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L'homme est un roseau parlant

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Mémoire de fin d'étude de Savannah Lemonnier, étudiante en Design à l'EESAB de Rennes. Comment un espace peut-il prendre vie lorsque le souffle sort de l’enveloppe corporelle pour se répandre au dehors?

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Espaces prolongés

Lemonnier Savannah

DNSEP Design 2011-2012 EESAB de Rennes

[email protected]

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… la maison, c’est la personne même, sa forme et son effort le plus immédiat: je dirai sa souffrance. Le résultat n’est obtenu que par la pression constamment répétée de la poitrine. Pas un de ces brins d’herbes qui, pour prendre et garder la courbe, n’ait été mille et mille fois poussé du sein, du cœur, certainement avec trouble de la respiration, avec palpitation peut-être.1

1 Michelet Jules, L’ oiseau, IVe Ed., Paris, 1858, p. 208.

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Introduction p. 10

Espaces vécus p. 13

I. La page blanche et la plume p. 16

II. Le corps, cette interface p. 30

III. Le sentir, le toucher p. 38

Un corps qui respire p. 53

I. Du corps dansant ... p. 56

II. ... à la respiration p. 64

III. Du silence au mouvement p. 74

Sommaire

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Introduction p. 10

Espaces vécus p. 13

I. La page blanche et la plume p. 16

II. Le corps, cette interface p. 30

III. Le sentir, le toucher p. 38

Un corps qui respire p. 53

I. Du corps dansant ... p. 56

II. ... à la respiration p. 64

III. Du silence au mouvement p. 74

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Introduction

Ce mémoire constitue une réflexion sur l’espace et le lien étroit qu’il entretient avec le corps.

J’ai souhaité m’attarder sur le rapport plurisensoriel tissé entre l’homme et les choses du monde. La relation du corps à la matière est, en effet, une question récurrente dans mon travail depuis trois ans. Ainsi, la problématique du toucher a souvent été placée au centre de mes productions. Y étaient associés de petits textes mettant en scène le corps ; une façon pour moi d’aborder la question de l’usage par l’imaginaire des mots. Empreinte, impression et mémoire modèlent les formes et les volumes de mes travaux. Aussi, il m’a paru évident de poursuivre durant mes deux années de recherches personnelles ce travail sur les formes que le corps façonne, transforme, s’approprie.

J’ai cependant élargi le champ du corps, souvent limité à l’enveloppe corporelle, en portant mon attention sur la respiration. Cette trame de fond qui accompagne nos déplacements, actes et pratiques de l’espace, constitue un élément fondamental du corps. Le souffle est un moteur pour l’organisme, ne peut-il pas l’être pour un objet ou un espace?

Un espace peut-il prendre vie lorsque le souffle sort de l’enveloppe corporelle pour se répandre au dehors?

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Au commencement était le souvenirProjet vidéo, 2008

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Espaces vécus

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I. La page blanche et la plume

L’intérêt porté à la question de l’espace repose en partie sur la façon d’en définir le sens. Ce chapitre permet d’aborder cette notion en la reliant à mon travail. Mon attention s’est notamment portée sur l’espace en sa qualité d’interface avec le corps. Il s’agit d’une réflexion ouverte sur les diverses approches de l’espace que l’homme développe de façon spontanée et subjective. Ces dernières années, la lecture d’un certain nombre d’ouvrages poétiques et théoriques, m’a familiarisée avec les images et les figures associées à l’espace. Propres à chaque écrivain, ces métaphores semblent néanmoins sortir de notre imaginaire collectif. Ces écrits offrent par ailleurs de précieuses données sur l’expérience sensible de l’espace.

L’espace, un infini à circonscrire…

À l’origine, l’espace c’est le vide. Mais il suffit de tracer en noir le périmètre d’un carré blanc pour que le vide ne soit plus le même.1 Cette citation de Georges Perec, extraite de son ouvrage Espèces d’espaces, pose les notions de surface et de frontière, et suggère que pour exister l’espace doit être fixé, être délimité par un tracé, un angle ou un mur… Le titre de l’ouvrage laisse peu de doutes quant aux intentions de l’écrivain qui y fait un intéressant recen-sement de tous les espaces dans lesquels nous vivons. Il bâtit sur l’espace de la page blanche un inventaire topologique, allant du lit à l’univers, passant de la petite à la très grande échelle, de l’intime à l’imper-sonnel. L’écrivain fonde son analyse de l’espace sur des listes, des jeux, des emplois du temps ou encore des travaux pratiques lui permettant d’aborder cette question très concrètement.

Ainsi, un espace c’est un dedans et un autour, c’est un nom, une surface délimitée par des bords dans laquelle s’insèrent des choses, se posent des souvenirs.

1 Perec Georges, Espèces d’espaces, imprimé en Mayenne, Galilée, 2000.

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Il ne pourra d’ailleurs être apprécié dans sa globalité qu’à cette condition : si le regard ne rencontre rien alors il ne voit rien…

L’espace a une épaisseur. On peut parler d’un volume, coloré d’un ensemble de caractéristiques structurelles, environnementales, olfactives, acous-tiques, gustatives, mais aussi métapho-riques et narratives, poétiques et poten-tiellement chargé de souvenirs. Cette variété de paramètres fait que chaque lieu est unique et possède son identité propre. Aussi, nous développerons plus ample-ment ces différents aspects au fil de ce mémoire.

L’espace délimité est un espace plein... Un espace qui se vit. L’acte de l’habiter ne constitue-t-il pas notre expérience la plus intime de l’espace? Sa maison, sa chambre, son lit sont en réa-lité bien plus que de simples surfaces. Ils sont personnels et personnalisés, indisso-ciables de leur habitant. L’espace respire au rythme des gens qui y vivent. Ce rapport étroit qui relie l’homme à un lieu nous amène à évoquer la figure de la maison. À ce propos, Frank Perrin1 pense que la maison idéale est une utopie. Selon lui, la maison n’est pas une chose, c’est une idée. De cette façon, il souligne le fait que la maison est, dans sa dimension philosophique, un espace de projection individuelle. L’espace est à l’image de l’habitant, dans sa biologie, avec ses chaleurs et ses lumières. Seuls manquent les battements du coeur... Et pourtant, ne dit-on pas être au cœur d’un lieu ?

Cette symbiose du corps et du logis est perceptible également dans l’oeuvre du poète Yves Bonnefoy, et plus précisé-ment dans une des sections du recueil Les Planches courbes, intitulée La maison natale. En effet, la maison natale incarne très précisément le vrai lieu, celui de la découverte du monde à travers les sens, les émotions et les objets :

1 Frank Perrin (né en 1963), photographe et critique d’art, s’exprime à ce sujet dans le cadre du projet «Perfect House». Ce projet propose à des artistes d’intervenir dans le champ de l’architecture autour de la question de l’habita-tion individuelle.

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Je m’éveillai, c’était la maison natale,L’écume s’abattait sur le rocher,Pas un oiseau, le vent seul à ouvrir et fermer la vague,L’odeur de l’horizon de toutes parts,Cendre, comme si les collines crachaient un feuQui ailleurs consumait l’univers.Je passai dans la véranda, la table était mise,L’eau frappait les pieds de la table, le buffet.Il fallait qu’elle entrât pourtant, la sans-visageQue je savais qui secouait la porteDu couloir, du côté de l’escalier sombre, mais en vain,Si haute était déjà l’eau dans la salle.Je tournai la poignée, qui résistait,J’entendais presque les rumeurs de l’autre rive,Ces rires d’enfants dans l’herbe haute,Ces jeux des autres, à jamais les autres, dans leur joie.1

1 Bonnefoy Yves, Les planches courbes, Paris, Mercure de France, 2001, p. 83

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19Uelsmann Jerry, Untitled, 1982

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Ce premier poème de la partie La Maison natale est une évocation de l’enfance du poète. La structure du poème est celle du rêve, ou plutôt d’un cauchemar dans lequel l’eau semble constituer une menace. Le poète se déplace dans des espaces réels, rêvés ou métaphoriques d’où émergent les souvenirs.La dimension angoissante du travail de mémoire chez Y. Bonnefoy, modifie les traits de la maison natale (du moins du-rant les six premiers poèmes de la section La maison natale). L’espace réel se charge des émotions du souvenir et se transforme en un nouveau lieu, tout à la fois structuré de tangible et d’émotionnel. Ici, la déam-bulation se fait entre un espace maritime qui semble associé à la mort, et un espace terrien, celui de l’enfance. La maison natale symbolise les traces imprécises du souvenir et du rêve. Elle semble traduire la fragilité de l’homme et son espoir d’y ressusciter des souvenirs heureux.La maison natale est un lieu en perpétuelle mutation dans lequel les salles se multi-plient, et changent d’aspects au fil de la mémoire.

La maison respire.1

Je l’imagine enveloppe organique, se serrant contre son habitant pour qu’il retrouve la primitivité du refuge, ce sen-timent de retraite, de repli sur soi. Pour qu’il retrouve le ventre. L’habitant devien-drait alors cellule de ses murs, une partie intégrante de ce corps de logis.Le corps y ferait son empreinte, déter-minant des contours doux et lisses. Le dessin d’un espace courbe, d’un tout petit paysage, insulaire.

1 Bonnefoy Yves, Ce qui fut sans lumière, Paris, Mercure de France, 1987, p. 11.

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L’espace y serait refuge, abri, ventre. Une île dans l’île, un noyau dans la cellule?

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L’espace peut ainsi être poétique et métaphorique. Les mots et les images deviennent alors de véritables tremplins pour plonger dans l’eau des rêves et des souvenirs.

Le roman de Boris Vian, L’écume des jours, est un excellent exemple de ce potentiel narratif et symbolique associé à l’espace.En effet, l’appartement de Colin, l’un des protagonistes, est plus le reflet des états d’âme de la famille que celui d’un agence-ment mobilier. La maison est avant tout une re-présentation de la maladie de sa femme Chloé. En effet, peu de temps après leur mariage la jeune femme est atteinte d’une maladie qui prend la forme métaphorique d’un nénuphar poussant dans ses poumons. A l’image de la dégradation de l’état de santé de Chloé, la chambre devient un véritable marécage, malade tout autant que son occupante :

Le bois du parquet giclait sous ses pas...1 

L’appartement rapetisse progressivement, l’humidité s’installe et la lumière diminue. Cet isolement marécageux investit l’espace au rythme de la maladie. La maison devient chaque jour plus triste et obscure, malgré les efforts de la souris à mous-taches noires pour nettoyer les carreaux et laisser passer les rayons de soleil :

On ne pouvait plus entrer dans la salle à manger. Le plafond rejoignait presque le plancher auquel il était réuni par des pro-jections mi-végétales, mi-minérales, qui se développaient dans l’obscurité humide. 2

Le corps de la malade et son espace de vie sont ici en parfaite osmose, le premier gui-dant la mutation du second. La métaphore sculpte des espaces dans lesquels le lecteur est invité à se projeter.

1 Vian Boris, L’écume des jours, Paris, Christian Bourgois, 1975, p.140.2 Ibid, p.166.

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23Photographie, St Etienne, 2010

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Nous venons d’amorcer la question de l’espace « vivant » à travers la figure de la maison traitée en littérature.

Aussi, il est intéressant de regarder du côté du design et de l’architecture afin de voir si une poétique de l’espace peut prendre corps.Citons, par exemple, le travail de Nacho Carbonell1, jeune designer espagnol, dont le vocabulaire formel développe un univers fortement narratif. On peut dégager de son travail un certain nombre de problématiques concernant les thèmes de l’organique, de l’hybridation et de la mutation. Les accouplements de formes donnent lieu à des pièces dont on ne sait s’il s’agit de mobiliers ou de créatures. Ce design « mutant » transforme la fonc-tion d’usage de l’objet en l’élargissant aux domaines du relationnel, du ludique, du social et de l’affectif. En effet, ses créations semblent être de véritables organismes vivants, doués de pensée et de sentiments :

Vous ne pouvez pas les contrôler totale-ment, car les matériaux sont vivants. Je leur donne juste quelques limites à l’intérieur desquelles ils évoluent librement, dit-il au cours d’un entretien sur son travail.

Nous pouvons ici mentionner son fauteuil Pump it up qui propose une interaction singulière avec l’utilisateur. Le concept du projet tient en cette phrase du designer :

Donner vie à un objet - à défaut de donner la vie tout court -, c’est peut-être la chose la plus positive qui soit.

Amusante et intrigante, cette assise rem-plie d’air (mousse polyuréthane enrobée d’élastomère) est reliée par des tuyaux, à cinq formes molles en latex coloré. Lorsque quelqu’un s’assoit sur le fau-teuil, l’air s’échappe par les tuyaux afin de donner forme et vie à d’étranges animaux de compagnie. Les tuyaux se font cordons ombilicaux, passeurs de souffle entre l’uti-lisateur (son poids) et les petites créatures.

1 Nacho Carbonell, né à Valence en 1980, est diplômé de l’Université espagnole Cardenal Herrerra C.E.U. (2003) et diplômé Cum Laude de la Design Academy d’Eindhoven (2007). Il travaille actuellement au sein du collectif Ate-lierdorp à Eindhoven, où il a établi son studio.

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Pump it upNacho Carbonell, 2007

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Evolution,The Bench,Nacho Carbonell, 2010

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Inversement, lorsque l’individu quitte son siège, le bestiaire fantastique se dégonfle peu à peu à la manière de baudruches. L’occupant donne vie à un autre espace, inconnu avant qu’il ne s’installe.

Autres objets mutants, ses chaises- cocons en papier mâché recyclé, de la série Evolu-tion, qui offrent des cavités de protection et de retrait. Plongé dans une société saturée d’informa-tions, j’ai voulu créer un refuge, offrir un moment de paix pour chacun d’entre nous,1 explique Nacho Carbonell.

Ces petits espaces permettent de s’évader vers un ailleurs, le temps de quelques minutes ou d’une sieste...

1 Paroles extraites d’un interview réalisé au Salon du Meuble de Milan en avril 2010.

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Cette notion d’espace « vivant » est souvent au cœur de mes productions. Ici, nous pouvons évoquer l’un de mes tra-vaux, qui s’insère dans le champ de cette problématique ; une proposition autour de l’espace modulaire et modulable.

Il s’agit d’un ensemble de modules, inti-tulé Paysage modulaire, que l’utilisateur imbrique les uns aux autres afin de créer différents types d’espaces. Ces modules, réalisés en mousse polyéthylène, sont cha-cun pourvus d’une structure métallique qui fait office de squelette. Ainsi, chaque module peut être travaillé en volume par l’utilisateur. Proche du jeu de construction, ce projet propose de créer différents espaces, par le modelage et l’enchevêtrement des mo-dules. Le tissage s’élabore peu à peu pour faire apparaître un igloo, un matelas ou encore une cloison légère. Le Paysage modulaire est plein de pos-sibles usages, de formes et de fonctions. Il se déploie et prolifère dans l’espace, venant habiller les angles des maisons et la rudesse du sol. Le corps s’enveloppe dans le moelleux de la trame, y dépose son empreinte.

Les rêves de la maison-vêtement ne sont pas inconnus à ceux qui se complaisent dans l’exercice imaginaire de la fonction d’habiter. […] On aurait la maison personnelle, le nid de notre corps, feutré à notre mesure.1

1 Bachelard Gaston, La poétique de l’espace, Vendôme, Quadrige Grands textes, 2009, p.101.

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Paysage modulaire, Projet de mobilier modulaire, 2009

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II. Le corps, cette interface

Il me semble intéressant de souligner le fait que les espaces, même métaphoriques, possèdent une forme, une couleur, une lumière particulière, etc... Toutes ces informations sont perçues par notre corps. A priori, un espace vide sans contenu sen-soriel perceptible ne peut pas être appré-hendé de façon consciente.

La perception ?

Dans son ouvrage Phénoménologie de la perception1, Merleau-Ponty écrit que la perception est notre ouverture au monde, autrement dit notre insertion dans le monde. La perception nous ouvre sur le monde lui-même (élément établi et objec-tif) à travers une expérience subjective et sensible. Ainsi, nous voyons les choses mêmes, le monde est cela que nous voyons2.

Notre relation perceptive au monde serait un aller-retour entre les données objectives d’une réalité matérielle, et le traitement subjectif de ces données. Cette indistinction de l’objectif et du subjectif, constitue notre expérience sensible du monde : le sentir. La sensation repose donc sur notre indistinction du senti (le monde) et du sentant (le sujet). Pour Merleau-Ponty, le sentir constitue l’élé-ment premier sans lequel ni la chose ni la conscience ne peuvent exister véritable-ment. Le corps percevant s’apparaît à lui-même en faisant apparaître son monde.

1 Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Éditions Gallimard, 1945.2 Merleau-Ponty Maurice, Le visible et l’invisible, Paris, Tel Gallimard, 1964, p.17.

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Ce sont les conditions du vivant qui défi-nissent l’espace perçu, qui en constituent les propriétés. On ne vit donc pas dans le même monde, le même espace.

Cela suggère un espace vivant, non objec-tif.Aussi, si le monde nous apparaît indivi-duellement nous pouvons nous demander de quelle manière il est filtré.

Comment l’organisme interagit-il avec son environnement ?

Au centre de ce phénomène figurent les récepteurs sensoriels qui constituent notre perception immédiate, celle qui délivre des informations directes. De manière générale, on dénombre cinq sens: le tou-cher, la vue, l’ouïe, l’odorat et le goût. Chez l’homme, nous pouvons distinguer deux catégories de récepteurs. Les premiers sont les récepteurs à distance qui s’attachent aux objets éloignés, comprenant les yeux, les oreilles et le nez. Les seconds sont les récepteurs immédiats qui explorent le monde proche, grâce aux sensations que nous délivrent la peau, les muqueuses, les muscles. Aussi, la cohérence de notre environnement spatial résulte du traite-ment de deux types d’informations par notre cerveau: les unes concernent l’état du monde extérieur, les autres, la position et les déplacements de notre corps dans un espace.

Loin que mon corps ne soit pour moi qu’un fragment de l’espace, il n’y aurait pas d’espace pour moi si je n’avais pas de corps1, a écrit Merleau-Ponty.

1 Ibid., p.119

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Notre réalité spatiale dépend donc à la fois de notre équipement sensoriel (nos organes des sens) et de nos instruments moteurs (les muscles qui mobilisent les parties mobiles de notre corps). Notre perception du réel est sans cesse modifiée par ces facteurs physio-psychologiques, auxquels s’ajoutent de nombreux autres paramètres…

Nous pouvons poursuivre cette réflexion avec cette citation de l’architecte et théori-cien norvégien, Christian Norberg-Shulz :

L’usage du lieu, ou mieux, sa coparticipa-tion au monde de la vie, est un processus complexe qui ne peut être réduit à un comportement moteur, une impression sensorielle, une expérience émotionnelle ou une compréhension logique, mais embrasse toutes ces dimensions.1

La perception est donc une inextricable association de faits pratiques et poétiques, sociaux et culturels, cognitifs et sensitifs.

Merleau-Ponty pense que la perception n’est pas seulement la saisie immédiate des choses, mais qu’elle est ensevelie sous un ensemble de connaissances ultérieures. Autrement dit, la perception de l’homme est conditionnée par la mémoire, le souvenir. Elle est indissociable du fait de reconnaître les choses. Dans un premier temps, le nourrisson ouvre les yeux… Il se crée, au fil des jours, des catégories de perception (par exemple, la couleur) qui ne cesseront de s’agrandir pour constituer sa mémoire sensible. L’identification d’un objet serait donc liée à la découverte d’un certain type d’invariant de la perception au fil des années.

1 Norberg - Schulz Christian, L’ art du lieu, Architecture et paysage, permanence et mutations, Paris, Edition Le Moniteur, 1997, p.59.

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Célula naveErnesto Neto, Rotterdam. 2004

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Avec une approche différente, Edward T.Hall développe dans La dimension cachée1, le rapport social et sensible que l’homme entretient avec son environne-ment. Il met notamment en évidence la diversité des comportements que peut entraîner une pratique différente de l’espace.

Il part d’une analyse de la distance chez les animaux pour développer les différentes perceptions de l’espace chez l’homme. L’anthropologie de l’espace qu’il bâtit dans cet ouvrage, est basée sur un modèle d’organisation qui varie selon les cultures sensorielles. Chaque civilisation a sa manière propre de concevoir les déplace-ments du corps, l’agencement des mai-sons, les conditions d’une conversation, les frontières de l’intimité, etc... L’auteur amène, par exemple, la notion de dimen-sion cachée, autrement dit, l’espace que l’homme maintient entre lui et les autres, qu’il construit autour de lui à la maison ou au bureau. Cette dimension cachée influence un grand nombre de nos faits et gestes, ainsi que les espaces que nous construisons pour vivre. D’autre part, Edward T.Hall traite des différences existant entre les peuples dans l’utilisation de leurs instruments percep-tifs. Ainsi, il établit un rapport entre la culture sensorielle et le biotope dans le-quel l’homme vit. Il explique qu’en créant un certain type d’environnement, l’homme détermine l’organisme qu’il sera.

Il me semble ici important de souligner l’impact concret de l’espace sur le corps. En effet, certains aspects de la personna-lité liés à l’activité visuelle, kinesthésique, tactile, thermique, peuvent voir leur déve-loppement inhibé ou au contraire stimulé par l’environnement. Les individus élevés au sein de cultures différentes vivent dans des mondes sensoriels différents. Ainsi, la relation s’inverse également. Un corps socialement construit investit l’espace dif-féremment. De ce fait, la structuration du monde perceptif dépend, et de la culture, et de la nature des relations humaines.

1 T.Hall Edward, La dimension cachée, Paris, Éditions du Seuil, 1971.

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Selon Edward T.Hall, l’homme et son environnement ne sont pas des entités distinctes mais forment, au contraire, un système d’interaction unique. L’homme et ses extensions (le monde bâti) ne forment qu’un seul et même système.

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Pendant que nos villes perdent leurs qualités kinesthésiques, que les odeurs « naturelles » disparaissent peu à peu de nos vies d’Occidentaux, certains artistes développent une réflexion plastique multi-sensorielle.

Je pense particulièrement aux installations de Ernesto Neto1, que l’on pourrait décrire comme de vastes sculptures souples et biomorphes. Ces installations peuvent, par leur échelle, être rapprochées de l’archi-tecture ; elles investissent pleinement les espaces d’exposition pour transformer les lieux. L’artiste tend des surfaces de polya-mide étirable à travers l’espace, les remplit de pastilles de polystyrène expansé et parfois, d’épices odorantes. Le spectateur découvre alors de nouveaux volumes qui interagissent avec l’existant et en modifient l’impact. L’oeuvre se regarde, se touche, se sent. Les visiteurs sont invités à s’appuyer contre ces formes amorphes et même par-fois à marcher dessus. La réflexion de l’ar-tiste questionne les relations qui peuvent s’établir entre les différents éléments de ses œuvres : la matière, l’odeur, l’équilibre, le lieu et l’interaction avec le visiteur. Ses oeuvres sont des espaces de redécouverte des sens, dans lesquels le spectateur peut vivre une véritable expérience de l’espace.

1 Ernesto Neto, né en 1964 à Rio de Janerio (Brésil), est un artiste dont la production se situe entre la sculpture et l’installation. Une dimension corporelle se dégage de son travail qui évoque en effet des organes, dans lesquels le tissu joue le rôle d’une peau, qui maintient et qui contient.

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AnthropodinoErnesto Neto, New York, 2009

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III. Le sentir, le toucher

À plus petite échelle, j’ai développé ces dernières années une réflexion autour de la forme et du toucher. Intégrer le corps dans mes projets semble être l’un des fils conducteurs de ma démarche plastique. Comment amener le corps à prendre place dans un espace?Quelle expérience sensible mon objet va t-il proposer?

Je vais évoquer ici un projet personnel qui illustre bien le point de départ de ma réflexion. Il s’agit d’une série de poignées de porte, intitulée Empreintes. Nous pou-vons dès maintenant souligner le caractère dramatique de la poignée de porte. Il s’agit en effet d’un élément mobile du décor, qui amène une dimension dynamique à la porte. La poignée nous permet d’ouvrir et fermer la porte, pour passer d’une pièce à l’autre pour circuler dans un espace, ou au contraire, en renforcer le cloisonnement. Elle constitue un rouage structurant de l’espace. Aussi, mon premier constat fut que la poignée de porte constituait un lien entre la main et la porte, entre la volonté d’ouvrir l’espace et la possibilité de le faire. Elle apparaît en quelque sorte comme le prolongement de notre corps.

J’ai imaginé la série Empreintes, comme un aller-retour entre la main et la matière. Le façonnage des poignées dans la pâte poly-mère a constitué une première expérience sensible de la matière. Leur modelage m’a permis, en effet, de ne plus penser la forme mais de la ressentir.La dimension intuitive - indissociable de la fonction de poignée - se retrouve donc dans la conception et la fabrication de ces pièces. Leurs formes ergonomiques invitent au contact, pour guider les doigts sans jamais les bloquer. Souvenirs sensibles du corps qui trouvent ses marques sur la paroi verticale d’un mur d’escalade ; pointe du pied poussant sur un à-plat1 pour que les phalanges atteignent la réglette2...

1 Vocabulaire propre à l’escalade. Prise horizon-tale et plate.2 La réglette est un petit relief sur laquelle on peut s’appuyer du bout des doigts ou des orteils.

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EmpreintesSérie de poignées de porte, 2009

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Le bonheur d’empoigner au ventre par son nœud de porcelaine l’un de ces hauts obstacles d’une pièce, ce corps à corps rapide par lequel un instant, la marche retenue, l’œil s’ouvre et le corps tout entier s’accommode à son nouvel appartement. D’une main amicale il la retient, avant de la pousser décidément et s’enclore- ce dont ce déclic du ressort puissant mais bien huilé agréablement l’assure.1

1 Monnier Gérard, La porte - Instrument et symbole, Athènes, Ed. Alternatives, 2004, p.38.

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EmpreintesSérie de poignées de porte, 2009

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Aquatic landscapeProjet de douche, 2010

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J’aimerais évoquer un second projet dans lequel j’ai imaginé un corps à l’origine de la forme. Il s’agit d’une douche, Aquatic landscape, mettant en scène l’action de se laver.Cet espace « de l’eau » propose à l’utili-sateur d’adopter différentes postures et usages pour faire sa toilette. En effet, des éléments viennent s’inscrire et déformer la surface habituellement plane du récepteur de douche. Ce petit paysage blanc permet à l’utilisateur de venir s’asseoir sur un volume, s’adosser dans un creux ou être debout durant sa toilette. De même, un cratère au fond duquel un galet fait office de bonde d’évier nous permet de retrouver le geste primitif des mains qui projettent l’eau sur le corps. Ce petit réservoir d’eau convient notamment à une toilette rapide ou partielle. Sa forme invite au déverse-ment de l’eau, et fait glisser sa fonction d’évier vers celle de fontaine.Un pommeau de douche est attaché à un flexible rétractable qui sort de l’assise afin que l’utilisateur puisse le manipuler à sa guise (en l’accrochant à une branche de la colonne de douche par exemple ou pour remplir le cratère). Sa forme évoque la cruche que l’on remplit pour se laver, mais aussi la gousse qui, une fois suspendue à sa branche, laisse couler l’eau.

Cette douche permet au corps d’être dans un rapport intime avec son environ-nement, proche de lui-même et de son centre. C’est un lieu de repos dans lequel le corps et ses postures sont à l’origine des formes.

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Aquatic landscape (maquettes de recherche)Projet de douche, 2010

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Dans son ouvrage La structure et l’objet1, J-F Pirson a cherché à définir l’objet dans ses différents aspects. Ainsi, il va de la construction à la structure, en établissant des rapprochements entre les formes natu-relles et les formes artificielles. L’auteur se focalise sur l’acte de création qui découle selon lui, des gestes élémentaires du construire, de l’assembler, du modeler, et du bâtir.Ainsi, nous pouvons établir un rappro-chement entre l’objet, son concept, et le processus de création qui le génère. Ce rai-sonnement m’a incitée à regarder l’usage des mots, et à noter que dès le XVIIe siècle l’usage du mot structure, venant du latin structura (de struere, construire), va s’élargir dans deux directions : vers l’archi-tecture et vers le corps. Ce terme, désigne d’une part, la manière dont les édifices sont façonnés ; d’autre part, l’agencement des diverses parties du corps. Si l’on fonde notre raisonnement sur ce parallèle étymologique, il semblerait que l’objet possède, tout comme l’organisme, un véritable potentiel d’évolution dans le temps et l’espace.

J-F Pirson raconte, au sujet du Goethea-num, situé sur la colline de Dornach en Suisse, que :

La masse de béton du Goetheanum agit comme un organisme vivant. Il cristallise une respiration dans les tensions, dans les dilatations et les contractions de la matière. Les forces ne sont pas occultées et enfer-mées dans un schéma inerte, elles gonflent le béton à partir de l’interpénétration des coupoles du Premier Goetheanum.2

Cette analyse architecturale suggère qu’une présence peut naître de la matière; une tension qui se développe pour contenir toutes ses forces et flux d’énergie concentrés.

1 Pirson Jean-François, La structure et l’objet (essais, expériences et rapprochements), Liège, Pierre Mardaga éditeur, 1995.2 Ibid., p.17.

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LéviathanAnish Kapoor, Paris, 2011

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LéviathanAnish Kapoor, Paris, 2011

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Nous sommes d’une maison vivante, la mère, et nous en sommes sortis. Le premier home c’est le corps humain, le premier rythme les chocs assourdissants du cœur, la première des voluptés thermiques celles d’une cellule tiède dont les parois se rétrécissent jusqu’à donner l’envie de sortir.1

1 Langlois Gilles-Antoine, in: Willemin Véronique, Maisons vivantes, Paris, Ed. Alter-natives, 2006, p. 26.

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L’impressionnant Léviathan du sculpteur Anish Kapoor, révèle de façon très efficace le potentiel de tension de la matière et de l’espace. Cette installation in-situ se déve-loppait au Grand Palais à Paris, au cours de la manifestation Monumenta 2011.

L’oeuvre est une gigantesque structure gonflée de 72 000 m3 d’air, qui investit l’espace de la Nef. Il s’agit d’un véritable espace dans l’espace, qui répond à la hau-teur et à la lumière du lieu. Invités à entrer dans l’œuvre, les visiteurs sont immédiate-ment plongés dans le rouge profond de la structure. Un certain nombre de nos sens y sont sollicités. La couleur et la chaleur qui se dégagent à l’intérieur de l’œuvre, in-duisent chez le spectateur un état d’écoute très particulier proche de la contempla-tion. La membrane tendue, depuis le sol vers les hauteurs, appelle notre main à mesurer la texture, l’élasticité, le rebondi de la matière. Des ombres de l’architecture du Grand Palais sont projetées sur l’enve-loppe, déformées par les contours arrondis de l’œuvre. Lorsque l’on sort des entrailles de la « bête », l’on se retrouve confronté à un tout autre environnement. L’espace de la Nef est rempli du volume d’air de cet « envahisseur monumental ». L’échelle de l’œuvre est telle que l’on ne voit jamais la structure dans sa totalité. Au fil de la déambulation, le spectateur voit appa-raître des formes qui se cachent les unes des autres ; opaques et brillantes, dans lesquelles le soleil brouille les distances.

Ainsi, cette œuvre propose au spectateur de vivre deux expériences très différentes. L’immersion totale et quelque peu oppres-sante dans le ventre rouge du Léviathan fait place à un sentiment d’espace et de légèreté, une fois que l’on en sort.

L’artiste est, comme il l’explique, parvenu par des moyens strictement physiques à proposer une expérience émotionnelle et philosophique inédite.

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Cette première partie est un aperçu de la complexité des relations qui articulent le corps et l’espace. Nous avons vu que l’espace, ou plutôt les espaces que le corps habite, lui sont indissociables. Les divers paramètres qui le caractérisent, qu’ils soient physio-psychologiques, culturels ou spatio-temporels, façonnent son monde, individuellement et subjectivement. Le corps construit son propre espace, le configure, le délimite, le rêve. Merleau-Ponty a distingué deux types d’es-paces : l’espace clair et l’espace nocturne1. L’espace clair est l’espace de la pensée objective, celui de la perception de tous les jours ; l’espace nocturne est celui du rêve, du mythe, de la psychose. Nous pouvons conclure que ces deux polarités se mêlent pour former l’espace perçu, auquel s’ajoute le sentir ( sous l’influence des récepteurs sensoriels ) qui introduit la notion d’espace vécu.

1 Dupond Pascal, Autour de la « Phénomé-nologie de la perception », Philopsis éditions numériques, 2007, p.23.

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Un corps qui respire

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I. Du corps dansant ...

Amener le spectateur à ressentir une expé-rience sensible et physique de l’espace est, comme nous l’avons évoqué précédem-ment, une thématique récurrente dans le champ des arts plastiques.En continuité, il me semble intéressant d’évoquer le travail d’Odile Duboc. Cette chorégraphe, décédée l’an dernier à l’âge de 69 ans, est l’une des pionnières de la danse contemporaine française. Ses mises en scène mêlent mouvement, musique et arts plastiques. Elle a notamment dévelop-pé un travail d’improvisation sensorielle avec ses danseurs, ainsi qu’en témoigne cet échange avec eux :

- « Essayez de préserver cette idée de rapport aux éléments, et ce rapport avec cet objet-là (un coussin d’air). La matière même du plastique qui vous environne, peut vous renvoyer peut-être à une por-tée d’eau ou à un appel d’air… Et toutes ces choses-là doivent être en permanence consciemment ressenties, pour qu’elles nourrissent ce qui va suivre. Et la difficulté c’est d’être, en même temps, dans l’instant qu’on est en train de vivre, sans se projeter (…) tout en cherchant à trouver les points d’initiation du mouvement. Ce sont des ate-liers où l’on reprend conscience du poids et de la liquidité des membres. Essayez quand vous êtes sur le coussin de n’avoir presque aucun repère. ( …)C’est des images d’algues dans l’eau… Des choses comme ça, mais qui sont plus de l’impression qu’une image propre que vous essayeriez de copier. Il n’est pas question de copier quoique ce soit, il est question d’être. D’être l’algue, d’être l’eau, d’être l’air, d’être les oiseaux en train de plonger dans les trouées d’air, d’être partout. De cette façon, le corps peut générer de la musicalité, du souffle. »

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Atelier d’expérimentation Projet de la matière

Chorégraphie de Odile Duboc, 2003

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- « Dans le rapport à la matière j’avais l’image du fœtus, de quelque chose de très organique, comme un grand corps qui peut répondre. Dans ce contact qui n’est pas intentionnel, dans le transfert de poids, il y n’y a plus de décision. […] Il y a quelque chose de fort dans ce moment où tu comprends que tu peux retirer ta présence. Être l’ombre de quelqu’un. Quels sont les différents degrés de présence pour devenir à un moment donné l’ombre de quelqu’un ? »1

Cet échange, extrait du film Émergences de Gilles Toutevoix, intervient lors d’un atelier d’improvisation en 2003, lors de la reprise de son emblématique Projet de la matière (1993).

La chorégraphe propose à ses danseurs de longues phases d’expérimentation sur des objets tactiles, durant lesquelles elle souhaite voir apparaître la « liquidité du corps », son organicité, sa matérialité. Ces objets tactiles, conçus par la plasticienne Marie-José Pillet, sont un coussin d’air, un matelas d’eau, des plaques de tôle sur ressorts. Odile Duboc propose ensuite à ses danseurs de se remémorer les sensa-tions éprouvées lors des expérimentations, afin de retrouver les mêmes états de corps, indépendamment des objets utilisés. De cette façon, l’espace semble être appréhen-dé par les danseurs dans un état d’apesan-teur.

1 Toutevoix Gilles, Émergences, Film docu-mentaire, CDC Toulouse, 2006.

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Vertige,

déséquilibre,

chute...

forment le lexique de Projet de la matière, chorégraphie née de ce processus expéri-mental. Le dispositif plastique, dont il ne reste que peu de traces solides sur scène, influence fortement les états et la qualité de la danse. Le corps des danseurs en a gardé une mémoire palpable. L’air, l’eau, le vent, la terre, se dessinent sous les corps. Fluide et suspendue, la danse oscille entre légèreté et gravité. Les danseurs s’aban-donnent à la matière, se fondent dans des formes rondes, se heurtent à la dureté d’un mur ou encore glissent vers le sol qui se transforme en mer.

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À l’occasion d’un atelier proposé par Anne-Karine Lescop (ancienne interprète d’Odile Duboc), au Musée de la Danse à Rennes, j’ai pu expérimenter personnelle-ment le processus chorégraphique de cette pièce, Projet de la matière.L’atelier se décomposait en deux phases : d’abord notre rencontre avec un objet tac-tile, un coussin d’air, puis une exploration de notre mémoire sensorielle. Nous étions invités à monter sur le coussin d’air afin de ressentir la qualité de l’air supportant notre poids. Cette rencontre du corps et de l’air a constitué une impression sensible que nous avons cherché à retrouver par la suite, durant les séquences d’improvisa-tion. Ces improvisations individuelles ou en binômes, devaient être « empreintes » de la même qualité de corps que durant l’expérimentation du coussin d’air. Cet exercice «d’états» de corps faisait appel tout autant à nos sensations physiques qu’à notre mémoire sensible.

À titre personnel, la pratique de la danse a joué un rôle important dans mon expé-rimentation de l’espace. Elle m’a permis notamment développer mon espace perceptif.

En effet, la mise en mouvement du corps exacerbe un certain nombre de sensa-tions extéroceptives1 et proprioceptives2. L’énergie, la régulation du tonus muscu-laire, l’équilibre ou encore la respiration, entraînent des sensations qui nous font prendre conscience d’un espace interne au corps.Parallèlement, la danse m’a permis d’ouvrir cette perception interne. Il faut, en effet, « sortir » de son enveloppe corporelle (espace interne) afin d’attirer son attention sur le placement du corps dans l’espace.

1 Sensations relatives au fonctionnement des récepteurs perceptifs ; habituellement stimulés par des agents extérieurs à l’organisme. Sensations tactiles, visuelles, auditives.2 Sensations ne réagissant pas à une excitation venant de l’extérieur mais à une excitation provenant de l’organe lui-même. C’est donc une sensibilité très profonde du corps à lui-même. Sensations kinesthésiques et musculaires.

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Projet de la matièreChorégraphie de Odile Duboc, 2003

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À ce propos, nous pouvons évoquer la kinesphère, concept développé par Rudolph Laban1, chorégraphe et théori-cien de la danse. La kinesphère désigne l’espace accessible par les membres étirés du danseur. Cette sphère imaginaire, dans laquelle le corps est placé au centre, repré-sente l’espace proche du corps. Elle maté-rialise les trois plans spatiaux utilisés par le corps pour se mouvoir : le plan horizon-tal, vertical et sagittal. De cette façon, qu’il soit immobile ou en déplacement, le corps peut-être considéré comme un espace : un espace-corps.

Enfin, l’espace-corps est plongé dans un plus grand espace, celui de la scène (l’espace externe). Les déplacements et le positionnement du corps dans l’espace demande un travail d’orientation, non plus lié à sa propre kinesphère, mais à l’espace scénique externe. Il faut alors s’orienter dans l’espace par rapport au spectateur et se placer en tenant compte des autres danseurs.

On peut donc distinguer trois espaces simultanés du corps dansant : l’espace interne (perception interne), l’espace proche et l’espace externe. Le corps en mouvement est connecté en permanence à ces trois espaces qui réagissent au geste et à l’effort.

L’espace est activé par le mouvement.

1 Rudolph Laban est un danseur, chorégraphe, pédagogue et théoricien de la danse hongrois. Il invente notamment de nouvelles conceptions du mouvement et est l’auteur d’un système de notation chorégraphique, la labanotation.

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Cette appréhension physique de l’espace, par le biais de la danse, a orienté ma réflexion sur la problématique du mou-vement dans l’espace. Aussi, le prochain chapitre va traiter des interactions entre l’espace et le mouvement, et plus particu-lièrement à travers la notion de « respira-tion», origine de la vie et du mouvement.

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II. ... à la respiration

Les « grains de poids » se fondent dans le sol, le corps se fait lourd ; les muscles se relâchent, le squelette trouve sa place. Le corps au repos n’est pourtant pas inerte. Il est jusqu’à notre mort, animé par le mou-vement perpétuel de la respiration...

De nombreux exercices de danse utilisent la respiration pour détendre et réchauffer le corps. Ils permettent, en effet, de déve-lopper notre réceptivité à travers la prise de conscience du trajet du souffle dans le corps. Comment l’air entre-t-il dans mes pou-mons ? Combien de temps durent mes inspirations ? Mes appuis dans le sol se modifient-ils durant mes expirations ?

Aussi, la danse m’a permis de ressentir, sinon de comprendre, les impacts de la respiration sur le corps ; dès lors je pense poursuivre une partie de mes expérimen-tations à travers cette pratique.

Je peux mentionner à ce propos un projet dansé, intitulé Parenthèse pour une sym-biose, qu’une étudiante en danse et moi-même avons imaginé. Cette recherche chorégraphique a été le moyen d’initier ma réflexion sur cet élément immatérielqu’est l’air, sur cet instinct premier qu’est la respiration, sur cette détermination qu’est le souffle.

Il s’agit d’un duo dans lequel nous avons tenté de matérialiser l’air, la respiration.Aussi, nous avons travaillé sur une ges-tuelle puisant son origine dans le souffle. Volonté d’amplifier la respiration, de la prolonger, de l’accompagner dans son tra-jet. Afin d’appuyer cette envie, nous avons choisi de danser avec un objet « jupe » nous reliant l’une à l’autre. Ce vêtement réalisé en tissu élastique, fonctionne à la manière d’un ligament réagissant à nos corps, en tension et en relâchement.

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Parenthèse pour une symbiose,Projet chorégraphique, 2010

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Parenthèse pour une symbiose,Projet chorégraphique, 2010

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L’air des poumons s’engouffre dans le tissu qui se gonfle, prend de la hauteur...Ce dispositif met en scène un organisme hybride de chair et de tissus, évoluant au fil d’une respiration partagée. Cette première approche, quelque peu for-melle, m’a néanmoins permis de pratiquer l’espace à travers le mouvement du corps et du souffle.

Espaces corps et espaces vivants guidés par le mouvement de l’air

qui entre,

gonfle,

tend, et finalement

s’échappe.

En nous dansent inlassablement inspira-tion, expiration avec, entre elles, un temps d’immobilité qui les séparant permet leur union, le renversement des contraires et leur transmutation. Je n’ai pas eu à prendre d’air. Il est entré en moi dès l’instant que je me suis mis à sentir au lieu de penser.1

1 Leboyer Frédérick, L’art du souffle, Dervy, 2006,.

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À présent, décrivons le phénomène respi-ratoire. La ventilation pulmonaire se forme grâce à des principes d’expansion et de rétraction de la cage thoracique. Ces mouvements respiratoires sont obtenus par les contractions du diaphragme et des muscles costaux. Ils créent des dépressions et des surpressions qui provoquent l’entrée (inspiration) et la sortie (expiration) de l’air par la trachée. On peut ainsi prendre conscience des trois niveaux qui com-posent une respiration complète : l’étage abdominal, l’étage thoracique et l’étage sca-pulaire. Ces différents étages sont stimulés différemment selon que la respiration est naturelle ou forcée. De façon générale, l’intensité et le rythme de la respiration té-moignent de l’effort du geste. Néanmoins, la respiration, si elle est synchronisée au mouvement, peut aussi permettre de lui donner de l’ampleur. Par exemple, on peut faciliter le repli du corps par l’expiration et son déploiement par l’inspiration. Le souffle accompagne l’effort.

Le rapport physiologique qui relie la respiration et l’effort est indéniable, et intéressant ; cependant, il n’est pas l’objet principal de notre recherche.

J’aimerais, en effet, aborder la question de la respiration sous un angle plus poétique et spatial. Pour illustrer cette intention, je vais évo-quer ici un projet dans lequel les poumons trouvent une dimension symbolique. Il s’agit d’un trophée intitulé Racines, associé à une broche, que j’ai conçu pour la Fondation Yves Rocher, à l’occasion de son Grand Prix International «Terre de Femmes ».1

Réalisé avec le soutien des artisans de la Gacilly, ce trophée Racines nous ramène aux origines de la Fondation Yves Rocher. La racine, souvent invisible et néanmoins essentielle à la vie d’une plante, en est l’élément central.

1 Le Prix «Terre de Femmes» a été créé en 2000, afin de récompenser les femmes qui agissent au quotidien pour l’environnement. Aujourd’hui, ce prix a déjà récompensé 285 femmes du monde entier.

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Racines (détail), Trophée du Grand Prix International

«Terre de Femmes», 2011

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Une colonne de chêne soutient un cube en verre dans lequel se développe un sys-tème racinaire. Un ensemble de modules, réalisés en bois tourné, articule ce réseau. La racine principale évolue en branches secondaires puis en radicelles... Elle forme un réseau en perpétuel développement, à l’image des lauréates du Prix « Terre de Femmes » qui, par leurs actions éco-citoyennes, oxygènent le monde un peu plus chaque jour. J’ai souligné le parallèle évident entre la racine et les poumons, par un choix de forme à double entente. En effet, le déploiement du système racinaire dans l’espace du cube évoque également les bronches et bronchioles du poumon.

D’autre part, le positionnement du corps du spectateur joue un rôle important dans sa perception du trophée. Il lui permet, ou non, d’accéder à une seconde lecture de la pièce. En effet, il faut se placer à proximité du trophée pour que l’œil y découvre un miroir, placé à la base du cube en verre. Cette nappe réfléchissante est une petite fenêtre ouverte sur un ailleurs. Elle nous propose une image inversée des racines suspendues au-dessus : un petit arbre de vie. Reflet de l’engagement particulier de ces femmes en direction du développe-ment durable.

Le soir de la cérémonie annuelle, les lauréates reçoivent une broche, reprenant la forme symbolique des racines présentes dans le trophée.

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Broches remises aux lauréates du Prix «Terre de Femmes», 2011

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Ce trophée introduit une certaine forme de respiration qui pose la question de l’infiniment petit et de l’infiniment grand. Des racines qui oxygènent le monde, des racines qui façonnent des images poé-tiques... Lorsque l’on expire, l’air passe de la dimension infime des alvéoles pulmonaires à l’espace atmosphérique de la biosphère terrestre. Ce changement d’échelle constitue le rythme primaire, la synthèse de la vie dans sa dimension la plus organique : un va et vient de la vie, un échange continu et spontané avec l’espace. Le corps est un système poreux qui côtoie intrinsèquement l’espace dans lequel il se trouve. L’air n’est que de passage.

Il est cellule et il est monde.

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C’est une substance ignée et une continuelle émanation de corpuscules solaires, qui par le mouvement du soleil et des astres, étant dans un perpétuel flux et reflux, remplissent tout l’univers ; tout en est pénétré dans l’étendue des cieux, sur la terre et dans ses entrailles. Nous respirons continuelle-ment cet or solaire ; ses particules solaires pénètrent nos corps et s’en exhalent sans cesse.1

2 Entretiens d’Eudoxe et de Pyrophile, Apud Bibliothèque des philosophes chimiques, Paris, nouvelle édition, 1741, t.III, p.231.

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III. Du silence au mouvement

Ce dernier chapitre me permet d’intro-duire un aspect du souffle qui m’intéresse plus particulièrement. Nous avons précédemment tenté de décrire le phénomène respiratoire, nous allons à présent développer ses qualités dynamiques.

Dans un premier temps, je vais appuyer ma réflexion sur un ouvrage de l’épisté-mologue Gaston Bachelard, intitulé L’air et les songes – Essai sur l’imagination du mouvement. L’auteur part de son analyse du ciel et de l’air à travers le langage et la littérature, afin de développer la notion d’imagination dynamique. J’en retiens notamment l’idée d’une mise en mouve-ment de l’imaginaire comme processus de changement. Ainsi, l’activité de l’imagina-tion entraîne l’esprit à la divagation afin de dépasser les évidences premières, le sens commun. ... toute image aérienne a un avenir, elle a un vecteur d’envol...1

Pour G. Bachelard, l’air est inhérent à l’imagination du mouvement. Cette association métaphorique est néanmoins fondée sur des éléments concrets.

Ainsi, j’aimerais attirer l’attention sur le chapitre XII de ce recueil, « La déclama-tion muette ». Le souffle y est traité comme un facteur dynamique du mouvement, du potentiel poétique. G.Bachelard parle d’un souffle poétique qui anime le silence. Un souffle qui transforme un silence fermé en un silence ouvert sur le monde ; un silence mobile duquel émergent des mots... de la poésie. Il souligne de ce fait l’importance de la respiration en poésie. Selon lui, la poésie est avant toute chose une joie du souffle. Déclamer un poème, énoncer doucement, rapidement, crier ou murmurer des vers, insuffle aux mots une dynamique respira-toire. La matière aérienne vient habiter la forme verbale.

1 Bachelard Gaston, L’air et les songes – Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Le Livre de Poche, 2010, p. 30.

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Le philosophe parle de poésies qui respirent bien, d’une administration heureuse de l’air parlant1. Le souffle poétique va au-delà des mots et de leur sens, il apaise et calme, donne de la continuité. La respiration est, dans la poésie, une nécessité instrumentale qui fait de l’homme un tuyau sonore, un roseau parlant2.

Du souffle et des cordesvocales. Pour faire un son,des mots, qui sortent de la bouche, des paroles qui résonnent dans la pièce...

J’envisage l’espace comme une sorte de prolongement du corps dans lequel la res-piration devient une véritable articulation. Une charnière qui permet au corps d’inte-ragir avec l’espace de manière sensuelle et structurelle.

Mais quelle est la forme du souffle ?

1 Ibid., p. 309.2 Ibid., p. 310

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SmashNendo, 2009

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La série Smash, nous donne à voir un rap-port particulier entre le souffle et l’objet. Proposés par Nendo1, à l’occasion du Salon du Design japonais Senseware de 2009, ces objets réalisés en fibres polyester non-tissé ont été modelés comme du verre soufflé en une seule pièce. Il est impossible de contrôler complètement le processus, de sorte que chaque objet possède une forme différente selon la chaleur et la pres-sion d’air qui a été insufflée. Ces objets ne produisent pas de lumière, mais la diffuse à travers leur membrane thermoplastique.

C’est une histoire de souffles, de brises qui viennent caresser la matière. Tensions et relâchements animent les formes. Le corps crée un espace à la mesure de son souffle.

Voilà donc pourquoi, si souvent, quand tu revenais seul, suivant la sente dans un voile de pluie, la maison semblait s’élever sur la plus diaphane des gazes, une gaze tissée d’une haleine que tu avais soufflée. Et tu pensais alors que la maison née du travail des charpentiers n’existait peut-être pas, qu’elle n’avait peut-être jamais existé, que ce n’était qu’une imagination créée par ton haleine et que toi qui l’avais soufflée, tu pouvais, d’une haleine semblable, la réduire au néant.2

1 Nendo est une agence d’architecture et de design japonaise, située à Tokyo.2 Goyen William, La maison d’haleine, p.88. in : Bachelard Gaston, La poétique de l’espace, Vendôme, Quadrige Grands textes, 2009, p.67.

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Les images utilisées par William Goyen dans la précédente citation, évoquent l’idée d’un souffle créateur et édificateur. Ainsi, j’aimerais attirer l’attention sur le lien reliant l’acte de tisser et le souffle.Le tissage achevé le jour, se défait la nuit si l’on se réfère au Mythe de Pénélope. On peut aussi y voir une évocation du rythme vital de la respiration. Le souffle quitte l’enveloppe corporelle pour se répandre à l’extérieur, comme le fil de l’araignée qui tisse sa toile. L’élémentaire du fil s’allie au fusionnel de l’assemblage, pour donner corps à une matière, une peau, de la cha-leur ; un vêtement qui protège le corps.

Le souffle comme acte créateur1, comme passerelle entre le monde organique et celui des choses.

Quand le feu s’en va il s’en va dans le vent. Quand le soleil s’en va, il s’en va dans le vent. Quand la lune s’en va, elle s’en va dans le vent. Ainsi le vent absorbe toutes choses... Quand l’homme dort, sa voix s’en va dans le souffle, et ainsi font sa vue, son ouïe, sa pensée. Ainsi, le souffle absorbe tout.2

Le souffle, pour l’homme ; le vent, pour le monde. Un vent qui danse avec les feuilles, qui ondule et tourbillonne... Phénomène sublime et volatile qui anime, qui donne vie à l’inerte. Une force vivante dont le dynamisme et la complexité des formes nous échappent.

1La notion de souffle créateur est déjà présente dans la Genèse. « Dieu forma l’homme de la poussière du sol. Il insuffla dans ses narines un souffle vital, et l’homme devint un être vivant ». Dans la Bible, le Souffle et l’Esprit de Dieu sont un même mot (rouah, en hébreu). 2 Chandoya-Upanishad, In : Bachelard Gas-ton, L’air et les songes – Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Le Livre de Poche, 2010, p. 307

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79Photographie, Essaouira, 2008

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Façade de Technorama, Ned Kahn, 2002

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Évoquons la démarche de l’artiste cali-fornien Ned Kahn, qui travaille avec les forces et formes de la nature (eau, feu, brouillard, vent, lumière, sable). Le vent est traité de façon tout à fait stu-péfiante. Je pense notamment à ses murs de vent : des pare-soleil qui traduisent visuellement la force et le dynamisme de l’air. Ils révèlent en quelque sorte les effets de l’invisible. La façade qu’il a conçue pour le Tech-norama (Winterthour, Suisse) en est un bel exemple. Ce projet illustre, en effet, l’idée d’un air «moteur» qui produit mouvements et formes. Quatre-vingt mille panneaux en aluminium brossés, montés sur des pivots articulés, habillent la devanture du musée. L’énergie cinétique du vent anime ces pixels et transforme la façade en un hybride du vent, du ciel et de la lumière. Elle devient une peau amorphe et liquide.

Le bâtiment semble absorbé, comme dilué dans le paysage.

Ces images de souffles moteurs, créateurs d’images et de poésie, vont très certaine-ment orienter mes perspectives plastiques, bien qu’un peu jeunes à l’heure actuelle pour être délimitées.

Je m’inscris en effet, dans une volonté de formes et d’espaces qui réagissent, voire interagissent. Le corps, la respiration pour éprouver la matière, transformer un espace.

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Du mouvant, du vivant pour que jamais rien ne s’essouffle...

À chacun son histoire...

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à chaque souffle son expiration...

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Bibliographie

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FilmographieToutevoix Gilles, Émergences, Film documentaire, CDC Toulouse, 2006.

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Titre : « L’homme est un roseau parlant »Citation de Gaston Bachelard, extraite de L’air et les songes – Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Le Livre de Poche, 2010, p. 310.