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TITAN

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De la même auteure chez Québec Amérique

JeunesseCassiopée, coll. QA Compact, 2002. • Livre préféré des jeunes de 12-17 ans au palmarès de

Communication-Jeunesse 2003-2004Rouge poison, coll. Titan, 2000. • Prix du livre M. Christie 2001Les vélos n’ont pas d’états d’âme, coll. Titan, 1998. • Mention spéciale du jury – Prix Alvine-Bélisle • Traduit en anglaisL’Homme du Cheshire, coll. Bilbo, 1990.Cassiopée – L’Été des baleines, coll. Titan, 1989.Cassiopée – L’Été polonais, coll. Titan, 1988. • Prix du Gouverneur général • Traduit en suédois, en espagnol, en catalan et en basque

AdulteLa Troisième Lettre, coll. Tous Continents, 2007.

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ROUGE POISON

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Marineau, MichèleRouge poison(Titan jeunesse ; collection Titan #43)ISBN 978-2-7644-0080-7 (Version imprimée)ISBN 978-2-7644-1561-0 (PDF)ISBN 978-2-7644-1939-7 (EPUB)I. Titre. II. Collection.PS8576.A657R675 2000 jC843’.54 C00-941623-4PS9576.A657R675 2000PZ23.M37Ro 2000

Québec Amérique329, rue de la Commune Ouest, 3e étage Montréal (Québec) H2Y 2E1Téléphone : 514 499-3000, télécopieur : 514 499-3010

Dépôt légal : 4e trimestre 2000Bibliothèque nationale du QuébecBibliothèque nationale du Canada

Projet dirigé par Anne-Marie VilleneuveMise en pages : Andréa Joseph [PageXpress]Révision linguistique : Diane Martin et Catherine BeaudinConception graphique : Isabelle LépineRéimpression : septembre 2010

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés© 2000 Éditions Québec Amérique inc.www.quebec-amerique.com

Imprimé au Canada

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.

Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres – Gestion SODEC.

Les Éditions Québec Amérique bénéficient du programme de subvention globale du Conseil des Arts du Canada. Elles tiennent également à remercier la SODEC pour son appui financier.

Michèle Marineau remercie le Conseil des arts et des lettres du Québec de son appui financier.

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QUÉBEC AMÉRIQUE

MICHÈLE MARINEAU

ROUGE POISON

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À Catherine,qui a été bien patiente

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Il y a d’abord eu Andrew, le jour de laSaint-Valentin.

Andrew Mason-Beauchamp, onze ans,ailier gauche des Braves de Saint-Stanislas, s’est écroulé pendant ladeuxième période d’un match de hockeyqu’il disputait à l’aréna Mont-Royal.L’équipe d’Urgences-Santé dépêchée surles lieux n’a pas réussi à le sauver, etAndrew est mort au cours du transport àl’hôpital. L’autopsie a révélé qu’il avaitsuccombé à des hémorragies causées parl’absorption d’une dose massive d’hépa-courine, un puissant anticoagulant. Dansquelles circonstances Andrew avait-il prisce produit, et comment en avait-il absorbéune telle dose ? Personne n’a pu répondreà ces questions. Aussi, après une enquêtesommaire, la police a-t-elle conclu à unmalheureux accident.

Prologue

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Quelques semaines plus tard, à deuxpas de l’aréna Mont-Royal, une fillette desept ans, Julie-Anne Hamel, mourait elleaussi d’une surdose d’hépacourine.

Aussitôt, tout le quartier a été saisi depanique. Personne ne croyait plus qu’ilpuisse s’agir d’accidents. On a commencéà parler d’empoisonnements, d’assassi-nats, de meurtres en série. La nouvelle afait la une d’un journal à sensation.

ATTENTION : POISON!

Après Andrew, c’est au tour deJulie-Anne de mourir, empoison-née par un anticoagulant qui aprovoqué des hémorragies in-ternes. C’est en jouant au parcdes Compagnons de Saint-Laurent, communément appelé leparc des Indiens, en face dechez elle, que la fillette amanifesté les premiers signesde malaise. On se rappelleraque c’est dans ce parc que setrouve l’aréna Mont-Royal, où,il y a un mois, le jeune AndrewMason-Beauchamp est mort dansdes circonstances similaires.On sait que des anticoagulantsentrent notamment dans la com-

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position de la mort-aux-rats.Des questions se posent donc.Un fou meurtrier a-t-il décidéd’éliminer les enfants de cequartier comme s’il s’agissaitde vulgaires rats? Verrons-nousles enfants du Plateau Mont-Royal périr les uns après lesautres? Et, surtout, qu’attendla police pour réagir et mettrefin aux agissements du maniaqueau poison?

Après les deux drames, une atmos-phère morbide flottait autour du « parcde la Mort », comme disaient les gens.Une atmosphère faite de peur, decuriosité, de suspicion. Des policierspatrouillaient constamment les lieux.Les parents interdisaient à leurs enfantsde jouer dans le parc. Les enfants yallaient quand même, curieux de voir s’ilallait se passer quelque chose, et per-suadés qu’ils sauraient se garder de toutdanger, eux.

Pourtant, ce n’est pas au parc desIndiens, mais à une quinzaine de rues delà, à côté de la piste cyclable, tout prèsde la voie ferrée du CP, qu’a été retrouvéle corps de la troisième victime, MathieuLozier, douze ans.

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31 marsDimanche des Rameaux

Quis ascendet in montem Domini, aut quis stabit inloco sancto ejus ?

Innocens manibus et mundo corde…

Qui montera à la montagne du Seigneur, quipourra se dresser sur son lieu saint ?

Celui qui a les mains innocentes et le cœurpur…

(Antienne Pueri Hebraeorum, chantée pendantla bénédiction des rameaux)

Jour 1

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La sonnerie du téléphone surprendSabine en plein sommeil. Comme tou-jours dans ces cas-là, l’adolescente seréveille en sursaut, affolée, le cœurbattant à grands coups désordonnés.

Il fait encore noir. Qui peut bienappeler à une heure pareille ?

La voix de sa mère lui parvient àtravers la porte fermée. Une voix rauquede sommeil.

« Mais oui, bien sûr que Sabine vabien. C’est pour savoir ça que tu m’ap-pelles à cette heure-là ? Tu as vu l’heurequ’il est ? Cinq heures ! Cinq heures undimanche matin ! ! !»

À son ton exaspéré, Sabine devinel’identité de l’appeleur matinal. Sa mèrene prend ce ton-là qu’avec une personneau monde : Pierre Ross, son ex-mari, lepère de Sabine.

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« Comment ça, six heures ? Le chan-gement d’heure ? Mais je m’en fiche, duchangement d’heure ! Qu’il soit cinq ousix heures ne change rien à l’affaire : cen’est pas une heure pour… Quoi ? ? ? »hurle maintenant la mère de Sabined’une voix qui n’a plus rien d’ensom-meillé. «Écoute-moi bien, Pierre. Tu saisdepuis trois mois que je vais en Répu-blique dominicaine avec Luc. Pasquestion que j’annule mon voyage à causede ta maudite job, est-ce que c’est clair ?J’ai supporté ça pendant huit ans – huitans ! Les retards, les changements deprogramme de dernière minute, lesabsences, les excuses… Mais c’est fini, cetemps-là, as-tu compris ? Fini. Job ou pasjob, enquête ou pas enquête, tu vienschercher Sabine aujourd’hui commeprévu et tu la gardes jusqu’au 9, un pointc’est tout. »

Elle raccroche le téléphone avec fra-cas.

Sabine, recroquevillée sous ses cou-vertures, a suivi la dispute téléphoniqueavec un malaise grandissant. Ses parentsveulent se débarrasser d’elle. Ils se ren-voient la balle, et la balle s’appelleSabine. Elle aimerait pouvoir rire de cejeu de ping-pong inusité, mais la boule de

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chagrin qui lui noue le ventre l’empêchede rire. Elle se sent triste. Triste et aban-donnée.

Elle se faisait une joie de ces dix joursqu’elle devait passer avec son pèrependant que sa mère profitait de longuesvacances de Pâques pour aller dans leSud avec son amoureux. Dix jours. Dixjours complets avec son père (le bon-heur !) et sans école (un double bon-heur !), puisqu’elle avait réussi à obtenirun congé en promettant d’étudier toutela matière couverte pendant cettepériode, de faire tous les devoirs et mêmede faire une recherche supplémentaire.C’était trop beau pour être vrai, semble-t-il. D’après ce qu’elle a compris, Pierreest accaparé par une enquête importante,et il ne veut pas d’elle. Il la considèrecomme un fardeau inutile et encom-brant. C’est clair, et particulièrementdéprimant. Quand va-t-il enfin se rendrecompte qu’elle n’est plus un bébé ?Quand va-t-il comprendre qu’à douzeans, presque treize, elle est grande, rai-sonnable, pleine d’idées et de ressources ?

Depuis qu’elle est toute petite,Sabine a toujours voulu être à la hauteurde ce père qu’elle aime et qu’elle admireplus que tout au monde, entre autres à

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cause de sa «maudite job», comme dit samère. Sabine, elle, ne trouve pas quec’est une « maudite job ». Au contraire,elle est toujours très fière d’annoncer àses amis que son père est lieutenant-détective à la Division des homicides duService de police de la Communautéurbaine de Montréal. Oui, elle est fièrede lui, fière de son travail, fière de savoirqu’il mène des enquêtes importantes etqu’il rend service à la société en pour-chassant des criminels. Elle regrette justequ’il ne veuille pas d’elle quand il estplongé dans une enquête délicate.

Si seulement il lui laissait une chancede prouver qu’elle peut être utile !

Mais, en attendant le jour béni oùson père l’appréciera à sa juste valeur,Sabine ne sait pas où elle va passer lesdix prochains jours. Pourvu que ce nesoit pas chez la voisine, Mme Sabourin, lamère de l’horrible Daphnée-Anne!

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Finalement, ce n’est pas chez Mme Sabourin mais chez son ami Xavierque Sabine aboutit à l’heure du souper.

Xavier, sa petite sœur Stéphanie etleurs parents – Serge Bourdon etGeneviève Perreault – vivent à côté dechez Pierre Ross, avenue De Lorimier, autroisième étage d’une maison entière-ment habitée par des membres de lafamille Perreault. Sabine, dont la famillese réduit à des parents divorcés et à ungrand-père qu’elle ne voit jamais, aimebien se retrouver ainsi au cœur d’unefamille qui ressemble à celles deshistoires d’autrefois. Un grand-pèreexubérant, une grand-mère souriante,une tante qui mord dans la vie à pleinesdents. Et, quelques jours par mois, unoncle un peu étrange, atteint d’unemaladie mentale au drôle de nom – laschizophrénie –, qui leur a causé bien desangoisses quelques années plus tôt.Sabine et Xavier lui avaient même donnéun surnom – l’homme du Cheshire – etavaient mené une enquête à son sujetavant de savoir qui il était !

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Pierre Ross n’a pas pu venir chercherSabine pour la conduire chez Xavier,mais il a quand même pris le temps de luitéléphoner pour lui dire de se rendre là-bas en taxi.

« J’ai déjà remis l’argent pour le taxi àGeneviève, la mère de Xavier… J’irai tevoir dès que je le pourrai. Je t’aime, magrande.»

Dès qu’il le pourra… Ça veut direquoi, au juste ? s’est demandé Sabine enraccrochant le téléphone. Qu’il passeraitla voir quelques fois, entre deux rendez-vous ou à la fin de journées trop rem-plies ? Qu’il lui passerait la main dans lescheveux ou lui embrasserait le bout dunez sans même prendre le temps d’enle-ver son manteau avant de repartir sur lestraces de ses criminels ? Adieu, vacancesde rêve...

Malgré tout, Sabine a été soulagée enapprenant qu’elle se retrouverait chezXavier pour ces dix jours. Soulagée… etpassablement excitée par l’atmosphère dedrame qui règne dans le quartier.

« Tu comprends », dit-elle à son amidès qu’elle se trouve seule avec lui, aprèsle souper, «quand mon père a téléphonéà l’aube pour savoir comment j’allais, j’aitout de suite compris qu’il se passait

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quelque chose de spécial. Et quand il ainsisté pour que je ne vienne pas chez luicomme prévu, j’ai su que le quelquechose n’était pas seulement spécial maisterriblement excitant. Heureusementque ma mère tenait à son voyage etqu’elle a refusé de céder ! Tu te rendscompte, s’il fallait que je sois en train deme morfondre au fin fond de Laval pen-dant qu’il se passe des choses fabuleusesici… Allez, raconte-moi tout. Autéléphone, mon père m’a dit qu’il y a eudes morts suspectes dans le quartier, maisil s’est montré avare de détails. Pourtant,il doit en connaître, des détails, puisquec’est lui qui est chargé de l’enquête…»

Xavier a laissé se déverser le flot deparoles. Il a l’habitude des enthousiasmesde Sabine. Cette fois, cependant, iltrouve qu’elle exagère. « Excitant » et« fabuleux», dit-elle. Alors qu’il s’agit demorts – de meurtres, plus précisément.Les meurtres sont peut-être excitantsdans les films ou dans les romans, quandSherlock Holmes ou Hercule Poirotmettent en œuvre leur talent et leurspetites cellules grises pour résoudre lesmystères et démasquer les coupables. Ils sont nettement moins excitants quandils se produisent près de chez vous, que

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les morts sont des enfants et que vousconnaissez une des victimes.

En fait, Xavier a peur, tout en se sen-tant étrangement fasciné par cettehistoire qui, depuis des semaines, faitrégulièrement la manchette des journaux.Dès la mort de Julie-Anne, il a découpétous les articles qu’il a pu trouver sur elleet sur Andrew. Il les a lus et relus, inté-ressé malgré lui par les détails pourtantbanals, par les faits et gestes des victimesdans les heures ayant précédé leur mort.

Andrew avait passé la journée àl’école… Il s’était fait taqui-ner par ses amis parce queMyriam Bigras lui avait donnéune carte de Saint-Valentin… Ilaimait les cœurs à la cannelle…Il était plus intéressé par leNintendo, le hockey et ses jeuxavec ses copains que parl’école… Ses parents sont effon-drés. Sa mère, Nancy Mason,répète que tout allait bien,qu’elle n’a rien noté d’anormal…Après l’école, il est passé chezlui pour prendre son équipementde hockey, puis il est allé sou-per chez un ami, Maxime Lavoie,en compagnie d’un autre ami,

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Dave Séguin-Soucy. À cinq heureset demie, tous trois se sontrendus à l’aréna Mont-Royal… Aucours de la première période,Andrew a pris part à unebagarre. C’est sans doute à cemoment qu’il a reçu les coupsqui ont déclenché l’hémorragiefatale.

Comme tous les samedis, Julie-Anne se faisait garder parBianca Bouthillier, quinze ans,pendant que sa mère tra-vaillait… Elle avait été à soncours de gymnastique au CentreImmaculée-Conception… Bianca etJulie-Anne avaient partagé unepoutine à la cafétéria duCentre avant de flâner un peusur l’avenue du Mont-Royal… Lajeune Bianca est formelle: ellen’a pas laissé Julie-Anne sanssurveillance un seul instant,et personne ne lui a donné quoique ce soit… C’est en jouant auparc des Indiens, avec sescopines Mélanie et Véronique,que Julie-Anne s’est effondrée,peu de temps après être tombéed’une balançoire…

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Le parc des Indiens est à quelquesminutes de chez Xavier. Il passe devanttous les jours. Il y a joué d’innombrablesparties de baseball et de soccer. Peut-êtrey a-t-il déjà croisé Andrew ou Julie-Anne. Peut-être y a-t-il déjà croisé celuiou celle qui leur a fourni (où ? quand ?comment ? pourquoi ?) l’anticoagulantqui devait les tuer.

Et Mathieu ? Est-il passé par le parcdes Indiens, lui aussi, avant de se retrou-ver le long de la voie ferrée ? Qu’a-t-ilbien pu arriver à Mathieu ?

Quand il pense à ce dernier, Xaviern’a pas seulement peur, il a surtout legoût de pleurer, de hurler ou de cogner àgrands coups de poing dans les murs.Mathieu était dans sa classe, il faisaitpartie de la même chorale que lui, etc’était un de ses amis.

« Alors, insiste Sabine. Tu meracontes ce qui s’est passé, oui ou non?»

Avec un soupir, Xavier se lève, fouilledans les papiers qui encombrent sonbureau, puis dépose des coupures dejournaux devant Sabine, qui est assise parterre, les jambes croisées et le dos appuyéau lit.

« Il y a d’abord eu Andrew, le jour dela Saint-Valentin…»

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Xavier raconte tout ce qu’il sait surAndrew et Julie-Anne. Sabine, excep-tionnellement, l’écoute sans l’inter-rompre une seule fois. Puis elle étudie lesarticles de journaux avec attention.

Soudain, elle fronce les sourcils. Il y aquelque chose qu’elle ne comprend pas.

«Andrew est mort le 14 février, dit-elle. Julie-Anne est morte le 16 mars.Nous sommes le 31 mars. Pourquoi est-ce que mon père a attendu à la dernièreminute pour nous dire qu’il était plongédans une enquête et qu’il voulait annulermon séjour chez lui ? Pourquoi est-cequ’il avait l’air si paniqué, ce matin ?Pourquoi est-ce qu’il a été tellementoccupé, toute la journée, qu’il n’a mêmepas pu venir me chercher à Laval ?»

Le mélange d’angoisse et de douleurqui habite Xavier depuis le matin se faitplus intense, tout à coup. Il a du mal àrespirer. Il ferme les yeux un instant, letemps de retrouver son souffle.

« Il y a eu Andrew et Julie-Anne,finit-il par dire d’une voix étranglée.

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Et puis il y a eu Mathieu. Il est mort hiersoir. Mais c’est seulement ce matin que jel’ai appris, juste avant la messe…»

*

Dimanche des Rameaux, onze heuresmoins dix. Dans une petite salle atte-nante à la basilique de l’oratoire Saint-Joseph, les garçons de la chorale achè-vent d’enfiler leur aube, de nouer leurceinturon, de rattacher leurs lacets. FélixCorriveau et Benoît Doucet ne retrou-vent pas leur cartable de musique. Louis-Albert Sauvageau-Goyette a perdu unsoulier. Jérôme Fafard et Mathieu Loziersont en retard, comme d’habitude.André Chamberland, le directeur de lachorale, peste et tempête, comme d’ha-bitude.

« Ces deux-là, grogne-t-il, au pro-chain retard, je les expulse... »

Jérôme fait enfin irruption, rouge etessoufflé, au moment où les autres com-mencent à se mettre en rangs.

« Ce n’est pas trop tôt, ironise M. Chamberland. Et ton copain Mathieu,tu l’as oublié dans un métro ?

— Non, monsieur, non. Il… il est…mort», souffle Jérôme, tête baissée.

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Le temps semble se figer un moment.Les garçons se regardent les uns les autres,incapables de déterminer s’il s’agit d’uneblague. Seule la respiration oppressée deJérôme trouble le silence. Paul-AlexandreToupin est le premier à réagir :

«Hé! Fafard, le 1er avril, c’est demain,au cas où tu ne le saurais pas ! Tes pois-sons d’avril, garde-les donc pour plustard.»

Jérôme relève la tête d’un coup sec.« Puis toi, tes farces plates, garde-les

donc pour toi ! » lance-t-il avant d’écla-ter en sanglots.

C’est à ce moment-là que tout lemonde comprend hors de tout doute queMathieu est vraiment mort.

« Et puis…» Jérôme s’essuie les yeuxde ses poings et il renifle un bon coupavant de continuer. «Et puis, il n’est pasjuste mort, il a été assassiné.»

Le mot a l’effet d’une bombe. Assas-siné ? ? ! ! ! Oubliant leurs rangs et lamesse qui va commencer, tous les gar-çons se mettent à parler en même temps.Assassiné ? Mais quand? Comment ? Parqui ?

Le directeur de la chorale coupecourt au déferlement de questions etd’exclamations.

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« Il est onze heures, messieurs. Lamesse commence. On y va.»

Jerôme ne se joint pas à la chorale.Mais, au moment où ses amis quittent lapièce, il lance :

«C’est un coup du maniaque au poi-son.»

*

Le maniaque au poison. Le maniaqueau poison. Tout en s’efforçant de chanterle Kyrie ou le Pueri Hebraeorum accompa-gnant la bénédiction des rameaux,Xavier se répète ces mots. Le maniaqueau poison. Et la peur lui tenaille le ventre,la peine le prend à la gorge, la douleurenvahit tout son corps.

«Pueri Hebraeorum tollentes ramosolivarum…», chante-t-il. Les enfants desHébreux, portant des rameaux d’oli-vier… «Hosanna in excelsis…» Hosannaau plus haut des cieux !

La messe se déroule comme dans unrêve. Xavier attrape des lambeaux desermon, des mots ici et là, mais rien detout cela n’a le moindre sens pour lui. Lesmots « assassiné » et « maniaque au poi-son» continuent à lui marteler le crâne,à lui meurtrir le cœur. La veille, à la

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même heure, il jouait au soccer avecMathieu et Jérôme. La veille, Mathieucourait, riait, rouspétait. La veille, il étaitvivant. À présent, il est mort. Assassiné.Par le maniaque au poison. Xavier sedemande comment il arrive à chanter.Pourtant, il chante, machinalement maissans trop de fausses notes. Il a hâte quela messe finisse.

*

Après la messe, quand les garçonsreviennent dans la petite salle, Jérôme adisparu. À sa place, un homme attend lesjeunes chanteurs : le père Blondin,directeur de l’école des Petits Chanteursdu Mont-Royal.

« Vous connaissez déjà la triste nou-velle, commence-t-il. Votre ami MathieuLozier est mort hier dans des circons-tances suspectes. Aussi…»

Le père Blondin parle longtemps. Ilest question de la vie qui continuemalgré la douleur, des desseins de Dieuqui ne sont pas toujours faciles à com-prendre, de l’immense peine que doitvivre la mère de Mathieu…

Xavier connaît bien Marie, qui estune grande amie de sa mère et qu’il a

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toujours trouvée très gentille. Il ne con-naît pas du tout le père de Mathieu, qui adisparu avant sa naissance. Marie. Mariesans Mathieu… Ce n’est pas vrai, c’esttrop épouvantable…

«… comprenez qu’on ne peut rienchanger à l’horaire des cérémonies pré-vues pour la semaine sainte, dit mainte-nant le père Blondin. De plus, lesfunérailles de Mathieu seront célébréesici, dans la crypte, et votre présence estévidemment requise. J’ai parlé au conseild’administration, cependant, et à vosprofesseurs : vos cours sont annulés pourla semaine. Demain, lundi, nous vousaccordons une journée de congé. Mais jeveux vous voir tous ici mardi matin àneuf heures. Au programme, répétitiondu Requiem de Victoria, qui sera chantépendant les funérailles de Mathieu.L’horaire précis des répétitions et descérémonies de la semaine vous sera remisce jour-là. De plus, un psychologue serasur place pour…»

En d’autres circonstances, Xavier seserait réjoui de l’annulation des cours.Pour une chorale comme la leur, il y atrois périodes particulièrement épui-santes durant l’année : la semaine deNoël, la neuvaine de Saint-Joseph, la

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semaine de Pâques. Répétitions, messes,concerts, cours de chant et de piano,offices saints, répétitions, messes encore,et encore, et toujours… Et, à traverstout ça, cours de français, de mathéma-tique, d’anglais…

« Je cède maintenant la parole aulieutenant-détective Pierre Ross, duSPCUM, qui voudrait vous adresserquelques mots. »

Un grand type mal rasé, aux yeuxcernés et aux cheveux en bataille s’ap-proche du père Blondin, suivi de près parune jeune femme d’origine asiatique.

Autour de Xavier, des voix semettent à chuchoter.

« Un détective… comme dans lesfilms… pourquoi il n’a pas d’uniforme…peut-être qu’il va nous interroger… est-ce qu’il va prendre nos empreintes…c’est qui, la femme… c’est la premièrefois que… c’est excitant… je ne vois passon revolver, est-ce qu’il a un revolver…ça doit être la bosse, là, sous son ves-ton… où ça… là, à gauche…»

Xavier, lui, est pétrifié. Il sait qui estPierre Ross, bien sûr : son voisin, le pèrede son amie Sabine… Il sait aussi quec’est lui qui est chargé d’enquêter sur lesdécès d’Andrew et de Julie-Anne. C’est

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donc vrai, se dit-il. Jérôme a raison : c’estun coup du maniaque au poison.

Il n’est pas le seul à penser aumaniaque au poison. Avant même quePierre Ross ouvre la bouche, une ques-tion fuse du fond de la salle.

« Est-ce que c’est vrai que c’est uncoup du maniaque au poison ?» demandePaul-Alexandre Toupin.

Pierre Ross fronce les sourcils.«Les nouvelles vont vite, à ce que je

vois», grommelle-t-il.Il fourrage à deux mains dans ses

cheveux, qui sont plus ébouriffés quejamais, avant de dire, d’une voix plusforte :

«À première vue, la mort de Mathieuprésente des similitudes avec celles desvictimes qui ont succombé à une surdosed’hépacourine, oui. Les premières ana-lyses vont aussi dans ce sens, mais cen’est que dans quelques jours que nousaurons l’ensemble des résultats del’autopsie et que nous pourrons détermi-ner la cause exacte de la mort deMathieu. Ce qui est clair, par contre,c’est que sa mort est suspecte. C’est pour-quoi nous sommes ici ce matin. Vousconnaissiez Mathieu, vous avez passébeaucoup de temps avec lui au cours des

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derniers jours. Peut-être certains d’entrevous ont-ils remarqué quelque chosed’inhabituel dans son comportement…Avait-il l’air préoccupé, inquiet, effrayé ?A-t-il eu des contacts avec des incon-nus ? Réfléchissez bien et, si vous pensezà quelque chose, communiquez le plusrapidement possible avec moi ou avecma collègue, la sergente-détectiveSophie Nguyen», dit-il avec un geste endirection de la jeune femme. « Je doismaintenant partir, mais la sergenteNguyen est à votre disposition si vousavez des questions. Merci. »

Après une poignée de main au pèreBlondin et une autre à André Chamber-land, Pierre Ross quitte la salle.

Aussitôt, tous les garçons se mettentà parler en même temps.

« Jérôme avait raison : c’est lemaniaque au poison… Peut-être… Iltournait autour du pot, je trouve… Dessimilitudes, une surdose… Pour moi, c’estclair comme de l’eau de roche… Lemaniaque… Le maniaque…»

Xavier enlève son aube et enfile sonblouson en vitesse. Partir. Partir d’ici.Vite.

*

33

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En sortant de l’église, Xavier ferme lesyeux, ébloui. Un soleil aussi éclatant luisemble incongru, indécent même.Mathieu est mort, et ça n’empêche pas lesoleil de briller.

« Je te ramène chez toi ?»La voix, derrière lui, fait sursauter

Xavier.C’est Pierre Ross, qui semble encore

plus fatigué, plus cerné et plus mal rasédans la lumière crue du soleil.

Sans un mot, Xavier suit le détectivejusqu’à son auto. Il monte, s’assoit,attache sa ceinture de sécurité. PierreRoss démarre et quitte le stationnementde l’Oratoire. Il conduit vite, nerveu-sement, sans dire un mot – du moinspendant la première partie du trajet.

« Je suis désolé, pour ton ami, finit-ilpar dire quand ils arrivent au boulevardSaint-Joseph. Quand j’ai su que tu leconnaissais, j’aurais voulu t’apprendre lanouvelle moi-même. Je suis passé cheztoi, mais tu étais déjà parti pour l’Ora-toire…»

Un silence. Pierre Ross s’attend-il àce que Xavier dise quelque chose ? Legarçon regarde le détective du coin del’œil. C’est la première fois qu’il le voitdans l’exercice de ses fonctions. A-t-il

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toujours l’air aussi sévère, aussi sombre ?Ou n’est-ce qu’un effet de la fatigue ? Ondirait qu’il a passé la nuit debout.

Feu rouge. Feu vert.« J’ai interrogé ton copain Jérôme

pendant une partie de la nuit. JérômeFafard. Il m’a dit que tous les trois –Mathieu, toi et lui –, vous aviez été àvotre cours de soccer hier matin, auCentre Immaculée-Conception.

— Oui.— Vous avez été là pendant combien

de temps ?— De dix heures à une heure et

demie, à peu près. On se prépare pour lesJeux de Montréal, alors on reste pluslongtemps que d’habitude.»

Pierre Ross hoche la tête.« Je vois. Et, pendant ce temps-là, tu

n’as rien remarqué de spécial ?— Non.— Vous êtes restés dans le gymnase

tout ce temps-là ?— Non. On a eu une pause d’à peu

près une demi-heure, vers midi. Mathieu,Jérôme et moi, on est allés à la cafétériadu Centre.

— Vous avez mangé ?— Un peu, oui. J’ai pris des amandes

fumées et un jus d’orange. Jérôme a pris

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un carré au Rice Crispies et un berlingotde lait. Mathieu, lui…»

Xavier s’interrompt, l’air troublé.«Mathieu, lui ? répète le détective.— Il a dit quelque chose comme : “Je

prendrais bien une poutine, mais j’auraistrop peur de finir comme la petite fillequi est morte. Elle avait mangé une pou-tine ici, le jour de sa mort…” Mais ildisait ça en blague, évidemment.

— Évidemment. Il a pris quoi, finale-ment ?

— Une barre de chocolat Aero et un 7-Up.

— Il n’a rien trouvé par terre ou surune table ? Bonbon, boisson, chocolat…

— Non. — Il n’a rien acheté d’autre avant de

quitter la cafétéria ? Au comptoir ou dansune machine distributrice ? Des biscuits,des chips, des bonbons ?

— Non.»Pierre Ross hoche la tête plusieurs

fois en disant « je vois, je vois ». Xavierne voit pas très bien ce que voit ledétective, mais il ne dit rien.

La voiture tourne sur l’avenue DeLorimier. Ils sont presque rendus chezXavier.

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« Ton ami Mathieu, demandesoudain Pierre Ross, est-ce qu’il était dugenre à accepter des choses d’uninconnu?

— Jamais de la vie ! s’exclame Xavier.S’il y a une chose qu’on s’est fait répéterdepuis qu’on est petits, et encore plusdepuis un mois et demi, c’est de nejamais accepter quoi que ce soit d’uninconnu. En plus, Mathieu n’était pas unbébé. Et il a toujours été du genre pru-dent.

— Du genre prudent qui fait desescapades jusqu’au mont Royal et qui sepromène le long de la voie ferrée, alorsqu’il savait très bien que sa mère n’auraitpas été d’accord, justement parce que cen’était pas prudent?

— La voie ferrée ? Qu’est-ce qu’il fai-sait le long de la voie ferrée ?

— Tu demanderas à ton ami Jérôme.Il était là, lui aussi. »

Xavier a du mal à comprendre. Quefaisaient Mathieu et Jérôme le long de lavoie ferrée ? Ce n’est pas dans leurstrajets habituels. Il secoue la tête pours’éclaircir les idées.

« En tout cas, une chose est sûre,répète-t-il au moment où Pierre Ross segare devant chez lui, Mathieu n’aurait

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jamais, jamais, jamais accepté quelquechose d’un inconnu.

— Et si c’était quelqu’un qu’il con-naissait ? Un épicier du quartier, un profrencontré par hasard, un instructeur desoccer, la mère ou le père d’un copain ?»

Xavier a l’impression de recevoir uncoup de poing en plein ventre.

« Vous pensez… vous pensez que lemaniaque au poison pourrait être quel-qu’un qu’on connaît? »

Il a la voix qui tremble, tellementcette possibilité lui paraît horrible. Va-t-il falloir commencer à se méfier de toutle monde… y compris de celui qui vientd’insinuer le doute dans son esprit ?

Pierre Ross semble comprendre sondésarroi. Il éteint le moteur de l’auto etse tourne vers Xavier.

«Écoute, dit-il, je ne veux pas t’affo-ler pour rien, mais on ne peut prendreaucun risque, tu comprends ? Selon toi,selon Jérôme, selon la propre mère deMathieu, celui-ci était prudent et raison-nable. Pourtant, il est mort. J’attendsencore les résultats de l’autopsie, mais jesuis certain qu’il a succombé lui aussi àune surdose d’hépacourine. Alors, tuvois, tant qu’on ne saura pas qui est lefameux “maniaque au poison” et com-

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ment il procède, il ne faudra pas secontenter d’être prudent et raisonnable.Il faudra être extrêmement prudent,extrêmement raisonnable et extrême-ment méfiant… quitte à froisser quelquessusceptibilités. »

Le détective s’interrompt. Il pose lesmains sur les épaules de Xavier et lesecoue doucement.

« Je suis sérieux, Xavier. Mortelle-ment sérieux. Sois méfiant. Et passe lemot à tes amis. Arrangez-vous pourrester en groupe. Ne traînez pas dans lesrues, dans les parcs. Dites toujours oùvous allez, avec qui, pour combien detemps. Je sais que ce n’est pas drôle devivre de cette façon. Mais mourir estencore moins drôle. »

Il lâche les épaules de Xavier.« Je compte également sur toi pour

faire comprendre ça à Sabine. Tu ne lesais pas encore, mais tes parents ontaccepté de l’héberger pour les prochainsjours. Elle aurait dû venir chez moi,mais, avec toute cette histoire…» Ilhausse les épaules puis secoue la tête enpoussant un soupir. « Bref, Sabine vahabiter chez vous. Et, connaissant mafille, j’ai bien peur qu’elle ne veuillerésoudre à elle toute seule le mystère des

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empoisonnements… Promets-moi detout faire pour l’en empêcher. Je ne peuxpas te demander l’impossible, bien sûr,mais je te demande d’essayer.

— Je… je vais faire de mon mieux.»

*

Quelques heures plus tard, voyantl’avidité avec laquelle Sabine écoute sonrécit, Xavier doute beaucoup de pouvoirtenir sa promesse.

4

Quand Xavier arrête de parler, Sabineest à court de mots, pour une fois. Ellevoit bien que Xavier a de la peine. Ellevoudrait le consoler, lui dire qu’ellecomprend, mais elle n’est pas très à l’aiseavec les émotions, pas plus les siennesque celles des autres.

Elle se racle la gorge une fois ou deuxavant de dire, d’une voix hésitante :

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« As-tu… as-tu une idée de ce qui apu se passer ?»

Xavier secoue la tête d’un airmalheureux.

«Non.»Il ne paraît pas disposé à élaborer sur

le sujet.Au bout d’un moment, Sabine

reprend la parole.«C’est quand même bizarre d’empoi-

sonner les gens avec un anticoagulant…Dans les livres, les assassins utilisent del’arsenic, de la digitaline, du cyanure…»

Xavier hausse les épaules. Le type depoison utilisé par l’assassin est bien ledernier de ses soucis.

«Pourquoi un anticoagulant ?» pour-suit Sabine en fronçant les sourcils.

Elle fourrage à deux mains dans sescheveux. Exactement comme son père,se dit Xavier, qui trouverait ça drôle s’iln’était pas aussi triste.

«Peut-être que…»Mais Sabine n’a pas l’occasion de ter-

miner sa phrase. Geneviève, la mère deXavier, vient d’apparaître dans le cadrede porte.

« Désolée, les grands, mais il com-mence à se faire tard. Je sais que vousavez beaucoup de choses à vous dire,

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mais vous pourrez continuer demain.Sabine, je t’ai installé un lit de campdans la chambre de Stéphanie. J’espèreque ça te convient. Et je t’ai sorti uneserviette et une débarbouillette. Ellessont sur la laveuse, dans la salle de bain.J’ai aussi libéré un tiroir pour que tu yranges tes vêtements. Viens voir…»

*

«… on va colorier nos poissons, etpuis on va les découper, et puis…»

Allongée dans le noir, Sabine a dumal à se concentrer sur le babillage deStéphanie. Elle aime bien la petite sœurde Xavier, mais, pour l’instant, lespoissons d’avril l’intéressent beaucoupmoins que les poisons.

«… et puis Juliette a dit qu’on pour-rait plastifier les poissons et les exposerdans le hall d’entrée de l’école, etpuis…»

Malgré ses préoccupations, Sabine nepeut s’empêcher de sourire. Ce n’est pasde l’amour que Stéphanie éprouve pourJuliette, son enseignante, « la meilleuremaîtresse de 1re année B du monde »,c’est de l’adoration. Une adorationtotale, débordante, presque violente.

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« J’ai tellement, tellement hâte àdemain ! Est-ce que je t’ai dit que Juliettea promis de nous apporter des surprises,pour la fête des poissons d’avril ? Est-ceque je t’ai dit que je vais faire un poissonmauve avec des lignes argent ?»

Stéphanie continue à parler des pois-sons, et de Juliette, et de la fête dulendemain. Peu à peu, cependant, sondébit ralentit. Elle commence unephrase, la laisse en suspens, la reprendpour l’interrompre aussitôt, grommelleencore quelques mots… Puis sa respi-ration se fait lente et lourde. La fillettes’est enfin endormie.

Sabine, elle, a l’impression qu’elle nes’endormira jamais. Trop de questions sebousculent dans sa tête.

Andrew, Julie-Anne, Mathieu. Troisenfants. Trois morts. Trois surdoses d’unanticoagulant appelé hépacourine.D’après les journaux que Xavier lui amontrés, les anticoagulants sont desmédicaments utiles dans certainesmaladies. Ils empêchent le sang de secoaguler, de former des caillots. Le pro-blème, c’est qu’ils peuvent aussi causerdes hémorragies. Comme dans les casd’hémophilie. Sabine a déjà vu unreportage sur cette maladie. Le fils du

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tsar de Russie en souffrait, juste avant laRévolution, et c’est à cause de ça qu’unmoine complètement fou, Raspoutine,avait eu autant d’influence sur la femmedu tsar. Il était censé savoir commentguérir le prince, ou le tsarévitch, commeon disait, et qui s’appelait Nicolas. Non,Alexis. Nicolas, c’était son père. Nicolaset Alexandra. Le dernier tsar de Russie etsa femme.

Dans son lit de camp, Sabine secouela tête. Ses pensées s’en vont dans tousles sens. Elle doit se concentrer. Ce n’estpas un Russe mort depuis longtemps quiva l’aider à résoudre le mystère desmeurtres à l’hépacourine. Pourquoi avoirchoisi ce produit, semblable à la mort-aux-rats, comme l’ont précisé les jour-naux ? Les rats en avalent puis, lorsqu’ilsse cognent ou se battent entre eux, ils semettent à saigner et finissent par crever,au bout de leur sang. Sabine a un frissond’horreur en pensant que quelqu’un,quelque part, a fait avaler à des enfantsdes doses massives d’un produit commecelui-là… Qui a pu faire une chosepareille ? Et comment cet individu s’y est-il pris pour faire avaler le poison auxenfants ? D’après les journaux, il aprobablement mis l’anticoagulant dans

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de la nourriture. Quelle nourriture ? Desbiscuits ? des bonbons ? de l’eau ? desboissons gazeuses ?

Des cœurs à la cannelle. Une pou-tine…

Poutine. Il y a un Russe qui s’appellecomme ça. Le président, le premierministre, quelque chose du genre...Poutine. Raspoutine. Le tsarévitchAlexis. Du sang. Du sang partout.

Sabine sent ses paupières quis’alourdissent. Elle se secoue une fois deplus, tente de s’éclaircir les idées. Elle neveut pas s’endormir. Pas encore. Elle doitcontinuer à réfléchir.

La poutine. Julie-Anne. La gardiennede Julie-Anne. Comment elle s’appelait,déjà ? Elle avait un joli nom. Julie-Anneaussi était jolie. Une petite brunesouriante et bouclée, d’après les photos.Qui a bien pu vouloir la tuer ?

Et Andrew ? Et Mathieu ? Qui leurvoulait du mal ?

Une carte de Saint-Valentin.Myriam. Ailier gauche. Les Braves deSaint-Stanislas.

Pourquoi de l’hépacourine ?Pourquoi ces trois enfants-là ?Pourquoi…

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Jour 2

1er avrilLundi saint

Vous tous qui passez par le chemin,

Regardez et voyez s’il est une douleur pareille

À la douleur qui me tourmente.

(Première Lamentation du prophète Jérémie,verset 12)

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Sabine a sûrement fini par s’endor-mir, puisqu’elle se réveille, le lendemainmatin, et qu’il lui faut même quelquesminutes pour se rappeler où elle est.Chez Xavier, oui, c’est vrai.

À côté d’elle, le lit de Stéphanie estvide. Le réveil indique huit heuresquarante-deux. Stéphanie doit être àl’école, avec la meilleure maîtresse de 1re

année B du monde. Peut-être est-elle entrain de colorier son poisson…

Un bref arrêt à la salle de bain, puisSabine se dirige vers la cuisine, d’où luiparvient un bruit de voix. Celle deXavier, qui pose une question, et uneautre, qu’elle ne connaît pas.

« Il m’a interrogé pendant des heures.Il ne s’imagine quand même pas que j’aitué Mathieu ! Mais tu aurais dû le voir,avec ses sourcils froncés et son air bête…

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Il s’appelait Pierre… Pierre quelquechose. Un nom anglais… Turner ?

— Ross. Pierre Ross. C’est le père deSabine.

— Sabine ? Tu parles d’un nom… Mabine, ta bine, sa bine… Aimes-tu lesbines, Sabine ?»

L’inconnu émet un ricanement mo-queur pendant que Xavier, qui vient devoir apparaître ladite Sabine dans lecadre de porte, tente discrètement de lefaire taire. Peine perdue.

« Non, mais, franchement, ça a pasd’allure un nom comme ça…», poursuitle garçon.

Sabine avance d’un pas et lance,d’une voix que la colère fait frémir :

«Ça a sûrement plus d’allure que tonnom à toi. Tu t’appelles comment ?Crétin ?»

Le garçon se tourne vers elle. Xavieren profite pour faire les présentations.

« Jérôme, Sabine. Sabine, Jérôme.»La colère de Sabine tombe aussitôt,

pour faire place à beaucoup d’intérêt.Jérôme a été parmi les derniers à voirMathieu vivant, non ? Une véritabledétective n’a pas le droit de se montrersusceptible face à un éventuel colla-borateur. Plutôt que de l’engueuler,

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Sabine détaille donc le garçon qui setrouve devant elle. Une silhouette unpeu ronde, un t-shirt vert pâle, des che-veux roux, très courts.

«Woups ! marmonne Jérôme, dont levisage prend une teinte cramoisie.Désolé… je ne savais pas que tu étaislà…»

Sabine fait un petit geste de la main,à la façon d’une reine saluant distraite-ment ses sujets. Je suis au-dessus de cespeccadilles, semble-t-elle dire.

« Jérôme. C’est toi qui étais avecMathieu, samedi. Tu as sûrement uneidée de ce qui s’est passé…»

Xavier lève les yeux au ciel. Ce n’estpas vrai ! Sabine ne va pas se mettre àinterroger Jérôme à neuf heures dumatin, en pyjama, avant même d’avoircommencé à déjeuner !

«Si tu prenais un jus d’orange, avantde te lancer dans ton interrogatoire…»

*

Sabine boit son jus d’orange, puis elleengouffre un énorme bol de céréales,trois rôties couvertes d’une épaissecouche de beurre d’arachide et de confi-tures de framboises, deux verres de lait…

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Comment fait-elle pour rester aussimince ? se demande Jérôme. Lui, ilengraisse juste à regarder un croissant ouun morceau de gâteau.

Mais cette question ne le préoccupepas longtemps. Il a bien d’autres soucisen tête, dont il avait l’intention de parlerà Xavier ce matin. La présence de Sabinel’embête, d’autant plus qu’elle est la filledu policier chargé de l’enquête, mais il abesoin de parler à un ami. Il faut qu’ils’allège un peu du sentiment de culpa-bilité qui le ronge depuis samedi.

« C’est ma faute », commence-t-il enfixant le bout de table qui se trouvedevant lui et le journal posé dessus.

À la page 3 se trouve un entrefiletqu’il a lu et relu.

Mort suspecte d’un adolescent.Le corps sans vie d’un garçonde douze ans, Mathieu Lozier, aété retrouvé tard samedi soirprès de la piste cyclable quilonge la voie ferrée du CP, nonloin du boulevard Saint-Laurent. Selon…

« C’est ma faute, reprend-il d’unevoix étranglée. Si je n’avais pas été aussipressé, aussi égoïste… Si j’avais attendu

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Mathieu. Si j’avais appelé sa mère plustôt…»

Si, si, si. Depuis samedi, Jérôme al’impression que toutes ses penséescommencent par si. Si Alexis n’avait pasété là, s’ils n’étaient pas allés au montRoyal, s’ils n’avaient pas fait une course,si Mathieu n’était pas tombé, si le tempsn’avait pas passé aussi vite, si lui, Jérôme,n’était pas allé au hockey ce soir-là, s’iln’avait pas abandonné Mathieu sur lapiste cyclable, s’il avait averti la mère deMathieu…

«Ce n’est quand même pas toi qui asdonné le poison à Mathieu, dit Sabine,la bouche pleine de confitures.

— Ton père aussi a dit ça, admetJérôme. Et mes parents, et même Marie,la mère de Mathieu. Mais…»

Jérôme se tourne vers Xavier.« Tu te souviens, après le soccer,

quand Mathieu a proposé qu’on aillefaire un tour de vélo ?

— Oui, répond Xavier. J’aurais vouluy aller, mais il fallait que je rentre.J’avais promis à mes parents de lesaccompagner chez leur amie Jocelyne, àSutton.»

Jérôme hoche la tête. Il revoit parfai-tement la scène, au coin de la rue

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Papineau et de l’avenue du Mont-Royal.Il y avait foule, à cause du soleil, et ils’était dit que tout le monde semblait debonne humeur et que la vie était belle…

« Tu es parti de ton côté, dit-il. Etnous, on est rentrés chacun chez nouspour prendre nos vélos. On s’est donnérendez-vous au parc La Fontaine, à deuxheures et demie.»

Jérôme s’interrompt un instant. Il aun ricanement triste avant de continuer.

«Le parc. C’est là que ça a commencéà aller mal.

— Comment ça ? demande Xavier.— D’abord, je suis arrivé au parc plus

tard que prévu parce que je n’arrivais pasà me débarrasser d’Alexis Potvin, qui estun achalant de la pire espèce…»

*

Samedi après-midi, un peu avantquinze heures. Le parc La Fontaine estrempli de promeneurs qui veulent profi-ter du beau temps. La neige fond à vued’œil, l’eau ruisselle dans les allées, l’airest chargé d’odeurs de terre mouillée etde feuilles en décomposition. Des crottesde chien qui ont passé l’hiver sous laneige réapparaissent un peu partout,

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signe indéniable de l’arrivée du prin-temps.

En apercevant Alexis, Mathieu n’apas l’air content. Il ne l’a pas vu souvent,mais, chaque fois, Alexis, qui est grandet sportif, a trouvé le moyen de semoquer de lui, de sa petite taille, de seslunettes, de sa timidité…

« Qu’est-ce qu’il fait là, lui ? »demande-t-il à Jérôme.

Jérôme hausse les épaules. « Il avait le goût de faire du vélo, lui

aussi. On va où ?»Aussitôt, Alexis propose d’aller au

mont Royal, ce qui ne fait pas trop l’af-faire de Mathieu, qui préférerait resterdans le coin. Sa mère lui a dit de ne pass’éloigner, et il ne veut pas rentrer tard…

« Bébé lala ! lance Alexis d’une voixméprisante. Petit garçon à sa maman,peureux…»

Mathieu se mord les lèvres. Il aime-rait tellement être grand et fort, et fairetaire Alexis d’un seul regard !

«Ce n’est pas si loin, le mont Royal»,intervient Jérôme, qui aime bienMathieu mais qui le trouve parfois bientimoré, lui aussi. «Et puis, il y a probable-ment des tam-tams, avec le temps qu’ilfait. On y va, on regarde un peu le spec-

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tacle, on revient. Ça ne sera pas long. Detoute façon, il ne faut pas que je rentretrop tard, moi non plus : je vais au CentreMolson, ce soir, avec mon père…»

La perspective des tam-tams réussit àconvaincre Mathieu. C’est un passionnéde musique, et il a toujours été fascinépar les joueurs de tam-tams qui, dès lespremiers beaux jours, se rassemblentautour du gros monument érigé au pieddu mont Royal, sur l’avenue du Parc. Desheures durant, les musiciens frappent surleurs instruments, pour le plus grandbonheur des spectateurs. Groupes dejeunes, amoureux de tout âge, flâneurs,touristes, joueurs de aki, familles avecenfants, cyclistes ou randonneurs : tousfont le plein de soleil, de rythmes exo-tiques et de bonne humeur. C’est unefête, une fête qui se répète tout l’été, etmême jusque tard à l’automne. Mathieune se lasse jamais de les écouter.

Les trois garçons se rendent doncjusqu’au mont Royal, où ils écoutent lestam-tams un moment. Ils poursuiventensuite leur route sur le chemin descalèches, qui grimpe jusqu’au sommet dela montagne en serpentant. Là, ils fontune pause avant de redescendre.

«On fait une course ? propose Alexis.

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— Bonne idée !» répond Jérôme avecentrain.

Mathieu, lui, est plus réticent. Il ditque c’est dangereux, que le chemin estraboteux, que la descente est rapide, queles virages sont parfois très raides. Etpuis, le chemin est en terre battue et,avec la neige qui vient juste de fondre, ily a des crevasses, des trous, des branchesd’arbres un peu partout…

« Et vous avez vu le nombre de pro-meneurs ? On va avoir l’air fin si onfonce dans un bébé, une grand-mère ouun aveugle avec son chien !»

Alexis murmure bien quelques motscomme « peureux, moumoune, bébélala » encore une fois, mais Jérôme serend aux arguments de Mathieu. Lechemin des calèches est vraiment tropcahoteux et trop fréquenté.

«Par contre, si on passait par le cime-tière…» , dit-il.

Les deux autres le regardent d’un airinterrogateur.

«Ma grand-mère habite dans le coin,explique Jérôme. À Outremont. Et, pourvenir au mont Royal, on passe à traversle cimetière qui aboutit tout près d’ici.Les allées sont désertes et asphaltées. Etle chemin est facile à suivre : il y a une

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ligne verte qui relie les deux portes ducimetière.

— Et après, comment on va rentrerchez nous ? demande Mathieu.

— En rejoignant la piste cyclable quilonge la voie ferrée, répond Jérôme. C’estfacile. Je connais bien le chemin. Et cettepiste-là rejoint celle qui passe en face dechez vous…»

Alexis accepte la suggestion deJérôme avec enthousiasme.

« Je vais gagner, c’est sûr ! » dit-il enenfourchant son vélo.

Mathieu se montre moins enthou-siaste. Il se sent fatigué, grognon, il a malà la tête. Il n’a aucune envie de faire unecourse, ni quoi que ce soit, d’ailleurs.Tout lui semble lourd et compliqué. Ilvoudrait être chez lui, tranquille, dansson lit… Alexis lui tombe sur les nerfs.Et Jérôme l’agace, avec sa bonne humeuret sa manie de vouloir trouver des solu-tions à tout prix.

« Alors, tu te décides ? lance Alexisd’un ton impatient. On ne va pas poi-reauter ici jusqu’à demain matin. On vaau cimetière et on commence la course !»

Et il ajoute, en agitant les mains d’unair inquiétant et en prenant une voixcaverneuse :

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«Dans le cimetière, parmi les morts,les squelettes et les revenants… Dom-mage qu’on ne soit pas à l’Halloween…»

Mathieu hausse les épaules. Alexisest vraiment idiot.

« Bon, d’accord, je vais la faire, lacourse, lance-t-il d’une voix hargneuse.Comme ça, je vais être débarrassé de toiplus vite !» Et je serai chez moi plus rapi-dement, ajoute-t-il en lui-même. Il ne sesent vraiment pas bien.

Les garçons se rendent donc à l’en-trée du cimetière.

« Vous voyez la ligne verte ? ditJérôme. Il suffit de la suivre pour arriverà la porte de l’autre côté. À vos marques,prêts… Partez !»

Ils s’élancent à toute vitesse, Alexislégèrement avant les deux autres.

Très vite, Jérôme regrette d’avoir sug-géré cette route, qu’il n’a toujours suiviequ’à pied. Les allées du cimetière sontétroites, sinueuses… et pas mal plus enpente qu’il ne le croyait. Bizarre à quelpoint la perspective change selon qu’onest à pied ou à vélo…

On aurait mieux fait de redescendrepar le chemin des calèches, se dit Jérômeen freinant pour prendre une courbe par-ticulièrement raide. Ce n’est vraiment

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pas génial de passer par ici, surtout qu’onpeut se retrouver face à face avec uneauto n’importe quand. Pourvu quepersonne ne se fasse mal !

À peine vient-il de se passer cetteréflexion que, du coin de l’œil, il voitMathieu déraper, puis s’envoler avec sabicyclette. Une courbe, un peu de sablesur la chaussée, un caillou mal placé…Mathieu et son vélo quittent la voie,heurtent une pierre tombale et retom-bent avec un bruit mat dans un enchevê-trement de bras, de jambes, de roues etde guidon…

Misère de misère de misère ! se répèteJérôme en s’approchant de Mathieu, quigémit doucement.

«Ça va ? demande Jérôme en se pen-chant vers son ami. Tu as pris toute unedébarque ! Es-tu capable de te relever ?

— Je ne sais pas…»Mathieu semble vraiment sonné. Il se

relève péniblement avec l’aide de Jérôme.Avec précaution, il bouge les bras, lesjambes…

«Rien de cassé ?» demande Jérôme.Mathieu secoue la tête.« Je ne crois pas, mais…» Il se penche

vers l’avant en se tenant le ventre. Il semord les lèvres et ferme les yeux très fort.

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Une larme coule le long de sa joue. « J’aimal au ventre…»

Son casque de vélo est de travers. Seslunettes sont tombées. Il a une érafluresur une joue, près de l’œil, un genou ensang… Et il continue à se tenir le ventre.

« Le guidon. Le guidon m’est rentrédans le ventre. Ça fait vraiment mal »,dit-il d’une voix hachée, comme s’ilmanquait de souffle.

Jérôme regarde autour de lui. Il y a unbon moment qu’Alexis a disparu, et lecimetière est désert. Devrait-il laisserMathieu là et aller chercher de l’aide ?L’idée ne l’emballe pas. Il n’a pas le goûtde laisser Mathieu tout seul. Et puis, lejour commence à tomber. Le soleil esttrès bas dans le ciel. Pour l’instant, lalumière est magnifique, toute diffuse etdorée. Mais, dans quelques minutes,l’ombre va remplacer la lumière. EtMathieu ne peut pas rester seul dans lenoir…

« Peux-tu continuer ? demandeJérôme d’une voix incertaine. Penses-tuque tu peux remonter sur ton vélo etrentrer chez toi ? C’est ce qui serait lemieux…»

Sans un mot, Mathieu relève sa bicy-clette. Le guidon est désaxé, et Mathieu

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le redresse du mieux qu’il peut. Il remetle vélo dans l’allée et l’enfourche avecpeine. Puis il se met à pédaler, très lente-ment.

Jérôme se remet lui aussi en selle. Ilsuit son ami jusqu’à la sortie du cimetière.

« J’ai gagné ! J’ai gagné ! hurle Alexisen les voyant arriver. Je suis le meilleur !

— Si tu savais comme on s’en fout !rétorque Jérôme d’une voix sèche.Mathieu est tombé et il s’est fait mal. »

Pour une fois, Alexis ne passe aucuncommentaire désobligeant. C’est vrai queMathieu a l’air pas mal amoché. Il estblanc comme un drap, il a du sang sur lajoue, du sang plein le genou…

Pourtant, il continue à pédaler,lentement mais régulièrement.

«Où on va ? demande-t-il à voix trèsbasse.

— Par là…, dit Jérôme. Je vais passerdevant, vous n’avez qu’à me suivre. Veux-tu qu’on arrête chez ma grand-mère ? Ellepourrait s’occuper de ton genou. Tupourrais appeler ta mère…»

De la tête, Mathieu refuse. Il ne veutpas s’arrêter, il ne veut pas parler, expli-quer, justifier… Il veut juste rentrer chezlui, le plus vite possible. Sa maison. Sonlit. Marie.

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Maman, oh ! maman!Jérôme emprunte des rues tranquilles.

Au moins, ils n’ont pas à se préoccuperdes automobiles. À un moment donné,ils doivent descendre une côte très raide.Avec une grimace de douleur, Mathieumet pied à terre. Il descend la côte àpied, lentement et en boitant. Une foisen bas, il reste immobile un instant, lesmains appuyées contre son ventre. Puis ilremonte sur son vélo.

Le trajet se poursuit. Mathieu pédalepar à-coups, de plus en plus difficile-ment. Il a froid, il a soif… Alexis se metà ronchonner. « Il est tard, je suis tanné,on avance comme des tortues…» Jérômene dit rien, mais il commence à s’impa-tienter, lui aussi. Il est déjà dix-septheures trente. Il est censé partir pour leCentre Molson à dix-huit heures. Sonpère doit être en train de pester et de seronger les sangs. Je vais me faire engueu-ler ! songe Jérôme, qui voudrait accélérermais qui n’ose pas le faire.

Quand les garçons arrivent enfin surla piste cyclable qui longe la voie ferrée,il fait vraiment noir. Aussitôt, Alexis semet à pédaler plus vite en disant qu’il ena assez de lambiner et qu’il rentre chezlui sans plus attendre.

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«Bon débarras», grommelle Mathieu,qui a de plus en plus de mal à avancer. Ils’arrête souvent, le temps de souffler unpeu. Pendant ces arrêts, il se tientlégèrement penché, les bras croisés sur leventre. Il se tâte le genou, qui continue àsaigner et qui enfle à vue d’œil. Il semasse légèrement le coude droit…

Jérôme s’inquiète pour son ami, biensûr, mais il sent aussi grandir sa nervositéet son impatience. À ce rythme-là, ils enont pour une heure avant d’arriver chezeux. Il pense à son père, qui doit bouillirde rage ; au Centre Molson, qui est à unebonne distance de chez lui ; aux Cana-diens, qui ne l’attendront sûrement paspour commencer la partie…

«Force-toi un peu ! finit-il par dire àMathieu. Ce n’est pas en t’arrêtant à toutbout de champ que tu vas arriver cheztoi…»

On ne voit plus grand-chose, dans lenoir, mais Jérôme distingue quand mêmele regard que Mathieu tourne vers lui.Jamais il n’oubliera ce regard, ni lesparoles que Mathieu lui a lancées :

« Pars. Rentre chez toi. Je vais medébrouiller. Mais je vais me souvenir decette journée-là, Jérôme Fafard ! C’est deta faute, tout ça : Alexis, le cimetière…»

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Il se penche brusquement vers l’avant. «Va-t’en ! souffle-t-il. Va-t’en.» Alors Jérôme s’en va. Il serre les

dents, il appuie plus fort sur ses pédaleset il s’éloigne à toute vitesse sur la pistecyclable.

*

« Je l’ai abandonné. Comme ça.Bêtement. En pleine noirceur. Tout seulsur la piste cyclable. Il avait du mal àavancer. Il souffrait. Et je suis parti. »

Jérôme s’interrompt un instant. Lesyeux fixés sur La Presse ouverte devantlui, il s’efforce de respirer lentement,profondément. Il regarde le journal, maisl’image qui le hante, c’est celle deMathieu, tout seul dans le noir. Jamais ilne se pardonnera de l’avoir abandonné.Il renifle, s’essuie le nez avec une ser-viette de table, puis poursuit son récit.

«Quand je suis arrivé chez moi, monpère m’a engueulé parce que je rentraistard, parce qu’il avait attendu après moi,parce qu’on allait être en retard auhockey. Alors je n’ai rien dit. Je n’ai pasparlé de Mathieu. J’ai mis mon vélo dansla cour, j’ai changé de chandail envitesse et j’ai été rejoindre mon père qui

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m’attendait dans l’auto. Je n’ai même paseu le temps de souper.

« Quand on est arrivés au Centre, lapartie venait de commencer. Pendant lapremière période, les Canadiens ontcompté deux buts. Mon père trépignaitde joie à côté de moi. “On va les faire, lesséries. On va les faire !” Mais, moi, je nevoyais pas grand-chose de la partie. Jepensais à Mathieu. J’espérais qu’il étaitrentré, que sa mère s’était occupée de lui,qu’il allait mieux… Après la premièrepériode, j’ai téléphoné chez lui, pour êtresûr que tout allait bien. Sa mère arépondu dès le premier coup. Elle a crié :“Mathieu ? Mathieu, c’est toi ?” J’ai eupeur, tout à coup. Il était déjà huit heures.Ça n’avait pas d’allure que Mathieu nesoit pas encore rentré. J’ai dit : “Non,c’est Jérôme. Mathieu n’est pas là ?— Non. Il n’est pas avec toi ? — Non. — Mais il est où, alors ? Je croyais quevous étiez ensemble. Quand il est parti,cet après-midi, il m’a dit que vous alliezfaire un tour de bicyclette… — Oui,mais… il est tombé. Il ne s’est rien cassé,mais il avait mal au genou, alors il a prisbeaucoup de temps pour revenir. — Maisoù est-il, en ce moment ? — Je ne sais pas.Quand je suis parti, il était sur la piste

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cyclable qui longe la voie ferrée, pas troploin du boulevard Saint-Laurent… — Quoi ? Mais qu’est-ce qu’il faisait là ?Et toi, où es-tu ? — Je… je suis au CentreMolson. D’ailleurs, il faut que je vouslaisse. Il y a quelqu’un qui attend pourtéléphoner. Je vous rappellerai après ladeuxième période. Mathieu va sûrementarriver bientôt. Ne vous inquiétez pas, ilva sûrement arriver…”»

Jérôme émet un son étranglé, quitient autant du rire nerveux que dusanglot réprimé.

« Il paraît que Théodore a fait unarrêt spectaculaire pendant la deuxièmepériode, mais je n’ai rien vu. Je ne pen-sais qu’à une chose : rappeler chezMathieu le plus vite possible. Maisquand j’ai téléphoné, entre la deuxièmeet la troisième période, je suis tombé surla boîte vocale. Je me suis dit queMathieu était revenu et que Mariel’avait amené à l’urgence. Mathieu disaitqu’elle était pas mal mère poule. Je suisretourné dans les estrades, j’ai essayé dem’intéresser à la troisième période. J’aimême applaudi avec tout le monde, à lafin : les Canadiens ont gagné 5-2. Etpuis… Et puis, quand nous sommesrevenus à la maison, toutes les lumières

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étaient allumées. Il y avait un hommequi m’attendait. Un policier. »

Jérôme fait un signe en direction deSabine.

«C’était ton père. Il voulait me poserdes questions. Parce que Mathieu…Mathieu…»

Il respire un bon coup.«Mathieu était mort. »

6

Dans le silence qui suit le récit deJérôme, Sabine est particulièrement cons-ciente du ronronnement du réfrigérateur,un ronronnement parfois entrecoupé deglougloutements, de soupirs et de vibra-tions. Dehors, malgré la porte et lesfenêtres fermées, elle entend un chien quiaboie, un enfant qui crie, un drap quiclaque au vent sur la corde à linge duvoisin. Enfin, plus près d’elle, la respira-tion oppressée de Jérôme, qui triture unepage du journal ouvert devant lui.

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Machinalement, l’adolescente entre-prend de débarrasser la table. Le lait, lamargarine et les confitures dans le réfri-gérateur, le beurre d’arachide et lescéréales dans la dépense, les assiettes etles verres sales dans l’évier… Ils laveronttout ça plus tard.

Sabine tente d’imaginer Mathieu,seul dans le noir. Il a dû avoir mal, oui,mais surtout tellement peur. A-t-ilcompris qu’il était en train de mourir ?A-t-il pensé à sa mère, qui l’attendait àla maison ? A-t-il pensé à Andrew, àJulie-Anne, au maniaque au poison ?

Quand elle songe au maniaque aupoison, Sabine sent une rage froidel’envahir. Il faut arrêter les agissementsde ce fou furieux. Il faut l’empêcher detuer d’autres enfants, d’autres Mathieu,d’autres Andrew, d’autres Julie-Anne.Mais par où commencer ?

« Je ne sais pas ce que vous en pensez,dit-elle à haute voix, mais il me semblequ’on devrait commencer par reconsti-tuer les faits et gestes de Mathieu dansles heures qui ont précédé sa mort.D’abord, on va…»

Xavier et Jérôme l’interrompent enmême temps.

«Attends un peu…», dit Xavier.

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« À quoi ça va servir ? » demandeJérôme.

Puis ils se taisent tous les deux. Sabine les dévisage à tour de rôle.« À quoi ça va servir ? répète-t-elle

lentement. Ça va servir à notre enquête,voyons !»

Xavier sent son ventre se nouer. « Ah non ! lance-t-il d’une voix

sèche. Pas encore une enquête ! Cellequ’on a faite sur mon oncle, il y a troisans, ne t’a donc pas suffi ? C’est toi-mêmequi disais que ça n’avait rien d’excitant,les enquêtes. Attendre, attendre etencore attendre : ça te rappelle quelquechose ?»

Sabine hausse les épaules d’un airexaspéré.

«Mais ça n’a rien à voir ! Cette fois, ily a vraiment matière à enquête. Et noussommes les mieux placés pour la mener,cette enquête. Mon père est chargé derésoudre l’énigme ; nous sommes dans lequartier où les trois meurtres ont étécommis ; Jérôme et toi, vous connaissiezune des victimes. Et puis…»

Sabine prend une grande respirationavant de poursuivre, avec un air de défi.

«Et puis, nous avons l’âge idéal pourattirer le meurtrier et le démasquer !

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— Quoi ? ? ? s’exclament Xavier etJérôme d’une seule voix.

— Bien sûr, nous allons d’abordessayer de découvrir le coupableautrement mais, s’il le faut vraiment,nous pourrions lui tendre un piège.»

Les garçons restent silencieux unmoment. Jérôme se dit qu’elle est folle etque ça ne sert à rien de discuter avec unefolle. Xavier, lui, songe qu’il n’a jamaisréussi à faire changer d’idée à Sabinequand celle-ci avait quelque chose entête. L’expression « têtue comme unemule » a dû être inventée exprès pourelle. Et elle semble totalement ignorer ceque signifie le mot «peur».

« Je ne tiens pas du tout à servir d’ap-pât à un assassin, finit-il par répondred’une voix qu’il s’efforce de rendre iro-nique.

— Et Mathieu ? Tu as pensé àMathieu ? Toi et Jérôme, vous étiez aveclui quelques heures avant sa mort. Vousavez peut-être vu l’assassin… Vous con-naissez peut-être des choses importantessans vous en rendre compte… Vous pos-sédez peut-être des indices qui permet-traient de découvrir le meurtrier de votreami et…

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— C’est à la police de s’occuper deça ! » l’interrompt Xavier d’une voixbrusque.

Sabine secoue la tête avec énergie.« Je ne veux pas qu’on remplace la

police, voyons ! Je veux juste aider monpère !»

Xavier doute fort que Pierre Rossapprécierait cette aide. Il revoit le détec-tive, la veille, quand celui-ci lui ademandé d’empêcher sa fille de faire desbêtises…

À ce moment, Jérôme prend laparole.

«De toute façon, ça ne te regarde pas,cette histoire-là, dit-il à Sabine. Tu neconnaissais même pas Mathieu…»

Sabine se tourne vers lui.«Comment ça, ça ne me regarde pas ?

dit-elle avec feu. Ça me regarde, ça vousregarde, ça regarde tout le monde ! Çanous regarde parce que nous sommesvivants, tandis que Mathieu, Julie-Anneet Andrew sont morts !»

Elle respire profondément, puis conti-nue d’une voix plus calme :

« Je ne connaissais pas Mathieu, c’estvrai. Je ne connaissais pas non plusAndrew ni Julie-Anne. Mais je veuxquand même savoir ce qui leur est arrivé.

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Je veux que le coupable soit puni et qu’ilne puisse plus tuer personne. Je ne com-prends pas comment vous pouvez resterassis sans rien faire alors que votre amivient de se faire assassiner. Votre ami.Vous ne voulez pas savoir qui l’a tué ?

— On veut le savoir, c’est sûr,mais…

— Il n’y a pas de “mais”! jette Sabineavec colère. Tant que le maniaque aupoison ne sera pas identifié, tout lemonde est en danger. Tout le monde !Nous trois, n’importe qui de nos amis oudes jeunes qui habitent le quartier…Alors, je le répète : ça me regarde, çavous regarde, ça regarde tout le monde,cette histoire !»

Elle fixe Jérôme droit dans les yeux.« Tout à l’heure, quand tu as com-

mencé à parler de ce qui s’est passé hiersoir, tu as dit que c’était ta faute. Tu tesens coupable de tout : d’avoir entraînéMathieu dans le cimetière, de l’avoirabandonné dans le noir, de ne pas avoirappelé sa mère avant…

— C’est vrai, souffle Jérôme. — Mais ça donne quoi, de te sentir

coupable ? lance Sabine avec passion.Rien du tout ! Même si tu brailles danston coin jusqu’à la fin des temps, ça ne

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ramènera pas Mathieu, et ça n’empê-chera personne d’autre de mourir…»

Jérôme grimace. Sabine a peut-êtreraison, mais il déteste qu’elle lui fasse lamorale de cette façon. Et il aimeraitqu’elle cesse de le fixer ainsi de ses yeuxtrès bleus et très furieux.

« Et alors, rétorque-t-il avec humeur,tu voudrais que je fasse quoi ?»

Sabine prend une grande respiration.« Je voudrais que tu fasses quelque

chose pour Mathieu, dit-elle. Ou plutôtque tous les trois – Xavier, toi et moi –,on fasse quelque chose pour lui, et aussipour Julie-Anne, pour Andrew, pour tousceux et celles qui risquent encore demourir si l’assassin n’est pas démasquérapidement. Ensemble, on a une chancede trouver le coupable. Ce serait criminelde ne rien faire. »

Sabine est convaincante, il faut luidonner ça. Comment Jérôme et Xavierpourraient-ils lui résister ? Xavier a bienune pensée pour la promesse qu’il a faiteà Pierre Ross, mais il la chasse aussitôt.Ils ne feront rien de dangereux, mêmeSabine est d’accord là-dessus. Ils vontjuste essayer d’aider le détective…

Les deux garçons échangent unregard. Jérôme hoche la tête en se mor-

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dant les lèvres. Xavier hausse les épaulesd’un air résigné.

« Bon, d’accord, dit-il à Sabine. Onva mener cette enquête avec toi…»

*

Pendant plus d’une heure, les troisjeunes discutent de leur plan d’attaque.

Xavier a déniché un gros carnet, danslequel Sabine note leurs idées, leursquestions et leurs hypothèses, répartiesen trois grandes catégories : l’assassin, lesvictimes, le poison.

L’ASSASSIN. Qui est-il ? Pourquoia-t-il décidé de tuer des enfants ? Pour-quoi ces enfants-là en particulier ?Pourquoi dans le quartier du PlateauMont-Royal ? Pourquoi a-t-il utilisé del’hépacourine ?

LES VICTIMES. Andrew, Julie-Anne et Mathieu connaissaient-ils l’as-sassin ? Ont-ils eu un contact direct aveclui ? Y a-t-il des points communs entreeux ?

LE POISON. D’où provient l’hépa-courine ? Et comment l’assassin l’a-t-ilfait avaler à ses victimes ?

Les questions viennent dans ledésordre, les idées et les hypothèses aussi.

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Par moments, les enquêteurs ne saventplus dans quelle catégorie inscrire leursquestions et leurs hypothèses. Bientôt, lecarnet de Sabine est rempli de flèches, deratures, de mots encerclés ou soulignés àgros traits.

« Peut-être qu’il a choisi le Plateauparce qu’il habite ou qu’il travaille ici…,suggère Jérôme.

— … ou, au contraire, parce que c’estloin de chez lui ou de son travail ! riposteXavier. Moi, si je voulais faire un mau-vais coup, il me semble que j’irais le fairele plus loin possible, pour être sûr de nepas être soupçonné.»

Sabine mordille le bout de son crayon.« Autrement dit, conclut-elle, on ne

peut pas déduire grand-chose de l’endroitoù il a choisi ses victimes. Par contre, onpeut essayer de trouver pourquoi il achoisi ces victimes-là. Est-ce qu’il lesconnaissait ? Si oui, ou s’il connaissaitleurs parents, il s’agit peut-être d’unevengeance. Peut-être que les parents desvictimes lui ont déjà causé du tort. Peut-être même qu’ils ont déjà causé du tort àses enfants à lui…

— Aux enfants de l’assassin ? inter-vient Xavier. Qu’est-ce qui te dit qu’il ades enfants ?

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— Rien. Mais on n’a aucune raisonde supposer qu’il n’en a pas !»

Sabine s’enflamme en développantson idée.

«Peut-être que les enfants de l’assas-sin sont morts dans un accident d’auto,et quelqu’un s’est rendu compte quec’était la faute d’un mécanicien qui avaitmal installé les freins. Et peut-être quece mécanicien-là était le père d’Andrew,ou de Julie-Anne, ou de Mathieu…

— Mathieu n’a pas de père, l’inter-rompt Xavier. Il est parti dès qu’il aappris que Marie était enceinte.»

Sabine agite la main pour signifierque cela n’a aucune importance.

«Ou peut-être que, pendant une opé-ration, la mère de Mathieu a mal calculéla dose d’anesthésique dont avait besoinla fille de l’assassin et que celle-ci estmorte…

— Marie enseigne la musique dansune école primaire et, le soir, elle donnedes cours de piano chez elle, préciseXavier. Je vois mal ce qu’elle ferait dansune salle d’opération.

— C’est juste un exemple, voyons !Peut-être que…

— Peut-être que la belle-sœur dumajordome en voulait au colonel parce

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que le chien de celui-ci marchait tou-jours sur ses plates-bandes, suggèreJérôme d’un ton moqueur. Alors, elle avoulu tuer le colonel. Sauf qu’elle s’esttrompée et qu’elle a tué le frère jumeaudu colonel, ce qui a d’ailleurs renduservice au colonel, qui détestait son frèreparce que celui-ci était le chouchou deleur mère…» Il esquisse un petit sourireen regardant Sabine. « J’ai l’impressionque tu as lu trop de livres d’AgathaChristie…»

Sabine, abasourdie, regarde Jérômeavec des yeux ronds. Elle ne s’attendaitpas à ce genre de commentaire de la partd’un garçon qu’elle a vite classé – tropvite, de toute évidence – comme lour-daud et peu subtil. Il va falloir qu’ellerévise l’opinion qu’elle a de lui...

« Bon, admet-elle, mes hypothèsessont peut-être tirées par les cheveux. Pasautant que ton histoire de colonel et demajordome, mais…» Elle hausse lesépaules. « Mais je pense quand mêmeque, parmi toutes les hypothèses, il ne fautpas écarter complètement l’idée d’unevengeance.

— En fait, pour l’instant, il ne fautrien écarter complètement, préciseXavier.

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— Sauf le majordome, dit Jérôme. Ledernier est mort en 1918.»

Sabine lève les yeux au ciel, mais ellene peut s’empêcher de sourire en inscri-vant la vengeance comme motif possible.

L’assassin connaissait-il les victimes ?Les victimes connaissaient-elles l’assas-sin ? Avec un frisson, Xavier songe à ceque lui a dit Pierre Ross, la veille, en leramenant de l’Oratoire.

« Le père de Sabine pense que siMathieu et les autres ont avalé ce quel’assassin leur a donné, dit-il, c’est peut-être parce qu’ils connaissaient l’assassinet qu’ils ne se méfiaient pas de lui…»

Les deux autres le dévisagent unmoment en silence.

«Ce ne serait pas nécessairement parvengeance, dit enfin Jérôme d’une voixmal assurée. Ce serait juste une questiond’accès, d’occasion… Ça pourrait être unprof, le père d’un ami…

— … l’infirmière de l’école, uninstructeur de sport…, ajoute Sabine.

— Une infirmière ? répète Jérômed’un air incrédule. Il me semble… il mesemble que l’assassin doit être un homme.

— Et pourquoi ? demande Sabine enhaussant les sourcils. Les hommes ont-ilsle monopole des meurtres ? De toute

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façon, j’ai déjà vu des statistiques, dansune revue, qui montrent que les empoi-sonnements sont plus souvent commispar des femmes que par des hommes. Les hommes, par contre, utilisent plussouvent des couteaux ou des armes à feu.

— Mais…, reprend Jérôme.— Et puis, une infirmière, ou une

pharmacienne, ou une médecin, auraitfacilement accès à des anticoagulants,l’interrompt Sabine.

— Pas plus qu’un infirmier, un phar-macien ou un médecin, intervient Xavier.C’est bien beau, les statistiques, mais çane garantit quand même pas que l’assas-sin est une femme.

— Non, bien sûr, admet Sabine. Aufait, si c’était une femme, est-ce qu’ilfaudrait dire l’assassin ou l’assassine ?»

Les garçons soupirent. C’est bien letemps de se poser des questions de gram-maire !

« On dirait la meurtrière, trancheJérôme. C’est plus simple. Mais, pournotre enquête, il me semble qu’on peutcontinuer à parler de l’assassin et dumaniaque… tout en gardant à l’espritqu’il peut aussi s’agir d’une femme »,ajoute-t-il très vite avant que Sabinepuisse protester.

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Celle-ci mordille un instant soncrayon.

« Bon, d’accord, dit-elle après unmoment. De toute façon, l’essentiel, cen’est pas de savoir s’il faut parler aumasculin ou au féminin, c’est de savoir siles victimes connaissaient l’assassin. Sioui, de qui pourrait-il s’agir ? D’après lesjournaux, Andrew, Julie-Anne etMathieu n’avaient rien en commun. Ilsn’avaient pas le même âge, ils ne fré-quentaient pas la même école, ils ne seconnaissaient pas…

— … mais ils habitaient le mêmequartier et ils avaient entre sept et douzeans, intervient Xavier. Ce n’est quandmême pas rien !

— Et puis, Julie-Anne et Mathieu fré-quentaient le Centre Immaculée-Conception, ajoute Jérôme. Julie-Annesuivait des cours de gymnastique ;Mathieu, des cours de soccer. On saitqu’Andrew jouait au hockey à Saint-Stanislas, mais il pratiquait peut-êtreaussi d’autres sports. Il faisait peut-être dujudo, ou de l’escrime, ou de la natation,au Centre Immaculée-Conception… Etqui nous dit que le prof de gymnastiquede Julie-Anne n’est pas aussi instructeurde hockey à Saint-Stanislas ? Ou qu’un

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de nos entraîneurs de soccer n’est pas levoisin d’Andrew ? Ou que la mère d’unjoueur de l’équipe d’Andrew n’enseignaitpas à Julie-Anne tout en étant une voi-sine de Mathieu ? Ou que…»

Jérôme se tait, découragé par l’am-pleur de la tâche. Ils ne peuvent quandmême pas passer la vie de chaque victimeau peigne fin et noter toutes les per-sonnes qu’elles ont pu déjà croiser.

« Je ne voudrais pas t’insulter, ditXavier, mais ton hypothèse me rappelleétrangement l’histoire du majordome etdu colonel…»

Jérôme rougit, un peu vexé. Sabine,elle, réfléchit en fronçant les sourcils.

«De toute façon, dit-elle, il n’est pasdu tout certain que l’assassin connaissaitles victimes, et vice-versa. Il frappe pro-bablement au hasard. Dans ce cas, le plusimportant serait de découvrir où, quandet comment Mathieu et les autres ont euaccès à l’hépacourine. À partir de là, çava être plus facile de remonter jusqu’àl’assassin.»

Xavier doute qu’il soit « facile » deremonter jusqu’à l’assassin, mais le rai-sonnement de Sabine lui paraît logique.

« Étant donné que vous connaissiezMathieu et que vous étiez avec lui dans

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les heures qui ont précédé sa mort, on vacommencer par lui. Et puis, comme il estmort avant-hier, la piste est encorefraîche. Mon père dit toujours que plus letemps passe, plus il est difficile derésoudre un crime.»

Xavier grimace. Il n’aime pas la façondont Sabine parle de la mort deMathieu. La piste est encore fraîche, dit-elle. Comme si elle traquait un animal.Mais Mathieu n’est pas un animal.C’était son ami, et il est mort.

«Où, quand et comment Mathieu a-t-il eu accès à l’anticoagulant ? reprendSabine. Je propose de reconstituer sesfaits et gestes pendant la journée desamedi. On va aller partout où il est allé,observer…

— Attends, l’interrompt Jérôme. Onn’a pas besoin de reconstituer toute lajournée. Quand ton père m’a interrogé,il voulait savoir tout ce que Mathieuavait fait entre onze heures du matin etdeux heures de l’après-midi, mais il nesemblait absolument pas intéressé par cequi s’était passé avant et après…

— C’est vrai, intervient Xavier. Lesquestions qu’il m’a posées portaient aussisur cette période-là. »

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Tous trois restent silencieux unmoment, le temps de faire un peu decalcul mental.

« OK, reprend Xavier. Partons dumoment où Mathieu est tombé de bicy-clette et où il a manifesté des symptômesd’hémorragie. Il était… quoi ? cinqheures de l’après-midi ? demande-t-il àJérôme.

— À peu près, confirme celui-ci.— Alors, si le père de Sabine s’inté-

resse à la période entre onze heures etdeux heures, ça veut dire que l’anticoa-gulant commence à agir de trois à sixheures après avoir été absorbé.

— En fait, il a mentionné que l’effetde l’anticoagulant était “rapide et bref”,précise Jérôme.

— Rapide et bref», répète Xavier d’unair songeur avant de se lever pour allerchercher ses coupures de journaux.

Il revient deux minutes plus tard, lesjournaux à la main.

« Si, dans le cas de Mathieu, l’hépa-courine a agi au bout de trois à six heures,ça a dû être la même chose pour Andrewet Julie-Anne, explique-t-il. À quelleheure ont-ils montré des signes d’hémor-ragie, ces deux-là ?»

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Il ne lui faut guère de temps pourtrouver qu’Andrew s’est effondré pendantla deuxième période d’une partie dehockey qui avait commencé à dix-huitheures.

« Autrement dit, aux alentours desept heures, calcule Jérôme.

— Ce qui veut dire qu’il a avalél’anticoagulant entre une heure et quatreheures de l’après-midi», conclut Xavier.

Quant à Julie-Anne, elle a montré lespremiers malaises dans l’après-midi, auxalentours de quinze heures.

«Dans son cas, la période critique sesitue donc à peu près entre neuf heuresdu matin et midi», conclut Xavier.

Pour chacune des victimes, Sabinenote ce que Xavier a appelé la périodecritique. Elle lève ensuite les yeux etregarde les garçons l’un après l’autre.

« Commençons par Mathieu… Oùétait-il samedi matin à onze heures ?»

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Le soleil brille pour la quatrième jour-née consécutive, et, malgré un petit ventfrisquet, on pourrait croire que le prin-temps est définitivement installé.

Quelle journée magnifique ! songeSabine en se dirigeant avec Xavier et Jérôme vers le Centre Immaculée-Conception, situé à une demi-douzainede rues de chez Xavier. C’est là que setrouvait Mathieu deux jours plus tôt, àonze heures, pour son cours de soccer.

Sabine adore ce quartier, qu’elletrouve plus animé et plus intéressant quela banlieue où elle vit avec sa mère.Aussi est-elle très attentive à tout cequ’elle voit. Les gens, bien sûr, mais aussiles voitures, les maisons, les commercesqu’ils croisent en route. Il y a une quin-caillerie à quelques minutes de chezXavier, au coin des avenues du Mont-Royal et des Érables. Mentalement,l’adolescente se promet d’aller voir si ony trouve de la mort-aux-rats… Il y a aussiune pharmacie, au coin de la rue deBordeaux, et un petit dépanneur devant

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lequel s’étalent divers journaux.Soudain, Sabine se fige, les yeux rivés

sur la première page du Journal deMontréal, qui présente la photo un peufloue d’un garçon à l’air timide, surmon-tée d’un titre en grosses lettres rouges :

LE MANIAQUE AU POISON FRAPPEENCORE!!!

Au bas de la photo, deux courteslignes :

Mathieu Lozier, 12 ans, succombeà des hémorragies massives!

Détails pages 2 et 3

À son grand embarras, Sabine sentles larmes lui monter aux yeux. Elle neva quand même pas se mettre à brailleren pleine rue !

«Ça va ? demande Xavier. Tu as l’airbizarre…»

D’un signe, Sabine le rassure. Ellecligne des yeux, avale sa salive, respireprofondément… Son envie de pleurer sedissipe. Ouf…

Elle continue à fixer le journal. «Ce n’est pas comme ça que je l’ima-

ginais…»

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C’est une remarque idiote, elle le sait.La façon dont elle imaginait Mathieu nechange rien à rien. Mais comment expli-quer ce qu’elle ressent ? D’un seul coup,Mathieu a cessé d’être seulement unnom, une victime, un cas. Il est devenuréel. Un garçon à l’air à la fois timide etsérieux, au regard intense, avec unemèche de cheveux qui lui barre le frontet des lunettes un peu croches. Et cegarçon enfin réel est mort depuis deuxjours… Jusqu’à maintenant, Sabineéprouvait surtout de la colère quand ellepensait aux empoisonnements. À pré-sent, elle est aussi envahie par unegrande tristesse.

« On l’achète ? demande Jérôme endésignant le journal.

— Oui.»Ils sont à quelques pas du parc des

Indiens, le fameux «parc de la Mort». Ilsse dirigent vers un banc, sur lequel ilss’assoient tous les trois, Xavier au milieu,le journal ouvert sur les genoux. Pendantquelques minutes, ils lisent en silence lesdeux pages consacrées à Mathieu. Desphotos parsèment les deux pages. Lamère de Mathieu, le visage défait. L’en-droit où Mathieu a été retrouvé, délimitépar de longs rubans et gardé par des

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policiers en uniforme : la bicyclettecouchée sur le côté, un talus en bordurede la piste cyclable, un bout de clôturede broche entre le talus et la voieferrée… Pierre Ross, le lieutenant-détec-tive chargé de l’enquête. Mathieu, à sondernier anniversaire. Mathieu, parmi lesPetits Chanteurs du Mont-Royal…

Xavier est le premier à reprendre laparole.

« C’est bizarre, commence-t-il d’unevoix hésitante. Ce qui est écrit là estvrai, mais… mais on dirait que ça neparle pas de Mathieu et de Marie. »

Jérôme approuve d’un hochement detête. Lui aussi a ressenti un malaise enlisant les articles, qui insistent lourde-ment sur le fait que Marie était mono-parentale, qu’elle avait été abandonnéepar le père de Mathieu pendant sagrossesse et que Mathieu constituait saseule et unique famille : elle-même étaitorpheline et avait connu plusieurs foyersavant d’être adoptée par un couple d’âgemûr mort depuis longtemps.

Les articles insistent aussi sur le faitque la petite famille ne roulait pas sur l’or.

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Marie Lozier devait travaillerdur pour subvenir à ses besoinset à ceux de son fils. Pourarrondir ses fins de mois, elledonnait des cours de piano dansson modeste logement. Celui-cisera bien triste sans Mathieu…

« Ça donne l’impression que leur vieétait vraiment pénible, dit Jérôme avecune grimace. Mais ce n’est pas ça dutout…»

Quand il pense à Marie et à Mathieu,ce qui lui vient, ce sont des imagesjoyeuses, pleines de musique et de soleil.Leur « modeste logement » est clair etaccueillant. Marie est souriante, chaleu-reuse, vivante… Rien à voir avec lafemme misérable – mais tellement cou-rageuse ! – décrite dans le journal.

Et, tout en poursuivant leur routejusqu’au Centre Immaculée-Conception,Jérôme et Xavier tentent de donner àSabine une image plus juste de la réalité.Ils parlent du sourire de Marie («elle esttoujours de bonne humeur»), de l’appar-tement rempli de livres, de plantes etd’instruments de musique (« il y a aussiles vélos, qui sont un peu dans le chemin,et les chats, qui surgissent tout le tempsoù on ne les attend pas»), des talents de

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Marie («elle est géniale pour réparer descrevaisons ou pour faire du pop-corn »)et de ses défauts (« à part le pop-corn,elle n’est pas très douée pour la cui-sine »)… Ils parlent surtout de lacomplicité et de la tendresse qui unis-saient Marie et Mathieu (« on sentaitqu’ils s’aimaient, qu’ils étaient bienensemble»).

Sabine écoute les garçons chanter leslouanges de Marie Lozier et elle sedemande comment cette femme vasurvivre à la mort de son fils. Rien qu’à ypenser, elle a l’impression d’étouffer.

*

Une fois au Centre Immaculée-Conception, Sabine écarte délibérémentles pensées et les émotions qu’a faitnaître le Journal de Montréal. Pour menerson enquête, elle a besoin de toutes sesfacultés d’observation, de concentrationet de raisonnement.

En arrivant, elle insiste pour serendre jusqu’au gymnase où ont lieu lescours de soccer ainsi qu’à la cafétéria, oùelle veut savoir à quelle table se sontassis les garçons, deux jours plus tôt, etce que Mathieu a mangé.

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«Une barre de chocolat Aero et un 7-Up, répond Xavier.

— Il n’a rien pris d’autre ? demandeSabine. Personne ne lui a donné quoique ce soit ?

— Non, répondent les garçons d’uneseule voix.

— Et dans le gymnase, pendant lescours, les parties ou les pauses, personnen’a distribué de bonbons ? de bouteillesd’eau ? de pastilles pour la gorge ? degomme?»

Les garçons réfléchissent un moment.«Pas à ma connaissance, finit par dire

Xavier. Mais je ne passais quand mêmepas tout mon temps à observer Mathieu.Si quelqu’un lui a donné une pastille oude la gomme, je ne m’en suis pas néces-sairement rendu compte.

— Moi non plus, ajoute Jérôme. Évi-demment, si on avait su ce qui allait arri-ver…»

Évidemment, se dit Sabine, si onsavait toujours ce qui va arriver, il y a destas de choses qu’on ferait autrement ouauxquelles on prêterait plus d’atten-tion…

« Et à une heure et demie, reprend-elle, quand vous avez quitté le Centreaprès la deuxième séance de soccer,

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Mathieu n’est pas repassé par la cafété-ria ? Il n’a rien acheté à manger ? Per-sonne ne l’a approché ?

— Non, dit Xavier pendant queJérôme pousse un soupir d’impatience.Tu sais, ajoute-t-il, tu n’es pas obligée denous demander aux trente secondes siMathieu a mangé quelque chose ou siquelqu’un lui a donné des bonbons, despastilles ou du chocolat… Si on pense àquelque chose, on va le dire, ne t’in-quiète pas !»

Sabine hausse les épaules d’un airlégèrement dépité. Ce n’est pas qu’ellene fasse pas confiance aux garçons,mais…

« OK, dit-elle d’une voix brusque.Poursuivons. Si j’ai bien compris, vousavez quitté le Centre tous les troisensemble et vous avez marché jusqu’aucoin de Mont-Royal et Papineau…

— Oui. C’est là que Mathieu a pro-posé qu’on fasse un tour de vélo.»

C’est là aussi que les garçons se sontséparés. Xavier est rentré chez lui pen-dant que Mathieu et Jérôme conti-nuaient leur route sur Mont-Royal versl’ouest.

« Et, avant que tu poses la question,dit Jérôme en regardant Sabine, oui,

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Mathieu a fait des arrêts en cours deroute. Il collectionne…» Jérôme s’inter-rompt, avale sa salive. « Il collectionnaitla revue Vie sauvage et il voulait acheterle dernier numéro. Alors, il s’est arrêtédans un dépanneur, puis à la pharmacieet finalement à la Maison de la presseinternationale, où il a fini par trouver sarevue. C’était un numéro sur les orangs-outans. »

Bien sûr, Sabine exige d’aller danschacun de ces endroits, où elle prendquelques minutes pour examiner les lieuxet noter des choses dans son carnet.

« Qu’est-ce que tu espères trouver ?demande Jérôme d’une voix ironique. Unécriteau qui dirait “Direction poison”? Oule maniaque lui-même, en train d’offrirdes bonbons empoisonnés aux enfants ?»

Sans répondre, Sabine hausse lesépaules. Plantée devant la Maison de lapresse, elle observe la façade avec atten-tion.

« Es-tu entré avec Mathieu dans cestrois endroits ? demande-t-elle à Jérôme.

— Non.— Et, pendant qu’il était à l’intérieur,

l’as-tu toujours suivi des yeux? As-tu vutout ce qu’il a fait, tout ce qu’il a pu tou-cher ?

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— Non. Pourquoi je l’aurais suivi desyeux ? Je l’attendais dehors, c’est tout. Jeregardais les passants, les autos, lesvitrines…

— À ta connaissance, à part cher-cher sa revue, a-t-il fait autre chose ? Ilaurait pu acheter quelque chose à man-ger…»

Jérôme secoue la tête.«Ton père aussi m’a demandé ça, dit-

il. Même qu’il était très insistant. Mais jene crois pas. Mathieu ne restait pas àl’intérieur assez longtemps pour ça. Ilprenait juste le temps d’entrer et desortir. Sauf ici, quand il a enfin eu sarevue et qu’il a dû la payer, je ne l’ai pasvu attendre à une caisse. Et, en sortantdes magasins, il n’avait rien dans lesmains…

— Et dans la bouche ? L’as-tu vumâcher, mastiquer, avaler…?»

Jérôme se gratte la tête d’un air con-centré.

« Je ne crois pas, finit-il par dire. Maisje ne pourrais pas en jurer... »

Sourcils froncés, Sabine réfléchit entapotant son carnet du bout de soncrayon.

« Et après la Maison de la presse ?demande-t-elle. Où êtes-vous allés ?

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— On est rentrés chacun chez nouspour aller chercher nos vélos.

— Il était quelle heure ?— À peu près deux heures.— La fin de la période critique…»Sabine mordille le bout de son crayon.«Entre ici et chez lui, puis entre chez

lui et le parc La Fontaine, est-ce queMathieu a pu manger quelque chose ?Est-ce que…

— Évidemment qu’il a pu mangerquelque chose ! lance Jérôme d’un airexcédé. Mais comment veux-tu que je lesache ? Je n’étais pas là !

— OK, OK, ne t’énerve pas ! ditSabine. Je te présentais ça plus commeune supposition que comme une ques-tion…

— Si tu savais comme j’en ai assez,des questions ! D’abord ton père. Mainte-nant toi. Sans compter toutes celles queje me pose moi aussi…»

Jérôme a l’air plus malheureux quefâché, et Sabine n’insiste pas.

« On pourrait refaire le trajet queMathieu a suivi à partir d’ici, suggère-t-elle. Ça peut nous donner des idées…»

Mathieu habitait rue de Brébeuf, unpeu à l’ouest de la Maison de la presse,entre Mont-Royal et Marie-Anne. Les

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trois amis poursuivent donc leur routesur Mont-Royal. Sabine note qu’ilspassent devant un magasin d’alimentsnaturels, une confiserie, une papeterie,une pizzeria…

«Mathieu n’est entré nulle part, pré-cise Jérôme. Nous nous sommes séparésici, ajoute-t-il quand ils arrivent au coinde la rue de Brébeuf. Mathieu a tourné àgauche pour rentrer chez lui. Moi, j’aicontinué jusqu’à la rue Saint-André, unpeu plus loin. C’est là que j’habite. »

D’un pas décidé, Sabine tourne àgauche. La rue est bordée de maisonstypiques du quartier. Des maisons detrois étages, collées les unes aux autres,aux façades ornées de longs escaliers. Degros arbres s’élèvent à intervalles régu-liers au milieu du trottoir. C’est une ruecalme, agréable, dont la tranquillité con-traste agréablement avec l’agitation del’avenue du Mont-Royal. Il y a peu decommerces, dans cette rue. Un répara-teur de vélos, une boulangerie...

« Mathieu habitait ici, au rez-de-chaussée », indique Xavier quand ilssont pratiquement rendus au coin deMarie-Anne.

Sabine s’arrête et observe longue-ment la façade. Puis, elle tourne le dos àla maison et observe les alentours.

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Mal à l’aise, Xavier et Jérôme échan-gent un regard. Ils sont venus si souventici, ils ont si souvent sonné à cette portedont la fenêtre s’orne d’un dessin desoleil… Devraient-ils sonner et parler àMarie ? Ils ne sauraient pas quoi lui dire…

« Écoute, finit par lancer Xavier, onne va pas rester ici toute la journée ! Il n’y a pas grand-chose à voir. Il vaudraitmieux continuer jusqu’au parc, comme tudisais. On va peut-être…»

Mais Sabine l’interrompt brutalement.«Regardez ! dit-elle en tendant le bras

vers une vitrine sale et barbouillée, del’autre côté de la rue. Un magasin d’ex-termination!»

8

Sabine a les yeux brillants d’excita-tion.

« Un exterminateur, juste à côté dechez Mathieu ! Ça ne peut pas être unhasard !

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— Il n’est pas à côté, mais en diago-nale», fait remarquer Jérôme.

Sabine a un geste d’agacement.«À côté, en face, en diagonale, c’est

du pareil au même. Ce qui importe, c’estqu’il y a là une source potentielle demort-aux-rats… ou d’autres poisons.Allez, venez, on va interroger l’extermi-nateur.

— Mais…»Sabine n’écoute plus. Sans même

vérifier s’il vient des autos, elle traversela rue en courant.

Avec un soupir, Xavier et Jérôme serésignent à la suivre. Ils ne peuventquand même pas la laisser entrer là touteseule. De toute façon, la vitrine est telle-ment sale, la porte tellement déglinguéeet la peinture tellement écaillée que lecommerce est sans doute fermé depuislongtemps – ce qui expliquerait qu’ils nel’aient jamais remarqué auparavant.

Gling !En s’ouvrant, la porte fait tinter une

sonnette. L’endroit est petit, sombre etpoussiéreux. Avant d’entrer, mêmeSabine marque une certaine hésitation.

« Alors, vous entrez, oui ou non ?demande une voix qui leur semblesinistre. Vous êtes ici pour de la mort-

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aux-rats, je suppose. C’est pour emporterou pour consommer sur place ?»

Les jeunes enquêteurs se figent, lecœur dans la gorge. Sans doute devraient-ils rebrousser chemin…

« Ne faites pas cette tête-là, voyons !reprend la voix avec un rire chevrotant.C’est une blague…»

Le propriétaire de la voix apparaîtenfin devant eux. C’est un homme trèsvieux et très ratatiné qu’on imagineraitplus en train de somnoler dans une ber-ceuse qu’en train d’exterminer des rats oud’autres bestioles plus dégoûtantes lesunes que les autres.

Les trois amis se sentent un peu ras-surés. Le bonhomme est tellement vieuxet tellement fragile qu’il ne peut pas êtretrès dangereux. À trois, ils réussirontsûrement à se défendre si le centenaireles attaque.

Sabine est la première à reprendre sesesprits.

« Excusez-nous, monsieur, mais nousavons des souris à la maison, et nousaimerions acheter de la mort-aux-rats.Beaucoup de mort-aux-rats. »

Le vieillard secoue la tête en faisantttut-ttut.

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« Ce n’est pas beau de mentir à unhomme de mon âge, dit-il enfin d’unevoix triste. Personne n’entre jamais dansmon magasin, et voilà que, depuis hier,tout le monde a des problèmes d’infesta-tion de rats ou de souris. Vous trois, lapolice, les journalistes, la moitié desenfants du quartier…» Il soupire ensecouant la tête de plus belle. « Non, jen’ai pas empoisonné le jeune Mathieu niaucun des deux autres. Je ne sais pas quia pu faire ça. Et ma réserve de mort-aux-rats n’a pas mystérieusement dimi-nué depuis quelques mois. Mais je peuxvous dire quelque chose, cependant…»

Il fait une petite pause et fixe le triod’un œil sévère avant de poursuivre.

« Soyez prudents, les enfants. Je n’airien à voir avec les empoisonnements,alors vous n’avez rien à craindre de moi.Mais, si j’étais l’assassin, imaginez-vousvraiment que j’apprécierais votre visiteici ? Vous vous croyez très malins, vousvous pensez invulnérables, mais méfiez-vous… Méfiez-vous…

— Mais avez-vous une idée de…»,commence Sabine.

Le vieil homme avance vers eux enagitant les mains.

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«Dehors ! Allez, ouste, partez ! Et queje ne vous revoie plus dans les parages !»

Sabine et ses amis ne se le font pasdire deux fois.

*

Victor Kratz regarde le trio s’éloigner.Ils sont plutôt gentils, ces enfants,

songe le vieil homme. Et la fille estmignonne. Elle ressemble à Nina aumême âge, il y a si longtemps… Ce seraitdommage qu’ils meurent.

*

« Il est fou, le bonhomme. Complète-ment crackpot !»

Jérôme répète ces paroles deux fois,comme pour mieux se convaincre de lafolie du vieillard et effacer le malaise qu’ila fait naître en lui. Mais sa voix trembleun peu, et sa respiration est beaucouptrop saccadée.

« Vous le croyez, vous, quand il ditqu’il est innocent ?» poursuit-il.

Les autres haussent les épaules. Com-ment savoir ? Si le vieux était coupable,il n’irait sûrement pas le crier sur lestoits.

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« En tout cas, ton père semble luiavoir rendu visite, dit Xavier à Sabine.Ça veut dire que ce n’était pas si fou queça de penser qu’il pouvait avoir joué unrôle dans toute cette histoire. »

Sabine hoche la tête d’un air distrait.C’est sûr que ce n’était pas si fou que ça.Mais ce vieillard inquiétant n’est sansdoute pas le seul détaillant de mort-aux-rats du quartier. Son magasin poussié-reux n’est sûrement pas le seul endroitoù on peut trouver des anticoagulants –qu’ils soient destinés à tuer des rats ou àsoigner des gens.

«Où est le parc La Fontaine à partird’ici ? demande-t-elle aux garçons.

— Droit devant nous, répond Jérômeen tendant le bras vers le sud. Juste aubout de la rue. Mais je ne pense pasqu’on trouve grand-chose en route. Àpart la Maison des cyclistes, il n’y a pasun seul autre commerce d’ici au parc.

— Ça ne fait rien, dit Sabine. On vaquand même se rendre jusque-là. Après,on va avoir besoin d’un annuaire duquartier. »

*

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« Hôpitaux, compagnies d’extermina-tion, pharmacies, quincailleries, cli-niques, CLSC…», récite Sabine avantde croquer dans un biscuit aux brisures dechocolat et de vider un grand verre delait. «Voyez-vous d’autres endroits où onpourrait trouver des anticoagulants ?»

Les trois jeunes sont chez Jérôme. Ilssont installés autour de la table de lacuisine, l’annuaire des Pages jaunes duquartier ouvert devant eux. Des sacs debiscuits, des boîtes de petits gâteaux etdes verres de lait jonchent la table. Enarrivant chez Jérôme, les amis se sontrendu compte qu’ils étaient affamés et ilsont pris le temps de confectionner etd’engloutir d’énormes sandwiches avantde se remettre à leur enquête tout ens’attaquant au dessert.

« Chez des vétérinaires ? » suggèreXavier, la bouche pleine.

Sabine ajoute « vétérinaires » à saliste. La stratégie qu’elle expose aux gar-çons est simple :

« L’assassin a pris son hépacourinequelque part, dit-elle. Et il en a sûrementpris suffisamment pour que ça paraisse.On a juste à poser des questions dans desendroits où il y a des anticoagulants poursavoir si les stocks d’hépacourine sont

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normaux, s’il y a eu des disparitions,récemment, ou même des fraudes…

— Des fraudes ? répète Jérôme enfronçant les sourcils.

— Oui. Des trucs bizarres, illégaux…De fausses ordonnances d’anticoagu-lants, par exemple, ou un patient quipasse son temps à “perdre” ses médica-ments…»

Sabine semble convaincue de lavaleur de son raisonnement, mais les gar-çons sont sceptiques.

« Tu as vu le nombre de cliniques,pharmacies et quincailleries qu’il y adans le quartier ? demande Jérôme d’unair découragé. On en a pour un an àinterroger tout ce monde-là…

— Mais non, ça ne prendra pas unan, dit Sabine. Je suis sûre que…

— Ça ne prendra même pas cinqminutes, intervient Xavier, parce quepersonne ne va vouloir nous répondre. Jevous ferai remarquer qu’on n’est pas dansla police. On n’a pas de badge ni de carted’identité qu’on peut brandir au visagedes gens pour les obliger à collaborer.

— Et puis, ajoute Jérôme, il n’y a rienqui dit que les anticoagulants ont été prisdans le quartier. L’assassin s’approvi-sionne peut-être à l’usine où on les

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fabrique, ou dans un entrepôt, ou pen-dant leur transport d’un endroit à unautre, ou…»

Sabine, les mains sur les hanches,dévisage les garçons avec colère.

« Merci. Merci beaucoup pour vosencouragements et votre collaboration !J’essaie de trouver des idées, et vous, toutce que vous faites, c’est de les démolir !

— Nous aussi, on essaie de trouverdes idées, lance Jérôme, mais tu prendstoute la place !»

Xavier grimace. C’est vrai que Sabineprend beaucoup de place. Elle a toujourspris beaucoup de place… mais ce n’est nipar égoïsme ni par méchanceté. Elle nepeut pas s’en empêcher, c’est tout.Depuis le temps que Xavier la connaît, ila appris à ne pas s’en formaliser. MaisJérôme ne connaît Sabine que depuisquelques heures… et pas dans les cir-constances les plus faciles.

«Écoutez», s’empresse de dire Xavieravant que la dispute entre Jérôme etSabine ne s’envenime, « l’idée de Sabineest bonne, mais pas tellement réaliste.Comme dit Jérôme, on en aurait pourune éternité. Et on risque de se faire cla-quer la porte au nez à répétition. Mais onn’est pas obligés de visiter toutes les

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quincailleries, toutes les pharmacies ettoutes les cliniques vétérinaires du quar-tier. On peut choisir les plus grosses oucelles qui sont situées près des endroits oùvivaient les victimes, et poser des ques-tions aux gens qui travaillent là. On vabien voir comment ils vont réagir. Si çadonne des résultats, tant mieux. Sinon,on essaiera autre chose…»

Les deux autres écoutent sa proposi-tion en silence.

« Je suis d’accord, dit Sabine quandXavier a fini de parler. Et je suis sûre queça va donner quelque chose ! » ajoute-t-elle avec un regard du côté de Jérôme.

Celui-ci ne dit rien. Il se contente dehausser les épaules. Il ne croit pas à cettestratégie, mais il accepte la décision de lamajorité. Il n’a pas tellement le choix.

*

Ils commencent par délimiter unquadrilatère à l’intérieur duquel ils vonttravailler, et qui n’est pas négligeable :entre De Lorimier et Saint-Hubert dansun sens ; de Rachel à Laurier dans l’autre.Avec l’avenue du Mont-Royal, bordéede magasins, de restaurants et de bou-tiques, et quelques autres artères

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commerciales, le nombre d’endroits àvérifier reste considérable.

Finalement, après bien des discus-sions, des compromis, des ajouts et desretraits, leur liste comprend un CLSC,deux cliniques médicales, une cliniquevétérinaire, deux quincailleries, troispharmacies – dont deux appartenant àune grande chaîne et une petite pharma-cie indépendante – et un exterminateur.

« Mais lui, on est déjà allés le voir,précise Sabine. On est donc plus avancésqu’on en a l’air…

— Au fait, intervient Xavier, il vafalloir se grouiller si on veut avancer àquelque chose cet après-midi. Il est déjàdeux heures…»

L’accueil que leur réserve la récep-tionniste du CLSC est froid, pour ne pasdire glacial. Paulette Hurtubise ne segêne pas pour leur dire qu’elle ne déran-gera personne pour que de jeunes malélevés posent des questions sur un sujetqui ne les regarde pas. Ils sont mieux dedéguerpir sur-le-champ, sinon...

« Mal élevée toi-même, marmonneSabine en tournant les talons. Chipie,pimbêche… Ça ne m’étonnerait pas quece soit elle, l’assassine. Elle est laide,vieille et méchante. Elle déteste les

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jeunes et a décidé d’en débarrasser laterre entière !»

Jérôme pouffe de rire.« Tu as raison, dit-il. C’est sûrement

elle, la meurtrière !» Il prend une petitevoix aiguë. « Ça ne peut être qu’elle,monsieur le juge : elle est laide, vieille etméchante. En plus, elle a eu le culotd’insulter la jeune, belle et gentilleSabine. Avez-vous vraiment besoin depreuves supplémentaires ? Je réclame lapeine de mort, rien de moins !»

Sabine lui tire la langue sans se don-ner la peine de répondre. Les garçonspeuvent être tellement bébés, parmoments !

Ils n’ont pas plus de succès à la cli-nique vétérinaire, à une des cliniquesmédicales et aux deux premières phar-macies auxquelles ils se présentent.

«Personne ne nous prend au sérieux !gémit Sabine en sortant de la deuxièmede ces pharmacies. Pourtant, on est cer-tainement plus brillants, plus fiables etplus efficaces que bien des adultes !

— Oui, reconnaît Xavier. Mais je nesuis pas sûr que tu as servi notre cause ensortant ça comme argument au pharma-cien…»

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À la quincaillerie, le trio décide demodifier sa stratégie.

« Puisque personne ne veut nousrépondre, on va se débrouiller tout seuls,déclare Sabine. On n’a qu’à trouver lasection des insecticides, pesticides etautres cides, et à regarder nous-mêmesquels produits contiennent des anticoa-gulants et de quelle quantité on auraitbesoin pour tuer quelqu’un…»

Mais, une fois devant les produits, lestrois jeunes sont bien embêtés : qu’est-ceque c’est que de la warfarine 0,025 % ?Du ou de la chlorophacinone 0,005 % ?Des pyrèthres 0,02 %?

«En tout cas, dit Sabine, c’est plein detrucs dangereux et toxiques, dans cesproduits. Il y a des têtes de mort partout…

— Même si c’est toxique, ça ne veutpas dire que c’est ce qu’on cherche, faitremarquer Xavier. Moi, j’ai surtout l’im-pression qu’on perd notre temps, ici.

— Pas vraiment, dit Jérôme enpouffant de rire. On apprend des chosespassionnantes. Saviez-vous qu’il y avaitdes rodenticides à saveur de bacon ? Jen’aurais jamais imaginé que les ratsavaient un faible pour le bacon…»

Sabine lève les yeux au ciel, puis elleva voir le gérant, à qui elle demande si

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les ventes de pesticides vont bien, en cemoment, s’il doit souvent renouveler sonstock, s’il a noté des disparitions inex-pliquées de produits toxiques, au coursdes derniers mois…

«Et pourquoi tu veux savoir tout ça ?demande Mike Kotsiris, un homme d’unetrentaine d’années à la carrure impres-sionnante et aux sourcils broussailleux.

— C’est pour l’école. J’ai unerecherche à faire.

— Dans mon temps, on faisait desrecherches sur les pandas ou sur les paysd’Afrique, pas sur les pesticides.

— C’est pour le cours d’écologie. Onétudie… euh… l’effet des pesticides surl’écosystème. L’effet de serre, tout ça…»

L’homme la dévisage un long mo-ment.

« Je ne sais pas pourquoi tu veuxsavoir ça, mais je peux bien te répondre :non, je n’ai rien remarqué d’anormal ducôté des pesticides depuis quelques mois.Au revoir. »

Les trois amis sortent de la quincail-lerie.

« Lui aussi était bizarre, murmureSabine. Il a sûrement quelque chose àcacher…

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— Mais ça ne peut pas être l’assassin,dit Jérôme. Il n’était ni vieux, ni laid, niméchant…»

Sabine pousse un soupir excédé.« Tu ne vas pas m’embêter avec ça

toute ma vie, non? Je n’ai jamais dit quel’assassin devait être vieux, laid etméchant !

— Ah non? J’aurais cru, pourtant…»

*

«Je commence à en avoir plein le dosdes questions sur les pesticides et lesrodenticides, grommelle Mike Kotsirisquand Sabine et ses amis sont partis. Àpartir de maintenant, je ne réponds plusà aucune question. Et je vous demanded’en faire autant », ajoute-t-il à l’inten-tion de ses trois vendeurs.

*

« Une dernière tentative, et puis onrentre », dit Xavier au moment où ilsarrivent devant la deuxième grande phar-macie qui apparaît sur leur liste. « Il estdéjà cinq heures, et je ne veux pas quemes parents s’inquiètent… Ce matin,avant de partir travailler, ma mère m’a

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répété douze fois d’être prudent, de ne pastraîner dans les rues, de ne pas faire debêtises… En plus, elle se sent responsablede toi, ajoute-t-il en direction de Sabine.Si elle savait à quoi on a passé la jour-née…

— Ils reviennent de travailler à quelleheure, tes parents ? demande Sabine.

— Aux alentours de six heures…Mon père finit assez tôt, mais c’est luiqui va chercher Stéphanie au service degarde, alors il est rarement là avant sixheures moins quart…

— Moi aussi, il va falloir que je rentre,fait savoir Jérôme. Avec ce qui est arrivé àMathieu, mes parents sont complètementpaniqués. Même que ma mère voulait queje l’accompagne au travail aujourd’hui,mais j’ai pu m’en tirer en disant que jepasserais la journée avec toi, dit-il àXavier. Comme elle te trouve très sérieuxet très responsable, elle a accepté…

— Bon, OK, ça suffit, les compli-ments ! dit Sabine. Si on veut sortir de lapharmacie à une heure raisonnable, ilfaut commencer par y entrer !»

Comme dans les autres pharmacies,les trois amis se présentent au comptoirdes médicaments sur ordonnance. Mais,contrairement à ce qui s’est passé dans

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les autres pharmacies, la jeune femme quileur répond (le badge accroché à sonsarrau précise qu’elle s’appelle A.Medeiros) est gentille et serviable. Ellerépond à leurs questions sur les anticoa-gulants («Vous comprenez, a dit Sabine,ma grand-mère doit prendre de l’hépa-courine, pour son cœur, et ça m’inquiète.J’ai peur qu’elle saigne trop et qu’ellemeure, vous savez, comme les enfants quiont fait des hémorragies…»), précise queces médicaments sont conservés en lieusûr, à l’abri du public, et que leurs stockssont rigoureusement contrôlés.

« Est-ce qu’il est arrivé, récemment,que des patients vous disent qu’ils ontperdu leurs médicaments ou qu’ils renou-vellent leurs prescriptions trop rapide-ment?»

Le jeune femme secoue la tête.«Non, dit-elle sans la moindre hésita-

tion. Avec ces décès provoqués par l’hé-pacourine, vous pensez bien que la policenous a interrogés et que mon patron avérifié tout ça deux fois plutôt qu’une…

— Justement, dit Sabine, à propos deces décès… Dans les journaux, ils disentque les doses d’hépacourine étaient trèsfortes… Est-ce que ça veut dire que lesenfants qui sont morts ont avalé des

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dizaines ou même des centaines de com-primés ?»

La pharmacienne grimace un petitsourire.

«Non, pas du tout. L’hépacourine estun médicament récent, dont la princi-pale caractéristique est d’agir plus rapide-ment et plus efficacement que les autresanticoagulants. D’après moi, les enfantsqui sont morts n’ont pas dû avaler plusque cinq ou six comprimés.

— Mais ils n’ont sûrement pas avaléles comprimés eux-mêmes, fait remar-quer Sabine. Tout le monde dit qu’ilsn’auraient pas accepté de prendre desmédicaments…

— Je sais, oui, dit la pharmacienne.Je suppose que l’assassin a éliminé l’enro-bage pour ne garder que l’ingrédientactif, et qu’il a trouvé le moyen de faireavaler celui-ci aux enfants en le cachantdans un autre aliment.

— Comment ?— Il a pu l’enfouir dans une pâte, le

dissoudre dans une boisson, le fairefondre, puis l’injecter dans un bonbon oudans un chocolat, le réduire en poudre eten saupoudrer un petit gâteau ou unbiscuit… Ce ne sont pas les possibilitésqui manquent.

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— Seriez-vous capable de faire ça,vous ?» demande Sabine.

La pharmacienne ouvre de grandsyeux.

« Tuer des enfants ? demande-t-elled’une voix horrifiée.

— Non, non ! s’empresse de direSabine. Extraire l’ingrédient actif, commevous dites, et le mêler à un aliment sansque ça paraisse.

— Oui, bien sûr, si j’avais besoin dele faire. Mais je n’en vois vraiment pasl’intérêt.

— Est-ce que n’importe quel pharma-cien pourrait en faire autant ? demandeXavier.

— Sûrement. Comme des tas d’autrespersonnes, d’ailleurs. Ce n’est pas trèscompliqué.»

Les trois amis hochent la tête d’un airsongeur.

« Merci beaucoup, dit enfin Sabine.Je suis… je suis rassurée au sujet de magrand-mère.»

Annie Medeiros regarde s’éloigner letrio, qu’elle a trouvé plutôt sympathique.

«Qu’est-ce qu’ils voulaient ? Ils m’ontsemblé bien bavards.»

La jeune pharmacienne se tourne versson patron, qui vient de sortir de la petite

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pièce du fond, où il exécutait des ordon-nances.

« Ils m’ont posé des questions sur lesanticoagulants, sur l’hépacourine en par-ticulier.

— C’est fou comme les gens s’inté-ressent à l’hépacourine, depuis quelquetemps…

— Ça se comprend, avec ces décèsd’enfants… La jeune fille s’inquiétaitparce que sa grand-mère en prend…

— Et vous l’avez crue, mademoiselleMedeiros ? J’ai eu l’impression, moi, quecette enfant mentait comme elle respi-rait. »

Annie Medeiros hausse les épaules.«Quelle importance, de toute façon,

monsieur Turcotte ? Ces trois jeunes-làsont maintenant mieux renseignés, c’esttout.

— La curiosité est un vilain défaut»,déclare Alfred Turcotte d’un ton senten-cieux avant de retourner dans la pièce dufond.

Annie Medeiros a du mal à réprimerun sourire. Monsieur Turcotte, unhomme d’une soixantaine d’années quiest toujours d’une dignité et d’unecorrection irréprochables, a l’agaçantemanie de parler par proverbes, dictons et

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phrases toutes faites. Le matin même,quand Annie est arrivée à la pharmacie enjupe de coton et en t-shirt, les épaules sim-plement couvertes d’un grand châle et lespieds nus dans ses sandales, monsieurTurcotte a secoué la tête d’un air réproba-teur et il lui a dit, de sa belle voix grave :« En avril, ne te découvre pas d’un fil. »Puis il s’est empressé de s’excuser de l’avoirainsi tutoyée par proverbe interposé.

La jeune pharmacienne secoue la têteen souriant, puis se tourne vers unecliente qui vient d’arriver au comptoir endemandant ce qu’elle devrait prendrepour son mal de gorge.

*

En sortant de la pharmacie, Sabine,Xavier et Jérôme font un bilan rapide deleur journée avant de se séparer.

«L’assassin peut certainement être unpharmacien…, commence Sabine.

— … ou une pharmacienne, préciseJérôme. Y compris celle qu’on vient justede voir.

— Mais non, voyons, pas elle! rétorqueSabine.

— Pourquoi ? Parce qu’elle est jeuneet belle ?» susurre Jérôme.

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Sabine lève les yeux au ciel. Per-sonne n’a jamais dit à Jérôme que lesplaisanteries les plus courtes sont aussiles meilleures ?

« Bon, ça va, j’admets qu’on ne peutpas l’éliminer juste parce qu’elle n’a pasune tête de meurtrière, répond-elle. Maisrécapitulons… L’assassin peut donc êtreun pharmacien, mais aussi un chimiste, unbiochimiste ou un scientifiquequelconque.

— Ou simplement quelqu’un de douéet de bien équipé, ajoute Xavier.

— Ce dont on se doutait déjà, detoute façon, fait remarquer Jérôme. Enfait, j’ai l’impression qu’on n’a pas beau-coup avancé, aujourd’hui. On ne sait pasd’où proviennent les anticoagulants quiont tué Mathieu et les autres. On ne saitpas qui les a tués. On ne sait pas où,quand ni comment ils ont avalé l’anti-coagulant…

— Je ne suis pas d’accord ! l’inter-rompt Sabine. En reconstituant ce queMathieu a fait entre onze heures et deuxheures, on a limité le nombre d’endroitsoù il a pu trouver le poison. Il suffitmaintenant de savoir ce que Julie-Anneet Andrew ont fait, eux, dans les heuresqui ont précédé leur mort, et où ils sont

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allés… On va sûrement finir par trouverquelque chose de commun aux trois.Demain matin, je propose qu’on essaied’entrer en contact avec Myriam Bigras,la fille qui a envoyé une carte de Saint-Valentin à Andrew, et avec ses copainsde hockey. Il faudrait aussi trouverBianca Bouthillier, la gardienne de Julie-Anne, et…

— Attends ! Attends ! » répètentXavier et Jérôme sans succès pendant queSabine décline les noms de tous ceuxqu’ils doivent contacter.

Sabine finit par se taire.« Attends ! dit une dernière fois

Xavier. Demain matin, à neuf heures,Jérôme et moi, on doit être à l’école pourune répétition.»

Sabine reste silencieuse un moment.Elle avait complètement oublié ça.

«Et elle va se terminer à quelle heure,cette répétition ?»

Les deux garçons haussent les épaules.« Aucune idée, répond Xavier. Sûre-

ment pas avant midi. Mais elle peut aussidurer toute la journée. N’oublie pas quec’est la semaine de Pâques et qu’on vadevoir assister à beaucoup de répétitions,de messes et d’offices saints pendant lasemaine.

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— Il va aussi y avoir les funérailles deMathieu, jeudi ou vendredi », ajouteJérôme.

Sabine se mord les lèvres. Elle a beausavoir que les garçons n’ont pas le choix,elle a la désagréable impression qu’ils lalaissent tomber.

«Tant pis, dit-elle d’une voix sèche.Je vais me débrouiller toute seule. »

Elle tourne les talons et s’éloigne àgrands pas.

« Qu’est-ce qui lui prend ? s’étonneJérôme. Je ne l’ai pourtant pas insultée,cette fois-ci…»

Xavier hausse les épaules.« Je ne sais pas. Elle n’est pas toujours

facile à comprendre, tu sais…— Vraiment ? dit Jérôme avec ironie.

Je n’avais pas remarqué…»Xavier esquisse un sourire, puis il

salue Jérôme et s’élance derrière Sabine.«Hé! crie-t-il. Attends-moi ! Tu n’as

même pas les clés de la maison…»

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Jour 3

2 avrilMardi saint

Mes yeux sont consumés de larmes,Mes entrailles frémissent…

(Deuxième Lamentation du prophète Jérémie,verset 11)

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9

« Tu es sûre de ne pas trop t’en-nuyer ? » demande Geneviève Perreault,la mère de Xavier.

Sabine secoue la tête.« Sûre et certaine. J’ai plein de

devoirs et de travaux à faire. »La mère de Xavier hésite malgré tout

à laisser l’adolescente seule à la maison.«Hier, ce n’était pas pareil. Tu étais

avec Xavier. Mais aujourd’hui… Peut-être que tu pourrais passer la journéechez mes parents, au rez-de-chaussée…»

NON ! hurle Sabine intérieurement.Ce n’est pas qu’elle n’aime pas France etMarcel Perreault, les grands-parents deXavier, mais elle a des choses beaucoupplus importantes à faire.

« Non, je vous jure, ça va aller,réussit-elle à dire d’une voix très calme.Je vais faire mes devoirs, je vais lire…

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Et puis, je n’ai pas bien dormi, les deuxou trois dernières nuits… Je vais en profi-ter pour me reposer un peu…»

Geneviève Perreault n’insiste pas. « Sois prudente, quand même. Ton

père a tendance à s’inquiéter à ton sujet.»

*

Sabine n’a pas vraiment menti. Ellepasse au moins une heure à faire desexercices de grammaire. Déterminant,groupe verbal, élément déclencheur,situation finale… Elle a beau se concen-trer, elle ne comprend pas grand-chose àce qu’elle lit. Pourtant, c’est du français,pas du chinois…

Enfin, à onze heures dix, elle quittel’appartement de l’avenue De Lorimier etse dirige vers l’école Paul-Bruchési, quefréquentait Andrew Mason-Beauchamp,le jeune hockeyeur mort le jour de laSaint-Valentin.

Les premiers élèves sortent de l’écoleà onze heures trente-deux. D’abordquelques individus isolés, puis une massecompacte qui s’échappe à pleines portes.Il y a des tout-petits, qu’elle ne prend pasla peine d’interroger, et des plus grands,qu’elle tente d’intercepter.

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« Je cherche Myriam Bigras… Est-ceque vous savez où elle est ?

— Derrière…— Non, elle est déjà partie.— Sûrement pas, elle est restée pour

parler à Huguette au sujet de l’examende français…

— D’habitude, elle sort par la rue deLanaudière.

— Pas toujours. Des fois, elle sort parChambord…»

Sabine court d’une porte à l’autre,d’une rue à l’autre. Elle se sent commeun chien qui court après sa queue. Fina-lement, au moment où elle commence àse dire qu’elle a raté Myriam ou quecelle-ci dîne au service de garde, unegrande fille très pâle et très maigre seplante devant elle.

« C’est moi Myriam. Il paraît que tume cherches ?»

La fille a des cheveux blondasses etdes yeux d’un vert délavé. On diraitqu’elle a été passée à l’eau de Javel, se ditSabine.

« J’ai des questions à te poser au sujetd’Andrew Mason-Beauchamp.»

Le visage de Myriam se ferme. Ellen’était pas très aimable en partant. Là,elle a l’air carrément hostile.

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« Et pourquoi je répondrais à desquestions au sujet d’Andrew?»

Sabine lui présente le Journal deMontréal de la veille.

« Parce que le maniaque au poison atué Mathieu. C’était mon ami. Je vou-drais savoir ce qui s’est passé…»

Sabine a l’impression de tourner lescoins ronds en prétendant que Mathieuétait son ami, elle qui ne l’a jamais vu,mais ne dit-on pas que les amis de nosamis sont nos amis ?

Myriam prend le journal et examinela photo de Mathieu.

« Il ne ressemble pas du tout àAndrew… Est-ce qu’il restait dans le coin?

— Oui. Sur Brébeuf, entre Marie-Anne et Mont-Royal. »

Myriam hoche la tête. En effet, c’estpas mal dans le coin.

« Je voudrais pouvoir t’aider, finit-ellepar dire. Mais je ne sais rien sur la mortd’Andrew.

— Tu en sais peut-être plus que tu nepenses, dit Sabine. Au moins, tu sais deschoses sur Andrew lui-même. Tu doisconnaître ses goûts, ses habitudes…»

Myriam ne répond pas. Les sourcilsfroncés, les mains enfoncées dans lespoches de sa veste, elle commence à

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s’éloigner sur le trottoir. Après une brèvehésitation, Sabine décide de la suivre.

« Tu dis qu’Andrew ne ressemblaitpas à Mathieu. Il était comment, alors ?»

Pas de réponse.« D’après les journaux, il aimait les

cœurs à la cannelle. Est-ce qu’il aimaitles bonbons en général ?»

Cette fois, Myriam ralentit un peu.Elle tourne la tête vers Sabine et esquissemême un sourire, ce qui lui donne un airbeaucoup plus sympathique.

«Oui, il aimait les bonbons. Les bon-bons, les gommes... Il en avait toujoursplein les poches.

— Est-ce qu’il les aimait au pointd’en accepter de la part d’un inconnu?»demande Sabine.

Le sourire de Myriam disparaît.«Comment veux-tu que je le sache ?

répond-elle. Je n’étais pas avec lui.» Ellehausse les épaules. « Il a bien dû enaccepter, puisqu’il est mort…

— Pas nécessairement…»Myriam cesse de marcher. Elle se

tourne carrément vers Sabine.« Qu’est-ce que tu veux dire ?

demande-t-elle d’un air soupçonneux.— Mes amis et moi, on a reconstitué

la dernière journée de Mathieu et on est

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sûrs qu’il n’a rien accepté d’un inconnu.Il existe donc deux possibilités : ou bienil a accepté quelque chose de quelqu’unqu’il connaissait, ou bien il a pris le poi-son par hasard, sans s’en rendre compte.»

Myriam observe Sabine quelquesinstants sans répondre.

« Et dans le cas d’Andrew ? finit-ellepar dire.

— Dans le cas d’Andrew, ça devraitêtre la même chose. Quelqu’un qu’il con-naissait, ou un pur hasard…

— Mais comment savoir ?— En reconstituant tout ce qu’Andrew

a pu faire pendant la période critique.— La période critique ?»Sabine explique à Myriam ce que

Xavier appelle la période critique, c’est-à-dire les quelques heures pendantlesquelles les victimes ont forcémentavalé le poison qui a fini par les tuer.

«Dans le cas d’Andrew, ce devait êtreentre une heure et quatre heures del’après-midi, le jour de sa mort, précise-t-elle. Peux-tu me dire tout ce qu’il a faitpendant ce temps-là ?»

Myriam se gratte longuement lemollet gauche avant de répondre. Finale-ment, elle se redresse et regarde Sabinedroit dans les yeux.

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« Je ne sais pas tout ce qu’il a faitpendant ce temps-là, dit-elle d’une voixétouffée. Je suis même très mal placéepour te répondre.

— Mais tu l’aimais ! Tu lui as envoyéune carte de Saint-Valentin…»

Myriam a un petit rire triste.«Si tu savais comme je regrette de lui

avoir envoyé cette carte-là ! J’ai l’impres-sion que le monde entier est au courantet rit de moi dans mon dos… Oui, je luiai envoyé une carte. Et, oui, je l’aimais,Andrew. Mais ça ne veut pas dire qu’ilm’aimait, lui aussi ! En fait, il ne voulaitrien savoir de moi…»

Une pause, pendant laquelle Myriamsemble perdue dans ses pensées.

« Tu ferais mieux d’interrogerMaxime et Dave. Ils étaient toujoursavec Andrew. »

Sabine tente de se rappeler ce qu’ellea lu au sujet d’Andrew.

« Maxime et Dave ? Ses copains del’équipe de hockey ? demande-t-elle.

— Oui. Ils sont aussi dans notre classe.Maxime Lavoie et Dave Séguin-Soucy.

— Et je peux les trouver où? Ils dînentau service de garde ou chez eux ?

— Ils mangent tous les deux chezDave. Mais, comme je les connais, ils

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ont dû avaler leur dîner en deux minuteset ils doivent être en train de jouer auballon au parc Laurier.

— Où, exactement ? C’est grand, leparc Laurier.

— Suis-moi, je vais te montrer. J’ha-bite juste à côté. »

*

Maxime et Dave sont effectivementau parc, au coin de Laurier et Christophe-Colomb, et ils cessent de donner descoups de pied dans leur ballon pendantque Sabine leur explique ce qu’elle veut.Myriam est entrée chez elle après avoirfait les présentations, et Sabine est doncseule avec les deux garçons. Maxime estun petit nerveux ; Dave, un grand ner-veux. Pendant que Sabine leur parle, ilsbougent sans arrêt. Ils se grattent le nezou le bras, se perchent sur une jambe,puis sur l’autre, se passent le ballon demain à main…

«Le fatigant aussi voulait savoir toutce qu’Andrew avait fait, l’après-midi dela Saint-Valentin.

— Le fatigant ? répète Sabine.— Le détective de la police. Un grand

air bête qui a l’air de nous prendre pour

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des assassins. On ne l’avait pas vu quandAndrew est mort, mais, depuis que lapetite fille est morte, il n’arrête pas denous poser des questions. Est-cequ’Andrew connaissait Julie-Anne ?Qu’est-ce qu’il a fait entre une heure etquatre heures ? Qu’est-ce qu’il a mangé ?Qui est-ce qu’il a vu ?…»

Tiens, tiens, se dit Sabine. Mon pèrese pose les mêmes questions que moi, jedois être sur la bonne piste. Mais jedevrais peut-être lui suggérer de se mon-trer plus aimable quand il interroge destémoins…

« En tout cas, poursuit Maxime, ilavait l’air pas mal excité, hier, quand onlui a dit qu’on connaissait Mathieu, lenouveau mort…

— Quoi ! Vous… vous…»Sabine est tellement excitée, elle

aussi, qu’elle ne trouve pas ses mots.« On allait à la même garderie,

quand on était petits, explique Dave.On s’est revus une couple de fois après, àdes fêtes ou au parc. Mais, là, ça faisaitun bon bout de temps qu’on ne l’avaitpas vu…

— Et Andrew, il connaissait Mathieu,lui aussi ?

— Non.»

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Sabine, qui commençait à croirequ’elle avait enfin trouvé le lien entre lesvictimes, est très déçue.

« Mathieu est parti avant qu’Andrewarrive à la garderie, poursuit Dave. Ilétait un peu plus vieux que nous et il acommencé l’école avant…»

Sabine s’assure qu’elle a bien comprisavant de penser à se réjouir.

«Es-tu en train de me dire qu’Andrewa fréquenté la même garderie queMathieu, même s’ils n’ont pas été là enmême temps ?»

Dave la regarde avec pitié, comme s’illa trouvait vraiment lente d’esprit.

« Évidemment que c’est ça que jeviens de dire !»

Dans la tête de Sabine, les questionset les hypothèses se bousculent. Et si l’as-sassin était un éducateur ou une éduca-trice ? Le père ou la mère d’un autreenfant ? Il faut absolument qu’elle sachesi la petite Julie-Anne a fréquenté cettegarderie, elle aussi ! Mais, patience !Chaque chose en son temps…

« C’était quelle garderie ? demandeSabine en sortant son carnet et soncrayon.

— La garderie Papillon bleu, à côté del’église Saint-Stanislas.

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— Pas très loin de l’école, donc ?— Juste en biais. »Sabine réfléchit un moment.«Et Julie-Anne, la petite fille qui est

morte, est-ce qu’elle a fréquenté lagarderie Papillon bleu, elle aussi ?

— Je ne sais pas, dit Maxime. On nela connaissait pas. Mais ça ne veut riendire. Elle était pas mal plus jeune quenous. Elle avait quoi, six ans ?

— Sept.»Maxime regarde Dave, qui hausse les

épaules en signe d’ignorance.«Même si elle est allée à la garderie

Papillon bleu, c’était pas mal après nous. »Sabine n’insiste pas. Elle va devoir

trouver la réponse ailleurs. En attendant,elle a d’autres questions à poser à Daveet à Maxime.

« Le 14 février, étiez-vous avecAndrew tout l’après-midi ?

— Presque tout le temps, répondMaxime.

— Après l’heure du dîner, oui, préciseDave. On a passé l’après-midi à l’école.

— Et, après l’école, on est allés tousles trois chez moi, ajoute Maxime. On asoupé, puis on est partis pour l’arénaensemble.»

Sabine note tout dans son carnet.

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« En sortant de l’école, demande-t-elle, êtes-vous passés devant la gar-derie ?

— Oui..— Êtes-vous entrés ?— Dans la garderie ? Non. On n’y

entre jamais.— Avez-vous croisé des gens de la

garderie ? Une éducatrice, un parent, desenfants ?»

Les deux garçons font une moue dubi-tative. Maxime se gratte vigoureusementle crâne, et Dave tapote son ballon dubout des doigts à un rythme endiablé.

« Ça se pourrait, c’est sûr, répondfinalement Dave. Mais ça ne m’a pasfrappé. En tout cas, on n’a parlé à per-sonne de là…

— Personne de la garderie ne vous aparlé ? Personne n’a donné quoi que cesoit à Andrew?

— Non!» répondent les garçons d’uneseule voix.

Sabine mordille son crayon un mo-ment. Le lien entre Andrew et Mathieu,le lien garderie, est-il important, ou nes’agit-il que d’un hasard ? Impossible de lesavoir pour l’instant… Elle décide d’ex-plorer une autre piste.

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«Les cœurs à la cannelle, dit-elle. Jesais qu’Andrew en a mangé ce jour-là. Illes a pris où ? Il les a achetés ou…

— Tout le monde a mangé des cœursà la cannelle ! s’exclament en chœurDave et Maxime.

— Tout le monde ? répète Sabine.— Toute la classe, précise Dave.

Suzanne, notre enseignante, en avaitacheté plusieurs sacs. Elle les a vidés dansdes bols dans lesquels tout le monde apigé toute la journée.

— Peut-être qu’Andrew est tombésur des bonbons empoisonnés, suggèreSabine.

— Non, répond aussitôt Maxime ensecouant la tête. Les premiers enquêteursont dit que c’était impossible. Comptetenu de la grosseur des cœurs, il auraitfallu qu’il en mange une dizaine, tousempoisonnés… et qu’il ait été le seul àtomber sur les bonbons empoisonnés. Lelendemain, une infirmière est venuefaire des prises de sang à tous les élèvesde la classe, et même à Suzanne, et per-sonne n’avait la moindre trace d’anti-coagulant. »

Au moins c’est clair, se dit Sabine.On peut éliminer les cœurs à la cannelledes sources possibles de poison.

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« Et, à part les cœurs à la cannelle,qu’est-ce qu’il a mangé d’autre, Andrew,qui aurait pu l’empoisonner ? A-t-iltrouvé quelque chose par terre ? A-t-ilacheté quelque chose ?»

Les garçons échangent un regard. Ilssemblent mal à l’aise, tout à coup.

« Alors ? insiste Sabine. Il a achetéquelque chose, oui ou non?»

Maxime se décide enfin.« Eh bien…, dit-il après un court

silence. Au début, quand les premierspoliciers nous ont interrogés, le lende-main de la mort d’Andrew, on était sûrsqu’il n’avait rien acheté, et c’est ça qu’onleur a dit. Et puis, par après, je me suis ditqu’il avait peut-être pris des bonbons, tusais, dans une machine à bonbons. Maisje ne pourrais pas en jurer…

— Il en achetait souvent, tu com-prends, intervient Dave. Alors, même si,dans notre tête, on le revoit en traind’acheter des bonbons, on ne peut pas êtresûrs que c’était ce jour-là.

— Et où se trouvait le distributeur ?»Les garçons se grattent la tête.« Je ne suis pas sûr, finit par dire

Maxime. Soit au dépanneur qui se trouveau coin de Papineau et Mont-Royal, soità la pharmacie qui est un peu plus loin.

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— Au coin de Chambord ? demandeSabine.

— Oui.»C’est la pharmacie où travaille A.

Medeiros, se dit Sabine en écrivantDISTRIBUTEUR DE BONBONS ? ? ?en grosses lettres dans son carnet.

«Avez-vous parlé de ça à la police ?»Les garçons échangent un nouveau

regard. Ils n’ont pas l’air très fiers d’eux.« Pas au début, non, dit enfin

Maxime. Quand on y a repensé, l’en-quête était finie, et tout le monde pensaitque la mort d’Andrew était accidentelle.Ça aurait servi à quoi d’en parler ?

— Surtout qu’on n’était pas vraimentsûrs qu’il en avait acheté, ajoute Dave.

— Et puis, après, la petite fille estmorte…

— … et le fatigant est venu nousvoir…

— … alors, on lui en a parlé...— … mais en disant qu’on n’était pas

sûrs, quand même.»Maxime et Dave se taisent, et Sabine

réfléchit.« Et hier, quand le policier est

revenu, est-ce qu’il vous a reparlé de cesbonbons-là ?»

Les deux garçons secouent la tête enmême temps.

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«Non.»Ça ne veut rien dire, songe Sabine. Il

possédait déjà cette information. Elle, parcontre, a appris au moins deux chosesimportantes : le lien Andrew-Mathieu parl’intermédiaire de la garderie Papillon bleu,et la possibilité qu’Andrew ait pris desbonbons dans un distributeur… Il va fal-loir qu’elle fouille ces deux pistes, envérifiant notamment si Julie-Anne aquelque chose à voir avec la garderie, et sielle a eu accès à une machine à bonbons.

« Vous avez dit tout à l’heure quevous ne connaissiez pas Julie-Anne.Connaissez-vous Bianca Bouthillier, sagardienne ? Elle reste dans le quartier, jesuppose…

— On ne la connaît pas, non, répondDave. Mais je sais qu’elle va à l’écoleJeanne-Mance. C’est ma cousineChristine qui me l’a dit. Elle est dans unde ses cours.

— Et elle est en quelle année, ta cou-sine Christine ?»

Dave plisse le front, se gratte le nez,lance un regard interrogateur à Maxime,qui secoue la tête en faisant une petitemoue.

« Je ne sais pas trop, dit Dave.Secondaire 2 ? Secondaire 3 ?»

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Sabine n’insiste pas. Une fois àJeanne-Mance, elle trouvera bien unefaçon de parler à Bianca Bouthillier.

« Merci », dit-elle aux deux garçons,qui ont déjà recommencé à donner descoups de pied dans leur ballon.

Elle commence à s’éloigner.«Au fait, dit-elle au bout de quelques

pas, si jamais vous revoyez le fatigant, nelui parlez pas de moi, OK ? C’est monpère, et je veux lui faire une surprise.»

10

Quand Sabine arrive devant l’écoleJeanne-Mance, elle n’a guère d’espoir detrouver Bianca Bouthillier avant ledébut des cours de l’après-midi. Il estdéjà une heure moins vingt, et il y abeaucoup d’élèves dans cette grosse écolesecondaire. Sabine a vu une photo deBianca, parmi les coupures de journauxamassées par Xavier, mais c’est unephoto en noir et blanc, petite et floue,

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qui ne révèle pas grand-chose, sinon queBianca a les cheveux longs et foncés. Cen’est pas suffisant pour reconnaître lagardienne de Julie-Anne.

Elle s’approche d’un groupe de fillesen train de fumer près d’une clôture, pastrès loin de l’entrée des élèves.

« Je cherche Bianca Bouthillier. Est-ce que vous la connaissez ?»

Les filles la dévisagent de la tête auxpieds avant que l’une d’elles se décide àrépondre. Elle est petite, un peu boulotte,et elle a la tête hérissée de pics verts etbleus.

« La vedette ? dit-elle. Qu’est-ce quetu lui veux, à la vedette ?»

Sabine fronce les sourcils.«Comment ça, la vedette ?»Les filles éclatent de rire.«Elle a son nom dans le journal, elle

a sa photo dans le journal, explique lafille aux cheveux bicolores. En plus, ellea des initiales de vedette… Qu’est-ce queça prend de plus ?»

Sabine fait mine de se creuser lesméninges.

«Du talent ?» risque-t-elle.Les filles rient de plus belle.« Du talent ? Si ça prenait du talent,

on serait toutes des vedettes ! Non, ça

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prend des seins, des fesses et du pu-shing… beaucoup de pushing.

— Et Bianca a tout ça ? demandeSabine d’un air innocent. Des fesses, desseins et du pushing ?»

À présent, les filles sont mortes derire, sauf la fille à la tête de hérisson, quia un reniflement de mépris.

« Non. Bianca n’a pas tout ça,répond-elle. Mais ça ne l’empêche pasd’être une vedette… Plutôt malgré elle»,ajoute-t-elle avec un soupir.

Sabine commence à trouver la dis-cussion lassante… d’autant plus que letemps passe vite et qu’une cloche vientde se faire entendre. Ce n’est pas tout desuite qu’elle va découvrir BiancaBouthillier.

« Où est-ce que je peux la trouver,Bianca ? insiste-t-elle pendant que lesfilles aspirent une dernière bouffée envitesse avant d’écraser leur cigarettedevant l’entrée.

— Ici, à trois heures et quart, justeaprès la fin des cours », répond la filleaux pics bleus et verts en se dirigeantvers la porte.

Avant d’entrer, elle se retourne etregarde Sabine droit dans les yeux.

«Bianca, c’est moi.»

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*

Sabine est postée devant la porte del’école dès quinze heures. Entre-temps,elle s’est rendue à la garderie Papillonbleu, où elle a tenté de savoir si Julie-Anne avait déjà fréquenté celle-ci. Maisla responsable, Mme Lalonde, a refusé delui répondre.

« Ce sont des renseignements confi-dentiels», a-t-elle dit en regardant Sabined’un air soupçonneux.

Et, quand celle-ci a insisté, Mme Lalonde l’a carrément mise à laporte en lui disant de se mêler de sesaffaires.

«Si tu remets les pieds ici, j’appelle lapolice », a-t-elle ajouté en refermant laporte.

Sabine en a conclu qu’elle avait peut-être quelque chose à cacher… ou peut-être pas. Personne n’est obligé derépondre à ses questions, après tout. Et,jusqu’à maintenant, à part la jeune phar-macienne, les adultes ne se sont guèremontrés coopératifs.

Pourvu que Bianca l’aide à faire avan-cer son enquête !

Celle-ci sort de l’école à quinzeheures vingt, et les deux filles décident

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d’aller chez Dunkin Donuts, où ellesseront plus à l’aise pour parler. C’estdonc attablée devant un beigne auchocolat et un grand verre de lait queBianca répond aux questions de Sabine,en commençant par celle qui brûlait leslèvres de la jeune détective depuis leurbrève rencontre du midi.

«Pourquoi est-ce que tu as changé decoiffure ?»

Bianca passe lentement la main surles pics bleus et verts qui se dressent sursa tête.

« Après Julie-Anne, j’aurais vouluchanger de vie, dit-elle simplement. Cen’était pas possible, alors j’ai changé detête. »

Elle connaissait Julie-Anne depuisdeux ans, mais elle ne sait pas si lafillette a déjà fréquenté la garderiePapillon bleu. Par contre, depuis samaternelle, Julie-Anne allait à l’écoleLanaudière, à quelques rues de chez elle.Et, tous les samedis, Bianca gardait lafillette pendant que sa mère travaillait.

« Elle est caissière chez Métro »,précise Bianca en léchant ses doigtsmaculés de chocolat.

Deux semaines et demie plus tôt, lesamedi 16 mars, tout s’est déroulé

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comme d’habitude. Bianca est arrivéechez Julie-Anne à huit heures moinsvingt. Elles sont parties pour le CentreImmaculée-Conception, où Julie-Annesuivait ses cours de gymnastique, à neufheures moins quart. Les cours se sontdéroulés de neuf heures à dix heures etquart. Avant de quitter le Centre, Biancaet Julie-Anne se sont arrêtées à la café-téria, où elles ont partagé une poutine.Bianca a bu un coke, Julie-Anne un jusde pomme. Après, elles se sont prome-nées sur l’avenue du Mont-Royal.

« Il faisait vraiment beau, dit Bianca.Pas aussi chaud que ces jours-ci, mais il yavait du soleil, et c’était une des pre-mières journées où on sentait que leprintemps s’en venait. On est alléesjusqu’à l’animalerie, près de la rue Saint-Hubert. Julie-Anne pouvait passer desheures à regarder les bébés chats et lesbébés chiens…

— Êtes-vous restées là des heures ?— Non, quand même pas…»Selon Bianca, elles ont dû passer une

vingtaine de minutes à l’animalerie.Ensuite, elles sont revenues en flânant,toujours sur Mont-Royal. Elles ont faitun court arrêt au supermarché où tra-vaillait la mère de Julie-Anne (« le temps

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de lui donner un bec, c’est tout», préciseBianca), elles ont regardé la vitrined’une boutique de vêtements, celle d’unmagasin de jouets (« Julie-Anne rêvaitd’avoir la maison de poupées Playmobil,et elle voulait toujours qu’on s’arrêtedevant cette vitrine-là»)…

«Après, on est allées à la pharmacie,dans le rayon des cosmétiques, ditBianca. On y allait tous les samedis. Il ya toujours des échantillons, et on aimaitça les essayer… Des lotions pour lesmains, des fonds de teint, du vernis àongles, des rouges à lèvres… D’habitude,les vendeuses nous laissaient tranquilles.On n’essayait jamais trop de choses enmême temps… La mère de Julie-Annen’aimait pas tellement ça, alors je m’ar-rangeais toujours pour bien la nettoyerquand on rentrait chez elle…»

Bianca a un petit sourire nostalgiqueen racontant tout ça, et Sabine s’en veutun peu de la ramener à la réalité.

«Pendant tout ce temps-là, personnene s’est approché de Julie-Anne ? Per-sonne ne lui a tendu quoi que ce soit ? Àl’animalerie, au supermarché, à la phar-macie ? Il y a parfois des clowns, des gensqui font goûter de nouveaux produits…»

Bianca secoue la tête.

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«Non, personne ne lui a rien donné,j’en suis sûre et certaine.

— Et, à part la poutine et le jus depomme, Julie-Anne n’a rien mangé ?Vous n’avez rien acheté, rien trouvé ?»

Sabine pense aux machines àbonbons, dont les amis d’Andrew ontparlé un peu plus tôt. On trouve de cesmachines dans de nombreux endroits, lespharmacies et les supermarchés,notamment. Sans doute aussi dans lesdépanneurs. Y en a-t-il dans d’autresgenres de commerces ? Dans les anima-leries, les magasins de jouets…? Sabine al’intention de vérifier tout ça bientôt.

Bianca vide son verre de lait sansrépondre.

«Vous n’avez pas acheté de bonbons,de gommes ? insiste Sabine. Tu sais, legenre de choses qu’on achète machinale-ment, sans trop s’en rendre compte…»

Bianca passe une main nerveuse surles pics qui se dressent sur sa tête, puiselle se met à triturer une mèche bleue.Elle semble très embêtée.

« Pourquoi tu veux savoir tout ça ?finit-elle par demander. Tu m’as dit quetu étais une amie de Mathieu, mais cen’est quand même pas à toi de fairel’enquête…»

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Sabine hésite à peine : si elle veutobtenir la collaboration de Bianca, elledoit d’abord avoir sa confiance. Et lameilleure façon de gagner sa confiance,c’est sûrement de lui dire la vérité… ouune interprétation de la vérité.

« D’accord, je vais être franche avectoi. Je ne suis pas seulement une amie deMathieu. Je suis aussi la fille de PierreRoss, le détective qui mène l’enquête. Etil s’est dit que j’étais peut-être mieuxplacée que lui pour poser certaines ques-tions à des jeunes, pour leur inspirerconfiance…»

Sourcils froncés, Bianca continue àtriturer sa mèche de cheveux.

«Tu aides ton père dans son enquête,et il ne t’a même pas dit que…»

Bianca se mord les lèvres sans ter-miner sa phrase.

Sabine cherche quelque chose debrillant à répondre. Quelque chose quilui permettrait de regagner la confiancede Bianca et de savoir ce que son pèreaurait dû lui dire, sans trahir le fait quecelui-ci ne lui a jamais demandé del’aider…

Bianca ne lui en laisse pas le temps.« Écoute, je suis désolée pour ton

ami. Et j’espère vraiment que ton père va

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trouver l’assassin. Mais je ne peux rien tedire de plus. Ton père m’a fait jurer de nerévéler à personne un détail qui pourraitlui permettre de coincer le meurtrier. Jene peux en parler ni à mes amies, ni à mafamille, ni même à la mère de Julie-Anne… Alors, si ton père ne t’en a pasparlé, ce n’est pas à moi de le faire. Bye.»

Et, avant que Sabine ait le temps deréagir, Bianca saisit son blouson et sonsac d’école, puis elle s’éloigne à grandesenjambées.

Sabine reste seule devant son beigneà elle, un beigne à l’érable à peineentamé qu’elle reste longtemps à fixerd’un air malheureux.

*

« Les distributeurs de bonbons quisont dans l’entrée ? répète AnnieMedeiros, la jeune pharmacienne. Non,ce n’est pas nous qui remplissons cesappareils. Il y a une compagnie qui s’oc-cupe de ça.

— Savez-vous à quelle fréquence lacompagnie les remplit ?» demande Sabine.

La jeune femme hausse les épaules.« Aucune idée, répond-elle. Tu sais,

nous, derrière notre comptoir, avec nos

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ordonnances et nos médicaments, nousn’avons rien à voir avec les machines àbonbons. C’est sûrement le gérant de lapharmacie, Simon Deland, qui faitaffaire avec les fournisseurs. Ou peut-êtremême que tout ça se règle au siègesocial… Je ne suis pas au courant. Maispourquoi veux-tu savoir ça ? Est-ce queles machines sont vides ?

— Non… je voulais simplementsavoir comment ça se passait. C’estpour… pour…

— Pour ta grand-mère, peut-être ?demande la pharmacienne d’un airtaquin.

— Ma grand-mère ? répète Sabine,interloquée.

— Oui, celle qui prend de l’hépacou-rine…»

Sabine rougit jusqu’à la racine descheveux.

« Ah oui, elle ! Euh, non, c’est pourmoi. Juste pour savoir. Alors, merci.Merci beaucoup.»

Annie Medeiros la regarde s’éloignerd’un air songeur. D’abord l’hépacourine.Maintenant les distributeurs. Ce sontprécisément les sujets qui intéressentbeaucoup la police. Pourquoi cette petitejeune fille pose-t-elle elle aussi des

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questions là-dessus ? Les journaux n’ontpourtant jamais parlé des distributeurs.De l’hépacourine, oui, abondamment.Mais pas des machines. Comment l’ado-lescente a-t-elle pu faire le lien entre lesdeux ?

«Toujours aussi curieuse, cette petite,à ce que je vois, murmure AlfredTurcotte à côté d’elle. Ce n’est pas trèsprudent. Comme je le dis toujours…

— … la curiosité est un vilain défaut»,termine Annie Medeiros à sa place.

*

« Les bonbons empoisonnés ont étépris dans des machines à bonbons !affirme Sabine avec force. Andrew en aprobablement acheté pendant la périodecritique. Pour ce qui est de Julie-Anne,Bianca n’a pas voulu me répondre quandje lui ai demandé si la fillette avaitacheté des bonbons ou de la gomme,mais c’est à ce moment-là qu’elle acommencé à être mal à l’aise. Et toi,Jérôme, tu penses que Mathieu aurait puacheter des bonbons ou de la gomme sansque tu t’en aperçoives…»

Mardi soir, dix-neuf heures trente.Sabine, Jérôme et Xavier sont dans la

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chambre de ce dernier, et Sabinerapporte aux garçons ses découvertes dela journée.

« Il me semble que tu sautes pas malvite aux conclusions », dit Xavier d’unevoix prudente quand Sabine a fini deparler. « Il est possible que Mathieu, Julie-Anne et Andrew aient pris des bonbonsdans des distributeurs, mais ça n’a riende certain…

— Et il y a aussi la question de la gar-derie, ajoute Jérôme. C’est une piste inté-ressante, je trouve… Une vraie piste. Tune peux pas la laisser tomber comme ça.»

Sabine est déçue. Elle s’attendait àplus d’enthousiasme de la part des gar-çons.

« C’est sûr que nous allons garder lapiste de la garderie, admet-elle cepen-dant. Mais je ne sais pas trop commentvérifier si Julie-Anne est allée là. Laresponsable de la garderie se méfie demoi, Bianca ne sait rien à ce sujet et, detoute façon, elle refuse de me parler…

— Elle refuse de te parler quand tuposes des questions sur ce que Julie-Anne a mangé, intervient Xavier. Peut-être qu’elle accepterait de se renseignerau sujet de la garderie que Julie-Anne afréquentée…

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— Elle pourrait demander à la mèrede Julie-Anne», ajoute Jérôme.

Sabine ne semble pas très chaude àl’idée de retourner voir Bianca.

« On peut y aller avec toi, proposeXavier. Demain matin, on a congé derépétitions. Il faut seulement qu’on soit àl’école dans l’après-midi. »

Le visage de Sabine s’illumine.« On va pouvoir suivre les deux

pistes ! dit-elle avec enthousiasme. On vacommencer par intercepter Bianca avantqu’elle entre à l’école. Ensuite, on varefaire les trajets complets suivis parAndrew, Julie-Anne et Mathieu dans lesheures qui ont précédé leur mort, etidentifier toutes les machines à bonbonsqui se trouvent sur ces trajets… On vanoter où se trouvent les machines et quelgenre de bonbons elles contiennent. Onpourrait même prendre des échantillonsdans chacune des machines, et…»

Les garçons soupirent à l’unisson. Desheures de plaisir en perspective… Pourvuque le beau temps persiste. Ils n’ontaucune envie de passer la journée à gelerou à marcher sous la pluie.

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Jour 4

3 avrilMercredi saint

Elle passe ses nuits à pleurerEt les larmes couvrent ses joues…

(Première Lamentation du prophète Jérémie,verset 2)

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11

Bianca grimace en apercevant Sabineet ses amis qui l’attendent devant l’école.

« Je te présente Xavier et Jérôme, ditaussitôt Sabine en désignant les garçons.Elle, c’est Bianca.»

Celle-ci conserve son air sombre.«Même avec du renfort, tu ne sauras

rien de plus que ce que je t’ai dit hier,lance-t-elle en direction de Sabine.

— On n’est pas ici pour te poser desquestions, intervient Xavier. On sedemandait seulement si tu pouvais nousrendre un petit service.»

Et il explique qu’ils ont vraimentbesoin de savoir si Julie-Anne a fré-quenté la garderie Papillon bleu.

«Tu pourrais demander à la mère deJulie-Anne», conclut-il.

Bianca secoue frénétiquement la têtede gauche à droite.

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« Non, non et non ! dit-elle avecforce. La mère de Julie-Anne est boule-versée par la mort de sa fille, et je n’ai pasl’intention de lui faire encore plus de malen la bombardant de questions. Si vousvoulez la torturer, faites-le vous-mêmes.Moi, je ne m’en mêle pas.

— Mais on ne la connaît pas ! pro-teste Sabine.

— Et le mieux, si tu veux mon avis,c’est que tu continues de ne pas la con-naître ! C’est à ton père d’interroger lesgens, pas à toi ! Et je t’avertis, SabineRoss : si tu reviens m’embêter, j’en parleà ton père. Il m’a donné sa carte, au casoù j’aurais besoin de le contacter, et…

— OK, OK, pas de panique ! l’inter-rompt Sabine en levant les deux mains.On va te laisser tranquille…»

Elle a parlé d’une voix hargneuse etelle s’éloigne d’un pas furieux en bougon-nant contre Bianca.

Elle lui reproche son indifférence, sonmanque de collaboration, son refus derépondre à leurs questions… Mais, aufond d’elle-même, elle sait qu’elle est demauvaise foi. Ce qu’elle reproche à Bianca,d’abord et avant tout, c’est de connaîtredes choses qu’elle, Sabine, ne connaît pas.Et de partager un secret avec son père.

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*

Des heures durant, Sabine, Xavier etJérôme arpentent les rues du quartierpour refaire les itinéraires suivis parMathieu, Julie-Anne et Andrew avantleur mort. Ils vérifient où se trouvent lesdistributeurs de bonbons, notent lesnoms et les numéros de téléphone descompagnies qui en sont propriétaires,font l’inventaire des bonbons de cha-cune des machines.

Sabine, qui a de la suite dans lesidées, a pris la peine de se munir deplusieurs rouleaux de vingt-cinq cents etd’une multitude de sachets de plastiquedans lesquels elle place des échantillonsde bonbons. Sur chaque sac, elle colleune étiquette qui donne les renseigne-ments suivants : nom du commerce,adresse, emplacement de la machinedans le commerce (entrée, avant, arrière,etc.) et parmi les distributeurs eux-mêmes (il y en a généralement cinq ousix en un même lieu, disposés sur deuxrangées ; Sabine les numérote de gaucheà droite en commençant par la rangée dufond), date de la cueillette (3 avril).Ensuite, elle met les échantillons dansson sac à dos.

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«Ça va servir à quoi, à part te ruiner ?demande Xavier au bout d’une heure.

— Ça va servir de preuve, rétorquevivement Sabine. Quand je vais expli-quer mon hypothèse à mon père, je veuxpouvoir appuyer mes dires.

— Tu pourrais les manger, suggèreJérôme d’un air innocent. Si tu meurs, cesera vraiment la preuve que ton hypo-thèse était bonne…»

Sabine lève les yeux au ciel.«Crétin», soupire-t-elle.Jérôme lui adresse un grand sourire.« Je sais, oui», dit-il d’un air satisfait.

*

Avant le départ des garçons pour leurrépétition, le trio s’arrête chez Jérômepour prendre une bouchée et faire lepoint.

« Alors, demande Jérôme avant demordre dans son sandwich jambon-fromage-tomates-laitue, qu’est-ce que tuvas faire avec tes trente-deux mille sacsde bonbons ?»

Sabine regarde l’amoncellement desachets au milieu de la table. Il n’y en apas trente-deux mille – il s’en faut debeaucoup –, mais le tas est quand même

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impressionnant. Il y a de tout, dans cespetits sacs : de grosses gommes à mâchermulticolores, des casse-gueule, de petitsbonbons plats, de gros jujubes givrés, desbonbons durs, des bonbons mous, des bon-bons rouges, verts, bleus, noirs, jaunes…

« Je devrais peut-être les classer parcatégories », dit-elle d’une voix hési-tante.

À vrai dire, maintenant qu’elle aramassé tous ces bonbons, elle ne sait pastrop quoi en faire. Devrait-elle les appor-ter à son père en lui disant de les faireanalyser ? Entrer en contact avec lescompagnies dont les noms apparaissentsur les machines en leur demandant oùils prennent leurs bonbons, à quelrythme ils remplissent les distributeurs etquelle serait la meilleure façon d’y intro-duire des bonbons empoisonnés ?

« Je me demande comment l’assassinmet l’anticoagulant dans les bonbons»,dit-elle à haute voix.

Xavier avale une bouchée avant derépondre.

«À condition que tu aies raison, biensûr, et que Mathieu et les autres aientavalé des bonbons empoisonnés pris dansdes distributeurs. Pour l’instant, il n’y arien qui prouve ça…»

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Sabine continue à fixer le tas debonbons d’un air féroce. Elle est siconcentrée qu’elle en oublie de manger.Jérôme, qui a terminé son sandwich enquelques bouchées, lui demande s’il peutprendre un bout du sien.

« Oui, oui, répond Sabine d’un airdistrait. Je sais ce que je vais faire,poursuit-elle en tournant un regardbrillant vers les garçons. Je vais aller voirla pharmacienne, vous savez, celle qui estgentille, et je vais lui demander lesquelsde ces bonbons pourraient le plus faci-lement contenir une forte dose d’hépa-courine, et de quelle façon elle mettraitle poison dedans, si elle était l’assassin…

— Et si c’est vraiment elle, l’empoi-sonneuse ? demande Xavier. N’oublie pasque ce n’est pas parce qu’elle est jeune etgentille que…»

Sabine le fait taire avec une exclama-tion d’impatience. Elle sait déjà tout ça.Mais elle est sûre, sûre et certaine, que A.Medeiros est innocente. Elle revoit lapharmacienne, son sourire, ses longscheveux noirs, ses yeux brillants et rieurs.Une tueuse n’aurait pas ces yeux-là. Nice léger accent chantant. Sabine sedemande de quelle nationalité est lajeune femme. Medeiros. Espagnole, peut-

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être. Ou portugaise. Probablementportugaise. Et son prénom, quel peut êtreson prénom ? Alexandra ? Antonia ?Annabelle ? Alice, comme la tante deXavier ? Sûrement pas Astrid niArthémise…

« Youhou ! lance Jérôme en agitantles mains devant les yeux de Sabine. Tudors ? Ça fait deux fois que je te demandesi tu vas manger le reste de ton sand-wich. Il faut qu’on parte, Xavier et moi,si on ne veut pas être en retard à larépétition…»

Sabine secoue la tête.« Non, dit-elle en ramassant ses

sachets de bonbons. Je n’ai pas faim.»Pendant que Jérôme engloutit le reste

du sandwich de Sabine, Xavier regardecelle-ci remplir son sac à dos.

« De toute façon, dit-il, si tu as unpetit creux, tu peux toujours manger tesbonbons…»

Par moments, Sabine se demande sielle est la seule à croire à cette enquête.

*

«Annie ?» dit le jeune pharmacien àlunettes quand Sabine lui demande si A.Medeiros est là. « Non, elle a toujours

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congé le mercredi. C’est moi qui laremplace. Mais je peux sans doutet’aider… Qu’est-ce que tu voulaissavoir ?»

Sabine secoue la tête. Non, ça va, cen’était pas très important, de toutefaçon…

« Est-ce qu’elle va être là demain ?demande-t-elle pourtant.

— Oui. Normalement, elle devraitêtre ici toute la journée.

— Merci. »Une cliente arrive, une ordonnance à

la main, et Sabine lui cède sa place aucomptoir. Avant de s’éloigner, cepen-dant, elle observe attentivement la sec-tion où se tiennent les pharmaciens et oùsont conservés les médicaments vendussur ordonnance. Quelqu’un pourrait-ilfranchir le comptoir et voler de telsmédicaments sans se faire prendre ? Ceserait difficile. Il y a toujours deux outrois pharmaciens de service. En cemoment, par exemple, ils sont trois : lejeune homme à lunettes, qui expliquequelque chose à sa cliente ; au fond de lasection, de dos, un homme aux cheveuxblancs qui verse des comprimés dans unpetit contenant ; et, plus près, une dameà l’air fatigué qui vérifie quelque chose à

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l’écran d’un ordinateur et qui, soudain,tourne les yeux vers Sabine.

« Tu as besoin de quelque chose ? »demande la dame.

De la tête, Sabine fait signe que non. « Je regardais, c’est tout. »

*

Sabine se promène dans le quartiertout l’après-midi, mais elle se sentétrangement désœuvrée. Elle passedevant le local de l’exterminateur, dontla vitrine est toujours aussi sale. Elles’arrête au supermarché où travaille lamère de Julie-Anne et examine lescaissières. La mère de la fillette est-ellelà ? Parmi les cinq caissières, il y en atrois qui pourraient ressembler à la photod’elle que Sabine a vue dans le journal.L’une des trois est trop joyeuse pour êtreune mère en deuil. Mais à quoireconnaît-on une femme qui vient deperdre un enfant ? D’ailleurs, même siSabine découvrait la mère de Julie-Anne, aurait-elle le courage de l’appro-cher pour lui poser des questions ? Mescondoléances, madame, mais, au fait,Julie-Anne a-t-elle déjà fréquenté lagarderie Papillon bleu ? Pourquoi je veux

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savoir ça ? Mais pour rien, madame, pourrien, pour meubler la conversation, toutsimplement… Il fait beau, vous netrouvez pas ? Difficile d’imaginer que noussommes seulement le 3 avril… Oui, c’estsûr que ça peut encore changer, mais…

Avec un soupir, Sabine sort du super-marché. Elle a l’impression de passer sontemps à soupirer, aujourd’hui.

*

« Te voilà enfin ! s’exclameGeneviève Perreault dès que Sabine metle pied dans l’appartement. Je me deman-dais où tu étais…»

Sabine est prise de court. Elle ne s’at-tendait pas à ce que la mère de Xaviersoit déjà de retour. Il est à peine seizeheures.

« Je… j’ai été faire un tour à la biblio-thèque, balbutie-t-elle. Pour unerecherche…»

Elle espère que Geneviève ne poserapas trop de questions et qu’elle ne voudrapas jeter un coup d’œil aux résultats de sarecherche. Elle aurait du mal à expliquerla présence de tous ces bonbons dans sonsac à dos. S’il y a un endroit où les gar-çons et elle n’ont pas trouvé de machines

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distributrices de bonbons, c’est bien à labibliothèque… Mais la mère de Xavierne semble pas vraiment intéressée par saprétendue recherche.

« C’est bien… C’est bien. Tu as dequoi t’occuper…» dit-elle d’un air dis-trait. Puis elle désigne une femme assisedans le salon, que Sabine n’avait pasencore remarquée. « Je te présente monamie Marie. Marie, c’est Sabine, uneamie de Xavier qu’on héberge pour unedizaine de jours…»

Sabine tourne les yeux vers Marie et,aussitôt, elle sait qu’il s’agit de MarieLozier, la mère de Mathieu.

À quoi reconnaît-on une mère quivient de perdre son enfant ?

À la détresse absolue qui l’habite.

12

« Je veux du jus. »Stéphanie n’a pas parlé plus fort que

d’habitude, mais sa voix résonne commesi elle venait de crier.

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Il faut dire que ce soir, chez lesPerreault-Bourdon, le souper se dérouledans un silence inhabituel. Malgré lesefforts déployés par Geneviève Perreaultpour alléger l’atmosphère, tout le mondeest douloureusement conscient de laprésence de Marie Lozier au bout de latable – et de l’absence de Mathieu.

Xavier a eu un choc en voyant Marie.Il n’aurait jamais cru que quelqu’un pou-vait changer autant en l’espace dequelques jours. Marie ne semble plus êtreque l’ombre d’elle-même. Elle est pâlie,amaigrie… Comme si elle était à moitiéeffacée, songe Xavier. Gommée par unedouleur trop grande.

Elle a l’air hantée, se dit Sabine, quiobserve Marie à la dérobée en essayantd’associer la femme joyeuse et énergiqueque Xavier et Jérôme lui ont décrite aufantôme silencieux qui se trouve à sadroite. Ce n’est pas évident.

« Tu peux me passer le poivre ? »demande le fantôme, et Sabine sursautecomme si elle venait d’être prise en faute.Elle allonge le bras, saisit la poivrière etla tend à Marie. Celle-ci esquisse unsourire.

« Merci », dit-elle en tournant lesyeux vers Sabine. Elle a des yeux gris, très

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doux et très tristes, et Sabine se découvrebrusquement l’envie de pleurer.

«Excusez-moi, balbutie Sabine en selevant. J’ai une poussière dans l’œil… Jereviens…»

Elle court vers la salle de bain.

*

L’atmosphère s’allège un peu après lesouper. La famille de Xavier ne possèdepas de lave-vaisselle, et tout le mondes’attelle au lavage de vaisselle avecbonne humeur. Stéphanie débarrasse latable avec sa mère ; Serge, le père deXavier, lave la vaisselle ; Sabine et Marieessuient ; Xavier range la vaissellepropre…

Pendant qu’ils s’affairent ainsi, lesgrands-parents de Xavier font leurentrée.

« Bonsoir, la compagnie ! » lancegrand-papa Marcel, toujours exubérant.

Grand-maman France, elle, s’ap-proche de Marie et la serre dans ses bras,sans se préoccuper du linge à vaissellehumide ni du verre que la jeune femme adans les mains.

«Quel malheur, ma belle Marie ! dit-elle à voix basse. Quel terrible malheur !»

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Marie se sent entourée, réchauffée,protégée par cette femme généreusequ’elle connaît depuis l’adolescence etqui, pour elle, représente la mère qu’ellen’a pas eue. Elle ferme les yeux et appuiele front contre la tête de grand-mamanFrance, qui est plus petite qu’elle, maisbeaucoup plus rembourrée. Aprèsquelques secondes, pourtant, elle s’écartedoucement de la vieille dame.

« Merci, dit-elle doucement. Mercipour tout. »

Puis elle embrasse la joue flétrie etcontinue à essuyer son verre.

Grand-maman France l’observe uninstant, une ride soucieuse entre les sour-cils. Elle se tourne ensuite vers sa fille,qui a fini de débarrasser la table et quipasse maintenant un chiffon mouillé surcelle-ci.

«Geneviève, il faut que tu m’aides. Jesuis très embêtée pour mon menu dePâques. Est-ce que je devrais faire un rôtide porc glacé parfumé au fenouil, ungigot d’agneau à la crème d’ail ou unlapin aux poires parfumé au gingembre ?L’agneau est plus approprié, il me semble,mais le lapin…

— Attends un peu. On ne va pas dis-cuter de ça debout dans la cuisine…»

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Geneviève Perreault, en souriant,pousse sa mère vers le salon, où setrouvent déjà grand-papa Marcel etStéphanie. Son mari, qui a fini de laverla vaisselle, va bientôt les rejoindre.Dans la cuisine, il ne reste plus queMarie, Sabine et Xavier.

C’est le moment ou jamais, se ditSabine, qui, après avoir pris une granderespiration, se tourne vers Marie.

« Je sais que tout ça est très difficilepour vous, débite-t-elle à toute vitesse,mais j’aurais des questions à vous poser.Jérôme, Xavier et moi, on a beaucoupréfléchi à ce qui est arrivé, vous savez,et…»

En quelques phrases, Sabine fait partà Marie de ses hypothèses (« ou bienMathieu et les autres ont pris des bon-bons empoisonnés dans des distributeurs,ou bien c’est quelqu’un qu’ils connais-saient tous les trois qui leur en adonné») avant de lui poser ses questions.

« Étiez-vous à la maison quandMathieu est venu prendre sa bicyclette,après le soccer ?

— Oui.— Est-ce qu’il vous a parlé de quel-

qu’un qu’il aurait rencontré en route, oude bonbons qu’il aurait achetés ?

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— Non.»Il n’a pas été question de bonbons,

non, songe Marie, mais plutôt d’un cœurde pomme que Mathieu avait laissétraîner sur la petite table du salon. Mariese sentait d’humeur bougonne, ce jour-là– la fatigue, peut-être, ou alors la craintede ne pas avoir un poste à temps plein,l’année suivante –, et elle avait houspilléMathieu avec une véhémence qui l’avaitétonnée elle-même. « J’en ai assez que tume prennes pour une servante ! avait-ellecrié. Tu laisses tout traîner… Tes souliersboueux au beau milieu du salon, teschaussettes sales sous ton lit, ta boîte àlunch dans le fond du placard… J’en aiassez, m’entends-tu ? Assez ! Il va falloirque ça change, sinon…» Ce sont là lesdernières paroles qu’elle a adressées à sonfils. Mathieu n’a pas dit un mot. Il a prisle cœur de pomme bruni et ratatiné, etl’a jeté dans la poubelle de la cuisine.Puis il est allé jusqu’à son vélo, appuyécontre le mur du couloir, il a gonflé sespneus, il a pris son casque et l’a posé surson crâne avec rudesse. « Je vais faire untour avec Jérôme », a-t-il lancé d’unevoix sèche avant de sortir. Quand Mariel’a revu, il était mort, le casque posé detravers…

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Pendant que Marie revit cette scènequi la hante depuis quatre jours, Sabinecontinue son interrogatoire.

«… à la garderie Papillon bleu? »Marie se ressaisit.« Excuse-moi… Je… j’étais un peu

dans la lune. Qu’est-ce que tu m’asdemandé ?

— Je sais que Mathieu est allé à lagarderie Papillon bleu, répète patiemmentSabine. Savez-vous si Julie-Anne Hamel,la petite fille qui est morte il y a deux outrois semaines, a fréquenté elle aussicette garderie ?»

Toute à ses questions, Sabine n’a pasentendu la sonnette de la porte d’entrée.Aussi reste-t-elle saisie quand, soudain,elle aperçoit son père dans le cadre deporte.

« Papa ! » s’exclame-t-elle tandisqu’un sourire éclaire son visage. Puis ellese précipite dans ses bras.

Pierre Ross, lui, semble déconcerté. Ilcaresse machinalement la tête de Sabinepressée contre lui, mais son regard estfixé sur Marie Lozier, qu’il ne s’attendaitvraiment pas à voir là.

«Madame Lozier…»Celle-ci ne lui laisse pas le temps de

continuer.

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«Votre fille ! s’exclame-t-elle. J’auraisdû m’en douter… Des yeux si bleus avecdes cheveux si noirs… Et la même façon,très directe, de poser des questions…»

Pierre Ross fronce les sourcils. Saisis-sant Sabine par les épaules, il l’écarte légè-rement pour la regarder droit dans lesyeux.

« Des questions ? demande-t-il d’unevoix sévère. Quelles questions ?»

Sabine grimace. Elle sent qu’elle vapasser un mauvais quart d’heure.

Marie Lozier tente de venir à sa res-cousse.

« Ce n’est rien, dit-elle au détective.Je vous en prie, ne la grondez pas. Elle…»

Pierre Ross ne l’écoute même pas.« Quelles questions ? » répète-t-il en

serrant davantage les épaules de Sabine.Marie Lozier renonce à intervenir. Elle

voudrait pourtant protéger Sabine, et plusencore protéger Pierre Ross de lui-même,l’empêcher de proférer des paroles qu’ilpourrait ensuite regretter. Mais elle n’a pasà s’immiscer entre Sabine et son père, ellequi a toujours détesté les gens qui se mê-lent de l’éducation des enfants des autres.

Sabine décide de tout dire à son père.Elle mène cette enquête pour l’aider,après tout…

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«Des questions au sujet de Mathieu !lance-t-elle en relevant le menton. Jesuis sûre que les bonbons empoisonnésont été pris dans des distributeurs.D’ailleurs, j’ai pris des échantillons danstoutes les machines à bonbons duquartier et je les ai bien identifiés. Tuvas pouvoir les faire analyser, et…»

Elle s’interrompt d’un coup sec parceque son père est en train de la secoueravec rudesse. Elle sent ses doigts quis’enfoncent dans ses épaules. Elle vaavoir des bleus, c’est certain. Mais lepire, ce ne sont pas les doigts qui luimeurtrissent les épaules. Le pire, c’est lacolère qui s’exprime dans les yeux de sonpère, dans son visage crispé, dans sa voixqui vibre de fureur contenue.

« Tu prends vraiment la police pourune bande d’incompétents, Sabine Ross !Qu’est-ce que tu penses qu’on fait,depuis six semaines ? Qu’on se tourne lespouces en attendant que tu fasses l’en-quête à notre place et que tu nousamènes l’assassin sur un plateau d’ar-gent ? Imagine-toi donc qu’on a penséaux distributeurs, nous aussi ! On saitmême quels bonbons ont empoisonné lestrois victimes. Ce sont des bonbonsrouges, de gros jujubes givrés au centre

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mou qu’on retrouve dans quatorzedistributeurs du Plateau. Sauf que lesbonbons qui se trouvent dans les distri-buteurs ne sont pas empoisonnés ! Depuisdes semaines, nous avons tout analysé : lecontenu des quatorze distributeurs, lesinstallations des usines qui fabriquent lesbonbons, les ingrédients qui entrent dansleur composition, les contenants danslesquels les bonbons sont entreposés, lesinstruments qui servent à les transférerd’un contenant à l’autre… Tout, je tedis. Et nulle part on n’a trouvé lamoindre trace d’hépacourine !»

Après avoir secoué une dernière foisles épaules de sa fille, Pierre Ross lâchecelle-ci. Il se passe les mains dans lescheveux, secoue la tête, puis, après avoirinspiré profondément, reprend plus dou-cement :

« Selon toute vraisemblance, l’assas-sin achète ses bonbons dans des distribu-teurs, et ce n’est qu’après qu’il les satured’hépacourine. Tu voudrais qu’on fassequoi, Sabine ? Qu’on arrête tous lesacheteurs de bonbons ? Qu’on surveilletous les distributeurs du quartier, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jourssur sept ? Et si notre assassin prend sesbonbons ailleurs, hein, dans un autre

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quartier ou dans une autre ville ? S’iltrouve le moyen de se les procurer envrac ?»

Sabine réfléchit à toute vitesse. Elleest profondément troublée par la sortiede son père et elle ne tient pas du tout àprovoquer une nouvelle colère. Mais ellene peut pas taire la conclusion à laquellela conduisent les révélations de son père.

« Si Mathieu et les autres n’ont paspris les bonbons empoisonnés dans unemachine, commence-t-elle d’une voixqui tremble un peu, alors c’est quelqu’unqui leur a donné ces bonbons. Et,puisqu’ils n’auraient pas accepté debonbons d’un étranger, ça veut direqu’ils connaissaient l’assassin…»

Sabine fait une courte pause, letemps de vérifier la réaction de son père.Celui-ci ne dit rien. Il se contente del’observer, le visage fermé. Encouragée,Sabine poursuit.

« Alors, je pense qu’il faut chercherdu côté de la garderie Papillon bleu.Mathieu et Andrew…»

Elle est incapable de continuer. Sonpère l’a reprise par les épaules et il lasecoue encore plus rudement qu’avant.

«Qui t’a parlé de la garderie Papillonbleu? rugit-il.

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— Maxime et Dave.— Les copains d’Andrew?— Oui.»Sourcils froncés, Pierre Ross observe

sa fille un moment.«Tu sembles avoir posé beaucoup de

questions à beaucoup de gens, depuisquelques jours…, dit-il d’une voixsourde. Te rends-tu compte à quel pointça peut être dangereux ? N’oublie pasqu’il y a un assassin qui rôde dans le quar-tier. Plus tu poses de questions, plus turisques de tomber sur ce fou, et alors…»

Avec un soupir, il ébouriffe la tête desa fille.

« C’est trop dangereux, ma grande.Tiens-toi loin de tout ça.

— Mais je veux t’aider !»Le détective secoue la tête.«Tu ne m’aides pas, tu ne m’aides pas

du tout, en m’inquiétant comme ça. Jen’ai pas besoin de ton aide. J’ai uneéquipe chevronnée avec moi. C’est ànous de mener cette enquête, pas à toi. Jeveux que tu cesses immédiatement toutestes recherches. Je t’interdis d’interrogerdes amis ou des parents des victimes,comme je t’interdis de t’approcher desmachines à bonbons, ou de la garderiePapillon bleu, ou de je ne sais quoi. »

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Il s’interrompt un instant, et Sabineen profite pour demander :

«Alors, c’est vrai ? C’est quelqu’un dela garderie Papillon bleu? »

À ce moment, Pierre Ross explose.« Non, ce n’est pas quelqu’un de la

garderie Papillon bleu! Le personnel de lagarderie n’a rien à voir avec toute cettehistoire ! Andrew et Mathieu ontfréquenté cette garderie, c’est vrai, maisc’est un hasard, une simple coïncidence !Ce n’est quand même pas surprenant quedeux enfants du même quartier aillent àla même garderie ! Mais Julie-Anne, elle,n’a jamais mis les pieds là !

— Peut-être que…, commenceSabine.

— Julie-Anne n’a jamais mis les piedslà, continue son père. Et aucun deséducateurs de la garderie Papillon bleu n’ajamais travaillé à la garderie où est alléeJulie-Anne. Et, avant que tu poses laquestion, aucun de ces éducateurs n’ajamais changé de nom, ou de sexe, ou depersonnalité ! Aucun ne s’est révélé êtreun criminel en cavale, un pédophilerefoulé ou un empoisonneur en sérierecherché par la police de trente-deuxpays ! Il n’y a rien à trouver à la garderiePapillon bleu et, pour toi, il n’y a rien à

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trouver nulle part ailleurs ! Tu ne te mêlesplus de cette affaire, un point c’est tout.»

Les éclats de voix ont évidemmentalerté toute la maisonnée. Dans la cuisine,il y a maintenant Pierre et Sabine, MarieLozier, Xavier – figé dans un coin, unepile d’assiettes dans les mains –, sesparents, ses grands-parents et sa petitesœur. Quand Pierre Ross se tait,Geneviève Perreault dit, d’une voixembarrassée :

«C’est ma faute. Je suis désolée. J’au-rais dû la surveiller mieux. Mais, avec letravail…»

Xavier, dans son coin, avale avecdifficulté. C’est sa faute à lui, bien sûr. Ledétective lui avait pourtant demandéd’empêcher Sabine de se mêler de cettehistoire.

Mais Pierre Ross secoue la tête.« Non, ce n’est la faute de personne,

sinon la mienne… J’aurais dû trouverquelqu’un d’autre pour garder Sabine,loin d’ici. Il n’est peut-être pas trop tard.Je pourrais…»

Sabine est horrifiée. Son père ne vaquand même pas l’envoyer ailleurs, loinde ce lieu et de ces gens qui occupenttoutes ces pensées…

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Mais, avant qu’elle ait le temps dedire quoi que ce soit, la voix calme degrand-maman France se fait entendre :

« Demain, en tout cas, Sabine peutpasser la journée avec moi. J’ai justementbesoin de quelqu’un pour m’aider à fairemes tartes de Pâques…»

Pierre Ross hésite.« Vous êtes sûre que ça ne vous

dérange pas ?— Au contraire, je serais ravie d’avoir

la compagnie de Sabine. Et puis, commeje vous l’ai dit, elle va pouvoir m’aider àfaire mes tartes…»

Pierre Ross est sceptique. Il doute quesa fille soit très utile dans une cuisine…Mais il n’a guère le choix. Il se tournevers Sabine.

«Demain matin, tu descends chez lesgrands-parents de Xavier tout de suiteaprès le déjeuner et tu restes là jusqu’à ceque Geneviève ou Serge rentre detravailler. Compris ?»

Sabine hoche la tête sans rien dire.Pierre Ross se tourne ensuite vers les

grands-parents de Xavier.«En fait, dit-il d’une voix très neutre,

je ne suis pas ici pour voir Sabine. Je suisvenu en policier. Pouvons-nous

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descendre chez vous ? J’aurais desquestions à vous poser au sujet de votrefils Louis... »

13

Geneviève Perreault est la première àréagir.

«Comment ça, des questions ? dit-elled’une voix blanche. Tu ne veux quandmême pas dire que…? Pierre…»

À côté d’elle, grand-maman France,une main plaquée contre la gorge, répèteà voix basse «Oh! mon Dieu ! Oh! monDieu !», pendant que grand-papa Marcel,dont le visage a pris une teinte rougebrique, semble avoir du mal à respirer.

Le regard du détective va de l’un àl’autre, et son visage perd toute trace dedureté. Il s’approche de grand-mamanFrance et lui prend les mains.

« Je suis désolé, dit-il avec douceur.Croyez-moi, je suis vraiment désoléd’avoir à vous faire subir ça. Mais nous

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avons reçu plusieurs appels nous con-seillant de chercher l’assassin du côté devotre fils. Je suis sûr que ces soupçons nesont pas fondés. Mais, comme vous lesavez, nous vérifions systématiquementtoutes les pistes…»

Grand-maman France, incapable deprononcer le moindre mot, hoche la têteà plusieurs reprises. Elle comprend, biensûr, mais… Une larme glisse le long desa joue. Son mari, dont le teint redevientpeu à peu normal, lui tapote l’épauled’une main tremblante.

« Ça va aller, ma France… C’est unmalentendu… C’est sûrement un malen-tendu…»

Devant le désarroi de ces vieillardsqu’il connaît depuis des années, et pourlesquels il éprouve beaucoup de respectet de tendresse, Pierre est saisi d’unebrusque colère contre son métier, quil’oblige trop souvent à blesser des inno-cents.

« Il vaudrait mieux descendre chezvous, répète-t-il pourtant d’une voixferme. Nous serons plus à l’aise pour par-ler…»

Grand-maman France et grand-papaMarcel sortent de la cuisine, accrochésl’un à l’autre. Ils semblent avoir vieilli de

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dix ans en l’espace de quelques minutes.Ils sont vieux ! se dit Geneviève

Perreault pour la première fois de sa vie.Mes parents sont vieux…

Elle les rejoint en quelques enjambéeset les entoure de ses bras.

« Je vais avec vous », dit-elle en lesserrant bien fort.

Pierre Ross les suit en silence.

*

« Ce n’est pas vrai, hein, papa ?L’oncle Louis n’a pas tué Mathieu et lesautres ?»

Xavier, qui a fini par poser sa piled’assiettes, lève un regard remplid’angoisse vers son père. Les dernièresminutes tiennent du cauchemar. QueMathieu, Andrew et Julie-Anne soientmorts est déjà horrible. Mais s’il faut enplus que quelqu’un de sa famille soit res-ponsable de ces morts… Xavier ferme lesyeux pour tenter de combattre la paniquequi monte en lui.

Serge Bourdon attire son fils contrelui et l’étreint avec force. Il fait de mêmeavec Stéphanie, qui a suivi toute la scèneavec malaise, mais sans trop comprendrece qui se passait.

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« Non, dit-il enfin en conservant unbras autour de chacun des enfants.L’oncle Louis n’a jamais tué personne.J’en suis sûr. Tout va finir par s’arran-ger. »

Il pose ensuite le regard sur MarieLozier, frêle et pâle au milieu de lacuisine.

« Tu me crois, n’est-ce pas, Marie ?Louis n’a pas tué Mathieu.»

Marie hoche la tête.« Je te crois », dit-elle d’une voix

sourde.Même si toutes les statistiques

révèlent que, généralement, les assassinsfont partie de l’entourage des victimes,elle refuse d’imaginer que Louis, le frèrede son amie Geneviève, le fils de grand-maman France et de grand-papa Marcel,l’oncle de Xavier et de Stéphanie, ait pufaire du mal à Mathieu. Louis est bizarre,c’est sûr, il souffre de schizophrénie, cequi lui donne une perception bienparticulière de la réalité, mais il n’y achez lui aucune trace de violence ni deméchanceté.

« Je te crois, répète-t-elle plus fort.Louis n’a pas tué Mathieu.»

Puis elle se tourne vers Sabine, quiest restée silencieuse tout ce temps, et

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elle a un choc en découvrant le visage del’adolescente. Sabine semble transforméeen statue. Elle est blême, rigide, immo-bile.

«Sabine…» L’adolescente tressaille en entendant

son nom. Un long frisson la parcourt, etelle tourne vers Marie un regard blessé,farouche. Puis, sans un mot, elle s’enfuitde la cuisine et court jusqu’à la chambrede Stéphanie, dont elle claque la porteavec fracas.

*

Pierre Ross passe plus d’une heure àinterroger les grands-parents de Xavier.Un peu en retrait, leur fille ne perd riende l’entretien, prête à intervenir si ellejuge que Pierre cause une détresse déme-surée aux vieillards.

Le détective commence par clarifiercertains faits concernant la famille deFrance et de Marcel Perreault. Le couplea eu quatre enfants, dont un est mort à lanaissance. Les survivants sont Louis, quia quarante-deux ans, Geneviève, trente-six ans, et Alice, trente-deux ans.

« Geneviève et Alice habitent au-dessus, précise grand-papa Marcel.

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Alice au deuxième étage, avec sonamie Julie. Geneviève au troisième, avecson mari et ses enfants…

— Et Louis ? demande le policier. Iln’habite pas ici ?

— Non. Il est dans un foyer, à causede sa maladie.

— Et quelle est cette maladie ?— La schizophrénie.— Si je ne m’abuse, les schizophrènes

perdent le contact avec la réalité ?»Marcel Perreault hésite un peu avant

de répondre. Où le policier veut-il envenir ?

« Oui…, finit-il par dire. Mais, enétant bien entouré et en prenant sesmédicaments, Louis fonctionne bien…

— Est-ce qu’il distingue le bien dumal ?»

Sa question provoque de vivesréactions chez les Perreault.

« Louis ne ferait pas de mal à unemouche ! s’exclame grand-mamanFrance.

— Il est très calme et très doux, s’em-presse d’ajouter grand-papa Marcel. Il n’ajamais montré le moindre signe de vio-lence.»

Quant à Geneviève, elle avance d’unpas vers le policier.

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«Si tu as des questions d’ordre médi-cal, dit-elle avec froideur, tu ferais mieuxde les poser à un psychiatre. Mes parentsne sont pas des experts, et tu les troublesinutilement.»

Pierre Ross lève une main en signe decapitulation. Geneviève a raison, il feraitmieux d’interroger un expert à ce sujet.

«Revenons au foyer où Louis habite.Est-ce qu’il reste là tout le temps ?

— Non, il passe une fin de semaine surdeux ici, répond grand-maman France.Nous allons le chercher le samedi matin,et nous le ramenons le dimanche après lesouper.

— Était-il ici la fin de semaine der-nière ?

— Oui.»Pierre Ross consulte son agenda.

Louis était dans la maison de l’avenue DeLorimier les 30 et 31 mars, et Mathieuest mort le 30 mars…

« Remontons un peu dans le temps,dit-il. Puisque vous me dites que Louisest ici une fin de semaine sur deux, jesuppose qu’il était également ici les 16 et17 mars…»

Et Julie-Anne est morte le 16 mars,songe-t-il sans le dire.

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«Attendez, dit grand-maman France.Je note toujours les visites de Louis sur lecalendrier de la cuisine. Je vais aller lechercher…»

Elle s’absente un instant.« Louis était ici le 16 et le 17 mars,

confirme-t-elle à son retour. Avant ça, ilétait venu les 2 et 3 mars, les 16 et 17 février, les 2 et 3 février…»

D’un geste, Pierre Ross interromptl’énumération.

«Arrive-t-il parfois que Louis vienneici à d’autres occasions ? Pour des fêtes,par exemple, ou des anniversaires ?»

Grand-maman France hoche la tête.«Oui, bien sûr que ça arrive. Il n’est

quand même pas en prison… Il va venirà Pâques, dimanche prochain, même sice n’est pas une fin de semaine où ildevrait être ici.

— Et à la Saint-Valentin ? demandePierre Ross. Était-il ici à la Saint-Valentin, le 14 février ?»

Geneviève Perreault laisse échapperune exclamation. Le 14 février, c’est lejour où est mort le petit joueur de hockey.Grand-maman France, elle, consulte soncalendrier.

« Non, sûrement pas… Je n’ai riennoté.

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— Il n’était pas ici, confirme son mari.Tu te souviens, il y a eu une petite fête, aufoyer, et Louis nous a dit qu’il avait mangédu gâteau au chocolat. Du bon gâteau auchocolat en forme de cœur…

— Tu as raison, oui ! dit grand-maman France avec un sourire attendri.Il aime tellement le gâteau au chocolat. »

Pierre Ross ne peut s’empêcher desourire, lui aussi. Il se souvient d’unescène complètement absurde, quelquesannées plus tôt, quand Xavier lui avaittéléphoné en pleine nuit en hurlant qu’ily avait un bandit chez ses grands-parents.Il avait tout juste pris le temps d’enfilerun imperméable par-dessus son pyjamaet, le revolver au poing, il s’était préci-pité chez ses vieux voisins. «Police ! Quepersonne ne bouge ! » avait-il crié avantde se rendre compte que les grands-parents de Xavier ne couraient aucundanger. Ils étaient attablés devant ungros gâteau au chocolat en compagnied’un homme à l’air doux et perdu quirépétait à tout moment : « Il y a du gâteauau chocolat. C’est bon, du bon gâteau auchocolat…» Ç’avait été son premiercontact avec Louis Perreault.

«Vous êtes bien sûrs que Louis n’étaitpas ici le 14 février ? insiste-t-il pourtant.

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Peut-être la petite fête a-t-elle eu lieu laveille, ou alors le lendemain ?»

Mais les vieillards secouent la tête àl’unisson.

« Non, la fête a bien eu lieu le 14 février. Louis n’était pas ici ce jour-là. »

Pierre Ross veut les croire. Il nedemande qu’à croire à l’innocence deLouis Perreault. Mais il doit faire sonmétier consciencieusement. Il se prometdonc de vérifier auprès du foyer où vitLouis la date de la petite fête et la pré-sence de Louis à cette fête. Puis, ilaborde une autre série de questions.

«Louis prend-il des anticoagulants ouest-il en contact avec des gens qui enprennent ?»

Dans son coin, Geneviève Perreaultpousse un grand soupir. La soirée s’an-nonce longue. Longue et pénible.

*

Sabine fait semblant de dormir quandStéphanie vient se coucher, un peu plustard. Elle serait incapable de supporter lebavardage de la fillette, le récit détailléde ses activités et des exploits de la mer-veilleuse Juliette.

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Recroquevillée dans son lit de camp,elle-même n’est qu’une boule de détresse,misérable et abandonnée. Jamais son pèrene lui a parlé sur ce ton, jamais il n’aporté la main sur elle, jamais il ne l’aregardée avec des yeux aussi durs. Et ellequi ne voulait que l’aider…

Il a écarté du revers de la main toutesses découvertes des derniers jours. Lesdistributeurs de bonbons, la garderiePapillon bleu… Il a piétiné ses hypo-thèses, anéanti tous ses espoirs. Il lui afait sentir à quel point elle est stupide etincompétente. Nulle, nulle, nulle.

Et ce n’était même pas elle qu’ilvenait voir.

*

Marie Lozier attend le retour de sonamie Geneviève avant de rentrer chezelle.

« Alors ? » s’exclame-t-elle en mêmetemps que Serge Bourdon lorsque laporte s’ouvre enfin.

Puis ils se taisent tous les deux envoyant Pierre Ross entrer à la suite deGeneviève. Me voici dans le campennemi, se dit le policier, conscient deleur froideur. Ils ne sont pas ouvertement

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hostiles, non, mais ils se méfient. J’enferais autant à leur place.

« Est-ce que Sabine est encoredebout ?» demande-t-il en ne s’adressantà personne en particulier.

C’est Marie Lozier qui lui répond.« Je crois qu’elle dort», dit-elle.En fait, elle est certaine que Sabine

ne dort pas, mais qu’elle refuserait devoir son père. Aussi bien leur éviter àtous deux une scène pénible.

Pierre Ross a l’air désemparé, tout àcoup. Il n’a plus rien du policier efficaceet sûr de lui que Marie a vu jusque-là. Etla flambée de colère qui l’a habitéquelques heures plus tôt a complètementdisparu.

« Pour elle aussi, je suis l’ennemi,murmure-t-il en passant une main lassedans ses cheveux en désordre. Dans cecas…»

Il hausse les épaules, puis, après undernier regard vers Marie, il ouvre laporte et disparaît.

« Est-ce qu’il lui arrive d’être biencoiffé ?»

À peine a-t-elle posé cette questionque Marie se sent rougir. Quelleremarque idiote ! Mais Geneviève éclatede rire.

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« Jamais ! dit-elle. Mais ça lui va telle-ment bien ! » Elle reprend son sérieux.« Pauvre Pierre, la situation n’est pasfacile pour lui…

— Ça s’est passé comment, au fait ?demande son mari. Il n’a pas trop mal-mené tes parents ?»

Geneviève secoue vaguement la têteen haussant les épaules.

« Je ne sais pas trop. Mes parents l’ontassuré que Louis n’était pas ici aumoment d’un des empoisonnements. Etils lui ont expliqué en long et en large queLouis n’a jamais été du genre scientifiqueet qu’il serait bien incapable de trafiquerdes bonbons avec un anticoagulant – àsupposer même qu’il sache ce qu’est unanticoagulant… Mais je ne crois pas quePierre ait éliminé Louis de sa liste desuspects pour autant…» Elle hausse lesépaules encore une fois et regarde Mariebien en face. «Peu importe l’opinion dePierre Ross, je suis persuadée que Louisn’a pas tué Mathieu.»

Marie esquisse un pâle sourire.« Je sais, dit-elle. Je sais. »

*

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Serge Bourdon lui a proposé de laraccompagner en voiture, mais Marie apréféré marcher.

« L’air frais va me faire du bien », a-t-elle dit.

Et puis, aurait-elle pu ajouter, ça varetarder de dix minutes mon retour à lamaison. C’est toujours ça de pris.

Depuis quatre jours, elle tourne àvide entre les murs de son appartement.Elle n’arrive plus à dormir, ni à manger,ni à lire. Même la musique lui estinsupportable. Tout lui est insuppor-table, sauf le ménage. Alors, depuisquatre jours, elle astique, nettoie, lave,époussette, balaie… Jour et nuit, elles’épuise à la tâche, dans l’espoir insenséd’en arriver à effacer tout souvenir, toutedouleur. Mais il n’y a rien à faire. Quand,abrutie de fatigue, elle sombre dans unsommeil de plomb, c’est pour retrouversa peine plus vive encore au réveil.

C’est chaque fois pareil. Elle émergedu sommeil avec une vague impressionde malaise. Puis, d’un coup, la réalité luirevient, et la douleur. C’est vrai, c’estbien vrai. Mathieu est mort. Et, chaquefois, un gémissement de bête blessées’échappe de sa gorge. Son enfant. Sontout-petit.

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Il y a longtemps, alors qu’elle étaitencore adolescente, Marie avait lu et reluun livre qui l’avait profondémentmarquée : Le Prophète, de Khalil Gibran.Elle avait souligné de nombreux passages,en avait appris d’autres par cœur. « Vosenfants ne sont pas vos enfants, disaitGibran. Ils arrivent à travers vous maisnon de vous. Et quoiqu’ils soient avecvous, ils ne vous appartiennent pas. » Àl’époque, elle avait cru comprendre ceque cela signifiait. Plus tard, quandMathieu était né, elle s’était répété cesparoles en se jurant de ne pas considérerMathieu comme faisant partie d’elle. Ilétait un être à part entière. Et elle,comme mère, devait l’aider à devenirautonome, à vivre sa propre vie. Elledevait s’habituer à l’idée qu’il la quitte unjour. Mais pas comme ça, gémit-elle cesoir. Pas maintenant.

Quand la peine est trop forte, quandMarie n’a envie que de hurler en sejetant contre les murs, elle tente de serassurer en se disant qu’au moinsMathieu n’a pas été torturé ni agressésexuellement, qu’il n’a pas souffert troplongtemps, qu’il n’a pas eu peur troplongtemps. Elle-même a vite été fixée surson sort. La nouvelle de sa mort a été

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atroce, mais l’absence de nouvellesaurait été plus atroce encore. Commentfont les mères des enfants disparus pourne pas perdre la raison à forced’inquiétude et de douleur ?

Et puis, Marie arrive devant chez elleet, comme chaque fois, une idée folle,absolument insensée fait battre son cœurplus vite. Elle espère contre tout espoirtrouver des chaussures boueuses dans lecouloir, un cœur de pomme sous un lit,des miettes de biscuits ou de chips sur lecanapé du salon… Mais l’appartementest remarquablement propre et brillant,sans une trace de poussière, sans unemiette. Et effroyablement vide.

Au moment où Marie arrive dans lacuisine, Grisoune, la petite chatte grise,vient se frotter contre ses jambes. Mariela prend dans ses bras et enfouit sonvisage dans la fourrure épaisse.

«Qu’est-ce qu’on va faire, Grisoune?Qu’est-ce qu’on va faire ?»

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4 avrilJeudi saint – la Dernière Cène

Sauve-moi, ô Dieu, car les eaux me sont entrées jusqu’à l’âme.

J’enfonce dans la boue du gouffre,et rien qui tienne ;je suis entré dans l’abîme des eauxet le flot me submerge.

Je m’épuise à crier, ma gorge brûle,mes yeux sont consumés d’attendre mon Dieu.

(Psaume 68, traditionnellement chanté pendantl’office du Jeudi saint, versets 2-4)

Jour 5

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14

Des tartes, encore des tartes, toujoursdes tartes…

Y a-t-il quelque chose de plus frus-trant, quand on rêve de poursuivre desassassins, que de passer sa journée à fairedes tartes, attifée d’un tablier trop grandet la tête recouverte d’un horrible filet ?

« Tous les chefs qui se respectentcouvrent leurs cheveux », a dit grand-maman France.

Tous les chefs qui se respectentdoivent avoir l’air de parfaits imbéciles, asongé Sabine en s’observant dans unmiroir. Pourvu que personne ne la voieainsi ! Elle imagine les sarcasmes dont nemanquerait pas de l’abreuver Jérôme…

Pourtant, malgré sa frustration,Sabine prend rapidement plaisir à êtredans la cuisine de grand-maman France.Une cuisine grande et claire, chaude et

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parfumée. Oh ! les odeurs de vanille, dechocolat, de pommes caramélisées, depoires pochées, d’amandes grillées ou deconfitures d’abricots !

«D’abord, a dit grand-maman France,nous allons préparer notre pâte. Une pâtebrisée, fine et dorée…»

Sabine, à sa grande honte, a dû avouerqu’elle n’avait aucune idée de la façondont on fait de la pâte à tarte. Elle neconnaît que les tartes achetées ou cellesque l’on confectionne en versant unmélange déjà préparé dans une croûte àtarte congelée…

«Il est donc temps que tu apprennes»,a simplement déclaré grand-mamanFrance avec un beau sourire.

Farine, sel, beurre doux coupé en dés,eau glacée… Bien doser les ingrédients,tamiser la farine et le sel, ajouter lebeurre, pétrir du bout des doigts, abais-ser… Sabine se concentre en fronçant lessourcils. Ce n’est pas simple, préparerune pâte brisée. Peu à peu, cependant,elle commence à se détendre. Elle oubliesa nuit d’insomnie entrecoupée de frag-ments de rêves pénibles. Elle oublie sonpère et sa flambée de colère…

Elle n’oublie pas l’enquête, cepen-dant, ni le fait que l’assassin risque de

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sévir de nouveau. Et, tout en pétrissantla pâte, elle se demande de quel côtéchercher, maintenant qu’elle doit aban-donner les pistes des machines à bon-bons et de la garderie Papillon bleu.

Elle se sent bien impuissante, au fondde sa cuisine. Et ce ne sont pas Jérôme niXavier qui peuvent l’aider. Ils sont enrépétition toute la journée et, le soir,doivent rester à l’Oratoire pour l’officedu Jeudi saint. Le lendemain, ils vontchanter aux funérailles de Mathieu lematin et participer à l’office du Vendredisaint l’après-midi. Le samedi… Sabinene sait pas trop ce qu’ils vont faire lesamedi, mais elle suppose qu’ils aurontde quoi s’occuper.

« Maintenant, dit grand-mamanFrance, nous allons garnir nos croûtes.Les pommes caramélisées dans celle-ci,les poires pochées dans celle-là…»

*

Pendant que sa fille découvrait lessubtilités de la pâte brisée, Pierre Rosss’est rendu au foyer Saint-Vincent, où laresponsable a confirmé que leur petitefête de la Saint-Valentin avait bien eulieu le 14 février et que Louis Perreault

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n’avait pas quitté le foyer ce jour-là. Celan’a pas étonné le détective, qui avaitbeaucoup de mal à imaginer Louis enassassin. Mais il ne fallait négliger aucunepiste, comme disait toujours le comman-dant Saulnier, le chef du Centre opéra-tionnel nord, où est postée l’équipe dePierre Ross pour la durée de l’enquête surle maniaque au poison.

Justement, Saulnier intercepte celui-ci à son arrivée au C.O.

« Il y a du nouveau. Réunion spécialedans la salle de conférences dans dixminutes. Rassemble les membres de tonéquipe.

— Santini est à la garderie Papillonbleu pour éplucher encore une fois la listede tous les enfants qui l’ont déjà fréquen-tée. Et Gingras est à l’hôpital : sa femmeest sur le point d’accoucher.

— Dis aux autres de venir. »Il faut bien quinze minutes avant que

l’équipe soit réunie, et Saulnier montredes signes d’impatience pendant que lademi-douzaine d’hommes et de femmesprennent place autour de la grande table.

«L’assassin s’est manifesté, commence-t-il sans autre préambule quand tout lemonde est enfin installé. Il a téléphoné àReggie Jodoin, le reporter de CINK que

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tous les bandits de la ville semblent avoirchoisi comme confident. Voici l’enregis-trement.»

Il appuie sur une touche dumagnétophone posé devant lui.

« Andrew, Julie-Anne, Mathieu…,dit une voix étouffée mais cependantdistincte. Jamais trois sans quatre… Laprochaine victime pourrait bien être lapetite Virginie, de la rue Ontario. Ouencore Caroline, de la rue Sainte-Catherine… Elles ont toutes les deux unfaible pour le rouge. Rouge bonbon.Rouge poison… Plus de détails dans lejournal. »

Saulnier arrête le magnétophone.« C’est notre homme, dit aussitôt la

sergente-détective Sophie Nguyen. Il estle seul, à part nous, à savoir que l’hépa-courine est contenue dans des bonbonsrouges. »

Les autres approuvent, à l’exceptionde Pierre Ross, qui songe que Sabineconnaît ce détail, elle aussi, comme elleconnaît pas mal de choses. Trop dechoses au goût de son père, qui éprouveun troublant mélange d’amour, d’inquié-tude et d’exaspération quand il pense àelle. Il adore sa fille, mais il la trouvecurieuse, imprudente et inconsciente.

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Il doit reconnaître qu’elle est aussi intel-ligente, débrouillarde, tenace et coura-geuse… mais ce n’est pas nécessairementrassurant.

Il se secoue mentalement. Ce n’estpas le temps de penser à Sabine. Autourde lui, l ’excitation de l’équipe estpalpable.

« Enfin quelque chose de concret !s’exclame Bruno Jutras.

— C’est vrai qu’on commençait à tour-ner en rond, dit François Jean-Baptiste.

— L’assassin est trop sûr de lui. Il nepeut pas s’empêcher de nous narguer, faitremarquer Sophie Nguyen.

— Et c’est ce qui va causer sa perte…»conclut Roch Saint-Jacques avec emphase.

Pierre Ross secoue la tête d’un airsombre.

« Je n’aime pas ça…, dit-il. Ça mesemble trop beau pour être vrai. J’ai peurque ce ne soit une façon de détournernotre attention… Virginie, de la rueOntario ; Caroline, de la rue Sainte-Catherine… C’est trop précis… et troploin de son territoire habituel. Il voudraitnous éloigner du Plateau pour pouvoir ysévir en paix qu’il ne s’y prendrait pasautrement. Pourquoi changerait-il dequartier, tout à coup ?

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— Pourquoi pas ? réplique RochSaint-Jacques. Il veut changer d’air, oualors étendre son territoire. C’est nor-mal, de vouloir prendre de l’expansion !»

Pierre Ross secoue la tête.« Je n’aime pas ça, répète-t-il. Je

n’aime pas ça du tout. Et je continue àpenser que c’est un piège.

— Non! affirme Roch Saint-Jacques.C’est simplement le cas classique del’assassin qui ne supporte plus d’être dansl’ombre et qui se vante de ses exploitsparce qu’il est convaincu d’être plus fortque nous, plus intelligent. Il nousnargue, comme a dit Sophie.

— Je pense comme Roch, dit JulieSauvé-Simard. Ils font tous ça, tôt outard. Ils ne peuvent pas s’en empêcher.

— C’est aussi mon avis », indiqueSophie Nguyen.

Seul Bruno Jutras penche du côté dePierre Ross.

« C’est vrai que ça pourrait être unpiège, dit-il. Il ne faudrait pas abandon-ner les autres pistes pour ne s’occuperque de ce message.

— Quelles autres pistes ? demandeRoch Saint-Jacques d’une voix sarcas-tique. Nos interminables listes de ceci etde cela ? On tourne en rond avec noslistes !

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— De toute façon, intervient le com-mandant Saulnier, on ne peut pas sepermettre de négliger ce message sousprétexte que ce pourrait être un piège ouune fausse piste. Il faut protéger Virginie,de la rue Ontario, et Caroline, de la rueSainte-Catherine. Et trouver l’assassin leplus rapidement possible. D’ailleurs,grâce à l’enregistrement, nous le connais-sons déjà mieux. Il a parlé à travers unfiltre, c’est évident, mais nous pouvonsquand même déduire qu’il s’agit d’unhomme adulte, vraisemblablementQuébécois d’origine, qui s’exprime avecaisance… J’ai transmis l’enregistrementau spécialiste en voix du Laboratoire depolice scientifique. Il devrait pouvoirajouter d’autres détails, dont je vous feraipart dès que je les aurai. En attendant,messieurs, je vous laisse élaborer votreplan d’intervention…»

Il se lève et quitte la pièce – pendantque Sophie Nguyen et Julie Sauvé-Simard claironnent : « Messieurs et mes-dames !», comme d’habitude.

*

«Saint-Jacques et Jean-Baptiste, vousépluchez les journaux à la recherche de

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quelque chose qui peut avoir un lienavec les victimes passées ou à venir, avecun poison, un anticoagulant, de l’hépa-courine, des bonbons rouges… Allez audépanneur du coin et prenez tous lesjournaux que vous trouverez. Les quoti-diens, les hebdos de quartier, les jour-naux de vedettes… Tout.»

Pierre Ross se tourne ensuite vers lesautres détectives.

« Quant à nous, messieurs et mes-dames, nous allons tenter de trouver etde protéger toutes les Virginie de la rueOntario et toutes les Caroline de la rueSainte-Catherine…

— Encore heureux que ces deux ruessoient dans le même coin, marmonneJulie Sauvé-Simard.

— Oui, dit Bruno Jutras. Mais ilaurait quand même pu en choisir desplus courtes. Ces rues-là traversent prati-quement la ville d’est en ouest…»

Pierre Ross déploie une carte détail-lée de la ville de Montréal au milieu dela table.

« On est cinq, dit-il. On va doncpartager le territoire couvert par les ruesOntario et Sainte-Catherine en cinq, entenant compte des différents quartiersqu’elles traversent. Puis, on va trouver

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toutes les écoles et toutes les garderiesqui desservent chacun de ces secteurs eton va éplucher leurs listes afin dedécouvrir toutes les Virginie et toutes lesCaroline possibles. On va ensuite vérifierl’adresse de chacune, avertir leursparents… et surveiller de près toutes cesfillettes en espérant que le maniaque àl’hépacourine n’a pas déjà sévi et qu’on leverra donner des bonbons rouges à sapetite victime…

— Et on dispose de combien detemps, pour faire tout ça ? demandeSophie Nguyen quand Pierre se tait enfin.

— Ce devrait déjà être fait. Au tra-vail ! Sophie, tu vas prendre l’extrémitéouest, de Victoria à…

— Attends, attends ! l’interromptJulie Sauvé-Simard. Il me semble qu’il ya des trous, dans ta méthode. Qu’est-cequi se passe si une Virginie ou uneCaroline ne fréquente pas l’école de sonquartier ? Si elle va dans une écolespécialisée ou une école privée situéeloin de chez elle… Ou si l’assassin décidede changer la couleur de ses bonbons,pour une fois ?

— On pourrait lancer un avertisse-ment général à la population, suggèreBruno Jutras.

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— Et, du même coup, perdre ce quiest peut-être notre unique chance d’attra-per l’assassin ? rétorque Pierre Ross. Onveut protéger les Virginie et les Caroline,oui, mais on veut aussi arrêter l’assassin,imagine-toi donc. Sinon, ce sont d’autresVirginie, d’autres Caroline, des Alexis etdes Simon qui vont être en danger. » Ilfourrage sauvagement dans une cheveluredéjà très emmêlée puis se tourne versJulie. « Je sais qu’il y a des failles dans maméthode, dit-il. Mais je ne vois rien demieux pour l’instant. Je reprends donc :Sophie, tu couvres l’extrémité ouestjusqu’à Saint-Urbain ; Julie, tu prends deSaint-Urbain à Saint- Hubert ; Jutras…»

Avant de quitter la pièce, JulieSauvé-Simard jette un dernier regard àla carte déployée sur la table.

« J’espère juste qu’il n’y a pas trente-deux Virginie et cinquante Caroline,murmure-t-elle d’une voix découragée.J’ai déjà entendu parler de lamultiplication des pains, jamais de celledes officiers de police…»

*

Jeudi soir, vingt heures trente. Deretour au Centre opérationnel pour faire

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le point, Pierre Ross est au bord dudécouragement.

Les recherches dans les journauxn’ont rien donné. (« Continuez », a ditRoss quand Roch Saint-Jacques etFrançois Jean-Baptiste lui ont présentéleur rapport. « Recommencez. Procurez-vous d’autres journaux. Demandez durenfort. Faites ce que vous voulez. Maistrouvez quelque chose.») Par contre, lesVirginie et les Caroline augmentent (ilsont déjà découvert quatre Virginie rueOntario et deux Caroline rue Sainte-Catherine), mais ils sont loin d’avoirterminé leurs recherches, qui vont sansdoute se poursuivre toute la nuit. Pourvuque l’assassin ne frappe pas avant…

De toute façon, se dit Pierre Rosspour tenter de se réconforter, ce typenous mène probablement en bateau. Ence moment, il doit être mort de rire ennous imaginant en train de lire et derelire la moindre feuille de chou, et dechercher d’hypothétiques Virginie etCaroline.

Avant de retourner à celles-ci, ledétective aimerait bien parler à Sabine,sa Sabine à lui, très réelle et pas du touthypothétique.

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Il décroche le téléphone, compose unnuméro…

« Vous êtes bien chez les Perreault-Bourdon, dit la voix de Xavier. Nous nepouvons vous parler pour l’instant.Laissez-nous un message, nous vousrappellerons dès que possible.

— Bonsoir, c’est Pierre Ross. J’auraisaimé parler à Sabine…»

Il raccroche, plus déçu qu’il ne veutse l’avouer. Chez les grands-parents,peut-être ?

«Bonjour. Ayez la gentillesse de nouslaisser un message…»

Avec une exclamation de dépit, ledétective repose le récepteur. Il auraitvraiment voulu parler à Sabine.Entendre sa voix, vérifier son humeur,s’assurer qu’elle ne lui en veut pas trop…Il néglige vraiment sa fille, depuisquelque temps. Et, la seule fois où il l’avue, il l’a rudoyée. Pierre a honte des’être emporté de la sorte, d’avoir secouéSabine aussi durement.

Décidément, se dit-il en retournant àses Virginie et à ses Caroline, je ne suispeut-être pas très doué comme détective,ces jours-ci, mais je suis encore plus nulcomme père.

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*

Dans la crypte de l’oratoire Saint-Joseph, Sabine assiste à l’office du Jeudisaint en compagnie des Perreault-Bourdon. Xavier, lui, se trouve dans lechœur avec les autres Petits Chanteurs.

Sabine met rarement les pieds àl’église. Et c’est la toute première foisqu’elle assiste à une cérémonie religieuseà l’Oratoire, où chante pourtant Xavierdepuis trois ans.

« J’aime mieux quand c’est dans lagrande église en haut, lui chuchoteStéphanie à l’oreille. C’est plus beau.»

Sabine n’a jamais vu la basilique, aussin’est-elle pas en mesure de comparer.Mais elle aime beaucoup l’endroit où ils setrouvent. L’église est sombre et plutôtpetite, mais il s’en dégage une impressionde paix, de recueillement. Les yeux fer-més, Sabine se laisse bercer par les texteset les chants, dont plusieurs sont en latin.Elle a beau ne pas en saisir les paroles, elleest sensible à l’immense tristesse qui s’endégage. De temps en temps, elle ouvre lesyeux et jette un regard vers Xavier, dontles traits sont flous à cette distance.

Au début de la cérémonie, l’entréedes Petits Chanteurs en longue proces-

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sion l’a étrangement émue. Elle a trouvéXavier différent – digne, grave… et trèsbeau, a-t-elle réalisé en se sentant rougir.

«À côté de Xavier, c’était la place deMathieu», a chuchoté Stéphanie à côtéd’elle.

Ce n’est qu’à ce moment que Sabinea remarqué que tous les garçons défi-laient deux par deux, sauf Xavier. Il doitse sentir tellement seul ! a-t-elle pensé.Quelques rangs plus loin se trouvaitJérôme, qui lui a fait un petit signe.

«Le Seigneur Jésus, la nuit où il étaitlivré, prit du pain et, après avoir rendugrâce, le rompit et dit : “Ceci est moncorps…”»

Sabine se lève, s’agenouille, lit desbouts de prières, laisse les chants labercer.

Elle se demande où est son père et cequ’il fait.

*

« Salvum me fac, Deus…» Sauve-moi,ô Dieu, car les eaux me sont entréesjusqu’à l’âme. J’enfonce dans la bourbedu gouffre, et rien qui tienne…

Xavier n’a jamais chanté avec autantde conviction les premiers versets du

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psaume 68, qui font partie du premiernocturne du Jeudi saint.

Normalement, il ne se préoccupe pasde connaître le sens précis de ce qu’ilchante. Il lui suffit de savoir si c’est unchant triste ou joyeux, et à quelle cir-constance il s’applique. Mathieu, parcontre, ne pouvait supporter de ne passavoir ce qu’il chantait. Aussi, la semaineprécédente, avait-il consulté sa mèrepour trouver la traduction française destextes qu’ils chanteraient pendant lasemaine sainte. Marie, qui faisait elle-même partie d’une chorale depuis desannées, et qui possédait une collectionimpressionnante de disques, de partitionset de livres sur la musique, lui avaitfourni tout ce qu’il voulait.

« C’est vraiment pas joyeux », avaitcommenté Xavier en découvrant cestextes qui parlaient de douleur et delarmes, de ténèbres et de mort.

Et voilà qu’à présent ces mots ter-ribles prennent tout leur sens.

« Tristis est anima mea usque admortem…» Mon âme est triste jusqu’à lamort…

Xavier a vraiment l’âme triste. Sonami Mathieu lui manque. Il lui manquebeaucoup.

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5 avrilVendredi saint – la Passion

du Christ

Puisque la vie m’est en dégoût,je veux donner libre cours à ma plainte,épancher l’amertume de mon âme.

(Job, 10, 1)

Jour 6

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15

Même les yeux fermés, je recon-naîtrais cette église à son odeur, songeSabine. Une odeur dans laquelle semêlent l’encens, la cire des cierges et deslampions, les produits de nettoyage…Mais peut-être les églises ont-elles toutesla même odeur ? Comment savoir ?

De retour dans la crypte pour lesfunérailles de Mathieu, Sabine observeles lieux, qui lui sont déjà plus familiers.L’église est aux trois quarts vide, mais,dans l’assistance, l’émotion est intense.Les personnes présentes ont connu etaimé Mathieu, et elles sont là pour undernier adieu.

Marie Lozier, très droite, est assisedans la première rangée. Près d’elle setrouve son amie Geneviève, la mère deXavier. Toute la famille Perreault-Bourdon est d’ailleurs présente, à

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l’exception de Louis, dont Sabine sedemande soudain s’il est toujours consi-déré comme suspect. Xavier est dans lechœur, avec Jérôme et les autres PetitsChanteurs.

Sabine aperçoit son père, à l’avant del’église, qui surveille la foule discrète-ment. Hier soir, en rentrant de l’Ora-toire, elle a trouvé son message sur lerépondeur. Quelques mots, sans plus, etpourtant elle a eu l’impression qu’il étaittriste. À moins qu’il n’ait été que fati-gué… Elle ne connaît pas les autrespersonnes de l’assistance. Elle supposequ’il doit y avoir des amis de Marie, descollègues, des parents d’élèves peut-être.Les professeurs des Petits Chanteurs,certains parents de ceux-ci... Qui d’autre ?Des voisins ? Des curieux ? L’assassin lui-même ? On dit souvent que l’assassinrevient sur les lieux du crime, que lespyromanes prennent plaisir à observer –et parfois même à combattre – les incen-dies qu’ils ont allumés. Pourquoi l’assas-sin n’assisterait-il pas aux funérailles deses victimes ? Est-ce pour cette raison queson père est sur les lieux ? Espère-t-ildécouvrir l’assassin ?

*

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«Taedet animam meam vitae meae…»Marie, pour les funérailles de son fils,

a choisi des extraits du Requiem composéen 1605 par Tomás Luis de Victoria pourles services funèbres de l’impératriceMarie d’Autriche. Elle tenait surtout auprélude composé sur un texte de Job, etqui traduit si justement la douleur, lacolère et l’amertume qu’elle n’arrive pasà exprimer.

Puisque la vie m’est en dégoût,je veux donner libre cours à ma plainte,épancher l’amertume de mon âme…

Derrière Marie, quelqu’un sanglote.Quelqu’un d’autre se mouche bruyam-ment. Pourquoi ces gens pleurent-ils,alors qu’elle-même est incapable deverser la moindre larme?

Six jours plus tôt, en découvrant lecorps sans vie de Mathieu, elle a pousséun hurlement terrible, un cri de bêteblessée qui a déchiré la nuit avant d’êtreenterré par le fracas d’un train qui passaitjuste à côté. Mais elle n’a pas pleuré. Pasune seule fois. Elle qui a l’impression decontenir un torrent de larmes n’en a pasversé une seule. Toutes ces larmesrefoulées finiraient sans doute par la

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noyer s’il n’y avait pas la musique, et lestextes terribles et beaux des jours saints.Les cris qu’elle étouffe, Jérémie, Job etd’autres ont su les clamer à la face dumonde, sinon à celle de Dieu Lui-même.

« Dies irae, dies illa…» Jour de fureur,jour d’épouvante ; fin du monde encendres fumantes…

Marie est sensible à tout ce qui estcolère et détresse, mais les mots deconsolation ricochent sur elle sansl’atteindre. Elle est inconsolable. Ellen’imagine même pas pouvoir êtreconsolée un jour.

« Seigneur Jésus, Tu as permis quecelui-là même qui vient de nous quittersoit aujourd’hui celui qui nous rassemble.Nous étions dispersés par notre travail etnos occupations, nous les avons laisséspour nous unir à la peine les uns desautres…»

L’officiant parle longtemps. Mathieumort à cette vie pour mieux renaître dansle Christ. La foi et l’espérance. La vie, lavie éternelle…

«Requiem aeternam dona eis, Domine,et lux perpetua luceat eis…» Donne-leur,Seigneur, le repos éternel, et que lalumière brille à jamais sur eux…

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Marie n’essaie même pas de suivre ledéroulement de la messe. Quand arrivela communion, elle se lève, va à l’avantde la crypte et tend la main, danslaquelle le prêtre dépose l’hostie, qu’elleporte à sa bouche avant de faire demi-tour pour retourner à sa place. Elle achaud, beaucoup trop chaud. Elle se sentmal, tout à coup. Pourvu qu’elle netombe pas…

En panique, elle agite la tête àgauche, à droite. Elle manque d’air. Elleva vraiment se trouver mal. Soudain, unregard croise le sien, et Marie s’accrocheà ce regard comme on s’accroche à unebouée. C’est un regard très bleu sousd’épais sourcils noirs. Un regard ferme,solide, dans lequel Marie puise suffisam-ment de force pour retrouver ses espritset son équilibre. Sa respiration se calme,le sol se stabilise sous ses pieds…

Elle revient à sa place. Quand elletourne la tête pour retrouver le regardqui l’a soutenue, celui-ci a disparu. Mariefouille sa mémoire. Elle connaît ceregard, ces yeux si bleus…

« Versa est in luctum cithara mea »,chante doucement le chœur pendantque l’assemblée suit le cercueil deMathieu à la fin de la messe. Ma harpe

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est accordée aux chants de deuil, maflûte à la voix des pleureurs. Laisse-moi,mes jours ne sont qu’un souffle !

Ce n’est qu’en arrivant dehors queMarie se rappelle à qui appartient ceregard. C’est celui du détective, le pèrede Sabine. Pierre Ross.

*

Au cimetière, Sabine frissonne dansson blouson trop mince. Le temps douxqui durait depuis près d’une semaine n’estplus qu’un souvenir. Dans la nuit, latempérature a baissé d’une dizaine dedegrés, un vent froid s’est levé, de lourdsnuages gris ont envahi le ciel.

« Un vrai temps de Vendredi saint,dit une femme près de Sabine.

— Un vrai temps d’enterrement »,réplique son compagnon.

Deux hommes en noir ouvrentl’arrière du corbillard et en retirent lecercueil de Mathieu, qu’entourentaussitôt huit garçons de sa classe, dontXavier et Jérôme. Les garçons saisissentles poignées de bronze qui se trouvent dechaque côté du cercueil, quatre à gaucheet quatre à droite, puis ils avancent entreles tombes jusqu’à l’endroit où sera

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inhumé Mathieu. Le trou est déjà creusé,mais il est surmonté d’une espèce detréteau recouvert de gazon artificiel surlequel les garçons déposent le cercueil.Celui-ci ne sera mis en terre qu’après ledépart des parents et des amis.

Marie dépose une gerbe de fleursblanches sur le cercueil. Un des hommesen noir récite une dernière prière.

«Notre Père qui es aux cieux…»Sabine grelotte. Elle espère que les

prières seront brèves et que les adieux nes’éterniseront pas. Marie est effroyable-ment pâle. Elle a les lèvres bleuies par lefroid et elle se frotte les mains sans arrêt,comme si elle n’arrivait pas à les réchauf-fer.

«Que ta volonté soit faite…»Soudain, du coin de l’œil, Sabine

perçoit un mouvement brusque, quitranche avec l’immobilité et lerecueillement de l’assistance. Elle tournela tête juste à temps pour voir une col-lègue de son père s’approcher vivementde celui-ci et lui tendre un journal grandouvert, dans lequel elle désigne quelquechose du doigt. Pierre Ross regarde lejournal, puis il le referme et le plie endeux. Sa collègue et lui s’éloignent àtoute vitesse.

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«Et ne nous soumets pas à la tentation,Mais délivre-nous du mal. »Avant qu’ils disparaissent, Sabine a

eu le temps de voir quel journal lestroublait à ce point. Il s’agit de Voir, unhebdomadaire culturel distribué dans leslibrairies, les cafés, les pharmacies… Unpeu partout, en fait.

«Amen.»Qu’a vu Pierre Ross dans ce journal

pour réagir de cette façon ? Sabine estfermement décidée à le découvrir.

16

Après l’enterrement, tout le monde serend à l’école des Petits Chanteurs, où unbuffet est servi dans le gymnase.

« Il faut que je vous parle, souffleSabine à Xavier et Jérôme dès qu’elle ena l’occasion. Il y a du nouveau…»

Une assiette remplie de sandwiches etde crudités dans une main, un verre de jusdans l’autre, tous trois vont se réfugier dans

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la classe de 6e année, dont Sabine ferme laporte avant de raconter à ses amis lascène qu’elle a observée au cimetière.

« Il faut absolument qu’on sache ceque mon père a vu dans ce journal »,conclut-elle.

Les garçons restent silencieux.Jérôme avale un triangle de sandwich àla salade de poulet. Xavier mastique unbâtonnet de céleri.

Sabine fronce les sourcils.« Vous faites vraiment preuve d’un

enthousiasme délirant…»Xavier termine son bout de céleri

avant de répondre.«Après l’engueulade que ton père t’a

servie, tu veux vraiment continuer à temêler de ses affaires ?»

C’est au tour de Sabine de restersilencieuse.

« Je ne veux pas me mêler de sesaffaires, dit-elle au bout d’un moment. Jeveux juste savoir ce qu’il y a dans Voir.Tout le monde a le droit de lire ce jour-nal, il me semble.»

Jérôme et Xavier échangent unregard. Sabine se croit-elle vraimentquand elle dit des mensonges pareils ?

« Au moins, dit Jérôme avec unsoupir, on ne se ruinera pas pour acheter

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ce journal. C’est celui qui est gratuit,non?

— Oui, confirme Sabine. Mais il fautquand même arriver à s’en procurer unexemplaire… Vous êtes cloués ici toutl’après-midi pour l’office du Vendredisaint. Moi, si je rentre rue De Lorimieravec la famille de Xavier, je ne pourraipas mettre les pieds dehors. Genevièvene me quitte pas des yeux. Heureuse-ment, j’ai une idée…»

L’idée de Sabine est bien simple. Pouréviter de rentrer avec les Perreault-Bourdon, elle va manifester un vif désird’assister à l’office du Vendredi saint. Elleva donc pouvoir rester avec Xavier etJérôme tout l’après-midi et rentrer aveceux en autobus une fois l’office terminé.

« Sauf que je ne resterai pas à l’Ora-toire pendant tout l’office, précise-t-elle.Je vais m’absenter quelques minutes pouraller chercher un exemplaire de Voir. Ildoit bien y avoir un dépanneur ou unepharmacie dans le coin…»

*

Malgré le froid, malgré le vent, mal-gré la petite pluie fine qui s’est mise àtomber, une foule importante se presse

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vers l’Oratoire pour assister à l’office duVendredi saint, qui commémore la Pas-sion du Christ. La cérémonie débute àquinze heures, mais certains fidèles com-mencent bien avant à gravir les longuesséries de marches qui mènent à cetédifice monumental.

Le plan de Sabine a fonctionné àmerveille et, après le départ desPerreault-Bourdon, elle accompagne lesPetits Chanteurs jusqu’à la basilique, quila déçoit beaucoup.

Je n’ai vraiment pas les mêmes goûtsque Stéphanie, se dit-elle.

L’église est immense, bien sûr, et lacoupole est impressionnante, maisSabine trouve que l’ensemble manqued’âme et que l’éclairage est affreux. Ellepréfère de loin l’atmosphère de lacrypte.

Tout comme la veille, les PetitsChanteurs font leur entrée en longueprocession. Sabine observe Xavier, et laplace vide à côté de lui. Combien detemps la place restera-t-elle vide ? QuandMathieu sera-t-il tout à fait mort ? Pourla chorale, pour ses amis, pour sa mère ?

«Lecture du livre d’Isaïe…», annoncele prêtre qui préside la cérémonie et quiest entièrement vêtu de rouge. Il est

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entouré de quatre autres officiants, vêtusde blanc et portant une étole rouge.

Sabine s’attarde quelques instantsavant de s’éclipser, le plus discrètementpossible.

*

La petite pluie fine est maintenant unegrosse pluie drue. Sabine a beau dévalerles escaliers en courant, elle est trempéeen arrivant au chemin Queen-Mary, quipasse devant l’Oratoire. Elle jette un coupd’œil autour d’elle. Elle ne connaît pas lequartier et n’a aucune envie de jouer lestouristes par un temps pareil. Dans quelledirection devrait-elle aller ?

De l’autre côté de la rue, un peu versla droite, Sabine aperçoit une pharmacie.Normalement, elle devrait pouvoir ytrouver ce qu’elle cherche.

Un sprint jusqu’au coin de la rue. Unbref arrêt avant de traverser. Un autresprint jusqu’à la pharmacie, dans laquelleSabine s’engouffre avec soulagement etoù elle se secoue un peu.

« Tu te prends pour un chien ? de-mande une voix derrière elle. Mon labra-dor fait toujours ça en sortant du lac…»

Sabine se retourne d’un coup sec.

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«Est-ce que je t’ai demandé quelquechose ? » lance-t-elle d’une voix cou-pante.

L’adolescent qui se tient devant ellene semble pas impressionné. Il luiadresse un grand sourire.

« Mais il est moins susceptible quetoi, dit-il. Moins féminin, aussi, malheu-reusement…»

Sabine lève les yeux au ciel. Parmoments, elle se demande si tous les garssont crétins ou si c’est elle qui est particu-lièrement malchanceuse. Puis, oubliantle crétin, elle regarde autour d’elle.

Cette entrée de pharmacie ressembleà toutes les entrées de pharmacie qu’elleconnaît. Des présentoirs à journaux,dont Voir, un téléphone public, desdistributeurs de bonbons. Machinale-ment, Sabine examine ceux-ci. Défor-mation professionnelle, sans doute. Etpuis, au moment où elle s’apprête à saisirun exemplaire de Voir, le propriétaire dulabrador avance la main vers un distri-buteur. Aussitôt, Sabine se fige. D’unseul coup, tout vient de se mettre enplace dans sa tête.

«Qu’est-ce que tu fais là ?» demande-t-elle au garçon d’une voix qu’elle nereconnaît pas.

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Le garçon se tourne vers elle, unemain sur le cœur.

« Quoi ? Mais je rêve ! La princesseChien mouillé vient de m’adresser laparole…»

Mais Sabine n’est pas d’humeur àplaisanter, et le garçon s’en rend comptetout de suite.

« Qu’est-ce que tu as ? Tu es toutepâle…»

Sabine tend l’index vers la machine.«Qu’est-ce que tu faisais, il y a trente

secondes ?»Le garçon lève des sourcils étonnés. « Je vérifiais s’il y avait des bon-

bons…» Sabine insiste.« Tu n’as pas mis d’argent dans la

machine ?— Non. — Mais tu as soulevé ce truc, là, la

petite porte, pour vérifier s’il y avait desbonbons dans le fond de la machine…

— C’est ce que j’ai dit, oui.— Est-ce que tu fais ça souvent ?— Tout le temps. C’est un réflexe,

chez moi. Je vois une machine, je vérifies’il y a des bonbons dans le godet. Desfois, je brasse même un peu la machine.Ça aide…»

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Sabine prend une grande respiration.«Et tu trouves souvent des bonbons,

de cette manière ?— Assez souvent, oui. »Sabine hoche la tête à deux ou trois

reprises. Tout s’éclaire, à présent. Com-ment ont-ils pu être aussi stupides ?

Elle saisit un exemplaire de Voir envitesse et se précipite vers la porte.Avant de sortir, elle se tourne vers lepropriétaire du labrador, qu’elle netrouve pas si crétin, finalement.

« Merci ! dit-elle avec force. Tu nepeux pas savoir à quel point tu me rendsservice. Mais, à ta place, j’éviterais lesdistributeurs de bonbons pour quelquetemps. Surtout ceux qui contiennent desbonbons rouges. »

Dehors, elle court à perdre haleinevers l’Oratoire. Elle ne sent même pas lestrombes d’eau glacée qui s’abattent surelle.

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17

J’ai trouvé ! voudrait hurler Sabine àtue-tête quand elle revient dans la basi-lique. Je sais comment l’assassin a fourniles bonbons à Mathieu et aux autres !

Mais la commémoration de la Passiondu Christ n’est pas encore terminée, labasilique est pleine de fidèles recueillis,et Sabine ne veut surtout pas provoquerde scandale. Elle s’efforce donc de restercalmement assise en attendant la fin dela cérémonie.

«Tenebrae factae sunt…» Les ténèbress’étendirent…

Au bout d’une éternité, l’officiantprononce enfin les mots que Sabineattendait avec impatience.

« Que la paix du Seigneur soit avecvous ! dit-il.

— Et avec votre esprit.— Allez dans la paix du Christ. »Dès que l’assemblée commence à se

disperser, Sabine se précipite dans lapièce où les Petits Chanteurs sedépouillent de leur aube.

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« J’ai trouvé ! dit-elle à Xavier et àJérôme. Rejoignez-moi dans l’église.Vite !»

*

Quelques minutes plus tard, Sabinerelate aux garçons ce qui s’est produit àla pharmacie.

«C’est clair, non?»Jérôme fronce les sourcils.« Le gars au labrador est l’assassin ? »

risque-t-il d’une voix hésitante.Sabine lève les yeux au ciel.« Mais non, voyons ! L’assassin com-

mence par acheter des bonbons dans lesdistributeurs. Ensuite, il empoisonne cesbonbons avec de l’hépacourine…

— Comment ?» demande Xavier. Sabine hausse les épaules. « Il les trempe dans une solution

d’hépacourine, ou il injecte celle-ci dansles bonbons, ou n’importe quoi, on s’enfiche ! L’important, c’est ce qui se passeaprès…»

Elle marque une pause. Juste pour leplaisir de nous faire languir, songeXavier.

« Qu’est-ce qui se passe, après? »,demande-t-il pourtant en espérant que

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Sabine ne va pas décider d’étirer le sus-pense jusqu’au lendemain.

Mais Sabine n’a aucune envie d’étirerle suspense.

« Après, l’assassin remet simplementles bonbons empoisonnés dans les godetsdes machines à bonbons.»

Jérôme continue à froncer les sourcils.Il n’est pas sûr de bien comprendre.

«Les godets ? répète-t-il.— Oui. Tu sais, l’espèce de récipient

dans lequel tombent les bonbons…— Derrière la petite porte ?— Derrière le clapet, oui. »Les garçons réfléchissent un moment.«Si je comprends bien…, commence

Xavier.— … les bonbons empoisonnés se

mêlent aux bonbons non empoisonnésquand quelqu’un achète des bonbons »,continue Jérôme.

Sabine hoche la tête en signe d’ac-quiescement.

« Ou bien quelqu’un les trouve sansmême avoir acheté de bonbons, ajoute-t-elle. C’est ce qui aurait pu arriver augars au labrador. Il vérifie simplement s’ily a des bonbons oubliés dans les godets,ou il secoue la machine pour faire tomberdes bonbons qui auraient pu rester

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coincés… et il attrape des bonbonssaturés d’anticoagulant. Après, il suffitqu’il fasse une chute à bicyclette, commeMathieu, qu’il tombe d’une balançoire,comme Julie-Anne, ou qu’il soit pris dansune bataille, comme Andrew… et il semet à saigner au point d’en mourir !»

Sabine termine son explication avecun grand geste de la main. Xavier etJérôme restent silencieux un moment.Ça se tient, oui. Et ça explique pourquoiles policiers du SPCUM n’ont trouvéaucune trace d’anticoagulant dans lesusines où on fabrique les bonbons, pasplus que dans les entrepôts ou dans lesmachines elles-mêmes. Malgré tout, lesgarçons hésitent à crier victoire.

« Comment peux-tu être sûre quec’est ce qui se passe ? demande Xavier.C’est logique, je ne peux pas dire lecontraire, mais ce n’est peut-être pas laseule explication possible…

— Je sais. Et c’est justement pour çaque je n’en parlerai pas à mon pèremaintenant. Je veux lui apporter despreuves encore plus éclatantes. Et, poury arriver, je suggère qu’on commence parexaminer ce journal…»

*

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Actualité politique et culturelle, cri-tiques de films, de disques, de vidéos,horaires de théâtre, de cinéma, d’exposi-tions de peinture ou de sculpture, petitesannonces en tout genre, publicité, publi-cité, publicité…

C’est la première fois que Sabine etses amis lisent systématiquement unjournal du début à la fin, et ils trouventqu’il s’imprime parfois bien des niaiseries.

Combien d’arbres on assassine pourimprimer tout ça ? se demande Xavier. Etle nombre d’arbres abattus importe-t-ilmoins si les nouvelles sont plusimportantes ? L’éditorial d’un intellectuelmérite-t-il qu’on sacrifie plus d’arbres quela recette minceur d’une actrice sur ledéclin ? Un roman philosophique vaut-ilmieux qu’un roman policier ? Unhoroscope, mieux qu’un mot mystère ?Un article scientifique, mieux qu’unebande dessinée ?

Pendant que Xavier s’interroge ainsi,Jérôme pousse une exclamation étouffée.

« Je l’ai ! Je… je… j’ai trouvé !»Aussitôt, les deux autres se ruent vers

lui.« Là ! » dit Jérôme en pointant le

doigt vers une petite annonce.

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GARÇON OU FILLERECHERCHÉ(E) POUR REMPLACER

ANDREW, JULIE-ANNE ETMATHIEU. OÙ? VOUS TROUVEREZ

BIEN. QUAND? ENTRE LA MORTET LA RÉSURRECTION DU

CHRIST. COMMENT? VOUS LESAVEZ DÉJÀ. POURQUOI? PARCE

QUE PÉCHÉ POINGT.

Les trois amis lisent et relisent lemessage. C’est clair… et, en mêmetemps, ce n’est pas clair du tout.

«Ça vient de l’assassin, finit par direSabine.

— Et il va tuer quelqu’un demain,ajoute Xavier. “Entre la mort et larésurrection du Christ”: ça ne peut pasêtre autre chose que le samedi qui setrouve entre le Vendredi saint et ledimanche de Pâques.»

Les deux autres approuvent. « Oui, dit Sabine. Mais “parce que

péché poingt”, ça veut dire quoi ?»Jérôme rougit un peu avant de

répondre.« Peut-être que l’assassin a fait une

faute. “Poing”, ça s’écrit sans t…— Sauf que ça ne veut rien dire,

“Péché poing”, réplique Sabine. Péché

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main, péché coup de poing, péché dansle poing… Si vous voyez du sens là-dedans, vous êtes bons…

— Peut-être qu’il faut enlever le g,suggère Xavier. “Péché point”: pas depéché… vous ne pécherez pas…»

Tous trois continuent à fixer la petiteannonce.

« Je suis sûre que l’assassin n’a pas faitde faute, dit Sabine en secouant la tête.S’il a écrit “poingt”, c’est qu’il voulaitécrire “poingt”… Ça ressemble à un motde l’ancien temps…»

L’ancien temps, une expression qui,dans l’esprit de Sabine, englobe autantl’époque des dinosaures que celle d’avantl’électricité et l’automobile, ou celled’avant les ordinateurs et les cellulaires.

« De toute façon, dit Xavier, le plusimportant, ce n’est pas de savoir ce queveut dire ce mot. Le plus important, c’estque quelqu’un est censé mourir demain.Qu’est-ce qu’on fait pour empêcher ça ?»

*

« Il faut que tu avertisses ton père, necessent de répéter Xavier et Jérôme.

— Non », ne cesse de répondreSabine.

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Elle voudrait avertir son père. Elle nedemande pas mieux que d’avertir sonpère. Mais elle sait que celui-ci nel’écoutera même pas. Il va se fâcher, il val’engueuler, il va s’arranger pour qu’ellereste enfermée, mais il ne croira pas unmot de ce qu’elle va lui raconter. Alors,elle n’a pas le choix : elle doit découvrirl’assassin et l’amener à son père preuvesen main. Ce n’est qu’à ce moment qu’ilva accepter de l’écouter.

« C’est simple, explique Sabine pourla douzième fois. Mon père a lul’annonce. Il a sûrement compris quequelqu’un doit mourir demain. Mais ilm’a dit l’autre soir que les bonbonsempoisonnés ne pouvaient pas provenirdes distributeurs. Nous, on sait mainte-nant que ce n’est pas vrai. Alors,demain, on va surveiller les distributeursde gros jujubes rouges, des jujubes givrésau centre mou, puisque mon père a ditque l’assassin mettait de l’hépacourinedans ces bonbons-là. Quand on va voirl’assassin mettre des bonbons empoison-nés dans une machine, on va prendre lesbonbons, suivre l’assassin, découvrir sonadresse… et téléphoner à mon père pourqu’il aille l’arrêter. C’est simple… et effi-cace.»

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Sabine semble tellement sûre d’elle etde son raisonnement que les garçonsn’osent pas protester trop fort. Pourtant,Xavier ne peut s’empêcher de dire :

«On ne pourra jamais surveiller tousles distributeurs ! Il y en a beaucouptrop… Et puis, tu n’as même pas le droitde sortir de la maison. Tu as dit toi-même que ma mère ne te quitte pas desyeux !»

Sabine réfléchit un moment.« Le nombre de machines à bonbons

ne m’inquiète pas trop, dit-elle. Je suissûre qu’on peut en éliminer beaucoup enne gardant que celles qui contiennent degros jujubes rouges et givrés au centremou et qui se trouvent sur le trajet dechacune des victimes dans les heures quiont précédé leur mort. »

Elle fronce les sourcils.«Par contre, je ne sais pas trop com-

ment faire pour échapper à la surveil-lance de ta mère», dit-elle à Xavier.

Elle fourrage vigoureusement dans sescheveux, les sourcils toujours froncés.Soudain, un sourire éclaire son visage.

« Avez-vous transmis à vos parentsl’horaire précis de vos répétitions, cettesemaine ?»

Les garçons se creusent les méninges.

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« Je ne crois pas, finit par dire Jérôme.Le père Blondin nous a donné l’horaireoralement, en nous disant de le noterdans notre agenda…

— Et nous montrons notre agenda ànos parents le moins souvent possible !ajoute Xavier d’une voix triomphante.Donc, si nous disons à nos parents quenous sommes en répétition toute lajournée, demain…

— Et que je me montre extrêmementintéressée à assister à ces répétitions…,poursuit Sabine.

— Personne ne saura qu’en réaliténous sommes en train de surveiller desdistributeurs de bonbons », conclutJérôme.

Tous trois échangent un long regard.« Marché conclu ? demande Sabine

en allongeant la main droite devant elle.— Marché conclu ! » répondent les

deux autres en posant leur main sur lasienne.

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6 avrilSamedi saint – Vigile pascale

Tu autem, Domine, miserere mei…

Et toi, Seigneur, aie pitié de moi…

(Chant du Samedi saint)

Jour 7

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18

Le samedi, le temps est encore plusmaussade que la veille.

Le mercure a chuté de plusieursdegrés, le vent a redoublé d’ardeur, et lapluie tombe de plus belle. Le temps est sisombre que les Perreault-Bourdon pren-nent leur déjeuner toutes lumièresallumées.

« On se croirait en novembre, ditGeneviève Perreault avec une grimace.J’aimerais pouvoir vous emmener à l’Ora-toire en voiture, ajoute-t-elle àl’intention de Sabine et de Xavier, maisil faut que je conduise Stéphanie à soncours de natation. Par contre, si vouspouviez attendre un peu… Je suis sûreque M. Chamberland comprendrait, avecle temps qu’il fait…»

Xavier et Sabine protestent aussitôt.

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« Non, non, tu n’as vraiment pasbesoin de venir ! dit Xavier. Ça va aussivite en autobus, de toute façon, et puis tune connais pas bien M. Chamberland. Ilnous engueule au moindre retard…

— D’ailleurs, le temps n’est pas simauvais ! ajoute Sabine. Ce n’est pas unpeu de pluie qui va nous faire fondre…»

Geneviève Perreault n’insiste pas. « Prenez des parapluies, au moins,

suggère-t-elle.— Avec un vent pareil ? répond

Xavier. On va s’envoler comme MaryPoppins… Il vaut mieux qu’on prenneles vieux ponchos imperméables. »

Selon le plan établi la veille, Sabineet Xavier rencontrent Jérôme à neufheures moins le quart au coin des ruesPapineau et Mont-Royal. La pluie conti-nue de tomber à verse, et ils décidentd’entrer chez McDonald pour vérifierleur matériel et préciser les détails de leurplan.

À l’intérieur, Sabine retire son pon-cho, qu’elle porte par-dessus son sac à doset qui lui donne une drôle de silhouette(« Tu ressembles à Quasimodo ! » s’estexclamée Stéphanie en la voyant partir).Elle dépose l’imperméable dégoulinantsur une chaise et vide son sac à dos sur la

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table pendant que Jérôme et Xavier vontacheter trois chocolats chauds. Enrevenant, les garçons ouvrent de grandsyeux :

« Avons-nous vraiment besoin detout ça ?» demande Xavier en désignantce qui se trouve sur la table : le carnetd’enquête et plusieurs crayons, le plan duquartier, deux sachets de plastique con-tenant de gros jujubes rouges et givrés aucentre mou, une petite lampe de poche,un canif, trois grosses craies de couleurque Sabine a trouvées dans les affaires deStéphanie, trois rouleaux de vingt-cinqcents, des mouchoirs de papier, des pas-tilles pour la gorge, des barres tendres,des biscuits, des jus…

« Mieux vaut prévenir que guérir,énonce Sabine d’un ton sentencieux.

— Et mieux vaut prévoir que gué-roir », approuve Jérôme d’un ton toutaussi sentencieux.

Sabine soupire. Pas moyen d’êtresérieux, avec ce garçon…

« Ça, dit Sabine en montrant lesjujubes, ce sont les bonbons que l’assassinutilise pour mettre de l’hépacourine. Il vafalloir qu’on surveille deux distributeursqui en contiennent. Il y en a un dans lepetit dépanneur qui se trouve à côté

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d’ici, précise-t-elle en désignant l’endroitexact sur le plan du quartier, et un dansl’entrée de la pharmacie située près de larue Chambord.»

La veille au soir, Xavier et elle ontsuivi à la lettre le plan qu’ils avaientélaboré dans la journée. Ils ont recoupéles trajets suivis par Mathieu, Julie-Anneet Andrew dans les heures ayant précédéleur mort et noté les lieux où ils avaientpu aller tous les trois. Ensuite, ils ontconsulté la liste des machines à bonbonsétablie par Sabine quelques jours plus tôtainsi que les échantillons recueillis dansces machines. C’est ainsi qu’ils se sontrendu compte que seules deux machinesoffrant de gros jujubes rouges et givrés aucentre mou se trouvaient sur les portionsde trajet communes aux trois victimes.

Sabine tend une grosse craie et unrouleau de vingt-cinq cents à chacun desgarçons.

« Nous sommes trois. Il y a deuxmachines à surveiller. La meilleure façonde ne pas éveiller les soupçons, c’est debouger continuellement, de nousrelayer… Un de nous trois va surveillerle distributeur du dépanneur. Un autre vasurveiller celui de la pharmacie. Letroisième va faire la navette entre les

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deux et remplacer celui qui est posté àson point d’arrivée. Comme ça, onn’attirera pas l’attention de l’assassin enrestant trop longtemps au même endroit.

— Et puis, on va toujours être encontact les uns avec les autres, faitremarquer Jérôme.

— Pas vraiment, corrige Sabine. Onva être en contact régulier, mais pas encontact constant. L’aller-retour entre lesdeux points doit prendre sept ou huitminutes. Ça fait donc des périodes desept ou huit minutes pendant lesquellesceux qui surveillent sont tout seuls. Et,en sept ou huit minutes, l’assassin a letemps de déposer ses bonbons empoison-nés dans une machine, de s’éloigner sanstrop se presser et de disparaître à toutjamais… ou jusqu’au prochain meurtre.C’est pour ça que j’ai apporté des craies.Si l’un d’entre nous voit l’assassin, il doitpouvoir le prendre en filature tout enindiquant aux autres par où il est parti.Quelques flèches tracées sur le trottoir,et le tour est joué ! Quand celui qui faitla navette entre les deux points arrive, ilcommence par avertir celui qui est postéà l’autre endroit, et tous les deux peu-vent ensuite rejoindre rapidement celuiqui file l’assassin !»

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Sabine a expliqué son plan à toutevitesse, les yeux brillants et la voixpétillante d’excitation.

Xavier se gratte la tête.«Tu ne veux quand même pas qu’on

arrête l’assassin nous-mêmes ? demande-t-il d’une voix inquiète.

— Mais non, je vous l’ai déjà dithier ! répond aussitôt Sabine. C’est pourça que j’ai apporté tous ces vingt-cinqcents. Dès qu’on aperçoit l’assassin, ontéléphone à mon père. Et si on découvreoù il habite, c’est encore mieux : ondonne son adresse à mon père. Tenez,voici ses différents numéros de télé-phone : maison, cellulaire, téléavertis-seur », ajoute-t-elle en tendant un boutde papier à chacun des garçons.

Jérôme examine le bout de papierd’un air indécis.

« Et pourquoi on ne l’avertirait pastout de suite, ton père ? suggère-t-il sanstrop d’espoir. La police est quand mêmemieux équipée que nous pour faire de lasurveillance, non ? Et ils n’ont pas justeune craie et un rouleau de vingt-cinqcents pour se défendre en cas de dan-ger…»

Sabine secoue la tête avec véhé-mence.

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«M’avez-vous écoutée quand je vousai expliqué tout ça hier ? Je vous répèteque mon père ne nous croira pas tantqu’on ne lui présentera pas l’assassin !

— Pourtant, il a lu le journal, luiaussi, fait remarquer Xavier. Il sait quel’assassin va agir aujourd’hui.

— Sûrement, oui, admet Sabine d’unair pensif. Mais je ne sais pas ce qu’il al’intention de faire avec cette infor-mation. N’oublie pas qu’il est certain queles machines à bonbons n’ont rien à voiravec la mort de Mathieu et des autres…

— Lui et son équipe vont peut-êtrepatrouiller le quartier de façon inten-sive », suggère Jérôme d’une voix pleined’espoir : s’il doit se trouver en présenced’un meurtrier, il préférerait qu’il y aitbeaucoup de policiers dans les parages.

Sabine grimace. Elle n’a aucuneenvie de se retrouver face à face avec sonpère… à moins de pouvoir lui désignerl’assassin, bien sûr. Heureusement qu’ilpleut, finalement. Avec ce poncho dontle capuchon lui retombe pratiquementsur le nez, elle est difficile à reconnaître,même pour son père.

« Oublions mon père pour l’instant,dit-elle d’une voix ferme en remettant lematériel dans son sac à dos. Il sera

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toujours temps d’aviser si on tombe surlui pendant la journée. Pour tout desuite, l’important, c’est de commencernotre surveillance.»

Elle se lève, reprend son sac à dos etenfile son poncho.

«Tremble, assassin ! dit Jérôme en selevant à son tour. Quasimodo arrive…»

*

Le trio va d’abord repérer les deuxdistributeurs et s’assure qu’aucun bonbonne se trouve déjà dans le godet. Puis,Sabine se poste près du dépanneur,Xavier s’installe dans l’entrée de la phar-macie, et Jérôme effectue son premiertrajet entre les deux.

C’est le début d’une longue attente.On se croirait revenus à l’époque del’homme du Cheshire, songe Xavier,chaleur et soleil en moins… (L’enquêtesur son oncle s’était déroulée en pleinmois de juillet.)

Des heures et des heures à surveiller, àvérifier si la vieille dame qui vient d’ache-ter des bonbons n’en a pas laissé d’autresdans le godet, à compter les jeunes à cas-quette qui, comme le propriétaire dulabrador, secouent les distributeurs dans

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l’espoir d’obtenir des bonbons gratis, àobserver les allées et venues des employésdu dépanneur et de la pharmacie, à seméfier des gros à lunettes, des maigres àparapluie, et même des bébés…

Des heures et des heures à marchersous la pluie, à geler, à avoir mal auxpieds, à attendre le plus longtemps pos-sible avant d’aller aux toilettes, à regret-ter de ne pas avoir apporté une plusgrande quantité de barres tendres, debiscuits et de boîtes de jus…

Des heures et des heures à se deman-der si tout cela a un sens et s’ils vontfinir par trouver l’assassin…

Des heures et des heures…

*

« Je peux savoir à quoi vous jouez ? »demande le propriétaire du dépanneur àJérôme au milieu de l’après-midi.

Leurs va-et-vient continuels leurévitent peut-être d’attirer l’attention del’assassin, mais pas celle des employés dudépanneur et de la pharmacie.

«Euh… c’est pour un record.— Un record ? répète l’homme en

haussant les sourcils. Comme dans lesrecords Guinness ?

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— Oui, sauf que c’est pour l’école.On ramasse de l’argent pour les pays envoie de développement…»

Le propriétaire du dépanneur hochela tête à plusieurs reprises avant de fouil-ler dans sa poche et d’en tirer un billet decinq dollars, qu’il tend à Jérôme.

«Tiens, pour ta bonne cause…»Jérôme, très gêné, prend le billet en se

promettant de revenir le dépenser là unpeu plus tard.

*

Un peu avant seize heures, alors queSabine arrive à la pharmacie pour prendrela relève de Xavier, celui-ci semble sou-dain terrifié.

«Attention! crie-t-il à Sabine. Cache-toi !»

Et il plonge dans un coin de l’entrée,sous le téléphone public. Sabine, inquiète,en fait autant.

« Pourvu qu’elle ne nous voie pas !souffle Xavier.

— Qui ça ? demande Sabine.— Ma mère ! Elle est en train de tra-

verser la rue. Pourvu qu’elle n’entre pasici !»

Mais Geneviève Perreault ne semontre pas et, au bout d’un moment, les

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deux amis se relèvent… pour tomber nezà nez avec Annie Medeiros, la pharma-cienne que Sabine trouve si gentille.

« Ça va ? demande-t-elle en lesdétaillant d’un air surpris. Mon patron etmoi, on vous observe depuis un moment,et on ne comprend pas trop ce que vousfaites…»

Sabine réprime un soupir. Pour ladiscrétion, on repassera…

«C’est pour l’école, dit-elle en repre-nant l’explication de Jérôme. On ramassedes fonds pour les pays en voie dedéveloppement.»

La pharmacienne va-t-elle leur don-ner de l’argent, elle aussi ? Le métier dedétective pourrait se révéler lucratif,finalement.

Mais Annie Medeiros continue à lesregarder en haussant les sourcils.

«Comment pouvez-vous ramasser desfonds en passant la journée à dégoulinerdans une entrée de pharmacie ?»

Bonne question, se dit Sabine. Leproblème, c’est que je n’en connais pasla réponse…

« On compte les clients, répondXavier. La compagnie de mon père apromis de verser un dollar par client quiva venir à la pharmacie aujourd’hui.

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Pour l’instant, on en a compté huit centtrente-quatre…

— Pas plus que ça ? s’étonne la phar-macienne. C’est vrai qu’il fait un tempsépouvantable…» Elle hausse les épaulespuis adresse un petit sourire à Sabine etXavier. « Bonne chance », dit-elle avantde retourner à son comptoir.

Sabine et Xavier se regardent enpoussant un soupir de soulagement.

Le métier d’enquêteur exige plusd’imagination qu’ils ne l’auraient cru.

*

Vers dix-sept heures, le trio montredes signes de découragement.

« On s’est trompés, dit Jérôme d’unevoix lugubre. On ne trouvera jamaisl’assassin…

— La journée n’est pas encore finie,proteste Sabine.

— Peut-être, mais n’oublie pas queXavier et moi devons être à l’Oratoiredans une heure. La Vigile pascale com-mence à huit heures, et M. Chamberlandveut qu’on répète avant… Tu ne peuxquand même pas continuer la surveil-lance toute seule…»

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Sabine soupire. Elle s’imagine mal entrain de courir sans arrêt de la pharmacieau dépanneur, et vice-versa. Jérôme araison, elle ne peut pas continuer lasurveillance toute seule. Elle refusepourtant de s’avouer vaincue.

« Je vais rester ici encore un peu, dit-elle. On ne sait jamais…»

Au même instant, Xavier fait sonapparition dans l’entrée de la pharma-cie.

«Tu as vu l’heure ? dit-il à Jérôme. Ilfaut qu’on parte. »

Jérôme approuve d’un signe de tête.«C’est exactement ce que je disais à

Sabine.»Xavier se tourne vers Sabine.«Tu rentres à la maison ou tu viens à

l’Oratoire avec nous ? — Elle veut rester ici ! répond Jérôme.— Ici ? répète Xavier en ouvrant des

yeux étonnés. Mais pour quoi faire ?— Surveiller, répond Sabine avec

hauteur. C’est pour ça qu’on est là,non?»

Xavier hésite un instant avant decontinuer.

« Es-tu sûre que ce soit prudent ?demande-t-il enfin. Ou même que ça vadonner quelque chose ?»

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Sabine ne répond pas. Puis, voyantque les garçons ne bougent pas, elle leurlance :

« Allez, partez ! Vous allez être enretard !»

Les deux garçons se regardent, indécis.« Dépêchez-vous ! insiste Sabine.

L’autobus arrive !»Xavier et Jérôme s’éloignent en cou-

rant.

*

C’est à dix-sept heures quinze, trèsexactement, que Sabine aperçoit l’assas-sin.

19

Sabine a failli ne pas le voir. Après ledépart des garçons, elle est entrée dans lapharmacie pour s’acheter un sac de chipset une boisson gazeuse. C’est en revenantvers l’entrée, après avoir payé ses achats,

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qu’elle aperçoit un homme, de dos, quiglisse des bonbons rouges dans le godetd’une des machines.

L’homme sort ensuite de la pharma-cie. Il s’attarde un court moment devantla porte avant d’ouvrir un grand para-pluie et de commencer à s’éloigner.

Sabine, le cœur battant, se précipitevers le distributeur et ramasse trois bon-bons, qu’elle met dans une poche de sonblouson, sous son poncho. Par la porteentrouverte, elle jette un coup d’œildehors : l’homme marche très lentement ;il approche tout juste du coin de la rue,où le feu vire au rouge. Pourvu qu’ilrespecte les feux de circulation ! Pourvusurtout qu’il ne décide pas de changer dedirection ou de monter dans une voiture !

Sabine s’élance vers le téléphone del’entrée. Elle est tellement énervéequ’elle a du mal à composer le numérode cellulaire de son père. Pas de panique,surtout, pas de panique !

«Lieutenant-détective Pierre Ross. Jene peux vous répondre pour l’instant.Laissez-moi un message, je vous rap-pellerai dans les plus brefs délais. Pourune urgence, composez le…»

Sabine n’a pas le temps de téléphonerailleurs.

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«Papa… papa ! crie-t-elle d’une voixexcitée tout de suite après le bip sonore.Je l’ai trouvé ! J’ai trouvé l’assassin. Jevais le suivre et laisser des traces à lacraie. Tu n’as qu’à suivre les flèches. Jesuis sur Mont-Royal, près de Cham-bord !»

Elle raccroche en catastrophe et seprécipite dehors. Où est l’assassin ?D’abord, elle ne le voit pas, et elle sent ledécouragement l’envahir. Puis ellel’aperçoit à deux rues de là, immobilesous son grand parapluie, qui examine lavitrine d’une bijouterie avant de seremettre en route. Ouf ! elle ne l’a pasperdu. Avec un soupir de soulagement,elle sort sa craie de son sac à dos, traceune flèche mauve sur le trottoir et entre-prend de suivre l’homme au parapluie.

*

Toute la journée, Pierre Ross et sonéquipe ont été sur les dents. Par chance,le commandant Saulnier a dépêché unedizaine de constables pour les aider àsurveiller les huit Virginie et les cinqCaroline qu’ils ont réussi à identifier.

Il y a eu quelques fausses alertes, etmême un appel d’une mère inquiète

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disant qu’un individu louche suivait safille. L’individu en question était lesergent François Jean-Baptiste, qui n’apas tellement apprécié qu’on le confondeavec un meurtrier.

Peu après dix-sept heures, Pierre Rossa quitté le coin d’Ontario et de Beaudry,où Sophie Nguyen venait de lui dire quela petite Virginie numéro 6 était ensécurité auprès de sa mère et qu’ellesétaient toutes les deux en train de man-ger une pizza commandée à la pizzeria ducoin.

« Le constable Verville a surveillé laconfection de la pizza, et c’est lui qui l’alivrée, a précisé Sophie. Aucun risqued’empoisonnement de ce côté. »

Je mangerais bien une pizza, moiaussi, s’est dit Pierre Ross en arrivant auquartier général, où l’a convoqué legrand patron, Raymond Marquis, ledirecteur du SPCUM lui-même. En fait,le détective aurait mangé n’importequoi. Il n’avait rien pris depuis le matin.Mais les priorités sont les priorités, et legrand patron passe avant la pizza.

Avant d’entrer dans le bureau deRaymond Marquis, Pierre Ross a désac-tivé la sonnerie de son cellulaire. Laréunion avec le directeur serait des plus

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délicates, et ce n’était pas le momentd’être dérangé par un appel inopportun.Si quelqu’un avait quelque chose d’im-portant à lui dire, il n’avait qu’à le con-tacter au moyen de son téléavertisseur,ou encore à téléphoner au commandantSaulnier ou à un membre de son équipe.

*

La pluie tombe de plus belle, unepluie fine et glacée qui cingle la peau. Parmoments, Sabine a même l’impressionqu’il s’agit de grêle. Elle baisse la tête detemps en temps pour se protéger levisage, mais pas trop longtemps, de peurde perdre l’assassin de vue.

Celui-ci a quitté l’avenue du Mont-Royal pour emprunter la rue Christophe-Colomb vers le sud. Soudain, peu avantla rue Marie-Anne, il disparaît dans unpassage qui est sans doute une ruelle.Sabine accélère le pas et s’engage elleaussi dans ce passage. À peine y est-ellequ’elle constate son erreur : ce n’est pasune ruelle, c’est une allée privée, quimène à un garage situé à l’arrière de lamaison qui se trouve à sa droite. À mi-chemin entre la rue et le garage, unepetite construction en triangle fait saillie

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sur le mur. Sabine s’en approche pourvoir de quoi il s’agit. Un grand panneaude bois gris, incliné à 45°, a été relevé, etSabine aperçoit une volée de marchesmenant à une entrée pratiquée dans lesfondations de la maison et que protègenormalement une porte, présentemententrouverte. On dirait une cave, unecave plutôt rudimentaire. L’assassin a dûentrer là, se dit Sabine du haut desmarches, en jetant un regard vers lacave, où luit une faible ampoule. Elle nevoit pas l’assassin, mais il ne peut êtreque là. Il vaut mieux qu’elle s’éloigneavant qu’il remonte. Elle n’a plus qu’ànoter l’adresse de la maison, à rappelerson père et…

« Personne ne t’a jamais dit que lacuriosité est un vilain défaut ? tonne unevoix grave derrière elle. Tant pis, tul’auras voulu.»

Et, avant que Sabine ait pu réagir,une violente poussée la projette au basdes marches.

*

«Toujours rien, annonce Pierre Rossau directeur du SPCUM. De trois chosesl’une : ou bien notre homme a décidé de

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ne pas se manifester ; ou bien il va le fairedans les heures qui viennent ; ou bien,comme nous l’avons déjà envisagé, sonappel et son message dans Voir étaientdestinés à créer une diversion, à nousenvoyer sur une fausse piste pendant qu’ilsévissait ailleurs…»

Raymond Marquis tapote l’épais dos-sier qui se trouve devant lui.

« Il faut arrêter cet assassin avant qu’ilfrappe de nouveau, dit-il d’une voixautoritaire. On ne peut pas se permettreun autre meurtre. L’opinion publique esten alerte, et nous commençons à subirdes pressions politiques sérieuses. Tout lemonde réclame un coupable. Je voudraisdonc que vous m’indiquiez, pour chacunedes pièces de ce dossier, quelles mesuresont été prises et quels en ont été lesrésultats. »

Il ouvre le dossier, dont il sort lapetite annonce de Voir.

« Pour commencer, que signifie ce“péché poingt”?» demande-t-il.

Pierre Ross s’assoit avant de répondre.La rencontre risque d’être longue.

*

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La chute a été brutale, et Sabine estplutôt sonnée. Elle tente pourtant de serelever et de remonter l’escalier pours’enfuir.

« Pas question ! » gronde son agres-seur. Du haut des marches, il la repoussed’un coup de pied. Il descend ensuiteprestement l’escalier en refermant lepanneau au-dessus de leurs têtes etentraîne Sabine dans la cave, dont ilferme aussitôt la lourde porte.

« Et maintenant, à nous deux », ditl’homme d’une belle voix grave en setournant vers l’adolescente.

C’est un homme de grandeurmoyenne, mince et droit, à l’épaissechevelure blanche. Sabine a le sentimentd’avoir déjà vu cet homme d’un certainâge aux allures de bon grand-papa, maiselle n’arrive pas à se rappeler où.

«Petite curieuse, petite curieuse, sais-tu que tu commençais à m’agacer, avectes questions et ta manie de tout sur-veiller ? La curiosité est un vilain défaut,tu devrais savoir ça.»

Soudain, Sabine se rappelle où elle avu l’assassin.

«Vous travaillez à la pharmacie, avecAnnie Medeiros !»

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Un sourire naît sur les lèvres d’AlfredTurcotte.

« Eh oui, dit-il avec douceur. Je tra-vaille avec cette charmante jeune femme.Une bonne pharmacienne, Annie. Trèsconsciencieuse. Un peu naïve, cepen-dant. On peut faire disparaître des stocksune quantité appréciable d’hépacourinesans qu’elle s’en rende compte…»

Il énonce cela d’un ton léger, commesi ça n’avait aucune espèce d’importance.Sabine est incapable de se contenir pluslongtemps.

«Assassin ! crache-t-elle. Tueur d’en-fants !»

Alfred Turcotte la regarde avec unpetit sourire de pitié.

«Ttut, ttut, ttut…, dit-il en secouantla tête. Je n’ai jamais tué personne, moi.»

Sabine ne sait plus quoi penser. C’estvrai qu’il n’a pas l’air bien méchant. Maisil l’a quand même poussée dans l’escalier.Il la tient prisonnière ici. Et puis, il y acette question d’hépacourine si facile àfaire disparaître des stocks de la phar-macie…

«Mais qui a tué Mathieu, Andrew etJulie-Anne, alors ?»

Alfred Turcotte a un sourire trèsdoux.

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« Ils se sont tués eux-mêmes,voyons !»

Sabine fronce les sourcils.« Je ne comprends pas, dit-elle.— C’est pourtant bien simple,

explique Alfred Turcotte sans cesser desourire. Ce qui a tué ces enfants, ce sontleurs péchés. La gourmandise, la colère,l’orgueil…»

Brusquement, Sabine songe à lapetite annonce de Voir.

«C’est vous qui avez écrit “parce quepéché poingt”. Ça veut dire quoi ?

— Tu ne peux vraiment pas t’empê-cher de poser des questions, hein ? Petitecurieuse, petite curieuse… C’est unproverbe du XVIIe siècle, poursuit-il à lafaçon d’un professeur qui expliquepatiemment une leçon à une élèvedifficile : Charité oingt et péché poingt…La charité flatte, caresse ; le péché pique,ou blesse… J’aurais pu écrire aussi : Nulvice sans supplice ou On est souvent punipar où l’on a péché…»

Alfred Turcotte fait une pause, pen-dant laquelle il répète « ttut, ttut, ttut »plusieurs fois, puis il reprend, toujoursavec douceur :

« Tu vois, petite, ces enfants-là sontmorts à cause de leur méchanceté, de

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leurs péchés. La gourmandise, qui les aamenés à prendre les bonbons. La colère,qui les a poussés à se battre. L’orgueil, quileur a fait accepter de participer à desdéfis stupides… S’ils avaient été sages, ilsne seraient pas morts. C’est leur faute, cen’est pas la mienne. Moi, je ne suis quel’instrument du destin, la main de Dieu,celui par qui justice est rendue…»

Il est fou, se dit Sabine. Il est pas malplus fou que l’oncle de Xavier. Et pas malplus dangereux.

« Mais vous ne pouviez pas savoirqu’Andrew, Julie-Anne et Mathieu seblesseraient ! s’exclame-t-elle pourtant.Rien ne pouvait garantir qu’ils allaientmourir !»

Le sourire d’Alfred Turcotte s’élargit.«Tu es curieuse, mais pas sotte…, dit-

il avec une nuance d’admiration dans lavoix. Tu as parfaitement raison, petite.Rien ne garantissait qu’ils allaient mou-rir. D’ailleurs, j’ai souvent mis des bon-bons à l’hépacourine dans les machines,mais, à ma connaissance, seuls troisenfants en sont morts… Par leur proprefaute, d’ailleurs…

— Qu’est-il arrivé aux autrespersonnes qui ont pris vos bonbons ? »demande Sabine, sourcils froncés.

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Alfred Turcotte hausse les épaules.« Rien, probablement. Ou alors un

léger malaise. Tu sais, la dose d’hépa-courine n’est pas très forte, dans cesbonbons. Pas assez pour tuer un adulte,en tout cas. Il a pu arriver aussi que desenfants se partagent les bonbons, ouqu’ils restent bien tranquilles, toutsimplement. Je te l’ai dit : ce n’est pasmoi qui ai tué Andrew, Julie-Anne etMathieu. Ils se sont tués eux-mêmes. Parleur colère, leur imprudence, leurorgueil… Toi, ce qui va te perdre, c’estta curiosité. Tu aurais pourtant dû savoirque la curiosité est un vilain défaut…

— Je le sais, oui, ça fait trois fois quevous le dites !

— Ttut… ttut… ttut… Serais-tuimpertinente, en plus ? Je sais que tu aspris les bonbons que j’ai déposés dans ledistributeur. Montre-les-moi, s’il te plaît.

— Pourquoi ?— Ne pose pas de questions et

contente-toi d’obéir. À moins que tu neveuilles que j’ajoute la désobéissance à lalongue liste de tes péchés…»

Sabine a toujours son poncho sur ledos. Les yeux plantés dans ceux de l’as-sassin, elle retire lentement le poncho,puis se débarrasse de son sac à dos,

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qu’elle pose par terre, sous le poncho. Sesgestes sont très lents.

« Ne traîne pas comme ça ! lanceAlfred Turcotte d’une voix impatiente.Et laisse ton sac tranquille. Contente-toide prendre les bonbons.»

Toujours lentement, Sabine seredresse en glissant la main dans la pochede son blouson. Alfred Turcotte ne laquitte pas des yeux.

« Prends les bonbons, répète-t-il.Montre-les-moi. Et avale-les. »

Sabine sort la main de sa poche et lamontre à Alfred Turcotte, paumeouverte. Trois bonbons reposent dans lecreux de sa main.

« Mange-les », ordonne AlfredTurcotte plus durement.

Sabine hésite encore un moment,puis, soudain, elle semble se décider. Elleporte les bonbons à sa bouche et les avaled’un seul coup.

«Ouvre la bouche», ordonne ensuiteAlfred Turcotte, qui tient à s’assurer queSabine a bien avalé les bonbons.

Obéissante, Sabine ouvre grand labouche, que l’assassin prend le tempsd’inspecter soigneusement. Puis, apparem-ment satisfait, il se dirige vers la porte.Avant de sortir, il se tourne vers Sabine :

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« Je te laisse. Mon heure de souper estterminée, et je dois retourner à la phar-macie. Je suis un homme de devoir, moi.Un homme de bien. Un homme quifavorise les desseins de Dieu. Je voudraistoutefois préciser un détail, avant departir : je me suis dit qu’un anticoagulantne serait sûrement pas efficace avec unefouine comme toi. À présent que tuconnais mes petits secrets, tu n’auraisrien fait pour te blesser ou provoquer unsaignement. Tu es curieuse, mais passotte, comme je l’ai dit plut tôt. Et je nepeux pas me permettre de te gardervivante, j’espère que tu comprends ça.Mais il n’est quand même pas questionque je te blesse moi-même. Je n’ai jamaisbrutalisé personne, et ce n’est pas aujour-d’hui que je vais commencer… Je mesuis donc résigné à déroger à meshabitudes et à utiliser du cyanure, plutôtque de l’hépacourine. C’est plusefficace… et beaucoup plus fulgurant »,ajoute-t-il avec un doux sourire.

Puis il quitte les lieux en prenant lapeine de refermer soigneusement la portederrière lui. Une fois dehors, il ferme lecommutateur, qui se trouve à l’extérieur.Pour mourir, la jeune curieuse n’a pasbesoin de lumière.

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*

Il est près de dix-neuf heures trentequand Pierre Ross quitte enfin le bureaude Raymond Marquis. Leur longueréunion n’a pas donné grand-chose.

« Allez retrouver votre équipe, a finipar dire Marquis. Tenez-moi au courantdes développements… et tâchez degarder toutes les Virginie et toutes lesCaroline en vie. Comme je vous l’ai dit,nous subissons beaucoup de pressions,tant de la part du public que de certainshommes politiques…»

Dans le corridor, en route vers lasortie, Pierre Ross rétablit la sonnerie deson cellulaire et vérifie s’il a des mes-sages.

« Vous avez un nouveau message, ditla voix électronique. Pour faire l’écoutedes messages non entendus, appuyez sur1-1…»

Pierre appuie sur le 1 d’un doigtimpatient. Il est pressé, il a faim, il n’asurtout pas de temps à perdre…

La voix de Sabine éclate à son oreille.« Papa… papa ! Je l’ai trouvé ! J’ai

trouvé l’assassin…»

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20

Pierre Ross a l’impression que soncorps s’est vidé de tout son sang, puis quele sang est revenu d’un coup, en unevague puissante qui l’empêche de res-pirer.

«Papa… papa ! Je l’ai trouvé !…»Il a la tête sur le point d’éclater, le

cœur au bord de l’explosion. Ses jambessemblent avoir pris racine dans le plan-cher. Elles sont lourdes, lourdes.

«Non! gronde-t-il d’une voix terribletout en serrant les poings. Non ! Non !Non!»

Brusquement, il retrouve l’usage deses jambes et il court jusqu’au bureau deRaymond Marquis, dont il ouvre la porteà toute volée.

« C’était un piège ! lance-t-il d’unevoix qu’il ne reconnaît pas lui-même. Ilnous a attirés ailleurs pour mieux cernersa proie. Et sa proie, c’est Sabine, mafille... »

Le directeur du SPCUM sursaute.«Quoi ? Mais où ? Comment ?…»

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Pierre Ross est déjà parti. Il appuiefurieusement sur les touches de soncellulaire.

«Papa… papa !…»Il appuie sur le 5.« Le message a été envoyé à dix-sept

heures dix-huit minutes nouveau mes-sage en provenance de numéro de télé-phone inconnu douze secondes. »

Pour une fois, Pierre ne remarquemême pas la façon bizarre dont se ter-mine le message et il ne se demande pasce que font là ces douze secondes. Il jetteun coup d’œil à sa montre. Dix-neufheures trente-sept. Il y a déjà plus dedeux heures que Sabine lui a laissé cemessage. Où est-elle, maintenant ? Et oùest l’assassin ?

« Je suis sur Mont-Royal, près deChambord», a dit Sabine. Il va se rendrelà en voiture, le plus vite possible, etsuivre les flèches tracées à la craie. Pourvuqu’il arrive à temps. Pourvu qu’il ne soitrien arrivé à Sabine. Sa fille, sa petitefille…

Il ouvre la porte qui donne sur le sta-tionnement.

«Shit ! ne peut-il s’empêcher de hur-ler avec rage. Shit ! Shit ! Shit !»

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Pendant qu’il était avec Marquis, lapluie s’est changée en neige. Une neigefine et serrée qui s’accumule rapidementsur le sol. Il doit déjà y en avoir unedouzaine de centimètres d’épaisseur.Comment trouver des flèches dessinéespar terre, dans ces conditions ?

Pierre Ross plaque ses mains sur sestempes, de chaque côté de sa tête, et ilappuie de toutes ses forces. Ce n’est pasle temps de craquer.

« Shit », murmure-t-il une dernièrefois avant de courir vers son auto.

Déneiger sommairement le pare-brise. Puis retrouver Sabine, à tout prix.Rien d’autre n’a d’importance.

*

Une grande activité règne dans lasalle à manger des Perreault-Bourdon.Installés autour de la table, Serge,Geneviève, Stéphanie, grand-papaMarcel et grand-maman France décorentdes œufs. Dans la cuisine, Marie Loziersurveille la cuisson d’une deuxièmedouzaine d’œufs durs.

Quand elle s’est rendu compte qu’ilneigeait, un peu plus tôt, Stéphanie ad’abord été ravie. « Ça va être Noël à

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Pâques ! s’est-elle exclamée. Deux fêtesen même temps ! » Puis, tout de suiteaprès, elle s’est tournée vers ses parentsavec un visage tragique. « Oh non ! a-t-elle murmuré. Les œufs…»

Serge et Geneviève ont aussitôt saisi lagravité de la situation. Chaque année, àPâques, grand-papa Marcel et grand-maman France organisent une grandechasse aux œufs pour toute la famille. Ilsvident d’abord soigneusement deux dou-zaines d’œufs, qu’ils mettent ensuite desjours à décorer avec art. Puis ils cachentces œufs un peu partout dans la maison,ou dans le jardin, si le temps le permet. Et,le matin de Pâques, chacun se lance à lachasse aux œufs avec passion. C’est à quitrouvera le plus grand nombre d’œufs, sansles casser, bien sûr. Le gagnant remporteun gros œuf en chocolat confectionné pargrand-maman France elle-même – etdécoré par grand-papa Marcel – mais ils’attire surtout l’admiration de tous lesautres, et reçoit le titre tant convoité deroi ou reine des œufs. L’an dernier, c’estStéphanie qui a remporté cet honneur, etelle compte bien conserver son titre cetteannée. Sauf que…

Sauf qu’il y a quelques heures, justeavant le souper, grand-maman France a

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entendu à la radio que la journée dePâques serait ensoleillée, et elle a décidéde cacher les œufs dans le jardin, aprèsavoir soigneusement entouré chacun depellicule plastique pour que la pluien’efface pas les décorations. « Ainsi, a-t-elle dit à Stéphanie, je ne serai pasobligée de courir dans tous les coins,demain matin. Déjà que les préparatifsdu dîner vont me tenir très occupée…»

« On ne trouvera pas les œufs, souscette neige…», s’est désolée Stéphanieen constatant qu’un épais tapis blanccouvrait déjà le sol.

Pâques sans chasse aux œufs, ce n’estpas Pâques. Aussi, tout le monde s’est-ilmis à la tâche sans tarder. On n’avait pasle temps de vider chaque œuf et de ledécorer finement à l’aquarelle, mais onpouvait toujours appliquer de la gouacheou du crayon-feutre sur des œufs durs,non?

Marie, que Geneviève Perreault ainvitée pour qu’elle ne passe pas seulecette soirée anniversaire de la mort deMathieu (ça fait une semaine, déjà), s’estportée volontaire pour faire cuire lesœufs (« Je suis nulle en dessin», a-t-elleexpliqué), grand-papa Marcel et grand-maman France ont été appelés en

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renfort, et la décoration des œufs avancegaiement.

Un coup de sonnette prolongé faitsursauter les artistes.

Serge Bourdon jette un coup d’œil àl’horloge accrochée au mur de la cuisine.Vingt heures. Qui cela peut-il bien être ?

Deuxième coup de sonnette, encoreplus insistant.

«Ça va, ça va… J’arrive.»À peine a-t-il déverrouillé la porte

extérieure que Pierre Ross apparaît aprèsavoir grimpé l’escalier intérieur troismarches à la fois. Il est pâle, tendu, pluséchevelé encore que d’habitude. Sa têteet ses épaules sont saupoudrés de neigefondante.

« Sabine, dit-il d’une voix curieuse-ment oppressée. Où est Sabine ?»

Geneviève Perreault sent l’angoissel’envahir. Il n’y a pas de raison, pourtant.Elle se lève et fait deux pas vers Pierre,immobile près de la porte.

« Elle est à l’Oratoire pour la Vigilepascale, avec Xavier et Jérôme. Elle apassé la journée avec eux.»

Pierre fixe sur elle un regard qui laglace jusqu’au cœur.

«En es-tu bien sûre ?»

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Brusquement, Geneviève n’est plussûre de rien.

«C’est ce qu’ils ont dit», répond-elled’une voix blanche.

En quelques mots, Pierre Ross parledu message laissé sur son cellulaire.

Debout dans la porte de la cuisine,Marie Lozier ne perd rien de l’échange.Quand Pierre répète les paroles deSabine, elle porte les mains à son visageavec une exclamation étouffée.

«Oh non!»Pierre tourne alors le regard vers elle,

et Marie a l’impression de chavirer. Cesont les mêmes yeux qu’à l’église, desyeux très bleus sous des sourcils trèsnoirs, mais le regard qui avait alorssoutenu le sien et lui avait transmis saforce tranquille a complètement disparu.À cet instant, Pierre a un regard fou. Foude douleur, d’angoisse et de désespoir.Marie reconnaît ce regard. C’est celuid’un père qui craint de perdre sonenfant. Elle devait avoir le même quandelle cherchait Mathieu dans la nuit, unesemaine plus tôt. Exactement unesemaine plus tôt.

« Je vais à l’Oratoire », dit Pierred’une voix sourde, les yeux toujours fixés

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sur ceux de Marie. « Je vais trouverXavier et Jérôme et leur demander où estSabine…

— Et s’ils n’y sont pas ? » demandeGeneviève, pâle et immobile au milieude la salle à manger. « S’ils sont avecSabine, quelque part en compagnie del’assassin ?»

Pierre secoue la tête.« Ils ne sont pas avec Sabine. Dans

son message, elle parle à la premièrepersonne. Elle est seule, c’est évident. »

Seule et en danger, ajoute-t-il en lui-même en tentant de faire taire la paniquequi monte en lui à cette idée.

Il tourne les talons et commence àdescendre l’escalier.

« Attendez ! dit Marie Lozier derrièrelui. Je vais avec vous.»

*

La neige tombe toujours, fine et ser-rée. Les rues sont glissantes, la visibilitéest nulle, mais Pierre fonce à toutevitesse dans la ville quasi déserte. L’ave-nue du Mont-Royal, la voie Camillien-Houde, le chemin de la Côte-des-Neiges(particulièrement bien nommé ce soir-là), le chemin Queen-Mary…

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En route, il a grillé trois feux rougeset dérapé dangereusement dans unecourbe, sur le mont Royal. Marie, assiseà côté de lui, n’a pas sourcillé. Le trajets’est déroulé dans un silence total.

Au moment où Pierre quitte le che-min Queen-Mary pour entrer sur leterrain de l’Oratoire, Marie ouvre labouche pour la première fois.

« Allez tout en haut, dit-elle. On vaavoir accès directement à la basi-lique. »

Mais la route proposée par Marie estfermée. Une voiture en panne en bloquel’accès.

Avec un juron, Pierre se gare devantla crypte. Aussitôt, un gardien de sécu-rité surgit.

«Vous n’avez pas le droit de rester là,dit-il. Vous devez aller dans le stationne-ment.»

Pierre brandit un badge.«Police», lance-t-il d’une voix brève

avant d’entrer dans la crypte au pas decourse, suivi de près par Marie.

Ce n’est pas la première fois quePierre vient à l’Oratoire, mais jamais iln’a trouvé le trajet jusqu’à la basiliqueaussi long, aussi compliqué. La crypte, uncouloir, un escalier mobile, une grande

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salle, un autre escalier mobile… Ça nefinira donc jamais ?

Pierre et Marie, à bout de souffle,arrivent enfin dans la basilique, où laVigile pascale suit son cours. Les fidèlessont debout, des cierges allumés à lamain.

« Aux sources de la vie nous venonspuiser. Aux sources de la vie l’homme estlibéré », chante la chorale pendant quel’on procède à la bénédiction des cierges.

Pierre ne voit rien de tout ça. Il foncevers le chœur sans s’occuper du reste.

«Monsieur, monsieur ! Arrêtez ! Vousn’avez pas le droit !»

Cette fois, Pierre ne se donne mêmepas la peine de sortir son badge. Il conti-nue simplement à avancer à grandesenjambées, Marie à ses côtés. Dansl’assemblée, les gens commencent àmurmurer, à les montrer du doigt. Dansle chœur, l’officiant fronce les sourcils,vaguement inquiet. Les Petits Chanteurs,eux, se poussent du coude en chucho-tant.

« Regardez ! C’est le policier ! Il estavec la mère de Mathieu ! Qu’est-cequ’ils viennent faire ici ? Peut-être qu’ilsont trouvé l’assassin ? Peut-être qu’ilssont venus l’arrêter ? Peut-être que c’est

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Chamberland ? Ou bien le père Blondin ?Peut-être que…»

Mais quand Pierre Ross arrive àl’avant de la basilique, ce n’est pas pourdire «Au nom de la loi, je vous arrête»ni pour passer les menottes au directeurde la chorale.

« Sabine ? lance-t-il vers l’assistanced’une voix qui résonne dans toute labasilique. Où est Sabine ?»

N’obtenant aucune réponse, il setourne vers la chorale.

« Xavier ? lance-t-il d’une voixétranglée. Jérôme? Où est Sabine ?»

Les deux garçons sortent des rangs.« Elle n’est pas… elle n’est pas à la

maison ? » demande Xavier dans unsouffle.

Pour toute réponse, Pierre Rossagrippe les jeunes chanteurs par le braset fait mine de les entraîner avec lui.Marie l’arrête en posant une main surson épaule.

« Attendez, dit-elle doucement.Laissez-les au moins ôter leur aube…»

Pierre lâche les bras des garçons. «Faites vite», dit-il simplement.

*

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Pourvu qu’il ne soit rien arrivé àSabine ! Pourvu qu’il ne soit rien arrivé àSabine !

Tout en dévalant les escaliers encompagnie de Pierre Ross, de MarieLozier et de Jérôme, Xavier ne peut quese répéter ces mots, encore et encore. Il ya déjà eu Mathieu. Il ne faut pas qu’ilarrive malheur aussi à Sabine !

« Peut-être qu’elle est rentrée à lamaison ?» risque-t-il d’une voix timide aumoment où ils atteignent l’auto.

Pierre lui tend son cellulaire.«Vérifie. »Xavier appelle donc chez lui, où son

père lui apprend qu’ils n’ont toujours pasnouvelles de Sabine.

*

Jérôme est si épouvanté qu’il neparvient pas à formuler une seule penséecohérente.

Sabine. Mathieu. Mathieu. Sabine. Il les a abandonnés. Tous les deux, il

les a abandonnés.Les joues inondées de larmes, il ne se

rend même pas compte qu’il gémit à voixhaute.

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*

Tout en fonçant vers la pharmacie oùXavier et Jérôme ont laissé Sabinequatre heures plus tôt, Pierre Ross, quine prie jamais, se surprend à prier.

Mon Dieu, protégez ma petite fille.Mon Dieu, mon Dieu…

Il ne sait pas vraiment s’il imploreDieu, ou le destin, ou la vie elle-même,mais il sait qu’il n’a jamais voulu quelquechose avec autant d’intensité, autant dedésespoir.

Mon Dieu, faites qu’il ne lui arriverien. Faites qu’elle n’ait pas peur. S’ilvous plaît, faites qu’elle n’ait pas mal.Surtout, surtout, faites qu’elle ne soitpas…

Même en pensée, Pierre est incapablede compléter sa phrase.

Sabine, Sabine… Ma petite fille. Mavie.

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21

« C’est ici qu’elle était quand on estpartis », indique Xavier en montrantl’entrée de la pharmacie.

Pierre Ross regarde autour de lui.Avec le temps qu’il fait, l’avenue duMont-Royal est déserte, et la neige quicontinue à s’accumuler sur le trottoirtotalise maintenant une quinzaine decentimètres d’épaisseur. Impossible dedistinguer des marques de craie là-dessous...

« Vous pourriez demander que letrottoir soit déneigé», suggère Xavier.

Le père de Sabine a un mouvementd’impatience. Le garçon s’imagine sansdoute que les policiers ont tous les pou-voirs…

« Trop compliqué. Trop long. Et çane donnerait probablement rien. » Ildésigne la pharmacie. « Je vais me ren-seigner à l’intérieur.»

La caissière à qui il s’adresse ne peutmalheureusement pas lui dire grand-chose.

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« Oui, j’ai remarqué la fille au pon-cho, mais je ne sais pas à quelle heureelle est partie.

— Avez-vous vu si elle était avecquelqu’un ? Si elle suivait quelqu’un ?»

La jeune femme secoue la tête.« Aucune idée. Mais vous pouvez

demander à Annie Medeiros, la pharma-cienne. Je sais qu’elle est allée lui parler,à un moment donné. La fille était avecun autre jeune.

— C’était moi», dit Xavier.La caissière le regarde.«Ça se peut, oui. »Pierre Ross se dirige déjà vers l’arrière

de la pharmacie, où se trouve le comp-toir des médicaments sur ordonnance.

*

« C’est votre fille ? répète AnnieMedeiros en fronçant les sourcils. Et ellea disparu ? Mon Dieu, j’espère qu’il ne luiest pas arrivé malheur !»

La jeune femme est sincèrementinquiète, et elle voudrait vraiment lesaider.

« Je suis sûre qu’elle n’était plus làquand je suis sortie pour souper, vers dix-huit heures trente…» Elle se tourne vers

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la petite pièce où son patron finit deremplir une bouteille de comprimés.« Vous, monsieur Turcotte, avez-vousremarqué si la jeune fille au poncho étaitencore là quand vous êtes allé souper ?»

Alfred Turcotte met ses comprimésde côté et s’approche du comptoir.

«Malheureusement, dit-il, je n’ai pasl’esprit d’observation : je suis trop dis-trait. » Il appuie cette affirmation d’unhochement de tête. « Ainsi donc,reprend-il, c’est votre fille. Une enfantremarquable… Un peu curieuse, peut-être, mais…» Il hausse les épaules avecun petit sourire triste. « Je suis pas malcertain qu’elle n’était pas dans l’entrée dela pharmacie quand je suis revenu desouper, mais je n’ai pas remarqué si elle yétait quand je suis parti…»

Pendant que le pharmacien parle,Xavier regarde un peu partout autour delui. Soudain, il pousse une exclamation :

«Les caméras de surveillance ! Il y ena sûrement une qui a filmé Sabine… etl’assassin !»

Aussitôt, tous les regards se tournentvers l’avant de la pharmacie, où setrouvent les caisses. Plusieurs camérassont suspendues au plafond, pointéesdans différentes directions.

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Pierre saisit Xavier par les épaules etl’étreint brièvement.

«Bravo !» dit-il simplement avant dese tourner vers Alfred Turcotte, à qui ildemande qui est responsable des camérasvidéo.

« Simon Deland, le gérant. Je l’ap-pelle tout de suite. Quant à moi, si vousvoulez bien m’excuser…» Le pharma-cien tend le bras vers la pièce du fond.« J’ai du travail…»

*

« Vous dites que votre fille vous alaissé le message à dix-sept heures dix-huit», récapitule le gérant quand ils sonttous installés dans son bureau, devant unpetit écran permettant de visionner lesbandes enregistrées par les caméras desurveillance. « À partir de quelle heurevoulez-vous vérifier les enregistrements ?Dix-sept heures ? Dix-sept heures dix ?Dix-sept heures quinze ?

— Dix-sept heures dix, répond PierreRoss. Sabine m’a appelé dès qu’elle a vul’individu déposer ses bonbons.

— Et puis, Jérôme et moi, on estpartis aux alentours de dix-sept heures

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dix, ajoute Xavier. À ce moment-là, il nes’était encore rien passé. »

Simon Deland approuve d’un signe detête.

«Dix-sept heures dix, alors. Je suggèrede commencer par la caméra numéro 3,dit-il. C’est celle qui me semble la mieuxplacée pour capter ce qui se passe dansl’entrée…»

L’entrée de la pharmacie, dans laquellese trouvent les machines à bonbons ainsique le téléphone à partir duquel Sabine aappelé son père, est dotée de trois portes :la porte extérieure, qui donne sur l’avenuedu Mont-Royal ; et, à l’intérieur, disposéesà angle droit, l’entrée et la sortie de lapharmacie elle-même.

La caméra numéro 3 est pointée sur lacaisse la plus proche de la sortie. L’imagequ’elle fournit montre, légèrement enangle, la caisse elle-même et les clientsqui s’y présentent ; vers la gauche, enarrière-plan, se trouve l’entrée de la phar-macie, dont on ne distingue pratiquementrien. Les murs qui séparent l’entrée et lapharmacie sont en verre, mais les refletsdes lumières, la distance ainsi que lapiètre qualité des images obtenues par lacaméra de surveillance empêchent debien voir ce qui se passe dans l’entrée,

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sauf quand la porte de sortie est ouverte.Dans ce cas, on peut en observer une par-tie. L’angle de la caméra permet d’aper-cevoir notamment le téléphone public,sur le mur du fond, et, plus près, juste àdroite de la porte, les distributeurs debonbons.

Pierre Ross et les autres fixent avecattention l’écran sur lequel défilent lesimages prises quelques heures plus tôt.Au bas de l’écran, l’heure est indiquéeen surimpression.

17 h 10 – Une femme paie ses achatsà la caisse. Elle prend sa monnaie,ramasse ses sacs et se dirige vers la sortie.Quand elle pousse la porte, on entrevoit,dans l’entrée, une silhouette quidisparaît aussitôt vers la droite.

« C’est elle ! C’est Sabine ! » s’ex-clame Xavier en pointant l’index surl’écran.

Simon Deland fait reculer l’image,qu’il fige quand apparaît la silhouetteétrangement bossue.

« C’est Sabine, répète Xavier. Elleavait son sac à dos sous son poncho.Stéphanie a dit qu’elle ressemblait àQuasimodo.»

Pierre Ross hoche la tête sans riendire, les yeux rivés sur l’écran. Sa fille est

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là, devant lui, et il voudrait lui hurlerd’arrêter, de faire attention, de rentrer àla maison… C’est ridicule, il le sait, ettout à fait inutile, mais…

« Qu’est-ce qu’elle fait ? demandeMarie Lozier, assise à sa gauche.

— Elle entre dans la pharmacie,répond Simon Deland.

— Pour quelle raison ? » demandeXavier, sourcils froncés.

Simon Deland hausse les épaules.« On va sûrement le savoir un peu

plus loin dans l’enregistrement, dit-il ens’apprêtant à remettre la bande enmarche.

— Attendez ! intervient Pierre Ross.Peut-être qu’elle venait de voir quelqu’undéposer les bonbons et qu’elle a décidé dele suivre à l’intérieur. Reculez donc unpeu, pour voir. »

Simon Deland fait reculer l’enregis-trement, sans résultat. La porte restefermée, empêchant de distinguer ce quise passe dans l’entrée, jusqu’à dix-septheures six, heure à laquelle un adolescentcoiffé d’une casquette quitte la pharma-cie. Dans l’entrebâillement de la porte,on aperçoit trois jeunes qui discutent enfaisant de grands gestes.

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«C’est nous ! disent Jérôme et Xavieren même temps. C’est Sabine et nous !»

Simon Deland jette un regard àPierre Ross, qui lui dit de ramener labande là où il l’a arrêtée précédemment.

« Quand Sabine entre dans lapharmacie», précise-t-il.

17 h 11 – Un homme vêtu d’unimperméable, et qui a sans doute payéses achats à une caisse plus éloignée de lasortie, apparaît de dos au bas de l’écran.Il marche vers la sortie, pousse la porteet sort. Dans l’entrée, on ne distinguerien de spécial. Au même instant, unejeune fille arrive à la caisse située près dela sortie en poussant un panier lour-dement chargé.

17 h 12 – Pendant que la caissières’occupe des achats de la jeune fille,Sabine apparaît derrière celle-ci, un sacde chips et une cannette de 7-Up dansles mains (« C’est pour ça qu’elle estentrée dans la pharmacie », commenteJérôme à voix basse). Pendant qu’elleattend, une femme accompagnée d’unenfant, puis un homme qui porteplusieurs sacs apparaissent au bas del’écran, se dirigent vers la sortie,poussent la porte et disparaissent. Lapremière fois, on voit l’enfant s’arrêter

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près des machines à bonbons et lever latête vers sa mère. La deuxième fois, lamère et l’enfant ont disparu. L’hommequi sort se déplace légèrement vers lagauche pour laisser passer quelqu’un quiarrive de dehors, mais qu’on n’a pas letemps de voir à l’écran avant que la portese referme.

17 h 13 – Au moment où Sabinedépose ses achats près de la caisse, AlfredTurcotte, le pharmacien, passe derrièreelle pour aller vers la sortie. Il salue lacaissière d’un petit signe de tête. Ilpousse la porte et la tient ouverte unmoment pour permettre à une femme quimarche avec des béquilles de sortir.Avant que la porte se referme, on voitAlfred Turcotte et la femme auxbéquilles se diriger vers la porte quidonne sur le trottoir.

17 h 14 – Pendant que Sabine paieses achats, la jeune fille qui la précédait àla caisse, et qui a des sacs plein les bras,ouvre la porte en s’appuyant dessus detout son poids. Au moment où la porte sereferme, on aperçoit une jambe quis’approche des machines à bonbons.

17 h 15 – Sabine avance vers la sortietout en ouvrant son sac de chips. Aumoment de pousser la porte, elle a un

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brusque mouvement de surprise avant des’immobiliser complètement. La têtetournée vers la porte, à travers laquelleelle semble observer quelque chose, elledépose son sac de chips et sa cannette de7-Up sur le dessus du photocopieur quise trouve à sa gauche et dont on voitl’extrémité à l’écran. Soudain, ellepousse vivement la porte et se penchevers un distributeur. Pendant que laporte se referme, on la voit prendre desbonbons dans le godet du distributeur etles mettre dans la poche droite de sonblouson, sous son poncho. Il n’y apersonne d’autre près des machines àbonbons.

17 h 16 – Une fillette d’une dizained’années paie une tablette de chocolat àla caisse située près de l’entrée. Avant desortir, elle prend le temps de déballer sonchocolat et d’en croquer quelquesmorceaux.

Devant l’écran, tout le monde retientson souffle. « Ouvre la porte ! imploreXavier à haute voix. Allez, ouvre laporte ! Il faut qu’on voie Sabine…»

17 h 17 – La fillette se décide enfin àsortir. Par la porte ouverte, on voitSabine au téléphone, en train degesticuler et de crier. Avant que la porte

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se referme complètement, on la voitraccrocher, puis se précipiter vers la rue.

La bande est muette, bien sûr, maisPierre Ross a l’impression que toute lapièce résonne du cri de sa fille. «Papa…papa ! Je l’ai trouvé ! J’ai trouvé l’assas-sin ! » Il ferme les yeux un instant.Sabine, Sabine, qu’est-ce qui t’a pris decourir après lui ?

« Revenez deux ou trois minutes enarrière, dit-il à Simon Deland en rou-vrant les yeux. Juste avant que Sabineaperçoive l’assassin. Et passez la bande auralenti. »

Sabine est en train de payer sesachats. La jeune fille aux bras remplis desacs s’appuie contre la porte pour sortir.Au moment où elle lâche la porte etcommence à s’éloigner, une jambe appa-raît dans l’entrebâillement, une jambe quis’approche des distributeurs de bonbons.

« Stop ! » ordonne Pierre Ross, etSimon Deland immobilise aussitôtl’image.

Tout le monde a les yeux rivés sur lajambe, petite et floue à l’écran.

« C’est la jambe de l’assassin ?demande Jérôme à voix basse.

— Sûrement, répond Pierre Ross. Çane peut être que quelqu’un qui arrive de

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dehors et qui, au lieu d’entrer dans lapharmacie, reste plutôt dans l’entrée etse dirige vers les distributeurs. Dansquelques secondes à peine, Sabine vaapercevoir l’assassin. Cette jambe nepeut appartenir qu’à l’assassin…»

La jambe, stoppée au milieu d’uneenjambée, appartient clairement à unhomme. Un homme qui semble vêtu defaçon conservatrice, si on se fie à cequ’on voit : un bas de pantalon au plinet, un bout de chaussette, un soulier fin.

« Faites avancer la bande image parimage, dit Pierre Ross. On ne voit pasgrand-chose à travers la vitre, mais on vapeut-être arriver à distinguer sa si-lhouette. On aura une idée de sa gran-deur, on verra peut-être s’il porte deslunettes, une barbe…»

Malheureusement, l’exercice nedonne pas grand-chose. On devine uneombre, sans plus.

« Il tient un parapluie, dit soudainXavier en montrant quelque chose qui,effectivement, pourrait être le bout d’unparapluie.

— Avec le temps qu’il faisait, ça nenous avance pas beaucoup, répliqueJérôme. Tout le monde avait un para-pluie…

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— Sauf que ça ne servait à rien,précise Xavier. Il ventait tellement quetout le monde était trempé de la tête auxpieds, de toute façon…»

Marie Lozier pousse une exclamationétouffée.

« Oh ! mon Dieu ! » dit-elle en por-tant une main à sa bouche.

Pierre Ross se tourne aussitôt verselle.

«Qu’y a-t-il ? demande-t-il d’une voixtendue.

— Le pantalon… Le pantalon de l’as-sassin n’est pas mouillé du tout, pas plusque sa chaussure… Il ne venait pas dedehors.

— Pourtant, le sens de son enjam-bée… »

Il s’interrompt brusquement.« Oh ! mon Dieu ! » dit-il à son tour

en regardant Marie. Il se tourne ensuitevers Simon Deland. «Reculez jusqu’à cequ’on voie Alfred Turcotte à l’écran »,dit-il.

Bientôt, Alfred Turcotte apparaît àl’écran, droit et digne comme d’habitude.Comme d’habitude, aussi, il estimpeccablement vêtu. Trench de couleursombre, pantalon au pli net, chaussuresde qualité… L’image a beau être floue, iln’y a aucun doute possible.

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« C’est lui, dit Marie Lozier d’unevoix étranglée. Il n’était pas parti, ilavait simplement ouvert la porte pourpermettre à la femme aux béquilles desortir.

— Le parfait gentleman, comme tou-jours », conclut Pierre Ross d’une voixtremblante de rage avant de sortir dubureau de Simon Deland au pas decourse.

*

« Monsieur Turcotte ? répète AnnieMedeiros en ouvrant de grands yeux. Ilest déjà parti. Il avait un rendez-vousimportant…»

22

À peine Alfred Turcotte a-t-il vudisparaître le petit groupe dans le bureaude Simon Deland qu’il quitte la phar-macie en vitesse après avoir dit à Annie

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Medeiros qu’il avait un rendez-vousimportant.

Il n’hésite même pas en découvrant letrottoir enneigé. Ce n’est vraiment pas lemoment de s’attarder dans le coin. Tantpis pour ses souliers neufs et pour sonpantalon impeccablement pressé… Lecol de son trench bien relevé, les mainsdans les poches, Alfred Turcotte affrontela tempête.

Il s’arrête au coin de la rue, à bout desouffle. La neige lui arrive à mi-mollets,et il a du mal à avancer. Pourtant, il n’apas un instant à perdre. Il regarde autourde lui. La neige tombe toujours aussi dru,et la circulation se fait rare. Ce ne sontpas les conditions idéales pour trouver untaxi. À moins que… Le pharmacien serappelle avoir déjà vu une file de taxis enattente, à deux ou trois rues de là. Avecun petit soupir, il baisse la tête, plongeles mains dans les poches de son manteauet recommence à avancer, trèslentement, le long de l’avenue du Mont-Royal.

Au bout d’un laps de temps qu’il ose àpeine imaginer et qui, de toute façon, nepeut être que trop long, il monte enfindans un taxi et donne son adresse auchauffeur avant d’appuyer son dos

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endolori contre le dossier et de fermer lesyeux un instant.

Ainsi, la jeune curieuse s’appelaitSabine et elle était la fille de ce policier.Le monde est petit, se dit AlfredTurcotte, qui a souvent eu l’occasion devérifier la vérité contenue dans cesquelques mots.

Le pharmacien ne sait pas si lesenregistrements sont compromettantspour lui, mais il juge préférable de necourir aucun risque et de se débarrasserdu cadavre au plus vite. Pour le reste,même si les policiers ont des soupçons,ils ne pourront rien prouver. Il s’esttoujours montré très prudent.

Mais quelle malchance, tout demême, d’être tombé sur la fille de celui-là même qui était sur sa trace et qu’ilavait réussi à envoyer sur la piste d’unehypothétique Virginie ou Caroline, letemps de se débarrasser de la petitefouine qui posait vraiment trop de ques-tions et qui surveillait les distributeurs debonbons d’un peu trop près. Ses copains,par contre, ne l’inquiètent pas trop,même s’il les a trouvés plutôt envahis-sants ce jour-là. Toute la journée, il aobservé leur manège en se demandantquand il allait pouvoir mettre son plan à

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exécution. Pour cela, il fallait que la fillesoit seule et que ses amis ne risquent pasde surgir de façon inopinée. Ce n’estqu’en fin de journée, alors qu’il com-mençait à désespérer, qu’il a vu les deuxgarçons partir ensemble, traverser la rueen courant et monter dans l’autobus quiarrivait à ce moment-là. Tout vient àpoint à qui sait attendre, s’est-il dit avantd’annoncer à Annie Medeiros qu’il allaitsouper chez lui. Le reste a été un jeud’enfant. Il s’est assuré que la jeunecurieuse le voyait déposer des bonbonsdans la machine et qu’elle les en retirait,puis qu’elle le suivait jusque chez lui. Iln’a eu qu’à ouvrir la porte menant àl’ancienne cave à charbon, puis à ypousser la petite fouine qui, évidemment,n’a pu résister à la tentation de venir voirce qui se trouvait là… La dénomméeSabine était brillante, Alfred Turcotte nepeut le nier, mais tellement prévisible !

«Ça fait 4,50 $.»Le pharmacien sursaute. Il était vrai-

ment perdu dans ses pensées… Il ne saitmême pas combien de temps a duré letrajet.

Il tend un billet de cinq dollars auchauffeur, descend du taxi et monte lestrois marches menant à son balcon.

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Il entre et, sans prendre la peine d’enle-ver son trench ni ses souliers détrempés,il suit le couloir jusqu’à la porte qui setrouve juste avant la salle à manger, laporte qui donne accès au sous-sol, d’où ilpourra se rendre dans la portion de lacave où il a laissé Sabine.

Il ne se demande même pas si celle-ciest déjà morte. Un des avantages ducyanure, c’est sa rapidité d’action. Lajeune fille a d’abord dû éprouver desmaux de tête, de la somnolence et desvertiges avant d’avoir des convulsions,puis de sombrer dans le coma. La mort adû suivre rapidement, causée par un arrêtcardiaque.

Sur le coup, il a un peu regrettéd’avoir à modifier sa stratégie, mais, àprésent, il se réjouit d’avoir eu recours aucyanure plutôt qu’à son anticoagulanthabituel. Il ne pouvait quand même pasespérer que Sabine se blesse d’elle-mêmeet qu’elle se mette à saigner… Quant àlui infliger lui-même des coups ou desblessures, il n’en était simplement pasquestion. Il n’est pas un tueur.

Je ne suis que la main de Dieu, serépète Alfred Turcotte en ouvrant laporte menant au sous-sol. L’humbleinstrument du destin.

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*

En entendant une porte s’ouvrir auloin et des pas progresser au-dessus de satête, Sabine s’immobilise, tous les sens enalerte. Que se passe-t-il ?

Après le départ du pharmacien, elle ad’abord fouillé à tâtons dans son sac àdos, où elle a fini par trouver sa petitelampe de poche. Ensuite, la lampe depoche entre les dents, elle a tenté deforcer la porte par laquelle elle étaitentrée, mais elle s’est vite rendu compteque celle-ci ne céderait jamais. Elle étaitsoigneusement capitonnée et, sous lerembourrage, elle semblait lourde, solide,et constituée d’un matériau très dur. Dufer ? Du béton ? Sabine n’a pas perdu detemps à essayer de le découvrir.

Sa lampe de poche à la main, elle aensuite examiné la minuscule pièce deterre battue où elle était enfermée, etdont le plafond était très bas, et en estvenue à la conclusion qu’il s’agissait sansdoute d’un réduit ayant déjà servi àentreposer du charbon : des traces noireset très salissantes parsemaient le sol et lesmurs. Sinon, la pièce était nue.

À ce moment, elle a éteint sa lampede poche, afin d’économiser les piles, elle

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s’est assise par terre et elle a réfléchi. Ilfallait qu’elle sorte de là, c’était évident.Le pharmacien allait sûrement finir parrevenir, et elle n’avait aucune envied’être encore là à son retour. L’effet ducyanure était fulgurant, avait ditl’assassin. Il s’attendrait donc à la trouvermorte. Or, Sabine n’avait pas l’intentionde mourir, ni même d’avoir l’air morte.Avec un petit sourire, elle a glissé lamain dans la poche de son blouson, où setrouvaient les bonbons empoisonnés aucyanure. Heureusement qu’elle avaitpensé à mettre des échantillons debonbons dans son sac à dos… et qu’elleavait réussi à prendre trois de ceux-ci età les avaler sans que le pharmaciendécouvre la supercherie !

Encouragée par l’idée qu’elle avaitréussi à tromper un homme coupable deplusieurs meurtres, Sabine s’est relevée eta entrepris d’explorer sa prison. Unechose était sûre : elle n’allait pasattendre la mort sans rien faire.

À la lueur de sa lampe de poche, ellea donc examiné systématiquement le sol,le plafond et les murs de sa prison. C’estainsi qu’elle a découvert une trappe,dans le haut du mur opposé à l’entrée.

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La trappe ne s’est pas ouverte facile-ment (ç’aurait été trop beau), mais, àforce de pousser, de gratter, de s’écorcherles ongles et d’user son canif, Sabine aréussi à la pousser et à se hisser dans l’ou-verture ainsi obtenue.

Une fois de l’autre côté, elle a pointéle faisceau de sa lampe de poche un peupartout autour d’elle. La pièce danslaquelle elle se trouvait maintenant étaitplus haute que le réduit où le pharmacienl’avait enfermée, mais il était clair qu’ils’agissait d’un sous-sol. Les rares fenêtresétaient petites, grillagées et situées toutau haut d’un des murs. Une odeur derenfermé imprégnait les lieux, d’où sedégageait une impression d’abandon. Desboîtes de carton poussiéreuses s’empi-laient le long d’un mur. Une petite piècehumide servait visiblement de salle delavage…

Finalement, dans un coin, Sabine aaperçu un escalier.

C’est au moment où elle s’apprêtait àmonter cet escalier qu’elle a entendu uneporte s’ouvrir et des pas s’avancer au-dessus d’elle.

*

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Alfred Turcotte ne se méfie absolu-ment pas. Son unique pensée, quand ilouvre la porte menant au sous-sol, c’estqu’il doit faire vite. Il va utiliser lagrande bâche qui se trouve dans la sallede lavage pour en envelopper le cadavrede la petite fouine. Le lieutenant-détective Pierre Ross n’est pas du genre àlaisser traîner les choses, et il est foud’inquiétude quant au sort de sa fille. Pasquestion, par conséquent, de lui laisser letemps de découvrir le corps de Sabineici, dans l’ancien réduit à charbon.

Une fois la porte ouverte, AlfredTurcotte pose le pied droit sur la pre-mière marche. Aussitôt, une bêtefurieuse se rue sur lui et tente de l’écarterafin de s’enfuir. Le pharmacien ne prendmême pas le temps de réfléchir. Il lèveles mains devant lui et pousse de toutesses forces.

Avec un cri d’effroi, Sabine tombe àla renverse. Elle dégringole jusqu’au piedde l’escalier, où elle reste allongée, lajambe droite bizarrement repliée souselle.

*

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En haut de l’escalier, Alfred Turcotteest pétrifié. Ce n’est pas possible. Lapetite fouine ne peut pas être encorevivante. La dose de cyanure qu’il lui afait avaler aurait tué un bœuf…

Il descend quelques marches,s’arrête, observe Sabine qui gémit dou-cement, toujours étendue au bas desmarches.

«Papa…»Alfred Turcotte laisse échapper un

ricanement.« Ton père ne peut rien pour toi »,

dit-il d’une voix qui n’a plus rien dedigne ni de grave.

C’est le diable, songe Sabine entredeux élancements. Je suis tombée auxmains du diable…

Le diable descend encore quelquesmarches. Il n’est plus qu’à quelques pasde Sabine, incapable de bouger. C’estfini, se dit l’adolescente. Il va me tuer.

« Je ne comprends pas, dit AlfredTurcotte d’une voix grinçante. Tudevrais être morte.»

Malgré sa douleur, malgré sa terreur,Sabine ne peut s’empêcher de sourire.Elle a trompé le diable. Tout le mondene peut pas en dire autant.

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« Je ne les ai pas pris, les bonbons,dit-elle d’une voix affaiblie par lasouffrance. Ils sont encore dans mapoche…»

D’abord, Alfred Turcotte ne réagitpas. Puis…

«Quoi ? !» rugit-il.Il dévale les dernières marches à

toute vitesse et se penche sur Sabine, quilutte pour ne pas perdre conscience. Aumoment où il va fouiller ses poches, un fracas se fait entendre au rez-de-chaussée.

« Police ! » hurle la voix de PierreRoss, qui vient d’enfoncer la porte d’enavant. « Rendez-vous, sinon je neréponds pas de mes actes…»

23

Déjà, les pas du policier s’approchentde l’escalier.

«Papa !» crie Sabine en rassemblanttoutes ses forces.

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En quête d’une issue, Alfred Turcottejette un regard affolé autour de lui.Soudain, il aperçoit la trappe menant àl’ancien réduit à charbon, et son regards’illumine. C’est que, contrairement àSabine, le pharmacien possède la clé dela lourde porte capitonnée…

Alfred Turcotte vient à peine derefermer la trappe derrière lui que PierreRoss apparaît au haut de l’escalier.

« Papa…», répète Sabine d’une voixplus faible.

Pierre Ross a l’impression qu’on vientde lui scier les deux jambes. Il doit seretenir au cadre de porte pour ne pastomber.

« Sabine ! » murmure-t-il d’une voixétranglée avant de dévaler les marchesquatre par quatre. « Sabine, oh ! monDieu, Sabine !» répète-t-il en prenant safille dans ses bras.

Celle-ci ne peut s’empêcher degrimacer de douleur.

Aussitôt, son père s’affole. Sabine, saSabine adorée, a été détenue par lemaniaque au poison, dont toutes lesvictimes ont succombé à des hémorragiesmassives. Et Sabine est blessée. En cemoment même, elle est peut-être en trainde se vider de son sang !

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Pierre Ross saisit son cellulaire etcompose un numéro d’un doigt trem-blant.

« C’est Ross ! hurle-t-il dès quequelqu’un décroche. Envoyez une équipemédicale de toute urgence à… à…

— 4423, Christophe-Colomb, souffleMarie Lozier, qui vient d’arriver près delui.

— 4423, Christophe-Colomb, répètePierre Ross d’une voix tendue. Il fautqu’ils puissent contrer les effets d’unanticoagulant puissant, l’hépacourine.»

Dans ses bras, Sabine remue la têtede gauche à droite.

« Non, dit-elle d’une toute petitevoix. Je n’ai pas pris d’hépacourine. Maisje pense que j’ai une jambe cassée… Tuvas arrêter l’assassin, hein, papa ?»

Puis elle s’évanouit.

*

«Pierre ! Pierrre !»La voix de Xavier tire le policier de la

panique dans laquelle l’a plongé l’éva-nouissement de sa fille. Il lève la tête etaperçoit l’adolescent au haut desmarches.

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« Pierre ! Le pharmacien est en trainde se sauver ! Il vient de sortir du garageavec son auto…»

Pierre Ross est déchiré. Le policierveut se lancer à la poursuite du meurtrier,mais le père ne peut se résoudre à aban-donner sa fille, toujours inconscientedans ses bras.

« Allez-y, dit Marie Lozier à voixbasse. Je vais m’occuper d’elle. »

Pierre tourne vers Marie un regardégaré.

« Sabine, dit-il dans un souffle. Il nefaut pas qu’elle meure…»

Marie soutient son regard.« Elle ne mourra pas », dit-elle avec

assurance.Étrangement, Pierre est apaisé. D’un

seul coup, il sait que Marie dit vrai. Ilglisse la main de Sabine dans celle deMarie, se détache très doucement de safille, puis, après les avoir enveloppéestoutes les deux d’un dernier regard, ilcommence à grimper l’escalier.

«Pierre !»Le détective se tourne vers Marie.«Soyez prudent.»

*

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L’avantage, avec cette neige, se ditPierre Ross un peu plus tard, c’est que lesrues sont désertes. Et aussi qu’on peutsuivre les traces de Turcotte facile-ment…

Quand le détective est sorti dudomicile d’Alfred Turcotte, Xavier etJérôme – à qui le policier avait demandéde rester dehors par mesure de sécurité –lui ont indiqué que la voiture dupharmacien était grise, et qu’ils l’avaientperdue de vue au moment où elle s’enga-geait dans la rue bordant le parc LaFontaine.

Pierre Ross s’est aussitôt lancé à sapoursuite. En arrivant près de la rueSherbrooke, il a aperçu la voiture grisequi virait à gauche sur un feu rouge. ÀPapineau, elle a tourné à droite en déra-pant, frôlant une file de voitures station-nées.

Petit à petit, l’écart entre les deuxvéhicules se réduit. Au coin de Sainte-Catherine, Pierre Ross n’est plus qu’àune dizaine de mètres du pharmacien.Celui-ci a sans doute aperçu son poursui-vant et il accélère. Il brûle un autre feurouge, évite de justesse une voiture quiroule en direction nord et freine à morten voyant surgir un groupe de fêtards

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dans la lumière de ses phares. Un tête-à-queue, une longue glissade, et lavoiture d’Alfred Turcotte s’immobiliseenfin après avoir percuté un poteau.

Pierre Ross s’arrête à quelques mètresde la voiture accidentée. Il sort de sonauto, revolver au poing, et s’approche duvéhicule d’où sort justement le pharma-cien.

Les deux hommes restent immobiles,l’un devant l’autre.

Quand Alfred Turcotte a heurté lepoteau, sa tête a frappé le pare-brise, etson front s’orne maintenant d’une étoilesanglante.

Bien fait pour lui, songe Pierre Rossen pensant à Mathieu, à Andrew et àJulie-Anne. En pensant à Sabine. Puis ilsecoue la tête. Non, il ne doit pas penserà Sabine. Il est ici en tant que policier,pas en tant que père de Sabine.

Le policier qu’il est croit à la justiceet au droit, jugeant qu’il s’agit là devaleurs fondamentales de la civilisation.Il refuse un monde où régneraient lesvengeances individuelles, la loi du plusfort, la loi de la jungle.

Le père de Sabine, lui, voudrait sejeter sur Alfred Turcotte et lui arracherles yeux. Le battre et le torturer pour lui

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faire expier tout le mal qu’il a fait à safille et aux autres enfants.

À peine a-t-il pensé cela que PierreRoss se reprend. Non, ce n’est pas vrai.Le père de Sabine, lui aussi, veut que safille vive dans un monde où la justice estl’affaire de tous, pas celle d’individus quidéfendent leurs seuls intérêts.

Et, dans le cas qui l’occupe en cemoment, pour que la justice triomphe etqu’Alfred Turcotte soit puni comme il lemérite, il importe de ne faire aucuneerreur, de ne commettre aucune bavurequi pourrait nuire au procès ou permettreau pharmacien de s’en tirer à cause d’undétail technique ou d’un vice deprocédure.

Il s’approche davantage du pharma-cien.

« Alfred Turcotte, dit-il d’une voixferme, vous êtes en état d’arrestation.Vous êtes accusé des meurtres d’AndrewMason-Beauchamp, de Julie-AnneHamel et de Mathieu Lozier. Vous êteségalement accusé de séquestration et devoies de fait sur la personne de SabineRoss. Vous avez le droit de retenir lesservices d’un avocat…»

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7 avrilDimanche de Pâques –Résurrection du Christ

O quam preciosa erit vita,O quam pulchra est deique donantia…

Combien précieuse sera la vie,Comme il est beau le don de Dieu…

(Chant de l’Église de Rome pour le jour dePâques)

Jour 8

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24

Il est près de trois heures du matinquand Pierre Ross arrive devant chez lui.Il a enfin cessé de neiger, et, dans lalueur des lampadaires, la rue est étrange-ment belle. Ouatée, paisible, incroyable-ment douce. Aux antipodes de lajournée qu’il vient de vivre.

Avant d’entrer, il jette un coup d’œilà la maison voisine, où vivent lesPerreault-Bourdon. Sabine a-t-elle pumonter au troisième étage, avec sonplâtre ? Peut-être est-elle allée dormirplutôt chez grand-maman France etgrand-papa Marcel ?

Plus que tout au monde, Pierre vou-drait voir Sabine, la serrer contre lui,s’assurer qu’elle va bien, qu’elle n’a pastrop mal. Mais il ne peut décemment passonner chez les gens à une heure pareille.Encore heureux qu’il ait eu des nouvelles

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de sa fille par Marie Lozier, qui a laisséun message sur son cellulaire pendantqu’il était au quartier général du SPCUMpour faire part des derniers développe-ments au directeur, Raymond Marquis.

« Pierre, c’est Marie. Sabine va bien.Elle a une fracture simple du tibia et dupéroné, mais l’orthopédiste assure qu’iln’y aura pas de séquelles. Il est onzeheures, nous sommes encore à l’hôpitalavec Jérôme et Xavier, mais nous allonspartir bientôt, dès que le plâtre sera sec…Je… Bonne nuit. »

Sabine va bien. En entendant cestrois mots, Pierre a fermé les yeux et il estresté un instant immobile – épuisé, ému,incroyablement soulagé. Sabine va bien.Alors qu’elle aurait pu…

Pierre se secoue. Non, il ne va pas setorturer en imaginant tout ce qui auraitpu tourner mal. Sabine va bien, c’est toutce qui importe.

*

Une lumière brille dans la piècecentrale qui sert de salon, au bout ducouloir. Pierre fronce les sourcils. Quipeut bien…? Il avance vers le salon àgrands pas.

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«Chut ! dit Marie Lozier à voix basse.Sabine dort…»

Puis, constatant que le détective restelà sans bouger, les bras ballants et desquestions plein les yeux, elle ajoute :

« Sabine tenait beaucoup à dormirici. Elle voulait être sûre de vous voir dèsvotre retour. Elle voulait être sûre quevous alliez bien.»

Pierre hoche la tête, imperceptible-ment.

«Elle est dans sa chambre ? demande-t-il avec un geste vers l’arrière de l’appar-tement, au-delà de la cuisine, où setrouve la chambre de sa fille.

— Oui.»Il fait trois pas dans cette direction

puis se tourne vers Marie.« Vous ne partez pas tout de suite,

hein ? Vous attendez que je revienne ?»Marie hoche la tête.« Je vais attendre, oui. »Elle attend donc, dix minutes, puis

quinze, mais Pierre ne revient pas. Aubout d’un moment, elle va jusqu’à lachambre de Sabine et esquisse un sourireen découvrant Pierre profondémentendormi à côté de sa fille. Il a les piedsqui dépassent du lit, une main qui traînepar terre, et sa position semble

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particulièrement inconfortable, mais sonautre main repose près de celle deSabine, sa tête touche celle de sa fille, etil semble plus détendu que Marie ne l’avu jusque-là. Elle ne va quand même pasle déranger.

Elle reste un long moment à observerle père et la fille. Ainsi endormis, ils luisemblent aussi fragiles l’un que l’autre,aussi vulnérables. Elle a beau se répéterque c’est ridicule, que Pierre Ross doitavoir tout près de quarante ans, qu’il estsolide et compétent et qu’il n’a aucunbesoin de sa protection, l’impressionpersiste. Et Marie continue à détailler levisage fatigué du policier, les traits pâles,les joues et le menton ombrés de poilsrudes, les cernes sous les yeux, lescheveux noirs en bataille, parsemés d’unbon nombre de fils blancs…

Soudain, Sabine sursaute et mar-monne quelque chose dans son sommeil.Aussitôt, sans même ouvrir les yeux,Pierre pose une main sur celle de sa filleet frotte sa joue rugueuse contre la têtenoire et ébouriffée de l’adolescente.Sabine sourit dans son sommeil. Pour unpeu, elle se mettrait à ronronner, songeMarie, qui sent les larmes lui monter auxyeux.

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Le père et la fille sont ensemble, ilssont proches l’un de l’autre, ils peuventse toucher et se rassurer. Ils ont eu terri-blement peur, mais le cauchemar estterminé, et ils sont enfin réunis. Alorsque Mathieu…

D’un seul coup, l’absence de Mathieuest réelle, aiguë, et blesse Marie aussicruellement que si on lui avait fiché uneépée en plein ventre, en plein cœur.Mathieu, oh ! Mathieu !

Marie s’enfuit de la chambre deSabine en faisant claquer la porte der-rière elle.

*

Ça fait une semaine, Mathieu. Unesemaine qui a duré une éternité. Et j’aimal, j’ai tellement mal…

Roulée en boule sur le canapé dusalon, Marie parle à Mathieu dans satête. Elle lui parle comme elle l’a fait desdizaines de fois depuis une semaine, ellelui parle parce qu’elle ne peut pas faireautrement, mais elle n’est pas du toutcertaine qu’il l’entende. La mère de sonamie Geneviève, grand-maman France,croit que les morts sont au ciel, quelquepart, où ils voient et entendent les

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vivants, où ils peuvent même intercéderpour eux. Plus tôt, ce soir, quand Marielui a téléphoné pour dire que Sabine étaitretrouvée et qu’elle était vivante, grand-maman France a affirmé que Mathieuavait aidé Sabine, que c’était probable-ment grâce à lui si l’adolescente étaitencore en vie. Marie aimerait le croireaussi, mais elle n’y arrive pas. Elle ne saitpas si Mathieu vit encore ailleurs quedans son souvenir à elle, dans son esprit,dans son corps qui garde la mémoire dubébé qu’elle a porté dans son ventre,qu’elle a choyé, dorloté, caressé…

Marie gémit doucement. La douleurest aussi vive qu’au premier jour. Plus,peut-être, parce qu’elle dure, qu’ellerenaît sans cesse. Mathieu n’est pas mortseulement le 30 mars aux alentours dedix-huit heures trente. Il meurt chaquejour, heure après heure, minute aprèsminute, chaque fois qu’il est absent de cemonde. Un monde qui est si vaste et sivide sans lui.

Ce soir, pourtant, l’espace dequelques heures, Marie a oublié Mathieu.

Quand elle a croisé le regard de PierreRoss chez Geneviève, quand elle a vu ladétresse dans ses yeux, elle s’est sentiearrachée à elle-même et à sa peine.

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Cet homme avait peur, et elle pouvaitl’aider. Malgré sa propre douleur – oupeut-être à cause d’elle –, elle pouvaitparticiper à la souffrance d’un autre ettenter de l’alléger. Elle pouvait aider.

J’ai eu peur pour Sabine, Mathieu.J’ai eu mal pour Pierre. Je ne croyais pascela possible, mais c’est arrivé. Pendantquelques heures, les vivants ont importéplus que toi, Mathieu, mon amour, monenfant mort. Sabine, Pierre…

Peut-être même qu’un jour je vaisapprendre à vivre sans toi… À rire, àaimer… Mais je ne t’oublierai pas.Jamais. Comment pourrais-je t’oublier ?Tu fais partie de moi…

Mon ventre se souvient de toi, mesbras aussi, et toute ma peau. Mes oreilles,mes yeux, mes narines, la paume de mesmains… Et ma tête, et mon cœur. Lamoindre parcelle de moi se souvient dela moindre parcelle de toi. Mon bébé,mon enfant, mon petit et grandgarçon… Le jour où mon corps t’auraoublié, où ma tête, mon cœur et monventre t’auront oublié, ce jour-là, je seraimorte aussi.

Et, dans la nuit enveloppée desilence, Marie se met à pleurer, pour lapremière fois depuis la mort de Mathieu.

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Elle pleure longtemps, sans retenue,libérant toutes ces larmes qui l’étouf-faient par en dedans.

*

Debout dans la chambre de Sabine, lefront appuyé contre la porte, Pierreécoute Marie pleurer.

Il a commencé par se lever avec l’idéed’aller la consoler, puis il s’est ravisé. Leslarmes sont souvent libératrices. Pleurerne peut faire que du bien à Marie. Et puis,il comprend ce qu’elle ressent. Lui-même,s’il avait fallu que Sabine meure…

Avec un sursaut, Pierre se reprend.Non, il ne comprend pas ce que MarieLozier ressent. Il ne peut pas comprendre.Personne ne peut comprendre. Ce soir,quand il cherchait désespérément Sabinedisparue, il s’est approché de ce queMarie a dû ressentir en constatant queMathieu ne rentrait pas, samedi soirdernier. L’angoisse, la peur qui tenaille leventre, le cœur qui craint le pire, la têtequi nie que le pire puisse arriver… Maisce qu’il a vécu de commun avec Maries’arrête là. Parce que Sabine est vivanteet que Mathieu est mort – et que ça faittoute la différence du monde. Vivant.

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Mort. Avant. Après. Et il n’y a rien àfaire, rien. On ne peut pas revenir enarrière, reculer de cinq minutes, d’uneheure, de quelques jours… On ne peutpas changer le cours des choses, se rendreà l’hôpital à temps, garder le train sur sesrails, poser le bon diagnostic, rattraperl’enfant qui tombe, stopper le conduc-teur fou, empêcher Mathieu de mangerdes jujubes rouges… On ne peut rien.Sinon pleurer, hurler, se taper la têtecontre les murs. Et continuer à vivre,jour après jour, du mieux qu’on peut, enespérant que cette mort aura au moinsservi à quelque chose.

*

«Papa…»Pierre a fini par se recoucher, et il a

dû se rendormir, puisque c’est la voix deSabine qui le tire du sommeil, au petitmatin. Il ouvre les yeux et regarde safille, tout près de lui. Des yeux si bleusavec des cheveux si noirs, a dit MarieLozier quelques jours plus tôt. Pierrecaresse les cheveux si noirs, et voit lesyeux si bleus s’emplir de larmes.

« Tu as mal ? » demande-t-il d’unevoix inquiète.

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Sabine secoue la tête.«Non. Je suis bien.»Pierre sent sa gorge se nouer.« Je t’aime», dit-il.Le visage de Sabine s’illumine.«C’est vrai ? Tu m’aimes ? Même si je

suis trop curieuse ? L’horrible pharmaciena dit que la curiosité est un vilaindéfaut…»

Pierre plante un baiser sur la têtenoire et ébouriffée en tâchant d’oublierson inquiétude de la veille, et toutes lesémotions que lui a fait vivre sa fille, safille curieuse, unique et merveilleuse-ment vivante.

« Tu sais, dit-il, sans curiosité, lemonde serait probablement encore à l’âgede pierre…»

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Quand Marie arrive dans la cuisine,Pierre Ross, debout devant le réfrigé-rateur ouvert, lui adresse une petite

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grimace comique. Il doit sortir de ladouche, car il a encore les cheveuxmouillés. Il est vêtu d’un jean délavé etd’un t-shirt gris, il est rasé de frais, ilsemble reposé, et Marie a l’impressionqu’il a rajeuni de dix ans depuis la veille.

« J’avais l’intention de vous préparerun déjeuner de rêve, dit-il, mais il memanque quelques ingrédients…

— Tu as quoi, exactement ? » de-mande Sabine, qui vient d’apparaître ducôté opposé de la cuisine, appuyée sur sesbéquilles.

Son père se gratte la tête.« Des biscuits soda, des cornichons,

des sardines. Et des conf…» Il dévisse lecouvercle du pot de confitures et jette uncoup d’œil à la mixture gélatineusehérissée de moisissures vertes etblanches. « Et pas de confitures »,soupire-t-il pendant que Sabine pouffede rire.

Il a l’air tellement désemparé queMarie ne peut s’empêcher de sourire.

« Si vous alliez faire un tour chezgrand-maman France, suggère-t-elle. Jesuis sûre qu’elle a du pain, du lait, descéréales et du café. Peut-être même descroissants et du chocolat…»

Pierre est déjà parti.

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*

En attendant que Pierre revienne,Marie prend une longue douche. Eauchaude, eau froide, eau chaude encoreune fois. Quand elle sort de la salle debain, enveloppée d’une robe de chambretrop grande pour elle, une odeur de caféet de croissants chauds lui chatouille lenez. Elle s’arrête au milieu du couloir,ferme les yeux et hume longuement l’air.Dans la cuisine, Sabine éclate de rire.

Les yeux toujours fermés, Marie se ditqu’elle prendrait beaucoup de matinscomme celui-là. Une douche, une odeurde café, un rire d’enfant…

*

À onze heures pile, les Petits Chan-teurs font leur entrée dans la basiliquepour la messe solennelle de Pâques.Comme toujours, ils défilent deux pardeux, et Xavier est particulièrementconscient de la place vide à côté delui.

Ça fait une semaine, se dit-il. Unesemaine que Jérôme nous a appris la mortde Mathieu. Il s’en est passé, des choses,en une semaine…

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Dans l’assistance, il aperçoit Sabine,assise entre son père et Marie Lozier, quilui fait un petit signe de la main.Brusquement, Xavier sent les larmes luimonter aux yeux. Sabine est là, Sabineest vivante, Sabine lui sourit en rou-gissant un peu. Merci, mon Dieu !

« Le Christ a traversé la mort et l’avaincue, dit l’officiant. En ce matin dePâques, nous proclamons avec fierté etavec joie qu’Il est ressuscité !»

« Jubilate Deo, cantate Domino !clament les Petits Chanteurs. JubilateDeo, cantate Domino !»

Merci, mon Dieu ! Merci, la vie ! serépète Pierre Ross avec un regard pourSabine et Marie, assises près de lui.Merci, merci…

Il n’écoute pas vraiment les lectures,les sermons et les prières, mais il partagel’allégresse de l’assemblée, participe detout son être à la célébration de la viequ’est la fête de Pâques.

« Christus Dominus resurrexit… »Christ est ressuscité…

Marie, à voix très basse, prend partaux chants. Elle a les joues baignées delarmes, mais elle se sent apaisée. Merci,mon Dieu ! Sabine est vivante, lamusique est revenue… Et j’ai eu

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l ’immense bonheur de connaîtreMathieu pendant douze ans.

Merci, Mathieu. Merci d’avoir été là.Merci d’avoir été toi.

Sentant que quelqu’un l’observe, elletourne légèrement la tête et croise leregard de Pierre, posé sur elle. Mariesourit à travers ses larmes. Il y a ce regard,aussi, ce regard si bleu posé sur sa vie.

«Alleluia, alleluia…»«Partageons le signe de la paix», dit

l’officiant, et, partout autour d’eux, lesfidèles échangent des poignées de main.Pierre regarde Sabine et Marie. Soudain,submergé par une émotion qu’il seraitbien incapable de nommer, il les serretoutes les deux dans ses bras. Les yeuxfermés, il les sent respirer contre lui. Il nedemande rien d’autre, il ne veut riend’autre. Sabine et Marie, proches etvivantes. Marie et Sabine. Toute labeauté et la fragilité du monde entre sesbras.

*

À la fin de la messe, pendant que lachorale multiplie les alléluias, Sabineinsiste pour admirer la ville depuis legrand portique de la basilique. Un soleil

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timide perce à travers les nuages, et laville enneigée baigne dans une lumièrevoilée, diffuse, presque irréelle.

« On se croirait au ciel », chuchoteSabine.

Son père lui ébouriffe les cheveux. « Personnellement, je préfère qu’on

soit sur terre. La vie est belle…»À côté d’eux, Marie observe la

lumière en silence.C’est vrai, se dit-elle, la vie est belle.

Terriblement fragile, mais forte, aussi. Etbelle, oui. Tellement belle.

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Ils sont passés chez Marie pour nour-rir les chats et les flatter un peu.

« Voici Grisoune », a dit Marie entendant la petite chatte grise à Sabine, quia aussitôt enfoui son visage dans lafourrure douce et chaude. « Lui, c’estNoiret, a-t-elle ajouté en montrant le groschat bien gras couché à côté du piano. Eteux, a-t-elle précisé à l’intention deschats, ce sont Sabine et Pierre. Des amis.»

Ensuite, ils ont acheté des fleurs,beaucoup de fleurs, qu’ils ont données àgrand-maman France en arrivant chezelle, où il y avait foule.

«Enfin ! s’est exclamée Stéphanie enles apercevant. On attendait que vousarriviez pour commencer la chasse auxœufs !»

Sabine ne pouvait pas courir danstous les coins, avec son plâtre, aussi a-

Épilogue

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t-elle décidé de ne pas participer à lachasse.

« Ça ne fait rien, lui a chuchotéStéphanie à l’oreille. Je vais te donnerune partie de mes œufs…»

Xavier et Jérôme en ont fait autant,Marie et Pierre aussi, de même que latante Alice et son amie Julie, si bien queSabine, sans avoir quitté son fauteuil, aété couronnée reine des œufs.

Après la chasse aux œufs, ils ontmangé, très longtemps et très copieu-sement. Et les voici rendus au dessert.

« Sabine n’est pas seulement la reinedes œufs, affirme Jérôme le plussérieusement du monde. C’est aussi lareine des tartes. C’est à elle qu’on doitcette extraordinaire tarte aux pommes, etcette tarte aux poires, et…»

Pendant que Sabine fait mine de sefâcher et que tout le monde éclate derire, l’oncle Louis, assis au bout de latable, observe les desserts avec des yeuxbrillants.

« Il y a des tartes, et des œufs, et aussidu gâteau au chocolat ! dit-il d’une voixémerveillée. C’est bon, du bon gâteau auchocolat…»

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Certains livres s’écrivent très vite.D’autres, comme Rouge poison, s’étalent surplusieurs années et connaissent de multiplestransformations avant de trouver leur formedéfinitive. Je voudrais donc remercier ici tousceux et celles qui, de près ou de loin, ontcontribué à faire de Rouge poison ce qu’il estmaintenant.

D’abord Charles Dufresne, avec qui, il ya une douzaine d’années, est née l’idée dedépart de ce livre.

Madame Micheline Dallaire, titulaire dela classe de 5e année à l’école des PetitsChanteurs du Mont-Royal en 1993-1994, ettous les élèves de cette classe, qui m’ontgentiment reçue à plusieurs reprises cetteannée-là, et qui ont lu et commenté la pre-mière version du premier chapitre de ce quiallait devenir Rouge poison. J’avais promis deleur présenter le manuscrit complet « avant

Remerciements

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la fin de l’année » et de les remercier tousdans le livre imprimé. C’est ce que je faismaintenant, avec sept ans de retard ! Mercidonc à : Renaud Bourbonnais, Jean-MichelBrisson, Antoine Cimon-Fortier, RobinCôté, Vincent Courteau, Gabriel Demers-Brodeur, Patrick Deschamps, Louis-MartinDion, David Dover, Yacine Hannoun,Guillaume Imbleau-Chagnon, AdamKorzekwa, Maxime Laverdière, PhilippeMarineau-Dufresne, Gabriel Martin,Guillaume Millette, Gilbert Neault, RaphaëlNewman, François Péloquin, Émile Proulx-Cloutier, Joseph-Roi Ramos, Frédéric-LoupRobitaille, Simon-Olivier Roussin-Côté,Alexandre Rusu, Michel Saint-Jean, OlivierSéguin, Maxime Trudeau-Poitras.

Monsieur Gilbert Patenaude, directeurmusical de la Maîtrise des Petits Chanteursdu Mont-Royal, qui, au cours de l’hiver 1994,a répondu à mes questions concernant lesœuvres chantées par la chorale pendant lasemaine sainte. Il m’est arrivé, en écrivantRouge poison, de modifier certains choix afinde mieux répondre aux besoins de monhistoire. Si certains de mes choix ne sont pasplausibles – ou s’ils semblent incongrus – j’enassume la pleine et entière responsabilité.

Hervé Léger, qui a pris le temps de véri-fier certains détails juridiques.

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Carl Pelletier, qui a réalisé la superbeillustration de la page couverture.

Toute l’équipe des Éditions QuébecAmérique, notamment Anne-Marie Ville-neuve, éditrice du secteur jeunesse, MichelJoubert, responsable de production, etIsabelle Lépine, directrice artistique.

Diane Martin et Catherine Beaudin, quiont assuré la révision du manuscrit.

Enfin, pour leur présence dans ma vie –et accessoirement pour leur lecture dumanuscrit et leurs commentaires –, les per-sonnes suivantes, dont l’amitié et l’amourme sont précieux : Geneviève Côté, ÉliseGravel, François Gravel, Simon Gravel,Jeannette Labelle, Gérald Marineau, Jean-Claude Marineau, Catherine Marineau-Dufresne, Philippe Marineau-Dufresne,Pierrette Mathieu, Josée Saint-Antoine.

Michèle Marineau, août 2000

NOTE : L’hépacourine n’existe pas. J’ai inventécet anticoagulant et lui ai prêté certaines pro-priétés très précises afin de répondre aux besoinsde mon histoire.

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De la même auteure

JeunesseMarion et le royaume d’Einomrah, Dominique et compagnie, 2009.Marion et le Nouveau Monde, Dominique et compagnie, 2002. • Prix Québec / Wallonie-Bruxelles 2003

AlbumsCendrillon, Les 400 coups, 2000.L’Affreux, Les 400 coups, 2000.

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MiChèLe MArineAuMichèle Marineau sait comme nulle autre allier finesse de l’écriture, pro-fondeur d’émotion et intrigue fouillée dans une œuvre dont la qualité a été maintes fois soulignée. Elle a remporté à deux reprises le Prix du

Gouverneur général, d’abord en 1988 avec son premier roman, Cassiopée – L’Été polonais, puis en 1993 avec La Route de Chlifa, qui lui a valu la même année le prix 12 / 17 Brive / Montréal et le prix Alvine-Bélisle. En 2001, elle a également obtenu le Prix du livre M. Christie pour Rouge Poison, un roman policier destiné aux adolescents.

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Fiches d’exploitation pédagogique

Vous pouvez vous les procurer sur notre site Internet à

la section jeunesse / matériel pédagogique.

www.quebec-amerique.com

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