett, M., Op. Cit., p. 168.

souffrance quelle implique mais avant tout dinterprter en elle tout ce qu'elle comprend comme possibilit de changement vers une autre sant. C'est justement la grande sant qui ne nie pas la maladie, mais au contraire la favorise comme possibilit d'amlioration, d'exprience. Ainsi, il en va de mme avec la sant : une sant conservatrice peut supposer un caractre maladif, selon Mara L. Bacarlett: () une sant trop durable, conservatrice des mmes constantes, serait aussi pernicieuse que la pire des maladies, mais s'il en ressort que la sant est seulement un moment d'quilibre pour chercher d'autres rythmes vitaux, pour crer de nouvelles valeurs, alors nous sommes devant le type crateur et dynamique de la sant17

La grande sant suppose avant tout une attitude qui assume le risque dtre affecte par l'obstacle et de se dpasser elle-mme. Nietzsche ne croit pas que la douleur soit mieux, mais il est sr qu'elle nous approfondit, nous oblige laisser de ct toute confiance, toute bont d'me, tout juste milieu o, un autre moment, nous avons pu placer notre humanit. Selon Nietzsche Seule la grande douleur est lultime libratrice de lesprit, en ce quelle est le professeur du grand soupon.18 On arrive alors la conception nietzschene de la maladie et de la sant qui ne les comprend pas comme des phnomnes opposs, c'est--dire quil nie la diffrence essentielle des mondes de la sant et de la maladie, entendant celle-ci comme rsultant de la vieille opposition mtaphysique entre le bien et le mal. Du point de vue nietzschen il faudrait parler des diffrences internes qui existent dans le monde mme. Nietzsche reoit, un certain degr, l'influence du physiologue franais Claude Bernard et de sa conception du normal et du pathologique comme diffrents tats de la mme condition et non pas comme des entits opposes. Nietzsche crit en 1888:

Sant et maladie ne sont rien dessentiellement diffrent, comme le croyaient les mdecins dautrefois, et encore quelques praticiens daujourdhui. Il ne faut pas en faire des principes ou des entits distinctes qui se disputent lorganisme vivant et en

17 18

Bacarlett, M., Op. Cit., p. 207. traduction de lauteur. Nietzsche, Le gai savoir, Prface la seconde dition, 3. uvres, s/d, Flammarion, 2000, p. 39.

font son champ de Bataille. Ce sont l vieilles lunes et bavardages qui ne valent plus rien19 Ce fragment posthume de 1888 a t peut-tre la preuve principale de telles influences du physiologue franais, et montre Nietzsche comme un adepte de la thorie de l'homognit discute par Canguilhem: Nietzsche lui-mme emprunte Claude Bernard et prcisment lide que le pathologique est homogne au normal.20 Cette problmatique a gnr quelques malentendus car, dans le cas de Canguilhem, on a pens que Nietzsche tombait, comme Claude Bernard, dans un monisme fig qui entendait la sant et la maladie comme la mme substance quilibre, ce qui faisait tomber Nietzsche dans le dnomm dogme de l'homognit. Barbara Stiegler a discut cette opinion de Canguilhem en essayant de restituer le sens que prend la position de Bernard pour Nietzsche, lequel est entendu comme purement stratgique, ayant une fonction critique face au manichisme mdical. En accord avec Stiegler:

Affirmer que la maladie et la sant appartiennent au mme monde, tout en tant profondment autres, cest tre fidle Nietzsche et son projet gnalogique. Les malades et les sains, la maladie et la sant, appartiennent au mme monde et sont lis les uns aux autres par le jeu du temps. Cela nempche pas daffirmer leur foncire diffrence 21 Selon Canguilhem la sant et la maladie possdent diffrentes valeurs par rapport la vie, elles sont entendues comme les polarits d'un organisme qui choisi et exclu. De ce point de vue, c'est la vie qui choisit la sant et par consquent les valeurs physiologiques sont suprieures aux valeurs pathologiques. En contrepartie, chez Nietzsche, la maladie et la sant possdent une ncessit ontologique mutuelle, c'est-dire que la sant a besoin de la maladie pour rsoudre ses propres crises organiques et pour trouver les nouvelles structures qui amliorent la vie. Pour cela, on peut entendre que Nietzsche a besoin de postuler un autre concept face cette dualit : la "grande19

Nietzsche, F., Fragment posthume de 1888, cite en Stiegler, B., De Canguilhem Nietzsche : la normativit du vivant en Guillaume le Blanc (comp.) Lectures de Canguilhem. Le normal et le pathologique, Lyon, ENS, 2000, p. 88.20 21

Cite en Stiegler, B., Op. Cit., p. 88. Ibid., p. 89.

sant", qui rclame l'exprience de la maladie pour exprimenter de nouvelles possibilits. On peut affirmer que cette perspective de la maladie, si troitement associe la sant et entendue comme sa condition, rpond aussi la propre exprience hermneutique que Nietzsche a ralise partir de sa propre souffrance. Dans le fragment suivant d'Ecce Homo on peut observer la proximit de l'exprience de la maladie et de sa philosophie :

Un tre typiquement morbide ne peut pas devenir sain, encore moins recouvrer lui-mme la sant; inversement, pour un tre typiquement sain, la maladie peut mme tre un stimulant nergique de la vie, du surplus de vie. Cest ainsi que mapparat maintenant en fait cette longue priode de maladie: jai dcouvert pour ainsi dire de nouveau la vie, () je fis de ma volont de sant, de vivre, ma philosophie22 Ainsi, Nietzsche nassume pas la sant et la maladie comme une unit ontologique mais comme une dualit comprenant des moments diffrents du mme processus vital. Chacun de ces moments sera positif ou ngatif selon la faon dont ils seront assums. Dans le cas de Nietzsche, on peut comprendre comment un intellectuel qui fut continuellement soumis la souffrance, put trouver une utilit hermneutique la maladie, lui permettant dtablir des points de vue particuliers sur la culture, lhistoire et lexistence mme. Nous avons vu deux niveaux diffrents de cette dualit. Le premier, au niveau gnral de la culture en occident, dans laquelle le nihilisme assume un caractre maladif qui permet de projeter dautres interprtations de la culture dune faon plus vitale. En rvlant la place du corps dans la culture, on arrive une nouvelle conception de lhomme qui montre justement que la ngation de sa dimension corporelle, instinctive, impliquait un oubli maladif. Le deuxime niveau, subjectif et proprement existentiel, nous permet de redimensionner la maladie, en la comprenant comme un moment ncessaire du processus vital grce auquel sinventent de nouvelles formes de sant.

22

Nietzsche, F., Ecce Homo, uvres, s/d, Flammarion, 2000, p. 1211.

Bibliographie.

BACARLETT, Mara Luisa, Friedrich Nietzsche, la vida, el cuerpo y la enfermedad. Mxico, UNAM, 2006. BLONDEL, Eric, Nietzsche, le corps et la culture: la philosophie comme gnalogie philologique, Paris, PUF, 1986. DELEUZE, Gilles, Nietzsche et la philosophie, Paris, Puf, 2007. NIETZSCHE, F., Menschliches, Allzumenschliches I, Werke IV 2, Berlin, De Gruyter & Co. 1967. NIETZSCHE, Friedrich, uvres, s/d, Flammarion, 2000. STIEGLER, B., De Canguilhem Nietzsche : la normativit du vivant en Guillaume le Blanc (comp.) Lectures de Canguilhem. Le normal et le pathologique, Lyon, ENS, 2000, pp. 85-101. VALADIER, Paul, Maladie du sens et gai savoir, chez Nietzsche, Laval thologique et philosophique, vol. 52, n 2, 1996, p. 425-432. VATTIMO, Gianni, Dilogo con Nietzsche, ensayos 1961-2000. Barcelona, Paids, 2002.