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L'HIRONDELLE OUI FIT LE PRINTEMPS M. Maurice Cenecoix a écrit, sous le titre: l'Hirondelle qui iil le printemps, une suite de contes charmants, pleins de fraîcheur, à, Vintention de la jeunesse. Mais leur qualité litté- raire nous laisse à penser qu'ils sont de nature à intéresser nos lecteurs, quel que soit leur âge. I L'ÉCHARPE DE LAINE Il y avait une fois, Maminou, de pauvres soldats à la guerre. Ils avaient tout quitté de ce qu'ils aimaient plus qu'eux-mêmes : ceux de la ville, leur rue, son bruit de rue ; ceux des villages, leur clocher, leur rivière ; et aussi les êtres qu'ils aimaient, leurs parents, leurs femmes, leurs soeurs, et beaucoup leurs petits enfants. Ah ! comme ils regrettaient tout ce qu'ils avaient dû quitter, la douce vie heureuse de la paix, jusqu'au chien iidèle dans sa niche, jusqu'au chat endormi au soleil, sur la marche devant la maison, jusqu'à une petite fleur sur le papier de leur chambre à coucher. Maintenant, ils étaient à la guerre, dans une tranchée remplie de boue, sans maison et sans feu tant que duraient le jour et la nuit. Et justement, c'était bientôt l'hiver. Le ciel était triste et bas, couvert de vilains nuages gris d'où tombait sans arrêt

L'HIRONDELLE OUI FIT LE PRINTEMPS...2016/11/07  · Le vaguemestre cependant remontait dans la petite voi ture et disait à son compagnon : — Voilà une très bonne matinée. Fouette,

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Page 1: L'HIRONDELLE OUI FIT LE PRINTEMPS...2016/11/07  · Le vaguemestre cependant remontait dans la petite voi ture et disait à son compagnon : — Voilà une très bonne matinée. Fouette,

L'HIRONDELLE

OUI FIT LE PRINTEMPS

M. Maurice Cenecoix a écrit, sous le titre: l'Hirondelle qui iil le printemps, une suite de contes charmants, pleins de fraîcheur, à, Vintention de la jeunesse. Mais leur qualité litté­raire nous laisse à penser qu'ils sont de nature à intéresser nos lecteurs, quel que soit leur âge.

I

L'ÉCHARPE DE LAINE

Il y avait une fois, Maminou, de pauvres soldats à la guerre. Ils avaient tout quitté de ce qu'ils aimaient plus qu'eux-mêmes : ceux de la ville, leur rue, son bruit de rue ; ceux des villages, leur clocher, leur rivière ; et aussi les êtres qu'ils aimaient, leurs parents, leurs femmes, leurs sœurs, et beaucoup leurs petits enfants.

Ah ! comme ils regrettaient tout ce qu'ils avaient dû quitter, la douce vie heureuse de la paix, jusqu'au chien iidèle dans sa niche, jusqu'au chat endormi au soleil, sur la marche devant la maison, jusqu'à une petite fleur sur le papier de leur chambre à coucher. Maintenant, ils étaient à la guerre, dans une tranchée remplie de boue, sans maison et sans feu tant que duraient le jour et la nuit.

Et justement, c'était bientôt l'hiver. Le ciel était triste et bas, couvert de vilains nuages gris d'où tombait sans arrêt

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une pluie fine, serrée, très froide. Et cette pluie, peu à peu, traversait les vêtements des malheureux soldats et se glissait jusqu'à leur peau, dégoulinait de leur képi, filait en rigoles dans leur cou, passait par-dessus leurs souliers. Ils grelot­taient sans pouvoir se réchauffer; leurs mains étaient tout engourdies, leur nez rouge, et ils toussaient lamentablement sous la pluie qui tombait toujours.

Quand ils étaient partis pour la guerre, on était encore en été. Ils n'avaient emporté dans leur sac qu'une ou deux chemises de rechange et quelques paires de chaussettes : fil ou coton, laine mince tout au plus. Et, d'ailleurs, ils avaient tant marché que leurs chaussettes s'étaient percées dans leurs souliers. E t leurs souliers eux-mêmes, — tant ils avaient marché sur les routes et par les champs, — avaient usé leurs clous et s'étaient percés aussi.

On les ramena un jour dans un village abandonné par ses habitants. Le canon avait démoli les maisons, crevé leurs toits, abattu leurs murs : c'était très triste, c'était la guerre. De loin en loin, une maison était restée debout, coupée en deux du haut en bas ; et l'on voyait l'intérieur d'une chambre avec ses meubles encore à leur place, des photographies sur le mur et, sur la cheminée, un petit vase bleu, si fragile, qui n'avait pas été cassé : et c'était encore plus triste.

Les soldats s'installèrent comme ils purent, dans des granges à moitié démolies. Il y faisait aussi froid que dehprs. Us y trouvèrent pourtant un peu de paille pour s'asseoir et pour se coucher. Cette paille était mouillée, mais c'était quand même un peu mieux que la boue de la tranchée. Et comme ils étaient jeunes, et très gais malgré leur misère, ils chantèrent des chansons ensemble et jouèrent aux cartes sur la paille. Le soir tomba, et ils n'eurent plus envie de jouer ni de chanter. Étendus sur la paille, ils se mirent à rêver. Ils songeaient à leur maison, à leurs parents. Ils les sentaient loin, loin d'eux. Et leur cœur était plein de ten­dresse et de chagrin.

Le lendemain matin, il y avait un peu de soleil. Quelques moineaux pépiaient sur les toits. C'était à peine si l'on entendait le grondement du canon, là-bas.

Et voici qu'une petite voiture apparut au bout du village,

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avec deux soldats sur le siège : un qui tenait les guides, et un deuxième, à la figure réjouie, qui se frottait les mains et qui disait à son compagnon :

— Je suis rudement content pour nos pauvres camarades. C'est de la joie que nous leur apportons, plein la voiture.

Devant la porte de la première grange, il sauta lestement à terre et se mit à crier à pleine voix :

— Vaguemestre ! Vaguemestre ! On aurait dit un mot sorcier. La grange se mit à bour­

donner, tous les soldats se pressèrent à la porte, sortirent en un clin d'œil comme des abeilles de leur ruche. C'est que « vaguemestre », Maminou, ça veut dire « facteur des sol­dats ». Tu comprends pourquoi, à présent, ce mot-là est un mot sorcier. Quand des soldats l'entendent n'importe où, ils se dressent et se précipitent, exactement comme ils le fai­saient, ce matin-là, dans la rue du village démoli.

Et ils tendaient leurs mains vers le gros sac du vague­mestre, tout débordant de lettres et de cartes pour l'armée, avec de petits drapeaux dessinés dessus, en couleurs.

— Dubois ! Bertrand ! Deschamps ! appelait le vague­mestre.

Il lisait les adresses, et chaque soldat réclamait sa lettre ou sa carte. Il y en avait beaucoup, presque pour tout le monde. Mais certains demandaient quand même :

— Est-ce que c'est tout ? — C'est tout pour la correspondance, dit le vaguemestre

à la figure réjouie. Mais... Et il levait son doigt en l'air, répétant « mais... a et encore

« mais... », avec l'air de laisser supposer une surprise, une très grosse et heureuse surprise.

— Qu'est-ce que c'est ? demandaient les soldats. Le conducteur de la voiture avait plongé derrière son

siège et fourgonnait à l'intérieur. Quand il se releva, il avait un paquet dans les mains, bien embobiné de toile, rond et blanc comme un gros œuf. Il le fit passer au vaguemestre ; et celui-ci, ayant lu les mots écrits dessus, appela solen­nellement :

— Martin, Jules ! — Présent ! dit un des soldats. Sa voix tremblait un peu ; il était tout interloqué. Il

TOME LVU. 1940. H

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regardait ce blanc paquet de toile que le vaguemestre lui tendait. Et il balbutiait :

— C'est pour moi ? C'est venu pour moi par la poste ? Il faut te dire, Maminou, que jamais, jamais encore,

depuis le commencement de la guerre, aucun de ces soldats n'avait reçu de sa famille autre chose que des lettres ou des cartes. Et c'est pourquoi le soldat Jules Martin regardait avec stupéfaction ce paquet arrivé pour lui. Il osait à peine le prendre, il se méfiait, il croyait presque à une farce.

— Eh ! décideHoi ! dit le vaguemestre. Il était de plus en plus réjoui. Déjà son compagnon lui

passait de nouveaux paquets ; et il appelait de sa voix sonore, l'un après l'autre en ribambelle, des noms et des noms de soldats :

— Couturier ! Champilou ! Pinson ! Dépêchez-vous, il y en a plein la voiture ! Noël, Dupré, Lefaucheur ! Dépêche-toi, toi aussi, là-haut ! Joubert ! Morin ! Tessier ! Desfontaines !

E t le soldat de la voiture lui faisait passer des paquets, encore et encore des paquets, ronds et blancs, se baissant et fourgonnant, se relevant les bras chargés. Le vaguemestre n'avait pas menti, la voiture en était pleine.

Pendant ce temps, avec la pointe de leur couteau, les soldats défaisaient les coutures. Ils ne riaient plus, ils sou­riaient seulement. Car la joie qui était en eux était si grande qu'elle était presque grave : ils n'auraient plus osé rire trop haut.

Déjà beaucoup d'entre eux avaient pu lire la lettre de leur famille, et ils avaient compris, en la lisant, quelle belle chose venait d'arriver : c'est qu'on avait permis à ceux qui étaient restés, loin en arrière dans les villes et les villages, aux mamans, aux papas, aux femmes, d'envoyer à leurs chers soldats non plus seulement de leurs nouvelles, non plus seulement des mots de tendresse, mais aussi des choses de gâterie, des passe-montagnes pour couvrir leurs oreilles, des cache-nez pour empêcher la pluie de dégouliner dans leur cou, de bonnes chaussettes toutes neuves, en laine épaisse, pour leur tenir les pieds bien chauds ; et encore des friandises, des cigarettes, du chocolat, des pastilles contre le rhume.

Et maintenant, toutes ces bonnes choses, toutes ces choses utiles et douces, ils les tenaient entre leurs mains, ils les

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touchaient : la laine moelleuse et chaude tricotée dans leur maison, le beau gâteau doré cuit dans le four de leur cuisine. E t ils songeaient que toutes ces choses, leurs parents les avaient touchées comme eux, pensant à eux très fort à travers la distance. Et ils s'en allaient doucement, silencieux, le visage grave et heureux.

Le vaguemestre cependant remontait dans la petite voi­ture et disait à son compagnon :

— Voilà une très bonne matinée. Fouette, cocher ! C'était un brave homme, ce vaguemestre. Il se frottait

les mains plus que jamais, comme un brave homme tout à fait enchanté, heureux du réconfort qu'il avait apporté aux soldats. Mais, au moment où le cheval tournait, il aperçut dans la rue du village trois soldats aux mains vides, aux yeux tristes. C'étaient les seuls. Tous les autres, un à un, venaient de rentrer dans les granges, emportant leurs trésors pour les examiner plus tranquillement, en détail. Mais ces trois-là, parce qu'ils n'avaient rien, étaient restés au milieu de la rue, les mains vides et les yeux tristes.

— Allons ! soupira le vaguemestre. Il faut partir. Pauvre Roger ! Pauvre Leblond ! Pauvre Maréchal ! En voilà qui n'ont pas de chance. Ça n'est pas juste.

Et il soupira de nouveau, car il manquait quelque chose à sa joie.

Les trois soldats, à pas lents, s'acheminèrent vers leur grange. Mais ils n'y entrèrent pas et s'assirent par terre, sur le seuil. Le bonheur de leurs camarades leur faisait mal : ils n'en étaient pas jaloux ; ils avaient seulement le cœur gros.

Comme l'avait dit le vaguemestre, c'étaient Roger, Leblond et Maréchal. Et il était bien vrai qu'ils n'avaient pas de chance. Le premier, Roger, était un enfant trouvé, il était tout seul au monde. Leblond, lui, avait une famille, mais ses parents, sa femme et son petit garçon étaient restés dans un village que l'ennemi avait envahi, et il ne savait pas ce qu'ils avaient pu devenir. Le troisième, Maréchal, avait seulement une petite fille. Quand il était parti pour la guerre, il l'avait confiée à une voisine très vieille, presque aveugle : car sa petite fille n'avait plus de maman, le pauvre Maréchal était veuf.

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Et Roger, l'enfant trouvé, secoua la tête et dit, le premier : — C'est dur. Qui m'écrira jamais, à moi ? Qui m'enverra

des lainages chauds, des cigarettes et des bonbons ? Personne. — A moi non plus, dit tristement Leblond. — A moi non plus, dit Maréchal. Et Leblond, pensant à son pays envahi par les ennemis,

à sa famille perdue, là-bas, prit la main de Maréchal en lui disant avec bonté :

— Toi, encore, Maréchal, tu peux te dire que ta petite fille est tranquille, dans un pays qui est encore chez nous, derrière nous et nos fusils. Quand tu te bats, c'est pour la défendre.

— C'est vrai, dit Maréchal, je devrais être moins malheu­reux. Ah ! si je recevais seulement une lettre, rien qu'une lettre ! Mais elle est trop petite pour écrire, elle ne sait pas ; tout juste lire un petit peu.

— Elle a quel âge ? demanda Roger. — Six ans, répondit Maréchal. Et il se mit, car son cœur débordait, à parler de sa

petite fille tant aimée. Il dit combien elle était jolie, intel­ligente et affectueuse. C'était exprès que le soldat Roger, l'enfant trouvé, avait demandé à Maréchal quel âge avait sa petite fille. Il le savait depuis longtemps, il n'avait posé sa question que pour amener leur camarade à parler de sa chérie.

Maréchal était un grand gaillard, un paysan aux larges épaules, aux longues moustaches noires et tombantes, aux gros sourcils. Dans le combat, les soldats ennemis qui se trouvaient en face de lui ne devaient pas être à leur aise. Mais lorsque ce grand Maréchal parlait de sa petite fille, on n'aurait pas pu voir des yeux plus doux, plus tendres, un sourire plus beau que les siens. Roger et Leblond le savaient, et ils aimaient écouter Maréchal. Leur peine les avait rap­prochés, ils étaient toujours ensemble.

Et Maréchal, une fois de plus, leur parlait de sa petite Jacqueline. « Intelligente ? Ah ! je crois bien ! Mais comment voulez-vous qu'elle devienne savante, à présent ? »

— Il faut vous dire, poursuivait Maréchal, que là où nous demeurons, c'est un hameau perdu dans le Causse, trois ou quatre maisons avec leurs bergeries, tout autour rien que pierrailles et^herbe sèche, du grand vent douze mois de l'année

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et beaucoup de neige l'hiver. L'école est à trois kilomètres. L'année passée, quand il ne faisait pas trop mauvais, je juchais ma Jacqueline, dans un panier, sur le devant de ma bicyclette, et je la conduisais à l'école. C'est comme ça qu'elle a appris ses lettres ; elle était toujours la première. Et, le soir, en deux coups de pédales, je retournais vite la chercher et je la ramenais chez nous.

Il rêvait, un moment, auprès de ses deux camarades. Ses yeux regardaient au loin, sans voir les maisons du village que le canon avait démolies. Et il avait ce beau sourire que Leblond et Roger aimaient tant. Puis il disait, revenant à son idée :

— La mamette qui s'occupe d'elle ne peut pas la conduire à l'école, ni lui apprendre à la maison. Elle s'est usé les yeux à filer. D'ailleurs, elle ne sait pas écrire.

— Qu'est-ce que c'est, une mamette ? demandait le sol­dat Roger.

— C'est une grand-mère. Toutes les vieilles femmes, chez nous, sont desmamettes. Mais celle-là est si vieille, si vieille !...

— Et les gens des autres maisons ? faisait remarquer Leblond.

— Ce ne sont pas de méchantes gens ; mais ils ont leur besogne chez eux, ils s'occupent de leurs moutons.

— Est-ce que Jacqueline a des moutons, Maréchal ? — Les nôtres, il a fallu les vendre, car j 'étais seul pour

les soigner. J'en avais trente. La mamette a juste deux brebis, une blanche, une noire, pour le lait et la laine.

Et il se reprenait à rêver, il murmurait en grand tourment : — Si elle allait tomber malade !... Leblond, songeant aux siens, se tourmentait comme

Maréchal. Et Roger, l'enfant trouvé, se disait que, malgré la peine, ce devait être quand même une douceur de se tour­menter comme eux.

* * *

Or, le lendemain, à la même heure, le vaguemestre revint au village. Il distribua de nouvelles lettres. Et quand il eut presque fini, il appela tout à coup :

— Maréchal ! — C'est bien toi, dirent Leblond et Roger.

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— Maréchal ! répéta le vaguemestre. Une lettre pour toi, Maréchal.

Il n 'y avait plus à douter. Le cœur battant , le grand soldat fit un pas en avant et prit la lettre que le vaguemestre lui tendait.

— Tu vois, tu vois, dit le vaguemestre. Ton tour a fini par venir.

Maréchal déchira l'enveloppe. C'était une drôle d'écri­ture que l'écriture de cette lettre-là. Il la regardait sans comprendre, le cœur battant toujours très fort sous sa capote de soldat : lettres droites, lettres penchées, lettres toutes maigres, lettres à gros ventre, sûr que c'était une drôle d'écriture. Mais toutes ces lettres mises bout à bout réussissaient quand même à faire des mots. Et soudain, ce fut comme si ces mots sautaient ensemble aux yeux de Maré­chal. Il comprit tout dans un éclair, et il lui sembla qu'une main, une douce main de petite fille, se posait sur son cœur qui battait et l'apaisait de sa caresse.

Oui, c'était bien Jacqueline qui écrivait à son papa. Elle avait appris peu à peu sur son livre de lecture, s'appliquant à dessiner chaque lettre, la langue tirée, ses boucles brunes lui retombant devant le front. Elle avait appris toute seule, soutenue par l'immense amour qu'elle avait pour son papa. Elle pensait à lui tout le temps, du matin à son réveil jusqu'à l'heure où elle s'endormait. Elle ne vivait que pour attendre le jour où finirait la guerre et où ils seraient réunis.

C'est même ce qu'elle lui écrivait, vois-tu : « Je pense à toi, je voudrais que la guerre soit finie, que tu sois là, près de moi pour toujours. » Je ne dis pas que c'étaient les mots justes, mais c'était bien le sens, Maminou, exactement.

Tu penses si le grand Maréchal fut ému ! Et fier aussi ! Son premier mouvement fut de montrer la lettre de Jacque­line à ses amis Leblond et Roger. Et puis, songeant que cela leur ferait peut-être de la peine, il décida de ne leur en rien dire. Mais sa joie se voyait malgré lui, si transparente que Leblond et Roger en devinèrent la raison :

— Cette lettre que tu as reçue, elle était de ta petite fille ? — Oui, avoua le grand Maréchal.

E t ses amis eurent l'air si content qu'il partagea sa joie avec eux et leur montra la lettre de Jacqueline.

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Le même soir, dans un coin de la grange, à la lumière d'une chandelle, il lui écrivit une réponse. Il s'appliquait tant qu'il pouvait, mais sa réponse était si longue qu'il se disait en l'écrivant que c'était trop pour une première fois, que Jacqueline ne pourrait jamais tout lire.

Seulement, voilà : c'était plus fort que lui. Depuis le temps qu'il se privait, qu'il refoulait au fond de son cœur toute cette tendresse, tous ces élans d'un papa qui adore sa petite fille, il avait une revanche à prendre. Et son crayon courait, galopait sur le papier, et il changeait de feuille, et son crayon galopait toujours. Tant qu'à la fin la chandelle brûla tout entière, et que la mèche grésilla, et que la flamme pencha et dansota comme pour dire : « Moi, j 'en ai assez, je vais m'éteindre. » Maréchal eut tout juste le temps de signer sa lettre. La flamme se coucha, s'éteignit ; il n'y eut plus qu'un petit point rouge qui s'éteignit à son tour en fumant. Alors Maréchal s'allongea sur la paille, où il s'endormit bientôt, entre Leblond et Roger.

Le jour suivant, il dit à ses amis : — A présent, elle vous connaît. Je lui ai parlé de vous. Il dit encore : — Quelle longue lettre je lui ai envoyée ! J'ai oublié

qu'elle était si petite. J'ai écrit comme à une grande per­sonne. Je crois que j'étais un peu fou.

Mais quelque chose lui disait qu'il n'avait pas été fou du tout, qu'il avait bien fait, au contraire, d'obéir aux mou­vements de son cœur.

Jusqu'à ce moment-là, au milieu des autres soldats, il s'était senti comme un pauvre, autant que Leblond et Roger. Et maintenant il se sentait riche, et il avait un grand désir de partager toute sa richesse avec ses deux amis malheureux.

Le temps passa et il reçut une nouvelle lettre de Jacque­line, bien mieux écrite que la première. Et cette fois, dans sa réponse, il lui parla sans réfléchir des colis de lainages, de bonbons contre le rhume que recevaient les autres soldats : c'est qu'il faisait de plus en plus froid dans la tranchée où ils étaient revenus. Que n'avaient-ils au moins, tous les trois, une chaude écharpe de laine à se mettre autour du cou !

A peine sa lettre fut-elle partie que Maréchal regretta d'avoir parlé de ces colis. Puisque ni sa Jacqueline ni la

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vieille mamette aveugle ne pourraient lui envoyer des lai­nages ou des bonbons, ça n'était vraiment pas la peine d'attrister sa petite fille avec de pareilles idées. C'était bête, c'était maladroit. Maréchal se fit ainsi de grands reproches ; mais il était trop tard, il ne pouvait pas rattraper sa lettre.

Un peu de temps passa encore. La compagnie des trois soldats redescendit au village démoli. Et, comme la première fois où ils y étaient venus, le vaguemestre et sa petite voiture reparurent dans la rue du village.

Qui fut bien étonné, à la distribution des paquets ? Maréchal ? Justement, Maminou ! Alors, toi, tu n'es pas étonnée ? Cela t 'était facile, je pense, de deviner ce qui avait pu se passer dans le cœur d'une petite fille aimante.

Et pourtant, songe, c'était quand même très étonnant : Jacqueline et la mamette demeuraient loin de tout village, et elles n'avaient pas d'argent. Enfin, c'était comme ça : il y avait un paquet pour Maréchal.

Oh ! un tout petit paquet, qui tenait presque dans le creux de sa main. Un pauvre petit paquet, enveloppé de papier gris, qui avait l'air honteux au milieu des gros paquets blancs. Mais Maréchal ne l'aurait pas échangé contre tous les autres ensemble. Il fit signe à ses deux amis ; et tous les trois, pour être bien seuls et tranquilles, entrèrent dans une maison vide.

E t là, toujours tous les trois, penchés sur le petit paquet que Maréchal tenait dans sa main, ils le regardaient en silence et attendaient, anxieux de l'ouvrir.

Enfin, le papa de Jacqueline dénoua la ficelle autour, déplia un coin du papier. E t aussitôt, sur le plancher de la maison, une petite pastille noire sauta, roula, puis une petite pastille blonde, puis à la file, noires et blondes, cinq, six, huit, douze petites pastilles.

Elles rebondirent sur le plancher et se mirent à tourner en rond, à rouler, tournant et tournant, sous les yeux des trois soldats. Vite, ils se précipitèrent, coururent après, les rattrapèrent une à une. Mais plus ils en ramassaient, plus il semblait y en avoir. Elles roulaient et tournaient toujours, les noires qui étaient de réglisse, les blondes qui étaient au miel, des ribambelles de petites pastilles que les soldats poursuivaient en riant dans tous les coins de la maison. Et

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ils les cueillaient au vol et ils les fouiraient dans leurs poches, sans pouvoir jamais arriver à les rattraper toutes dans leur ronde folle et joyeuse. Ils criaient :

— En voilà encore ! — Là-bas, Leblond ! — Par ici, Roger ! La poursuite dura longtemps, parmi les rires et les excla­

mations. Ils étaient ébahis, tu penses, de voir que douze petites pastilles, tombées par la corne du paquet, avaient multiplié leurs ronds jusqu'à devenir cent et cent. Lors­que enfin elles cessèrent de tourner, et qu'ils se relevèrent, essoufflés, ils en avaient les poches pleines, tous les trois, aussi bien Leblond et Roger que le papa de Jacqueline.

— Ça n'est pas tout, dit alors Maréchal. Il avait déplié le papier, et il montrait à ses amis quelque

chose qu'il venait d'y trouver. C'était... Non, non, cette fois tu n'y es pas ; tu n'y es pas tout à fait.

Ce n'était pas une écharpe de laine, le paquet était bien trop petit. C'était seulement une chaînette de points, rien qu'une rangée de mailles où deux fils de laine s'enlaçaient, un fil blanc et un fil gris.

Jacqueline avait appris à faire le point de chaînette, mais c'était tout ce qu'elle savait faire (c'était déjà pas mal, je trouve, pour une petite fille de six ans). Alors, de tout son cœur, elle avait tricoté des points, et encore des points à la file, aussi long qu'une longue écharpe : rien qu'une chaînette de mailles, c'est vrai, mince comme la queue d'une souris, même pas de quoi réchauffer le cou d'un petit roitelet sans plumes. Peut-être que Leblond et Roger avaient un peu envie de sourire et de se moquer. Maréchal, en tout cas, souriait, de son beau sourire tendre et grave. Il contem­plait cette chaînette de points, fil blanc et fil gris enlacés. Doucement, pieusement, il se la mit autour du cou comme une chaude écharpe de laine. Ses amis le regardaient faire, et voici qu'ils souriaient aussi. Mais leur sourire ne se moquait pas. C'était le même que celui de Maréchal.

Le soir tombait. Ils rentrèrent dans leur grange et se couchèrent l'un près de l'autre, sur la paille. Cette nuit-là, Maréchal mit très longtemps à s'endormir. Les yeux ouverts sur le noir de la grange, il voyait une maison là-bas, dans le

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Causse pierreux et venteux ; une vieille maison de paysans, murs de pierre et toit de pierre ; et dans la maison, près de l'âtre, une mamette qui filait de la laine, une petite fille qui tricotait un fil blanc et un fil gris. Maréchal voyait dans le noir son fin visage de lumière, ses boucles brunes qui lui retombaient sur le front. Il suivait le mouvement des menottes qui reprenaient les mailles dans le crochet, une à une, les enfilaient les unes aux autres. Il se disait : « Les deux brebis de la mamette ont eu chacune un bel agneau, la blanche un agneau blanc-doré, et la noire un agneau brun-gris. La mamette a filé deux fils, un blanc, un gris, avec la laine des deux agneaux. Et Jacqueline les tricote pour moi. »

Il contemplait toujours cette image, vivante dans le noir de la grange : sa petite fille qui tricotait pour lui. Il lui semblait qu'il était tout près d'elle, qu'il l'entendait vraiment respirer. Peut-être qu'il s'endormait peu à peu. Maintenant il était sûr que Jacqueline, tout en tricotant, se chantonnait une petite chanson tricoteuse qu'elle inventait pour elle-même à mesure. Elle la chantait au dedans d'elle, c'était à peine si ses lèvres remuaient ; mais il entendait la chanson :

Agneau bouclé, Agneau frisé,

(Laine douce autour du cou, Encore, encore et beaucoup),

Agneau doré, Agneau moiré,

(Un fil blanc et un fil gris Pour le jour et pour la nuit), Doux agneaux de par ici, Agneau blanc et agneau gris, Allez dire à mon papa Que mon cœur ne l'oublie pas.

Ses yeux s'étaient fermés. Il se rappela les petites pas­tilles qui s'échappaient par le coin du paquet, qui tournaient prestement en rond, que ses amis et lui poursuivaient et rattrapaient en riant dans la maison abandonnée. Et il riait tout en s'endormant. Il porta la main à son cou, toucha de ses doigts, une à une, toutes les mailles de la chaînette. Et

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il pensait en touchant chaque maille : « Ma chérie... Ma toute petite... Ma jolie, ma très bonne, mon adorée petite fille à moi. » Il devait dormir tout à fait, mais il sentait toujours sous ses doigts les mailles de la chaînette de laine. Il lui sembla même qu'elles bougeaient, qu'elles se mettaient ensemble à danser, à s'enlacer les unes aux autres, à tourner en chantant gaiement une ronde folle autour de son cou. Il entendait aussi leur chanson :

Entrez dans la ronde, La brune et la blonde :

Un, deux, trois, Point de croix

(Tournez et virez trois fois), Cinq, six, sept, Point barrette...

Quelle bonne chaleur autour de son cou ! Quelle douce chaleur dans sa poi-rine ! Jamais, jamais, de toute sa vie, le soldat Maréchal n'avait dormi un si bon somme. Il ne s'éveilla qu'au mntin, surpris de se sentir si bien, si chaud. A ses côtés, sur la paille, ses amis Leblond et Roger s'éveil­laient au même instant.

— Quelle bonne nuit ! soupira Leblond. J'étais si bien, j 'avais si chaud !

— Oui, dit Roger, comme si une écharpe de laine, épaisse et douce...

A ce moment, ses yeux s'écarquillèrent, ceux de Leblond aussi, ceux de Maréchal pareillement. Et tous les trois s'écrièrent ensemble :

— Qu'est-ce que tu as autour du cou ? Ils portèrent leurs mains à leur cou, et chacun toucha de

ses doigts une splendide écharpe de laine, épaisse et douce, toute brun-gris et blanc-doré.

Alors le soldat Maréchal se rappela son rêve de la nuit. Et, cette fois, il ne fut pas surpris le moins du monde. Il voyait bien que c'était un miracle, mais il ne s'en étonnait plus : son cœur avait compris que c'était un miracle d'amour.

Il dit seulement à ses amis : — Je la remercierai pour voua.

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fc Car il pensait sans le leur dire, heureux de voir leur belle écharpe neuve, épaisse et douce comme la sienne :

— Nous étions malheureux ensemble, et ma petite fille le savait.

II

LE PÈRE DES OISEAUX

Il y avait une fois, dans une petite ville anglaise, un petit garçon anglais, aux cheveux blonds, aux yeux gris bleu et aux joues roses. C'était un petit garçon comme les autres, aussi remuant et plein d'entrain. Il allait à l'école et jouait avec ses camarades. Mais, un jour, en jouant avec eux, il tomba et se fit très mal.

Il dut rester longtemps dans ?on lit, et beaucoup plus de temps encore étendu sur une chaise longue : quelque chose, dans ses reins, était resté mak.de, et il ne parvenait pas à guérir. Il continua quand m£<»>e à étudier, comme les autres garçons de son âge. Mais l'heure des jeux, des courses joyeuses ne sonnait plus jamais pour lui. Alors, au lieu de jouer, il lisait pour se distraire, ou il rêvait.

Car il était presque toujours seul : son papa travaillait au dehors pour gagner la vie de sa famille ; sa maman, qui avait plusieurs autres enfants, ne manquait pas de besognes pressées ; ses frères, plus grands que lui, apprenaient déjà un métier. Et , de la sorte, il restait tout seul, avec ses livres et ses rêves.

Pour un petit garçon de huit ans, c'était dur de rester allongé sur le dos, dans un raide corset de plâtre, sans pouvoir rien remuer que les bras. Mais, heureusement, quand on a de bons yeux, dans n'importe quelle petite ville ou quel petit jardin du monde on peut regarder autour de soi : les feuilles qui poussent, les fleurs qui s'ouvrent, et surtout, ah ! sur­tout les oiseaux : les pierrots qui culbutent des toits, qui font poudrette en ébouriffant leurs plumes, les pigeons qui gonflent leur gorge pour qu'elle chatoie mieux au soleil, et les merles noirs au bec jaune, les mésanges bleues coiffées de noir, les chardonnerets coiffés de carmin, les loriots d'or, les doux rouges-gorges.

Comme ils étaient vifs et légers, lec petits oiseaux de la rue,

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des jardinets, des haies d'aubépine ! Toujours bougeant, tour­nant et retournant la tête, picorant de leur petit bec dur, se balançant à la pointe d'une branche, et, soudain, — merveille des merveilles, — ouvrant leurs ailes et s'envolant.

Avec quelle tendresse le pauvre petit infirme les suivait de ses yeux bleus ! Lui qui ne pouvait pas bouger, il lui sem­blait, quand il les regardait ainsi, se balancer comme eux sur la branche, virevolter, léger comme eux, et, comme eux, miraculeusement, loin de son corps cloué sur la chaise longue, prendre tout à coup son essor et voler, libre, dans le ciel.

Il avait eu déjà des amis : un cochon d'Inde qui s'appelait Funny, blanc de neige et taché de roux ; des écureuils à la queue en panache. Il donnait à Funny des carottes, des noi­settes aux écureuils ; et, quand ils se disputaient, il les raisonnait gentiment et ramenait la paix entre eux.

Mais les oiseaux avaient sa préférence, justement parce qu'ils étaient si prestes, si légers ; parce qu'entre toutes les créatures ils étaient les plus gracieuses, les plus charmantes, les plus délicieusement vivantes.

Bientôt, avec une joie profonde, il s'aperçut que ces petits êtres ailés étaient aussi intelligents ; et, mieux encore, qu'ils étaient aimants et fidèles. Il apprit à siffler doucement, à moduler entre ses lèvres des appels qu'ils comprenaient. Il y avait l'appel pour les pigeons et l'appel pour les moineaux. Dès qu'il sifflait ainsi, étendu sur sa chaise longue, les pigeons de la ville et les moineaux des toits s'abattaient dans la petite cour où il passait presque toutes ses journées. Et les moi­neaux voletaient autour de lui, les gros pigeons se pavanaient en roucoulant. De leur côté, ils n'avaient pas tardé à com­prendre que ce petit garçon malade les aimait de tout son cœur, qu'il était fidèlement leur ami : c'est pourquoi les pigeons se laissèrent bientôt caresser, les moineaux se posèrent sur sa chaise et jouèrent dans ses couvertures.

Le soir venu, il fallait bien se séparer. Alors, dans l'humble maison familiale, pendant que son père et ses frères parlaient fort autour de la table, que sa maman lavait la vaisselle à grand bruit, le petit garçon se plongeait dans ses livres, oubliant tout, et le temps qui passait, et le brouhaha de la maison. Il tournait les pages après les pages, appuyait son

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front sur ses mains : et voilà qu'il était parti dans le monde enchanté des histoires.

Il y avait surtout le récit de VAge d'or, où l'homme et les animaux avaient fait amitié sur la terre, où toutes les bêtes entre elles vivaient en paix : le lion avec la gazelle, le chat

•avec la souris, la couleuvre avec la grenouille, l'autour avec la colombe. Et l'homme était leur frère et les aimait. Pour­quoi n'en était-fl plus ainsi ? Pourquoi l'homme était-il devenu un chasseur cruel, acharné, trahissant à jamais la confiance que les bêtes avaient eue en lui ?

La nuit, avant de s'endormir, le petit garçon rêvait long­temps à la douceur de cet âge d'or. Il pensait à Funny, aux écureuils, aux pigeons qu'il avait caressés, aux moineaux qui étaient venus jouer dans les plis de ses couvertures. E t il se persuadait alors qu'il deviendrait capable un jour, à force de patience, de bonté toujours attentive, de ranimer dans le cœur des bêtes la confiance qu'elles avaient perdue.

Il grandissait, il allait mieux ; mais il restait toujours un peu infirme. Il aimait encore à rêver ; mais, à présent qu'il était plus grand, plus sage, il réfléchissait aussi. 0 se disait avec tristesse qu'il ne serait jamais assez fort pour voyager à travers le monde, pour aller vers les bêtes sauvages dans les déserts où elles fuient l'homme. Il lui faudrait toujours compter avec sa faiblesse de malade, être moins ambitieux et se résigner à choisir.

Or, dans le fond de son cœur, il avait déjà choisi. Entre toutes les bêtes vivantes, c'étaient décidément les gracieuses créatures ailées, les petits oiseaux des rues, des jardins et des haies d'aubépine qu'il guérirait de toute crainte, qu'il rendrait de nouveau familiers et confiants envers les hommes.

Il savait que ce serait difficile, tant l'homme avait été méchant pour eux. L'âge d'or, son innocence, sa douceur étaient si loin dans le passé ! Depuis qu'il n'était plus seule­ment un petit garçon rêveur, il avait voulu savoir tout le mal que l'homme sur la terre avait fait aux charmants oiseaux. E t il avait lu d'autres livres, non plus beaux contes dorés, mais livres de vérités cruelles, abominables, dont son cœur avait saigné.

Était-ce possible ? Partout, à travers le monde, l'homme massacrait les petits oiseaux. Il les guettait sur leur passage,

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aux saisons de leurs grands voyages. Et quand, épuisés par la route, ayant volé des jours et des nuits dans le vent et la tempête, ils se posaient pour reprendre des forces, il en fai­sait un affreux carnage.

C'étaient des filets tendus où ils se brisaient les ailes et s'étranglaient, palpitants, dans les mailles ; c'étaient des coups de feu, des pièges à glu ou à ressort, des lacets de crin sous la neige, du poison même, mille façons de donner la mort. Il y avait des pays en Europe où pendaient aux portes des boutiques des chapelets de petits oiseaux tués que l'on vendait pour quelques sous ; d'autres où l'on crevait les yeux des pinsons, car les pinsons aveugles ont la voix plus mélo­dieuse, sans doute pour mieux chanter, les pauvres, la lumière qu'ils ont perdue. Même le chant des oiseaux, cette joie de vivre, cette allégresse de la plaine et du bois, cette limpide musique du ciel, l'homme s'en servait pour les tuer encore. Il imitait leur ramage, leurs appels, il forçait à chanter de malheureux oiseaux captifs. Et les libres oiseaux qui les enten­daient dans leur vol accouraient à la voix de leurs frères ; et c'était pour mourir sous les plombs ou dans les pièges de l'homme.

Que de méchanceté ! Que d'horreurs ! En lisant de pareils récits, le petit garçon frémissait de stupeur et de révolte. « Mais pourquoi, pensait-il, ces massacres d'oiseaux ? Pour les manger ? Qu'est donc pour vous, hommes cruels, une de ces petites vies ravissantes, une de ces créatures de Dieu qui, elles aussi, ont leurs joies et leurs peines, qui aiment leurs oisillons comme vous aimez vos enfants ? Une bouchée sur votre table, sous vos dents d'ogres. Sans doute péririez-vous de faim si vous n'aviez ces oiseaux à manger. Mais les colibris de feu, les aigrettes blanches ? Mangez-vous donc les colibris ? Et pourquoi laissez-vous pourrir, à la place même où vous les avez abattues, ces milliers d'aigrettes massacrées ? Pour quelques plumes éclatantes, pour une seule longue plume blanche qui tremble, vous avez tué les oiseaux-mouches et les aigrettes. Ces plumes valent cher, n'est-ce pas ? Vos femmes s'en parent comme des sauvagesses. Vous êtes des criminels sans excuse. »

Et les yeux bleus du petit garçon étincelaient. Il serrait ses faibles poings, et il sentait en lui une énergie et une

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volonté que ni la maladie, ni les railleries, ni les déboires d'une tâche difficile ne parviendraient à décourager.

« Bien sûr, se disait-il encore, je sais que je ne pourrai jamais, de mes mains, désarmer tous ces fusils, punir tous ces meurtriers. Si j 'étais un chef puissant, je dicterais des lois sévères pour protéger les petits oiseaux. Si je pouvais seulement écrire des livres, je trouverais des paroles qui feraient comprendre aux hommes que, s'ils sont des barbares sans pitié, ils sont aussi des imbéciles : quand les insectes auront détruit leurs récoltes, ils regretteront d'avoir tué les oiseaux. Quand leurs forêts, leurs champs seront muets et déserts, ils sentiront que le monde est plus triste et ils déploreront leur folie. Mais alors il sera bien temps ! Les oiseaux seront morts. C'est maintenant qu'il faut les sauver. »

E t il réfléchissait toujours, songeant toujours à ce qu'il était, un petit garçon sans puissance, chétif et pauvre, qui apprenait la comptabilité pour gagner bientôt sa vie. Mais alors même qu'il se disait cela, il souriait : car, désormais, son parti était pris, il savait ce qu'il pouvait faire, ce qu'il ferait pour sauver les oiseaux. Cela commença un matin, dans la cour de sa maison. Une voisine, qui s'appelait Mm e Capel, causait avec sa maman. Et elle disait, la mine désolée :

— Les petits ne s'élèveront pas. J 'ai oublié la cage dehors, et la nuit a été si froide que leur mère est morte à l'aube. Elle était encore presque tiède sur ses oisillons canaris : eux, du moins, n'ont pas souffert du froid. Mais je ne saurai pas les nourrir, je ne pourrai pas les sauver.

Alors, se soulevant un peu sur sa chaise longue, le petit garçon appela :

— Madame Capel ! Madame Capel ! J 'ai entendu, je vous demande pardon... Voulez-vous que j'essaie, Madame Capel, d'élever vos petits canaris ?

— Je veux bien, dit la voisine. E t elle lui apporta les oiseaux, tout nùs encore, tout

frissonnants, quatre grands becs avides qui se tendaient vers une nourriture que leur mère ne leur donnerait plus.

— Veux-tu, maman, dit le petit garçon, demander à John, à Percy, à Géorgie, de venir tout de suite me trouver ?

C'étaient des camarades du quartier. Quand ils furent là,

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réunis autour de sa chaise longue, le petit garçon leur montra la cage des oisillons et leur dit :

— Je veux les sauver. Vous, mes amis, vous allez m'aider. Je ne peux pas bouger, mais, grâce à vous, j 'aurai six jambes pour aller aux provisions, six mains pour attraper les mouches, les insectes. Je vous demande seulement de m'obéir.

Les trois garçons le lui promirent, et ils tinrent tous les trois leur promesse : la foi, la volonté de leur camarade infirme étaient passées en chacun d'eux. Tous, comme lui, voulaient réussir à élever les oisillons de Mm e Capel.

Ils y réussirent en effet, Maminou. Mais ce fut le petit malade qui en eut presque tout le mérite. Ce fut lui qui cher­cha et trouva les meilleures recettes de cuisine (celles qui conviennent aux enfants des oiseaux) ; qui distribua la pâtée aux quatre becs avidement tendus ; qui veilla sans un oubli, même la nuit, à la chaleur et à la nourriture. Et il eut la grande joie de voir les oisillons aveugles ouvrir à la lumière leurs petits yeux noirs pétillants, tandis qu'un fin duvet couvrait peu à peu tout leur corps, que les plumes de leurs ailes poussaient et s'allongeaient, droites et solides. E t il put dire un jour à sa voisine :

— Voici vos canaris, Madame. Sont-ils beaux, gaillards et vigoureux ?

— C'est vrai, dit Mm e Capel, toute contente. Je crois que même leur maman n'aurait pas réussi à en faire de plus beaux, gaillards et vigoureux oiseaux.

Désormais, le petit garçon nourrit ainsi de nombreux oiselets orphelins. John, Percy et Géorgie ne s'étaient pas fait faute, tu penses, de raconter dans la petite ville comment il avait sauvé les canaris de Mm e Capel. Eux-mêmes, d'autres écoliers, des paysans des environs lui apportèrent des nids d'oiseaux sauvages. Et chaque fois, avec la même patience, la même sollicitude, il réchauffait les menus chardonnerets, les pinsonnets, les petites grives, leur donnait la becquée le jour, la nuit, dès qu'ils piaillaient pour la réclamer. Et ils piaillaient souvent, tu peux croire ! Et ils mangeaient et dévoraient, toujours servis à l'heure, et toujours leurs plats pré­férés. Tant qu'à la fin ils devenaient tous beaux oiseaux, gail­lards et vigoureux comme les serins de M m e Capel. Mais ceux-là, les oiseaux sauvages, le petit garçon ne les gardait

TOMK I.VII. 1940. 16

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pas dans des cages. Dès qu'ils étaient capables de voler, d'aller eux-mêmes à la chasse des insectes ou de becqueter les cerises du verger, il leur ouvrait la porte et leur rendait leur liberté.

Cela dura ainsi des années. Le petit garçon était devenu un jeune homme. Il était presque guéri ; pas tout à fait, car il marchait avec peine. Mais enfin il pouvait travailler à ses écritures comptables et se promener un peu, le dimanche, dans la campagne.

H allait y rendre visite à ses libres amis les oiseaux. Il est certain qu'ils le reconnaissaient, car ils le laissaient approcher, accourant même à son appel quand il sifflait comme autre­fois. Il disait que, s'il était guéri, c'était parce que, grâce à eux, il avait pu oublier son mal. Il en avait élevé des centaines, et il était devenu si habile que ses petits élèves à lui, ses fils oiseaux, étaient plus beaux encore et plus robustes que les oiseaux nourris au nid par leurs parents. Ainsi, dans la campagne autour de la petite ville, les jardins, les baies, les bosquets étaient peuplés maintenant de pinsons, de rouges-gorges, de merles, de grives et de mésanges plus vifs et plus heureux de vivre qu'ils ne le sont partout ailleurs. E t aucun d'eux n'était farouche, car, les hommes du voisinage les aimaient et les laissaient en paix. Pas un gamin, pas un chasseur n'eût osé leur faire du mal. Ils auraient eu trop honte d'eux-mêmes, dans ce pays où vivait justement un pareil ami des oiseaux. Et ils voyaient bien qu'à présent la campagne était plus animée, plus joyeuse, égayée par de doux gazouillis, de clairs ramages ; et plus fertile aussi, car les oiseaux mangeaient toutes les chenilles, les insectes qui abîment les récoltes. Ainsi, par son seul exemple, sans avoir eu besoin de rien dire, ce garçon, faible et pauvre, avait montré à ses semblables leur cruauté et leur sottise ; il leur avait donné une grande leçon.

* * *

Plus tard, devenu homme, il se maria et il eut trois fils. La vie, pendant longtemps, pesa sur lui très lourdement : il avait dû quitter sa petite ville, travailler dans un bureau de Londres, sous le brouillard épais de la Cité. Mais, quand il était triste et las, il reprenait courage en allant jouer et

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bavarder, dans les beaux parcs de la grande ville, avec ses amis les oiseaux.

Je peux te dire aussi qu'il ne resta pas à Londres, qu'il vécut un moment dans un pays de charbonnages, tout noir, et qu'enfin il traversa la mer pour aller en Amérique. Un de ses frères, installé au Canada, avait trouvé un emploi pour lui dans une ville qui s'appelle Winnipeg, très froide l'hiver, toute blanche sous la neige. Il n'y resta pas non plus très longtemps : il vint à Vancouver, presque de l'autre côté du monde, sur le bord de l'océan Pacifique.

C'est là qu'il vit toujours, avec sa femme et ses fils. Il s'appelle M. Charles E. Jones. Il n'est plus jeune, ses cheveux ont blanchi ; mais il a toujours ses yeux gris bleu, très clairs et très transparents. Et sa bonté se lit dans ses yeux dès qu'il parle de ses amis ailés ; et elle y brille plus chaude encore lorsqu'il s'avance au milieu d'eux.

Car tu as deviné que l'histoire n'était pas finie. Je la trouvais déjà très belle. Mais la suite (je trouve toujours) est peut-être plus belle encore.

Les brouillards, le froid, les longs voyages, la fatigue d'un travail sans repos avaient fini par ébranler profondément la santé de Charles Jones. Le mal de son enfance reparut, il lui fallut de nouveau s'allonger. Et les médecins, cette fois, lui dirent qu'il ne guérirait jamais.

C'était à Vancouver, où il fait heureusement moins froid que dans le cœur du Canada, où d'admirables roses fleurissent dans les jardins, où les arbres sont grands comme des clochers, mais où le vent qui souffle de la mer pousse devant lui les nuages et la pluie.

Charles Jones avait à présent une famille, sa femme dévouée qui le soignait, et ses fils, trois boys blonds et roses qui étaient sa fierté paternelle. Et tous, naturellement, aimaient comme lui les oiseaux. Charles Jones, malgré ce qu'avaient dit les médecins, voulait guérir pour les siens. Allongé comme dans son enfance, il songeait à sa lointaine petite ville anglaise, aux canaris de Mme Capel, aux oisillons sauvages que ses amis lui apportaient. Grâce à eux, il avait oublié son mal, et à la fin il en avait triomphé. Alors c'était bien simple, il allait recommencer.

A vrai dire, pendant toute sa vie, il avait continué à élever

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de petits oiseaux, avec le même amour, la même joie jamais déçue. Mais, aujourd'hui, résolu à guérir, il attendait d'eux davantage : qu'ils lui rendissent, comme autrefois, sa santé de nouveau perdue.

Et sa femme, ses fils l'aidèrent, trouvèrent pour lui des couvées d'oisillons. Il se rappelait les bonnes recettes, tu penses, et la manière de fourrer la pâtée dans les larges becs piaillants. Les jours passaient, et il voyait ses nour­rissons grandir, s'emplumer, devenir drus et vigoureux. C'était chaque fois un succès magnifique, et aussi très émou­vant : car les oiseaux, lorsqu'ils pouvaient voler, ne s'éloi­gnaient pas à tire d'ailes, mais revenaient fidèlement près de lui.

En vérité, depuis très longtemps, Charles Jones savait cela. Et, pourtant, à chaque preuve nouvelle de cette tendre fidélité, il n'était pas moins ému, pas moins touché au fond du cœur. Et de la sorte, soigné par les siens, fêté et caressé par toute une nuée de petits chanteurs, il oublia de nouveau son mal et il guérit miraculeusement.

Les médecins furent très étonnés, mais c'était réellement comme ça : Charles Jones avait quitté sa chaise longue, et il marchait comme auparavant. Ainsi qu'il le disait lui-même avec son clair et bon sourire, il avait confondu les médecins. Voilà ce que c'était, Messieurs, que d'aimer les petits oiseaux.

Seulement, à partir de ce jour, il résolut de se vouer à eux tout à fait. Pendant sa nouvelle maladie, un rêve de son enfance était revenu le hanter. Il avait tellement travaillé pour gagner la vie des siens qu'il pouvait bien, maintenant, essayer de réaliser enfin ce beau rêve de son enfance : créer un paradis d'oiseaux. Et il fit comme il le voulait. Il dépensa toutes ses économies pour acheter hors de la ville une petite maison modeste, avec un peu de terrain autour. Il poussait là quelques arbustes, quelques fleurs, des tournesols, des gail­lardes, des roses et des pieds-d'alouettes, comme chez nous. Un léger bâtiment, où vivaient des poulets et des chèvres, deviendrait l'abri des oiseaux. Il construirait ici une volière, là une autre, au milieu de l'herbe et des fleurs. Une véranda vitrée s'appuierait contre la maison même, du côté de la cui­sine ; et l'on ouvrirait entre elles une fenêtre pour que les oiseaux transis, pendant le long hiver pluvieux, pussent venir dans la cuisine et se réchauffer à leur gré.

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Un matin, Maminou, je suis entré dans ce paradis d'oi­seaux. Il tombait une petite pluie fine, mais le temps était doux. Je suis entré dans les volières, accompagné par Charles Jones et par l'un de ses garçons. Et aussitôt, tous les deux, ils ont été comme assaillis par un tourbillon d'oiseaux. Et moi, troisième, j 'ai été assailli pareillement, moi voyageur inconnu, peut-être chasseur méchant, les oiseaux n'en savaient rien ; mais ils avaient confiance en moi, puisque j 'étais avec leur grand ami. Quel accueil ! Ils volaient en nuée autour de nous, se posaient sur nos épaules, sur nos mains, sur nos têtes, près de notre cou. Et ils nous disaient en pépiant, dans leur gazouillis d'oiseaux : « Caresse-moi ! Donne-moi un grain de mil ! Non, pas à lui ! A moi ! A moi ! »

— Ils sont jaloux, me disait Charles Jones. Je crois que c'est leur seul défaut.

Et il caressait sur la gorge une tourterelle à collier, et un robin-des-bois volait aussitôt sous sa main pour se faire caresser aussi. Le fils de Charles Jones avait un pinson sur le nez, qui lui piquait la bouche pour lui chiper une cacahuète. Et il me dit en riant : « Faites comme moi ! D Alors, je mis des miettes de cacahuète entre mes lèvres, et, aussitôt, j 'eus un autre pinson sur le nez, la tête en bas, qui me becquetait la bouche en prenant garde de ne pas piquer trop fort.

J'étais vraiment couvert d'oiseaux. Ils glissaient et culbu­taient sur l'étoffe lisse de mon manteau de pluie ; mais en basculant sur leurs pattes, hop-là donc ! ils reprenaient leur équilibre. Et de voleter, vaporisant la pluie sur mon visage avec leurs petites ailes ronflantes. Et de pépier gaiement avec leur gentille effronterie : « Fais voir tes mains ! Qu'est-ce que tu caches dans tes mains ? » Ils avaient deviné que j'avais des graines dans les mains. Je les ouvris, et j 'eus les mains pleines d'oiseaux.

Mon Dieu, qu'ils étaient donc jolis ! 11 y avait nos loriots, nos pinsons, vieilles connaissances de chez nous qui me disaient : « Bonjour, Français ! » Et des oiseaux américains, geais bleus, wax-wings, robins-des-bois, qui me disaient : «Bienvenue au pays ! » Et d'autres, de tous les coins du monde, du Brésil, de Ceylan, de Java, de Bornéo, de Chine ! L'Oiseau bleu couleur du Temps, c'est là que je l'ai rencontré, et aussi l'Oiseau de Feu, et encore l'Oiseau des Neiges.

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J'en étais ébloui. J'avais aussi le cœur serré en regardant mes mains pleines d'oiseaux. Je me disais : « Est-ce bien vrai ? Cette confiance, cet abandon... Rien qu'en refermant mes doigts, en serrant un peu ma main dure, j'étoufferais l'Oiseau couleur du Temps, l'Oiseau de Feu. » Mais ils savaient que je ne pourrais pas le faire, que c'était réellement impossible pour n'importe quel homme au monde, si barbare et cruel qu'il pût être. Car nous étions chez le père des oiseaux, dans le paradis des oiseaux. Et ils restaient confiants et caressants, sur mes mains toutes grandes ouvertes, un peu tremblantes seulement, tu t 'en doutes, parce que, juste en ce moment, moi aussi, avec tout mon cœur, je comprenais la grande leçon de Charles Jones.

Est-ce vraiment une histoire, Maminou ? Ce n'est que la vie d'un homme bon, qui est maintenant récompensé. Dans son petit domaine à lui, il ne pouvait pas avoir plus de trois cents oiseaux à la fois. Mais, bientôt, dans un grand parc de Vancouver, là où les arbres sont hauts comme des clochers, on construira, sur ses conseils, une vaste et magni­fique volière où vivront des milliers d'oiseaux. Et les passants, les voyageurs pourront se promener parmi eux, les voir se poser sur leurs mains et comprendre avec leur cœur.

Déjà, de par le monde, d'autres hommes accueillent les oiseaux, les aident dans leurs longs voyages, préparent pour eux des gîtes tranquilles, avec des arbres, des étangs où ils peuvent se poser, se nourrir et reprendre des forces. Déjà, en des pays où l'on en faisait carnage, les lois que dictent les puissants protègent les petits oiseaux. Ce n'est pas Charles Jones lui-même qui a dicté ces lois, bien sûr, ni réparé de ses mains tant de mal. Mais son exemple et sa leçon n'auront pas été perdus.

Et ainsi, lorsque s'achèvera sa vie, le petit garçon infirme, le modeste employé comptable pourra s'en aller content. D'autres font du bruit sur la terre, s'agitent pour qu'on les remarque, et autant en emporte le vent. Mais lui, silencieux et doux, sage et bon, il n'aura pas vécu en vain.

MAURICE GENEVOIX.

(A suivre.)