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Moulins Quartier populaire en pleine mutation Elsa COLLOBERT Manon QUINTI Wassinia ZIRAR ESJ PRO 2013-15

Lille-Moulins, Quartier populaire en pleine mutation

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Dossier réalisé dans le cadre d'une session de formation à l'ESJ de Lille, à l'approche des élections municipales (mars 2014).

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MoulinsQuartier populaireen pleine mutation

Elsa COLLOBERTManon QUINTIWassinia ZIRAR

ESJ PRO 2013-15

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Moulins n’a pas bonne réputation. Dans la presse, le quartier est souvent asso-cié au trafic de drogue, aux descentes de police et aux tirs de kalachnikov. A

la croisée des quartiers Centre, Wazemmes et Lille-Sud, Moulins est un creuset, rassemblant les forces et les fragilités, les dynamiques et les problématiques de ces trois quartiers réunis.

On ne retient que trop souvent de Moulins le visage qu’il partage avec Lille-Sud. Sa partie émergée. Seul le boulevard périphérique épare les deux quartiers. Entre cette ligne et celle du métro s’alignent des barres d’immeubles. Parmi les 20 101 habitants de Moulins recensés en 2009 – l’une des plus fortes densités de population de la métropole lilloise – 45 % vivent en logements sociaux. Un fort taux de chô-mage (22,9 %), encore plus élevé chez les jeunes (29,8 %) qui composent presque la moitié de la population (45 %), associé à une majorité de foyers monoparen-taux : le terreau est propice à la misère sociale. Un mot qui revient souvent dans les conversations. « Ici, quand tu dis que tu viens du boulevard de Stras-bourg, ça te colle à la peau, et ça ne te lâche plus », témoigne une habitante, qui a déménagé pour un

quartier voisin, voici 10 ans. Il se murmure couram-ment qu’à Marcel-Bertrand, la « barre colorée », on peut acheter une arme « pour 50 € ». C’est le lieu des descentes de police, de tous les trafics dans les cages d’escalier. Trafic devant lesquels les habitants font profil bas, détournent le regard et s’adaptent. Celui où passent épisodiquement les politiques, de Martine Aubry à la présidente du conseil de quartier, Fran-çoise Rougerie. Souvent chahutés, et suivis du GIGN, lorsque le ton montre trop. Il faut dire que le quartier fait partie de la Zone de sécurité prioritaire, instaurée en 2012. La dernière fois, la maire de Lille est venue accompagnée de Vincent Peillon, alors député. C’était en mars 2012.Pour changer l’image de Moulins, déserté par l’indus-trie à partir des années 1980, de nombreux établis-sements d’enseignement supérieur se sont implantés à Moulins : la fac de droit, Sciences Po, l’Institut régional d’administration (IRA) ou encore l’école d’optique.

Deux mondes parallèles

La cohabitation insolite, un peu forcée, de deux mondes qui se croisent sans se mêler s’est soldée, voici trois mois, par un sanglant fait divers. Un samedi soir de janvier, un étudiant voulant défendre ses copines est gravement touché par des tirs de kalachnikov. A deux pas du lieu du drame, la place Déliot, l’un des points « chauds » du quartier, avec sa sœur la place Vanhonacker, est symbolique de ces deux univers qui évoluent en parallèle. Face

à l’entrée de la fac de droit et aux coins des rues adjacentes, les groupes de jeunes guetteurs sont en faction. Par intermittence, un car de CRS débarque, les hommes patrouillent, gilet par balles sur le dos et matraque au côté. Désabusés, les habitants observent leurs va-et-vient, au gré des faits divers. Quand on pénètre dans leur monde, la méfiance des Moulinois est palpable, les langues ont du mal à se délier. « Et votre papier, il va être publié ? » « Pas de photo, je ne préfère pas… » A l’approche des muni-cipales, parler du quartier et de ses problématiques est sensible. Les propriétaires du bar-tabac de la place Déliot se refusent à tout commentaire. On apprendra plus tard, grâce à un étudiant bien informé, qu’ils se seraient fait menacer par des guetteurs, après s’être confiés à des journalistes.Mais derrière ce portrait noir se dessine aussi l’image d’un quartier solidaire, où les femmes se côtoient aux cours d’autodéfense du centre social, où les activités, sorties et voyages du même centre permettent à leurs enfants d’échapper à la tentation de la délinquance et de l’argent facile, ou encore dans lequel l’association « Fil à fil » et ses consœurs tissent leur toile de solida-rité. Où les communautés et les nationalités, Kabyles, Maliens, Russes ou Chiliens (Moulins compte 17 % d’immigrés), qui ont remplacé les migrants belges des filatures, se côtoient sans heurts, et où Anouar, l’épicier libanais, a appris le roumain au contact de ses clients, débarqués il y a dix ans.

Populaire et solidaire

De sa proximité avec Wazemmes, auquel il a long-temps été rattaché, Moulins a gardé son côté popu-laire et une vie de quartier très riche. Ses courées aussi, héritage de son passé industriel, où étaient logés les ouvriers des usines textiles Le Blan et Wal-laert. Seulement séparés par l’avenue Victor-Hugo, certains habitants et usagers du quartier les confondent d’ailleurs aisément. Si la « boboï-sation » et la gentrification de Wazemmes sont largement constatées, l’observation vaut, dans une moindre mesure, pour son quartier-frère. Ces vingt dernières années, les équipements culturels y ont essaimé par petites touches : théâtre du Prato, compagnie du Tire-Laine, cinéma associatif l’Univers, cirque du Bout du Monde et, depuis 2004, la locomotive Maison Folies. A deux pas, la maison des cultures ur-baines est en pleine construction. Une volonté de la mairie, qui semble faire sien l’adage « la culture adoucit les mœurs ».La force du quartier, c’est aussi la jeunesse de

sa population. Si presque la moitié a moins de 25 ans, 20 % d’entre elle est composée d’étudiants. Outre les établissements d’enseignement supérieur, le lycée Faidherbe, Baggio, Gaston-Berger font de l’Educa-tion nationale le premier employeur du quartier. Et à l’angle des boulevards d’Alsace et de Strasbourg, porte d’Arras, un nouveau collège est en train de sortir de terre. Il accueillera jusqu’à 500 élèves et abritera un internat d’excellence. Deux stations de métro plus loin, c’est la porte de Valenciennes qui a entamé sa mutation : rasées les barres du Petit et du Grand Clémenceau, qui doivent être remplacées par un ensemble moderne comportant nouveaux loge-ments mêlant social et primo-accession, auberge de jeunesse, crèche et Maison de l’économie sociale et solidaire. Un peu partout fleurissent les projets de promoteurs privés, dans le but d’accueillir de jeunes ménages. Le visage du quartier est en train de chan-ger, pour la plus grande joie de nombre de ses habi-tants.Après avoir été village des 277 moulins, puis bastion de l’industrie textile après avoir été absorbé par Lille en 1858, rasé par l’explosion d’une poudrière en 1916, Moulins entame aujourd’hui une nouvelle mue. Dès 1975, c’est à Moulins qu’ont été réhabilitées les pre-mières friches. Modèle du genre, la Filature accueille aujourd’hui logements, église, théâtre, bibliothèque et bureaux. Certains mettent toutefois en garde : atten-tion à conserver la diversité, tant sociale que cultu-relle qui fait la richesse du quartier. Le risque que fait courir la volonté de changer l’image du quartier est de ne faire que repousser ses difficultés, chômage et misère sociale, derrière le périphérique. Qui devien-drai de facto une véritable frontière physique et sociale.

Elsa COLLOBERT.

A Moulins souffle le vent du changement

Place du carnaval, l’art contempo-rain cotoie les logements sociaux. Crédit : Elsa Collobert.

Sous la ligne du métro, la porte de Valenciennes est en pleine reconversion. Crédit : Elsa Collobert.

A l’intérieur de la Maison Folie. Crédit : Manoin Quinti.

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Au pied des tours,les femmes de Moulins s’activent

Employées de la mairie, habitantes engagées, mères de famille... A Moulins, ce sont les femmes qui dynamisent le quartier. Dans le cocon de la salle de sport, elles tissent des liens forts et se créent un espace de convivialité. Histoire de battre en brèche les clichés d’une cité refermée sur elle-même.

Elsa Collobert, Manon Quinti et Wassinia Zirar.

Le long du boulevard de Strasbourg, entre la porte des Postes et celle d’Arras, la barre Marcel-Bertrand étire son imposante sil-houette. A l’ombre des huit étages de la tour

colorée, des curieux contemplent depuis leur fenêtre les groupes de jeunes réunis autour de parties de foot improvisées, ou qui squattent leur voiture. De part et d’autre, deux bâtiments bas flanqués de graffs colorés : le centre social et le boxing-club se font face. Deux institutions-phares du quartier. La première propose un nombre incalculable d’activités aux Moulinois de tous âges. La seconde, après avoir formé certains des boxeurs les plus talentueux de leur génération, Saïd Rachidi en tête, a récemment fait faillite. La faute à

des conflits de personnes. La salle continue d’accueil-lir certaines des activités du centre social.

Postée devant l’entrée, Sabrina est l’ange gardien du cours de sport des femmes. Ne franchit pas la porte qui veut. Equipée d’une oreillette, Sabrina fait figure de véritable vigile. Il faut dire qu’il y a deux ans, la salle a fait l’objet de dégradations répétées. Si bien que la municipalité l’a fermée pour un temps. Agent logée à la tour Marcel-Bertrand, Sabrina y vit depuis trente ans et y travaille depuis vingt. “Je reste devant parce que les jeunes peuvent venir embêter les ma-mans et perturber les entraînements. Je contrôle un peu les sorties et comme ça, elles sont plus sereines”. Les jeunes qui passent devant la salle la saluent. Une maman tente de filer discrètement. Sabrina l’inter-pelle : “Hé Mariam, t’étais où aujourd’hui ? On t’a pas vu à l’entraînement !”. La quadragénaire répond

Le centre social, au pied de la tour Marcel-Bertrand. Crédit : Elsa Collobert.

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qu’elle n’avait pas le temps, mais promet de revenir le lendemain. Dans la salle, elles sont un groupe d’une dizaine de fidèles à se retrouver trois à quatre fois par semaine, pour suer dans la bonne humeur, au milieu des punching-balls. Baskets aux pieds, en sweat ou tee-shirt, elles enchaînent les mouvements de gym-nastique et de self-defense, suivant à la lettre les directives de Sarah, la prof, et sa musique de boîte de nuit. C’est les vacances, certaines ont emmené leurs enfants avec elles. Les ados participent au cours, pendant que les plus jeunes courent joyeusement entre les steps, un choco à la main. Entre deux séries d’abdos, tout ce petit monde, mamas africaines, femmes voilées et d’autres tête nue, se dirige vers le fond de la salle où sont disposés machine à café et bouteilles de jus d’orange pour reprendre des forces. Hafida, Lahouria, Anissa, Fatima et Samira confient bien volontiers que si elles sont ici, “c’est pour faire du sport, mais aussi se retrouver, se changer les idées….”. “Entre nous, c’est détendu. Ici, on relâche la pression, on rigole, on fait un peu de sport et on passe un bon moment”, sourit Lahouria.

“La tête haute”

Sarah, la prof de gym, donne aussi des cours de boxe. Pour elle, ils ne permettent pas seulement aux femmes de perdre quelques kilos : ils les aident à prendre de l’assurance. “A la fin du cours, je vois les femmes partir la tête haute et la démarche assurée.” D’ailleurs, le public féminin n’hésite plus à venir pratiquer la boxe, une activité réputée masculine. “C’est un sport assez macho, mais ça com-mence à évoluer. De plus en plus de petites filles, d’adolescentes et de femmes s’inscrivent”. Reste que dans ces cours s’activent des femmes qui savent s’affranchir des traditions. Sarah confie que certaines ne viennent pas aux cours de gym car ils sont habi-tuellement donnés par un entraîneur homme. Même pour certaines participantes, il a fallu passer un cap. Hafida sous-entend qu’elle a eu l’aval de son mari : “Ça ne

le dérange pas, il sait bien qu’on est entre copines et que notre entraîneur est un homme respectueux.”

Ces femmes du boxing-club sont devenues un groupe de copines. Elles organisent des repas où chacune amène des petits plats. Elles appellent ça “l’auberge espagnole”. “Au début, je suis venue pour perdre des kilos. Et puis avec tous les repas qu’on fait entre nous, j’ai pris du poids”, rigole Hafida. “L’ambiance est unique dans notre groupe. Il y a de la solidarité, du partage et beaucoup de joie. Ça fait du bien”, glisse Lahouaria. Elles font des sorties au

Des femmes, mais aussi leurs ados, fréquentent le cours de sport. Crédit : Elsa Collobert.

Parmi les «mamans sportives » : mamas africaines, femmes voilées et d’autres tête nue.Crédit : Elsa Collobert.

hammam, à la piscine, et ont même organisé une virée à Paris et une en Belgique. La dernière fois, elles ont visité la Maison de la littérature de jeunesse de Bruxelles. Tous les quinze jours, elles organisent un café-lecture pour les maternelles de l’école, un projet financé par le Fonds de participation des habitants. En ce moment, elles en parlent autour d’elles pour que d’autres les rejoignent. A travers ces initiatives, ces femmes cherchent à recréer une solidarité per-

due. Car les anciennes regrettent le temps des cous-cous-barbecue dans la cour, quand les tours étaient encore un espace d’entraide et que tout le monde se connaissait.

Ce sentiment de gâchis est partagé par Christine, une relogée de la tour grise, rencontrée à l’accueil du centre social, en face de la salle de sport. Elle y travaille depuis trente ans, dont vingt passés dans la tour grise. “Avant, on pouvait laisser notre porte ouverte”, se remémore-t-elle. Au-delà de son rôle d’accueil, Christine rend des petits services aux familles du centre social. Elle les aide à remplir les papiers administratifs (souvent des demandes de naturalisation) car les assistantes sociales “ne le font pas”. Nicole, son amie, qui habite dans la tour Marcel-

Bertrand, dépose ses petits-enfants au centre, et en profite pour apporter des fournitures à Christine.

“La délinquance : tout le monde ne parle que de ça !”

Au centre social, Christine et Nicole se confient et parlent de ces jeunes qui ont sombré dans la délin-quance. «Les jeunes connaissent le quartier par

coeur. Ils savent où aller et ont leurs cachettes. Par-fois, à cause de leurs petits trafics, les gens ne peuvent même plus rentrer chez eux. Ils squattent les hall d’entrée et filtrent les passages.»

Ces jeunes, Christine les connaît bien. Pendant ses trente ans de carrière, elle les a accueillis au centre social dès leur plus jeune âge. Parfois plus tôt encore : «Il y en a certains, je les ai connus dans le ventre de leur mère. Je pourrais en faire un livre.” Alors, quand elle parle de la trajectoire qui a menés certains jusqu’à la délinquance, Christine a les larmes aux yeux. «Ça me fait de la peine de voir ce qu’ils sont devenus, mais je ne peux pas être 24 heures sur 24 derrière eux.»

Christine (au premier plan) et Nicole à l’accueil du centre social. Crédit : Elsa Collobert.

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Nuisances sonores, caves réquisitionnées...

Nicole, elle, n’a pas vraiment de compassion. Ces délinquants, elle ne veut plus leur trouver d’excuses. Parfois, elle a du mal à dormir à cause des nuisances sonores qu’entraînent leurs rendez-vous nocturnes sur le parking. «Quand les beaux jours reviennent, ils font du quad ou de la moto la nuit et ont même réussi à se dégotter des moto-cross. C’est infernal !»

Les deux amies s’accordent sur le fait que les actes de délinquance sont de plus en plus visibles. Les dea-lers se sont décomplexés. Ils se montrent. Les trafics d’armes, de deux-roues ou de pièces de voitures se font en plein jour et en toute impunité. Les caves des habitants de la tour sont réquisitionnées pour stocker les trophées de leurs larcins. Pour Hafida, «maman sportive» de la salle de sport, ce sont ces jeunes qui ternissent la réputation de la cité. «Ils nous gênent et en plus, ils salissent l’image du quartier. Après, les gens ne parlent que de ça !»

Christine, qui a emménagé à Fives il y a une dizaine d’années, traîne l’étiquette de «celle qui vient de boulevard de Strasbourg» comme un boulet. «Quand je suis arrivée à Fives, personne ne me parlait. Ils savaient que je venais de la barre grise, alors ils croyaient que je trafiquais aussi. On est tous catalo-gués.»

Des guetteurs de plus en plus jeunes

Dans cette tour, où vivent plus de 150 familles, essen-tiellement mono-parentales, un autre phénomène inquiète ces mères. Les dealers semblent recruter des guetteurs de plus en plus jeunes. «Dès qu’ils ont 12 ou 13 ans, les enfants commencent à traîner avec les grands. Ils leur apprennent à guetter parce qu’ils sont mineurs, donc il ne courent pas de gros risques péna-lement», explique Christine. Lorsqu’on lui demande si c’est le chômage qui les pousse à se lancer dans le trafic de stupéfiants, elle sourit. «C’est l’argent facile. Ils gagnent en 24 heures ce que je gagne en un mois». «C’est beaucoup d’argent pour peu d’efforts, alors forcément, ça les attire de plus en plus tôt», dit de son côté Hafida, du cours de sport.

Alors forcément, les parents pour qui l’éducation est la priorité s’inquiètent pour leurs enfants. Surtout que certaines mères seules, parfois avec beaucoup d’enfants, sont trop occupées pour gérer leurs progé-

nitures. Pour Sarah, le “seul espoir pour les parents, c’est soit le centre, soit la boxe, où on leur inculque des valeurs comme le respect.” Christine est du même avis. “Heureusement qu’on a ces structures, sinon ce serait la cata”. Le centre organise des séjours au ski, des repas de quartier. En ce moment, la pré-paration du carnaval bat son plein. “Ces jeunes sont suivis par le centre social et la salle de sport depuis qu’ils sont petits, explique Sabrina, la vigile. Faire du sport et participer aux activités du quartier, ça les a sauvés”. Le centre va chercher les enfants à l’école, les fait goûter, les aide dans leurs devoirs. “On travaille avec l’école. S’ils n’ont pas bien travaillé, ils ne peuvent pas participer aux activités”, souligne Sarah.

Pour Christine, un travail doit également être fait avec les parents. Selon elle, certaines femmes utilisent le centre comme un moyen de se “débarrasser de leurs enfants”. “Alors qu’elles ne travaillent pas, elles se contentent de les déposer le matin et reviennent le soir”, explique-t-elle avec lassitude. Certaines femmes critiquent même la structure et sa capacité à cadrer les enfants. Fatima et Anissa n’y laissent pas les leurs. “Je les ai emmenés une fois, il faut voir comment ils parlaient, répondaient et les gestes qu’ils faisaient en rentrant”, se souvient Anissa, 30 ans, la plus jeune maman du groupe. “Ils n’apprennent pas le respect là-bas”, renchérit Fatima, qui dit même craindre l’influence des animateurs du centre.

“ Ici, les flics se feraient manger tout cru”

De la police, corollaire inévitable de la délinquance dans le quartier, il en est beaucoup question dans les conversations des Moulinois. “Inspects, stups, Bac, je les reconnais tous du premier coup d’oeil”, s’amuse Christine. Depuis l’accueil du centre social, elle a une vue imprenable sur toutes les allées et venues aux alentours de la barre Marcel-Bertrand.

La police, elle est présente dans le quartier, mais semble ne pas répondre aux attentes des habitants. “Ils ne se déplacent pas lorsqu’on les appelle, pour des nuisances sonores, lorsque les quads tournent en bas de l’immeuble, ou lorsque des poubelles brûlent”, déplorent de concert les femmes du cours de sport. Elles ne voient rien de fait contre la délinquance. “De l’autre côté, on a des contrôles routiers à tout bout de champ. C’est incompréhensible!” s’emporte Fatima.

Christine confirme que Marcel-Bertrand confine à la zone de non-droit : “Ici, tous les trafics sont menés dans une semi-impunité. Les flics ne s’aventurent pas dans l’immeuble. Ils se feraient manger tout cru. Les jeunes les caillasseraient, leur jeteraient des bou-teilles, des oeufs ou des yaourts dessus. ” Si l’attitude des jeunes devant la police est condamnable, celle-ci n’est pas non plus exempte de reproches : “Je les ai déjà vus tabasser un toxico, alors qu’il était à terre, sans défense.”

Quid alors du retour d’une police de proximité ? Christine n’y croit pas, car ici, le blocage se fait de-vant toute forme d’autorité et, en particulier, “devant l’uniforme”. Elle est toutefois moins sévère avec les agents de médiation de la Ville qui, “eux, sont dans le dialogue. ” Avant d’ajouter : “Ou alors, il faudrait que les flics viennent en force”. Un constat similaire à celui de Martine Aubry, qui souhaite gonfler les effec-tifs avec 400 policiers supplémentaires à Lille.

“Eux, ils n’ont qu’un coup de fil à passer…”

Pourtant, sur les autorités municipales, le regard n’est pas tendre non plus. “Les politiques savent ce qui se passe dans le quartier, mais ils ne sont pas réalistes”, entend-on du côté du cours de sport. Nicole, l’amie de Christine, abonde aussi dans ce sens : “Même si elle est très occupée, Martine Aubry devrait venir nous voir, discuter en face à face. “

“Quand elle vient, elle est entourée de vigiles, rebon-dit Christine. La dernière fois, la présidente du conseil de quartier Françoise Rougerie s’est fait un peu chahuter par des gamins. Immédiatement, le GIGN a rappliqué. Eux, ils n’ont qu’à passer un coup de fil…” lâche-t-elle, amère. Une petite phrase qui en dit long sur l’impression prégnante de coupure entre les élus et les habitants qui prévaut ici.

Certains en viennent à se détourner de la politique. Samira, une des mamans du cours de sport, n’ira pas voter aux prochaines élections : “Ils sont tous pareils”, soupire-t-elle. A ses côtés, Anissa lâche de sa petite voix : “J’ai pas confiance…” Fatima, elle, n’est pas de cet avis : “Moi j’irai voter, quitte à voter blanc ! Il y a des gens qui feraient tout pour avoir ce droit.”

L’ombre du communautarisme

Parmi leurs préoccupations principales, elles évoquent pêle-mêle la saleté des trottoirs, l’éducation. Sur cette question, elles semblent mélanger enjeux locaux et nationaux : “Après le mariage pour tous, il va y avoir la théorie du genre”, s’inquiètent-elles. Pour Hafida et Lahouaria, c’est la destruction de la barre colorée et le relogement des habitants qui sont prio-ritaires. Leur soeur et belle-mère y habitent respec-tivement, et elles s’y rendent très souvent. “Martine Aubry n’arrête pas de repousser le problème.”

Elles abordent aussi un problème sous-jacent : le racisme. “La mairie ne fait rien parce que c’est des Noirs et des Arabes qui habitent dans la tour Marcel-Bertrand, qui tombe pourtant en ruine. D’un côté, ils disent qu’il faut éradiquer le communautarisme, mais eux-même en font”, s’énerve Fatima. Elles aussi encouragent la mixité dans les logements : “Il faut mélanger les communautés, les niveaux de revenus, pour faire éclater la logique de ghetto.” Même si elles ne se font pas d’illusion : “Il faut du piston pour être relogé.” Encore une fois, le sentiment d’être laissé à son sort, abandonné par les autorités.

Dans ce quartier où les habitants ont le sentiment d’être éternellement renvoyés à leur condition de «zo-nards», les mères de la tour Marcel-Bertrand veulent casser les clichés. “Les gens jugent le quartier sans le connaître. S’ils faisaient la démarche de venir vers nous, ils sauraient qu’on n’est pas des bons à rien”, se défend Hafida. La délinquance, le chômage et la vio-lence sont une réalité et même si elles ne l’occultent pas, elles veulent mettre en avant la solidarité et la joie qui émanent de leurs rendez-vous sportifs au pied des blocs. Cette salle de sport est un «bol d’air dans la cité», pour Sabrina. La vigile a confiance en la jeunesse moulinoise. “Ici, il y a de l’avenir pour ceux qui veulent bien le voir. Quand les jeunes arrêteront de courir après l’argent facile et se retrousseront les manches, on en fera un grand quartier”.

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LOGEMENT

Entre démolitions et constructions : le logement au coeur de la campagne moulinoise

Avec 9.982 logements, le quartier Moulins concentre, à lui seul, 9,5% du parc immobilier lillois intra-mu-ros. Près de la moitié de ces logements ont été construits en 1948 et la fin des années 1960. Devenus inadaptés et insalubres, ces logements ont mal vieilli et la ville de Lille a ouvert ses chantiers de rénovation et de réhabili-tation. Pourtant, c’est dans ces barres d’immeubles que la solidarité entre habitants est née. Certains en gardent des souvenirs émus. D’autres, amers, n’ont qu’une hâte : partir. Tous en parlent. Focus sur la question du loge-ment à Moulins, au centre des débats et des inquiétudes dans le quartier.

Près de 20.000 habitants pour 9.982 logements. Le parc immobilier moulinois est l’un des plus importants de la capitale des Flandres. Il est essentiellement constitué d’appartements : 86,1 % pour 13,9 % de maisons. Plus de 37 % de ces appartements sont des logements sociaux et

accueillent 45 % de la population locale. La part de petits logements est importante. La moitié des habitations moulinoises sont des logements type T1/T2 et le quartier est très « locatif », 86,6 % des résidences principales sont louées, contre 76% à Lille.

Quid du taux de vacance ? En 2009, 6,3 % des logements étaient vides à Moulins. Des chiffres s’alignant sur ceux des quartiers voisins. Vieillis-sants et devenus insalubres, plus de la moitié des logements ont été construits en 1948. Face à ce constat, les projets de réhabilitation se succèdent et la présence des grues occupent largement le paysage moulinois. Certains habitants mettent volontiers la multiplication des chantiers sur le compte des échéances électorales à venir. « A chaque fois qu’il y a des élections qui approchent, on nous parle de rénovation et de relogement. Une fois réélue, Martine Aubry remet ça à plus tard. On commence à avoir l’habitude », dénonce Lahouaria, locataire de la barre Marcel-Bertrand, en attente de démolition.

Des relogements qui divisent

Une autre démolition a marqué les esprits à Moulins : celle de la « barre grise » du boulevard de Strasbourg. Plus de 200 familles ont dû être relogées dans les bâtiments du boulevard de Belfort, de Metz, certains dans le centre-ville et d’autres du côté d’Hellemmes ou de Fives.

Ces relogements n’ont pas fait l’unanimité. Les nouveaux logements ont représenté la perte de l’ambiance si particulière de l’immeuble et la fin de la solidarité entre voisins. Au centre social Marcel-Bertrand, Christine, employée à l’accueil, ancienne habitante de la « barre grise » garde un souvenir ému de cette époque. Nostalgique, elle se rappelle l’entraide et l’insouciance de ses

Nouvelle résidence Clémenceau de la Porte de Valenciennes - Crédit : Wassinia Zirar

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années au boulevard de Strasbourg. Les cous-cous entre voisins, les barbecues de quartier, les conversations sur le palier... tout lui manque. « Avant on était soudés, on s’aidait beaucoup. Tout le monde se connaissait et se rendait service sans compter. Cette ambiance n’existe plus. Elle m’a manqué lorsque j’ai emménagé à Fives. »

Une histoire de ghettoïsation ?Du côté de Porte de Valenciennes, l’épicier du Proxy depuis 14 ans, Anouar Sakji, attend avec impatience les nouveaux logements, dont la construction a pris du retard. Les chantiers à répétition dans ce secteur lui feraient perdre jusqu’à 50 % de son chiffre d’affaire. Cependant, Anouar Sakji reconnaît volontiers que toutes ces réhabilitations vont « changer le visage du quartier ».

Avec une partie des logements réservés à l’accession à la propriété, le commerçant espère un peu plus de mixité sociale. Avant cela, les grandes barres locatives rassemblaient le même type de population. Familles mono-parentales, assez pauvres, parents peu alphabétisés, jeunes déscolarisés et taux de chômage qui crèvent le plafond.

Massés ensemble dans des immeubles insa-lubres et « coupés » de la réalité lilloise, cet endroit tendait à devenir un ghetto. L’ambiance était devenue irrespirable. Le matériel était vite dégradé, les ascenseurs toujours en panne, les boutons des cages d’escaliers arrachés, les hall squattés par des toxicomanes. Ces tours étaient transformées en zone de non-droit...

L’interrogation qui prime désormais concerne un éventuel « ghetto de riches ». En cause, des loyers plus élevés, des logements réservés à une catégorie de personnes plus select. La nouvelle résidence Clemenceau mêlera des logements dont les loyers devraient osciller entre 300 et 900 euros. Ce sont deux catégories de popu-lation qui vont se côtoyer et casser le clivage « socialement » instauré depuis plusieurs décen-nies.

Le cas épineux de la résidence Marcel-Bertrand

Plus loin, la barre « colorée » se dresse. Ef-frayante et fascinante, au pied du métro Porte d’Arras, la tour Marcel-Bertrand est au cœur des débats. Sa démolition est annoncée. Au-cune date n’est avancée mais c’est la question du relogement qui est la plus épineuse.

Christine, l’employée du centre social Mar-cel-Bertrand et son amie de toujours, Nicole, locataire de la barre éponyme, sourient en évoquant la démolition. Elles ne semblent pas accorder beaucoup de crédit aux promesses de la municipalité. « Ça fait un moment que la mairie nous parle de démolir la tour. Ils ne le font pas. C’est toujours la même excuse : ‘ça va être difficile de respecter les volontés de tout le monde lorsqu’il faudra passer aux relogements ‘. On connaît la chanson.»

Aucun carton à l’horizon mais Nicole semble déjà regretter son appartement. La population elle ne la fréquente pas tellement. A l’exception des « mamans sportives » avec lesquelles elle s’entraîne et de son amie Christine, peu de gens vont lui manquer. Ce sont surtout ses 90 m² qui la chagrinent. D’ailleurs, son amie Chris-tine nous le confirme. Elle a perdu au change lorsqu’elle a été relogée. Lille Métropole Habi-tat, son bailleur social, lui avait proposé un appartement moins grand et dont la configu-ration ne convenait pas à une famille. En effet,

Tour Marcel-Bertrand de la Porte d’Arras - Crédit : Wassinia Zirar

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les trois chambres à coucher étaient en enfilade, ne permettant pas à Christine et à ses deux ados de bénéficier d’une véritable intimité, ni même d’un espace personnel indépendant.

Les deux femmes se laissent aller à une confidence pour le moins surprenante. Ces appartements spacieux et cette tour, où peu d’institutionnels s’aventurent, cachent une autre réalité : la polyga-mie. Plusieurs femmes cohabiteraient avec mari et enfants. Ce n’est pas un secret à la tour Marcel-Ber-trand mais la grande barre colorée ternie dissimu-lerait bien des situations familiales, aussi atypiques, qu’illégales.

Jeudi. 16h30. C’est le rendez-vous hebdomadaire des « mamans sportives » de la tour Marcel-Ber-trand. Ces femmes de tout âge se réunissent pour suer ensemble et partager un moment convivial. Après l’entraînement, elles se confient. Elles aussi parlent beaucoup de cette tour. Toutes n’y vivent pas mais elles s’y réunissent.

Elles nous parlent de ces appartements « invivables », où l’insalubrité a pris ses quartiers et où l’humi-dité a fait germer champignons et lézarder les murs. Pour Hafida, 35 ans, mère au foyer et ancienne locataire « personne n’a le droit de vivre dans ces conditions ». Sa colère est palpable, sa sœur y vit encore et ses neveux en bas-âge auraient déjà déve-loppé des allergies. « Les enfants ont des difficultés respiratoires alors que ce sont des bébés. Chez ma petite sœur le plafond laisse tomber des morceaux de plâtre quand les voisins du dessus se déplacent, la tapisserie se décolle et elle est complètement moisie, c’est pas normal ! La mairie le sait, on a dit tout ça à Monsieur Cacheux*** et on a apporté des photos mais tout le monde se fiche de nous, on n’est pas des gens importants.»

D’autre part, ces femmes craignent un déplacement géographique des problèmes. Un déménagement « des masses » ne cassera pas les groupes de dealers mais les déplacera.

Elles se souviennent bien de la démolition du petit et du grand Clémenceau. Même configuration, mêmes problèmes face aux jeunes trafiquants et à la circulation des produits stupéfiants. Relogés du côté du boulevard de Belfort, leur quotidien a

repris son cours là-bas, ré-instaurant cette loi de la rue qu’elles exècrent.

Mais alors quelles solutions pour enrayer cette logique de « ghetto » et ses effets pervers ? Les mamans sportives ont bien une idée : casser les catégories sociales, mélanger les populations et mettre en œuvre de nouvelles politiques urbaines. La voilà leur solution aux bruits de motos et aux poubelles brûlées. Pour l’heure, les enquêtes pré-relogement de Lille Métropole Habitat viennent de s’ouvrir, repoussant encore l’échéance de la démo-lition. Affaire à suivre.

Wassinia ZIRAR.

*** : Alain Cacheux, conseiller municipal à la mairie de Lille et Vice-Président de Lille Métropole Com-munauté Urbaine (LMCU) en charge du logement

Page 9: Lille-Moulins, Quartier populaire en pleine mutation

L’opposition passe au crible la politique d’Aubry

POLITIQUE

Un fossé entre la politique de la maire de Lille et la réalité du terrain : c’est ce que reproche Thibault Denis du Péage à Martine Aubry. Ce militant de longue

date est, à 26 ans, 11e sur la liste de Jean-René Lecerf, candidat UMP-UDI aux municipales. Diplômé de Sciences Po Lille et de l’Université de Droit de Mou-lins, il a habité six ans dans le quartier. Il donne son avis sur la politique municipale menée par la maire de Lille, et évoque ses propositions pour le quartier.

Pour Thibault Denis du Péage, l’urgence est bien de créer des emplois peu ou pas qualifiés. « Si on

les fait participer aux constructions du quartier, cela enclenche une dynamique positive ». Martine Aubry s’est ainsi félicitée lors d’une réunion publique, le 4 mars à Moulins, du succès du « circuit court », un dispositif lancé en 2011 afin de favoriser les embauches. Le principe : des chefs d’entreprises (restauration, hôtellerie, BTP, économie...) viennent dans le quartier rencontrer des jeunes en recherche d’emploi. C’est à Moulins que le système a eu le plus de succès, avec 152 Moulinois embauchés en CDI, CDD ou alternance, sur 1 135 jeunes dans l’ensemble de la ville. Mais pour le colistier, ça ne suffit pas. Les grands projets de la ville ne créent pas en priorité des

emplois pour les Lillois. « Le Centre eurorégional des Cultures urbaines, qui sera ouvert à l’automne pro-chain, n’a pas permis de produire des emplois pour les Moulinois », regrette le candidat.

Les logements sociaux, un « scandale »

Du côté du logement, Thibault Denis du Péage est partagé. Il est satisfait de la rénovation de la Porte de Valenciennes : Martine Aubry a évoqué les divers travaux de construction, 1559 logements dont 400 logements sociaux. La maire de Lille a affiché sa volonté de mixité sociale. « La quasi-totalité du bâti mêle logements immobiliers et logements sociaux. Dans nos quartiers, tout le monde se mélange », a-t-elle assuré. C’est là que ça coince pour le colistier. Selon lui, le logement social est un « scandale » car ce sont les mêmes personnes qui en profitent. « Les habitants des logements sociaux ne sont pas de nou-veaux Lillois : ce sont des personnes qui changent de quartier au gré des relogements ».

Sur le volet sécurité, Thibault Denis du Péage partage le même constat que Martine Aubry. « Il manque 400 policiers à Lille. Nicolas Sarkozy a baissé de 9% les effectifs. », avait martelé la maire de Lille. Pour le candidat UMP-UDI, la ville doit créer davantage d’antennes de police. « Il n’y a plus de police de proxi-mité ni de Renseignements généraux : les policiers ont donc moins d’information sur le fonctionnement des différents réseaux, affirme-t-il. Il faut donner aux policiers des attributions différentes : aujourd’hui, les ¾ ont une mission administrative ». Le colistier dénonce le manque de transparence sur l’insécurité. « La cellule de veille de l’opposition n’a pas pu se pro-curer les chiffres de la délinquance, ça en dit long sur la capacité de la mairie à juguler la violence ».

« On subventionne la misère sociale »

Du côté du tissu associatif, le colistier est particuliè-rement critique. Martine Aubry s’est engagée à main-tenir les subventions : “Les associations, c’est la force de notre ville, l’airbag qui nous protège contre la crise ». Mais pour Thibault Denis du Péage, les gérants des structures sociales entretiennent parfois des relations trop bienveillantes avec ceux qui commettent des délits. Ils accusent même certains d’entre eux d’avoir

des activités hors-la-loi, comme le trafic de drogue. « On subventionne la misère sociale, juge-t-il. Le Centre social et le Conseil de quartier sont forcément des relais pour les délinquants”. Pour lui, les activités proposées sont catégorisées. « On voit toujours les mêmes gens. On vient en aide à un tout petit nombre de personnes, de 20 à 30% de la population ».

Le candidat rend aussi un verdict négatif en ce qui concerne les associations culturelles. Il dénonce une mauvaise répartition des fonds, arguant que « Lille 3000 truste la quasi-totalité des subventions lilloises ». Il critique la cohérence de certains projets. « On crée un Centre des cultures urbaines [dédié aux pra-tiques du rap, de la danse, du slam et de la création plastique] alors qu’aujourd’hui on est dans une lutte anti-tags. »

« Le conseil de quartier, une chambre d’enre-gistrement »

Thibault Denis du Péage, lui-même membre du conseil de quartier, dénonce un manque de concer-tation de la mairie avec les acteurs locaux. « Cette structure devrait être la validation en amont de la politique municipale. Dans les faits, c’est une chambre d’enregistrement. Les débats tombent à plat ». Selon lui, le conseil n’a pu donner un avis qu’a posteriori sur les projets de Bienvenue à Lille (BAM) et du Centre des cultures urbaines.

Le colistier va plus loin. Il souligne un manque de vision sur le long terme de Martine Aubry. “Il faut construire un schéma sur 30 ans avec du sens, et ne pas promettre monts et merveilles”. Ainsi, le projet de réhabiliter la Porte de Valenciennes est selon lui un « projet d’avenir », mais le métro introduit une coupure urbaine avec le périphérique. Le colistier ne critique pas dans le principe la volonté d’organi-ser des activités sous le métro à Douai, un projet de Martine Aubry. Mais il pointe le manque de places de parking. « On s’intéresse davantage à la signature de l’architecte plutôt qu’au projet. Or il n’y a plus beau-coup d’espaces constructibles à Lille, à part la gare Saint-Sauveur ». Verdit du duel dans les urnes, les 23 et 30 mars prochains.

Manon QUINTI

1. Martine Aubry présente son projet pour Moulins lors d’une réunion publique, le 4 mars dernier. Crédit : Manon Quinti. 2. Thibault Denis du Péage, 11è sur la liste de Jean-René Lecerf, candidat UMP-UDI aux municipales. Crédit : unautrelille.com.

Emploi, logement, sécurité, culture... Pour Thibault Denis du Péage, candidat aux municipales pour l’UMP-UDI, la politique de Martine Aubry est déconnectée de la réalité du quartier. En vue des municipales, le militant dresse son bilan du mandat de la maire de Lille et livre ses propositions.

Page 10: Lille-Moulins, Quartier populaire en pleine mutation

ESJ : Avez-vous vu le quartier changer et dans quel sens ?

Pierre Mathiot : On constate des changements phy-siques depuis deux ans. Beaucoup de tours ont été détruites, les trottoirs ont été embellis. Mais les politiques publiques municipales ont seu-lement permis d’empêcher que la situation se dégrade trop. Les Moulinois sont de plus en plus pauvres. Ils essaient de survivre. Soit ils passent par les trafics, qui permettent de faire vivre

leurs familles. Soit ils s’accrochent à la religion : il y a maintenant deux mosquées dans le quartier.

ESJ : Est-ce que le tissu associatif a fait évoluer le quar-tier ?

P. M. : Le problème, c’est que l’offre ne rencontre plus la demande. Sur le pa-pier, tout existe. Il y a des associations qui font du soutien scolaire, des ini-tiations à la culture, des structures qui

s’occupent des mères, le tout animé par des gens dévoués. Mais depuis quelques années avec la crise, une partie du public “cible” (les 14-30 ans) ne veut plus jouer le jeu. Les jeunes

ENTRETIEN

Pierre Mathiot : “L’intégration des étudiants dans le quartier est un échec”

Pierre Mathiot, dans les locaux de Sciences Po Lille. Crédit : Manon Quinti.

Pierre Mathiot, 48 ans, est le directeur de Sciences Po Lille depuis 2007. Ancien professeur en science politique à l’Université de Lille 2, il travaille à Moulins depuis 18 ans. L’ensei-gnant-chercheur habite la commune limitrophe de Rouchin mais se rend à pied au tra-vail, et a scolarisé ses enfants dans les écoles du quartier. Témoin des transformations de Moulins, il fait le constat des avancées et des échecs.

Les jeunes en difficulté développent une rhé-torique d’hostilité car

les associations, les centres sociaux, ce sont des institutions, et donc le pouvoir.

Page 11: Lille-Moulins, Quartier populaire en pleine mutation

en difficulté développent une rhétorique d’hostilité car les associations, les centres sociaux, ce sont des institutions, et donc le pouvoir. Il y a aussi des gens qui sont totalement démunis. Beaucoup sont au chô-mage, au RSA. Les familles étrangères sont dépassées par la complexité du système scolaire. A partir du collège, les parents ont moins de contact avec les pro-fesseurs. Ils respectent l’école, viennent aux réunions parents-prof, disent à leur enfant de bien travailler. Mais il est difficile pour eux de les aider. Souvent, ces immigrés ne parlent pas bien le français. Certaines mères ne sont jamais allées en centre ville : elles ont peur de prendre le métro car elles ne savent pas lire. C’est cette désocialisation qui explique le développe-ment des solidarités communautaires. Ces personnes ne veulent pas prendre le pouvoir : c’est du commu-nautarisme de défense.

ESJ : La mairie a implanté en 1995 la faculté de droit à Moulins, pour y amener une population étudiante. Le pari a-t-il été tenu ?

P. M. : Cette politique est un échec. L’université accueille environ 8 000 étudiants mais fonctionne de façon totalement fermée par rapport au quartier. Les étudiants ne logent pas à Moulins. A Sciences Po c’est un peu différent. Certains étudiants habitent le quar-tier car beaucoup ne sont pas originaires de la région.

Et puis nous avons une politique d’ouverture. Une cinquantaine de nos étudiants s’impliquent dans la vie associative. Ils coachent des élèves du primaire et du collège, apprennent à lire et à écrire à des enfants roms. Quand 60 caravanes de gens du voyage se sont installées sous le métro, Porte de Valenciennes, des étudiants ont collecté vêtements et nourriture. Le BDE organise chaque année La Moulinette, une jour-née festive à destination des enfants de Moulins. De ce point de vue, je trouve très bien qu’une école d’élite soit implantée dans un quartier difficile, et que les

futurs cadres de la nation se rendent compte qu’au-tour d’eux des gens vivent des situations difficiles. La plupart des étudiants sont issus d’un milieu aisé, ça leur fait pas de mal.

ESJ : Pour-quoi alors avoir décidé de faire déménager Science Po dans le centre de Lille, rue Auguste Angel-lier, à côté de l’Ecole supérieure de journalisme ?

P. M. : Nous avons trop d’élèves par rapport à la capa-cité des locaux. Mais la raison principale de ce dé-part, c’est une question d’image. Nous organisons des réunions et des conférences de personnes connues, qui attirent du monde venant de l’extérieur. Les gens n’osent pas garer leur voiture ici, de peur qu’on la leur vole. Cet emplacement peut aussi nous être préjudi-ciable au niveau de la concurrence universitaire : des étudiants qui hésitent entre plusieurs écoles peuvent

faire leur choix selon la localisation. Je peux le comprendre. Certains étudiants se sont déjà fait voler leur ordinateur ou leur portable, et sont la cible d’incivilités. C’est une coexis-tence entre deux populations qui n’est quand même pas très agréable.

Manon QUINTI

L’université accueille environ 8 000 étu-diants mais fonc-tionne de façon

totalement fermée par rapport au quartier.

Je trouve très bien qu’une école d’élite soit implantée dans un quartier diffi-cile, et que les futurs cadres de la nation se rendent compte qu’autour

d’eux des gens vivent des situations difficiles.

20 101 C’est le nombre d’habitants.

45% C’est la part des moins de 25 ans.

20%C’est la part d’étudiants.

17% C’est la part de population immi-grée.

50%C’est la part des employés et des ouvriers dans la population active occupée.

51,3%C’est la part des ménages compo-sés d’une seule personne.

37%C’est la part de logements sociaux dans le parc immobilier. Ces logements accueillent 45% de la population.

22,9%C’est le taux de chômage dans la population active. Le pourcentage s’élève à 29,8% chez les moins de 25 ans (INSEE 2010).

25%C’est la part de la population au RSA (CAF 2010).

8 620 €C’est le revenu médian d’un ménage en 2005 (contre 13 800 euros en moyenne à Lille).

Manon QUINTI

Moulins en 10 chiffres

Les sept premiers chiffres ont été donnés par l’INSEE en 2009.

Page 12: Lille-Moulins, Quartier populaire en pleine mutation

PAROLE LIBRE

LA PAROLE AUX

MOULINOIS

Marion, 20 ans, étudiante à la Faculté de Finance, banque et comptabilité à Lille 2«Je ne suis pas de Lille, alors quand je suis arrivée pour étudier à Moulins et que j’ai voulu m’installer, je suis allée dans une agence immobilière du quartier. La première chose que m’a dit l’agent immobilier c’est ‘ne louez pas ici’. Il n’exagé-rait rien, quand je quitte la fac après 20h, j’ai peur. C’est une autre population qui rôde près du métro Porte de Douai. Ils m’ont déjà proposé de la drogue plusieurs fois et ils font des réflexions à voix haute quand on passe. La fusillade ça a fini par me convaincre de ne jamais m’installer ici. Ce n’est pas un quartier vivable. Je n’y viens que pour les cours et ça ne me viendrait même pas à l’idée de rester boire un verre dans le quartier. Pour ça, je vais dans le centre.»

Pierre-André, 24 ans, étu-diant en Droit à Lille 2«J’étudie à Moulins depuis 6 ans, le quartier n’a pas beau-coup changé... ah si, Martine Aubry a installé des V’Lille devant la fac ! Ce que je déplore

le plus, c’est le peu d’interac-tions entre les étudiants et les habitants du quartier. Lille 2 est au coeur de Moulins mais c’est comme s’il s’agissait d’une bulle. Ce fossé vient surtout du fait que beaucoup d’étudiants ont peur de la population de Mou-lins. Les dealers font leur loi, ça maintient un certain équilibre. Moi ça me convient.»

Nassira, 46 ans, habi-tante du quartier Mou-lins (Rue Jean-Jaurès) «Jusqu’en 2012, je vivais du côté de Porte des Postes, alors forcément je suis contente d’être là aujourd’hui. C’est assez calme même si la fusillade dont tout le monde parle a eu lieu dans ma rue. Après ça, il y a eu beaucoup plus de poli-ciers dans le quartier. Mais ça n’a pas duré. Il y a beaucoup de dealers à Moulins, tout le monde le sait aussi mais ce n’est pas nouveau. Ces gens ne m’ont jamais dérangé mais ce n’est pas pour autant que je laisserais sortir seule ma petite fille de 4 ans, même pour jouer devant la maison. J’ai trop peur qu’une personne sous l’emprise de stupéfiants ou d’alcool lui fasse du mal.»

Kenza, 56 ans, femme de ménage“J’habite dans une HLM à la Porte de Douai depuis 2003. Je vis seule, je suis femme de ménage. J’ai peur des jeunes garçons qui traînent dans la rue, alors pour ne pas avoir de problème je ne me balade pas en ville. Je sors faire ce que j’ai à faire et je rentre chez moi directement. Heureusement, je m’entends bien avec ma voi-sine. Et puis je participe depuis plusieurs années aux anima-tions organisées par le Centre social : je fais de la couture, de la gym. C’est dommage que je ne puisse pas voter. Je suis en France depuis 26 ans mais on m’a refusé trois fois la nationa-lité française !“

Margaux, 19 ans, étudiante à la Faculté de finance, banque et comptabilité à l’université de droit de Lille 2“J’étudie à la fac de droit depuis 2 ans. Moulins, c’est un quar-tier de “merde” ! Les gens qui traînent interpellent souvent les filles avec des “hey made-moiselle”. On a un peu peur quand on va retirer de l’argent. La dernière fois des gamins de 8-10 ans, en trottinette, lan-

Hommes au mégaphone - Crédit : Flickr c.c.

Page 13: Lille-Moulins, Quartier populaire en pleine mutation

çaient des pierres sur le bâtiment de la fac. Même à la sortie du métro ça craint. A part quelques garçons qui s’aventurent et des filles qui ne connaissaient pas le quartier, les étudiants n’habitent pas là. Ce serait bien qu’il y ait davantage de rondes de policiers. Pour l’instant, on les voit plus à Solférino qu’ici.”

Henri Roux, 62 ans, conseiller de quartier et militant LGBT“Je vis depuis 2007 à Moulins. J’ai constaté une grande évolution en peu de temps. Quand je suis arrivé, il y avait cet immeuble horrible, la barre Clemenceau. Aujourd’hui, Moulins est un quartier du futur. On a amené la culture dans les quartiers populaires. Il y a de grandes fêtes comme le BAM (Bienvenue à Moulins), le carnaval. J’ai vécu en région parisienne dans les années 1980, où j’ai connu la ghettoïsation, et je peux vous dire qu’à Lille c’est différent. Ici il y a un mélange des cultures. En ce qui concerne l’insécurité, il faut arrêter les psychoses. L’oeuvre d’art qui a été installée sur la place du Carnaval n’a pas été abîmée”.

Christelle, 36 ans, boulangère«Je travaille depuis deux ans dans le quartier, mais je n’y vis pas. C’est un quartier très vivant… dans tous les sens du terme. D’un côté, beaucoup de délinquance et d’insécurité. La boulangerie a d’ailleurs été braquée deux fois. De l’autre, notre clientèle d’habitués compte beaucoup d’étudiants, car nous sommes situés entre la fac de droit et l’IEP. Heureusement qu’ils sont là, ils élèvent le niveau et dynamisent notre activité. Le samedi, c’est mort ! Malheureuse-

ment, il est prévu que Sciences po déménage…

Emmanuel, informaticien, et Emilie, professeur, 33 ans«Il y a six ans, attirés par les prix de l’immobilier dans le quartier, nous avons acheté un apparte-ment rue de Douai. Même si les habitants de Moulins – un grand nombre d’étudiants et pas assez de propriétaires – ne prennent pas assez soin de la voirie et des espaces communs, nous nous y plaisons. Commerce, services, parc Lebas : tout est accessible à pied. Nous suivons de près les projets de construction et réhabilitation de l’habitat, qui vont changer dans le bon sens le visage du quartier. Parmi nos priorités : l’évolution de la taxe foncière, qui a bien augmenté ces dernières années, et les places en crèche, que nous peinons à trou-ver pour notre fille de 5 mois.»

Mamadouba, 54 ans«Je suis Guinéen, je ne vote donc pas aux élections municipales. Je tiens toutefois à être présent aux réunions publiques, car ce genre d’événement n’est pas tellement fréquent. Je considère que les grands projets menés à Moulins, la construction du centre des cultures urbaines, du nouveau collège, sont salutaires. Ils parient sur l’éducation, donc sur l’avenir. J’ai une petite fille de 4 ans, et pour moi c’est une priorité.»

Marie-Josée, assistante fami-liale, 46 ans

«Je connais bien le quartier. J’y viens toutes les semaines pour le travail. J’accompagne les enfants placés chez moi, pour qu’ils ren-contrent leurs parents. A Mou-lins, il y a beaucoup de misère

sociale. Dans la rue, il n’est pas rare de croiser des SDF pas nets, des gens drogués, alcoolisés. A mon âge, je ne crains rien, mais pour une jeune fille, il faut faire attention. On ne sait pas com-ment ces gens peuvent réagir. Il y a aussi beaucoup de logements sociaux. Les démolitions vont faire du bien au quartier. Mais il faudra faire attention, voir où les gens vont être relogés.»

Annie, 68 ans, retraitée«J’habite les immeubles de la rue Jean-Jaurès depuis 19 ans. Depuis un an ou deux, le quar-tier a changé. Avant, on était bien. Il y a eu une voiture cramée au pied de l’immeuble, et aussi cette fusillade, en janvier. On a eu peur, on a tout entendu. Maintenant, on n’ose plus sor-tir le soir. Toute la journée, des jeunes, des guetteurs, traînent dans la rue. Ils sont agressifs avec les passants. Il ne faut pas hésiter à les remettre à leur place, surtout les petits nouveaux. C’est une question d’éducation. Mais la mairie ne fait pas ce qui devrait être fait pour assurer la sécurité. Pour autant le 23 mars, j’irai faire mon devoir, j’irai voter.»

Elsa COLLOBERT. Manon QUINTI.

Wassinia ZIRAR.

Page 14: Lille-Moulins, Quartier populaire en pleine mutation

La mémoire de Moulins, c’est lui

Ils sont un noyau dur d’une vingtaine de per-sonnes à se réunir, régulièrement, à la média-thèque de Moulins. Tous des passionnés du quartier, qui y vivent ou, pour la moitié d’entre

eux, y ont vécu. A l’image de Jean-Pierre Van Godt-senhoven, 69 ans, l’initiateur et président du groupe Mémoire de Lille-Moulins. « Nous sommes une majorité de retraités, parfois rejoints par des étu-diants qui ont un travail de recherche à réaliser sur le quartier », explique celui qui y a vécu jusqu’à ses 20 ans. Tous les ans, le groupe organise à la bibliothèque de Moulins, dont il est l’émanation, une exposition retraçant une dimension du quartier. L’an dernier,

c’était l’immigration, cette année, ce seront les trans-ports. Le but de ces historiens amateurs ? Mieux faire connaître l’histoire du quartier, mais aussi faire pres-sion sur la mairie pour conserver les traces du passé. En particulier, les anciens bâti-ments de brique des usines textiles, qui ont fait battre le cœur de Moulins pendant la Révolution industrielle, ainsi que les mai-sons descontremaîtres et des ouvriers. « Cela est facilité par le fait qu’aujourd’hui, nous ne dépendons plus de la mairie, qui auparavant nous finançait directement, par le biais de la bibliothèque. Il y a quatre ans, ils ont décidé sans raison de rompre la collaboration. » Depuis, Jean-Pierre dépense du temps et de l’énergie à trouver des subventions. « C’est le prix pour notre indépendance ! » relativise-t-il.

Jean-Pierre Godtsenhoven devant la maison de ses grands-parents, dans la courée Spriet.Crédit : Elsa Collobert.

« On venait s’y encanailler »

« A l’origine, Moulins au XIIe siècle, c’était une plaine ventée et agricole. A partir du XIIe siècle, on a commencé à y implanter des moulins, principale-ment à huile. D’abord rattaché à Wazemmes, Moulins devient une commune indépendante en 1833. L’an-cien faubourg des malades, où était implantée une léproserie à l’actuel emplacement de la gare Saint-Sauveur, se développe ensuite vers le sud en forme de V inversé. Il rejoint le giron de Lille en 1858, qui construit de nouvelles fortifications, sur l’actuel emplacement de la ligne de métro. Les arrêts porte de Douai, porte de Valenciennes et porte d’Arras, marquaient les entrées de la ville », explique Jean-Pierre, qui connaît l’histoire de Moulins sur le bout des doigts. Il prévient toutefois, comme pour s’excuser : « Ma spécialité, c’est le XIXe siècle. » Il ne manque pas non plus d’anec-dotes sur le quartier: « Au croise-ment des rues d’Arras et de Douai, l’épicentre à partir duquel le quar-tier s’est développé, il y a toujours eu deux bars. Comme on était en périphérie, les taxes y étaient moins élevées : les Lillois venaient s’y enca-nailler ! »

Un Moulinois sur deux parlait flamand

Si Jean-Pierre se sent si intimement lié à Moulins, c’est qu’avant lui, une grande partie de sa famille y a vécu. L’histoire commune des Van Godtsenhoven avec Moulins commence au moment de la Révolu-tion industrielle. L’industrie textile, alors florissante, fait vivre tout Moulins, autour de deux principales usines, Le Blan et Wallaert. Venus de Louvain, en Belgique, les arrière-grands-parents de Jean-Pierre s’y installent, à la fin du XIXe siècle. « A l’époque, la moitié de la population était com-posée d’ouvriers belges », explique Jean-Pierre, qui a grandi à l’écoute de l’épopée familiale. Il faut s’imagi-ner le quartier bouillonnant de vie, dont la moitié des habitants parlaient flamand.Cinquante ans plus tard, alors que Jean-Pierre est enfant, Moulins vit toujours au rythme de l’industrie

textile. « Pour aller à l’école, nous nous accrochions au train de ceinture, qui suit l’actuel tracé de la ligne de métro. A 15 km/heure, il apportait des matières premières aux usines et repartait avec leurs marchandises, jusqu’au port de Lille. » En s’accrochant à ce train, Jean-Pierre se rend aussi chez ses grands-parents, qui habitent l’une des nombreuses courées du quartier. « Aujourd’hui, nous devons être quasiment les seuls, au groupe mémoire, à connaître tous les noms des courées de Moulins…

avec le facteur ! » s’amuse-t-il. Il part pour étudier, puis pour faire son service militaire. Après s’être marié, Jean-Pierre cherche à s’installer de nouveau dans le quartier de son enfance, mais « les appartements avec jardin et garage s’y font rares. » Il est aujourd’hui installé à Villeneuve-d’Ascq. Les liens de la famille Van Godtsenhoven avec le quartier ne se sont toutefois pas distendus, puisque son fils a fait ses études d’ingénieur… au lycée Bagiot, à Moulins !Comme de nombreux Moulinois, Jean-Pierre attend beaucoup des récents travaux de requali-fication du quartier, « qui a été l’un des derniers à bénéficier de

l’action de modernisation de la Ville. Espérons que cela contribuera à changer l’image de Moulins, ternie par la délinquance et l’insécurité, conséquences de la désindustrialisation massive, à partir des années 1970. » Car changer l’image du quartier est un autre des buts, et non des moindres, du groupe mémoire. « Le plus difficile », aussi, soupire Jean-Pierre.

Elsa COLLOBERT.

Créer une association pour maintenir vivants la mémoire et le patrimoine de Moulins : c’est l’idée qu’a eu Jean-Pierre Godtsenhoven, voici quinze ans.

Nous devons être les seuls, au groupe mémoire, à connaître le nom des cou-rées... excepté le facteur !

Le logo de l’association, que l’on retrouve sur la carte de Jean-Pierre.

Page 15: Lille-Moulins, Quartier populaire en pleine mutation

Zhaomin Zou, la sagesse protestante au coeur de Moulins

RELIGION

Nichée entre deux habitations au milieu de la rue d’Arras, l’église pro-testante chinoise est fermée. Rideaux baissés, vitrine sombre, d’aspect le badaud pourrait penser qu’il s’agit d’une épicerie asiatique. Pas de clocher, ni de porte sculptée, seule l’enseigne rouge sur fond blanc, nous fait savoir qu’il s’agit d’un lieu de culte. En dehors des processions dominicales, les fidèles ne se pressent pas pour se recueillir et dans l’église, pas âme qui vive. C’est pourtant là que nous reçoit Zhaomin Zou. Voisin et fidèle de l’église protes-tante, le trentenaire nous parle, sans langue de bois, de sa vie de Chinois protestant à Moulins.

Arrivé à Lille en 2003, après un échange entre l’université de Shanghaï et l’UFR de Sciences Economiques de Lille 1, Zhaomin Zou a posé ses bagages à Moulins. Voisin de palier de l’église protestante chinoise du quartier, l’homme est un fidèle et il n’hésite pas à leur donner un petit coup de main quand il peut.

L’église communautaire est installée dans le quartier depuis le début des années 2000. En semaine, aucun fidèle ne vient prier et le pasteur n’est pas dans les locaux. En résidence à Paris, ce dernier ne se déplace qu’à l’occa-sion de l’office religieuse. Dans cette pièce, l’installation paraît sommaire. Pas de dorures, ni de vitraux. Les murs sont blancs, comme le plafond. Fixé dans un coin de la salle, seul le crucifix nous rappelle que nous sommes dans une église. Des chaises en plastiques sont alignés face à un pupitre et sur leurs dossiers, deux petites poches cachent deux Bibles. L’une

Zhaomin Zou dans la salle de prière de l’église chinoise protestante. Crédit : Elsa Collobert

Page 16: Lille-Moulins, Quartier populaire en pleine mutation

en français. L’autre en mandarin.

Cet après-midi, Zhaomin Zou se tient prêt. Il attend un chauffagiste, dans la salle de prière la température avoisine les 10 degrés et il faut réparer les installations sanitaires avant le ren-dez-vous dominical. Près d’une cinquantaine de personnes vient se recueillir dans cette salle tous les dimanches.

Une communauté ethno-centrée

Le quartier, il le connaît sans le fréquenter et il ne craint pas l’insécurité ambiante. Malgré la récente fusillade qui a eu lieu à quelques rues de l’église, pour lui Moulins reste un quartier assez calme. Les habitants, il pense les avoir cerner mais là encore, sans avoir à communiquer avec eux.

La raison de cette distance ? Zhaomin Zou la met sur le compte de la discrétion de sa com-munauté. «Nous les Chinois, nous sommes très discrets, nous ne fréquentons pas beaucoup les personnes qui ne sont pas issues de notre com-munauté, c’est peut-être à cause de la barrière linguistique». Marié avec une jeune Chinoise, également membre de la communauté religieuse, c’est là qu’ils se sont rencontrés. A Lille, le couple a toujours vécu à Moulins.

Le chômage des jeunes

Zhaomin Zou a une vision assez critique du quartier. Les jeunes qui rôdent aux abords de l’église semblent l’inquiéter. «Ils ne sont pas for-

cément méchants mais ils parlent fort, je ne com-prends pas tout ce qu’ils disent mais ils viennent fumer de l’herbe juste là. Notre communauté est fermée, on ne leur parle pas mais on a une vision de ces jeunes qui n’est pas très positive.»

L’homme nous parle de ces jeunes qui ne tra-vaillent pas, dans ce quartier où le taux de chômage frôle les 30%, le manque d’activité des jeunes interloque Zhaomin Zou. «Cultu-rellement, c’est étrange, chez nous, les jeunes travaillent, nos parents nous surveillent, on doit faire quelque chose de nos journées».

«Les musulmans nous font peur...»

Quid des autres communautés religieuses ? A quelques rues de l’église protestante chinoise, se dresse la mosquée Al Badr qui réunit jusqu’à 500 fidèles chaque jour. Zhaomin Zou ne les connaît pas beaucoup mais il nous confie que l’image de la communauté musulmane est écorchée en Chine. «Depuis le 11 septembre 2001, on a peur des musulmans et on ne les côtoie pas.»

Pour l’heure, Zhaomin Zou ne compte pas quitter Moulins. En septembre 2014, ce Docteur en Economie va enseigner à Paris. Pour lui, les candidats aux élections municipales lilloises doivent mettre le cap sur l’emploi pour «occuper ces jeunes et combattre les inégalités.»

Wassinia ZIRAR.

Page 17: Lille-Moulins, Quartier populaire en pleine mutation

Sébastien et Moulins filent le parfait amour

Implantée depuis 2003, l’association chrétienne «Fil à Fil» est une institution à Moulins. Son directeur, Sébastien Wambre a grandi dans le quartier et surtout : il l’aime et s’y sent bien.

«Ce quartier est beau et croyez-moi, on y vit bien !». Sébastien Wambre est direct lorsqu’il parle de «son» Moulins. Son association, «Fil à Fil», cible trois pu-blics : la famille, l’enfance et les adultes en situation de désespérance sociale. Son but ? Venir en aide aux populations en difficulté du quartier.

Le dernier projet de «Fil à Fil» a pour terrain le tout Moulins, de la rue d’Arras aux confins du Boulevard Victor Hugo. Avec les élèves de l’école primaire Ara-go-Jacquart et les résidents de la maison de repos Féron Vrau, l’homme a lancé un partenariat tripar-tite autour de l’échange intergénérationnel.

L’opération est un succès et elle incarne le Moulins de Sébastien Wambre. «Vous voyez, c’est ça aussi Moulins. Les mamans du quartier nous font des gâteaux, les enfants répètent des saynètes et les per-sonnes âgées passent un bon moment avec toutes ces personnes. C’est le Moulins dont on parle trop peu.»

«Il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte... la mairie est très réactive»

Pour le directeur de l’association, en partie financée par la mairie, «Martine Aubry a fait le job». Sébas-tien Wambre rappelle la richesse du tissu associatif moulinois. «Madame le Maire s’est toujours inté

ressée à nos projets et elle nous soutient. Il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte, quand on

appelle la mairie, ils viennent. Ils sont réactifs.»

L’insécurité ? Sébastien Wambre n’en voit pas : «on se sent en insécurité parce que des jour-naux ont fait leurs gros titres pendant plusieurs semaines sur un fait-divers. Oui, cette fusillade rue Jaurès c’était un drame mais c’était surtout un acte isolé. Il y a un peu de délinquance, comme partout, ça suffit à la fin. Je suis Moulinois et je vis sereinement ici».

Un fossé étudiants/habitants dommageable

Le seul grief qu’il formulera ira aux étudiants du quartier. «Ils sont très nombreux. De l’IEP, de la fac de Droit, des lycées voisins de Baggio ou Faidherbe mais ils ne restent qu’entre eux. C’est dommage qu’ils ne fassent pas le geste d’aller vers les habitants du quartier...».

Nous nous séparons, il est 17h30. Sébastien Wambre va se changer. Il se prépare à assister à la réunion publique de Martine Aubry à la salle Courmont. «Elle va peut-être parler de nous, il faut y être, on est tous acteurs de notre quartier après tout ! «.

Wassinia ZIRAR.

Sébastien Wambre, directeur de «Fil à Fil» - Crédit : Wassinia Zirar

Page 18: Lille-Moulins, Quartier populaire en pleine mutation

Les commerces, trop peu nombreux dynamiseurs d’activité

Moulins ne souffre pas à proprement parler d’une désertification des com-merces de proximité. Mais les dispari-tés en nombre d’échoppes et de restau-

rants sont grandes de la porte de Valenciennes à la place Vanhonacker, et de la place Déliot au boulevard de Strasbourg. Observateurs privilégiés de la vie du quartier, les commerçants nous livrent aussi leurs observations sur l’évolution de Moulins et de ses habitants.

Mercredi matin, place Déliot, le marché de quar-tier a bien triste mine. Malgré le beau temps, un seul étal de fruits et légumes a pris place, face à la fac de droit. « Avant, le marché était l’un des plus grands de Lille. Désormais, je suis seul à venir le mercredi, et nous sommes quatre le samedi », explique Kader, qui installe son stand de maraîchage toutes les semaines depuis vingt ans. Désabusé, il explique les raisons de cette désaffection progressive : « Les commerçants partent progressivement en retraite, et ne sont pas remplacés. » D’ailleurs, « je ne vais pas tarder à arrêter non plus », lâche-t-il d’un ton amer. Conséquence de la désindustrialisation à l’œuvre dans le quartier depuis les années 1970, on a un peu l’impression que l’activité y tourne au ralenti. Pas de grand pourvoyeur d’emploi dans le quartier, excepté l’EFS (Etablissement français du sang) et les établissements d’enseignements. La plupart des employés dans les boutiques et les différents services offerts aux habitants ne semblent pas habiter le quar-tier, et la plupart des commerçants baissent le rideau une fois la nuit tombée.

René Ydée, gérant de l’An droit, brasserie de la place Déliot, fait partie de ceux-là. Grand nombre de ses clients étant « des profs et des étudiants de la fac de droit », il n’ouvre que le midi, du lundi au ven-dredi. Ce qui nuit également au commerce à Mou-lins  ? « Le manque de places de parking. Un souci qui est en passe de s’aggraver, puisque la mairie convertit les rares endroits encore constructibles, rue Philippe-de-Comines et place Fernig, en espace verts. »

Il apprécie tou-tefois « l’esprit de quartier dans le quartier » qui règne sur et autour de la place, entre habitués et commerçants. A proximité, on trouve un magasin de photocopies, un bar-tabac, une pharmacie, une boulange-rie, et plusieurs kebabs.

« J’ai appris la langue de mes clients roumains »

Il n’en va toutefois pas de même partout à Moulins. A 500 mètres de la place Déliot, Nassira rentre du marché, traînant derrière elle son caddie. Elle déplore le manque de commerces aux abords de chez elle, rue Jean-Jaurès. « Au marché de Moulins, je ne trouve pas tout ce dont j’ai besoin. Du coup, je prends le métro jusqu’à Wazemmes pour faire mes courses. » Dès que l’on s’éloigne des centres névralgiques que constituent la place Déliot et la place Vanha-nocker – c’est sur cette dernière que l’on trouve le seul supermarché du quartier – l’offre de commerces s’étiole petit à petit. Alors qu’autour des rues d’Arras

et de Douai, les chiffres montrent une concentration d’échoppes proche de la moyenne lilloise (11,6 pour 1 000 habi-tants contre 13,1)1, ce chiffre descend à 3,3 pour 1 000 dans le secteur de Bel-fort-porte de Valenciennes. C’est au pied de cette station de métro que l’on rencontre Anouar Sakji. Depuis quatorze ans, il est le gérant d’une petite épicerie Proxi. Après les dé-molitions et le relogement des habitants du Grand et du Petit-Clémenceau, il a vu les commerces fermer les uns après les autres : la boulangerie, le snack, la boucherie… Lui même a aujourd’hui perdu 50 % de son chiffre d’affaires, mais prend les choses avec philosophie : « De toute façon, je n’aurais pas pu vendre la boutique à un bon prix, et j’aurais retrouvé quelque chose de plus cher. » Il prend donc son mal en patience et attend avec impatience l’arrivée des nouveaux habitants, une fois les nouveaux logements construits. « Ca va changer le visage du quartier, en bien. Une fois les habitants partis, les démolitions ont traîné. Le quartier était devenu un vrai ghetto, les tours squattées. Comme habitat social et accession à la propriété seront mêlés, les revenus vont être tirés vers le haut. » Malgré ce climat, il garde du quartier une image positive : « Je ne perçois pas de tensions entre les gens, les communautés. La preuve, moi qui parle déjà arabe et français, j’ai appris la langue de mes clients arrivés de Roumanie, il y a dix ans », sourit-il, tout en rendant la monnaie à deux enfants Roumains venus acheter des bonbons. « Que des billets de 50 € au distributeur ! »

Autres signes que les habitants de Moulins ne sont

pas tous égaux face à l’offre de services et commerces : on comptabilise seulement deux distributeurs de billet dans tout le quartier. Pas très pratique, d’autant qu’ « à une époque, celui en face de la fac ne distri-buait que des billets de 50 €. L’angoisse ! » témoigne une étudiante en droit. Le conseiller de quartier d’op-position Thibault Denis du Péage tape du poing sur la table : « Il faut faire revenir les banques à Moulins ! Il y en a bien trop dans le Centre et le Vieux-Lille, trop peu ici. » Le militant insiste aussi sur la néces-sité, dans un quartier où l’on trouve seulement « deux boucheries et deux brasseries », d’étoffer et de diversi-fier l’offre. « Il n’y a par exemple aucun cordonnier… » Il lance aussi d’autres pistes : « Ouvrir l’université au public, en lui proposant, par exemple, la vente de paniers du marché. » Une condition nécessaire pour revitaliser le quartier.

Elsa COLLOBERT.

1 Chiffres Voix du Nord

René Ydée, dans sa brasserie l’An droit, place Déliot. Crédit : Elsa Collobert.

Anouar Sakji (à droite), épicier du Proxi porte de Valenciennes. Crédit : Elsa Collobert.

Quelques uns des nombreux chantiers en cours à Moulins : un square est en construction rue Philippe-de-Comines et la place Fernig, au métro Porte de Douai, est reconvertie en espace végétalisé. Crédit : Elsa Collobert.

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SANTE / SOCIAL

Trois questions à : Dominique De Jonckheere, bénévole à la Croix-Rouge MoulinsA la retraite depuis 12 ans, Dominique De Jonckheere est bénévole à la Croix-Rouge depuis l’année 2001, date à laquelleb la structure s’est installée dans le quartier. Fin connaisseur du secteur, l’homme nous livre sa perception de bénévole au service des Moulinois.

Wassinia Zirar - Qui fréquente la Croix-Rouge Mou-lins ?

Dominique De Jonckheere - Nous proposons beaucoup de choses et ce sont à 80% des habi-tants du quartier qui viennent nous voir. Il y a l’accompagnement à la scolarité pour les enfants et les collégiens du coin, les cours de langue pour ceux qui veulent perfectionner leur français et puis l’épicerie solidaire et la Vesti’Boutique qui attirent beaucoup de monde. Concernant les volets «sociaux», comme le service de micro-crédit, la domiciliation postale ou encore les colis alimen-taires, nous retrouvons l’ensemble des lillois.

Parleriez-vous «d’insécurité» à Moulins ?

Non, je n’irai pas jusque là. Dans le quartier, les gens nous connaissent et ils ont besoin de nous alors ils ne nous font aucun mal et ne dégradent pas nos locaux. Néanmoins, il est arrivé que des bénévoles soient agressés aux guichets de la struc-ture alors il a fallu prendre des mesures. Pour protéger nos bénévoles et nos employés, un vigil «en civil» assure notre sécurité depuis 2004. Il n’est pas en tenu de sécurité parce que nous ne voulons pas que les gens qui viennent nous voir prennent peur, l’uniforme n’est jamais rassurant. Ce vigil fait presque partie des meubles, tout le monde le connaît, c’est un Malien que nous avons aidé il y a une quinzaine d’années et qui a longtemps été bénévole.

Quels sont vos rapports avec la municipalité et quel bilan tireriez-vous du dernier mandat de Martine Aubry ?

Nos rapports sont bons, nous travaillons ensemble. Par exemple, si nous avons atteint notre quota de domiciliation postale ou qu’une personne qui n’a pas d’hébergement vient nous voir nous la ren-voyons vers nos contacts au CCAS et à la mairie de quartier.

En revanche, concernant la politique de la mairie, je ne peux pas me prononcer. La semaine dernière, j’ai reçu un mail de la Croix-Rouge nationale, association caritative, nous n’avons pas le droit de révéler nos opinions ou pire, de faire du prosély-tisme politique. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il nous arrive de protéger les sans-papiers ou les Roms de Moulins quand la police rôde dans le quartier. La solidarité, c’est une valeur phare pour nous et évidemment nous incitons les moulinois à voter. Wassinia ZIRAR.

Dominique De Jonckheere, bénévole à la Croix-Rouge Moulins - Crédit : Wassinia Zirar

Page 20: Lille-Moulins, Quartier populaire en pleine mutation

Antonio Cuenca : «A Moulins, un médecin doit toujours rester sur ses gardes»

Il travaille à Moulins depuis 1997. Le Docteur Antonio Cuen-ca fait partie de l’équipe médi-cale de SOS Médecins, un choix militant qu’il revendique. C’est dans son cabinet de l’avenue Louise Michel qu’il nous reçoit pour parler de son quotidien de médecin à Moulins.

Qui fréquente votre cabinet ?

Antonio Cuenca - C’est très varié, j’ai une patientèle is-sue de tous les milieux sociaux, des étudiants comme des mères seules. Concernant la population locale, il s’agit pour beaucoup, de personnes qui bénéficient de la CMU. Le pourcentage est plus élevé ici qu’ailleurs, plus de 20% de mes patients sont sous ce régime.

Avez-vous l’impression d’être en insécurité à Moulins ?

Globalement, non. Je ne me sens pas menacé ici mais il faut être vigilant. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une augmentation des actes d’incivilité ces dernières années, notamment par des agressions verbales ou des petits vols dans le cabinet.

Quel type de mesures doit-on prendre lorsqu’on est méde-cin à Moulins ?

A Moulins, un médecin doit toujours rester sur ses gardes. Il ne faut jamais se montrer agressif. Le mieux reste de surveiller son langage. Une phrase mal inter-

prétée et ça peut vite déborder. Ici, nous avons installé un dispositif de vidéo-surveillance. Ces caméras nous permettent de tout voir en temps réel, d’intervenir en cas d’agression et d’éviter les petits larcins.

Avez-vous constaté une dégradation du niveau de vie et de santé des Moulinois ?

Avec l’émergence de la crise, il y a un phénomène inquiétant qui se dégage. Depuis quatre ou cinq ans, une population intermédiaire est apparue. Elle est composée de personnes qui ne gagnent pas suffisam-ment d’argent pour souscrire à une mutuelle mais qui ne sont pas assez pauvres pour bénéficier de la CMU. Au final, ce sont ceux-là qui font l’impasse sur la santé.

D’après vous, comment le quartier a-t-il évolué ? Le quartier a bien bougé. Il s’est dynamisé grâce aux étudiants présents en masse et il a rajeuni. Du côté de la voirie et des logements, on voit bien que le travail a été fait, les chantiers sont colossaux. Finalement, mon seul regret c’est qu’il n’y a pas assez de lieux où sortir à Moulins. On dénombre beaucoup de petits snacks mais peu de bonnes brasseries ou de vrais bars. S’il y en avait davantage, le quartier serait plus animé. Wassinia ZIRAR.

Antonio Cuenca garde un oeil sur son cabinet grâce au système de vidéo-surveillance installé sur son PC- Crédit : Wassinia Zirar

Page 21: Lille-Moulins, Quartier populaire en pleine mutation

Parc Jean-Baptiste Lebas - jardin des plantes :le match

D’un côté, un parc ceinturé de grilles rouges, aux larges allées rectilignes et propres, tout en enfilade, situé

au nord de Moulins, l’épicentre à partir duquel le quartier s’est historiquement développé.De l’autre, à l’extrémité sud de la ville, sur un espace plus étendu, un jardin qui com-bine désorganisation anglaise et parterres à la française.

Le premier donne l’impression d’un jardin intégré dans la ville, véritable lieu de vie, dans lequel viennent jouer les enfants surveillés par leurs parents, déjeunent des groupes de collègues et de jeunes lycéens. On le traverse pour passer du Centre à Moulins, pour rejoindre la gare Saint-Sauveur ou la mairie de Lille. « Nous apprécions beaucoup de venir nous promener avec notre fille de 5 mois, Lisa », témoignent Emmanuel et Emilie, couple de jeunes trentenaires actifs qui ont récemment acheté un appartement dans le quartier. « Nous sommes à deux pas, à pied. »

VSDeux espaces verts aux extrêmités nord et sud du quartier.

Le jardin des plantes. Crédit : Elsa Collobert.

Le parc Jean-Baptiste Lebas. Crédit : Elsa Collobert.

« Lorsque les promoteurs privés lancent une opération de construction ici, ils vendent le projet comme ‘’proche du parc Lebas’’ et pas comme ‘‘à Moulins’’ », précise Jean-Pierre Van Godtsenhoven. Lui connait très bien le quartier pour y avoir vécu vingt ans et pour présider une association sur son his-toire. Signe que si sa mue commence discrètement à porter ses fruits pour sa partie nord, qui reste proche du Centre et donc « fréquentable », c’est davantage le sud de Moulins qui pâti encore de la mauvaise image de Moulins, qui a décidément la vie dure.

A deux kilomètres de là, au jardin des plantes, l’impression d’un espace vert relégué aux frontières de la ville, au delà du périphérique, saute aux yeux. On s’y rend par une passerelle piétonne, peu sécurisante, qui enjambe la voie routière. Il faut dire que rien n’est fait pour indiquer qu’il se trouve à quelques pas, au sortir de la station de métro porte de Douai. Coincé entre le périphérique et la voie ferrée, ce qui devrait être le poumon vert de la ville, est « bruyant », déplore Samira, qui

habite la tour Marcel-Bertrand. Elle y vient parfois, mais toujours en groupe, avec des amies.« L’Observatoire et le jardin des plantes sont des équi-pements qui pourraient être tellement bénéfiques à la ville et au quartier, mais rien n’est fait ni pour les mettre en valeur, ni pour sécuriser l’endroit, déplore Thibault Denis du Péage, conseiller de quartier d’opposition. Actuellement, il n’est pas fréquentable, en raison du trafic de drogue, qui le paralyse. »L’endroit a en effet très mauvaise réputation. Même en le traversant par un après-midi ensoleillé, on ne peut s’empêcher de remarquer le manque d’entretien : le terrain, détrempé, est labouré de traces de pneus, les bassins sont vides, les murs de l’Observatoire astronomique, verts d’humidité. Les quelques usagers, une grand-mère et ses petites filles en vélo, quelques flâneurs et des joggers, semblent des habitués du lieu. On s’imagine facilement le mal-être de s’y promener en hiver, dans le jour déclinant... Pour Anissa, c’est un endroit « glauque ». Elle qui vient de la petite ville d’Auxerre et ne se sent pas en sé-curité à Moulins le dit tout net : « Je n’y mets jamais les pieds, c’est un parc de dealers, de drogués. Je vais toujours au parc rouge (le parc Jean-Baptiste Lebas). » Fatima contrebalance quelque

On accède au jardin des plantes, situé en lisière de l’autoroute, par une passelle piétonne qui enjambe la voie de circulation. Crédit : Elsa Collobert.

peu ses propos : « Moi j’y vais, pour courir. » Mais s’empresse de préciser : « Mon mari vient toujours avec moi. Il tient ma veste, et garde toujours un oeil sur moi. Comme ça, je suis rassurée ! »

A noter qu’un square est en construction au coeur de Moulins, à deux pas de la place Déliot, rue Phi-lippe-de-Comines. De quoi réconcilier balades au vert et sécurité au coeur de Moulins? Pas sûr…

Elsa COLLOBERT.

Page 22: Lille-Moulins, Quartier populaire en pleine mutation

SORTIES

Moulins, tu n’es pas à la fête...

Moulins c’est 172 hectares et plus de 20.000 habitants. Parmi eux, 45% de jeunes et pourtant peu d’endroits dédiés aux sorties et à la fête dans le quartier. Les Mouli-nois nous confient volontiers qu’ils migrent vers le centre-ville pour « s’amuser ».

Cap sur le Centre

Rue d’Arras, trois jeunes frappent joyeu-sement dans un ballon en se dirigeant vers le parc Jean-Baptiste Lebas. Blandine, Madolo et Kévin, ont la vingtaine. Mou-

linois, ces amis ne sortent pourtant que très rarement dans leur quartier. « Il n’y a pas grand chose ici, je vais dans le centre ou dans le Vieux-Lille quand je veux boire un verre ou faire la fête », nous confie Madolo.

Blandine, nous parle de l’Imposture, un bar punk-rock de la Place Vanhoenacker qui organise des soirées-concerts mais cela fait « un moment » qu’elle n’y est plus allée. Plus tard, une militante associative du quartier nous apprendra que le bar est en fermeture administrative...

Pour Kévin, plus catégorique : « Moulins c’est mort ! ». Il n’envisage pas vraiment de boire un verre dans un troquet du quartier ou de

Bar-concerts «L’imposture», rue d’Arras. Crédit : La Voix du Nord

Page 23: Lille-Moulins, Quartier populaire en pleine mutation

sortir au Magazine ou au Calypso, les deux boîtes de nuit moulinoises. « Personne ne va là-bas, on va du côté de Solférino », explique le jeune homme. Deux, trois bars sympas

David, 25 ans, est employé du Corep de la Place Déliot. Pour lui, il y a bien deux ou trois bars sympathiques aux abords de la Fac de Droit. Le Détour Café, l’Objection et Le Select sont pourtant vides. Peu de clients accoudés au bar et aucun jeune...

Antonio Cuenca, membre de l’équipe médicale de SOS Médecins, travaille à Moulins depuis 1997. Même s’il reconnaît que le quartier se modernise et se rajeunit, le professionnel de la santé n’a pas l’impres-sion qu’il y a suffisamment de lieux où sortir pour les jeunes. Il va de temps à autre dans les sandwicheries et snacks du coin avec ses collègues mais il est critique. « C’est dom-mage, il n’y a pas un seul vrai restaurant où réserver et prendre un vrai repas, ce quartier ne donne pas envie de sortir. »

Attablé à l’An Droit, seule brasserie de la Place Déliot, Thibault Denis du Péage, considère qu’il y a deux « bonnes brasseries » à Moulins. Sans les citer, le jeune conseil-ler de quartier déplore le manque d’adresses « bistronomiques » moulinoises et crie son ras-le-bol face à « l’invasion des kebabs ».

«Vous vous voyez sortir ici ?»

Quartier jeune mais peu festif, pour la grande majorité des habitants, c’est également une question de tranquilité.

Lahouaria, jeune maman de la barre Marcel-Bertrand estime que ce ne sont pas les lieux qui manquent... mais la sécurité. « Vous vous voyez sortir ici ? Moi, quand je veux boire un verre avec des copines ou faire un resto en famille, je cours vers le centre-ville. A Mou-lins, si vous sortez trop tard, ça devient dange-reux et ça peut dégénérer. »

A la veille des élections municipales, la ques-tion des lieux où sortir à Lille peut se poser et les Moulinois espèrent voir leur quartier évoluer et devenir un coin festif de la capitale des Flandres. « Le jour où on pourra faire la fête à Moulins, tous ensemble, sans courir de risques, on aura passé un cap », conclut Lahouaria.

Wassinia ZIRAR.

Madolo, Blandine et Kévin - Crédit : Wassinia Zirar

Page 24: Lille-Moulins, Quartier populaire en pleine mutation

Hugo

J’habite Moulins, ce qui n’est pas le cas de la majorité des étudiants de la fac de droit. Pour être honnête, il n’y a que les étudiants pauvres qui habitent le quartier ! Ou alors, ceux qui s’y sont installés en début d’année sans connaître regrettent vite leur choix et déménagent en cours d’année.

Pierre-Louis

Franchement, les étudiants sont des autistes ! Ils sortent du métro, vont à leurs cours, repartent. Ils ne se mêlent jamais à la popu-lation. Ah si, j’oubliais la fête de quartier la Moulinette, organisée par les étudiants de Sciences Po une fois par an. Ca permet de créer une rencontre, un brassage. Mais même Sciences Po va déménager alors, même ça, ça va disparaître…

Hugo

D’un autre côté, on voit le quartier changer, des tours rasées, de nombreuses reconstruc-tions, des réhabilitations…

Pierre-Louis

Oui, et pour moi, la volonté de la mairie est claire, avec l’implantation de struc-tures culturelles comme la Maison Folies ou la Maison des cultures urbaines. Dans dix ou quinze ans, elle aura gagné son pari : le quartier sera complètement gentri é, à la manière de ce qui est en train de se faire à Wazemmes…

Hugo

Non, je ne suis pas d’accord, le quartier reste encore très populaire, avec des problèmes de drogue, de l’insécurité. Ca n’est pas en passe d’être réglé…

Pierre-Louis

Je pense qu’à l’heure actuelle, le principal risque pour le quar-tier, c’est de voir ses problèmes et la pau-vreté repoussés au-delà du périphérique. Ca prendra du temps, mais dans quinze, trente ans, la mairie aura atteint ses objectifs.

Elsa COLLOBERT.

Les bobos vont-ils supplanter les pauvres à Moulins ?

Croisés devant la fac de droit, Hugo et Pierre-Louis connaissent bien le quartier de Moulins, pour y être ou y avoir été étudiants. Le premier termine sa deuxième année de master en droit privé, tan-dis que le second, titulaire d’un master de droit public, prépare actuellement le concours d’attaché territorial. Lorsqu’on les lance sur le sujet, ils livrent une analyse critique sur le quartier et la poli-

tique de la ville qui y est menée. Ils se lancent même dans un débat animé… Une population jeune, une précarité bien installée, un taux de chômage élevé, un fort pourcentage de population

immigrée... Au regard de ces spéci cités, facteurs de désa liation sociale et d’abs-tention élevée, il est légitime de s’interroger sur la typologie du vote à venir des Mouli-nois. Appelés aux urnes les 23 et 30 mars, comment vont-ils se comporter ?

Première constatation : 8 133 personnes étaient inscrites sur les listes électorales lors du dernier scrutin local1, sur une popula-tion totale de 20 101 habitants. Un chi re élevé, sachant que 45 % des Moulinois ont moins de 25 ans et que 20 % de la popula-tion est constituée d’étudiants qui, souvent, ne votent pas sur leur lieu d’études. Là où ça se gâte, c’est du côté de la participation : avec un chi re de 40,87 % enregistré en 2008, Moulins est la lanterne rouge des quartiers lillois. On est loin des 47,84 % de participation moyenne à Lille, et encore plus des 52,8 % enregistrés à Saint-Mau-rice. Des résultats de participation pour-tant bien dérisoires, dans l’un des scrutins censés réunir, avec les présidentielles, le plus d’électeurs.

Moulins représente pourtant un important réservoir de voix pour Martine Aubry. Ici, on a voté à 56,6 % pour la maire sor-tante, contre 45,62 % en moyenne à Lille. Un résultat à mettre en parallèle avec ses scores à Lille-Sud (59, 9 %), Fives (51,8 %) ou encore Faubourg de Béthune (65,54 %). Signe que les quartiers populaires font encore con ance à la socialiste. A titre de comparaison, c’est dans les quartiers les plus nantis Vauban et Saint-Maurice2 qu’elle réalise ses scores les plus bas (34,7 % et 36,7%), au coude à coude avec son rival UMP (30,6% et 32,2 %).

Dé ance vis-à-vis des élus et de la politique politicienne, impression d’un fossé qui se creuse avec les représentants du peuple... Derrière ces chi res encourageants pour la maire sortante, outre la menace de l’abstention, se dessine également l’ombre grandissante d’un vote d’extrême droite. On le voit, malgré – ou en raison de, par e et de réaction ? – l’importance de la popu-lation immigrée, c’est dans les quartiers populaires que le FN a le plus progressé en 2008 (6,7 % à Moulins et même 8,7 % à Lille-Sud, contre 4,4 % en moyenne à Lille). A Moulins où, selon un travailleur de la mission locale, 80 % des jeunes ne vont pas au-delà du bac, une corrélation, bien que prudente, semble pouvoir être esquissée entre faible niveau de diplôme et vote extrémiste3.

Les Moulinois rencontrés en ont témoi-gné : ils suivent peu une campagne menée par des élus qu’ils sentent « loin » d’eux, « déconnectés de [leur] vie de tous les jours et de la réalité du terrain ». La meilleure preuve ? Dans le quartier, peu de tractage ni de candidats qui battent le pavé. On peine à croire qu’une campagne municipale est en cours. Pas sûr que les deux semaines restantes avant l’appel aux isoloirs soient su santes pour renverser la vapeur.

Sources :1 Chi res mairie de Lille2 Insee et Ville de Lille3 Sylvain Crépon, sociologue spécialiste de l’extrême-droite, chercheur associé au labo-ratoire Sophiapol, université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense

Elsa COLLOBERT.

Billet. Dans la boule de cristal de la municipale

A l’intérieur de la Maison Folie, rue d’Arras (en haut) ; des immeubles avenue Louise Michel, en bordure du périphérique. Crédits : Manon Quinti et Elsa Collobert.