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18 Cahiers de Brèves n° 19 - juin 2007 L’idée de révolution dans l’œuvre de Romain Rolland Devoir et Utopie par Siegrun Barat C hacun a en mémoire la devise des empereurs romains « panem et circences », qui leur permettait d’é- touffer dans l’œuf toute contestation des popula- tions qu’ils gouvernaient. De la même manière on attribue à Marie- Antoinette, aux premiers signes des menées révo- lutionnaires, ces propos : « Si le peuple manque de pain, donnez lui des brioches ». Romain Rolland, à son tour, illustre cette idée lorsque la population, dans sa pièce de théâtre Danton, prête à se soulever pour sauver son héros de la guillotine, (en quelque sorte, une révolution dans la révolution), met fin à cet élan généreux lorsque, volontairement orchestré, est annoncé l’arrivage d’un convoi de farine et de bois. Et Bertolt Brecht de conclu- re : « D’abord la bouffe, ensuite la morale » 1 Dans l’œuvre de Romain Rolland la réflexion à la fois sur les causes conduisant à une révolution et sur les mécanismes qui l’empê- chent, est omniprésente. Profondément épris de justice, dans un monde où la distribution des biens est injuste, la révo- lution lui paraît à la fois devoir et utopie. « Quand le devoir social est deve- nu blessant pour les sen- timents naturels, il faut lui substituer un autre devoir social » 2 , tel est le credo avec lequel Marc s’affirme au cours d’une discussion avec sa mère dans L’âme Enchantée, et comment cela serait-il possible autrement que par un acte d’insoumis- sion. De façon générale, et en dépit de tous les doutes, l’espoir d’un monde plus fraternel est attaché à l’idée de révo- lution chez la plupart des héros rollandiens. « Quand l’ordre est l’in- justice, le désordre est déjà un commencement de justice » 3 , déclare le Maréchal Hoche dans la pièce Le 14 Juillet. Evidemment cette idée ne peut que déranger, et Romain Rolland constate lui-même, lors d’une des rares représentations de sa pièce en 1936, à laquelle il assiste, qu’elle est toujours d’une grande actualité, et il ajoute, satisfait, que cette pièce publiée dans l’indifféren- ce générale en 1902 «recèle des amas explo- sifs » 4 . Ne nous étonnons donc pas outre-mesure, qu’en 1989, au moment de célébrer le bicentenai- re de la révolution française, Jean-Noël Jean-neney qui présidait à cette Mission, n’ait pas pu mener à bien le projet qui lui tenait pourtant à cœur 5 , de monter cette pièce et dont on peut légitimement penser qu’elle y aurait eu sa place et pourquoi pas, comme le pense Didier Béraud, à la Comédie Française. Karl Marx, le plus célèbre des théoriciens de la révolution, prophé- tise lors du passage à l’ère industrielle que la concentration de plus en plus importante des capitaux aux mains de quelques-uns et la paupérisation de tous les autres, déclenchera de façon quasi mécanique une révolution, si le peuple a acquis la matu- rité nécessaire pour agir au moment opportun. Ce même Karl Marx que Romain Rolland n’hésite

L’idée de révolution dans l’œuvre de Romain Rolland

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18 Cahiers de Brèves n° 19 - juin 2007

L’idée de révolution dansl’œuvre de Romain Rolland

Devoir et Utopie

par Siegrun Barat

Chacun a enmémoire ladevise desempereursr o m a i n s

« panem et circences »,qui leur permettait d’é-touffer dans l’œuf toutecontestation des popula-tions qu’ils gouvernaient.De la même manière onattribue à Marie-Antoinette, aux premierssignes des menées révo-lutionnaires, ces propos: « Si le peuple manquede pain, donnez lui desbrioches ». RomainRolland, à son tour,illustre cette idée lorsquela population, dans sapièce de théâtre Danton,prête à se soulever poursauver son héros de laguillotine, (en quelquesorte, une révolutiondans la révolution), metfin à cet élan généreuxlorsque, volontairementorchestré, est annoncél’arrivage d’un convoi defarine et de bois. EtBertolt Brecht de conclu-re : « D’abord la bouffe,ensuite la morale »1

Dans l’œuvre deRomain Rolland laréflexion à la fois sur lescauses conduisant à unerévolution et sur lesmécanismes qui l’empê-chent, est omniprésente.Profondément épris dejustice, dans un mondeoù la distribution desbiens est injuste, la révo-lution lui paraît à la foisdevoir et utopie. « Quandle devoir social est deve-nu blessant pour les sen-timents naturels, il fautlui substituer un autredevoir social »2, tel est le

credo avec lequel Marcs’affirme au cours d’unediscussion avec sa mèredans L’âme Enchantée,et comment cela serait-ilpossible autrement quepar un acte d’insoumis-sion. De façon générale,et en dépit de tous lesdoutes, l’espoir d’unmonde plus fraternel estattaché à l’idée de révo-lution chez la plupart deshéros rollandiens.« Quand l’ordre est l’in-justice, le désordre estdéjà un commencementde justice »3, déclare leMaréchal Hoche dans lapièce Le 14 Juillet.Evidemment cette idéene peut que déranger, etRomain Rolland constatelui-même, lors d’une desrares représentations desa pièce en 1936, àlaquelle il assiste, qu’elleest toujours d’une grandeactualité, et il ajoute,satisfait, que cette piècepubliée dans l’indifféren-ce générale en 1902« recèle des amas explo-sifs »4. Ne nous étonnonsdonc pas outre-mesure,qu’en 1989, au momentde célébrer le bicentenai-re de la révolutionfrançaise, Jean-NoëlJean-neney qui présidaità cette Mission, n’ait paspu mener à bien le projetqui lui tenait pourtant àcœur5, de monter cettepièce et dont on peutlégitimement penserqu’elle y aurait eu saplace et pourquoi pas,comme le pense DidierBéraud, à la ComédieFrançaise.

Karl Marx, le pluscélèbre des théoriciens

de la révolution, prophé-tise lors du passage àl’ère industrielle que laconcentration de plus enplus importante descapitaux aux mains dequelques-uns et lapaupérisation de tous lesautres, déclenchera defaçon quasi mécaniqueune révolution, si lepeuple a acquis la matu-rité nécessaire pour agirau moment opportun.Ce même Karl Marx queRomain Rolland n’hésite

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pas à mettre sur le mêmeplan que Gandhi, ce quipeut surprendre, car l’unest théoricien et l’autreactiviste mais ce quicompte pour lui c’est leur« indépendance » et leur« sacrifie à la commu-nauté »6. Bien que leurfaçon de procéder soittrès différente, ils pour-suivent le même but :une redistribution égali-taire des biens. Leur refusde se soumettre à touteautorité et leur obstina-tion à servir la cause dupeuple sont les mêmes.Pour Romain Rolland cesont là les valeurs fonda-mentales qui légitimenttoute action.

Mais Romain Rollandn’est pas seulement pen-seur mais aussi écrivain.Sa vision, dont Timon,l’ami d’Antoinette Rivière,se fait le porte-paroledans L’âme Enchantée,est plus complexe etaussi plus contradictoire.Il voit bien lui aussi lecôté mécanique de l’évo-lution économique : « Cejeu aveugle de forceséconomiques [...] (qui)selon un rythme impla-cable de flux et dereflux, [...] imposaientalternativement, paix etguerre, fortune etruine. »7 Il ne peut néan-moins pas faire abstrac-tion des hommes qui ani-ment ces forces duCapital et le portrait qu’ilen brosse n’est guèreflatteur, ni pour eux, nipour la société :« Quelques condottierid’industries, quelquesgangsters de la finance,avec, au cou, [...] les cra-vates de tous les ordresde l’honneur du vieilOccident »7. Ce qui estplus surprenant, c’estqu’il les voit aussi en vic-times, victimes impuis-santes, jouant en quelquesorte un jeu, qui lesdépasse et qu’il dit être :« [...] non sans éclat,mais sans boussole,parmi les trusts et les hol-dings de l’Angleterre etd’Amérique, dont la lour-de main s’appesantissaitsur l’un et l’autrecontinent. »8 Son butn’est pourtant pas d’é-

veiller compassion etconsidération pour euxauprès du lecteur. Cesgens sont coupables, cou-pables à cause de leurégoïsme démesuré, celava de soi, et ceci contrai-rement au peuple dontl’innocence et la bien-veillance sont largementcélébrées dans LeThéâtre de la Révolution,en particulier dans Le 14Juillet. A Vintimille, leGénéral Hoche qui traitele peuple dédaigneuse-ment de canaille et depopulace répugnante,oppose une toute autrevision : il admet que lepeuple ne se connaît pasbien lui-même, parmanque de temps et deloisir. Mais il vante sonintuition, son altruisme,son bon sens, son amourpour la justice, restésintacts, car non corrom-pus. De plus, il sait, lui,que sans le peuple l’on nepeut rien, à long terme.Camille Desmoulins, deson côté, ressent pour lepeuple, dont sa com-pagne Lucie est enquelque sorte la repré-sentante, un amour auxaccents religieux ; enl’embrassant, dit-il, ilembrasse le peuple. Cepeuple, qui n’a rien encommun avec des aristo-crates tels les Polignacqui, dans leur avidité,n’ont pas hésité à exploi-ter les faiblesses de lareine et qui ressemble-raient plutôt, toute pro-portion gardée, à « [...]ces géants de l’argent etdes affaires, membrus,charnus, (avec) [...] detrès petits cerveaux [...](dont les) gros yeuxmyopes, injectés de sang,n’arrivaient pas à sedégager de leurs passionsantagonistes, de leursvanités, de leurs intérêtsrivaux [...] ».9 Vu l’as-pect pictural de ces des-criptions, on ne peut pass’empêcher d’établir unrapprochement avec lescaricatures de GeorgeGrosz et les tableauxd’Otto Dix, tous deuxcontemporains deRomain Rolland.

Il s’agit à nouveau del’analyse de Timon dans

L’âme Enchantée. Il latransmet, en véritablepère de substitution, àMarc, dont le père biolo-gique, homme politiqueconnu, lui a fait prendreconscience à quel point labourgeoisie établie mani-pule les masses avec desidées creuses, unique-ment pour satisfaire desambitions personnelles.La désillusion de Marc,qui rencontre ce pèrepour la première fois àvingt ans, est alors sigrande, qu’il adopte com-plètement par la suite lepoint de vue de Timon,condamnant sévèrementles salons et plus encorela presse bourgeoise,dont il dit : « on y culti-ve à la première page lapaix, à la troisième lesarmements [...] »10. Etmême son ami Félicien,pourtant chercheur, nesera pas épargné de sessarcasmes : « Ta scien-ce est au service desrequins. Toutes vosrecherches sont immédia-tement captées pour latuerie. Tu es le complicedes assassins. »11 Cettefaçon de voir est le fruitd’un long parcours, aucours duquel il a su seconfronter à des points devue très divers. Face aujeune ouvrier Masson, parexemple, il a dûadmettre, à contre-cœur,n’ayant aucun argumentà opposer, que globale-ment même les intellec-tuels avaient échoué, cequi était particulièrementimpardonnable car « ilsavaient, presque tous, lesmoyens - et beaucoupavaient les loisirs - devoir plus clair et plus loinque les autres »12 et quede surcroît « il y avait unpeuple prêt à suivre avecreconnaissance le pre-mier guide désinté-ressé »12, mais du fait deleur faiblesse et de leurmanque de courage, « ilsfeignaient de regarderd’un autre côté. »12 Plustard le jugement de Marcsera encore plus amerque celui de Masson lors-qu’il portera cette accusa-tion désabusée contrel’élite, « [...] en cesjours sombres où sur

l’Europe la guerre des gazétait suspendue, pas undes grands intellectuelsmême les plus désireuxde l’éviter, ne consentaità subordonner lesrecherches de la scienceau salut public. »13

Ce qui distingue fon-damentalement Marc desgens de son milieu d’ori-gine, c’est sa faculté deremettre en question lesvaleurs établies et dansun même mouvement dese mettre en question lui-même. Lorsque Massondans la logique qui veutque « les oppriméspaient [...] de leur ago-nie [...] le luxe desautres »13b ira jusqu’à l’ac-cuser d’avoir joué le rôled’exploiteur vis à vis desa propre mère dont letravail souvent pénible luiaurait permis, à lui, d’étu-dier tranquillement, il enprend acte mais de toutefaçon il est, dans son forintérieur décidé à payerses dettes. Consentira–t-il alors à jouer le rôle deguide pour ce peuple endéroute, et pourquoi pas,à l’aider à conduire unerévolution, si elle s’impo-sait ? Il n’y a aucundoute que Marc flirte aveccette idée. Sa jeuneépouse d’origine russe,toute acquise à la causedu peuple, le fascine enpartie pour cela. Il estd’accord avec elle, lesbonnes intentions ne suf-fisent pas, il faut passer àl’acte. Mais il est en défi-nitive trop individualiste,trop idéaliste, malgré touttrop enfant de la bour-geoisie libérale, qui certesfournit le bataillon de cequ’il appelle « les tra-vailleurs intellectuels »14,mais aussi le peloton deceux qui ont été déciméspar la guerre sans avoirréagi, qui ne sont ni desDanton, ni desRobespierre. A la limite,on pourrait dire de Marcqu’il ressemble à CamilleDesmoulins, qui prophéti-se dans la pièce Le 14Juillet : « [...] demain, ily aura un Dieu :l’homme. »14b Cet hommenouveau, auquel ilsemble vouloir croire, luiaussi, aura surmonté ses

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antagonismes et ne seraplus un loup pour l’hom-me. En tout cas, et tout àfait dans cet esprit, l’ac-tion de Marc se limitera,en définitive, à un gestequi sera à la fois un gestede protection et un gestede protestation. De façonspontanée et sans se sou-cier des conséquencespour lui-même, il vient en

aide à un père juif qui estaccompagné de son fils,l’un et l’autre poursuivispar un groupe de fas-cistes. Aussi son geste,qui sauvera les victimes,lui coûtera-t-il la vie. Enhomme libre qu’il est, cesera son sacrifice à lacommunauté, ce qui,certes, n’arrêtera pas lecours des choses, mais

contredira notre thèse dedépart, qui voulait quel’alimentaire prime sur lespirituel. En montrant lechemin pour y arriver,Marc s’est érigé enquelque sorte en modèle.Ce chemin est long etsemé d’embûches, celava de soi. Ce qui est sûr,c’est qu’en attendant,l’histoire continue, avec

ses péripéties et toujoursles mêmes erreurs quimènent, inexorablement,à la même situationdécrite magistralementpar Romain Rolland :« Ainsi, ils avaient laisségrandir l’énorme usineprolétarienne, qui, jour etnuit, forgeait leurruine. »15 La révolutionreste d’actualité.

Octave Mirbeau et Romain Rolland :une dynamique du dépassement

par Céline Grenaud

Proposition de sujet pour le colloque MirbeauLa 628-E8 du 28 au 30 septembre 2007, à Strasbourg.

Octave Mirbeau et Romain Rolland, respectivement âgés de 52 et 34 ans en 1900,se sont essentiellement rencontrés pour défendre l’idée d’un théâtre populaire. Laconfrontation de leur œuvre permet cependant de faire émerger plusieurs autrespoints de convergence, topiques sensibles d’une époque tiraillée entre nostalgie etculte de la modernité. L’engagement dans l’affaire Dreyfus, la tentation anarchisteou communiste et la fascination pour la divine machine constituent les trois som-mets d’un triangle social, politique et industriel dans lequel vient s’inscrire, enmême temps que le XXe siècle naissant, la pensée des deux auteurs. C’est au centrede ce triangle, précisément, que l’Europe s’efforce de trouver sa place : figure bal-butiante et menacée, elle ne doit sa survie et son épanouissement qu’au dépasse-ment des antagonismes culturels, des intérêts nationaux étriqués et, plus frénéti-quement encore, des frontières elles-mêmes, vouées à être pulvérisées par la vites-se. La 628–E8, d’une part, le cycle Jean-Christophe et le scénario, moins connuparce que non abouti, de La Révolte des machines, d’autre part, mettent en scèneet célèbrent, chacun à leur manière, ce dépassement des limites qui conduit aussi,in fine, au dépassement enthousiaste de soi.

1. « Zuerst kommt das Fressen, dann kommt die Moral » B. Brecht : L’Opéra de Quatre Sous.2. Romain Rolland : L’Ame Enchantée - Livre de poche, Paris, 1963 (vol.2), p. 245.3. Romain Rolland : Théâtre de la Révolution, Albin Michel, Paris 1925, Le 14 Juillet, p. 36.4. Extrait de l’inédit cité dans les Cahiers de Brèves N° 18, p. 15.5. Lettre de Didier Béraud à Christine Pierre.6. Romain Rolland : L’Ame Enchantée - Livre de poche, Paris, 1963, (vol 3) p.113.7. Romain Rolland : L’Ame Enchantée - Livre de poche, Paris, 1963, (vol 2) p. 386.8. idem9. Romain Rolland : L’Ame Enchantée - Livre de poche, Paris, 1963, (vol 3) p. 155.10. Romain Rolland : L’Ame Enchantée - Livre de poche, Paris, 1963, (vol 3) p. 38.11. Romain Rolland : L’Ame Enchantée - Livre de poche, Paris, 1963, (vol 3) p. 92.12. Romain Rolland : L’Ame Enchantée - Livre de poche, Paris, 1963, (vol 2 ) p. 355.13. Romain Rolland : L’Ame Enchantée - Livre de poche, Paris, 1963, (vol 3) p. 94.13b. Romain Rolland : L’Ame Enchantée - Livre de poche, Paris, 1963, (vol 3) p. 109.14. Romain Rolland : L’Ame Enchantée - Livre de poche, Paris, 1963, (vol 2 ) p. 283.14b. Romain Rolland : Théâtre de la Révolution, Albin Michel, Paris 1925, Le 14 Juillet, p. 99.15. Romain Rolland : L’Ame Enchantée - Livre de poche, Paris, 1963, (vol 3) p. 155.