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GAELENFOLEY
L’INFERNOCLUB–3
Charmenoir
Traduitdel’anglais(États-Unis)parFrançoisDelpeuch
FoleyGaelen
Charmenoir
L’infernoclub3
Collection:AventuresetpassionsMaisond’édition:J’ailu
Traduitdel’anglais(États-Unis)parFrançoisDelpeuch
©GaelenFoley,2011Pourlatraductionfrançaise©ÉditionsJ’ailu,2016Dépôtlégal:septembre2016
ISBNnumérique:9782290067222ISBNdupdfweb:9782290067239
Lelivreaétéimprimésouslesréférences:ISBN:9782290037256
CompositionnumériqueréaliséeparFacompo
http://www.facompo.fr
Présentationdel’éditeur:LadyPiersonarencontrélecomtedeFalconridgeàl’époqueoùiln’étaitqu’unjeunediplomateetelle,unepetitesottenaïvequ’ilaabandonnéesansexplicationpourpartirsurleContinent.Douzeannéessesontécoulées.JordanrevientàLondres,ettoutachangé.Veuve,Maraestdevenueunemondainesûred’elle-même.OnluiprêteuneliaisonavecleRégentet, pourcontrecarrercetterumeur,ellefeintderetomberdanslesbrasdeJordan,quiestmembred’unesulfureusesociétédelibertins.Àsongrandétonnement,leuranciennepassionrenaîtdesescendres.Maiscommentsefieràunhommequil’adéjàtrahieetquisembleencoredissimulerbiendeschoses?
Biographiedel’auteur:GAELENFOLEYestl’auteured’unevingtainederomances,situéesàl’époquedelaRégenceanglaise.Traduitsendix-septlangues,seslivresontreçudenombreuxprixetfigurentparmilesbest-sellersduNewYorkTimes,deUSATodayetduPublisher’sWeekly.
Couverture:Piauded’après©MagdalenaRussocka/TrevillionImages
©GaelenFoley,2011
Pourlatraductionfrançaise©ÉditionsJ’ailu,2016
GaelenFoley
Auteurederomanceshistoriquesauxmultiplesrécompenses,elleapubliéunevingtained’ouvragesquisedéroulentàl’époquedelaRégenceanglaise.Traduitsendix-septlanguesàtraverslemonde,seslivresfigurentparmilesbest-sellersduNewYorkTimes, deUSATodayetduPublisher’sWeekly.
DumêmeauteurauxÉditionsJ’ailu
Doucesvoluptés
NO6172Unefemmededésirs
NO7348Sonuniquedésir
NO8696
L’INFERNOCLUB
1–Caressesdiaboliques
NO98112–Baisersmaudits
NO10004
«Amour,quiforcetoutaiméàaimerenretour,mepritsifort[…]que,commetuvois,ilnemelaissepas.»
DanteAlighieri, LaDivineComédie,«L’Enfer»,chantV
(traductionJacquelineRisset,GF-Flammarion,1985)
Sommaire
TitreCopyright
Biographiedel’auteur
GaelenFoley
DumêmeauteurauxÉditionsJ’ailu
Prologue:lavoiedudestin
Chapitre1
Chapitre2
Chapitre3
Chapitre4
Chapitre5
Chapitre6
Chapitre7
Chapitre8
Chapitre9
Chapitre10
Chapitre11
Chapitre12
Chapitre13
Chapitre14
Chapitre15
Chapitre16
Chapitre17
Chapitre18
Chapitre19
Chapitre20
Chapitre21
Épilogue
Prologue:lavoiedudestin
Angleterre,1804Appartenir à un ordre de chevalerie secret et pluriséculaire qui avait juré de combattre lemal
n’étaitpasundestinpourlescœursfaibles.Agentfraisémoulu,JordanLennox,vingt-deuxans,comtedeFalconridge,venaitd’acheverles
années d’entraînement rigoureuxque l’Ordre dispensait à ses recrues dans son école d’inspirationmilitaire,situéedanslescontréessauvagesetreculéesdel’Écosse.
Là-bas,avecsesfrèresd’armes,ilétaitpassémaîtredanstoutessortesdejeuxdangereux.Ilétaitcapabledegrimperdesà-picsens’aidantuniquementdecordesetdepoulies,avaitdéjàtraversélaManche à la nage et pouvait élaborer des explosifs avec un peu de salpêtre et des objets de la viequotidienne. Il savait parler six langues, naviguer aux étoiles, et son fusil à canon lisse lui était sifamilierqu’ilpouvait,lesyeuxbandés,mettreuneballeaumilieud’unecibleàcinquantepas.
Tellesétaientlescapacitésrequisesdetoutjeunechevalierdel’Ordresurlepointd’êtreenvoyéenmissionpourlapremièrefois.
Jordan, toutefois,plusprudentet réfléchiquene l’avaient jamaisété ses impétueuxcamarades,même au début de leur illustre carrière, avait déjà pris la décision de ne pas laisser sa vocationd’espionaffectersonexistencesurlelongterme.
AprèsavoirpassédesannéessouslaféruledeVirgil,leursévèremaître,ils’étaitjurédenepasterminer«commeça».
Trop d’agents expérimentés affichaient lemême air lugubre que leur chef et partageaient soncynismequiconfinaitàl’amertume,ainsiquesesmanièresrudes.
Safroideurdepierre.Àquoibonsignerdesonsanglesermentdel’Ordreetpromettredeprotégerleroyaumeettous
ceuxqu’onaimait–familleetamis–sic’étaitpourseretrouveraussimort,aufonddesoi,qu’unmorceaunoircideboispétrifié?
Aussi était-il résolu, quels que soient les endroits où ses futures missions l’emmèneraient, deprendregardeàcequesontravailpourl’Ordrenel’absorbepasentièrement.
Etàcettefin,ilnevoyaitguèred’autremoyenquedegarderlecontactaveclesgensordinairesetl’existence de tous les jours, si creuse et banale cette dernière puisse-t-elle parfois lui paraître, encomparaisonaveclaguerreoccultequesesfrèresd’armesetlui-mêmes’étaientengagésàmener.
SiMaxetRohansemoquaientde l’insouciancede lahautesociété, ilétaitpoursapartdotédeparentsmerveilleux,defrèresetdesœursaimants,d’innombrablescousinsetcousines,ettrouvaituncertaincharmedanslafadeurdelaviequotidienne.
Participerauxrituelssociauxl’aidaitàpréserversonéquilibre–etc’étaitpourcetteraisonqu’ilavaitacceptél’invitationàcettepartiedecampagne.
Ildoutaitcependantdepouvoirresterchezseshôtesjusqu’àlafindumoisdejuillet.Ils’attendaitàrecevoirincessammentsonpremierordredemissionpourl’unedescoursétrangèresquiétaientendanger.
AvecNapoléonquisedéchaînaitd’unboutàl’autreducontinent,l’Ordreavaitbesoindechacunde ses agents, en particulier les mieux nés, qui avaient accès à des lieux et à des personnesinapprochablesparlecommundesmortels.
Maisils’occuperaitdecettequestionlemomentvenu.Pour l’instant, l’heureétaitauxpique-niques,aux jeuxdepleinair,à lacueillettedesfraisesen
compagnie de jeunes dames raffinées, aux quadrilles avec des débutantes, et peut-être à unereprésentationthéâtralequeleurshôtesdonneraientdansleurélégantevillégiature.
Toutcelaétaitdélicieusementnormaletconstituaitlegenredepasse-tempsauqueln’importequeljeune gentleman de la haute société pouvait s’adonner durant les longues et paresseuses semainesd’été.Jordanappréciaitcetteoccasiondecroirepouruntempsque,àpartletitredontilavaithérité,iln’étaitenriendifférentdesautresfilsdebonnefamilleengoguette.
Il était même prêt à laisser ses camarades de vacances gagner la plupart des compétitionssportives.
Iln’étaitpaspréparé,enrevanche,àsarencontreavecMaraBryce…
1
Londres,douzeansplustard—Ilyaunsplendidespécimendemâlequiesttraindetereluquer,murmuraDelilahàsonamie.Lesdeuxélégantesjeunesveuvesétaientassisesaumilieudupublicfortuné,rassemblécejour-là
danslagrandesalledesventesdeChristie’s,dansPallMall.— Il est fort bien bâti, poursuivit Delilah. Blond avec un regard de braise. Un costume
impeccable.Allons,regarde-ledonc.S’ilnet’intéressepas,moijeleprends!—Chut!Jemeconcentre!répliquaMara,ladyPierson.Ignorantlestaquineriesdesonamie,ellegardaitsonattentionfixéesurlecommissaire-priseur
qui,duhautdesonestradesituéeàl’extrémitédelahautesalle,dirigeaitlesenchèressurunetoiledemaître.
—Septcentcinquante…Ai-jehuitcentslivres?Huitcentcinquante…—Quevas-tufaired’unautretableau,machérie?chuchotaDelilahensecouantlatête.Cequ’ilte
faut,c’estunamant,jenecessedetelerépéter.Maraémitunreniflementdédaigneuxsanscesserdesuivrel’escaladedesenchères.—Tuveuxdire,unnouveaumaîtrearrogant?Non,merci.Jeviensjusted’êtredébarrasséedu
précédent.—Jeteparled’unamant,madouce,pasd’unmari.—L’experteaparlé…Delilah punit cette impertinence d’une tape sur le bras de son amie.Mara lui lança un regard
malicieux,avantdereportersonattentionsurlecommissaire-priseur.—Non,sérieusement,trèschère,jepeuxt’assurerquejemedébrouilletrèsbiensansconjoint.
J’ai presque trente ans et je commence tout juste à savourer l’existence dont j’ai toujours rêvé.Pourquoidonnerais-jeaupremiersatyrevenulapossibilitédelasaccager?
—Bon,tun’aspastortsurcepoint.Maislessatyresontaussileurutilité,vois-tu.Jepensemêmequetufinirasunjourparapprécierleurcompagnie.
—Celam’étonnerait.Jen’aiaucuntalentencedomaine,monmarimel’aassezseriné,rétorquaMaraenjetantunregarddésabuséàDelilah.
Lamondaineluiadressaunsourirecompatissant.—Raisondepluspourtetrouverunhommequisachesatisfairelesfemmes.—Unetellecréatureexiste-t-elle?soupiraMara,lesyeuxdenouveaufixéssurleboutdelasalle.—Etcomment!Jepourrais teprêterCole…Maisnon,c’estunemauvaiseidée,car ilfaudrait
alorsquejet’arrachelesyeux.Maraétouffaunrire.
—Ne t’inquiète pas.TonCole n’a rien à craindre demoi.Le seulmâle quim’intéresse en cemomentn’aquedeuxans.
—Peut-être,mamanpoule,maisprendsgarde :maintenantque tondeuil est terminé, tuvas teretrouversurlalistedesproiespotentielles.
Marahaussalesépaulestoutenobservantsesconcurrentsdanslaventeencours.—Quiconqueessaieradem’attrapers’ycasseralesdents.—Ai-jeentenduneufcents?s’enquitlecommissaire-priseur.Marasehâtadeleverunenouvellefoissonécriteaunuméroté.Delilahpoussaunsoupirennuyé.— Pourquoi dépenser une fortune sur ce vieux portrait sinistre d’une femme de marchand
hollandais?Elleesthideuse,detoutefaçon,avecsongrosnez.—L’artneserésumepasàlabeauté,Delilah.D’ailleurs,cettetoilen’estpaspourmoi.—Millelivres!annonçalecommissaire-priseur.—Pourquiest-elle,alors?demandaDelilah,surprise.Marahésitauninstant.—Ehbien?insistasonamie.—PourGeorge,avouafinalementlajeunefemmeàvoixbasse,toutenbrandissantdenouveau
sonécriteau.—George?—Ai-jeonzecents?interrogealecommissaire-priseur.—QuiestceGeorge?répétaDelilahavecunecuriositéavide.Maraluidécochauncoupd’œildiscretmaislourddesous-entendus.Delilahécarquillalesyeux.—Oooh…fit-elle.CeGeorge-là!Leprincerégent?Elleémitunhoquetderavissementétranglé.—TuasdoncbienuneaventureavecPrinny!J’enétaissûre!Ohmais,machérie,ilesttellement
gros!Enfinbon,ilvaêtreroi…Est-ilamoureuxdetoi,aumoins?SeigneurDieu,ilpourraitt’offrirdesdiamantsgroscommelepoing!
—Delilah!—Etcommentsedébrouille-t-ilaulit?s’enquitcettedernièreavecunehilaritésansvergogne.Je
pariequec’estunempoté!Jeveuxdire:autantquelesautreschefsd’État,jesuppose.TuasvuLouisdeFrance?Luiaussi,iladel’embonpoint,etpuisilestvieux.Maintenant,cen’estpasnonplusunavortoncommeNapoléon.
Laveuvejoyeuseponctuacettediatribeavecunriredecoquettequasihystérique.—Moinsfort,pourl’amourduCiel!chuchotaMaratoutenseretenantdel’imiter.Écoute,petite
écervelée, je n’entretiens aucune liaison avec le régent. Nous sommes seulement amis. Amis, tum’entends?
—C’estcela,oui!—SonAltesseroyaleestleparraindemonfils,commetulesaistrèsbien.Celanevapasplus
loin.—Vadoncenconvaincrelarumeur,machérie,rétorquaDelilahavantdecroiserlesbrasetde
dévisagersonamieavecunairentendu.TouteslesvisitesqueturendsàCarltonHouseontfiniparsusciterdes…spéculations.
Marasoupira.Jesais,pensa-t-elleaveclassitude.
Cemonde était décidément bien pervers. Pourquoi fallait-il que les gens imaginent toujours lepire?
—Onzecents…Ai-jeentendudouzecents?lançalecommissaire-priseurtoutenparcourantlasalledesyeux.Onzecentcinquante?
Maralevahautsonécriteauetjetadebrefsregardsautourd’elleensemordillantlalèvre.—Jecroisbienquejeviensd’acheter…—Venduàlacharmantedame!Avecunhochementdetêtepoliàl’adressedeMara,lecommissaire-priseurabattitsonmarteau
sursonsocle.—Voilàuneaffairerondementmenée,déclaraMaraavecunsouriresatisfaitensetournantvers
Delilah.Ellevitquesonamielaconsidéraitavecuneexpressionsongeuse.—Quoi?s’enquit-elle.—Onzecentslivres?Machérie,jeviensjustedemeublerpourcettesommetoutemarésidence
balnéairedeBrighton.Àquoibondépenserautantpourlerégents’iln’estqueton«ami»?— Parce que, repartit Mara sur un ton parfaitement raisonnable, Gerrit Dou est la dernière
coqueluchedesamateursd’art.Etpuis…Elles’interrompitsoudain,nesachantsielleavaitledroitd’endireplus.—Etpuis?demandaDelilahensepenchantverselle.— Et puis… il se trouve que j’ai appris l’imminence d’un certain événement royal. Vois-tu
comme je suis finaude?ajouta-t-elle surun ton taquin.Moi, j’aidéjàmoncadeau tandisquevousautres,vousallezdevoircourirentoussenspourtrouverlevôtreaprèslaproclamationofficielle.
— La proclamation de quoi ? questionna son amie en tirant sur son bras. A-t-il enfin reçul’autorisationdedivorcer?Ceseraitfantastique!Vouspourriez…
—Non,désolée:secretd’État.Maragloussadevantl’airimplorantdeDelilah.—Tunevasvraimentrienmedire?s’exclamacelle-ciavecuneexpressionpeinée.—Sijem’yrisquais,celamevaudraitunséjouràlaTour!—Voyez-vousça…— Je t’assure que c’est une grosse nouvelle –mais ce n’est pas àmoi de la rendre publique,
comprends-tu?Detoutemanière,tuenentendrasbientôtparler.Celadevraitêtreannoncédansunesemaineenviron.
—Tuesméchante.—Et c’est toi quimedis ça ?Àpropos, où est le « splendide spécimendemâle » que tume
vantais tout à l’heure ?Avec son « costume impeccable » et son « regard de braise » ?Voilà unprogrammequimeparaîtalléchant!
—Jecroyaisqueleshommesnet’intéressaientpas.—Ilnecoûteriendejeterunœil,n’est-cepas?Delilahinspectalasallerapidement.—Ilestparti,lâcha-t-elle.Jenelevoisplus.Ellepritunemineboudeuse.—Quandmême,situcouchaisaveclerégent,tumeledirais,n’est-cepas?—Pour que tu ailles ensuite le crier sur les toits ?Certainement pas, répliquaMara avec une
moueboudeuse.—Mais,trèschère,c’estbienparcequejesuislareinedescancansquetum’adores!
—Pasfaux.Celaétant,jen’aiaucunerévélationàtefaire:SonAltesseroyaleestleparraindemonfilsetmonami,c’esttout.
—Tonami…—Ilnousamontréunesollicitudesansfaille,àThomasetàmoi,depuisledécèsdemonmari.—Jemedemandebienpourquoi,murmuraDelilah.—Ilauneépouse,tusais,luirappelaMara.Delilahlaissaéchapperunreniflementdubitatif.—Etc’estcensémeconvaincre?— Oh, allons, personne n’ignore que le prince a toujours préféré les femmes mûres. Il est
simplementgentilavecmoi,voilàtout.Etj’éprouvepourluiunereconnaissancequetunepeuxpascomprendre,ajoutaMarainpetto.—Bref,c’estquelqu’unquej’aimebien.— Voilà qui est charmant, ma chérie, mais tu dois être la seule personne en Angleterre à
l’apprécierautant.—Peum’importecequ’onracontesurlui.J’adorenotrePrinny.Ilauneâmed’artiste.—Exactement ce dont notre pays a besoin…Bon, pouvons-nous y aller ? suppliaDelilah.On
étouffeici,etçasentcommedanslegrenierdemagrand-mère.—Soit.J’aiobtenucequejevoulais.Etpuis,j’aihâtederetrouverThomasàlamaison.Ils’est
réveilléhieraveclenezquicouleetcelam’inquièteunpeu.—Lenezquicoule?Quelle tragédie!Etcombiendemédecinsas-tumandésdepuishierpour
soignernotrepetitvicomte?—DelilahStaunton,tun’yconnaisrienenenfants.—J’ensaistoujoursassezpourleséviter,repartitlamondaineenroulantlesyeux.Maralatoisaavecunairsévère.Delilaheutunriredésinvolte.— Viens donc. Je vais aller demander qu’on avance nos voitures pendant que tu paieras ta
peinture.Maraopinaduchefetselevadesonsiège.Tandis qu’elles manœuvraient la jupe longue de leur toilette entre les rangs d’une assistance
encorenombreuse,Mararepensaà lamauditerumeurqui laprésentaitcommelanouvelleamiedecœurdurégent.
Ilétaitévidentqu’ellen’allaitpasrisquerd’insulterlefuturroiennianttropvigoureusementcesracontars,caronpourraitcroirequel’idéed’êtresamaîtresseluirépugnait,orpourrienaumondeellenevoulaitheurterlatrèsgrandesensibilitédesonroyalcamarade.Georgen’étaitdéjàquetropembarrasséparsonpoids,ettropfacilementenclinàsesentirrejeté.
À cause de l’éducation de ses parents qui l’avaient soumise à un régime constant de critiquesacerbesetdedénigrement,Maraétaitfortbienplacéepoursavoircombienlavieétaitdifficilepourquiconque souffrait d’un manque complet de confiance en soi. Voir sa valeur et ses qualitésperpétuellement remisesencause finissaitpar imprégner l’espritd’un sentimentaccablantd’échec,dontilétaitquasimentimpossibledesedéfaireparlasuite.
Ellecomprenaitdonclessouffrancesintimesdupauvrerégentquin’avaitjamaiseulachancedesemontrerà lahauteurdesattentesdesonpère, le roi,niencoremoins l’occasiondecombler lesespoirsdesescompatriotes.LesAnglaisaspiraientàunWellingtonauphysiqued’Adonis,etonleuravait donné un dilettante irrésolu et corpulent qui avait rapidement sombré dans une sorte demélancolie.
LapressionquipesaitsurlesépaulesdeGeorgeétaittitanesque,etiln’étaitpasbâtipourassumeruntelfardeau.Marasavaitqu’ilavaitbesoind’amisautourdelui–devraisamis,nond’unebandedeflagorneurshypocrites–et,aprèscequ’ilavaitfaitpourelleetsonpetitgarçon,elleétaitheureusedepouvoirluitémoignerenretouruneloyautéindéfectible,saréputationdût-elleenpâtir.
Lequ’en-dira-t-on,de toutemanière, lui importaitpeu.Ellen’étaitplusunegaminededix-septansobsédéeparl’opiniondesautres.
ÉtantdonnélasituationdePrinny,laréactionlaplusaviséeétaitdesegausserdelarumeuretdenelanierquemollement,afindenepasblesserlasusceptibilitédeSonAltesse.
Après tout, l’amitié d’unmonarque n’était jamais acquise. Si Beau Brummell en personne, leprincedesdandys,avaitpudéchoirdelafaveurroyaleàlasuited’uneplaisanteriedetrop,nuln’étaità l’abri d’une pareille disgrâce. Le prince régent avait beau être impopulaire, il avait toujours unpouvoirabsolusurchacundesmembresdesacour.
Maintenant, il était peu probable que George ait vraiment envie d’elle. Il n’avait émis quequelquesraresallusionsàcesujet,souslaformedecomplimentsbadinsetsansconséquence.Qu’ilpuisse s’être épris de sa personne était une éventualité trop terrifiante pour être sérieusementenvisagée.Non,sedit-elle,SonAltesseroyaleappréciaitsimplementsacompagnie–cequiétaitdéjàbeaucoup:ellen’auraitpuendireautantdesondéfuntmari.
LarumeurdesarelationavecPrinnyn’allaitdurestepassansavantage,puisqu’ellelapréservaitdesavancesdesespairslespluslubriques,aucunn’osantladisputeraurégent.
Delilahavaitraison:lesveuvesquiavaientsugarderunepartdejeunesseetdebeautéétaientlesfemmeslespluscouruesparlesséducteursdelahautesociété.
Ilfutuneépoqueoùelleauraitsavouréd’êtreainsirecherchéepartantdemâles–maisc’étaitilyalongtemps.Sabrèvecarrièredecoquetteluisemblaitapparteniràuneautrevie.
Sesprioritésétaientdifférentes,aujourd’hui.Ellen’étaitplusunejeunedébutantepeusûred’elle-même,désespérémentenquêted’unmariquil’arracheraitaufoyersansamourdesesparents.Elleétaitunefemmeindépendantequis’étaitbattuepourobtenirsaliberté.C’étaitlanaissancedesonfils,deuxansauparavant,quil’avaitpousséeàmontrercedontelleétaitcapable.Elleétaitdevenuefortepourlui.
Une fois dans l’aile qui longeait la salle des enchères, elle put se diriger avecDelilah vers lagalerie où une petite foule déambulait tranquillement. Son amie salua au passage plusieursconnaissancesd’unsignedetête.Mara,sursestalons,considéraitavecmorositélapluiefrappantleshautesfenêtrescintréesquis’ouvraientdanslemuropposé.
Lalumièreterneetgrisedelafindel’hivernemettaitguèreenvaleurleschefs-d’œuvredisposésavecnégligencedanslagalerie.Desdouzainesdepeinturesàl’huileenrecouvraientlesmurs.
Nombredecestoilesdemaîtresavaientchangédemainaufildutempssanspourautanttrouverleurvraifoyer.Ilyavaitquelquechosedepoignantàlesvoirainsipenduesaumur,commesiellesattendaientlapersonnequiapprécieraitenfinleurbeautésubtile.
Ellerepensaàsonprétenduamantavecunsouriredésabusé.Le régent aurait probablement acquis toutes cesœuvres, si le pays ne s’offusquait déjà de ses
dépenses.Ellepromenaunœilnostalgiquesurleslonguestablesoùétaientexposésdesstatues,desvases,
desbijouxetd’autresobjetsd’artattendantleurtourd’êtremisauxenchères,encompagniedevieuxlivresraresetdequelquesanciensmanuscritsenluminés.
Commeellerelevaitlatêtepourdirigersespasaumilieudelafoule,ellecroisaleregardd’unhommeadossécontrelemurdufond,àquelquesmètresdedistance.
Ellesefigeaaussitôt,lesoufflecoupé.Elleconnaissaitcethomme.Ouplutôtellel’avaitconnu,desannéesauparavant.Unsplendidespécimendemâleavecuncostumeimpeccableetunregarddebraise–exactement
commeDelilahl’avaitdécrit.JordanLennox!Ill’observaitlui-même,sanslemoindresourire.Maiscomment…?Quediablefaisait-ildoncici?Une douleur la saisit tandis qu’elle soutenait son regard, une brusque poussée d’angoisse qui
l’étreignitsansprévenir.Delilahavaitpoursuivisoncheminsansremarquerquesonamies’étaitarrêtée.Maraétaitparalyséedestupeur.Ilétaitnaturellementprévisiblequ’ellefinissepartombersurluiunjouroul’autre,maislevoir
ainsidevantelle,aprèstoutcetemps…Ilplissalespaupièresavecunairdecuriositédistante,sanslaquitterdesyeux.Envahieparleflotd’unecolèrelongtempsréprimée,lajeunefemmecompritqu’elleallaitdevoir
passerdevantlui.La salle des ventes de Christie’s ne comportait qu’une seule autre sortie, à l’autre bout du
bâtiment,orellen’allaitpasdonneràcegredinsanscœurlasatisfactiondelavoirtournerlestalons.Peut-être ne m’adressera-t-il même pas la parole, songea-t-elle. Après tout, je n’étais
pratiquementrienpourlui.Etpuis,celaremonteàsiloinqu’ilneserappelleprobablementplusquijesuis.
Commeiln’auraitserviàriendeprétendren’avoirpasreconnusonanciensoupirant–celuique,danslanaïvetédesajeunesse,elleavaitprispourl’amourdesavie–,ellemasqualetumultedesesémotions,raiditl’échineetseremitenmarcheenredressantfièrementlementon.
Ellen’eneutpasmoinsl’impressiond’êtrenuesousleregardfroidetimpassibleducomte,quineparaissaitpasplusenchantéqu’elle-mêmedecesretrouvaillesimpromptues.
Alorsqu’elleserapprochaitdelui,latêtehaute,refusantdesemontrerintimidée–commeelleavaitpul’êtrelorsdeleurpremièrerencontre–,elleneputs’empêcherdetrouverleregarddesesyeuxd’unbleuglacialencorepluspénétrantquedanssonsouvenir.
Etnettementmoinsamical.Il était toujours terriblement séduisant avec sonvisage austère aux traits vaguement nordiques,
toutenanglesetenméplatsacérés.Maisiln’avaitpasl’airheureux.Tantmieux,pensa-t-elleférocement.Elleavaitelle-mêmesouffertaucoursdesannéesquiavaient
suivileurséparation.Celan’auraitétéquejusticequ’ilenaitpâtiluiaussi.Toutes les avanies qu’elle avait dû endurer pendant les neuf années de son pitoyablemariage
auraientpuluiêtreévitéessiJordannel’avaitpasabandonnée,s’ilavaitétéréellementdifférentdesautreshommesquiprétendaientalorsàsamain.
Oh,ilétaitdifférentd’eux,c’étaitsûr.Alorsqu’ilsétaientsimplementsuperficiels, luiétaitpluscruel,àsamanière,quesonrustrededéfuntmari.
SiTomavaitétéunemassue,Jordanétaitunscalpel.Ildaigna luiadresserunbrefhochementde têtequandellefut justeenfacede lui, lacohueles
rapprochantplusqu’ellenel’auraitsouhaité.—Mara…L’entendreprononcerainsisonnomlafittiquer.Commentose-t-ilmeparler?
—LordFalconridge,répondit-elled’unevoixréfrigérante.Ellen’avaitpaseuaudépartl’intentionderalentir,maisils’adressadenouveauàelle–comme
s’ilnepouvaits’enempêcher–surtoncertespolimaiségalementunpeuprovocateur.—FélicitationspourleGerritDou.Maramarqualepaset,setournantverslui,leconsidéraaveccirconspection.Illatoisadelatêteauxpiedsavecunaireffrontémentapprobateur.—Vousêtesenbeauté.Cecomplimentdirectabasourditlajeunefemme.Jordanavaittoujoursété–ouprétenduêtre–un
modèledevertuchevaleresque.Peut-être avait-il changé. Peut-être avait-il renoncé à jouer au noble paladin. Tant mieux. Le
mondeétaitassezencombréd’hypocrites.—Merci,lâcha-t-ellesèchement.Commeelles’apprêtaitàreprendresonchemin,illuiadressadenouveaulaparole.—Jenevoussavaispascollectionneused’œuvresd’art.Ilyabeaucoupdechosesquevousignorezdemoi…songea-t-elle.—Jenelesuispas,milord.Aurevoir.—Mara…—LadyPierson,corrigea-t-elleavecacidité,sanspouvoirtoutefoiss’empêcherdeseretourner
verslui.Croisant les bras sur sa poitrine, elle le soumit au même examen dont il s’était complu à la
gratifier.Ellene futguère rassérénéede constaterqu’il portait toujours aussibeau.En fait, à songrand
désarroi,cemufleaucœurinconstantavaitencoreplusfièreallurequedouzeannéesauparavant.Ildevaitavoiraujourd’hui…quoi?trente-quatreans?
Letempsavaitendurcilejeuneblondaffablepourenfaireunhomme.Ilsemblaittoujoursaussipropresur lui,avecsescheveuxdepaillecoupéscourt, tandisquelesoinmaniaquequ’ilapportaitjadisàseshabitsparaissaits’êtremuéenuneélégancenonchalante.Mais,songea-t-elleavecdédain,pouvait-il en être autrement chez un homme ayant passé sa vie à se prélasser dans les palaiseuropéens?
Appuyécontreleslambrisdechênedelagalerie,lediplomatemondainjouaitavecunemontredegoussettoutenexhibantuncostumecomposéd’unejaquettevertbouteilledontlecoldroitencadraitunecravated’uneblancheurimmaculée,d’ungiletàmotifdiscretdechevrons,etd’uneculottebruntabacdontlebasétaitserrédanslatigedebottesmontantesàreverschamois.
C’étaitbienduJordantoutcraché,pensa-t-elleavecunserrementdecœur.Riend’extrêmedanssoncomportementnidanssatenue,maistoutelamaîtriseréservéedugentlemanaccompli.Quedelasubtilité,delaprécision.Unmodèled’exigenceetderigueur.
Desannéesauparavant,elleavaitentenduundesesamis l’appeler«Falcon»–Faucon–pourabrégersontitredeFalconridge.Cesurnomluiallaitcommeungant.Tell’oiseaudeproie,c’étaitune créature magnifique, farouche et solitaire qui planait au-dessus de la mêlée, inaccessible,regardantlemondedehautetneconfiantsespenséeslesplusintimesqu’auvent.
Ill’avaittoujoursfascinée.Aujourd’huiencore,poursaplusgrandeexaspération,ellesesentaitattiréevers lui jusqu’auplus intimede sonêtre, sa féminité aspirant à être combléepar lui,mêmeaprèstoutescesannées.
Luisecontentaitdelaconsidéreravecsondétachementderapacequilamettaitàdistance,alorsqu’ils étaient àdeuxpas l’unde l’autre.Son regardperçantdonnait l’impressionqu’ilpouvait lire
danssespenséestoutendemeurant,poursapart,unmystèreimpénétrable.Enfin, au moins avait-elle, depuis qu’elle était veuve, un aperçu de la liberté dont un homme
pouvaitjouirquandilnemanquaitnidetempsnid’argentetn’avaitdecomptesàrendreàpersonne.Peut-être était-ce d’ailleurs cette volonté d’indépendance qui l’avait éloigné d’elle, jadis. Elle
avait cru qu’il privilégiait par-dessus tout la famille et les amis, les liens qui rendaient la vie plusdouillette;or,àsongrandétonnement,ilétaitdevenuunvoyageursansracines.
Maisbon,toutcelan’avaitplusaucuneimportance.LeurhistoireétaitaussimorteetenterréequeTom.
Mieuxvalaitqu’elles’enaille.Immédiatement.Etpourtantellerestaitlà,captivéeparsonregard,incapablededétournerlesyeux.—Deretourducontinent?s’enquit-elleàcontrecœur,sanssedépartirdesaréserve.Ouavez-
vousseulementdaignén’octroyerqu’unebrèvevisiteàvotrepatrie,milord?Jordanrangeasamontredanslapochedesongiletetparutamuséparsonhostilité.—Jesuisrentrépourdebon,semble-t-il.Cettenouvellesecoualajeunefemme.Formidable.Maintenant,ilvafalloirquejem’attendeàle
croiserunpeupartout…Delilah, qui avait continué àmarcher, avait fini par pivoter en se découvrant seule et se hâtait
maintenant de rejoindre son amie. Parvenue à sa hauteur, elle sourit au comte avec un airappréciateur,avantdelanceràMarauncoupd’œilperplexe.
—Dois-jet’attendre?questionna-t-elle.—Inutile.J’arrive,réponditlajeunefemme.Jordan,cependant,enprofitapourdécocheràDelilahsonsourireleplusdévastateur.—Vousnemeprésentezpas,ladyPierson?eut-ill’audacededemandersuruntonmielleux.Maraserralesdents.—MmeStaunton,lecomtedeFalconridge.—Madame?répéta-t-ilàsonamie,avecunelueurespièglederegretdanssesyeuxbleupâle.Ilpritlamainqu’elleluitendait.—Hélas, lordFalconridge,monpauvremari a rejoint leSeigneur,précisaDelilahd’unevoix
ronronnante.—Commec’estdommage,murmura-t-ilavecunfroncementdesourcilslourddesous-entendus.Courbantlebuste,ildéposaunbaisersurlesdoigtsdelamondaine.—Enchantédevousconnaître.Maracrispalesmâchoiresencoreplusfort:DelilahdévoraitlittéralementJordandesyeux.—Jem’étonnequenousnenoussoyonspasdéjàrencontrés,lordFalconridge.—Lecomtevitlaplupartdutempsàl’étranger,intervintMaraenletoisantd’unairréprobateur.
L’Angleterreesttroppetitepoursessemblables.Tropprovinciale,jelecrains.—Vraiment?s’esclaffaDelilah,quiparaissaitunpeuéberluéeparletoncoupantdesonamie.Et
oùvousontdoncportévospas,milord?—Oui,Jordan,dites-nousunpeu…Danslesseptcerclesdel’enfer,peut-être?—Jesuisloindelesavoirtousparcourus.Jusqu’àprésent,jen’enaieuqu’unaperçu.J’aierré
icietlà,ajouta-t-ilenrépondantàDelilahavecunsourire.Il adressa ensuite un froncement de sourcils sardonique àMara pour saluer l’allusion de cette
dernièreausulfureuxInfernoClubauquelilappartenaitdepuislongtemps.Tout Londres savait que seuls les vilains garnements au sang bleu et aux poches bien garnies
étaient admis dans la villa Dante, le quartier général de cette société élitiste et plutôt mystérieuse
rassemblantviveursetlibertinsissusdesmeilleuresfamilles.Desannéesauparavant,Jordanluiavaitassurédesontonleplusdésarmantqu’ilétaitpourainsi
dire le « berger » du club, celui chargé de s’assurer que les autresmembres retrouvent indemnesleurs pénates le soir – sans doute à l’issue de séances débridées de beuverie, de débauche ou dequelqueautredévergondageauxquelssescamaradesselivraientaumilieudelanuit.
Commeellen’avaitalorsquedix-septans,elleavaiteul’ingénuitédelecroire.Ellecomprenaitmaintenantqu’ildevaitracontercelaàtouteslesjeunesfillesqu’ildésiraitséduire.
Celaavaitmarchésurelle,entoutcas.— Provinciale ou pas, ajouta-t-il d’une voix désinvolte tout en regardant Mara, Londres est
aujourd’huiredevenuemonfoyer.—Le royaume a bien de la chance, lâcha-t-elle sur un ton sarcastique, autant troublée par sa
présencequepar la confirmationde son retour.Allons,viensdonc,Delilah.Thomasm’attendà lamaison.Bienlebonjour,milord.
—Ahoui,Thomas,biensûr…Etcommentvavotrecharmantépoux,milady?s’enquit-ilavecimpudence.
Maraledévisagea,prisedecourt.—VoilàdeuxansquelordPiersonn’estplusdecemonde.C’estdemonfilsquejeparlais.—Ah,fitJordansansparaîtrelemoinsdumondesurpris.J’ensuisdésolé.Ilponctuacesparoleshypocritesd’unbrefhochementdetête.Ellecompritalorsqu’iln’ignoraitpasledécèsdePierson.Pourquelqueobscureraison,iln’avaitposécettequestionquepourvoirsaréaction.Pastrèsjoli,songeaMaraenluidécochantuneœilladepeuamèneavantdetournerlestalons.Delilah,malheureusement,semblaitvouloirs’attarder.— Eh bien, lord Falconridge, puisque vous voilà tout juste revenu en ville, pourquoi
n’assisteriez-vouspasavecladyFalconridgeaudînerquejedonnedemainsoir?Maraseretournad’unbond,éberluéeparcetteproposition.—Avecmamère,voulez-vousdire?demanda-t-il.Delilahcilla.—Oh,vousn’êtesdoncpasmarié?—Certesnon.Dumoins,pasàmaconnaissance.Unebrusquetensionsuivitcesmots.JordanneregardaitpasMaraqui,desoncôté,préféraitgarderlesyeuxfixésailleurs.Elleétaitenfaittétaniséeparlesouvenirdeleurultimesoiréeàlapartiedecampagne,quandelle
avait risquésaréputationet lecourrouxdesamèrepour le rejoindreencatiminidans le jardindeleurshôtes,ainsiqu’ill’yavaitinvitée.
Alorsqu’ellecouraitvers luiaumilieudesmassifsdefleursargentéspar leclairde lune,elleavaiteulacertitudeabsoluequ’ilallaitluidemandersamain–etelleétaitdisposéeàlaluiaccorder.
Chaqueinstantqu’elleavaitpasséavecluidanscettevillégiatureavaitétémagique.Ce n’était pas cependant pour cette raison qu’il avait souhaité la voir, ainsi qu’elle n’avait pas
tardéàledécouvrirquandilavaitdoucementprissesmainsentrelessiennes:—Jedésiraisvousparlerenprivépourvousfairemesadieux.Ladéceptionqu’elleenavaitéprouvéeavaitmanquédeluiôterl’usagedelaparole.—Vosadieux?—Jedoism’enaller, avait-ildit en ladévisageantavec intensité. J’ai reçucetaprès-midimon
ordredemissiondesAffairesétrangères.
—Etquand…quandêtes-vouscensépartir?—Immédiatement,jelecrains.Elleavaiteudumalàencaisserlechoc.—Serez-vousabsentlongtemps?—Sixmoisaumoins,voirehuit.—Huitmois!Oh…—Jesuisdésolé.Maraavait levertige.Laperspectived’avoirà resterchezsesparents l’accablait.Cependant, si
ellepouvaitespérerretrouverJordan,elleétaitprêteàcesacrifice,carilleméritait.—Pourrai-je…Pourrai-jeaumoinsvousécrire?s’était-elleenquise.—Oh…C’estquej’ignoreencoreoùjeseraiaffecté.Choquée,ellepeinaitàtrouversesmots.—Faites-moiparvenirvotreadressedèsquevouslasaurez,etjevousécriraitouslesjours.Vous
n’aurezqu’àmerépondrequandvouslepourrez.—Jenesuispassûrqueceserapossible,Mara,avait-ilrépliquéavecl’accentdelaplusparfaite
sincérité.Maisj’essaierai.Ilavaitmarquéunepause,avantdebaisserlesyeux.—Mademoiselle Bryce, je comprends que vous ayez hâte de changer de situation. Mais s’il
vous était possible de différer un temps votre choix, peut-être pourrions-nous nous revoir àmonretour,dansquelquesmois, et sinos sentiments l’unpour l’autren’ontpaschangé… jeveuxdire,c’estlapremièrefoisquejerencontrequelqu’uncommevous…
—Oh,Jordan!Sanscriergare,elles’étaitjetéeàsoncoupourl’embrassersurleslèvres.Ilavaitparuaussisurprisqu’elledesonaudace.Puisilavaitprissonvisageentresesmainspourluirendresonbaiseraveclaplusdéférentedes
retenues.—Emmenez-moi avec vous ! avait-elle lâché dans un souffle dès que leurs bouches s’étaient
séparées.—C’estimpossible,avait-ilmurmuréensecouantlatête.—Pourquoi?—C’esttropdangereux,Mara.Ilavaitfermélesyeux.—Lecontinentn’estplusqu’ungigantesquechampdebataille.Jenevaispasvousentraînersur
lethéâtredesopérations.Vousêtesensécuritéici.—Nepartezpas!Jemourraiss’ilvousarrivaitmalheur!—Jen’airienàcraindre.Jenesuisqu’undiplomate.Ilfautquej’yaillemaintenant,madouce.
Oncomptesurmoi.Maconsciencem’yoblige.Etpuis,c’estmondevoir.L’angoissequiselisaitdanssonregardsemblaitcependantdémentirsaconviction.Commeilétaitbeau!etnoble!avait-ellesongéenlecontemplantavecadoration.Commentune
pauvreidiotecommeelleavait-ellepuséduireuntelhérosaucœurd’or?S’illaquittait,ilfiniraitforcémentparreveniràlaraison,unefoisloind’elle.Elleavaitfixélesolunlongmomententremblant.ToutenelleluicriaitderetenirJordancoûte
que coûte, d’autant qu’elle avait l’intuition que les sentiments qu’elle éprouvait pour lui étaientpartagés.
Auborddudésespoir,prisedepanique,elles’étaitrisquéeàformulertouthautlapropositionlaplustémérairedetoutesonexistence.
—Pourquoinepasnousmarieravantvotredépart?Commeça,aumoins,elledisposeraitdesapropremaisonetpourraityattendresonretour.Il l’avait considérée avec un regard contrit, avant de tendre la main vers ses cheveux et d’en
ramenerunemèchederrièresonoreille.—Mara,essayezdemecomprendre.Vousm’êtesprécieuse,maistoutcelaestsisoudain.J’ai…
desresponsabilités.Nenouslaissonspasemporterparnosémotions.L’onnepeuttomberamoureuxentroispetitessemaines.Notreromanceestnéedel’ambiancedumoment.
Elleavaitlevélatêteversluipourledévisager.Doutait-ilvraimentdelaréalitédel’élanquilespoussaitl’unversl’autre?
Elleavaitfailliluiposercarrémentlaquestionmaiss’étaitretenue,blesséedurejetqu’ellevenaitd’essuyeraprèsavoiroséouvrirsoncœurenluiproposantlemariage.
—Jevousenprie,avait-ilmurmuréavecunairimplorant.Jen’aipaslechoix.Nousdevonsnouscomporterenadultes.Quandjereviendrai,sinossentimentsl’unpourl’autren’ontpaschangéetsivousteneztoujoursàmoi,toutseraenvisageable…Oh,nemeregardezpasainsi.Jeseraideretourenunriendetemps!Vousnem’oublierezpas,n’est-cepas?
—Oh,Jordan,jamaisjenepourraisvousoublier.—Alorsilvousfaudraêtreforte.—Etvousprudent,avait-ellereparti,lesyeuxembuésdelarmes.Ilavaitgrimacé,puisl’avaitattiréecontreluipourl’embrassersurlefront.—Nevousinquiétezpaspourmoi.Soyezunegentillefilleetnousnousreverronsbientôt.Ilavaitdéposéunbaisersursesmainsavantdelarelâcher.Puisilavaitreculésanslaquitterdes
yeuxets’étaitinclinéenlisièredujardin.Maraavaitrépriméunsanglotenlevoyants’enfoncerdanslanuit.Ellenel’avaitplusrevudepuis–jusqu’àaujourd’hui.Pasétonnantqu’ellepeineàretrouversonsoufflesouslapressiondesoncorset!Delilahignoraitcependantlepassédouloureuxquilesunissaitetcontinuaitàjacasser.—Vousdevezabsolumentveniràmondîner,milord,celavousdistraira!Lamondaine se rapprochait subrepticement de lui, manifestement enchantée d’apprendre qu’il
étaitcélibataire.—Matableestréputée.Etpuis, ladyPiersonseraaussidelapartie!Jeconstatequevousvous
connaissez.Celavousdonneral’occasionderattraperletempsperdu.Etcommevousavezétéabsentunlongmoment,nousserionstoutesdeuxraviesdevousprésenterànosinvités.LeTout-Londressepresseàmessoirées,ajouta-t-elleenserengorgeant.
Le cœurdeMarabattait la chamade.Elle lançaun coupd’œil sévère à son amiequi n’yprêtaaucuneattention,touteàsonopérationdeséduction.
—C’estbienaimabledevotrepart,madameStaunton,répliquaJordan.—Non,non,s’ilvousplaît:Delilah…Alorsviendrez-vous,milord?demanda-t-ellesurunton
résolumentmutin.Lebeaugredinsemblaitflattéparsesminauderies.Maraneluilaissapasletempsderépondre.—Jenecroispasquecesoitunetrèsbonneidée,articula-t-elleentresesdentsserrées.Elle aurait aimé que son amie remarque le regard acéré dont elle accompagna cet avis, mais
Delilahn’avaitd’yeuxquepourlefringantcomte.—J’enseraihonoré,lâcha-t-ild’unevoixsuave.
—Excellent!J’habiteau16ChesterfieldStreet,prèsdeCurzonStreet.—Ah,belemplacement.Etprèsduparc,murmura-t-ilenenveloppantlamondained’unregard
caressant.S’ilreluquaitDelilahdansl’intentionpuériledel’irriter,songeaMara,ehbien,c’étaitréussi!VoilàquiressemblaitpeuauJordanLennoxaustèredesessouvenirs.—Venezàseptheuresetdemie.Nousdîneronsàhuit,l’informasonamie.Ilhochapolimentlatête.—J’aihâted’yêtre.Mercipourvotreaimableinvitation.Mesdames…IlglissaàMaraunregarddedéfi,avantd’inclinerlebuste.— Si vous voulez bien m’excuser, l’article que je convoite va bientôt être mis aux enchères.
Souhaitez-moibonnechance.Surce,ilrepartitallègrementverslasalledesventesbondée,offrantauxdeuxfemmeslavuede
seslargesépaulesetdesonpetitderrièremusclé.MarasetournaversDelilahavecunregardsévèredèsqu’ileutdisparudanslafoule.—Tun’auraispasdûfaireça.—Pourquoidonc? répliqua sonamieen souriant, avantde joindre sesmainsgantéesdansun
accèsdejubilation.Oh,Mara,ilestparfaitpourtoi!Quelspécimenabsolumentdélicieux!Unamantidéal!
—Oh,parpitié,tumerendsmalade!grommelaMara,avantdetournerlestalonsetdesedirigerversleguichetdesrèglementspourpayerleGerritDou.
—Maisoùestleproblème?s’exclamaDelilahenluiemboîtantlepas.—Jeméprisecetindividu!—C’estabsurde!—C’estcommeça.Jeledétesteetilmedéteste.Tul’asbienvu,non?rétorquaMara.Delilahcroisalesbrassursapoitrine.—Cequej’aivu,c’estquevousnecessiezdevousreluquerl’unl’autre.—Ridicule!C’esttoiquiledévoraisdesyeux!Delilahhaussaunsourcil.—Trèschère,tusemblesjalouse.Etpourtanttuledétestes?Envoilàuneénigme!Mara lançaun regard réprobateur à son amie.Son cœurbattait à tout rompredans sa poitrine
tandisqu’elleseplaçaitderrièrelacourtefiled’attentefaceauguichet.— Eh bien, dit-elle sur un ton détaché tout en tirant sur ses gants, me voilà désormais dans
l’impossibilitédeveniràtondînerdemain.—Quelleidée!—Saseulevuesuffiraitàmecouperl’appétit,déclara-t-elleavecunfrisson.—Ilauraitplutôttendanceàréveillerlemien,répliquaDelilahavecuncoupd’œilgourmanden
directiondelasalledesventes.C’estlegenredeplatplutôtroboratif,situvoiscequejeveuxdire.Unbonbifteckanglais.Unefoisunpeuattendri,jelemettraisbienàmonmenutouslessoirs.
Mara leva les yeux au ciel en entendant son amie débiter ces impertinences qui lui étaientfamilières.
—Comptes-tuflirterainsiavecluidemain,audîner,devantCole?—Cen’estpasexclu.Pourquoit’ensoucier,detoutefaçon,vuquetunepeuxpaslesupporter?
Etpuis,cen’estpascommesiColeetmoinousétionsjuréfidélitémutuelle…—Ahoui?Colepartage-t-iltonpointdevue?Aucasoùcelat’auraitéchappé,jetesignaleque
cepauvregarçonestamoureuxdetoi.
Delilahhaussalesépaulesavecunenonchalanceaffectée.—C’estsonproblème,paslemien.Maispourquoicetteaversionàl’égarddelordFalconridge,
d’abord?Moi,jeletrouvetoutàfaitcharmant.Marasecoualatêteetdétournalesyeux.—Nousavonseuundifférend,ilyalongtemps.—Àquelsujet?—C’estsansimportance!—Bon,puisquecelaremonteàsiloin,pourquoidéterrerlepassé?Marafoudroyasonamieduregard.—Ce n’est pasmon intention. Et je n’ai pas envie d’en parler, ajouta-t-elle avant queDelilah
l’interrogeplusavant.Cettedernièreserenfrogna.—Tupeuxaumoinsmedirecequ’ilfaisaitàl’étranger,non?—Jel’ignore.Cedevaitêtreenrapportaveclaguerre,grommelaMaratoutensuivantl’avancée
delafiled’attente.Etmaintenantquec’estfini,cegredinestderetour.—Est-ceunofficier?Ilmeparaîtassezdangereux,murmuraDelilahavantdepoussersonamie
ducoude.T’a-t-ildéjàmontrésonépée?— Veux-tu bien te tenir ! C’est plutôt une sorte de diplomate. Il travaille pour les Affaires
étrangères,jecrois.—Captivant!Oùsetrouvait-ilenposteavantderentrer?—Jenesaispas…etjem’enmoque!réponditMaraavecunpeutropd’emportement.Delilahlaconsidéraenfronçantlessourcils.—Soit.Jevaisallerdemanderauvoiturierdenousavancernosattelages.—Oui,vadonc.—Madameestbiensusceptible,marmonnaDelilahavantdesoulever lebasdesa toiletteetde
s’éloigner.Parvenue devant le guichet, Mara chassa Jordan Lennox de son esprit avec un soupir irrité.
Cependant, en sortant son chéquier de son réticule et en payant la peinture, elle s’aperçut que sesmainstremblaientencoreaprèscettebrèverencontre.
Ayantréglésonachat,elleconvintavecleguichetierdeladatedelivraisonduGerritDou.Ellecomptait l’offrir elle-même à son royal ami dès qu’il serait revenu de Brighton. Une fois cesdispositionsprises,elle refermasonréticulesuspenduàsonpoignetet sedirigeavers lasortieoùl’attendaitDelilah.
Regrettantsabrusquerieenverssonamie,ellelarejoignitavecunaircontrit.—Excuse-moid’avoirétéaussicassanteavectoi,machérie.Revoirce…cetindividum’aunpeu
chamboulée,jecrois.Delilahladévisageauninstant.—Ilcomptaitdoncbeaucouppourtoi?—Jadis,oui.Maisj’aifiniparcomprendremonerreur.C’étaittropbeaupourêtrevrai,déclara
Maraensoupirant.—Peut-êtrea-t-ilchangédepuis.—Oh,nousavonschangétouslesdeux.Enpire.ElleparcourutPallMallduregarddansl’attentedesavoitureetsecoualatête.—Jenesaispas,reprit-elle.Jepensaisàl’époquequenouspartagionslemêmepenchant…un
sentiment beau, tendre et terriblement ingénu. Mais, à l’évidence, c’était une simple rêverie de
gamine.Ilestpartisansunregardenarrièreetc’estcommeçaquej’aifiniavecPierson.Delilahécarquillalesyeux.—Piersonétaitdoncunpis-allerdèsledépart?chuchota-t-elle.Marahochatristementlatête.—Iln’ad’ailleurspastardéàs’enapercevoiretnemel’ajamaispardonné.Sonamielaconsidéraavecuneexpressionpensive.—Quoi?s’enquitMara.—Piersonestmort,énonçaDelilah.Tueslibrederefairetavie.Peut-êtreest-celedestinquia
remislordFalconridgesurton…—Non,lacoupaMara.Ilaeusachance.Iln’estpasquestionquejesouffreunenouvellefoisà
causedelui.—Quandmême,jenet’aijamaisvueréagiraussi…vivementfaceàunhomme,jusqu’àprésent.—Maréactionestàlamesureduméprisquejeluiporte,jetelerépète.—Tusaiscequ’ondit,trèschère:lahainen’estquel’enversdel’amour.Maraeutunreniflementmoqueur.—Pasdanscecas-là.—Trèsbien.Jevoisquetuteréserves…pourGeorge.Maralançaunregardagacéàsonamie,quis’esclaffa.—Voicimonvéhicule.Aurevoir,machérie.ElleembrassaMarasurlajoueavantd’adresserunsignedetêteàl’undesportiersdeChristie’s,
quiluiouvritaussitôtlaportedonnantsurl’avenueencombréeetventeuse.—N’oubliepas:demainsoir,septheures!ajoutaDelilah.Viensplustôt,pourquenouspuissions
casserdusucresurledosdetoutlemondeavantl’arrivéedesautres…—Jeneviensplus,tedis-je.—Maissi!—Certainementpas,puisqu’ilyseraaussi.— Bon, d’accord. Comme tu sembles te désintéresser totalement de ce charmant garçon, je
m’occuperaipersonnellementdelui.Elleponctuasarepartied’uncoupd’œilentendupar-dessussonépauletoutenrejoignantd’une
démarchealtièresavoituredontunvaletenlivréeluitenaitlaportièreouverte.Avantquel’attelages’ébranle,elleregardaMaraparlavitreetlagratifiad’unsourirecomplice
assortid’ungrandsalutdelamain.Causetoujours,songeaMaraunefoisseulesurlepavédelarue.Tesprovocationsmelaissentde
marbre.Encequilaconcernait,Delilahpouvaitavoircemuflepourelleseule,siçaluichantait.Un instantplus tard, Jack, son fidèlecocher,arrêtaitdoucement lavoituredevant l’entréede la
maisondevente.Aussitôt,sonvaletvintdéplierlemarchepiedavantdeluiouvrirlaportière.Mara monta dans l’habitacle sans cesser de se répéter qu’il lui était indifférent que Delilah
réussisseounonàséduireJordan.ToutcequiluiimportaitétaitderetrouverThomasàlamaison–sonfils,safiertéetsajoie,le
centredesonmonde.Lesréservesd’amourqu’ellepouvaitencoreposséder,elle lesvouaitàsonenfantetà luiseul.
Sonbébéméritait toutcequ’elleétaitenmesuredeluioffrir.D’ailleurs,unecréatureaussipureetinnocente,aussirempliede tendressenepouvait la trahirni lablesser,à l’inversede laplupartdes
personnesquiavaientfaitpartiedesonentourage.Etmêmesi,parleplusgranddeshasards,Jordans’intéressaitdenouveauàelle,celan’avaitaucuneimportance.Elleavaitchoisisondestin.
Elleétaitaujourd’huilamèredeThomasetnedésiraitriend’autre.
2
Parfois,lavienesedéroulaittoutsimplementpascommeprévu.Desmissionsseprolongeaientetcertainespersonnes surquivouscomptiezcessaientdevous faireconfiance, renonçaientàvousattendre et continuaient sans vous leur existence.Quand cela arrivait, la seule réaction adéquate ethonorable étaitdenepasprovoquerde scèneetde s’incliner commeungentleman, sidouloureuxcelasoit-il,etdeleslaissers’éloignerenleursouhaitantdetrouverlebonheurailleurs.
Combien de déclarations enflammées avait-il fini par froisser et jeter au feu au lieu de lesenvoyer,sachantquel’ennemipouvaitparleurbiaisremonterdirectementjusqu’àMara?
Pourrienaumondeilnel’auraitmiseendanger.Mêmes’ilrisquaitainsidelaperdre.Enfin, ce passé importait peu, désormais. Tout en retournant dans la salle des ventes, Jordan
refoulasesregretsaveclacolèresardoniquequiétaitdevenueundesesmoyensdedéfense,aumêmetitrequesonfusilàcanonlissepréféré.
Unpetitsourirefroidn’enrelevaitpasmoinslacommissuredeseslèvres,carilavaitéprouvéune certaine satisfactiondevant l’air atterré qu’avait affiché la jeune femme lorsqu’il avait acceptél’invitationdesonamie.
Comment aurait-il pu résister à une si belle occasion demettre la dame dans l’embarras ?Detoutefaçon,mieuxvalaitseféliciterdesonexpressiondéconfite,carc’étaitsansdouteleseulplaisirqueluiprocureraitjamaisMaraBryce.
Saufque,biensûr,pensa-t-ilavecaigreur,ellenes’appelaitplusMlleBryce.Etceladepuisdesannées.
ElleétaitladyPierson,unerichevicomtessequivenaitdequitterledeuildesonmari.Car il s’était renseignésurelle,naturellement,etensavaitbienplusàsonsujetqu’ilne l’avait
révélé.Ouqu’iln’étaitprêtàl’admettreenlui-même.Etill’avaitreconnuedansl’assembléebienavantqu’elleneremarqueàsontoursaprésence.Pourquoiavait-ilfalluquecesoitaujourd’hui,précisément,alorsqu’ilétaitplongéjusqu’aucou
dans unemission pour l’Ordre ? Sans compter que cette journée d’action était l’aboutissement desemainesdepréparationsminutieuses…Maisc’étaittypiquedeMara:elleavaittoujoursétélaplusenquiquineusedesfemellesquelaTerreaitportées!
Aumoins,l’ayantrepéréelepremier,avait-ileuletempsd’absorberlechocdecesretrouvaillesinattendues.
Auvrai,ilavaiteubeaufeindreladésinvolture,unflotd’émotionsmêléesl’avaitsubmergéàlavue de la jeune femme – ce qui en soi l’avait déjà secoué : son cœur était engourdi depuis silongtempsquecetteabsencedesentimentscommençaitàl’inquiéter.
Etmaintenant, lemaelström de sensations qu’elle avait laissé dans sa poitrine l’obligeait à uninstantdeluciditésansfaux-fuyant.
Douzeannéesdurant,ilavaitprétendunepassesoucierdecequecettefemmepouvaitfairedesavie. Or, s’il en avait été vraiment ainsi, son esprit méticuleux n’aurait pas emmagasiné autantd’informationssursonexistence.Commele jouroùelles’étaitmariée,parexemple.Ouencore ladate du décès de son crétin de mari, l’emplacement de sa villégiature dans le Hampshire et sonadresseàLondres–au37GreatCumberlandStreet,exactement.
Ilnesauraitpasnonplusqu’elleavaitunpetitgarçonprénomméThomas,commesabaudruchedepère.Etilnecontinueraitpasàéprouverunvaguedégoûtàl’idéequ’elleaitpuêtreenceintedesœuvresd’unautrehomme.
Ilauraitaimépouvoir sedirequecettemaniedecollecterdes renseignementssurMaran’étaitqu’une déformation professionnelle. Après tout, s’informer était le cœur du métier d’espion.Cependant,c’étaitbienunesortedefascinationmorbidequ’iléprouvaittoujourspourcettefemme.
Bon,soit,songea-t-iltoutenremontantl’alléelatéraledelasalledesventespourserapprocherdel’estradeducommissaire-priseur.Iln’étaitpasindifférentàMaraBryce.
Néanmoins,cequ’ilressentaitpourellenepouvaitêtreappelédel’affection.Bienaucontraire.Illaméprisait.
Cen’étaitqu’ainsiqu’ilavaitpusupporterleregretdel’avoirperdue.Siseulementelleavaiteulaforcede l’attendreunpeuplus longtemps…Siseulement iln’avaitpasétéaussi raisonnable,aussicirconspect–aussilui-même…
Il chassa d’un haussement d’épaules le souvenir du désarroi qu’avait provoqué en lui sapropositiondemariageauclairdelune,danslejardindeleurshôtes.Ilavaitsuffid’unbaiserdelapartdecetteravissantejeunefillededix-septans,auxgrandsyeuxsombres,pourdécontenancerlejeuneetintrépideagentsecretqu’ilétait.
Mais Virgil ne les avait jamais préparés à affronter cette épreuve singulière qu’était l’amour.Jordanavaitétésidésorientéparsespropresémotions,ils’étaitsentitellementhorsdesonélémentqu’ilavaitfailliprendresesjambesàsoncoucommes’ilavaitlediableauxtrousses.
Auboutducompte,ilavaitpréférélaisseràl’éloignementlesoindeconfirmersicetteattiranceinsensée pour Mara était fondée ou non. De plus, il lui fallait bien assumer ses devoirs enversl’Ordre,commetouslescomtesdeFalconridgeavantlui.
Surtout, il avait refuséde trahir sesamis–or, si jamais il avaitconfiéàMarases secrets, elleaurait risquéde révélerà son insudes informations sensiblesauxennemisde l’Ordreetdemettreainsiendangersesfrèresd’armes,leurchefoului-même.
Sipénibleavaitétépourluiladécisiondeprendresesdistancesaveclajeunefemme,ilcroyaitencorefermementavoiragiaumieux.
Et peu lui importait qu’il ait ainsi sacrifié le bonheur. À la fin, dans une vie d’homme, seull’honneurimportait.
Pourlemoment,entoutcas,ilétaitsimplementsoulagéqueMaraetlafemmequil’accompagnaitaientquittéChristie’s.Iln’avaitpasbesoindesecasserlatêteàprotégerdeuxécerveléesdelahautesociété,enplusdesuivrelaprocéduredéjàlongueetdélicatedesaprésentemission.
Cette salle recelait un danger insoupçonnable pour le commun des acheteurs, et le piège qu’ilavaitmisenplaceétaitprécisémentcensédévoilerl’ennemicachédansleursrangs.
Unpiègedontl’appâtseraitbientôtproposéauxenchères.Ilarrivaprèsdupupitreducommissaire-priseur,emplacementquiluipermettraitderepérersans
peinequiconquemanifesteraitdel’intérêtpourlesRouleauxdel’Alchimiste.
Adoptant une pose nonchalante, il s’adossa au mur et croisa les bras sur sa poitrine, avantd’échangerdebrefsregardsavecseshommespostésendiverspointsdelasalle.
Il les avait répartis de façon qu’ils puissent surveiller les sorties, tout en gardant à l’œild’éventuelssuspectsparmilesacheteurs.
Chacund’euxluiréponditavecunlégerhochementdetêtesignifiant:«Rienàsignaler.»Toutsedéroulaitdonccommeprévu.Ilsn’auraientpluslongtempsàattendre,maintenant.Pour l’instant, le commissaire-priseur était occupé à relancer habilement les enchères sur une
paire d’antiques vases romains. Le prochain numéro au catalogue, cependant, était l’articleexceptionnelsurlequelétaitcentréel’opérationencours.
Un employé de la maison de vente était justement en train d’installer sur une table, près dupupitre,lecoffretancienenboiscontenantlesrouleaux.
Jordan examina l’assemblée. Il y avait là des dandys pommadés, des épouses pomponnées demaris fortunésexhibantdeschapeauxélaborés,quelques ratsdebibliothèqueaussi–archivistesauBritishMuseumouàlaBodleianLibrary.
Oùêtes-vous?Montrez-vousdonc,salestordus!Ilsentaitlaprésencedel’adversairedanslasalle.Ilétaitlà,quelquepart…Maisoùexactement?
Qui,parmi lespersonnages richeset influentsdeLondres,adhérait ensecretà la secteoccultedesProméthéens?
Patience…LaventedesRouleauxdel’Alchimisteallaitbientôtleverlesmasques.Enattendant,ilnedevraitpasêtretropdifficiled’identifierleursadversairesdanslafoule.
D’expérience,JordansavaitquelesProméthéensavaientunairderessemblance,unmêmeregardmort–commesilemalavaitsouffléleurâmequinesereflétaitplusdansleursyeux.
Alorsqu’ilinspectaitl’assemblée,ilavisal’endroitoùsetrouvaitMaratoutàl’heure.Sonsiègeétait toujoursvide, telle laplacequ’elleauraitpuoccuperdans savie s’il avaitosé lui confier sessecrets.
Mais il n’avait pas osé. Il avait eu beau la trouver désirable, il la savait également impulsive,irréfléchie,fragileet immature.Iln’était toutsimplementpasenvisageablequ’ilplace laviedesesfrèresd’armesentrelesmainsd’unegaminededix-septans.
Tout en contemplant sa chaise vide, il se la représentait sans peine, après l’avoir observée unquartd’heuredurantavecunmélanged’envieetderépulsionquiluiétaitmontéàlatête.
La femme qu’il avait failli prendre pour épouse s’était habillée, pour cet après-midi de find’hiver,d’uncharmantensemblebrunchocolat,couleurchoisiesansdoutepourmettreenvaleursesyeuxsombresàl’éclatfameux.Sonopulentecheveluredejaisétaitretenueparunsimplenœudsurlanuqueetoffraituncontrastesaisissantaveclaluminescencesoyeusedesapeaupâleetveloutée.
Force lui était de reconnaître que les années n’avaient nullement gâté la beauté deMara. Ellesl’avaientmêmeaffinée–àsesyeux,dumoins.
Laregarderluiavaitcependantdonnéunpincementaucœur.Ils’étaitsouventdemandéqueltourauraitprissonexistences’ilavaiteuunfoyeretunefamille,
unsemblantdenormalitéauquelseraccrocherentredeuxmissionssanglantes.Unebonneet fidèleépouseauxbrasaccueillantsetquelquesenfantspourluidonneruneraisontangibled’affrontercesépreuves.
MaiscettemodesteambitionavaitperdudesonattraitaprèsladéfectiondeMara.Ilrefoulasonamertumeavecunsouriredésabusé.Laséduisantecoquetteauxyeuxbrunsavait-
elle seulement mûri depuis ? Peut-être son veuvage n’était-il pour elle qu’une occasion decollectionnerlesamants.
Cesveuvesélégantesseressemblaienttoutes,songea-t-ilaveccynisme.Sesfrèresd’armesetlui-mêmeavaientcouchéavecnombred’entreelles.Ilsenétaientmêmepresquevenusàseleséchanger!
Évidemment,sitelétaitbienl’usagequeMaracomptaitfairedesonindépendancenouvellementacquise,celapouvaitluidonnerl’opportunitérêvéedeconnaîtreenfincharnellementlafemmedontlesouvenirl’avaitpoursuivijusqu’auxconfinsduglobe…
—Adjugé!Lecoupdemarteauducommissaire-priseurl’arrachaàsesréflexions.Lesvasesrevenaientàunacheteurventripotentquefélicitaitsonconseillerenantiquités.Aussitôt
après,Jordansentitlatensionmonterd’uncranets’étendred’unboutàl’autredelasalle,telleunecharged’électricitéstatiquecrépitantau-dessusdel’assemblée.
—Mesdamesetmessieurs, lançalecommissaire-priseuràlafoule.Lapiècesuivante,quinousvient d’un collectionneur anonyme, est un ensemble extrêmement rare de manuscrits médiévaux.Découvertstoutrécemment,ilsn’ontjamais,aucoursdeleurscinqsièclesd’existence,étéproposésàlavente.
Le seul bruit qui s’entendait dans la salle était le sifflement d’une bourrasque qui aspergea depluielescarreauxdeshautesfenêtrescintrées.
—NousvousprésentonssixrouleauxdatantdelafinduXIIIesiècle,enexcellentétat,attribuéaufameux astrologue de cour Valerian l’Alchimiste. Les amateurs d’antiquités médiévales serappellerontque,selonlalégende,Valerianétaitl’instigateurducomplotvisantàassassinerÉdouardleNoiretque,pourceforfait,ilfuttraquéetdûmentchâtiéparungroupedeloyauxchevaliersdeSaMajestéquiluiinfligèrent,dit-on,unefinassezatroce.
Unfrissonsilencieuxparcourutl’assemblée.MieuxvautnejamaisavoiraffaireàunWarrington,songeaJordanenrepensantàsoncollègueRohan.
Depuis des générations en effet, les Warrington fournissaient à l’Ordre ses tueurs les plusimplacables. Les comtes de Falconridge, pour leur part, étaient plutôt les intellectuels del’organisation – des stratèges éminents, des casseurs de codes, des linguistes –, ce qui ne lesempêchaitpasdemanierlesarmestoutaussibienqueleurscamarades.
— Écrits à la sépia et au sang de bœuf sur du parchemin, les rouleaux sont rédigés dans unmélangedelatinetdegrec,agrémentéderunesetdesymbolesalchimiquesénigmatiquesainsiqued’annotationsmarginalesformuléesdansunlangageinconnu.Nousvouslesprésentonsdanscequisemble être leur coffret d’origine, une boîte en chêne plaqué jacaranda très bien conservée etincrustéedeperlesfines.Sonintérieuresttapissédeveloursetsonloquetestenargentmassif.
Desrangéesdespectateursdistinguéssetordirentlecoupouressayerd’avoirunemeilleurevuedel’objet.
— Nous estimons que les Rouleaux de l’Alchimiste représentent une occasion exceptionnelled’acquérirunmorceaud’histoireanglaise.Cetrésorauraitsaplacedanslabibliothèquedetoutéruditdigne de ce nom, ainsi que dans des collections de particuliers ou d’antiquaires intéressés par lefolkloreoulessciencesoccultes,ouencoredanslecabinetdecuriositésdesamateursdumouvementgothiquemoderne.Samiseàprixestdetroismillelivres.
Lafouleémitunhoquetdestupeuràl’énoncédecechiffremirobolant.Jordansavaitcependantqu’aux yeux des Prométhéens ce serait bien peu payer pour entrer en possession de ce recueild’envoûtementsbizarres et de rituels obscurs dont l’efficacité, pournombred’entre eux, ne faisaitaucundoute.
Lesenchèresdémarrèrententrombe.
Jordannecessaitd’examinerl’assembléeaveclaplusgrandeattention,retenantlenuméroportésurl’écriteaudetousceuxquirenchérissaientetengrangeantainsiunelonguesuitedechiffresdanssamémoire.
Ilvérifieraitlesnomsplustard,dansleregistredesenchères,etdécideraitalorss’ilfallaitounonenquêter sur ces personnes. Naturellement, la direction de Christie’s n’allait pas apprécier cetteintrusion dans la vie privée de ses clients, mais il n’avait pas le choix. Et, de toute façon,l’organisationsecrèteà laquelle ilappartenaitavaitdesdroits trèsétendus.L’ordredeSaint-Michelrelevait eneffetdirectementde l’autorité suprêmeetn’avaitdecomptes à rendrequ’àSonAltesseroyale,dumoinsdanstouteslesaffairesconcernantlasécuritédupays–commec’étaitlecasici.
Il continua à surveiller la foule avec une attention de rapace et écarta d’emblée de sa liste desuspectsplusieurs renchérisseurs : le représentantde l’institution encore jeuneduBritishMuseum,deux archivistes délégués par la Bodleian Library d’Oxford, une poignée d’acheteurs à l’allureexcentriqueagissantpourlecomptedeprincesétrangers,etunauteurderomansgothiquesauteintlividesurlequell’Ordreavaitdéjàenquêtéetqu’ilavaitlavédetoutsoupçon.
Jordann’apercevaitnullepartJamesFalkirk,ledignitaireprométhéenquiretenaitprisonnierleurcamaradeDrakeParry,comtedeWestwood.Maispeuimportait.Falkirkseraitinformébienassezvitedelaventeencours–cequiétaitlebutdetoutel’opération.
Trèsvite,lesenchèressurlesrouleauxatteignirentlemontantépoustouflantdeseptmillelivres.Jordandoutaitqu’ellespuissentmonterplushaut.
Ilétaittempsdemettreuntermeàcettemiseenscène.CroisantleregarddusergentParkerenpostedanslefonddelasalle,ilsegrattalesourcilavec
unairdétaché.Ilregardaensuiteailleurs,pournepasattirerl’attention,maisvitducoindel’œilParkerréagirà
sonsignalensetournantversl’employédeChristie’sleplusproche.Lebrigadiertransmitàcelui-ciunenotequeJordanavaitrédigéeàl’avance.L’employélalutet
blêmit.Parker s’éclipsa aussitôt pour éviter d’être repéré, ainsi qu’il en avait reçu l’ordre, tandis que
l’employéremontaitentoutehâteversl’estradeducommissaire-priseur,manifestementébranléparlecontenudumessage.
Nulneparut levoir.À l’évidence, lesenchères focalisaient l’attentionde toute l’assemblée–ycompriscelledesProméthéensquis’ytrouvaientpeut-être.
L’employé s’approcha de l’assistant du commissaire-priseur, près de la table d’exposition oùétaientdisposéslesRouleauxdel’Alchimiste.
Cedernier leconsidéraavecunair interrogateur,prit lanoteet la lut.Jordanvitsonvisagesefermeretnel’enviaguèrequandildutglisserlemessageaucommissaire-priseur,quiétaitentraindefairemonterlesenchèresjusqu’àlasommeahurissantedehuitmillelivres.
—Oh…Oh,monDieu,bredouillacelui-ciquandileutprisàsontourconnaissancedumessage.Ilchuchotaunequestionàsonassistant,quihochalatêteenréponse.—Voilàquiest…vraimentsansprécédent.Ils consultèrent tousdeux lanoteune foisdeplus, avantque le commissairene se tournevers
l’assembléeavecuneexpressionnavrée.—Mesdamesetmessieurs,j’aileregretdevousannoncerquecetarticlevientd’êtreinopinément
retiréducataloguedecettevente.Descrisdeprotestationjaillirentaussitôtdeplusieursendroitsdelasalle.
—Sonpropriétaires’estraviséetnesouhaitepluss’endessaisir!s’exclama-t-ilpourcouvrirlebrouhaha.
—Quesignifiedoncceci!vociféraunevoixindignée.—Mesdamesetmessieurs,cerevirementesttoutàfaitimprévu,etnousvousprionssincèrement
denousexcuserpourcedésagrément,maisjecrainsquenousnesoyonsimpuissantsàpalliercet…empêchement.Toutefois, s’empressa-t-il d’ajouter, levendeurnouspriedepréciserquequiconqueserait intéressé par les Rouleaux de l’Alchimiste pourra le contacter par notre intermédiaire, etqu’uneventeprivéeesttoujoursenvisageable.
—Celaestparfaitementirrégulier!s’emportaundesarchivistesd’Oxford.—Vraiment!C’estunscandale!Jordan observa attentivement la foule et prit note de tous les visages exprimant colère ou
frustration.Seshommesguettaientaussi les réactionsde lasalleetemboîtèrentdiscrètement lepasauxmembresdel’assistancequiprenaientlechemindelasortie.
Ilauraitaiméprocéderlui-mêmeàdesfilaturesetdémasquerleursennemismalfaisants.Mais,entantquepairduroyaume,ilétaitexposéàlacuriositépubliqueetdevaitprendresoindepréserversacouverture.
Illaissadoncseshommesfilerlessuspects,sachantqu’ilsluitransmettraientensuiteunrapportdétaillédeleursactivitésaprèscetteventeavortée,cequiluipermettraitdedécidersicespersonnesdevaientfaireounonl’objetd’uneenquêteplusapprofondie.
Enattendant,lepauvrecommissaire-priseursemblaitperdu.—Encoreunefois,mesdamesetmessieurs,veuillezacceptertoutesnosexcuses.Peut-êtreserez-
vouségalementintéressésparlesautresmanuscritsanciensquenousavonsaucatalogueaujourd’hui.LapiècesuivantenousvientaussiduMoyenÂge.C’est,euh,unlivred’heuresrichementenluminédatantdelamoitiéduXIIesiècle,originaired’unmonastèreirlandais…
Jordansortitunpetitcrayondelapocheintérieuredesajaquetteet,toutenfeignantdenoterlesproposducommissaire-priseur,entrepritdereporterrapidement,enmarged’unepageducatalogue,lesnumérosdesécriteauxqu’ilavaitmémoriséspendantlesenchères.
Pour paraître encore plus innocent, il se força à rester ensuite dans la salle et semitmême àrenchérirsurlerecueildeprièresirlandais.
Cenefutquedesheuresplustard,quandilnerestaplusdanslamaisondeventequelesemployéschargésde ranger les articles etdenettoyer les lieux,que Jordan récupéra le coffret contenant lesrouleaux.
Unefoisdehors,ilmontadansunevoiturepourallerremettrelesmanuscritsdanslecoffredelavillaDante.Troisde seshommesarmés l’accompagnaient, à l’arrièreduvéhicule ainsi que sur labanquetteducocher,aucasoùlesProméthéenschercheraientàvolerlesrouleaux.
Letrajets’effectuacependantsansproblème.Apparemment,sedit-il,lescafardsétaientretournésseterrerdansleurtroudèsquelesmanuscritsavaientétéretirésdelavente.
Àl’heurequ’ilétait,laplupartd’entreeuxdevaientavoircomprisqu’ilsétaienttombésdansunpiègeetsecachaientsansdoutequelquepartentremblant,dansl’attented’unevisitefataledel’Ordre.
Il était seulement six heures du soir, mais la nuit était déjà tombée et la villa Dante avait uneapparenceparticulièrementsinistreauclairdelune,encettefind’hiver,quandJordanparvintenfinàdestination.
Pour le reste du monde, la résidence Tudor, au style lugubrement excentrique, accueillait lesdébauchésdel’InfernoClub–maiscen’étaitqu’unefaçadepourtromperlescurieux.
Enréalité,lavillaâgéedetroiscentsansétaitunepetiteforteressedotéeensous-sol,àl’abridesregards,d’uncomplexehébergeantlesactivitésconfidentiellesdel’Ordre.Cetteantiqueplaceforteétaitpleinedepassagessecrets,deportesdérobéesetdecaches.ConstruitesurlaTamise,elleoffraitunaccèsdesplusdiscretsgrâceàunpetitquaipourbarquequefermaituneportesurlefleuve.
Sitôt que Jordanpénétra dans l’enceinte dubâtiment, lameute des redoutables chiensdegardevintluisouhaiterlabienvenue.
Virgil, son mentor et le chef de l’Ordre à Londres, les rejoignit bientôt. Le vieux guerrierhighlanderluipritdesmainslecoffretcontenantlesrouleauxetlegratifiad’unbrefsalut.
—Jesupposequetouts’estbienpassé.—Oui,monsieur.Notrepetitemiseenscènenousarapportéunebellelistedesuspects.—Connus?s’enquitVirgil.Jordanhaussalesépaules.—Falkirkn’étaitpaslà,malheureusement.—Lecontrairem’auraitétonné.Lelieuétait troppublic.Mais ilnetarderapasàavoirventde
cettehistoireetnousverronsbiencommentréagirensuite.EtDresdenBloodwell?Jordansecoualatête.—Toujoursaucunsignedelui.Maiscen’estguèresurprenantdelapartd’unassassin.Ilesttrop
rusépourselaisserattraperaussifacilement.Virgilopinaduchef.—Àcroirequ’ilsetientcachédepuislesoiroùtoietBeauchampaviezfailliluimettrelamain
dessus.— Je ne comprends toujours pas comment il a réussi à nous échapper cette nuit-là, déclara
pensivementJordan.—Àpropos,Beauchampauraitbesoindes’occuper:vadoncluidonnertalistedesuspects.Jordanserembrunit.—Toujourspasdenouvellesdesonéquipe?Virgilfitnondelatête,l’airsombre.—Jedescendsçaaucoffre,dit-ilendésignant lecoffret.Bien joué,mongarçon. J’attends ton
rapportcompletd’icidemainmatin.—Rotherstoneest-illà,monsieur?demandaJordanaumomentoùsoncheftournaitlestalons.—Lemariénamouré?s’enquitleHighlanderavecunreniflementdédaigneux.Biensûrquenon.
Ilestchezluientraind’adulersadivineDaphné.Jordansouritmalgrélui.Ildevaitadmettrequeleurvieavaitprisuntourétrangedepuisqueses
redoutablescollèguesavaientconvolé.Max,marquisdeRotherstone, était absorbépar sa charmanteDaphnéet leurbonheur conjugal
toutneuf.QuantàRohan,ducdeWarrington,ilavaitétérécemmentconvoquédevantlesAînésdel’Ordre,
enÉcosse,pourleurexpliquercommentundesmembreslespluséminentsdeleurorganisationavaitpuépouserunejeunefemmeayantdusangprométhéendanslesveines.
Jordannel’enviaitpas–maisilsavaitsonrobusteamiprêtàendurerdebienpiresépreuvespoursachèreKate.
—Tuvasdevoirtecontenterdelui,repartitVirgilendésignantdumentonBeauchampquivenaitd’entrerdanslapièce.
—Secontenterdemoi?répétal’intéressé.Ditesplutôtqu’ilvaprofiterdemoi!Sebastian,vicomteBeauchamp,héritierducomtedeLockwood,était lechefou«Lien»deson
équipedetroishommes.Sescamaradesetluin’avaientpasplusdevingt-sixans,maisJordanl’avaitdéjàvuprouversavaleur.
En face du danger, Beau quittait sa frivolité de dandy et son arrogance de jeune coq pour serévéleruncombattantémérite,sachantmontrersang-froidetcompétence.
IlrappelaitàJordansaproprejeunesse.SaufquemêmeunviveurcommeBeaun’auraitpaslaisséMaraBryceluiéchapper…songea-t-il.Repoussant lamèchemordoréequi lui retombaitsur lesyeux,cederniervintseplanterdevant
lui,lespiedslargementécartésetlespoingssurleshanches.—Alors,cetteventeauxenchères,elleétaitcomment?— Stimulante, répondit Jordan avec un demi-sourire un peu fatigué. Et toi, qu’as-tu fait de ta
soirée?—Riendutout.Celatedirait,uneviréeauSatinSlipper?—N’yas-tupasdéjàpassélanuitprécédente?—Oui, et alors ? Tu aimes les blondes, hein ? Il y a là-bas une nouvelle fille que tu devrais
vraiment…— Messieurs, les interrompit Virgil en haussant la broussaille rousse d’un de ses sourcils.
Falconridge doitm’écrire son rapport.Quant à toi,mon garçon, tu vas nous éplucher la liste dessuspectsqu’ilnousarapportéedeChristie’s.
—Commentça?Maintenant?protestaBeau.—Tuasmieuxàfaire?questionnaVirgil.—Plusmaintenant, on dirait, répliqua-t-il avec un soupir théâtral, avant de prendre la liste de
suspectsdesmainsdeJordan.Virgilconsidéracelui-ciavecunsourireentendu.—Voilàquidevraitluiéviterdesennuispendantunmoment,n’est-cepas?Beaurelevalesyeuxdelalistepourleurlancerunclind’œilcanaille.—Mêmepasdansvosrêves,lesgars.Jordansecoualatêted’unairincrédule.Envérité,lesaînésdujeuneagentenétaienttousvenusà
leconsidérercommeunesortedepetitfrère turbulentet le traitaientavecindulgence–autantqu’ilobéissaitauxordresetsetenaitàdistancedeMlleCarissaPortland,lameilleureamiedeDaphné.
Maxn’étaitpasprèsdelaisserundesescollèguess’amuseraveclajeuneetravissantecompagnedesafemme.
Defait,CarissaPortlandétaitadorable.Cettepetiterousseprimesautièreetd’unefidélitérareétaitun peu la fée cabocharde du Tout-Londres. Jordan lui-même avait été séduit naguère par soncaractèrebientrempéetsonespritacéré,maisilavaitvitecomprisl’inanitéd’unetelleattiranceauregarddesonobsessionpourunecertainebrunette…
CarissaPortlandnepouvaitêtreriendeplusqu’unesœurpourlui.Celaétant,ellen’encourageaitpasnonpluslesavancesdeBeauetnemanquaitjamaisdelefoudroyerduregardàchacunedeleursrencontres.
Cesrebuffadesavaientaumoinsunmérite:distrairelejeuneagentdesessoucis.Lecomteavaitbeaugardersesmanièrescanaillesetsesyeuxvertsleuréclatmalicieux,Jordan
percevaitlatensionquimontaitenluiàmesurequeletempspassaitsansnouvellesdesmembresdesonéquipe.
Voilà desmois qu’on ignorait leur sort. Ils avaient été envoyés enmission en France, dans lavalléedelaLoire,etleurrapportétaitattendudepuismaintenantplusieurssemaines.
Beaucherchaitenvéritéàmasquerl’inquiétudequidevaitleronger.D’oùsesrécentesvisitesauSatinSlipper–«L’EscarpindeSatin»–,cettehorriblemaisonclosedebasétagequiétaitàlamodedepuisunmomentparmilesgentlemendelameilleuresociété.
JordanyavaitdéjàaccompagnéBeauuneoudeuxfois,justepourremonterlemoraldesonami.Ilcomprenaitparfaitementqu’unhommeaitbesoindecegenrededétente.
Évidemment, l’arrivée deBeau dans cet endroit avait presque déclenché une émeute parmi lespensionnaires.
—Queveux-tusavoiraujustesurcespersonnes?s’enquitcederniertoutenparcourantlalistedesyeux.
—Lesrenseignementshabituelspourcommencer:identité–réelle,biensûr–,emploidutemps,domicile, déplacements… Je suis certain que plusieurs de ces clients ont donné un faux nom àChristie’s.Commenceparlesplusconnuspeut-être.
—Entendu,approuvaBeautoutenglissantlepapierdanslapochedesongilet.Àpartça,quelleestlasuiteduprogramme,maintenantquel’épisodedelaventeestterminé?
—Attendre,réponditsombrementVirgil.—NouspensonsqueJamesFalkirknedevraitpastarderànouscontacter,expliquaJordan.Après
l’annonceducommissaire-priseur,ilsaitqu’ilpeutnousjoindreviaChristie’s.Virgilpourraensuiteluiproposerl’échangequiestl’enjeudetoutecetteopération:lesRouleauxdel’AlchimistecontreDrake.
—Oudumoinscequ’ilrestedelui,corrigeaBeauàvoixbasse.—Net’inquiètedoncpaspourlui,grommelaVirgil.Il était néanmoins visible qu’il souffrait de savoir qu’un de ses garçons avait été capturé par
l’ennemi,ettorturépendantdesmoisd’affiléejusqu’àneplusêtrecapabledeserappelersonproprenom.
—Drakeestundeshommeslesplushabilesetlesplusrésistantsquel’Ordreaitjamaisrecrutés.S’ilarriveàsurvivreetàtenirsalangueencoreunpeu,nousleramèneronsàlamaison.
—Oui,monsieur,acquiesçaJordanavecdétermination.Leur ami n’en était pas moins dans une situation critique. Ils avaient appris qu’il avait été si
violemment torturé par ses ravisseurs prométhéens qu’il en avait perdu la mémoire, et peut-êtremêmel’esprit.
EtilsavaientmaintenantdesraisonsdecraindrequeFalkirkn’aitralliéleurcamaradeàsacause.Selon leurs sources, en tout cas,Drake avait été sorti par le dignitaire prométhéen du donjon
alpinoùilétaitenferméjusqu’alors.Or,s’ilspouvaientespérerqueFalkirk,plusâgéetmieuxéduquéque ses complices, traite Drake avec plus d’humanité, il y avait à craindre que, dans l’état où setrouvaitcedernier,cettegentillesseinopinéenesoitunearmeencoreplusefficacequelatorturepourretournerleuramicontreeux.
Unmoisàpeineauparavant,RohanavaitvuDrakedesespropresyeuxetleuravaitrapportéquecederniers’étaitinterposéentreFalkirketluiquandlemaîtreprométhéens’étaittrouvédanssalignedemire.
D’unautrecôté, l’amnésiedeDrakelesavait tousprotégésd’uneéventuelledénonciationdesapart.
Néanmoinsilsdevaientlerécupérerauplusvite.EtsipourcelailfallaitcéderlesRouleauxdel’AlchimisteàFalkirk,l’Ordreétaitdisposéàfairecesacrifice.
— Bonne nuit, les garçons, marmonna Virgil. Vu que ces manuscrits sont notre monnaied’échangepourracheterlaviedenotrecamarade,jeferaismieuxd’allerlesmettreàl’abridanslecoffre.
—Eneffet,monsieur.—Bonnenuit,monsieur.BeauetJordanseséparèrentpeuaprèsquelevieilHighlandersefutéloignéd’unpaspesantdans
lecouloir.Jordanétaitépuisé.Voilàplusdequarante-huitheuresqu’ils’activaitsansrelâcheàlapréparation
delamissionchezChristie’s.Alorsqu’ilrevenaitchezluidanssonphaéton,ilsemitàréfléchirauxévénementsdelajournée.L’expérienceluiavaitapprisqu’aucunemissionnesedéroulait jamaistoutàfaitcommeprévu.
Désormais,ilsetenaitprêtàtout.Oudumoinslecroyait-il.Carseretrouverfaceàsonancienamourl’avaitsérieusementébranlé.Ets’ilétaitparvenu,surle
coup,àneplustropysongerpouracheverlamissionencours,maintenantquesajournéedetravailétaitfinie…
Ilconstatasoudainqu’ils’étaitengagédansGreatCumberlandStreet.IlallaitpasserdevantchezMara.Il ralentit sa voiture et, comme malgré lui, s’arrêta devant l’élégante maison de ville qu’elle
habitaitàl’extrémitédelarueincurvée.Maisqu’est-cequiteprend?segronda-t-il.Ilsepritàrêverqu’ildescendaitduphaétonpourallerfrapperàsaporte–rienquepourlavoir
uninstant,sentirsonodeur,latoucherpeut-être…Allons,nesoispasridicule!Iln’auraitmêmepasdûsetrouverlà.Lafatigueavaitsansdouteobscurcisonjugement.Il demeura néanmoins immobile dans la pénombre, guettant l’apparition de la jeune femme à
l’une des fenêtres brillamment éclairées du bâtiment dont la porte d’entrée était surmontée d’uneimposteilluminéeetdontlestroisbaiesdel’étageétaientsoulignéesdejardinièresque,bientôtsansdoute,rempliraientlespremièresfloraisonsduprintemps.
Soudain, il lareconnutquipassaitensouriantdevant l’unedesfenêtresduhaut.Ilsepenchaenavant, les sourcils froncés.Se trouvait-elledansun salondemusique ? Il percevait vaguementdesnotesdepianoforte.
Illavitalorsattrapersonpetitgarçonetlesouleverenl’aircommeunepoupée.Danslesilencedelarueobscure,ilsaisitàpeinelecriqu’ellelança:
—Jet’aieu!Le bambin poussa un cri de joie tandis que sa mère le portait à bout de bras, rayonnante de
tendresse.Lagorgeserrée,Jordandétournalesyeuxbienavantqu’ellenedisparaissedelabaieavecson
filscalésurlahanche.Quandilreportasonattentionverslamaison,ellen’étaitpluslà.Ileutl’impressionquelesténèbresserefermaientsurluietrestadésemparéunmoment.Ledésespoirquivenaitdel’engloutirétaitplusnoirquelanuitd’hiver.Ilseressaisitenprenantuneprofondeinspirationetexpiraunnuagedevapeur.AumoinsMara semblait-elle avoir trouvéune formedebonheur,pensa-t-il.C’était tout cequi
importait.Après tout, ilétaitheureux luiaussi.Oudumoinsn’était-ilpasmalheureux.Pas trop,entoutcas.
Arrêtedeteleurrer.—J’auraisdûalleràlamaisondepasseavecBeauchamp,dit-iltouthaut.Lesoreillesdesonchevalsetournèrentverssavoix.Chassantd’unhaussementd’épaules lesentimentdevidequi l’étreignait, il fitclaquer lesrênes
surledosdel’animalquirepartitautrot.Cependant, l’écho du rire de Mara et de son enfant le poursuivit jusqu’au luxueux palais à
colonnade de Grosvenor Square qui lui servait de demeure – un bâtiment solennel, vaste,parfaitementaménagéàtouségards…etsilencieuxcommeuntombeau.
Lesoupirqu’illaissaéchapperenypénétrantretentitsurlemarbreduvestibule,tandisquesonmajordomeprenaitsonchapeauetsonmanteau.Cefutensuited’unpaslourdqu’ilmontal’escalierincurvéquimenaitàsasombreetcaverneusechambredemaître.
Pendant qu’il se déshabillait, il demandaqu’on lui apporte unverre de brandy,mais ferma lesyeux dès qu’il posa la tête sur l’oreiller… et se retrouva une fois de plus dans cette mauditevillégiatureoùilavaitconnuMara.
Lesautresagentsdel’Ordrevoyageaient légeretseuls,habituellement,maisunjeunecomtesedevait, en vacances, d’être accompagné d’une suite de serviteurs et d’abondants bagages. Dès sonarrivéedansl’immensemanoirdeseshôtes,Jordanavaitpriésonvaletetseslaquaisdeportersesmallesdanslafastueusechambred’amiquiluiavaitétéallouée,dansl’unedesailesdel’édifice.
Laissantsesserviteursdéballersesaffaires,ilétaitressortipourtrouversoncheminverslasalledupetitdéjeuneroùlesinvitésavaientétéconviéspourprendreunecollation,êtreprésentéslesunsauxautresetapprendreleprogrammedelapartiedecampagneàvenir.
Alorsqu’il remontait lecouloir lambrisséetornéde tableauxquimenaitaucorpsprincipaldubâtiment,sedemandantavecexcitationdansl’ambassadeanglaisedequelpaysilallaitêtreaffecté,ilavaitsoudainentendudesvociférationsenprovenanced’unedeschambresvoisines.
Ilavaitmarquéunepause,hausséunsourcilets’étaittournéverslaporte.Àpeineétouffésparlesmurs,luiparvenaientlescrisd’unefemmeencolère.
Illesavaitécoutésmalgrélui.Aprèstout,n’était-ilpasunespion?—Espèced’écervelée!Tun’esvraimentbonneàrien!Àquoibonapportercetterobesituas
oubliélesgantsquivontavec?Jordans’étaitrenfrogné:aucunepersonnedequalitén’avaitàs’enprendreaussivertementàses
domestiques.—Seigneur,Mara,tumepoussesàbout!Pourquoifaut-ilquetufassestoutdetravers?Jeme
doutaisquetumegâcheraiscettepartiedecampagne.Jet’auraisbienlaisséeàlamaisonsijen’avaisétéaussibonne.Etc’estcommeçaquetumeremercies?
—Mais,maman,lesautresgantsvonttrèsbien…—Net’avisepasdemerépondre!Paf!Jordanenétaitdemeurébouchebée.—Voilàpourtoninsolence,petitedévergondée!Jordanavaitfixélaporteaveceffarement:c’étaitàsaproprefillequecettefemmes’enprenait
avecautantdeviolence!—Jesuisdésolée,maman,pardonne-moi.
Jordans’étaitrenfrognédeplusbelle.Oublierdesgantsn’étaittoutdemêmepasuncrime!—Restons,maman,s’ilteplaît.Jenetecauseraiplusd’ennui.Samèreluiavaitréponduparunreniflementdédaigneux.—J’ycomptebien,avait-elledit.Jesuisvenueicipourrevoirdesamis.Manque-moiencoreune
seulefoisderespectetjeterenvoieàlamaisonoùtut’expliquerasavectonpère.—Non,mère,parpitié!Jemetiendraimieuxàl’avenir.Jordanconsidéraitmaintenantlaported’unairsombre:voilàquiluidéplaisaitsouverainement.Emportéparunjustecourroux,ilavaiteuenvied’appliquerlaméthodedeRohan:défoncerla
porteàcoupsdepiedpourallersaisirlamèreindigneparlecollet.Maisilétaitcensésecomporterenêtrecivilisé.Unpeudestratégies’imposait.Dissimulant la fureur que lui inspirait l’injustice flagrante dont était victime la jeune fille, il
s’étaitcomposéunemineinsoucianteetavaittendulamainverslapoignéedelaporte.—Crois-moi,avait-ilentendujusteàcemoment-là,jeferaitoutmonpossiblepourtetrouverun
maripendantceséjour.Dieusaitcombienj’aihâted’êtredébarrasséedetoi…Jordanavaitpoussélebattantavecunsourireradieux,avantdesefigersurplaceenfeignantla
stupeur.—Oh !Oh, bonté divine… Je suis terriblement désolé… Je pensais que c’étaitma chambre !
Veuillez m’excuser, mesdames ! Mince, voilà qui est gênant. J’ai dû me tromper de couloir, jepense…
Devantluisetenaitunehauteetfinedameàl’alluredistinguée.— Comme vous le voyez, monsieur, avait-elle répondu avec un air méfiant, ceci est notre
chambre.—En effet. Je suis confus. Sauriez-vous par hasardm’indiquer le chemin de la salle du petit
déjeuner?Soninterlocutriceavaitcroisélesbrassursapoitrineavecunsoupiragacé.—Continuezlecorridor,puisprenezl’escaliersurvotregauche.—Surmagauche,c’estentendu…Euh,quelcorridor,aujuste?La femme avait penché la tête avec une expression laissant entendre qu’il devait être un peu
demeuré.—Celuiquisetrouvejustederrièrevous.Envoilàdesmanièresagréables,avaitpenséironiquementJordan.— Mais j’oublie la plus élémentaire politesse, avait-il soudain lâché. Permettez-moi de me
présenter,puisquenoussommestousdesinvitésencelieu.Ilavaitdécochésonplusbeausourireàlamarâtre.—JesuislecomtedeFalconridge.—Ah,bien!avait-ellefait,brusquementaimable.Cetteréactionn’avaitguèresurprisJordan.—Jedoisdirequej’aientenduparlerdevous,milord.Iln’endoutaitpasuninstant:unemèrecherchantàcasersafillesedevaitderepérerlesmeilleurs
partisdelabonnesociété.Etilsesavaitl’unedesproieslesplusconvoitées.—JesuisladyHelenBryce.MonmariestsirDunstanBryce,baronnet,etvoicinotrefille,Mara.—MademoiselleBryce…Jordan s’était incliné avec une réserve respectueuse devant la mince jeune fille aux cheveux
sombresquiétaitassisesurl’ottomanedelachambre,têtebasse.
—DisbonjouràM.lecomte,Mara,luiavaitaigrementlancésamère.L’interpellée avait redressé lentement lanuqueet levévers Jordan, sous la frangenoirede ses
cils,unregardpleindecandeurblessée.Sesyeuxétaientd’unbrunsiintensequ’ilconfinaitaunoir,toutcommesacheveluresoyeuse.Parcontraste,sapeausemblait trèspâle,presqueblanche–sauf,biensûr,àl’endroitoùlagifledesamèreavaitlaisséuneempreinterose.
Dèsqu’ilavaitpuadmirersonvisage,Jordanavaitsentisoncœurmanquerunbattement.—Bonjour,milord,avait-ellemurmurédansunsouffle.Ildevaitlasortirdelà.D’unseulcoup,lanécessitédelasauvers’imposaitàsonesprit.—Peut-êtreMlle Bryce aura-t-elle l’amabilité dem’indiquer où se trouve cette, euh, fameuse
salledupetitdéjeuneroù,sij’aibiencompris,nousdevonstousnousréunir.—Maisnaturellement!s’étaitexclaméeladyHelenenleregardantcettefois-cicommes’ilétait
l’hommeleplusintelligentdumonde.Mara,machérie,situmontraislecheminàSaSeigneurie?—Oui,mère,avaitrépondulajeunefilleenselevantetensedirigeantverslaporte,latêtede
nouveaubaissée.Jordans’étaiteffacépourlalaisserpasser.Ils’étaitempresséensuitedeluiemboîterlepaspour
s’interposerentreelleetsonentremetteusedemère,etavaitrefermélaportedelachambreaunezdecettedernière.
Unefoisdanslecouloir,MlleBryceavaitàpeineréponduàsestentativesdeconversation.—D’oùvenez-vous?…Avez-vousdéjàeul’occasiondecroiserlesautresinvités?…Splendide
demeure,n’est-cepas?…Etlesjardinsmesemblenttoutaussimagnifiques…Jesuissûrquenousallonspassericiuntrèsagréableséjour.
Quandilsétaientparvenusenhautdel’escalier,elleavaitpivotésoudainversluietrivésesyeuxauxsiens.
—Vousaveztoutentendu,n’est-cepas?Cettequestionabruptel’avaitprisdecourt.—Jevousdemandepardon?Elleavaitfroncélessourcilsavecimpatience.Ilavaithésitéuninstant,craignantdelafroisser.Maisilvoyaitbienqu’ellesemblaitpréférerla
véritéet,avecunhaussementd’épaules,avaitrenoncéàmentir.—J’enaientenduassezpoursavoirquevousneméritiezpasun tel traitement.Commentvous
sentez-vous?Elles’étaitraidieetavaitdétournéleregard.—Jesuishabituéeàcegenrede…crises.Vousn’étiezpasréellementperdu,jesuppose?Ilavaitfaitnondelatêteavecunsourirecontrit.Ellel’avaitconsidéréavecunairdouxettriste.—Mercid’êtreintervenu.—Àvotreservice.Ilavaitsecouélechef,encoreperturbéparlabrutalitédeladyHelenenverssaproprefille.—Pourquoivoustraite-t-elleainsi?—Elleatoujoursétécommeça.Ellen’apasbesoinderaisonpours’enprendreàmoi.Ill’avaitcontempléeensilence.—Jesuisvraimentdésolé.—Ce n’est pas grave. Je pense que je ne devrais pas avoir à supporter ça encore longtemps,
avait-ellemurmuréavantdeseretournerversl’escalierpourledescendre.
Jordan l’avait suivie, fasciné. L’expression abattue de la jeune fille était remplacée par uncomportementdeplusenplusrésoluàmesurequ’ilss’éloignaientdesamère.
—Qu’entendez-vousparlà?—Hum?Oh,rien.Elleluiavaitadressépar-dessussonépauleunpetitsourireduretentendu.Jordan avait déjà vu un sourire semblable. Sur le visage deVirgil. C’était le rictus lugubre et
crânedeceuxquiontsurmontébiendesépreuvesdansleurvie.MlleBryceavaitreportésonattentiondevantelle.—Puis-jevousdemanderunservice?—Toutcequevousvoulez,avait-ilréponduavecuneferveurquil’avaitsurprislui-même.Elleavaitmarquéuntempsd’arrêtetpivotédenouveauverslui.—Neparlezdeçaàpersonne.Ilavaitcroisésonregardetyavaitdiscernédesprofondeursqu’iln’avaitjamaisvuesauparavant
danslesyeuxd’unejeunefille.—Ne vous inquiétez pas, avait-il chuchoté.Votre secret sera bien gardé avecmoi. Je vous en
donnemaparole.Lesouriredegratitudequiavaitalorsilluminésonvisageauraitpuservirdeviatiqueàn’importe
queljeunehommependantuneguerreentière.— Merci, avait-elle dit avant de rabaisser ses cils soyeux et enchanteurs et de se tourner
gracieusementversuneporteouvertesurlevestibule.Voicilasalledupetitdéjeuner,milord.Jordan ne parvenait pas à détacher les yeux de la jeune beauté qu’il avait suivie dans la pièce.
Toutetracedelabrimad