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Presses Universitaires du Mirail Un rendez-vous manqué : le voyage d'Albert Camus en Amérique du Sud (1949) Author(s): Jean ANDREU Source: Caravelle (1988-), No. 58, L'IMAGE DE L'AMÉRIQUE LATINE EN FRANCE DEPUIS CINQ CENTS ANS (1992), pp. 79-97 Published by: Presses Universitaires du Mirail Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40853130 . Accessed: 14/06/2014 21:10 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires du Mirail is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Caravelle (1988-). http://www.jstor.org This content downloaded from 91.229.229.210 on Sat, 14 Jun 2014 21:10:53 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

L'IMAGE DE L'AMÉRIQUE LATINE EN FRANCE DEPUIS CINQ CENTS ANS || Un rendez-vous manqué : le voyage d'Albert Camus en Amérique du Sud (1949)

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Un rendez-vous manqué : le voyage d'Albert Camus en Amérique du Sud (1949)Author(s): Jean ANDREUSource: Caravelle (1988-), No. 58, L'IMAGE DE L'AMÉRIQUE LATINE EN FRANCE DEPUIS CINQCENTS ANS (1992), pp. 79-97Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40853130 .

Accessed: 14/06/2014 21:10

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C.M.H.L.B. CARAVELLE n° 58, pp. 79-97, Toulouse, 1992.

Un rendez-vous manqué : le voyage d'Albert Camus en Amérique du Sud (1949)

PAR

Jean ANDREU Institut Pluridisciplinaire d'Etudes sur l'Amérique Latine

Université de Toulouse-Le Mirait.

Et ce chemin qui ressemblait à un long squelette, nous a conduit à un pays qui n'avait que son souffle pour escalader Vavenir. Comment montrer, sans les trahir, les choses simples dessinées entre le crépuscule et le ciel?

René Char.

Dans la première moitié du XXe siècle, l'image de l'Amérique Latine en France était encore largement imprégnée par un pitto- resque et un exotisme, hérités du XIXe siècle et véhiculés en grande partie par les latino-américains eux-mêmes lors de leurs pèlerinages à Paris ou dans leurs livres traduits en français. Il est vrai que cette vision avait commencé à se modifier et à s'approfondir, vers plus d'authenticité et de modernité, grâce aux écrivains français qui, pour différents motifs, avaient fait le voyage inverse, tels Antoine de Saint-Exupéry, Jules Supervielle, Georges Bernanos, André Bre- ton, Benjamin Péret, Roger Caillois, Antonin Artaud, Henri Michaux et d'autres encore. Mais leurs impressions et leurs témoignages, fina- lement assez limités, n'auront à leur époque qu'un faible écho.

C'est dans cette lignée de regards ponctuels, tributaires de la tradi-

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tion mais attirés par la nouveauté, qu'il faut situer l'expérience américaine d'Albert Camus. A cette différence près que par ses ori- gins et par ses préoccupations éthiques, par ses affinités hispaniques et par sa connaissance algérienne de ce que l'on n'appelait pas encore le tiers monde, il était certainement l'un des mieux prédis- posés à aborder en sympathie la réalité latino-américaine. Pourtant, force est de reconnaître que la rencontre entre Camus et l'Amérique a été difficile pour ne pas dire malheureuse. Les raisons de ce rendez-vous manqué tiennent surtout à des circonstances person- nelles de l'écrivain, mais sont aussi culturelles et peut-être politiques au sens large du terme.

Les circonstances (Tun voyage.

Après l'interruption forcée de la Deuxième Guerre mondiale, la France s'efforce de rétablir les relations avec l'Amérique Latine. C'est dans ce contexte et sous l'égide des services culturels français qu'Albert Camus entreprend une tournée de conférences en Amé- rique du Sud, en juillet-août 1949. Il est considéré comme le repré- sentant de la toute nouvelle littérature française et, bien malgré lui, de l'existentialisme, cette philosophie sulfureuse née mythiquement dans les caves enfumées de Saint-Germain-des-Prés. Il a beau s'en défendre énergiquement, il est acclamé en Amérique comme « el número 2 del existencialismo ». Passer pour le disciple ou le second de son ami Sartre l'amuse et l'irrite à la fois. Il dément et s'en explique sans relâche comme il l'a déjà fait en France : « Non, je ne suis pas existentialiste. Sartre et moi nous étonnons toujours de voir nos deux noms associés. Nous pensons même publier un jour une petite annonce où les soussignés affirmeront n'avoir rien en commun et se refuseront à répondre des dettes qu'ils pourraient contracter respectivement» (*). Si la notoriété de Camus est un temps tributaire de ce phénomène de mode, il reste cependant que l'œuvre même de l'écrivain est depuis peu largement connue en Amérique Latine. Ses romans L'Étranger et La Peste viennent d'être traduits en Argentine. Et aussi son théâtre. Le Malentendu est donné à Santiago-du-Chili ; au mois de juin 1949, Margarita Xirgu a monté avec succès cette même pièce à Buenos-Aires, mais le gouvernement

(1) Albert Camus, Essais. Pans, Gallimard, 1972, p. 1424.

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péroniste vient de l'interdire pour « athéisme ». On se prépare à jouer Caligula à Rio-de-Janeiro et à Montevideo. Au moment de son voyage, Camus termine Les Justes qui sera donné à Paris en décem- bre 1949 et il travaille déjà à L'Homme révolté qui paraîtra en 1951. C;est donc un écrivain célèbre et en pleine force de création qui arrive en Amérique du Sud où il est attendu et accueilli avec ferveur.

'Le voyage proprement dit dure deux mois, du 30 juin au 31 août 1949. L'itinéraire et le séjour se décomposent comme suit :

Marseille-Rio de Janeiro, traversée par mer Brésil (Rio de Janeiro, Recife, Bahia, São Paulo, Porto Alegre)

Uruguay (Montevideo)

Argentine (Bunenos Aires) Chili (Santiago) Retour à Paris, par avion

15 jours

36 jours

4 jours 4 jours 4 jours

30 juin-15 juillet

15 juillet-10 août et 21-31 août

10-11 août et 19-20 août

12-14 août et 19 août

15-18 août

31 août

Comme on le voit, c'est le Brésil (et surtout Rio) qui occupe la plus grande partie de son périple. Le reste du voyage est seulement fait de brefs séjours dans les capitales des pays visités. Notons cependant que la brièveté de son passage à Buenos-Aires, où il pensait initialement demeurer plus longtemps, est due à la protes- tation de Camus contre l'interdiction du Malentendu et au refus de soumettre à la censure péroniste ses entrevues avec les journa- listes. C'est pour cette raison également qu'il avait un moment envisagé d'éviter cette étape argentine.

Tout au long de ce voyage, Camus tient un journal où, jour après jour, ponctuellement (à deux exceptions près) il inscrit plus ou moins en détail ses impressions quotidiennes. Ce journal, précédé de celui qu'il avait tenu lors d'un voyage aux Etats-Unis en 1946, a été publié sous le titre Journaux de voyage (Gallimard, 1978) et c'est à cette édition, sauf indication contraire, que se réfèrent les pages des citations qui vont suivre (2).

(2) Albert Camus, Journaux de voyage. Paris, Gallimard, 1978, 152 p. Texte établi, présenté et annoté par Roger Quilliot (sous le titre « Amérique du Sud », le journal qui nous intéresse ici occupe les deux tiers du volume, pp. 53-144).

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L'Amérique au pas de course.

Camus avait accepté le voyage en Amérique Latine au début de 1949. Il s'y était préparé et avait réservé sa place sur le bateau pour la fin du mois de juin. Entretemps, diverses circonstances personnelles avaient beaucoup atténué son enthousiasme initial et c'est à contrecœur qu'il entreprend ce voyage. Il se rend d'abord à L'Isle-sur-la-Sorgue où il retrouve son ami René Char et le 30 juin il s'embarque à Marseille sur le paquebot Campana.

Tout au début, de Marseille à Rio, quinze jours de navigation avec le passage au large « des bords sourcilleux de l'Espagne » (p. 59), en vue de Gibraltar et de Tanger, et l'escale à Dakar où Camus retrouve les sensations de sa chère Afrique :

«Les grands nègres admirables de dignité et d'élégance, dans leurs longs boubous blancs, les négresses aux robes anciennes, de couleurs vives, Vodeur d'arachide et de crottin, la poussière et la chaleur. Quelques heures seulement, mais je retrouve l'odeur de mon Afrique, odeur de misère et d'abandon, odeur vierge et forte aussi, dont je connais la séduction » (p. 63).

Il prend soudain conscience que désormais « il n'y aura plus de terre avant Rio » (p. 64). Dans son journal de navigation, parmi les petits faits quotidiens de la vie à bord, ce qui domine c'est surtout la contemplation de la mer et les méditations qu'elle lui inspire. L'Amérique est peu présente dans ces premières pages, mais on l'y sent en creux, comme une attente teintée d'angoisse :

« Le vent me fouette brutalement le visage, venant de face, après avoir parcouru des espaces dont je n'imagine même plus l'éten- due. Je me sens seul et un peu perdu, ravi enfin et sentant mes forces renaître peu à peu devant cet avenir inconnu et cette grandeur que j'aime » (p. 65). « Nous sommes déjà à la latitude de Pernambouc et filons vers la côte. Le soir, le ciel se couvre à nouveau. Des nuées tragiques viennent du continent à notre rencontre - messagers d'une terre effrayante. C'est l'idée qui me vient tout d'un coup et réveille le pressentiment absurde que j'ai eu devant ce voyage. Mais le soleil dissipera tout » (p. 69).

Une attente qui prend fin, au petit matin du 15 juillet, avec l'appa- rition des côtes brésiliennes. Première vision américaine :

« Je sors. Il fait nuit encore. Mais la côte est très proche : des croupes noires, régulières, très découpées, mais les découpures sont rondes, - vieux profils d'une des plus vieilles terres du du globe » (p. 71).

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A peine débarqué, il est pris dans le tourbillon qui, à un rythme effréné, va le conduire à travers les quatre pays. C'est immédia- tement les entrevues avec les journalistes, les mondanités, les lieux qu'il faut visiter, les conférences qu'il faut donner, les brèves et innombrables rencontres avec les gens du cru. L'agitation inces- sante, les accès grippaux et la fatigue physique croissante ne lui laissent finalement que peu de loisir pour s'intéresser à la réalité américaine qu'il découvre et dont il veut rendre compte. C'est pour- quoi, sans doute, il va nous donner dans son journal une image fragmentaire, éclatée de l'Amérique du Sud, faite de juxtapositions hâtives d'impressions premières, d'instantanés urgents suscités par une sorte d'impatience à porter témoignage (3).

Presque toujours, la première vision est celle d'un paysage. Ce qui frappe d'abord c'est l'intensité de la lumière et des couleurs. Puis, l'opulence de la végétation, avec des notations de flore (et de faune à l'occasion) car on n'oublie jamais que l'on est sous le Tropique ou l'Equateur. Et aussi le spectacle urbain avec les énormes buil- dings modernes ou les anciens édifices coloniaux. La mer enfin, chère à Camus, n'est jamais loin (sauf à São Paulo) sur laquelle il s'attarde :

RIO: «Et nous apercevons les lumières de Rio courant le long de la côte, le « Pain de sucre » avec quatre lumières à son sommet et, sur le plus haut sommet des montagnes, qui semblent écraser la ville, un immense et regrettable Christ lumineux. A mesure que la lumière naît on voit mieux la ville, resserrée entre la mer et les montagnes, étalée en longueur, étirée interminable- ment. Au centre, d'énormes buildings. (...) Nous sommes au milieu de la rade et les montagnes font autour de nous un cercle presque parfait. Enfin, une lumière plus sanguine annonce le lever du soleil, qui surgit derrière les montagnes de l'est, face à la ville, et commence à monter dans un ciel pâle et frais. La richesse et la somptuosité des couleurs qui jouent alors sur la baie, les montagnes et le ciel, font taire tout le monde» (p. 71-72). (Autour de Rio) «Les jardins de Tijuca, la chapelle Meyrink, le Corcovado, la baie de Rio aperçue cent fois sous les aspects les plus différents. Et les immenses plages du Sud, au sable

(3) Le journal est constitué de « notations brutes », comme le signale Roger Quilliot dans sa présentation, prises pratiquement sur le vif et publiées telles quelles, sans aucune modification, près de vingt ans après la mort de l'écrivain. Si le style de Camus y est toujours reconnaissable, cela explique cependant certaines petites négligences : répétitions, noms propres mal orthographiés...

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blanc et aux vagues d'émeraude, qui s'allongent, désertes, pen- dant des milliers de kilomètres jusqu'en Uruguay. La forêt tropicale et ses trois étages » (p. 91).

RECIFE : « ... Une terre rouge dévorée par ta chaleur. Nous sommes de nouveau à Véquateur, il est vrai. (...) J'attends donc, dans une salle vide où circule un air embrasé, contemplant de loin les forêts de cocotiers qui entourent la ville. (...) Terre rouge et cocotiers. Et puis, la mer et d'immenses plages. (...) Admirables églises coloniales où le blanc domine, où le style jésuite est éclairé et allégé par le crépl. L'intérieur est baroque, mais sans l'excessive lourdeur du baroque européen. (...) J'admire la ville ancienne, les petites maisons rouges, bleues et ocres, les rues pavées de larges cailloux pointus. La place de l'église San Pedro » (p. 98-99).

BAHIA : « Trois heures de vol puis on voit apparaître, sur une grande étendue, des courtes collines couvertes de neige. C'est du moins l'impression que me donne ce sable blanc, très répandu ici, et dont les vagues immaculées semblent entourer Bahia d'un désert intact. De l'aérodrome à la ville, six kilomètres d'une route en lacets entre les bananiers et une végétation touffue. La terre est tout à fait rouge. (...) La baie que je vois aussi de la fenêtre de mon hôtel, s'étend, ronde et pure, pleine d'un étrange silence, sous le ciel gris, tandis que les voiles immobiles qu'on y aper- çoit ont l'air emprisonnées dans une mer soudain figée. Je pré- fère cette baie à celle de Rio, trop spectaculaire à mon goût. Celle-ci, du moins, a une mesure et une poésie. (...) Visite d'égli- ses. Ce sont les mêmes qu'à Recife, bien qu'elles soient plus réputées» (p. 102-103).

Si les premières impressions brésiliennes traduisaient à l'éblouis- sement, celui-ci faiblit nettement à mesure que le voyage avance. On sent poindre la lassitude, comme si la capacité d'émerveillement commençait à s'émousser. Le spectacle de São Paulo est évoqué hâtivement et celui de Porto Alegre expédié en quelques mots.

SÃO PAULO : «São Paulo et le soir qui tombe rapidement pendant que les enseignes lumineuses s'allument une à une au sommet des gratte-ciel épais pendant que des palmiers royaux qui s'élancent entre les buildings s'élève un chant ininterrompu, venu des milliers d'oiseaux qui saluent la fin du jour» (p. 115).

PORTO ALEGRE : « La lumière est très belle. La ville laide. Malgré ses cinq fleuves. Ces îlots de civilisation sont souvent hideux» (p. 130).

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A l'évidence, un certain désenchantement succède à l'enthousiasme initial. L'architecture baroque à laquelle il était d'abord sensible, le déçoit à la longue : « Ce baroque harmonieux se répète beaucoup. Finalement c'est la seule à voir dans ce pays et cela se voit vite » (p. 103). Le ravissement instantané devant le foisonnement des cou- leurs est lui aussi éphémère et se fige en banal chromo : « Les cou- leurs sont les mêmes, mais c'est la carte postale. La nature a horreur des trop longs miracles » (p. 72).

Malgré la touche personnelle qu'il y apporte parfois, force est de reconnaître que la représentation qu'il nous donne du paysage améri- cain n'échappe guère à la convention : le pittoresque et l'exotisme traditionnels ne sont jamais très loin, tels qu'ils ont déjà été fixés bien avant lui par maints voyageurs européens. Sans doute Camus en a-t-il secrètement conscience qui réduit peu à peu ses notations paysagistes. Aussi est-il plus parcimonieux dans l'évocation des autres capitales qu'il visite par la suite :

MONTEVIDEO : «La pointe de la ville baigne dans les eaux jaunes du rio de la Plata. Aérée, régulière, Montevideo est entourée par un collier de plages et un boulevard maritime qui me paraissent beaux* (p. 131).

SANTIAGO DU CHILI :

«Le Pacifique aux longs rouleaux blancs. Santiago resserrée entre les eaux et les Andes - Les couleurs violentes (les soucis sont couleur de minium), les pruniers et les amandiers en fleurs se détachent sur le fond blanc des cimes neigeuses - admirable pays* (p. 134).

Après la saturation brésilienne qui confine parfois à l'étouffement, il y a là comme une sorte d'apaisement. Il trouve à ces dernières villes un certain charme : plus douces, moins démesurées, plus pro- ches certainement des paysages européens qui lui sont familiers.

Par contre il a la dent dure pour Buenos Aires :

« Le matin, Buenos Aires. Enorme amas de maisons qui s'avance. (...) Tour en ville - d'une laideur rare » (p. 132).

Non pas que cette notation lapidaire soit inexacte, mais la brièveté du séjour, le contentieux politique qu'il a avec les autorités argen- tines et l'irritation que provoque en lui cette étape dont il ne vou- lait plus accentuent le phénomène de rejet brutal.

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De la terre et des hommes.

Ce serait mal connaître Camus que de croire qu'il pourrait s'en tenir à cette approche superficielle 'et somme toute touristique de l'Amérique. Sa naturelle angoisse existentielle et sa préoccupation attentive pour la condition de ses semblables, en un mot ce que l'on a appelé hâtivement son « humanisme », imprègnent, implicite- ment ou explicitement, les pages de son journal de voyage. Chaque fois qu'il le peut, mais en définitive ces occasions sont rares, il échappe aux contraintes mondaines de sa « tournée culturelle » pour pénétrer plus avant dans ce monde tout à fait nouveau pour lui, qui l'attire et qui se dérobe et dont il cherche à tâtons la signification profonde.

Lors d'une excursion qui le conduit de São Paulo à Iguape, dans des conditions matérielles très précaires (p. 118-128), il peut enfin découvrir la dimension réelle de l'espace américain. Ce qui le frappe et qu'il n'avait fait qu'entrevoir jusqu'ici, c'est, bien au-delà du pittoresque, la démesure vertigineuse de ce continent :

«Ce sont d'immenses étendues sans habitation, sans culture. La terrible solitude de cette nature démesurée explique bien des choses dans ce pays. (...) J'ai le temps de voir les premiers kilomètres de forêt vierge, l'épaisseur de cette mer végétale, d'imaginer la solitude au milieu de ce monde inexploré » (p. 120). «Et je regarde une fois de plus, pendant des heures, cette nature monotone et ces espaces immenses, dont on ne peut dire qu'ils sont beaux, mais qui collent à l'âme d'une insistante manière. Pays où les saisons se confondent les unes avec les autres, où la végétation inextricable en devient informe, où les sangs sont mélangés aussi à tel point que l'âme en a perdu ses limites» (p. 128).

Une nature gigantesque et menaçante face à laquelle les grandes villes, avec leurs prétentions de modernité technique, sont dérisoi- res. Il soupçonne même qu'un jour cette nature prendra sa revan- che contre ces intruses :

«D'immenses étendues vierges et solitaires auprès desquelles les villes, accrochées au littoral, ne sont que des points sans impor- tance. A tout moment, cet énorme continent sans routes, livré tout entier à la sauvagerie naturelle, peut se retourner et recouvrir ces villes faussement luxueuses» (p. 111). «Le Brésil avec sa mince armature moderne plaquée sur ce continent grouillant de forces naturelles et primitives me fait penser à un building, rongé de plus en plus avant par d'invi- sibles termites. Un jour le building s'écroulera et tout un petit

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peuple grouillant, noir, rouge et jaune, se répandra sur la sur- face du continent, masqué et muni de lances, pour la danse de la victoire» (p. 109).

Significativement, cette victoire d'une humanité colorée (« noire, rouge, jaune ») est acquise tacitement sur l'homme blanc. Prophétie curieuse et ambiguë sur la parousie des « primitifs » qui retrou- vent leur espace originel indûment envahi, pollué par des artifices allogènes. Et on ne sait exactement si cette apocalypse américaine est pour Camus un souhait légitime ou si elle est l'expression d'un vague sentiment de culpabilité, une sorte d'exorcisme de la mauvaise conscience occidentale. Le fait est que Camus est impressionné par la force et la violence latentes de cette humanité américaine, « natu- relle » et « sauvage », qu'il côtoie et qui parfois l'effraie. Mais aussi le fascine.

On n'en veut pour preuve que l'attention toute particulière qu'il porte à la communauté noire. Il la fréquente assidûment, toujours en marge de ses obligations officielles, et lui consacre une grande partie de son « journal » brésilien. Ce qui l'attire chez les noirs c'est d'abord l'étrangeté, pour lui, de leurs croyances, de leurs rites et, plus généralement, de leur comportement vital. C'est ainsi qu'il assiste à Caxias à une « macumba » dont il décrit minutieusement, huit pages durant (ce qui est exceptionnel si l'on considère la répar- tition séquentielle du journal), le cérémonial, les danses et les tran- ses. Il en ressort exténué, sans doute aussi troublé, pour reprendre contact avec la réalité, se ressaisir dans la fraîcheur de la nuit et conclure : « J'aime la nuit et le ciel, plus que les dieux des hom- mes » (p. 83-91).

Mais ce dont il ne se lasse pas, c'est de voir danser les noirs et d'écouter leur musique dans les dancings de quartier, dans les caba- rets et dans les fêtes populaires. Près de Recife, il assiste à un « bomba-menboi » coloré et endiablé dont « l'origine religieuse est évidente » (p. 100-101). Près de Bahia, c'est un « candomblé », « nouvelle cérémonie de cette curieuse religion afro-brésilienne qui est, ici, le catholicisme des Noirs » (p. 105-106). Et à Rio, c'est un « frevo » :

« ... danse de Pernambouc, auquel participent les assistants eux- mêmes et qui est bien la contorsion la plus échevelée que j'ai vue. » Avec cette notation : « Important, cependant, que le Brésil soit le seul pays à population noire qui produise sans arrêt des airs» (p. 108).

Même si les caractéristiques chorégraphiques de ces danses le lais- sent parfois perplexe, Camus, grand danseur devant l'éternel, ne rate

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jamais une occasion d'y participer lorsque le cadre, le milieu et sa propre disponibilité s'y prêtent. On devine combien il est réceptif à cette expression corporelle, sensuelle et sans affectation. Ce qui ne l'empêche pas de faire part en toute sincérité, à partir de sa condi- tion de blanc et dans la perspective de la culture occidentale qui est la sienne, de réflexions sur les différences raciales :

« Dans un quartier très extérieur (de Rio), une sorte de dancing populaire éclairé naturellement au néon. Il n'y a, à peu près, que des Noirs - mais ici cela signifie une grande variété de coloration. Surpris de voir combien ces Noirs dansent lente- ment, avec un rythme mouillé. Mais je pense au climat. Les for- cenés de Harlem devraient se calmer ici. N'empêche que rien ne différencie ce dancing de mille autres à travers le monde, sinon la couleur de peau. A ce sujet, je remarque que j'ai à vaincre un préjugé inverse. J'aime les Noirs a priori et suis tenté de leur trouver les qualités qu'ils n'ont pas. Je voulais trouver beaux ceux-ci, mais j'imagine que leur peau est blanche et je trouve alors une assez jolie collection de calicots et d'employés dyspep- tiques. Abdias (qui est noir) confirme. La race est laide. Cepen- dant parmi les mulâtresses qui viennent boire aussitôt à notre table non parce qu'elle est la nôtre, mais parce qu'on y boit, une ou deux sont jolies. Je m'attendris même sur l'une qui a une extinction de voix, danse un peu avec une autre une samba molle, me bats les flancs pour réveiller des appétits en moi, et m'avise tout d'un coup que je m'ennuie » (pp. 92-93).

Un regard, donc, très eurocentrique et la lassitude qu'il éprouve tient à une incapacité inavouée, malgré ime bonne volonté évidente, de pénétrer et d'entendre cette culture antinomique (4).

Mise à part la communauté noire dont il a recherché la fréquen- tation, Camus n'a eu que peu de contacts avec les milieux populaires américains, prisonnier qu'il était de ses hôtes officiels et de l'élite dorée qui le célébrait. Pourtant, à plusieurs reprises, il note les mani- festations les plus évidentes de la pauvreté, une réalité qu'il a lui- même connue dans sa jeunesse et dont il parle en connaissance de cause, en une évocation dépouillée du prolétariat des grandes villes :

« Le tribus ouvrières campant aux portes de la cité me rappel- lent Belcourt. (...) On pense à ces foules sans cesse croissantes sur la surface du monde et qui finiront par tout recouvrir et s'étouffer» (p. 94).

(4) Camus utilise à plusieurs reprises le mot « nègre » qui, à l'époque (où on parlait normalement d'« art nègre »), n'avait pas encore la connotation nettement péjorative qu'il prendrait par la suite. Signalons pourtant un glis- sement sémantique : au cours de son séjour brésilien, Camus tend à aban- donner le terme de « nègre » pour adopter celui de « noir ».

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II demande à visiter les « favelas » de Rio qu'il décrit sobrement, sans misérabilisme complaisant (p. 73-74 et p. 112-114). Mais ce qui le frappe par-dessus tout, c'est le contraste obscène entre la grande misère et le luxe arrogant qui se côtoient en s'ignorant :

«Le contraste le plus frappant est fourni par l'étalage de luxe des palaces et des buildings modernes avec les favelas, à cent mètres quelquefois du luxe, sortes de bidonvilles accrochés au flanc des collines, sans eau ni lumière, oh vit une population misérable, noire et blanche. (...) Jamais luxe et misère ne m'ont paru si insolemment mêlés. Il est vrai que, selon un de mes compagnons, « ils s'amusent beaucoup, au moins ». Regret et cynisme - B. seul généreux. Il m'emmènera dans les favelas qu'il connaît bien: « J'ai été reporter criminel et communiste, dit-il. Deux bonnes conditions pour connaître les quartier de la misère» (p. 73-74).

Camus témoigne, il ne prend pas directement parti, mais on sent de quel côté penche sa sympathie. Ainsi, lorsqu'il est invité par un énorme et riche poète brésilien, dont il ne cite pas le nom mais dont il fait un portrait divertissant, il signale à nouveau ce contraste, mais ce coup-ci sur le monde sarcastique :

«Dans l'auto, je demande qu'on n'aille pas dans un restaurant de luxe. Le poète émerge de ses 150 kilos et me dit, un doigt levé : « // n'y a pas de luxe au Brésil. Nous sommes pauvres, misérables », tapotant affectueusement l'épaule du chauffeur galonné qui conduit son énorme Chrysler » (p. 76).

Mais il ne peut s'empêcher d'éprouver une sorte d'indulgence pour ce personnage ahurissant de Falstaff tropical : « Du reste, cette gros- sièreté de manières s'étale si naturellement qu'elle en devient aima- ble » (p. 79).

Enfin, un autre aspect social que Camus a pressenti lors de son voyage, malgré son statut de personnalité protégée, c'est, parfois, la cruauté de la vie et des mœurs américaines, dont l'un des traits significatifs serait l'indifférence à la mort violente. Un exemple lui en est donné par l'agressivité de la circulation automobile dans les métropoles brésiliennes :

« Les automobilistes brésiliens sont des fous joyeux ou de froids sadiques. La confusion et l'anarchie de cette circulation ne sont compensées que par une loi: arrive le premier coûte que coûte» (p. 73). «Au retour, dans un lotação, sorte de taxi collectif, nous assis- tons à un des nombreux accidents produits par l'invraisemblable circulation. Un pauvre vieux nègre mal engagé dans une avenue rutilante de lumières est ramassé en pleine vitesse par un autobus qui le renvoie à dix mètres devant lui comme une

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balle de tennis, le contourne et fuit. (...) Le vieux nègre reste là, sans que personne le rélève. Mais le coup aurait tué un bœuf, rapprends plus tard qu'on mettra un drap blanc sur lui, où le sang ira s' élargissant, des bougies allumées autour et la circulation continuera autour de lui» (p. 94-95). «A nouveau, une femme étendue, sanglante, devant un autobus. Et une foule qui la regarde sans lui porter secours, en silence. Cet usage barbare me révolte. Bien plus tard, j'entends le timbre d'une ambulance. Pendant tout ce temps, on a laissé mourir cette malheureuse dans les gémissements. En revanche, on fait mine d'adorer les enfants» (p. 111-112).

Ces références à l'automobile comme engin dangereux ou facteur de mort brutale reviennent à plusieurs reprises sous la plume de Camus, comme pour exprimer une inquiétude presque obsessionnelle et étrangement prémonitoire lorsque Ton sait que lui-même perdra la vie dans un accident d'automobile, le 4 janvier 1960.

Par contre, il est peu question dans ces pages de la violence poli- tique. Les divers pays visités connaissent des tensions plus ou moins graves qui se nouent à l'occasion de la guerre froide et qui aboutiront bientôt à des coups d'état militaires et à des mouvements de résis- tance armée, tensions qui culmineront dans les années 1960-1970. Il n'y est fait ici aucune allusion. Seule mention directe, lors de son passage à Santiago-du-Chili, le 17 août :

«Journée de troubles et d'émeutes. Hier déjà, des manifes- tations avaient eu lieu. Mais aujourd'hui, ça les prends comme un tremblement de terre. Le motif est une augmentation des « micros » (autobus de Santiago). On renverse les autobus et on les brûle. On brise les glaces de ceux qui passent. Dans l'après-midi, on m'annonce que l'Université, où les étudiants ont manifesté, est fermée - et que ma conférence ne peut y avoir lieu. En deux heures les services français organisent une confé- rence à l'Institut français. Quand j'en sors, les boutiques ont baissé leurs grilles et la troupe casquée et armée occupe litté- ralement la ville. C'est l'état de siège. Dans la nuit j'entends des coups de feu isolés » (pp. 135-136).

Attribuées par Camus à une revendication économique, ces mani- festations ont en réalité une toute autre portée : nous sommes à l'époque du gouvernement autoritaire et répressif de González Videla qui vient de mettre hors la loi le Parti Communiste Chilien, ce qui, entre autres choses, oblige le poète Pablo Neruda à entrer en clan- destinité. Que ce soit pour le Chili ou pour les autres pays visités, on ne saurait tenir rigueur à Camus, vu la brièveté de son séjour et compte tenu de la complexité des situations politiques locales, de ne s'être pas intéressé plus avant à cet aspect des choses. Mais, devoir

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de réserve ou manque d'information, le fait est que sa discrétion dans ce domaine est remarquable.

Il n'en va pas de même pour ce qui touche à la vie littéraire où Camus se montre un peu plus prolixe. Au cours de son périple, il est assailli par des intellectuels et des écrivains de tout poil qui veu- lent se frotter au maître français. Camus résiste comme il peu à l'avalanche, tente d'éviter les importuns et en éconduit quelques-uns sèchement. Dans ce pullulement, il sait pourtant reconnaître et privi- légier certaines figures. Au Brésil, il peut distinguer « le poète natio- nal Manuel Bandeira, petit homme extrêmement fin » (p. 95) ; Oswald de Andrade, « personnage remarquable » qui lui « expose sa théorie : l'anthropophagie comme vision du monde» (p. 115 et 117) ; Murillo Mendes, « esprit fin et résistant », « esprit fin et mélancolique », « qui connaît et cite Char et trouve que depuis Rimbaud, c'est notre poète le plus important » (p. 96 et 109). De la même manière il rencontrera Susana Soca à Montevideo (p. 139) ; Victoria Ocampo à Buenos-Aires, chez qui il logera (p. 132-133) ; et à Santiago, il sera reçu chez le fils de Vicente Huidobro (p. 135). Mais il sympathise surtout avec deux écrivains exilés, de cette Espagne qui lui tient à cœur et dont il partage l'intraitable anti-franquisme : Rafael Alberti à Buenos-Aires, chez Victoria Ocampo, et José Bergamîn à Montevideo :

«Rafael Alberti est là, avec sa femme. Sympathique. Je sais qu'il est communiste. Finalement, je lui explique mon point de vue. Et il m'approuve. Mais la calomnie fera le reste et me séparera un jour de cet homme qui est et devrait rester un camarade. Que faire ? Nous sommes à l'âge de la séparation » (p. 133-134). « Un moment avec José Bergamîn, fin, marqué, avec la figure usée de l'intellectuel espagnol II ne veut pas choisir entre catholicisme et communisme tant que la guerre l'Espagne ne sera pas terminée. Un hypotendu dont l'énergie n'est que spiri- tuelle. J'aime cette sorte d'homme » (p. 138).

Cette attention particulière, cette préférence même pour des écri- vains espagnols sont significatives. Culturellement et historiquement il se sent des leurs et se retrouve avec eux en milieu familier. Ils représentent pour lui un répit face au sentiment envahissant d'étran- geté qu'il éprouve devant la réalité américaine telle qu'il la perçoit surtout à travers le Brésil :

«Mais sur cette terre démesurée qui a la tristesse des grands espaces, la vie est à ras de terre et il faudrait des années pour s'y intégrer. Ai-je envie de passer des années au Brésil? Non» (p. 103).

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Voilà qui est net. Mais cette tentation de rejet s'explique finale- ment moins par l'image que se fait Camus de cette Amérique que par les circonstances personnelles de l'écrivain qui, tout au long du voyage ont fait écran entre ce visiteur pressé et l'immense continent visité.

Du sentiment de l'exil.

L'évaluation peu satisfaisante que Camus fait de son voyage est imputable en grande partie aux conditions mêmes de ce voyage. Dès le premier jour, il essaie de tenir un emploi du temps démentiel qui ne lui laisse guère de disponibilité pour se familiariser avec l'envi- ronnement naturel dans lequel il évolue. Ajoutons-y les obligations officielles et mondaines, les sollicitations de toutes sortes dont il a du mal à se dépêtrer, ce qu'il se reproche amèrement : « Comme si j'avais consenti à tout dans ce voyage dont je ne voulais pas » (p. 110). Il fait face, cependant. Mais contre mauvaise fortune, il ne fait guère bon cœur. En particulier, les représentants officiels français, ceux qu'il appelle ironiquement « mes protecteurs naturels » (p. 131), ne trouvent pas souvent grâce à ses yeux :

«Le soir réception à l'ambassade, d'ailleurs charmante, mais oit je m'ennuie. Je file à la française comme on dit ici, et vais dormir» (p. 110). « Déjeuner chez l'attaché. Quai d'Orsay et sottises fleuries » (p. 132). «Dîner à l'ambassade, emmerdant comme le déluge» (p. 135). (Conférence) «L'ambassadeur s'est cru obligé de venir avec sa moitié. Au premier rang, ce sont les sinistres figures de l'ennui et de la vulgarité» (p. 139). « Soirée chez le consul où j'entends commenter la nécessité des châtiments corporels dans nos armées coloniales » (p. 144).

Ou, sur le mode humoristique :

« La délégation arrive. Tous gentils. Les trois Français qui sont là ont tous plus d'un mètre quatre-vingts. Nous sommes bien représentés» (p. 98).

Dans les réceptions ou les conférences, même son succès auprès des dames le laisse perplexe : « Je me demande toujours pourquoi j'at- tire les femmes du monde. Que de chapeaux!» (p. 112). Surtout quand cela tourne carrément au harcèlement sexuel :

« Une foule de femmes du monde qui, après le troisième whisky deviennent intenables. Quelques-unes s'offrent littéralement. Mais elles n'ont rien de flatteur» (p. 139).

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Manifestement ce milieu a le don de l'excéder. Il préfère de beau- coup la compagnie des gens simples, comme celle de ce réfugié espa- gnol qui est venu à Rio, du fond de sa campagne, pour écouter sa conférence :

« Tombé sur moi, Ninu, un réfugié espagnol que j'ai connu à Paris. Il a fait 100 km pour venir entendre « su compañero ». Il repart demain matin. Et quand on sait ce que représentent ici 100 km dans le bled~. Je suis touché aupe larmes. Il sort alors un paquet de cigarettes de celles qui se rapprochent le plus du « gusto francés », dit-il et qu'il m'offre. Je ne le quitte plus, heureux d'avoir cet ami dans cette salle et pensant que c'est pour des hommes comme lui que je vais parler. C'est ainsi que je parle en effet, et j'ai pour moi les hommes comme N. et, il me semble, la jeunesse qui se trouve là. Mais je doute d'avoir pour moi les gens du monde » (p. 97).

Rencontre heureuse, donc, mais où est ébauché a contrario cet autre facteur d'isolement qu'a été, au Brésil, l'obstacle de la langue. Et ce malgré l'aide de traducteurs dont il bénéficie parfois et qui ne le satisfait guère. Il s'ensuit un sentiment d'étrangeté tel qu'il a pu l'éprouver en assistant à Rio à la version brésilienne de son Cali- gula :

« Soir. On vient me chercher. J'avais oublié que la troupe noire devait me montrer ce soir un acte de Caligula. Le théâtre est retenu, on ne peut faire autrement. (...) Bizarre de voir ces Romains noirs. Et puis ce qui me paraissait un jeu cruel et vif est devenu un roucoulis lent et tendre, vaguement sensuel » (p. 107-108).

C'est pourquoi, chaque fois qu'il le peut, il a recours à l'espagnol qui lui est un peu plus familier :

«Je m'isole avec celui d'entre eux qui parle espagnol et, avec mon espagnol épouvantable, je tombe d'accord avec lui pour aller dans un bal nègre dimanche » p. 75).

Ce qui explique aussi cette notation, à son arrivée à Montevideo : « Soulagé aussi d'être dans un pays de langue espagnole » (p. 131). Aussi éprouve-t-il comme de l'apaisement lorsqu'il peut enfin com-

muniquer dans sa propre langue :

«Le soir, dîner chez Robert Claverie. Rien que des Français, ce qui me repose. Quand on parle une langue étrangère, il y a, dit Huxley, quelqu'un en soi qui dit non de la main» (p. 95). On comprend mieux que ce soit pour lui une véritable consolation de voir les laborieux efforts des Brésiliens pour s'exprimer en fran-

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çais. Tel le règlement du Palace Hôtel de Bahia que Camus transcrit avec une jubilation intense :

« Tout le monde parle français au Brésil » dit la propagande. « Le manque de paiement des notes, comme estipulé aux par. 3 et 4, obligera la gérance à effectuer la rétention du bagage en garantie du débit et par conséquent le client désoc- cupera immédiatement la chambre occupée. C'est défendu de posséder dans les chambres, des oiseaux, des chiens ou d'autres animaux. Au rez-de-chaussée de l'hôtel on trouve un bien monté American Bar et un ample salon de lecture. »

Et ceci pour la fin: « Au rez-de-chaussée de l'hôtel, il y a salon de barbier et de manucure; les clients peuvent se servir de leur fonction chez eux* (p. 104).

Ces divers éléments s'accumulent pour développer chez Camus un sentiment d'étrangeté et font, tous ensemble, qu'il ait vécu ce voyage comme un exil. Exil qui s'inscrit dans l'écriture même lorsque pour évoquer des paysages ou des scènes de vie, la description directe ne lui suffit plus et qu'il a recours à la comparaison pour exprimer au plus juste ses sensations. Il fait appel à ces réalités plus familières, imprégnées de nostalgie, que sont pour lui ses souvenirs européens ou algériens :

« Surpris de voir combien peu d'étoiles, et presque anémiées, dans ce ciel austral. Je pense à nos nuits d'Algérie, fourmil- lantes » (p. 68). (Favelas de Rio) a« Les femmes vont chercher l'eau au pied des collines, où elles font la queue, et remportent leur provision dans des bidons de tôle qu'elles portent sur la tête comme les femmes kabyles » (p. 73). «Au déjeuner, un couscous brésilien, mais c'est un gâteau de poisson» (p. 81). (Rio) « Les petites rues à circulation interdite, gaiement éclairées par des enseignes multicolores et qui sont des havres de paix sont près des grandes artères à la circulation grondante. Comme si, entre la Concorde, la Madeleine et l'Avenue de l'Opéra, la rue Saint-Honoré était interdite aux voitures» (p. 82). (Rio) « Nous prenons un train de banlieue. (...) Ce qui me frappe c'est le côté arabe. Magasins sans devanture. Tout est dans la rue» (pp. 93-94). « J'aime Recife, décidément. Florence des Tropiques » (p. 99). « Bahia, où l'on ne voit que des Noirs, me semble une immense casbah grouillante, misérable, sale et belle» (p. 102). «La ville de São Paulo, ville étrange. Oran démesurée» (p. 115). (Montevideo) « Des mimosas dans les quartiers de plaisance, des palmiers font penser à Menton» (p. 131).

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Et pour accentuer cet exil, cette impression d'éloignement infini, signalons son impatience angoissée de ne pas recevoir de France des nouvelles de ceux qu'il aime :

« Terrible tristesse et sensation d'isolement. Mon courrier ne m'a pas rejoint et je m'éloigne de lui » (p. 130). « Tout juste capable d'aller me coucher, sans nouvelles d'ailleurs, aucun courrier ne m' attendant à l'ambassade» (p. 141).

Une angoisse qui va de pair avec l'aggravation implacable de son mauvais état de santé. Les petits malaises du début du voyage se transforment en « grippe », puis en crises « d'étouffement », pour ce qui se révélera être par la suite une rechute de tuberculose. De ce point de vue, la fin du voyage est particulièrement pénible :

«La fièvre augmente et je commence à me demander s'il ne s'agit pas d'autre chose que d'une grippe » (p. 144).

Il est incontestable que la maladie l'isole encore plus et ne laisse que peu de place à l'observation de ce qui l'entoure. Lui-même en con- vient :

« Deux jours affreux où je traîne avec ma grippe dans différents coins avec différentes gens, insensible à ce que je vois » (p. 144).

Le retour en France prend des allures dramatiques :

« 31 août - Malade. Bronchite au moins. (...) Médecin. Pénicil- line. Le voyage se termine dans un cercueil métallique entre un médecin fou et un diplomate, vers Paris » (p. 144).

Le délabrement physique de Camus est assez spectaculaire pour que, à son retour, Maria Casares, dont il est très proche, en porte témoi- gnage dans ses souvenirs :

« Mais dès notre rencontre, très vite, il est parti en voyage. Et il est revenu - fatigué - grippé - malade - et il est reparti pour soigner son mauvais état de santé » (5).

Ou encore, Simone de Beauvoir :

« Camus revenait d'Amérique du Sud, il s'était surmené, il avait l'air très fatigué la nuit de la générale des Justes » (6).

***

(5) Maria Casares, Résidente privilégiée. Paris, Fayard, 1980, p. 325. (6) Simone de Beauvoir, La Force des choses. Paris, Gallimard, 1963, p. 273.

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Dans ce qui précède, j'ai tenté d'expliquer ce qui a fait de ce voyage un rendez-vous manqué de Camus avec l'Amérique Latine. Les raisons en sont diverses et fortes qui tiennent au caractère même de Camus, à la saturation émotionnelle, à la difficulté de communication, à l'angoisse affective, à la fatigue physique. Ce que Camus résumait lui-même dans une lettre à Jean Grenier, dès son retour, le 6 sep- tembre 1949 :

« Mais j'ai effectué une sorte de rodéo épuisant qui ne m'a laissé aucun répit. A l'heure actuelle, j'aspire seulement à dormir et à me taire. J'ai une indigestion d'humanité» (7).

Ce voyage laissera peu de traces dans l'œuvre ultérieure de Camus : quelques rares réminiscences ponctuelles dans ces Carnets, et surtout un essai, « La mer au plus près » publié dans L'été, mais qui ne se réfère qu'à la traversée en mer ; et une nouvelle, « La pierre qui pousse » publiée dans L'exil et le royaume qui reprend quelques élé- ments de ses excursions brésiliennes. Peu de choses en vérité. Mais pouvait-il en aller autrement alors que Camus lui-même notait vers la fin de son voyage :

« Nous passons les Andes dans la nuit - et je n'en vois rien - ce qui est le symbole de ce voyage» (p. 134).

Pourtant, et pour ne pas terminer sur une note trop négative, on trouve dans une page de ce journal une appréciation globale de l'Amérique Latine (8), assez remarquable si l'on considère le moment où elle a été formulée, et qui est à l'époque prémonitoire et peut-être prophétique :

«Mais ces espaces (américains) sont seuls à la mesure des progrès techniques. Plus l'avion va vite, et moins la France, l'Espagne, l'Italie ont d'importance. Elles étaient nations, les voilà provinces, et demain, villages du monde. L'avenir n'est pas chez nous et nous ne pouvons rien contre ce mouvement irré- sistible. L'Allemagne a perdu la guerre parce qu'elle était nation et que la guerre moderne demande les moyens des empires.

(7) Albert Camus, Jean Grenier, Correspondance. 1932-1960. Paris, Gallimard, 1981, p. 164.

(8) Comme il était encore amplement d'usage à l'époque, Camus emploie l'expression « Amérique du Sud » pour désigner l'ensemble du continent latino- américain, du Mexique à la Terre de Feu. On a adopté depuis l'expression «Amérique Latine», née pourtant au XIXe siècle, pour désigner cette réalité, réservant celle d'« Amérique du Sud » à des limites géographiques plus res- treintes.

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Demain, il y faudra les moyens des continents. Et voilà les deux empires partis à la conquête de leur continent. Qu'y faire ? Le seul espoir est qu'une nouvelle culture naisse et que l'Amé- rique du Sud aide peut-être à tempérer la bêtise mécanique » (p. 92).

Résumé. - A l'occasion d'une tournée de conférences qu'il effectue en Amérique du Sud (Brésil, Uruguay, Argentine, Chili), en 1949, Albert Camus tient un journal où il note ses impressions. Pour des raisons de manque de disponibilité, d'incommunication et de maladie, l'image qu'il nous propose de l'Amérique, dont il devrait se sentir très proche, prend la forme d'un rendez- vous manqué.

Resumen. - Con motivo de una gira de conferencias que hace a América del Sur (Brasil, Uruguay, Argentina, Chile), en 1949, Albert Camus lleva un diario adonde anota sus impresiones. Por razones de falta de disponibilidad, de incomunicación y de enfermedad, la imagen que nos propone de América, de la que tuviera que sentirse muy cercano, toma la forma de un desencuentro.

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