Liliane Fainsilber - La Place Des Femmes Dans La Psychanalyse

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  • Liliane Fainsilber

    La place des femmes dans la psychanalyse

    L'Harmattan L'Harmattan Inc. 5-7, rue de l'cole Polytechnique 55, rue Saint-Jacques

    75005 Paris - FRANCE Montral (Qc) - CANADA H2Y 1K9

  • Collection mergences dirige par Franoise Cartier

    et Michel Gault

    L'mergence foisonnante des sciences humaines et sociales a boulevers l'univers conceptuel trop exclusivement fond sur les sciences de la nature et sciences exactes. Il importe dsormais de bien grer les effets d'un tel bouleversement. C'est ainsi que la collection mergences veut baliser le champ illimit des recherches et des questions. Elle est constitue d'ouvrages de rfrence mais aussi d'essais d'crivains chevronns comme de jeunes auteurs. A la qualit scientifique elle tient allier la clart d'expression.

    Dernires parutions

    Denise MOREL, Porter un talent, porter un symptme. Claude NACHIN, Le Deuil d'amour. Hlne PlRALlAN, Un Enfant malade de la mort, Lecture de Mishima, Relecture de la paranoa. Alexandra TRIANDAFILLIDIS, La Dpression et son inquitante familiarit, esquisse d'une thorie de la dpression dans le ngatif de l'uvre freudienne. Benot VIROLE, Figures du silence. Heitor O'DDWYER DE MACEDO, De l'Amour la pense, La psychanalyse, la cration de l'enfant et D. W. Winnicott Grard GUILLERAULT, Le corps psychique. Essai'sur l'image du corps selon Franoise Dolto. Pierrette SlMONNET, Le conte et la nature. Essai sur les mdiations symboliques. Daniel ROQUEFORT, Rle de l'ducateur. Liliane FAINSILBER, Eloge de l'hystrie masculine. Sa fonction secrte dans les renaissances de la psychanalyse. Danile COGNEC SOUBIGOU, Le tabagisme et ses paradoxes. Nicole BERRY, Le prsent de l'analyse. Franoise LUGASSY, Les quilibres pulsionnels de la priode de latence. Marie-France DUFOUR, Inceste et langage : l'agir hors de la loi. Franoise LUGASSY, Premire immersion en psychanalyse, 1999.

    L/Harmattan,1999 ISBN: 2-7384-8496-4

  • Chiffres et dentelles

    Ces petits crits peuvent tre lus chacun sparment. Parus il y a quelques annes sous le titre "Aime et ses

    soeurs", ils constituaient un ensemble traant des approches cliniques et thoriques de la sexualit fminine la suite de Freud et de Lacan. Ces textes ont tous t en grande partie rcrits pour cette nouvelle publication et de nouveaux textes leur ont t adjoints. Je les ai tous replacs dans un contexte plus large, celui de la fonction des femmes dans la transmission de la psychanalyse.

    "Cent fois sur le mtier remettez votre ouvrage". Les mtaphores voquant le travail de la laine ou de la soie ont souvent t choisies par les psychanalystes pour dcrire leur travail sur le matriau psychique, en tmoigne ce vieil adage auquel Lacan a redonn vie pour dcrire la tche que le psychanalysant poursuit sans trve, durant des annes, mme quand il est devenu psychanalyste.

    Ces mtaphores tisserandes, textiles, ne sont pas seulement utiles la clinique. Elles sont tout aussi efficaces quand elles clairent la thorie analytique : alors qu'il tressait, nouait, non sans peine, les fils entrecroiss des noeuds borro-mens, Lacan voquait par exemple la faon dont les femmes faisaient de la dentelle et il se rfrait pour cela la rgle X de Descartes nonce dans son trait : "Des bonnes rgles pour la direction de l'esprit".

    Il le citait ainsi : "...comme tous les esprits ne sont pas galement ports dcouvrir spontanment les choses, par leurs propres forces, cette rgle, celle qu'il nonce, apprend qu'il ne faut pas s'occuper tout de suite des choses les plus difficiles et

  • ardues, mais qu'il faut approfondir tout d'abord les arts les moins importants et les plus simples, ceux surtout o Tordre rgne davantage comme ceux des artisans de la toile et des tapis ou des femmes qui brodent et font de la dentelle, ainsi que toutes les combinaisons de nombre et toutes les oprations qui se rapportent l'arithmtique et autres choses semblables".

    Lacan ajoute cette citation ce commentaire : "Il n'y a pas le moindre soupon qu'en disant ces choses, Descartes et le sentiment qu'il y a un rapport entre l'arithmtique et le fait que les femmes font de la dentelle..."[l]

    J'ai donc choisi ce double appui, celui de Lacan et celui de Descartes, pour dcrire comment les femmes ne peuvent rinventer la psychanalyse, chacune pour leur propre compte, qu'en retraant, en modifiant dans l'analyse, les difficiles che-mins de la fminit qu'elles avaient dj explors une premire fois dans leur enfance et sur lesquels, en raison de leur nvrose, elles s'taient fourvoyes.

    Avec l'ouvrage dj publi chez L'Harmattan, "loge de l'hystrie masculine" [2], j'avais fait la part belle aux hommes en explicitant quelle tait la fonction secrte de leur hystrie dans les renaissances de la psychanalyse donc dans les successives rinventions de la psychanalyse par chaque analysant.

    Avec ce nouveau livre, je voudrais poser une question qui me semble essentielle. Si comme l'affirme Freud les femmes s'intressent peu aux effets de la civilisation parce qu'elles ont avant tout en charge la survie de l'espce, il serait urgent qu'elles prennent en charge la survie de la psychanalyse avec tous ceux qui se sentent concerns par elle, un moment o elle se trouve tre en trs grand danger.

    Elle court en effet le danger d'tre falsifie, au coeur mme de l'exprience analytique, entre fauteuil et divan, par une grave distorsion de la thorie analytique parce que certains s'arrogent le droit de se prsenter comme les porte-paroles officiels et autoriss de la psychanalyse et l'utilisent uniquement des fins de pouvoir. Ils prtendent du mme

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  • coup dtenir la vrit quant aux concepts que Freud a si laborieusement et si progressivement mis en place et se font les gardiens intransigeants de ce que Lacan a apport la psychanalyse en la rapprochant de la linguistique.

    Or la psychanalyse ne se soutient d'aucun savoir constitu, ses concepts ne peuvent tre mis l'preuve que dans l'analyse de chacun et si les textes de Freud doivent tre lus mot mot et les sminaire de Lacan dchiffrs, ce ne peut tre qu'en raison des effets de transfert qu'ils provoquent pour ceux qui se risquent dans ce champ de la psychanalyse.

    Cette dernire ne peut se transmettre ni au sein de l'universit, ni dans les institutions analytiques, chaque psychanalyste a ainsi la lourde charge d'avoir la maintenir en vie en la rinventant. Il ne peut le faire qu'en gardant un rapport exigeant la thorie analytique. C'est sur elle qu'il doit en effet s'appuyer pour donner rigueur son travail avec ses analysants. Je ne citerai pour tayer cette affirmation qu'un tout petit passage d'un des textes des crits : "... le symptme exige du savoir une discipline inflexible suivre son contour car ce contour va au contraire d'intuitions trop commodes sa scurit. Cet effet de vrit culmine dans un voil irrductible o se marque la primaut du signifiant, et l'on sait, par la doctrine freudienne, qu'aucun rel n'y prend sa part plus que le sexe" [3].

    J'ai choisi cette citation parce qu'elle dcrit ce qu'il en est de la structure avec ses trois registres du symbolique de l'imaginaire et du rel. L'intuition du psychanalyste qui s'exerce dans le registre de l'imaginaire le met sur la piste de ce qui est symboliser et c'est avec ce symbolique dchiffr, dcrypt, qu'il pourra alors suivre le contour du rel, contour que le sujet avait dj dessin mais d'une faon sauvage, en quelque sorte spontane, avec ses symptmes.

    Par l'criture, en rendant compte de notre propre rapport la thorie nous pouvons transmettre notre tour ce que Freud et Lacan nous ont transmis. Cette psychanalyse en dentelle que je vous propose n'est donc pas une psychanalyse en jupons. Cette dentelle ne s'crit qu'au singulier et ne sert pas de parure. Travail de dentellire, mtaphore textile, elle est

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  • texte. Ce texte redessine patiemment les fils entrecroiss de nos destins d'tres humains. C'est en effet avec nos symp-tmes, une fois interprts, et pourtant chaque fois remis en jeu, rutiliss dans nos laborations thoriques et dans notre travail avec les analysants que nous redonnons vie des lettres qui sans cela resteraient lettres mortes. Encore faut-il se plier cette exigence, celle de rester l'coute du seul savoir dont nous disposons, le savoir inconscient. Ce dernier impose au psychanalyste de rester psychanalysant.

    Notes

    [1] - J. Lacan, R.S.I., sminaire du 13 janvier 1975. [2] - L. Fainsilber, loge de l'hystrie masculine, sa fonction

    secrte dans les renaissances de la psychanalyse, L'Harmattan, 1996.

    [3] - J. Lacan, "D'un dessein", crits, Seuil, p. 365.

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  • Invite discrte

    Ce mot d'invite implique modestie, connivence et quelque intimit entre celui qui invite et le lecteur qui est ainsi sollicit dans son dsir. Elle se fait donc sans les tambours et les trompettes de l'invitation. Elle est discrte.

    Mais dans les dictionnaires anciens, l'invite tait une carte qu'un joueur posait sur la table pour laisser deviner son partenaire quelles taient ses intentions. Reprenant l'ancien usage de cette invite, je prsente ici un ventail de ces cartes que vous retrouverez intercales entre les diffrents textes de cet ouvrage. Elles jalonneront ce travail sur la sexualit fminine pour en indiquer les tapes franchies et celles qui sont vises.

    Tout comme Zo, une psychanalyste de rve

    Tout ce que Freud a dcouvert des mystres de

    la fminit avec Dora

    Propos contestataires sur le masochisme dit fminin

    Annes 1930 Freud et Lacan s'intressent, chacun de leur

    ct, la psychose des femmes

  • Les quiproquo que provoque l'envie du pnis dans l'analyse

    d'une femme

    En l'honneur du dieu Priape

    Sous le signe du petit bonheur la chance, rencontres dcisives

    avec le dsir du psychanalyste

    Comment tenter de gurir de sa nvrose malgr son psychanalyste

    Quand Lacan inscrit les formules de la sexuation sur le noeud borromen

    Une relecture de Lacan, cette fois-ci, avec l'aide de Freud

    Comment un homme devient-il le symptme

    d'une femme?

    Changement d'orthographe du symptme au sinthome : les deux critures du Sinthome-il et du Sinthome-elle

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  • A toutes celles qui ont accompagn Freud sur les chemins de (Inconscient

    Si les observations de Freud se lisent encore de nos jours comme des romans et "ne portent pour ainsi dire pas cette marque de srieux propre aux crits des savants" il n'y a cela rien de surprenant puisque c'est toujours dans leurs petites histoires de famille que se trouvent caches, pour les analysants, les causes de leurs symptmes.

    Les vilains crapauds d'Emmy Von IL

    C'est propos d'Emmy que Freud voque la dimension romanesque de toutes les premires observations de malades qu'il raconte dans les "tudes sur l'hystrie".

    Emmy[4] est une chtelaine, elle a des terres, des biens. Elle a pous, trs jeune, un homme beaucoup plus g qu'elle et qui, quelques annes aprs, meurt brutalement. "La mort de son mari n'avait t suivie que de tourments et de tracas. La famille du mari qui s'tait toujours oppose au mariage et s'tait irrite de leur bonheur, insinuait maintenant qu'il avait t empoisonn par sa femme et voulait exiger une enqute". C'est donc cette jeune veuve de quarante ans qui vient voir Freud. Elle souffre de nombreux symptmes hyst-riques avec des hallucinations diverses surtout celles d'ani-maux dgotants, rats, serpents et crapauds gluants. Son histoire inaugure la clinique analytique, elle marque les pre-miers pas de l'invention de la psychanalyse. En effet, aprs l'histoire d'Anna O. raconte par Breuer, Freud relate, son

  • tour, celle d'Emmy, la premire qu'il a choisie parmi ses patientes : "Le premier mai 1889, je fus appel donner mes soins une dame d'environ quarante ans dont la maladie autant que la personnalit m'inspirrent tant d'intrt que je lui consacrai une grande partie de mon temps et que je pris coeur de la gurir."

    Freud crit, avec les tourments de cette jeune veuve, une nouvelle version du conte de "La belle et la bte" dont les symboles sexuels sautent aux yeux, mais, pour Emmy, le conte finit mal, car jamais le vilain crapaud aim de la prin-cesse ne pourra se mtamorphoser en Prince et les serpents de la tentation ne russiront jamais lui faire croquer la pomme. En effet, pour prserver la grande fortune de ses filles dont elle se trouvait tre dpositaire, malgr les nombreuses occa-sions qui s'taient prsentes, elle n'accepta jamais de se remarier. Elle tait pourtant fort sduisante. C'tait en tout cas ce que pensait Freud.

    La jeune fille au parapluie

    Freud nous rapporte, dans l'une de ses prcieuses petites notes des "tudes sur l'hystrie", le cas d'une charmante et intelligente jeune fille - pour lui, elles l'taient toutes - qu'il essayait d'hypnotiser en prsence de son pre, mdecinp]. Il raconte dans cette trs courte anecdote, que cette jeune fille marchait tous petits pas, trs courbe et titubait comme si elle avait t atteinte d'une maladie neurologique localisa-tion crbelleuse. Un mdecin consult avait mme pens qu'il pouvait s'agir d'une "sclrose en plaques".

    Malgr le diagnostic d'hystrie que Freud avait ferme-ment pos, il n'avait pas russi utiliser pour elle son pr-cieux talisman, le secret de dchiffrage de ses symptmes. Elle le tenait en chec. Elle arrivait donc ses sances, tou-jours aussi chancelante, appuye d'un ct sur un parapluie, de l'autre donnant le bras son pre.

    Un peu vex parce qu'elle mettait son savoir tout neuf en dfaut, excd par son absence de succs thrapeutique auprs de cette rebelle, Freud eut soudain un accs de mau-

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  • vaise humeur et, pendant une de ces sances d'hypnose, il s'cria soudain : "Que votre parapluie se casse!" Comme dans le conte des trois souhaits, il avait d exprimer ce voeu avant d'avoir le temps d'y penser et, son grand tonnement, ds le lendemain, le parapluie de la jeune fille se cassait. Bien entendu, elle y avait mis du sien. "J'ignore, commente Freud, comment je fus assez bte pour essayer de suggestionner un parapluie!" Mais sa gentille patiente se chargea donc de raliser son souhait : au cours d'une promenade, elle se mit chanter de faon fort entranante et, battant la mesure avec son parapluie, elle russit enfin le casser, en le heurtant trs fort contre le sol.

    Cependant, la grande dception de Freud, elle continuait chanceler de plus belle et surtout ne lui rvlait pas plus, sous hypnose, les raisons et les mcanismes de ses symptmes hystriques. Il n'avait russi, en tout et pour tout, qu' tablir une connection entre l'apparition de ses troubles et la mort de celui qu'elle considrait comme son fianc. Il lui avait en quelque sorte fait faux bond. Mais alors que les symptmes persistaient inchangs, il finit, un beau jour, par lui arracher une seule indication qui fut en quelque sorte fatale au traitement : "A peine eut-elle prononc un mot, crit Freud, qu'elle se tut et son pre, assis derrire elle, se mit sangloter amrement. Je n'insistais pas davantage et je ne revis plus jamais ma malade."

    Nous ne saurons donc jamais ce que Freud avait dcouvert des turpitudes ou des faiblesses de ce pre mais l'important c'est ce point de bute qu'il rencontre pour la premire fois.

    Nous tombons donc de faon tout fait inattendue et abrupte sur la question du trauma. Une sduction par le pre tait en effet, pour Freud, ce moment-l, le pot aux roses du sexuel et de l'hystrie[6].

    Toujours retrouvs au travers de toute son oeuvre, quoi qu'on ait pu en dire, Freud n'a jamais abandonn ces deux termes du trauma et de la sduction mme si cette dernire est ensuite relaye par le terme de fantasme. Mais en ce point inaugural de la psychanalyse, l'important est de bien souligner comment, accompagnant cette premire rencontre du

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  • trauma, sous la forme de la sduction par le pre, nous trou-vons dj les premires formulations thoriques de Freud sur la structure de chaque nvrose en tant qu'elle s'organise autour de ce traumatisme psychique comme une perle nvro-tique autour de son petit grain de sable.

    La belle Ccilia

    Le roman d'amour de Freud et de Ccilia, tel qu'il peut tre devin entre les lignes des "tudes sur l'hystrie", com-par celui de Breuer et d'Anna 0.[7] est certes beaucoup plus discret mais il n'en est pas moins passionn. De plus, pour une fois, c'est une histoire qui finit bien.

    Cette belle, mystrieuse et intelligente Ccilia est, avec Anna, la premire grie de la psychanalyse. Elle mrite toute notre attention puisque c'est cause d'elle que Freud et Breuer ont publi ensemble, en 1893, leur "Communication prliminaire aux tudes sur l'hystrie".

    Dans l'une de ses lettres adresses Fliess, parmi celles restes longtemps indites, Freud appelle Ccilia, "sa prima donna" et son "seul matre es hystrie". Alors que ce sont d'autres hystriques qui occupent le devant de la scne, Emma, Catharina, Lucy et les autres nous ne retrouvons sa prsence essentielle mais trs discrte que dans quelques notes, toujours un peu en marge de ces premires "tudes sur l'hystrie".

    Freud ne nous prsente donc pour la premire fois sa pas-sionaria que dans une toute petite note[8] : "de tous les cas que je dcris ici, c'est ce dernier que j'ai le mieux tudi, j'ai pu y rassembler les preuves les plus convaincantes du mca-nisme psychique des phnomnes hystriques dcrits, mal-heureusement des raisons personnelles m'empchent d'exposer tous les dtails de cette observation".

    Heureusement, malgr cette dclaration d'intention, il ne peut - c'est manifeste - rsister au plaisir de nous raconter quelques-uns des brlants secrets la concernant. Nous appre-nons ainsi que depuis de nombreuses annes elle est affecte

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  • d'une hystrie chronique avec de trs nombreuses et trs riches manifestations symptomatiques et notamment une trs rcalcitrante nvralgie faciale. Nous apprenons aussi qu'aprs avoir russi l'arracher, non sans mal, aux mains de ses den-tistes, puisque les dents avaient t tout d'abord incrimines, Freud la traitait sous hypnose. Par ce moyen, elle avait retrou-v, peu peu, les traces de tous ses anciens traumatismes mais au prix d'pouvantables souffrances car ces retrouvailles taient toujours accompagnes de terrifiantes hallucinations. Nous sommes en 1898 et Freud nomme cette forme particuli-re d'hystrie dont elle souffre d'un nom savant : "Psychose hystrique d'abolition".

    A en perdre l'esprit

    Nous ne savons rien des raisons de cette dnomination si ce n'est ce que nous en dit Breuer : Ccilia souffre d'une forme trs grave d'hystrie et elle tombe dans un tat de stu-peur, une sorte de dbilit passagre quand elle est accapare par des reprsentations inconscientes. "L'activit mentale, crit Breuer, ne cessait de diminuer et au bout de quelques jours, n'importe quel observateur prof ane aurait considr la malade comme faible d'esprit".

    Ce serait donc cette faiblesse d'esprit qui caractriserait la psychose hystrique d'abolition. Cependant cet tat se rvle fugace car ds que, sous l'effet de l'hypnose, cette femme est libre de la tutelle des reprsentations qui accaparent toute son nergie psychique, elle retrouve aussitt non seulement tous ses esprits mais galement tout son esprit[9].

    Une vraie Matahari venue des pays de l'inconscient

    Malgr cette forme particulire d'hystrie qui tait accom-pagne de nombreuses hallucinations et qui laissait cette patiente en quelque sorte abtie ou hbte, nous pouvons retrouver comment Freud reconnat ses mrites et clbre ses louanges: "C'est chez madame Ccilia M. que j'ai observ les plus beaux exemples de symbolisation et j'en puis dire qu'ils ont t les plus instructifs de tous les cas que j'ai traits". Elle

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  • devint ainsi, aux yeux de Freud et nos yeux, la premire reine des hystriques. Son prestige tait grand car eue donna Freud un trs prcieux talisman puis aux sources mmes du langage. Ce talisman, une fois en sa possession, permit ce dernier d'inventer un moyen de gurison du symptme par le simple pouvoir de la parole.

    En effet, ce que Ccilia lui donna par amour, ce fut tout simplement le secret de fabrication du symptme hystrique, le secret de sa "symbolisation dconcerte". Franchissant un pas de plus, avec les prsents de Ccilia, Freud put alors rep-rer la faon dont le symptme est fabriqu grce au double sens des mots, soit comme un trait d'esprit soit comme un mauvais calembour, sans que celui qui en est l'auteur les reconnaisse pour tels tant qu'ils n'ont pas t interprts.

    Quelques pages plus loin[10], et cette fois-ci dans le texte mme des "tudes sur l'hystrie", l'inventeur de la psychana-lyse, reconnaissant, s'acquitte gentiment de sa dette envers sa patiente. Ccilia sort de la clandestinit et il la nomme grand pote du symptme : "Je n'ai pas russi trouver, crit-il, chez aucune autre patiente, un emploi aussi pouss de la symbolisation. Madame Ccilia M. tait il est vrai une femme remarquablement doue, en particulier pour les arts, don trs dvelopp qui l'avait amen crire de fort beaux pomes".

    Le symptme, fleur du symbolique

    En fait ce que Ccilia a appris Freud, certes avec ses grands dons potiques mais aussi avec sa trs grande "com-plaisance somatique", c'est la faon dont elle inscrivait sur son corps-mme, les expressions verbales les plus usuelles, les plus uses, en les prenant non seulement la lettre mais en leur redonnant surtout une nouvelle jeunesse. Elle fabriquait en effet ses symptmes par "une rgnration de leur sens". Toutes ces expressions, "il m'a fait battre le coeur", "il m'a donn un coup de sang", "j'en ai eu froid dans le dos", ou encore "les bras m'en sont tombs" reprennent donc leur poids de chair, de souffrance. Elles reprennent vie.

    Pour illustrer son propos, Freud nous donne alors un

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  • exemple de cette symbolisation qui utilise si bien les voies de la complaisance somatique : "Lorsque Ccilia avait quinze ans, elle gardait le lit, sous la surveillance d'une grand-mre fort svre, elle fut tout coup saisie d'une douleur trbrante entre les deux yeux. Sa grand-mre l'avait regarde de faon si perante que ce regard avait pntr en vrille dans son cer-veau."

    Cependant, mme si Ccilia tait trs doue pour la fabri-cation potique de ses symptmes, c'est quand mme Freud qui inventa la psychanalyse. En effet, partir de ce tout pre-mier reprage clinique concret du lien du symptme au lan-gage, il a su, lui, laborer une toute premire thorisation en posant deux hypothses fondamentales concernant le mca-nisme de la formation du symptme hystrique :

    1 - "L'hystrique redonne ses innervations les plus fortes leur sens verbal primitif. Il s'agit d'une rgnration de leur sens".

    2 - "L'hystrique n'a peut-tre pas pris le langage comme modle mais a puis aux mmes sources que lui". Il pose donc l'hypothse qu'il ne s'agit peut-tre pas seulement d'une symbolisation, mais d'autre chose. Posons-nous la question. Quelles pourraient tre ces sources du langage? Cette formule nigmatique est peut-tre une des hypothses les plus fonda-mentales de la psychanalyse.

    "Aux sources mmes du langage"

    Nous pouvons avoir une ide de ces sources commmes du langage et du symptme en voquant cette premire trangre, cette Autre prhistorique que Freud a nomme dans "L'Esquisse d'une psychologie scientifique" [11]. Ce champ qui se dessine du premier rapport la mre est appel par Freud : "Complexe d'Autrui". Cette premire Autre est pour le petit nourrisson, celle qui lui est la fois la plus indis-pensable pour sa survie, car il est dpendant d'elle pour la satisfaction de ses besoins les plus lmentaires, mais gale-ment pour son entre dans le monde du langage. Ce champ du "Nebenmensh", de l'Etranger a t, dans un effet d'aprs-

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  • coup, dgag, articul dans la structure, comme Rel, et nomm par Lacan : "Das Ding", "La Chose". Cest donc cette Chose qui constitue "les sources du langage"

    Le noeud du symptme

    Cette "source du langage" repre par l'intuition de Freud, cette premire trangre, intervient donc comme tm troisime terme ncessaire entre d'une part le symbolisme et d'autre part la complaisance somatique de l'hystrique. Ils russissent ainsi, eux trois, l'exploit de former le symptme.

    Nous retrouvons donc, mme si c'est dans un effet d'aprs-coup, au noeud mme de la formation du symptme, les trois registres spcifis par Lacan qui sont ceux du symbo-lique, de l'imaginaire et du rel :

    - Le rel, comme cette source du langage, point de mystre. - Le symbolisme, sous la forme de toutes ces locutions

    verbales qui donnent au sujet l'occasion ou le prtexte pour former le symptme.

    - L'imaginaire du corps qui fait don au symptme de sa complaisance, qui lui prte ses organes ou ses appendices.

    Voici le schma de ces sources communes du langage et du symptme tel qu'il se dduit du texte de Freud.

    Les trois composants du symptme Complaisance somatlque

    S^ ^ V Imaginaire

    Symptme

    Sources du langage v ^ _ _ ^ ^ ^ ^ ^

    Rel Locutions verbales usuelles

    Symbolique

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  • Quand ce sont les hystriques et non pas les psychotiques qui souffrent de terrifiantes hallucinations

    Ccilia tait hante sans doute les nuits de pleine lime par des images de diables et de sorcires. Emmy voyait surgir au dtour des chemins des btes hideuses, rats, souris, serpents ou crapauds. Mais les plus spectaculaires de ces hallucina-tions hystriques sont incontestablement celles d'Anna O. telles qu'elles ont t dcrites par Breuer. Alors qu'elle veillait son pre malade, Anna "tomba dans un tat de rve-rie, et aperut, comme sortant du mur, un serpent noir qui avanait vers le malade pour le mordre... Elle voulut mettre en fuite l'animal, mais resta comme paralyse, le bras droit endormi... En regardant ce bras, elle vit ses doigts se transfor-mer en petits serpents tte de mort".

    Au cours d'une autre de ses hallucinations, elle vit que c'tait son pre lui-mme qui avait une tte de mort. Cette vision avait surgit tme premire fois, quand un jour, elle avait rendu visite l'une de ses tantes : "Elle avait aperu dans la glace pose en face de la porte, un visage blme, non pas le sien, mais celui de son pre, avec une tte de mort".

    Breuer, dont Anna tait la patiente, n'avait fait aucune tentative pour interprter ses hallucinations. Il s'tait content de faire ressurgir l'affect qui avait accompagn chacune de ces reprsentations. C'est Lacan qui en a donn une interpr-tation dans l'aprs-coup en prenant appui sur ce qu'crivait Jones, propos du serpent, sur le fait qu'il tait un symbole du phallus. Tout en confirmant ce reprage il ajoute qu'il est certes symbole du phallus mais du phallus manquant et que de plus il n'est pas facile de savoir qui il appartient. "... ce serpent n'est pas un symbole de la libido... Ce serpent n'est pas non plus, comme le professe Jones, le symbole du pnis, mais de la place o il manque"[12].

    Mort du pre ou la sienne. Phallus du pre ou le sien[13]. Ces hallucinations d'Anna surviennent au moment mme o dfaille, pour elle, la mtaphore paternelle et o elle se trouve dans un tat de trs grande dtresse, au moment o il s'agit pour elle d'affronter la mort relle de son pre.

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  • Par ces deux hallucinations/ celle des serpents et celle du pre mort, nous voyons surgir les deux termes qui constituent la mtaphore paternelle telle que Lacan Ta explicitement pose dans les //crits,,[14]. Cest un fait admis que la fonction du Nom-du-pre mise en place par sa mort mythique instaure la loi de l'interdit de l'inceste. Mais ce qui est bien moins repr c'est le fait que cette fonction du pre symbolique dgage aussi, par contre-coup/ au niveau de l'imaginaire, la significa-tion du phallus telle que Lacan Ta nonce comme faisant dpendre, dans un premier temps, l'mergence du dsir du sujet du dgsir de la mre. Cest en effet sur ce dsir de la mre que l'tre humain prend appui avant de pouvoir s'en dgager, s'en chapper et forger ainsi son propre dsir par l'interven-tion bnfique de cette mme fonction du pre.

    Voici l'criture que Lacan en propose, partir de la formu-le mme de la mtaphore ou de "la substitution signifiante" :

    Nom-du-pre Dsirjpjtfmre

    Dsh^ta rare Signifi ou sujet

    Les deux beaux pendentifs de Ccilia

    Nous trouvons, dans les "tudes sur l'hystrie", une peti-te note extrmement prcieuse concernant les hallucinations hystriques de Ccilia[15]. Freud dcrit en effet ce qui les caractrise et donc les diffrencie des autres hallucinations, des hallucinations de la psychose, savoir le fait qu'elles soient sensibles aux interprtations de l'analyste.

    "Un jour, nous raconte Freud, elle avait t poursuivie par une hallucination persistante dont la suppression avait rcla-m beaucoup d'esprit (Witz). Elle nous voyait tous les deux, Breuer et moi, pendus - haut et court - deux arbres du jar-din. La veille, elle nous avait demand un mdicament que

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  • flous lui avions refus... Furieuse, elle avait d penser, "L'un est bien le pendant de l'autre!". p: En dchiffrant cette hallucination comme une ralisation de dsir - "Qu'ils aillent se faire pendre, tous les deux!" -, Freud nous donne ainsi un des plus beaux exemples d'inter-prtation dans sa qualit de trait d'esprit.
  • dfense, puisque le sujet ne se sent pas responsable de ce qui lui arrive. Ces reprsentations servent par exemple nier un amour homosexuel inconciliable avec les intrts du moi, en le transformant en dlire de perscution.

    Une odeur d'entremets brl, l'hallucination hystrique de Lucy

    Les mcanismes provoquant les hallucinations dans une structure hystrique et dans une psychose sont donc radicale-ment diffrents :

    - Dans Thystrie, les hallucinations et "l'tat psychotique" surviennent lorsqu'il y a un vritable "tat de subjugation du moi, une soumission du moi", par effondrement des systmes de dfense ou par force excessive des reprsentations intolrables.

    Cest sans doute cette dernire - la force de la reprsenta-tion intolrable - qui provoque l'hallucination olfactive de Lucy[17]. Cette jeune gouvernante qui s'occupait de deux petites filles, aprs la mort de leur mre, tait tombe amou-reuse de son patron. Elle avait consult Freud parce qu'elle sentait une persistante odeur d'entremets brl qui fut ensui-te remplace par une non moins persistante odeur de cigare. Ce symptme constituait la trace d'un vnement trauma-tique, la perte d'un espoir, celui de voir son amour partag. Une fois interprte, cette hallucination avait disparu et il ne restait plus cette jeune femme qu' accepter de reprendre sa place, celle qu'elle partageait avec les autres domestiques de la maison. Elle ne deviendrait jamais la matresse des lieux, l'aime, la prfre, comme cela arrive dans les romans d'amour quand les princes pousent des bergres.

    - Tout autre est le mcanisme des hallucinations dans la psychose, la vraie psychose. Les reprsentations inconciliables ne sont pas refoules mais projetes dans le monde extrieur. "Ce n'est pas moi, puisque c'est l'autre" se dit le psychotique. Ainsi s'instaurent les trois formes de dlire dcrits par Freud, rotomanie, perscution, jalousie.

    Il est donc tout fait intressant de voir comment dans ce texte si prcoce de 1895, Freud avait dj russi dployer

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  • toute une mtapsychologie de ces tats appels "Psychose hystrique". Mais il semble qu'il dcrit en fait sous ce nom les classiques attaques hystriques avec leur phase passion-nelle et que ce sont donc ces dernires qu'il oppose de faon ferme et radicale aux mcanismes de la paranoa. Ce que nous avons surtout retenir de ces premiers essais de thorisation c'est le fait que les hallucinations peuvent accompagner un accs hystrique en tant que formes particulires de retour du refoul.

    En effet quand ces hallucinations surviennent c'est parce que le comit de censure est dbord. Elles arrivent donc en force et surtout sans prendre la peine de ngocier avec le contre-investissement assur par le moi qui a pour mission d'essayer de les contenir. Elles ne sont donc pas associes une reprsentation de la dfense pour fabriquer un vrai symptme, c'est dire une formation de compromis.

    Ainsi, selon les premires formulations de Freud, quand au cours d'un accs hystrique surviennent des hallucinations c'est parce que ces reprsentations arrivent en contrebande. Elles n'ont pas eu le temps de demander un passeport pour entrer dans le champ de la conscience. Elles ne cessent que lorsqu'elles sont enfin en rgle avec leur pays d'accueil. Elles disparaissent, au moment mme o, interprtes, elles deviennent conscientes. L'hallucination de Ccilia cessa au moment mme o Freud lui avait donn par son interprta-tion accs son dsir, celui de les envoyer se faire pendre ailleurs. Il en tait de mme pour l'hallucination de Lucy. Il ne lui tait pas interdit d'prouver des sentiments pour son patron. Elle tait libre de l'aimer, mme si cet amour devait rester secret.

    Les premires interprtations de Freud

    Madame Ccilia M. avait pu fabriquer, au moyen du lan-gage, un de ses plus beaux symptmes : au cours d'un sjour dans une maison de sant, il surgit au moment d'un repas alors qu'elle devait tre prsente l'ensemble des pension-naires et que donc le mdecin de l'tablissement tait galam-ment venu lui offrir son bras. Elle fut tout coup saisie d'une

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  • violente douleur au talon. Elle donnait, par ce symptme, la dmonstration clatante qu'on ne pouvait compter sur elle, car elle "marchait aussi mal" qu'eue "prsentait mal". C'est donc avec ce verbe allemand, "auftreten", qui veut dire tout la fois "marcher mal" et "prsenter mal" qu'elle avait construit sa petite mise en scne qui en disait long sur sa structure hystrique. Les quivoques signifiantes, celles qui font le succs des traits d'esprit, sont donc dj utilises par Freud la fois pour interprter les hallucinations hystriques de Ccilia et ses symptmes de conversion fort varis. Ils ont donc tous la mme structure de langage, mme s'ils n'obis-sent pas tous aux mmes modes de formation, et le fait que ces hallucinations soient sensibles l'interprtation signe leur nature hystrique.

    Avec son hallucination des pendentifs, ses dfaillances au bras de ses mdecins et le regard perant de sa grand-mre, nous reconstituons, par bribes et par petits bouts, en notes et entre les lignes, la belle histoire hystrique de Ccilia. Freud n'a donc pas pu s'empcher, malgr ce qu'il avait crit, de nous faire partager sa passion pour elle, son tonnement et son admiration "pour la beaut intellectuelle" de ce travail de l'inconscient mis en jeu dans le moindre de ses symptmes.

    Coups et blessures

    De toutes les inventions symptomatiques de Ccilia, celle que Freud a sans doute le mieux tudie est celle des arbores-cences de sa nvralgie faciale. Elles sont en effet trs rvla-trices des mthodes utilises par Freud pour mettre en perspective, en structure, tous les mcanismes de formation du symptme autour du noyau pathogne.

    Elle souffrait donc depuis de trs nombreuses annes d'une nvralgie faciale extrmement douloureuse et trs inva-lidante. Sa premire crise dclenche quinze ans auparavant tait survenue au cours de sa premire grossesse. A l'occasion de chacune de ses crises, les dents accuses d'tre la cause de ses douleurs taient de ce fait condamnes tre arraches. Au cours de l'un de ses multiples accs, Ccilia ayant puis

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  • la patience de tous ses dentistes et de tous ses mdecins, donna sa chance Freud et accepta enfin qu'il la traite sous hypnose. Il jeta, tout d'abord, un vigoureux interdit sur ses nvralgies qui obirent, comme par miracle, au doigt et l'oeil. Elle se le tinrent pour dit. Cependant, aprs ces premiers brillants succs thrapeutiques, d'autres symptmes firent bientt leur apparition. Freud eut ainsi l'occasion de la traiter pendant trois ans. Il s'occupa d'elle matin et soir, tout comme l'avait fait Breuer avec Anna O.

    Au cours de ces sances quotidiennes d'hypnose surgit enfin, accompagn d'hallucinations, de douleurs et de longues dclamations, "un vnement du pass qui expliquait l'tat d'me prouv et qui pouvait avoir dtermin le symptme actuel". Tout au long de ce travail extrmement pnible pour tous les deux, Freud put alors dchiffrer le sens de cette si douloureuse nvralgie faciale ou tout au moins quelques-uns de ses sens, puisque le symptme est toujours trs richement surdtermin et toujours prt retrouver sa vitalit. En effet, un jour, en parlant de sa vie conjugale, mais nous n'en saurons pas plus, elle porta tout d'un coup la main sa joue en prouvant une violente douleur et s'cria : "C'est comme un coup reu en plein visage!"

    "La douleur et l'accs trouvrent l leur point final. Pendant neuf[18] autres jours, elle retrouva beaucoup d'autres scnes o les offenses reprenaient le chemin de cette conversion".

    Arrivs tous deux, avec cette gifle, tout prs du noyau pathogne, Freud put remarquer que ce symptme primaire ne s'tait pas d'abord effectu par symbolisation mais par simple contigut de hasard : elle avait peut-tre eu mal aux dents ce jour l. Cependant Freud souligne aussi sans l'expliciter davantage, sans l'exploiter plus, que ce premier accs de douleur tait survenu alors qu'elle se trouvait tre enceinte, au cours des premiers mois de sa premire grossesse. Cette nvralgie faciale exprimait donc peut-tre aussi un dsir d'enfant, un dsir d'enfant persistant comme en tmoigne galement l'apparition de ce chiffre neuf, ces neufs jours, ces neufs sances.

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  • La perle de l'hystrique

    Freud utilise la nvralgie faciale de Ccilia pour esquisser une premire description topologique de la structuration des symptmes autour du trauma. Il trouve pour la dcrire une mtaphore usuelle, celle de l'hutre fabriquant sa perle autour d'un grain de sable.

    Il dcrit l'organisation des symptmes en couches concen-triques en prenant en compte trois lments : une organisa-tion par thmes, une par ordre chronologique et une par des liens logiques (par association d'ides)[19].

    Il y a donc tout d'abord un vnement traumatique. C'est un noyau de souvenirs "o le facteur traumatisant a culmi-n". "Autour de ce noyau se trouve une quantit abondante de matriaux mnmoniques qu'il va falloir tudier fond dans l'analyse en ordre triple".

    1 - Tous ces matriaux symptomatiques sont tout d'abord organiss en couches concentriques par thmes.

    Dans l'histoire d'Anna, c'est par exemple la srie des troubles de l'audition ou de la soif ou encore de ses troubles de la parole, puisqu'elle avait perdu l'usage de sa langue maternelle, l'allemand, et ne pouvait plus parler ou lire qu'en anglais.

    Dans l'histoire de Ccilia, autour du noyau pathogne, la premire fois, le symptme s'tait constitu par contigut et non par symbolisation. Elle avait eu en effet, ce jour l, mal aux dents. Ensuite par des symbolisations successives, les symptmes firent perle autour de ce grain de sable. Mais au fU du temps, cette conversion somatique prit appui sur une locution verbale image que Freud finit par retrouver et qui mit fin la nvralgie rebelle : "ce fut comme un coup reu en plein visage".

    La superposition des thmes, dans l'histoire de Ccilia, pourrait s'organiser ainsi, le thme donc de la nvralgie facia-le, le thme de sa douleur au talon mais aussi bien le thme de ses angoisses et de ses hallucinations propos des diables et des sorcires.

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  • 2 - Freud dcrit comment chacun de ces thmes subit aussi la contrainte du temps : Anna avait progressivement reconstitu toute la chronologie des vnements concernant la mort de son pre, partir de sa premire hallucination, celle des petits serpents tte de mort.

    La nvralgie faciale de Ccilia avait t nourrie par des offenses subies au cours des quinze dernires annes coules partir du trauma.

    3 - Le troisime ordre d'organisation est celui des associations logiques qui traversent en zigzag, de faon "radiaire" les diffrentes couches que constituent les thmes. Pour rejoindre le lac du sexuel, le gouffre du trauma - tout comme les petits ruisseaux font les grandes rivires - les associations logiques partent chaque fois du point le plus extrieur. Ce point est celui qui concerne l'analyste, le point du transfert. Ces associations logiques rejoignent par une srie de confluents, en s'associant les unes avec les autres, le rel traumatique, lieu de la rptition.

    C'est donc avec ces trois lments, thmes, temps, liens logiques, s'organisant autour de ce point central du trauma, que Freud tente de dcrire pour la premire fois ce qu'il en est de la structure d'une nvrose hystrique.

    U parle ds l'hystrique

    ranefert

    Associations logiques

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  • Prennit du trauma

    Au moment des "tudes sur l'hystrie", en 1895, le trau-ma tait, pour Freud, une exprience sexuelle prcoce avec sduction de la part d'un adulte pervers.

    Ce n'est qu'en 1897, au moment de son auto-analyse, qu'il a pu substituer ce noyau pathogne de la sduction, l'Oedipe et la scne primitive interprte en termes de pulsions par-tielles et donc selon les thories sexuelles infantiles. Ainsi, pour Ccilia, les signifiants oraux et sadiques de la pulsion se retrouvent dans son symptme : C'tait autour des dents, peut-tre avec une faim de loup mais aussi avec des coups, des coups de dents, que s'organisait le symptme de Ccilia et ceci pendant les tous premiers mois de sa premire grossesse.

    Au terme de sa vie consacre la psychanalyse, Freud dcrit le symptme comme un effet du complexe de castra-tion. Dans son article de 1937, "Clivage du moi et mcanisme de dfense", le trauma est dsormais dfini comme la dcou-verte de l'impensable castration de la mre et l'horreur que suscite cette dcouverte. On peut certes pour tenter d'y chapper se raccrocher momentanment au fait que le pre, lui, a le phallus. On croit en lui. On croit mme en Dieu. Mais du mme coup, avec ces symptmes qui touffent la haine du pre, on peut aussi russir masquer, par les fantasmes de sa mort, la ncessit de sa castration. C'est ce dont souffrent aussi les analystes. Ils esprent toujours en trouver "Au-moins-un" qui, par miracle, pourrait chapper la castration. C'est de ce faux espoir que survivent les institutions analy-tiques qui ne tiennent que parce qu'elles se reconnaissent un chef qui assure ainsi la cohsion du groupe.

    En ce temps des "tudes sur l'hystrie"

    Alors que Freud n'a pas encore donn sa dcouverte le nom de Psychanalyse, avec Anna, Ccilia, Emmy, Lucy et toutes les autres, il a pourtant dj repr les mcanismes de formation du symptme hystrique qui, tant dchiffr, cesse.

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  • Il a dj bauch une premire thorisation de la structure de la nvrose autour du trauma avec la mtaphore de la perle de l'hutre. Mais la question qui reste en suspens et qui le restera toujours pour lui est bien celle de rendre compte des diffrences fondamentales entre les nvroses et les psychoses, puisque devant ces dernires, le psychanalyste en est rduit rester coi : ses interprtations sont sans effet. Il s'appuie, pour tenter de rsoudre cette difficult, sur les mcanismes mta-psychologiques diffrents des hallucinations hystriques et des hallucinations psychotiques.

    Mais surtout au moment-mme o Freud commence nous parler de l'histoire clinique d'Emmy Von R. et qu'il indique donc que toutes ces histoires de malades peuvent se lire comme des romans, il ajoute de faon incidente une remarque qui a tout son intrt :

    ".... un expos dtaill des processus psychiques comme celui que Ton a coutume de trouver chez les romanciers, me permet, en n'employant qu'un petit nombre de formules psychologiques, d'acqurir quelques notions du droulement d'une hystrie. Ces sortes d'observations doivent tre juges comme celles d'ordre psychiatrique mais ont sur elles un avantage : le rapport troit qui existe entre l'histoire de la maladie et les symptmes morbides, rapports que nous recherchons vainement dans les biographies d'autres psychoses"[20].

    Il a donc dj repr trois lments diffrentiels qui spcifient le phnomne psychotique : le mcanisme-mme des hallucinations comme tant des reprsentations inconciliables qui, rejetes par le moi, reviennent modifies mais du monde extrieur, l'impossibilit de les faire cesser par l'interprtation et le fait aussi que ces symptmes psychotiques sont en quelque sorte en rupture de ban, coups de l'histoire familiale d'un sujet et ne peuvent pas, par le travail de l'analyse, tre mis en continuit avec elle pour y retrouver leur place.

  • Notes

    [4] - Op. cit. p. 35. [5] - Op. Cit., p. 78. [6] - Il ne savait pas encore que c'tait aussi le pot aux

    roses du dsir du psychanalyste. [7] - L. Fainsilber, Les noirs serpents d'Anna O., loge de

    l'hystrie masculine, L'Harmattan, 1996. [8] - S. Freud, tudes sur l'hystrie, p. 53. [9] - Pour nous en convaincre Breuer indique qu'elle tait

    alors capable de jouer deux parties d'checs la fois. [10] - Op. Cit., p. 140 145.

    [11] - S. Freud, "Esquisse d'une psychologie scientifique", Naissance de la psychanalyse, p. 348,349.

    (L'"Esquisse" a t envoye Fliess en 1895 et les "tudes sur l'hystrie" ont t publies la mme anne).

    [12] - J. Lacan, "Sur la thorie du symbolisme d'Ernest Jones", crits, Seuil.

    [13] - Ces serpents dansent certes au bout des doigts d'Anna mais le phallus "mme s'il peut faire l'envie du sujet, toute femme qu'elle est, ne surgit si importunment que d'tre bel et bien l au prsent... dans le lit o il clabote avec le mourant", Op. Cit., p. 702.

    [14] - J. Lacan, "D'une question prliminaire tout traite-ment possible de la psychose", crits, le Seuil, p. 557.

    Voir aussi les deux chapitres du prsent ouvrage consa-crs aux effets de la mtaphore paternelle : "L'embarquement pour Cythre" et "Sous le signe de la tromperie de l'amour".

    [15] - S. Freud, Op. Cit., p. 145. [16] - S. Freud, Naissance de la psychanalyse, p. 98, p. 129. [17] - Op.Cit., p. 83

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  • [18] - Noter l'importance du chiffre neuf pour reprer les fantasmes de grossesse tel que Freud le souligne propos de l'histoire du peintre Christophe Haitzmann.

    [19] -Op.Cit.,p.233,234. [20] -Op.Cit.,p. 128.

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  • Invite

    Tout comme Zo, une psychanalyste de rve

  • Analysantes et analystes dans la tourmente des amours de transfert

    Lorsque les femmes cultivent les champs de la psychanalyse, elles ont le plus souvent la main verte. Ce sont de rudes paysannes de l'inconscient. Elles y font preuve de lucidit, de courage et surtout d'obstination. On peut certes leur reconnatre ces solides qualits, mais on peut aussi attnuer la porte de cet loge en soulignant qu'elles n'ont peut-tre pas grand mrite cela : en effet si elles ont cette aisance, c'est en grande partie d la singularit de leur rapport l'inconscient ou encore la forme mme du complexe de castration fminin. C'est un fait bien tabli : quand elles se rangent elles aussi sous la bannire du phallus, ce n'est pas, comme les hommes, sous la contrainte d'une menace mais par le constat d'une absence. Ainsi ce constat effectu, l'esprit plus libre, elles peuvent admirer en toute quitude les ressources caches que recle encore, pour chacun d'entre nous, la dcouverte de Freud et s'merveiller des surprises que rserve toujours l'inconscient. Elles le laissent parler facilement car elles restent avec lui en bon voisinage. Il est, pour elles, de bonne compagnie, il peut mme leur procurer quelque amusement. Curieuses, elles coutent tout d'abord volontiers l'inconscient de leur analyste, puis, tout aussi volontiers celui de leurs analysants.

    Lacan a toujours affirm que les femmes avaient un rapport privilgi, une sorte de connivence naturelle avec la psychanalyse. Ds les annes 1968, dans une petite note parue dans "L'enfance aline" [21], il soulignait le fait que chaque

  • femme est une psychanalyste-ne parce que la question que se posait Freud -"que veut une femme?"- tait reste "au centre aveugle du discours analytique". La preuve qu'il en donne semble tout d'abord attnuer beaucoup la porte de cette qualification : "on s'en aperoit, dit-il, par le fait que les femmes les moins analyses en arrivent rgenter la psychanalyse". Ce verbe choisi, "rgenter", placerait donc ces femmes les moins psychanalyses, comme on pourrait s'y attendre, du ct du pouvoir, du ct des institutions analytiques, et non pas du ct de la pratique analytique, celle qui est mise l'preuve entre fauteuil et divan.

    Pourtant, en replaant au plus juste cette citation dans son contexte, on s'aperoit que si les femmes sont psychanalystes-nes c'est pour des raisons de structure. Dans le contenu manifeste de ce petit crit, nous pouvons saisir ces raisons. Lacan y rend en effet hommage Maud Mannoni, " celle qui par la seule vertu de sa prsence, avait su prendre tout ce monde aux rets de sa question". Mais il continue ainsi : "La fonction de la prsence est, dans ce champ comme partout juger sur sa pertinence. Elle est certainement exclure sauf impudence notoire, de l'opration psychanalytique... Bien sr est-elle toujours sensible dans le discours naissant, mais sa prsence ne vaut qu' s'effacer enfin, comme il se voit dans la mathmatique. Il en est pourtant une qui se soude la thorie : c'est la prsence du sexe comme tel, entendre au sens o l'tre parlant le prsente comme fminin". Et c'est donc en ce point du texte que se trouve introduite la question de Freud - "Que veut une femme?" - comme "centre aveugle du discours analytique". Est-ce que c'est parce qu'on peut ventuellement lui attribuer le pouvoir de rpondre cette question qu'une femme peut tre dite psychanalyste-ne? Si tel est le cas, ce serait donc pour l'autre qu'elle serait suppose savoir rpondre et cela ne prjugerait en rien de sa position d'analysante, celle o elle pourrait, elle aussi, poser cette mme question une autre femme et, au-del d'elle, un homme.

    Bien longtemps aprs, au cours des dernires annes de son enseignement, Lacan a quand mme prcis que la psychanalyse donne aux femmes "un titre tout fait exception-

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  • nel", celui de pouvoir "tirer d'un certain nombre de bbs appels hommes quelque chose qui s'appelle une vrit".

    Cest ce que nous dmontre Freud avec l'aide d'un pote, celui qui a crit la Gradiva, "Celle qui resplendit en marchant".[22]

    Zo, une psychanalyste de rve

    Dans son texte ddi la Gradiva[23], Freud indique combien les sciences et les mathmatiques "jouissent d'un grand renom comme drivatif sexuel". Elles constituent en effet un refuge idal pour tous ceux qui, un beau jour, pren-nent la fuite devant un trop grand amour incestueux. Mais cet amour ainsi abandonn au profit de la science ne se laisse pas oublier pour autant et poursuit sans trve, jusque dans leurs refuges les plus escarps, ces fugitifs de l'Oedipe.

    C'est ce qui tait arriv Norbert Hanold, un jeune archologue, qui avait oubli son amie d'enfance, Zo Bertgang, et ne s'intressait plus dsormais qu'aux femmes de pierre et de bronze, aux femmes de l'Antiquit. Cependant son amour refoul l'avait poursuivi dans ses alibis scienti-fiques puisqu'il tait devenu amoureux fou d'une belle statue de pierre qui avait comme particularit une aussi jolie dmarche que celle de Zo. Il avait trouv ce bas-relief chez un antiquaire et il ne savait pas encore qui tait ainsi repr-sent. Il l'appelait en attendant du joli nom de Gradiva, "Celle qui resplendit en marchant". Un rve lui permit enfin de deviner qui elle tait : une jeune fille morte il y a deux mille ans, en l'anne 79, ensevelie sous les cendres du Vsuve. Il partit donc la rechercher Pompi.

    Quand l'espigle et trs vivante Zo accepte de se dgui-ser en Gradiva dans les ruines de cette ville fantme c'est dans l'espoir de gurir de son dlire son amoureux un peu fou. En recevant de sa main une branche d'asphodle, fleur qui accompagne les morts dans leur dernier voyage, elle lui exprime cependant sa prfrence pour les roses rouges de Sorrente, fleurs de la passion amoureuse : "A d'autres mieux partages, lui dit-elle, les roses du printemps, moi, venant de ta main ne convient que la fleur de l'oubli". Ainsi se sert-

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  • elle de ce double langage des fleurs, de cette "ambigut du discours", pour lui avouer son amour inchang depuis l'enfance, mais surtout pour le ramener tout doucement la ralit, la ralit de son essence corporelle : elle n'est pas un fantme traversant dans ses voiles d'un beau jaune dor, les rues de Pompi sous le chaud soleil de midi. Elle existe en chair et en os, cette belle Gradiva de ses rves.

    Le roman de Jensen a t crit en 1903. En 1907, Freud se dlecte sa lecture et tudie le dlire et les rves de Norbert Hanold. Il prend appui sur les interprtations si avises de Zo Bertgang pour poser un certain nombre de questions concernant l'interprtation analytique : il dcrit notamment la technique de cette interprtation jouant toujours de ce qu'il appelle "l'ambigut du discours".

    Mais surtout il semble que Freud n'a jamais pos de faon aussi aise et aussi claire qu' propos de cette intrigue amou-reuse, sa conception de la cure analytique et la place essentiel-le qu'y joue l'interprtation. Ce qui l'a sans doute merveill dans ce roman dont il fait un trs long commentaire c'est le fait que la fiction, celle de cette Zo thrapeute, dpasse la ralit analytique en tant que justement elle nous permet de poser une question que les analystes, de nos jours, n'osent mme plus se poser, celle des effets d'une interprtation sur la structure d'une nvrose.

    "Une gurison par l'amour"

    Dans l'une des premires lettres adresses son lve favori, Cari Jung, Freud lui crit : "Il ne vous aura pas chapp que nos gurisons se produisent grce la fixation d'une libi-do rgnant dans l'inconscient (transfert) que l'on rencontre le plus srement dans l'hystrie. C'est elle qui produit la force pulsionnelle ncessaire la saisie et la traduction de l'incons-cient. C'est en fait une gurison par l'amour. Il y a donc aussi dans le transfert la preuve la plus forte, la seule inattaquable, que les nvroses dpendent de la vie amoureuse." [24]

    Comment l'analyste peut-il dgager les amours enseve-lies, enterres, calfeutres, de l'obsessionnel, comment peut-il

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  • dlivrer l'hystrique de ses amours ensorceles et rconforter, encourager les frileuses amours du phobique? Cest toujours dans la Gradiva que nous trouvons les lments de rponse cette question. Freud souligne en effet que "la ressemblance entre le procd employ par la Gradiva et la mthode psychothrapeutique de la psychanalyse ne se borne pas ces deux points : le retour la conscience du refoul et la simultanit de l'lucidation et de la gurison. Elle s'tend aussi ce qui apparat comme l'essentiel, au rveil des sentiments" [25].

    C'est par ce que Freud appelle d'un trs joli terme, "la mare montante du transfert" que va pouvoir s'effectuer ce rveil des sentiments. Il la dcrit ainsi : "C'est par une rcidive amoureuse que se produit la gurison, condition d'englober sous le nom d'amour toutes les composantes varies de la pulsion sexuelle et cette rcidive est indispensable car les symptmes, rsidus des combats antrieurs, doivent y tre mis en jeu. Ils ne peuvent tre rsolus et balays que par une mare montante de la mme passion." Mais comment les analystes peuvent-ils rsister cette mare montante du transfert, ce rveil des sentiments? C'est en effet l que le destin de la petite Zo Bertgang et celui du psychanalyste se sparent radicalement, tout au moins en principe. Zo et Norbert Hanold, guri de son dlire, peuvent filer le parfait amour. Il ne peut en tre de mme pour les deux partenaires de la situation analytique.

    Pourtant, propos des pouvoirs thrapeutiques de l'amour, voquant l'une de ces psychanalystes-nes, Zo Bertgang, Freud se demande quels "succdans", quels "expdients" l'analyste pourrait trouver "pour se rapprocher de l'idal de cette cure d'amour dcrite par le romancier".

    Mais engag sur ce terrain glissant, il s'chappe soudain : "La discussion de ce problme nous entranerait bien trop loin de la tche que nous nous sommes fixe".

    Pour dcrire quelle est la participation de l'analyste dans cette "cure d'amour" que constitue l'analyse, j'ai choisi deux approches : la premire est celle de l'incroyable indulgence de Freud pour le contre-transfert de Jung l'gard de Sabina Spielrein. Cela met nu tout ce que l'analyste ne doit pas

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  • faire. La seconde approche sera celle des vraies amours; analy-tiques qui sont thrapeutiques, avec une bien sympathique analyste, Lucie Tower. On dcouvre en effet comment elle tisse une belle ouvrage analytique, comment elle s'y active, non seulement avec courage mais aussi avec modestie. Ce qui est encore plus rare.

    Mtaphores cavalires

    Dans l'une des ses lettres adresses Fliess, pour voquer sa premire oeuvre, sa prfre, celle de "L'Interprtation des rvs", Freud voque une petite histoire puise dans le folklo-re juif : "O vas-tu, Itzig, lui demande-t-on?" - "Moi, je ne sais pas, interroge mon cheval." [26] C'est donc lui, Freud, cet Itzig, le cavalier du dimanche, aux temps o ses chevaux d'angoisse remmenaient dans une rude chevauche, au pays de ses rves, au pays de l'inconscient. Mais, quand au fil des annes apparat dans ses textes un terme svre et rbarbatif, celui de "contre-transfert", ces grandes chevauches sauvages perdent tout d'un coup leur libert, leur aisance et dsormais ces mtaphores voquent certes le dressage de chevaux fou-gueux mais surtout de monotones tours de mange, d'astrei-gnantes rgles d'quitation : l'analyste doit apprendre matriser son contre-transfert, s'en rendre matre, le tenir serr. Plus question de lui laisser la bride sur le cou. Don Quichotte, au rythme lent de sa Rossinante, ne pourra plus rver sa Dulcine du Toboso, tout au moins si elle revt les traits de l'une de ses analysantes.

    Contre-transfert oblige. Et pourtant... Ce concept de contre-transfert invent par Freud comme

    un lment tout fait essentiel de la technique analytique apparat pour la premire fois, pos dans toute sa ncessit, entre les lignes de la correspondance de Freud et de Jung. Il le dfinit, dans une premire approche, par la faon dont l'ana-lyste est en quelque sorte affect par ce que lui raconte son analysant.

    Mais on s'aperoit aussi qu'il est, en fait, troitement li

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  • la prsence insistante et pas toujours avoue d'un amour coupable, celui de Jung et de Sabina Spielrein. Quand Sabina commence son analyse avec Karl, il a trente ans. Elle a moins de vingt ans. Elle est hospitalise au Burghzli, Zurich, peut-tre au cours de Tanne 1904. Elle souffre - tel est le dia-gnostic pos - d'une psychose hystrique grave ... et qui sera, sans nul doute, aggrave par la sollicitude de Jung.

    Freud ayant eu des chos de cette passion analytique, crit en toute hte, l'usage de ces imptueux analystes, un texte ayant pour titre "Observations sur l'amour de transfert".

    Les troubles ftes de l'amour

    Longtemps oublie, Sabina ne figurait, dans les lettres de Freud et de Jung, que sous le nom de "La S..." ou sous celui quand mme plus gentil de "la petite S.".

    Ds les premires lettres de Freud et de Jung[27], en 1906, une analysante de Jung qui n'est pas encore nomme, se rvle tre l'objet de l'intrt clinique des deux hommes. Jung racon-te Freud les souvenirs d'enfance et les symptmes d'une tu-diante russe. Freud les commentant, les interprte comme xme intressante contribution de l'rotisme anal cette nvrose. Il crit : "des cas comme celui-ci, reposant sur une perversion refoule, sont particulirement beaux percer jour".

    Deux ans aprs, en 1909, Jung voque nouveau l'histoire de Sabina et toujours sans la nommer, parce qu'il se trouve dj en grande difficult avec elle. Il est loin d'avoir matris son contre-transfert : "...un complexe me tient encore terrible-ment par les oreilles, savoir une patiente que j'ai tire autre-fois d'une trs grave nvrose avec un immense dvouement et qui a du mon amiti et ma confiance de la manire la plus blessante qu'on puisse imaginer. Elle m'a fait tm vilain scandale, uniquement parce que j'ai refus de concevoir un enfant avec elle. Je suis toujours rest avec elle dans les limites d'un vrai gentleman mais je ne me sens malgr tout pas trs propre aux yeux de ma conscience..."

    Malgr ses protestations d'innocence, Freud finit par avoir d'autres chos des msaventures contre-transfrentielles

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  • de Jung et d'ailleurs, une fois les bornes franchies - sans doute Jung tait-il devenu son amant - Sabina l'avait elle-mme appel son secours. Ses lettres, qui ont maintenant t retrouves et publies, viennent, tout d'un coup, interfrer dans le duo pistolaire dj fort conflictuel de Freud et de Jung, rendant plus fragiles encore leurs rapports de fils pre, d'lve matre. Cette question du contre-transfert apparat donc dans un contexte de passion, de drame trois personnages, dans une sorte d'urgence la fois clinique et thique.

    Jung ne dvoile pas sans rticence les fautes qu'il a commises, en tant qu'analyste et en tant qu'homme. Il commence par affirmer, croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer, que les chos que Freud a eus de cette passion analytique ne sont que calomnies mais il finit quand mme par avouer la ralit des faits en nommant pour la premire fois Sabina, "US..".

    "La S., est la personne mme dont je vous ai parl. Elle a paru en abrg dans ma confrence d'Amsterdam d'ancienne mmoire. Elle a t pour ainsi dire mon cas psychanalytique d'apprentissage, aussi lui ai-je gard une reconnaissance et une affection particulires. Comme je savais par exprience qu'elle rechutait immdiatement ds que je lui refusais mon assistance, la relation s'est tendue sur plusieurs annes... Elle avait naturellement projet de me sduire... Maintenant elle cherche vengeance. Elle a dernirement rpandu la rumeur que je divorcerais sous peu pour pouser une certaine tudiante..."

    Pour tenter de sortir de ce mauvais pas, comme il le raconte Freud, Jung n'avait rien trouv de mieux que d'crire aux parents de la jeune fille : "Pris dans mon dlire d'tre quasiment la victime des perscutions sexuelles de ma patiente, j'ai crit la mre de celle-ci que je n'tais pas l pour satisfaire la sexualit de sa fille, mais que j'tais seulement le mdecin, raison pour laquelle il fallait qu'elle me dbarrasse de sa fille. Si l'on pense que peu auparavant la patiente tait encore mon amie, qu'elle jouissait largement de ma confiance, ma faon d'agir tait une muflerie dicte par la peur et je ne vous l'avoue gure volontiers..."[28]

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  • "Petites explosions de laboratoire"

    En voquant ces msaventures avec Sabina, Freud, pris dans des liens transfrentiels pour Jung, choisit sans hsita-tion son camp. Il est longtemps, et de faon un peu surpre-nante, plein de mansutude et d'indulgence pour les dfaillances de son jeune lve et met tout sur le compte de la jeune femme : c'est de sa faute.

    Dans une premire lettre, il fait tout d'abord rfrence des recherches en laboratoire, et explique Jung qu'on ne peut gure viter de casser quelques prouvettes : "... je vous prie, vous, maintenant de ne pas tomber trop fort dans la contrition et dans la raction. Pensez la belle comparaison de Lassalle de l'prouvette qui s'est casse dans la main du chimiste... De petites explosions de laboratoire ne pourront jamais tre vites vu la nature de la matire avec laquelle nous travaillons..."

    Puis, pour tenter d'apaiser sa culpabilit, il lui crit nou-veau quelques jours aprs : "De telles expriences, si elles sont douloureuses, sont aussi ncessaires et difficiles par-gner. Ce n'est qu'ensuite qu'on connat la vie et la chose qu'on a entre les mains. Moi-mme, je ne me suis, il est vrai, pas fait prendre ainsi mais j'en ai t plusieurs fois trs prs et j'ai eu "a narrow escape". Je crois que ce sont les farouches ncessits de la vie sous lesquelles mon travail a t plac... qui m'ont prserv des mmes aventures. Mais cela ne nuit en rien. Il nous pousse ainsi la peau dure qu'il nous faut. On devient matre du "contre-transfert" dans lequel on est tout de mme chaque fois plac et on apprend dplacer ses propres affects et les placer correctement. C'est un "blessing in disguise" - une bndiction dguise - Le spectacle naturel le plus grandiose est celui de la capacit de ces femmes de se faire des charmes de toutes les perfections psychiques imagi-nables, jusqu' ce qu'elles aient atteint leur but. Lorsque cela est arriv ou que le contraire est assur, on peut alors admirer la constellation transforme"[29].

    Mais plutt que de conclure un peu htivement, la relec-ture de ce fragment de lettre, que Freud avait pris, au moins en un premier temps, le parti de Jung contre Sabina, peut-tre fau-

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  • drait-il dire qu'il maintient le cap par rapport son invention. "Cest vrai, constate-t-il, il y a des expriences malheureuses, mais le travail doit se poursuivre envers et contre tout".

    Freud et Sabina

    Malgr ce qu'il dit de cette "bndiction dguise", quelques annes aprs, sans doute aprs sa rupture avec Jung, il s'est quand mme risqu prendre enfin le parti de Sabina et a tent en vain d'effacer les traces de cette meurtrissure. "Vous voici marie, lui crit-il, ce qui signifie pour moi que vous tes moiti gurie de votre attachement nvrotique Jung. Sans cela vous n'auriez pas pris la dcision de vous marier. Reste l'autre moiti, la question est de savoir ce qu'il en adviendra".

    "J'aimerais vous voir tout fait gurie... Nous en tions rests ceci que vous me feriez savoir avant le premier octobre si vous vouliez raliser votre projet de combattre le tyran par une psychanalyse avec moi. J'aimerais d'un mot m'immiscer dans votre dcision. Je crois que l'homme dont vous aviez dire tant de bien (il s'agit de son mari) a gale-ment quelques droits... Il doit tout d'abord essayer de savoir quel point il peut vous attacher lui sans vous faire oublier d'anciens idaux. Seul ce qui lui chappera appartient l'ana-lyse. Cependant un autre apparatra sans doute dont les droits dpassent ceux runis du vieil homme et du jeune homme. Ce sera le moment pour l'analyse de se tenir l'arrire plan." [30]

    Il est mouvant de voir comment, dans le contenu de sa lettre, Freud sait ainsi voquer le Nom-du-pre. Mais Sabina, malgr les espoirs de Freud, ne se dbarrasse pas aisment de cet amour nfaste, puisqu'en mai 1913, alors qu'elle attend un enfant de son mari, elle continue rver de mettre au monde un petit Siegfried. Elle attend donc encore un enfant blond, un pur aryen, un enfant de l'amour de transfert.

    Freud lui crit nouveau : "Je suis navr d'apprendre que vous vous consumez d'amour pour Jung prcisment au moment o mes rapports avec lui sont particulirement mau-vais. Je crois que vous aimez encore le docteur J. d'autant plus puissamment que vous n'avez pas mis en lumire la haine

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  • que vous lui vouez. Il semblait au dbut que ce ft possible lorsque je dus prendre parti lors de notre premier change pistolaire..."[31]

    Sabina Spielrein, devenue quelques annes aprs psycha-nalyste, crit, au coeur mme de son exprience traumatique avec Jung, un travail sur l'instinct de mort. Elle y clbre la mort comme "un hymne l'amour"[32] et Freud, beaucoup plus tard, lui rend hommage dans son "Au-del du principe deplaisir"[33].

    Si elle fut donc Tune des analystes pouvoir voquer, avant Freud, ce lieu de la destruction absolue, c'est sans nul doute pour avoir t prcipite dans ce champ de la haine, entre Freud et Jung. Ses essais de thorisation n'taient en effet, comme chaque fois, que des tentatives de symbolisa-tion d'vnements traumatiques mais ces vnements avaient ceci de particulier : ils avaient t provoqus par l'exprience analytique elle-mme. D'ailleurs, la lecture de ses textes analytiques qui sont maintenant publis, on s'aperoit qu'elle n'a jamais pu, en fait, se librer des rets transfrentiels dans lesquels elle s'tait trouve prise. A son tour, entre Freud et Jung, elle n'avait pas pu choisir.

    Cependant si ce nologisme contre-transfert de l'analyste, appel par euphmisme "bndiction dguise", a t forg propos de la douloureuse histoire de Sabina Spielrein, il ne fau-drait pas pour autant en dduire que toutes les amours analy-tiques sont malfiques. Elles sont incontestablement dmoniaques cause des liens au pre qui y sont toujours ravi-vs, mais elles peuvent tre bnfiques condition que l'ana-lyste apprenne utiliser au mieux ce qu'il prouve pour ses analysants. Quand l'analyste sait temps mobiliser ses affects c'est l que nat en tant que tel le dsir du psychanalyste.

    Vive la nvrose de contre-transfert

    Plutt contre-courant des prjugs du petit monde analy-tique, Lucie Tower, elle, n'prouve aucune mfiance l'gard du contre-transfert. Elle dmontre mme, non sans une certaine impudence, l'efficacit thrapeutique des sentiments d'amour qu'elle avait prouvs l'gard de l'un de ses analysants.

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  • En 1955, dans l'un de ses articles, elle affirme tout d'abord : "une tude scientifique de l'inconscient du psycha-nalyste dans la situation analytique devrait nous permettre d'accrotre notre efficacit thrapeutique et nous donner une base scientifique solide avec laquelle valuer les techniques de traitement" [34]. Elle soutient aussi le fait qu' son ide, "les sentiments erotiques prouvs par l'analyste sont tou-jours inhibs quant au but et ne le poussent pas l'action. Elle rajoute : "Ils ne doivent donc pas tre rprouvs par le groupe analytique mais au contraire laisss en libert dans le champ d'action privilgi que constitue l'exprience analytique". Cet amour prouv pour le psychanalyste - et par le psycha-nalyste - est en effet le seul facteur susceptible de pouvoir modifier quelque chose de la structure de la nvrose de l'ana-lysant. C'est ce que Lucie Tower raconte dans cette histoire d'amour analytique, un amour vrai, celui qui ne peut dbou-cher que sur la haine.

    "Un amour toujours prsent dans le rel"

    Lacan cautionne lui-aussi, sa faon, l'importance accor-de aux affects du psychanalyste. En effet quelques annes aprs, voquant les liens si troits de Freud et de Dora, il dcrit son tour la qualit des amours analytiques et sou-ligne le fait que l'amour de transfert n'est pas simple repro-duction, rdition de nos amours anciennes, qu'il est toujours un amour tout fait prsent dans le rel : Le texte de Dora "peut, ceux qui ont entendu mon discours sur le Banquet, rappeler cette dimension toujours lide quand il s'agit du transfert, savoir que le transfert n'est pas simplement ce qui reproduit une situation, une action, une attitude, un trauma-tisme ancien et qui le rpte, c'est qu'il y a toujours une autre coordonne... un amour prsent dans le rel et nous ne pou-vons rien comprendre au transfert si nous ne savons pas qu'il est aussi la consquence de cet amour-l" [35]. Cet amour-l est peut-tre l'occasion pour nous de reprciser ce qu'est cette catgorie du rel en soutenant que les vraies amours analytiques doivent rester dans le rel alors que celles de

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  • Jung et de Sabina taient, elles, passes dans la ralit. Ils taient devenus amants et avaient donc cds la dimension de tromperie de l'amour.

    Comment pourrions nous expliciter ce que Lacan dit d'une faon peine suggre de cet "amour toujours prsent dans le rer dans l'analyse? Il me semble que c'est un amour qui ne se laisse pas prendre aux sductions et aux enjeux de la mascarade phallique rgissant, au niveau de l'imaginaire, les rapports entre les sexes, mais qui rpond au contraire l'une des plus belles dfinitions de l'amour que nous a laisse Lacan, celle de l'amour comme une rencontre "entre deux savoirs inconscients"[36]. L'interprtation de l'analyste n'est-elle pas en effet la mise en acte d'une telle rencontre?

    Les amours analytiques de Lucie Tower

    Tambour battant, notre nergique suffragette du contre-transfert constate les effets nocifs du groupe analytique quant la ncessit de cette approche thorique : "Les rsistances du groupe l'tude de l'inconscient du psychanalyste dans la situation analytique se forment selon des schmas bien connus. Il existe une crainte inexprime tudier le fonction-nement du psychanalyste comme si de rendre compte d'une quelconque de ses rponses quivalait se montrer permissif l'gard de ractions d'un caractre douteux... aucune forme de raction erotique l'gard d'un patient ne peut tre tol-re." Pourtant ce qu'elle tente de dmontrer, en ce point pr-cis de son argumentation, c'est justement le fait que la nvrose de contre-transfert de l'analyste est en quelque sorte l'lment dynamique qui assure le progrs du travail analy-tique. Avec beaucoup de spontanit, dans deux histoires d'amour conjointes, elle raconte comment sa propre position nvrotique, sa nvrose de contre-transfert, avait t dcisive dans l'issue donne ces psychanalyses. L'une avait russi, l'autre avait rat. Il s'agit de deux nvroses d'angoisse, celle de deux hommes. Elle met tout d'abord ses deux analysants dans le mme sac - ce n'est pas une mtaphore de hasard -car ils taient dans la mme situation professionnelle et fami-

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  • liale. Tous deux sont attachants mais un peu nervants en raison de leurs difficults d'locution. Ils ressassent les menus vnements de leur vie quotidienne d'une mme voix monocorde qui porte l'ennui. Tous deux "prsentent de srieuses difficults s'affirmer en tant qu'hommes avec des formations ractionnelles d'homosexualit passive". Dans leurs deux histoires/ elle a particulirement bien isol et mis en vidence la fonction de leur double fminin, leur "Female sibling". Ce sont presque pour eux des soeurs siamoises. Lucie Tower pense que ces deux analysants souffrent d'une hystrie d'angoisse et nous sommes donc trs proches du noyau hystrique de toutes les nvroses, celui o les soeurs jumelles jouent un trs grand rle dans leur fantasme fondamental. En effet par ces identifications fminines, ces hommes nvross se font phallus, la fille-phallus qu'ils aimeraient tre dans le dsir de l'Autre, mais hlas au prix de leur virilit[37]. Freud nous a donn un bel exemple de ces identifications fminines des hommes nvross avec l'identification de Nathanal Olympia la poupe automate lorsqu'il nous proposait une lecture analytique de l'un des contes d'Hoffmann, celui qui a pour titre "L'Homme au sable". En effet propos de l'amour de Nathananal pour Olympia, Freud crivait dans une petite note ceci : "Cette poupe automate ne peut tre autre chose que la matrialisation de l'attitude fminine de Nathanal envers son pre dans sa premire enfance... Olympia est en quelque sorte un complexe dtach de Nathanal qui se prsente lui sous la forme d'une personne."^]

    En fonction de ce reprage, Lucie Tower indique que ces deux analysants exprimaient des penchants sadiques oraux l'gard de leurs doubles fminins qui taient pour eux non pas des objets d'amour mais des objets d'identification. Elle indique galement que tous deux, enfin, "avaient rsolu leur homosexualit inconsciente en se prcipitant dans un mariage avec des femmes agressives, dominatrices et narcissiques".

    Ils sont fort semblables, cependant avec l'un elle avait assum son travail jusqu'au bout tandis que, dcourage, elle avait adress l'autre l'un de ses confrres. Elle raconte qu'envers le premier, celui qui avait eu la prfrence, elle

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  • avait prouv des sentiments d'amour et qu'elle avait mme pris son parti contre sa femme et que cet amour-l, tout fait "prsent dans le rel", fut dcisif dans cette analyse. Elle indique que c'est seulement parce qu'elle avait pu mettre en jeu sa propre structure nvrotique, rpter sa propre rivalit oedipienne avec une autre femme, la femme de son analysant, en l'occasion, qu'elle avait russi modifier quelque chose de la structure de la nvrose de son analysant. En effet, elle dcrit comment, en lui portant le plus grand intrt, elle l'avait sorti de sa position fminine passive dans laquelle il tait confin, position extrmement soumise l'gard de sa femme. Le fait qu'il ait russi " la courber, la plier son dsir", lui avait enfin permis d'occuper, pour elle, ses yeux, une place d'homme. Ce qui ne lui tait jamais arriv.

    C'est au moment mme o Lucie Tower se ressaisit, en interprtant, pour elle-mme, sa nvrose de contre-transfert, et modifie donc sa position par rapport au dsir de l'analy-sant, que Lacan repre l'mergence du dsir du psychanalys-te, en tant que tel. C'est en effet sur cette observation qu'il prend appui pour nous montrer comment, de fait, un tel dsir n'est jamais donn au dpart mais doit tre conquis de haute lutte dans chaque analyse.

    En quoi, comment, et surtout pourquoi les femmes seraient-elles meilleures analystes que les hommes?

    Telle tait la question qui avait t pose Lacan, au cours d'une discussion avec des analystes. Il avait rpondu son interlocuteur qu'elles taient incontestablement plus actives, plus entreprenantes dans leurs interventions auprs des analysants. Elles sont pour tout dire moins coinces. "Il est clair qu'elles sont beaucoup plus actives... les femmes s'avancent. Vous n'avez qu' voir Mlanie Klein. Les femmes y vont et elles y vont avec un sentiment tout fait direct de ce qu'est le bb dans l'homme. Pour les hommes, il faut un rudebrisement".[39]

    Cette libert des femmes par rapport au travail de l'analy-se serait-elle lie ce que Freud appelle leur absence de

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  • Surmoi, ou bien serait-ce d au fait que l'angoisse de castra-tion que subissent les hommes a comme quivalent pour les femmes une autre forme d'angoisse qui n'en est pourtant pas moins prgnante, celle de la perte d'amour de la part de l'objet, l'angoisse de ne plus tre aime?

    En relisant et commentant cet article de Lucie Tower, Lacan prcise ce qui est pour ces femmes analystes un atout majeur. "Ce manque, ce signe moins dont est marque la fonction phallique pour l'homme qui fait que pour lui sa liai-son l'objet doit passer par cette ngativation du phallus, par le complexe de castration, cette ncessit qui est le statut du moins phi au centre du dsir de l'homme, voil ce qui pour la femme n'est pas un noeud ncessaire. Ce n'est pas dire qu'elle ne soit pas pour autant sans rapport avec le dsir de l'Autre, mais justement, c'est bien au dsir de l'Autre comme tel, qu'elle est en quelque sorte confronte, affronte. C'est une simplification que, pour elle, cet objet phallique ne vienne, par rapport cette confrontation, qu'en second et pour autant qu'il joue un rle dans le dsir de l'Autre. Ce rapport simpli-fi avec le dsir de l'Autre, c'est ce qui permet la femme quand elle s'emploie notre noble profession, d'tre l'endroit de ce dsir, dans un rapport qu'il faut bien dire manifeste chaque fois qu'elle aborde ce champ confusment dsign comme celui de contre-transfert - et qui est en fait celui du dsir du psychanalyste - dans un rapport que nous sentons beaucoup plus libre"[40].

    Les hommes aussi...

    Les hommes aussi peuvent tre psychanalystes quand ils sont choisis par leurs analysants. Voici pour l'illustrer une trs jolie petite histoire clinique qui est raconte par Reik. C'est l'histoire de l'une de ses analysantes qui, ds leur pre-mire rencontre, avait trouv un moyen efficace de le faire enrager[41].

    Il raconte : "Une jeune femme avait pris rendez-vous pour une consultation pour voir s'il serait possible qu'elle continue sa psychanalyse avec moi. Elle me dit avoir interrompu son

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  • analyse avec le Docteur A. depuis plusieurs mois... Pourquoi cette lgre irritation en moi aprs son dpart?//

    Deux jours plus tard, lorsque cette patiente lui tlphone pour prendre un nouveau rendez-vous et donc pour reprendre son travail analytique avec lui, Reik- comme par hasard - ne se souvient plus de son nom et a de plus oubli qu'elle devait le rappeler. Il retrouve alors ce qui avait provo-qu son irritation. Il crit : "Elle m'avait demand, la fin de notre conversation, si je voulais bien poursuivre son analyse. Sans me laisser le temps de rpondre, elle se demandait si j'allais lui conseiller d'aller voir un autre psychanalyste, le Docteur N. qu'elle ne connaissait pas... Je lui conseillais le Docteur N. videmment... Je me rappelais qu'elle m'avait regard d'un air narquois et je comprenais prsent, avec retard, ce que voulait dire son regard en coulisse. C'tait une provocation du genre malicieux ou moqueur". Ctait en fait une mise l'preuve, un essai pour susciter dans la concur-rence le dsir de Reik, une tentative pour le mettre au pied du mur de son dsir. En devinant le sens de sa question mme, comme c'est souvent le cas, avec un petit temps de retard, l'analyste lui avait donc donn satisfaction et avait apport cet "Ersatz d'amour", ce "Surrogat" ncessaire au progrs de la cure, ce qui rendait possible le travail analytique.

    Le dsir du psychanalyste

    Une jeune femme avait un jour tlphon Lacan en for-mulant ainsi sa demande de rendez-vous : "J'ai besoin de vous voir". Lacan lui avait dit de venir ds le lendemain. Mais aprs ce premier entretien, elle avait dcid de ne pas donner suite cette entrevue et lui avait donc envoy un petit mot pour l'en informer. Ds la rception de cette missive, il l'avait appele au tlphone, aprs avoir cherch ses coordonnes ; il s'tait donc donn du mal pour la retrouver et lui avait dit tout net : "Vous savez trs bien que je m'intresse beaucoup vous et d'ailleurs je vous l'ai prouv". Comment est-il pos-sible que cette affirmation abrupte et pour le moins ambigu

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  • ait t si dcisive pour le parcours analytique de cette analy-sante? Dans sa dimension d'nigme et mme d'ventuelle tromperie, elle instaurait tout simplement le dsir du psycha-nalyste lequel soutient tout le travail de l'analysant. Mais ce qu'il y a peut-tre de plus surprenant dans cette mise en jeu de son dsir, dans cet engagement inaugural de Lacan, c'est cet appel au savoir inconscient de l'analysant : "Vous savez trs bien que..."

    Notes

    [21] - J. Lacan, "Note de J. Lacan la date du 26. 9. 68", Recherdies, Spcial l'enfance aline IL L'enfant, la psychose et l'institution. Numro spcial de dcembre 1968.

    [22] - S. Freud, Dlire et rves dans la Gradiva de Jensen, Gallimard

    [23] - Op. cit. [24] - S. Freud, G Jung, Correspondance, vol.I, p. 51, lettre 8. [25] - S. Freud, Dlire et rves dans la Gradiva de Jensen, p.

    239,240. [26] - S. Freud, Naissance de la psychanalyse, P.U.F., p. 229. [27] - S. Freud, C.G. Jung, Correspondance, vol. I,

    Gallimard, lettres 4 et 5, p. 45 47. [28] -Op. Cit.,p.315 [29] - S. Freud, C.G. Jung, Correspondance, Vol. I,

    Gallimard. [30] - Sabina Spielrein entre Freud et Jung, Aubier

    Montaigne, p. 264 [31] - Op. Cit., p. 267,268, Lettre de Freud du 8 mai 1913. [32] - "La destruction comme cause du devenir", Op. Cit.

    p. 213.

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  • [33] - S. Freud, Essais de psychanalyse, Payot. [34] - Lucy Tower, Contre-transfert, Navarin. [35] - J. Lacan, sminaire indit VAngoisse, 18 janvier 1963. [36] - J. Lacan, Sminaire Encore du 26 juin 1973 : " Tout

    amour ne se supporte que d'un certain rapport entre deux savoirs inconscients".

    [37] - L. Fainsilber, loge de l'hystrie masculine, L'Harmattan. J'ai abord ces identifications fminines de l'homme nvros et la fonction de ces soeurs jumelles : p. 29, 156,157,165.

    [38] - S. Freud, "L'Inquitante tranget", Essais de psycha-nalyse applique.

    [39] - J. Lacan, "Rponses de J. Lacan des questions concernant les noeuds et l'inconscient", Lettres de l'Ecole n21, 1977.

    [40] - J. Lacan, Sminaire indit L'Angoisse, Sance du 20 mars 1963.

    [41] - Th. Reik, couter avec la troisime oreille, PI, p. 245.

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  • Invite

    Propos contestataires sur le masochisme dit fminin

  • Les petits matins de la psychanalyse

    La place des femmes dans sa transmission

    "Tous les matins du monde". Tous les malheurs du monde. Le film d'Alain Corneau redonne vie au beau roman de Pascal Quignard[l] : Il met en scne comment Monsieur de Sainte Colombe consacre toute sa vie la musique. Toutes les oeuvres qu'il compose clbrent ses amours dfuntes. Elles sont ddies la femme aime, morte.

    Parmi les personnages de ce roman, Tune des deux filles du musicien, Toinette, choisit la vie. Elle pouse le fils du luthier et ils ont beaucoup d'enfants. L'autre, Madeleine choi-sit la mort, elle se suicide par pendaison, pour que dure la musique. Autour de ce deuil ainsi renouvel, du matre l'lve, de Sainte Colombe Marin Marais, se transmet, au prix d'une vie, l'art de la viole.

    "Tous les matins du monde". Pour la psychanalyse, ces vocations grandioses ne sont pas de mise. Il n'y a pour elle que des petits matins besogneux et les femmes n'ont pas y jouer les hrones malheureuses pour tre des filles-phallus, victimes du dsir de leur pre. Pour voquer ces petits matins de la psychanalyse, je pars d'un peu loin, des matins triom-phants de la philosophie avec la femme de Socrate, Xantippe.

    Les hauts cris de Xantippe

    Selon Platon, au moment o Socrate fut condamn boire la cigu, Xantippe, sa femme, se mit pousser de tels cris qu'on dut l'expulser pour continuer parler tranquillement entre hommes et dialoguer perte de vue - c'tait le moment o jamais - sur l'immortalit de l'me[2]. Pourtant, c'est pro-pos de Xantippe, chasse loin des yeux et surtout des oreilles

  • de Socrate, que Lacan souligne l'importance des femmes dans la socit grecque antique. Selon lui, elles y avaient en effet leur vraie place, savoir que, dans leurs relations d'amour avec les hommes, elles jouaient le rle actif. Elles exigeaient des hommes leur d et n'hsitaient pas les attaquer pour en obtenir satisfaction[3]. Comme ce qu'il en disait est essentiel mon argumentation, je prfre donc citer tout ce fragment de texte qui taye la ncessit de cette radicale remise en cause du masochisme dit fminin et du mme coup de la passivit fminine : " ... je ne doute pas de l'importance des femmes dans la socit grecque antique... non seulement elles y avaient leur vraie place, mais ceci veut dire qu'elles avaient un poids tout fait minent dans les relations d'amour comme nous en avons toutes sortes de tmoignages. C'est qu'il s'avre, condition toujours de savoir lire, qu'elles avaient ce rle pour nous voil mais pourtant trs minent, le leur dans l'amour, simplement le rle actif, savoir que la diffrence qu'il y a entre la femme antique et la femme moderne c'est qu'elle exigeait son d, qu'elle attaquait l'homme... En tout les cas, Aristophane, qui tait un trs bon metteur en scne de Music-hall, ne nous a pas dissimul comment se comportaient les femmes de son temps. Il n'y a jamais rien eu de plus caractristique et de plus cru concernant les entreprises, si je puis dire, des femmes."

    Serait-il possible que, par la psychanalyse, les femmes retrouvent enfin cette vraie place? Il faudrait, pour cela, bousculer nergiquement quelques ides reues et remettre en cause quelques prjugs thoriques bien tablis : par exemple, le fait que le masochisme et la passivit seraient l'apanage des femmes alors que ces deux composantes sexuelles soutiennent avant tout leurs identifications viriles, leur masculinit, et constituent la marque mme, le symptme, de leur envie du pnis qui, pour tre refoule, n'en n'est pas moins reste intacte. C'est ce que Freud dcouvre dans "On bat un enfant" [4] avec les fantasmes masochiques des petites filles.

    Par contre, quand les femmes jouent un rle actif, dans leurs rapports avec les hommes, en rclamant leur d, malgr toutes les apparences, elles ne sont pas dans la revendication.

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  • Elles expriment, au contraire, la dimension de leur dsir et assument donc leur privation phallique. J'ai invent, pour les besoins de mon argumentation, une petite fiction clinique partir de la biographie d'Anna Freud crite par Elisabeth Young Bruehl[5]. Je lui ai donn pour titre :

    "Les belles histoires" d'Anna ou les obscures raisons de son dvouement la cause analytique

    Nous apprenons qu'en imagination et dans ses rves, Anna Freud s'identifiait le plus souvent des personnages masculins, comme en tmoigne ce rve qu'elle fit adolescente et qu'elle avait racont son pre : "Je devais dfendre une ferme qui nous appartenait mais mon pe tait casse si bien que, quand je l'ai tire de mon fourreau, j'ai eu honte face l'ennemi"[6].

    Ce rve est trs prcieux puisqu'il rvle, bien sr, les l-ments de son complexe de castration, son envie du pnis, ainsi que la petite "cellule lmentaire" de sa nvrose - sans doute une nvrose obsessionnelle. Sa biographe indique que c'est aussi le genre de scne qu'Anna, devenue analyste, considrera comme typique des fantasmes de fustigation.

    Nous apprenons aussi, dans cette biographie, qu'en octobre 1918 - elle a vingt trois ans - Anna commence une ana-lyse avec son propre pre. Freud, dj triomphant, crivait Ferenczi : "L'analyse d'Anna sera trs lgante". En fait d'l-gance, Freud commence crire, ds le mois de dcembr