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Presses Universitaires du Mirail 1992 : l'ambiguïté d'une commémoration Author(s): Pierre VAYSSIÈRE Source: Caravelle (1988-), No. 58, L'IMAGE DE L'AMÉRIQUE LATINE EN FRANCE DEPUIS CINQ CENTS ANS (1992), pp. 151-160 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40853134 . Accessed: 14/06/2014 18:00 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.76.48 on Sat, 14 Jun 2014 18:00:27 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Presses Universitaires du Mirail

1992 : l'ambiguïté d'une commémorationAuthor(s): Pierre VAYSSIÈRESource: Caravelle (1988-), No. 58, L'IMAGE DE L'AMÉRIQUE LATINE EN FRANCE DEPUIS CINQCENTS ANS (1992), pp. 151-160Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40853134 .

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C.M.H.L.B. CARAVELLE n° 58, pp. 151-160, Toulouse, 1992.

1992 : Fambiguïté cTune commémoration PAR

Pierre VAYSSIÊRE Institut Pluridisciplinaire d'Etudes sur V Amérique Latine,

Université de Toulouse-Le Mirait.

Quand le sens d'un rite social s'est émoussé, sa célébration risque de tomber dans l'indifférence, et, parfois même, dans la récupération idéologique. Le 500e anniversaire de la découverte de l'Amérique pose à nouveau à l'historien la question du sens des com- mémorations historiques.

A peine sortis des fastes du Bi-Centenaire, voici qu'on nous annonce ceux du Demi-Millénaire de la découverte de l'Amérique... Pourtant, l'expérience toute récente de 1989 devrait nous inviter à la prudence : que reste-t-il, en effet, de cette émotion collective ? Quelques dizaines d'ouvrages nouveaux, deux ou trois colloques ronflants, une exposi- tion sorbonnarde rendue itinérante pour l'édification des foules... et un peu plus d'oubli pour ce qui était considéré comme l'épopée fon- datrice de notre république. Le Bi-Centenaire, malgré le clinquant de son 14 juillet - spectacle sonore et télévisuel mariant Jules Miche- let à Emile Zola - peut aujourd'hui apparaître comme l'enterrement en grande pompe d'un mythe « national » qui ne peut plus servir (et qui risque même de desservir) la cause d'une nouvelle utopie pro- posée à la France : celle de l'unité européenne.

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U image éclatée de C. Colomb en Amérique latine.

Vue de Madrid ou de Paris, la sensibilité historique des Latino- Américains face à la conquête peut sembler homogène, mais ce n'est bien sûr qu'une apparence. D'un pays à l'autre, la figure de Cristobal Colón est, au contraire, diversement perçue dans sa connotation sym- bolique par les diverses idéologies officielles, très clairement expri- mées à travers les manuels d'histoire à usage des classes du secon- daire.

Et d'emblée, une première différence s'opère entre le Brésil et le reste du monde ibéro-américain. Manifestement, les Brésiliens négli- gent Christophe Colomb, qui est perçu comme un simple découvreur parmi d'autres : la structure courante des récits de découverte oppose « les navigateurs portugais » (Bartolomeu Dias, Vasco de Gama, Pedro Alvares Cabral, Fernando Magalhães) aux « navigateurs espagnols » (Colomb, Juan Díaz de Solis, Juan Ponce de León)... L'expansion mari- time qui commence au milieu du XVe siècle n'est donc pas décrite comme le miracle d'un seul homme, mais comme la résultante d'une compétition entre deux puissances en expansion, et de surcroît concur- rentes. Les manuels d'histoire brésilienne se contentent de situer chronologiquement et dans l'espace, en quelques lignes - au mieux en deux ou trois paragraphes - , les voyages de Colomb, « omettant » de préciser que le Génois avait proposé - en vain - ses services à Lisbonne. La plupart insistent sur « l'erreur » de Colomb qui croyait avoir découvert les Indes Orientales, erreur qui fut « corrigée » par les voyages d'Américo Vespucci, un italien qui finit par servir la cour de Lisbonne, et qui se vit reconnaître par le « cosmographe » alle- mand M. Waldseemüller le mérite d'avoir découvert le continent qui porte aujourd'hui son nom. Ainsi, les Brésiliens semblent avoir repris à leur compte le vieux contentieux ibérique qui trouva sa première illustration dans le Traité de Tordesillas...

Trois Etats hispano-américains accordent à l'aventure colombine une place relativement importante : la Colombie (qui lui a emprunté son nom), le Pérou et le Mexique, qui furent les sièges de trois vice- royautés, à l'époque de la splendeur espagnole... Mais les autres pays d'Amérique latine minimisent singulièrement le rôle de Colomb, à l'exception de deux petits pays d'Amérique Centrale (le Nicaragua et le Costa Rica), qui s'intéressent surtout au quatrième voyage de l'Amiral (1052), au cours duquel celui-ci longea pour la première fois leur côte caraïbe...

On ne peut nier, malgré tout, que l'Amérique hispanique dans son ensemble garde une préférence sentimentale pour celui qu'elle consi-

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dère comme le premier « découvreur » de l'Amérique - comme si le voyage de Leif Eriksson (en 999) n'avait jamais existé... Certains histo- riens hispano-américains font même de l'Amiral une sorte de super- héros, tout à la fois cartographe, explorateur, poète et mystique. Pour conforter cette image héroïque, on rappelle que Colomb est celui qui, seul contre tous, a osé enfreindre le tabou de l'inconnu en navi- gant jusque vers la face cachée, et inquiétante du monde. Observons encore la valorisation du premier voyage, que les historiens latino- américains opèrent, au détriment des trois autres, présentés comme « mineurs ». Le débarquement du 12 octobre 1492 est ainsi perçu comme un acte hautement symbolique, qui élargit le monde connu à la dimension de la planète. Les historiens d'outre-Atlantique valo- risent aussi le fait que Colón est mort dans la pauvreté, dans l'amer- tume et dans l'indifférence. Cette mort anonyme du héros qui avait révélé « l'autre moitié du monde » pour la plus grande gloire de l'Espagne, est décrite comme profondément injuste... Héros positif, il doit ses malheurs et ses revers à la « méchanceté » et à la « cupi- dité » des Espagnols...

Pour les historiens hispano-américains, le message est clair : on sait gré à Christophe Colomb d'avoir « inventé » l'Amérique, et d'avoir ouvert ce continent à la culture occidentale,, mais on n'oublie pas, par ailleurs, que le Génois a servi l'Espagne colonisatrice...

Pas de consensus autour de la commémoration.

Pour prendre sens, un rite de célébration doit ranimer la flamme du souvenir. Il doit faire parler les ancêtres, évoquer des hauts faits d'armes, magnifier les progrès d'une civilisation. Mais il doit aussi redonner force et croyance dans l'avenir. Car toute commémo- ration se situe dans un présent evanescent, entre-deux impalpable qui renvoie autant à un futur imaginé qu'à un passé incorporé ; au risque de n'être qu'un simple signifiant consenti à la froide chrono- logie du temps diachronique, celui que calculent les horloges atomi- ques et les mouvements planétaires.

Le 500* anniversaire est - c'est le moins qu'on puisse dire - contesté, sans que, pour autant, il ne cesse de fasciner une bonne partie de l'opinion, qui voit dans les découpages rituels du temps la confirmation de la durée historique - à cet égard, les centenaires et les millénaires semblent plus fascinants que les bi-oentenaires ou les demi-millénaires : le centenaire est un étalon à la mesure de l'homme ; quant au millénaire, il tire son mystère des anciennes peurs de fins du monde...

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II n'est pas douteux que cette commémoration aura fait progresser la recherche historique et que des ouvrages neufs portant sur « la réalité » et le sens de l'événement viendront enrichir les bibliothèques, et sans doute, aussi quelques maisons d'édition avisées - à la fin de décembre 1991, l'ouvrage de Jacques Attali, 1492, dont on ne peut dire qu'il est son chef-d'œuvre, a déjà tiré à 80 000 exemplaires...

Mais en dehors de la petite sphère des spécialistes et au-delà du grand public « médiatisé », la commémoration est loin de faire l'una- nimité, particulièrement dans les Amériques.

Le cinq centième anniversaire, une affaire plus espagnole que portugaise.

L'Espagne apparaît, de très loin, comme le pays porteur du projet de la commémoration. Il suffit, pour s'en convaincre, de parcourir son bulletin spécialisé America 92, édité à partir de 1984. Le Président de la très officielle « Comisión Nacional del Vo Centenario » écrit : « La commémoration... est l'horizon historique... où doit se consoli- der la Communauté Ibéroaméricaine ; 1992 est un défi par lequel nous engageons, Ibéroamérique et Espagne, notre futur communautaire, seule capable de répondre à la polarisation du monde ». Paru en 1985, ce texte paraît déjà vieilli : le démantèlement du mur de Berlin et l'effondrement de l'Union Soviétique ont rendu caduque la référence à la polarisation politique (mais pas économique) du monde. Quoi qu'il en soit, le contenu idéologique et politique de la commémoration est, pour l'Espagne, de construire « un projet commun de développe- ment et de culture pour la Communauté Ibéroaméricaine ».

C'est dans ce sens que ladite Commission a imaginé un copieux programme cérémoniel susceptible de réveiller les émotions, dans et autour de la communauté hispanique.

Il y eut, d'abord, en 1982, cette bataille autour de l'Exposition Universelle de 1992, proposée par Seville autour du thème « L'ère de la découverte ». La compétition avait été rude avec Paris, qui proposait pour 1989 un thème encore plus racoleur : « Les chemins de la liberté, projet pour le troisième millénaire »... Certes, Seville devra partager avec Chicago (qui tenait à célébrer un autre cente- naire, celui de l'exposition universelle qui s'était tenue en ses murs en 1893), le redoutable honneur de faire rêver la planète sur le futur et le progrès indéfini de l'humanité, thème inépuisable de l'idéologie scientiste... A une époque de « déchirure planétaire » (Jean Ches-

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neaux), l'Exposition Universelle de Seville aura bien du mal à convain- cre ses visiteurs de la réalité de la « Communauté Mondiale ».

Mais le programme des réjouissances hispaniques ne s'arrêtera pas là. Ainsi, les copies des trois caravelles vogueront symboliquement vers l'Amérique. Comme en 1892, mais en mieux, puisqu'il y a un siècle, on s'était contenté de reconstruire la Santa Maria qui avait effectué la traversée de l'Atlantique en solitaire. Demain, la « nef » Santa Maria et les deux « caravelles » La Pinta et La Niña, taillées à l'identique dans du bois des Pyrénées méticuleusement choisi et abattu « à la dernière lune du mois de novembre », referont le voyage fondateur vers l'île de Guanahani, San Salvador (Bahamas), où elles aborderont, n'en doutons pas, au petit matin du 12 octobre 1992.

Une régate transatlantique espagnole, « Route de la découverte » verra s'affronter, en 1992, « les meilleurs voiliers du monde », qui s'efforceront, prévoit America 92, « d'établir un nouveau record pour la traversée de l'Atlantique d'Est en Ouest ». La publicité annonce la représentation de huit nations, mais sur les 27 navigateurs pressentis, la majorité est d'origine latine (avec 11 concurrents français annoncés et 7 espagnols ; pas un Anglo-Saxon ne figure sur la liste, et seule- ment deux Canadiens... du Québec).

Sur un plan moins émotionnel mais plus technologique, l'Espagne a voulu faire de ce Demi-Millénaire une rampe de lancement pour un projet ibéroaméricain commun de coopération scientifique et technique (le CYTED-D). La télématique, l'informatique, les satelli- tes de communications, mais aussi une politique de brevets communs sont quelques-uns des aspects de cette coopération souhaitée entre les deux rives de l'Atlantique-Sud.

En contraste avec l'extrême importance que l'Espagne a voulu donner à cette commémoration, la part du Portugal brille par son absence. Ceci pourrait paraître choquant si l'on voulait bien se souvenir, avec Frédéric Mauro, que « les Portugais ont apporté une contribution essentielle à l'exploration de nouveaux mondes », depuis le début du XVe siècle : « On attribue la découverte de l'Amérique à C. Colomb, mais il est probable - ajoute F. Mauro - qu'avant même 1492 les Portugais soient passés non loin du Nouveau Conti- nent, et qu'ils y aient même débarqué, tout en cachant son exis- tence... » (Le Monde, 6 décembre 1991, p. 14). Comme le suggère B. Bennasar, la correction géographique des clauses de la bulle Inter Cœtera par celles du Traité de Tordesillas, en 1494, permet de supposer qu'un navigateur portugais avait dû aborder « quelque part » sur la côte brésilienne... Il existe, d'ailleurs, un consensus parmi les historiens portugais pour rappeler la supériorité de la navigation portugaise à la fin du XV siècle, et le journaliste français Edwy Plenel

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peut écrire : « Vu de Lisbonne, Colomb est un intrus, un accident de surface qui trouble l'ample mouvement des profondeurs. Ici, la décou- verte de l'Amérique n'est qu'un détour espagnol imprévu dans une histoire dont les Portugais maîtrisent la longue durée. Au jeu des cin- quièmes centenaires, le Portugal est gagnant. Inaugurées dès 1987, les commémorations lusitaniennes iront jusqu'à l'an deux mille... » (« Voyage avec Colomb », Le Monde, 2 août 1991).

Faudrait-il expliquer cette absence portugaise dans la grand'messe cérémonielle de 1992 par la nature foncièrement différente de sa colonisation, tournée vers l'exploitation du « bois-brésil » et du sucre - alors que l'espagnole se voulait davantage humaine, peuplante et religieuse ? Une telle explication semble, néanmoins, oublier que la colonisation espagnole a été également prédatrice, et que l'exploita- tion de la colonie brésilienne a également entraîné une importante immigration noire, qui ne s'est tarie qu'au milieu du XIXe siècle...

Les Portugais ont, au moins, une raison supplémentaire de ne pas célébrer la fête de 1992 : l'absence d'un projet porteur commun avec leur ancienne colonie. Pire, le Brésil semble porter une ombre trop écrasante sur le petit Portugal pour que celui-ci puisse imaginer une quelconque reconquête culturelle ou économique ? Ce que peut craindre aujourd'hui Lisbonne, c'est tout au contraire, l'arrivée en masse des Brésiliens chassés par la misère et attirés par 1' « Eldo- rado » européen. Ne peut-on, déjà, parler d'une revanche du « brési- lianisme » sur le lusitanisme... ? Non, décidément, le futur du Portu- gal n'est plus au-delà des mers : il est, sans doute plus que pour l'Espagne, dans l'Europe communautaire qui semble, malgré tout, se construire...

La commémoration un non-événement pour F Amérique latine ?

Il est vraissemblable que la plupart des gouvernements latino-amé- ricains vont répondre aux sollicitations de Madrid pour participer aux fêtes des retrouvailles de l'hispanité, sans que, pour autant, cette participation dépasse de beaucoup la sphère diplomatique ni apporte la preuve d'un consensus continental.

En République Dominicaine, partie orientale de l'ancienne Hispa- ñola, visitée par Colón lors de ses 2* et 3e voyages, et point de départ de la véritable conquête de la « Terre Ferme », existe une très offi- cielle Commission permanente pour la célébration du cinquième cen- tenaire de la découverte et de V evangelisation de V Amérique, présidée par le cardinal-archevêque de Santo Domingo, en étroite collaboration avec le pouvoir civil. Cette Commission, dont la culmination des acti-

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vités sera marquée par une visite du pape en 1492, soutient en fili- grane du Demi-Millénaire un véritable projet de néo-chrétienté mili- tante : « La visite du Saint Père, affirme le prélat, sera l'occasion de rappeler cette première evangelisation, un moment privilégié pour nous tourner vers le troisième millénaire ». Commentaire qui reprend en écho la proclamation de Jean-Paul II à Saint-Domingue le 12 octo- bre 1984, lequel voyait dans la conquête du nouveau monde « le jaillissement vigoureux de l'universalité demandée par le Christ »...

Une telle conception est loin d'être partagée par la plupart des Etats latino-américains, gouvernements et opinions publiques confon- dus, qui préfèrent oublier les notions de « découverte», de « conquête » ou d' « evangelisation », pour ne retenir que l'idée d'une « rencontre » entre deux mondes et deux cultures. A ce jour, il est bien difficile d'évaluer l'attente publique de cette commémora- tion du premier voyage de Colomb ; seuls, des sondages nationaux pourraient nous en donner quelques échantillons. On doit se conten- ter des échos de tribune, souvent contradictoires, sans prétendre qu'ils expriment autre chose que le point de vue de leur auteur.

C'est ainsi que le romancier argentin Ernesto Sabato prend pré- texte de 1992 pour réhabiliter les effets « positifs » de la conquête hispanique. Non seulement, il s'insurge en faux contre la « légende sinistre » anti-espagnole, mais il réhabilite la culture hispanique, elle-même acculturée par celle des Arabes et des Juifs, et il justifie le long processus de métissage de l'Amérique « latine », devenue métisse au bout de cinq siècles d'histoire (Le Monde diplomatique, nov. 1991, p. 32). Ce discours un peu dramatisé, et très provocateur, ne semble pas totalement serein, dans la mesure où il accuse les Anglo-Saxons d'être responsables de la « légende noire », feignant d'oublier que la paternité de celle-ci doit être attribuée à López de Gomara, chroniqueur officiel de la Couronne espagnole, qui flétrit l'attitude de ses compatriotes dans la conquête du Pérou, et dont les échos passèrent ensuite en Italie et en Allemagne avant de servir d'arme psychologique contre l'Espagne... (Dickinson-Mahn-Lot, 1492- 1992, Les Européens découvrent l'Europe, 1991, p. 143).

A l'autre pôle idéologique, des élites indianistes lancent des dia- tribes contre la « Colon-isation » de l'Amérique. Concilium, la revue des théologiens de la libération a voulu faire entendre, dans son numéro 323 (de 1990) « la voix des victimes » en évoquant quelques plaintes du Chilam Balam : « L'arrivée des Espagnols fut le début de la mort par l'épée et par l'arquebuse, le début du désespoir, le début des souffrances ». Lors de la rencontre pastorale de Quito, en 1989, des indigènes ont exprimé leur rejet du cinq-centième anniver- saire : « Nous sommes les premiers propriétaires de cette terre...

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Nous postulons notre droit à l'autodétermination. Nous voulons célé- brer notre volonté de vivre. Nous refusons les célébrations officielles à l'occasion du cinquième centenaire, à moins qu'elles ne s'accompa- gnent de cérémonies pénitentielles... ».

« Ils vont célébrer les cinq cents ans de la Découverte, pour nous, cela va être les cinq cents ans de nos malheurs ». Réunis au Guate- mala en octobre 1991, « les peuples autochtones du continent améri- cain » ont lancé un appel au Vatican et à l'Europe pour ne pas célé- brer le cinquième centenaire : l'année 1992 a été déclarée par eux : « année de la résistance indienne, noire et populaire (Dial, 21 novem- bre 1991). Pour l'historien Jean Chesneaux, « la subjugation des peu- ples amérindiens s'est accompagnée du premier grand génocide de l'Occident moderne » (Le Monde Diplomatique, déc. 1991, p. 24). La thèse est bien connue depuis Jalée : la conquête de l'Amérique n'a été que le premier maillon d'un pillage universel. Pour Jean Carew, écrivain de la Guyane, Colomb aurait été l'initiateur d'une « déci- vilisation d'immenses régions du monde ». Et Chesneaux de pour- suivre : « En mettant en accusation le cinquième centenaire, les peuples du Sud ne s'en prennent pas seulement au passé. Ils pro- testent contre les stigmates toujours présents de cette « saisie » du monde par une Europe dominatrice et sûre d'elle-même ». Ainsi, pour les peuples indigènes, 1492 n'évoque pas seulement la dispari- tion physique et culturelle des ethnies, mais encore une exploitation totale et permanente par l'Europe du continent amérindien.

Il existe, également, une position non conformiste face aux souve- nirs de la colonisation : : celle qui consiste à tourner en dérision ce « non-événement », tout en transformant le souvenir morbide de l'histoire des massacres en un immense ricanement baroque. Dans Chrisophe et son œuf (1987), Carlos Fuentes prend prétexte de 1992 pour tourner en dérision la découverte, qui a eu, au moins, le mérite de faciliter un intense métissage biologique et culturel, grâce auquel la civilisation mourante de l'indien s'est fondue dans la tradition hispanique, et, depuis quelques décennies, dans une culture urbaine d'origine anglo-saxonne, mais plus ou moins décomposée...

Quel horizon d'attente ?

Quelle signification le demi-millénaire peut-il prendre aujourd'hui, au-delà même du simple comput chronologique et de tous les débats entrevus ? On sait bien que l'idée d'un temps actuel implique, à la fois, un regard sur le passé et une perspective vers un futur appro- ximatif, sinon probable. Le cinq-centième anniversaire, qui nous ren-

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voie, d'abord, aux circonstances de la conquête, pourrait aussi être une invite à célébrer la puissance d'une Europe occidentale conqué- rante - dans un contexte politique favorable, qui nous montre, à la fois, l'effondrement des régimes de l'Europe de l'Est et la mise en place d'un vaste marché commun. L'Europe civilisée l'Europe enrichie, l'Europe pacifiée constitue un havre dans un monde tour- billonnaire. Gardons-nous, cependant, d'une telle satisfaction et d'une telle bonne conscience, qui risquent de nous aveugler sur les risques réels d'une explosion planétaire.

Quant à l'Amérique latine, elle vit ce cinquième centenaire dans une période de rupture idéologique fondamentale : après trois siècles de colonisation, un siècle et demi de fausse indépendance, trente ans d'espoir de rupture politique et quinze ans de dictatures militaires, elle se voit condamnée à opérer un aggiornamento douloureux : la commémoration de C. Colomb coïncide, en effte, avec l'effondrement des vieilles idéologies « développementistes », le populisme et le marxisme caudillesque. Ces deux voies étant épuisées, il ne reste à l'Amérique que la recherche d'un autre modèle de développement qui viendrait rompre le cercle vicieux de la colonisation. On peut, d'ailleurs, se demander si les treize pays du Groupe de Rio, réunis les 2 et 3 décembre 1991 à Cartagena de Indias, n'ont pas eu l'illusion d'entrevoir un nouveau rivage, celui du développement, en adoptant le projet d'un destin commun - différent du vieux rêve bolivarien - dans le cadre d'une vaste zone économique de libre échange où les biens et les capitaux pourraient circuler sans entraves.

Un tel objectif peut apparaître terriblement prosaïque à des fabri- cants de rêves, déçus de surcroît par le retour en force des Etats- Unis, devenus, du jour au lendemain, partenaire obligé. John Henry Biehl, directeur du Centro de Estudios sobre el Desarollo résumait d'une boutade ce début d'évolution des mentalités face à l'Amérique du Nord : « II y a quelques années, les gens criaient : «Yankee, rentre chez toi !' Maintenant ils disent : 'Rentre chez toi, mais emmène-nous avec toi !' {Cambio 16, dec. 1991)).

L'Amérique latine ne saurait, bien sûr, se contenter d'un idéal mer- cantiliste pour célébrer « sa » découverte. Mais à ime époque où tout horizon d'attente « révolutionnaire » semble effacé, et pour long- temps, sur le continent, le décollage économique dans un - ou plu- sieurs cadre (s) communautaire (s) peut constituer un préalable à la lutte contre la misère rampante. Quant à la justice sociale, espérons qu'elle ne devra pas attendre l'an 2492 pour commencer à se réaliser sur ce continent...

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Résumé. - La célébration du 500e anniversaire est loin de faire l'unanimité en Amérique Latine, non seulement parmi les descendants des « peuples vaincus », mais encore au cœur des idéologies officielles ; dans une hiérarchie hypothétique de la « colombophilie », on pourrait opposer, d'un côté, les trois anciennes vice-royautés hispaniques (Mexique, Colombie, Pérou), et de l'autre le Brésil qui néglige l'image de Colomb. Sur le plan de la commémoration, on observe également que c'est surtout

l'Espagne qui organise les grands'messes cérémonielles, sans doute parce qu'elle y investit un projet de retrouvailles culturelles et économiques avec ses anciennes colonies. Le Portugal, de son côté, préfère se tourner vers le projet de l'unité européenne. Quant à l'Amérique latine, elle s'oriente vers une zone de libre-échange interaméricaine, qui l'intéresse au moins autant que les souvenirs d'une colonisation douloureuse.

Resumen. - La celebración del Quinto Centenario no concita la unanimidad en América Latina, no solamente entre los descendientes de los « pueblos vencidos » sino tampoco en el seno mismo de las ideologías oficiales ; en una jerarquización hipotética de filiación a la empresa « descubridora » se podrían contraponer, de un lado, los tres antiguos virreinatos hispánicos (México, Colombia y Perú) y, del otro, el Brasil cuyo origen portugués le lleva a subestimar la figura de Colón.

En cuanto al ceremonial de la conmemoración, se observa que es España la gran organizadora, sin duda porque ella pone allí en juego un proyecto de reencuentro de alcances económicos y culturales con sus antiguas colonias. Por su lado, el Portugal prefiere jugar a fondo la carta de la unión europea, mientras que la América Latina se orienta hacia la formación de una vasta zona interamericana de libre comercio. Esto último le interesa tanto o más que los recuerdos de una colonización dolorosa.

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