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L'inferno club (Tome 3) - Charme noir (J'ai lu Aventures & …ekladata.com/Tyl2qZLkxcygmsGnveY_RPHMw-c/EBOOK_Gaelen... · 2016. 11. 13. · certain charme dans la fadeur de la vie

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  • GAELENFOLEY

    L’INFERNOCLUB–3

    Charmenoir

    Traduitdel’anglais(États-Unis)parFrançoisDelpeuch

  • FoleyGaelen

    Charmenoir

    L’infernoclub3

    Collection:AventuresetpassionsMaisond’édition:J’ailu

    Traduitdel’anglais(États-Unis)parFrançoisDelpeuch

    ©GaelenFoley,2011Pourlatraductionfrançaise©ÉditionsJ’ailu,2016Dépôtlégal:septembre2016

    ISBNnumérique:9782290067222ISBNdupdfweb:9782290067239

    Lelivreaétéimprimésouslesréférences:ISBN:9782290037256

    CompositionnumériqueréaliséeparFacompo

    http://www.facompo.fr

  • Présentationdel’éditeur:LadyPiersonarencontrélecomtedeFalconridgeàl’époqueoùiln’étaitqu’unjeunediplomateetelle,unepetitesottenaïvequ’ilaabandonnéesansexplicationpourpartirsurleContinent.Douzeannéessesontécoulées.JordanrevientàLondres,ettoutachangé.Veuve,Maraestdevenueunemondainesûred’elle-même.OnluiprêteuneliaisonavecleRégentet, pourcontrecarrercetterumeur,ellefeintderetomberdanslesbrasdeJordan,quiestmembred’unesulfureusesociétédelibertins.Àsongrandétonnement,leuranciennepassionrenaîtdesescendres.Maiscommentsefieràunhommequil’adéjàtrahieetquisembleencoredissimulerbiendeschoses?

    Biographiedel’auteur:GAELENFOLEYestl’auteured’unevingtainederomances,situéesàl’époquedelaRégenceanglaise.Traduitsendix-septlangues,seslivresontreçudenombreuxprixetfigurentparmilesbest-sellersduNewYorkTimes,deUSATodayetduPublisher’sWeekly.

    Couverture:Piauded’après©MagdalenaRussocka/TrevillionImages

    ©GaelenFoley,2011

    Pourlatraductionfrançaise©ÉditionsJ’ailu,2016

  • GaelenFoley

    Auteurederomanceshistoriquesauxmultiplesrécompenses,elleapubliéunevingtained’ouvragesquisedéroulentàl’époquedelaRégenceanglaise.Traduitsendix-septlanguesàtraverslemonde,seslivresfigurentparmilesbest-sellersduNewYorkTimes, deUSATodayetduPublisher’sWeekly.

  • DumêmeauteurauxÉditionsJ’ailu

    Doucesvoluptés

    NO6172Unefemmededésirs

    NO7348Sonuniquedésir

    NO8696

    L’INFERNOCLUB

    1–Caressesdiaboliques

    NO98112–Baisersmaudits

    NO10004

  • «Amour,quiforcetoutaiméàaimerenretour,mepritsifort[…]que,commetuvois,ilnemelaissepas.»

    DanteAlighieri, LaDivineComédie,«L’Enfer»,chantV

    (traductionJacquelineRisset,GF-Flammarion,1985)

  • Sommaire

    TitreCopyright

    Biographiedel’auteur

    GaelenFoley

    DumêmeauteurauxÉditionsJ’ailu

    Prologue:lavoiedudestin

    Chapitre1

    Chapitre2

    Chapitre3

    Chapitre4

    Chapitre5

    Chapitre6

    Chapitre7

    Chapitre8

    Chapitre9

    Chapitre10

    Chapitre11

    Chapitre12

    Chapitre13

  • Chapitre14

    Chapitre15

    Chapitre16

    Chapitre17

    Chapitre18

    Chapitre19

    Chapitre20

    Chapitre21

    Épilogue

  • Prologue:lavoiedudestin

  • Angleterre,1804Appartenir à un ordre de chevalerie secret et pluriséculaire qui avait juré de combattre lemal

    n’étaitpasundestinpourlescœursfaibles.Agentfraisémoulu,JordanLennox,vingt-deuxans,comtedeFalconridge,venaitd’acheverles

    années d’entraînement rigoureuxque l’Ordre dispensait à ses recrues dans son école d’inspirationmilitaire,situéedanslescontréessauvagesetreculéesdel’Écosse.

    Là-bas,avecsesfrèresd’armes,ilétaitpassémaîtredanstoutessortesdejeuxdangereux.Ilétaitcapabledegrimperdesà-picsens’aidantuniquementdecordesetdepoulies,avaitdéjàtraversélaManche à la nage et pouvait élaborer des explosifs avec un peu de salpêtre et des objets de la viequotidienne. Il savait parler six langues, naviguer aux étoiles, et son fusil à canon lisse lui était sifamilierqu’ilpouvait,lesyeuxbandés,mettreuneballeaumilieud’unecibleàcinquantepas.

    Tellesétaientlescapacitésrequisesdetoutjeunechevalierdel’Ordresurlepointd’êtreenvoyéenmissionpourlapremièrefois.

    Jordan, toutefois,plusprudentet réfléchiquene l’avaient jamaisété ses impétueuxcamarades,même au début de leur illustre carrière, avait déjà pris la décision de ne pas laisser sa vocationd’espionaffectersonexistencesurlelongterme.

    AprèsavoirpassédesannéessouslaféruledeVirgil,leursévèremaître,ils’étaitjurédenepasterminer«commeça».

    Trop d’agents expérimentés affichaient lemême air lugubre que leur chef et partageaient soncynismequiconfinaitàl’amertume,ainsiquesesmanièresrudes.

    Safroideurdepierre.Àquoibonsignerdesonsanglesermentdel’Ordreetpromettredeprotégerleroyaumeettous

    ceuxqu’onaimait–familleetamis–sic’étaitpourseretrouveraussimort,aufonddesoi,qu’unmorceaunoircideboispétrifié?

    Aussi était-il résolu, quels que soient les endroits où ses futures missions l’emmèneraient, deprendregardeàcequesontravailpourl’Ordrenel’absorbepasentièrement.

    Etàcettefin,ilnevoyaitguèred’autremoyenquedegarderlecontactaveclesgensordinairesetl’existence de tous les jours, si creuse et banale cette dernière puisse-t-elle parfois lui paraître, encomparaisonaveclaguerreoccultequesesfrèresd’armesetlui-mêmes’étaientengagésàmener.

    SiMaxetRohansemoquaientde l’insouciancede lahautesociété, ilétaitpoursapartdotédeparentsmerveilleux,defrèresetdesœursaimants,d’innombrablescousinsetcousines,ettrouvaituncertaincharmedanslafadeurdelaviequotidienne.

    Participerauxrituelssociauxl’aidaitàpréserversonéquilibre–etc’étaitpourcetteraisonqu’ilavaitacceptél’invitationàcettepartiedecampagne.

  • Ildoutaitcependantdepouvoirresterchezseshôtesjusqu’àlafindumoisdejuillet.Ils’attendaitàrecevoirincessammentsonpremierordredemissionpourl’unedescoursétrangèresquiétaientendanger.

    AvecNapoléonquisedéchaînaitd’unboutàl’autreducontinent,l’Ordreavaitbesoindechacunde ses agents, en particulier les mieux nés, qui avaient accès à des lieux et à des personnesinapprochablesparlecommundesmortels.

    Maisils’occuperaitdecettequestionlemomentvenu.Pour l’instant, l’heureétaitauxpique-niques,aux jeuxdepleinair,à lacueillettedesfraisesen

    compagnie de jeunes dames raffinées, aux quadrilles avec des débutantes, et peut-être à unereprésentationthéâtralequeleurshôtesdonneraientdansleurélégantevillégiature.

    Toutcelaétaitdélicieusementnormaletconstituaitlegenredepasse-tempsauqueln’importequeljeune gentleman de la haute société pouvait s’adonner durant les longues et paresseuses semainesd’été.Jordanappréciaitcetteoccasiondecroirepouruntempsque,àpartletitredontilavaithérité,iln’étaitenriendifférentdesautresfilsdebonnefamilleengoguette.

    Il était même prêt à laisser ses camarades de vacances gagner la plupart des compétitionssportives.

    Iln’étaitpaspréparé,enrevanche,àsarencontreavecMaraBryce…

  • 1

    Londres,douzeansplustard—Ilyaunsplendidespécimendemâlequiesttraindetereluquer,murmuraDelilahàsonamie.Lesdeuxélégantesjeunesveuvesétaientassisesaumilieudupublicfortuné,rassemblécejour-là

    danslagrandesalledesventesdeChristie’s,dansPallMall.— Il est fort bien bâti, poursuivit Delilah. Blond avec un regard de braise. Un costume

    impeccable.Allons,regarde-ledonc.S’ilnet’intéressepas,moijeleprends!—Chut!Jemeconcentre!répliquaMara,ladyPierson.Ignorantlestaquineriesdesonamie,ellegardaitsonattentionfixéesurlecommissaire-priseur

    qui,duhautdesonestradesituéeàl’extrémitédelahautesalle,dirigeaitlesenchèressurunetoiledemaître.

    —Septcentcinquante…Ai-jehuitcentslivres?Huitcentcinquante…—Quevas-tufaired’unautretableau,machérie?chuchotaDelilahensecouantlatête.Cequ’ilte

    faut,c’estunamant,jenecessedetelerépéter.Maraémitunreniflementdédaigneuxsanscesserdesuivrel’escaladedesenchères.—Tuveuxdire,unnouveaumaîtrearrogant?Non,merci.Jeviensjusted’êtredébarrasséedu

    précédent.—Jeteparled’unamant,madouce,pasd’unmari.—L’experteaparlé…Delilah punit cette impertinence d’une tape sur le bras de son amie.Mara lui lança un regard

    malicieux,avantdereportersonattentionsurlecommissaire-priseur.—Non,sérieusement,trèschère,jepeuxt’assurerquejemedébrouilletrèsbiensansconjoint.

    J’ai presque trente ans et je commence tout juste à savourer l’existence dont j’ai toujours rêvé.Pourquoidonnerais-jeaupremiersatyrevenulapossibilitédelasaccager?

    —Bon,tun’aspastortsurcepoint.Maislessatyresontaussileurutilité,vois-tu.Jepensemêmequetufinirasunjourparapprécierleurcompagnie.

    —Celam’étonnerait.Jen’aiaucuntalentencedomaine,monmarimel’aassezseriné,rétorquaMaraenjetantunregarddésabuséàDelilah.

    Lamondaineluiadressaunsourirecompatissant.—Raisondepluspourtetrouverunhommequisachesatisfairelesfemmes.—Unetellecréatureexiste-t-elle?soupiraMara,lesyeuxdenouveaufixéssurleboutdelasalle.—Etcomment!Jepourrais teprêterCole…Maisnon,c’estunemauvaiseidée,car ilfaudrait

    alorsquejet’arrachelesyeux.Maraétouffaunrire.

  • —Ne t’inquiète pas.TonCole n’a rien à craindre demoi.Le seulmâle quim’intéresse en cemomentn’aquedeuxans.

    —Peut-être,mamanpoule,maisprendsgarde :maintenantque tondeuil est terminé, tuvas teretrouversurlalistedesproiespotentielles.

    Marahaussalesépaulestoutenobservantsesconcurrentsdanslaventeencours.—Quiconqueessaieradem’attrapers’ycasseralesdents.—Ai-jeentenduneufcents?s’enquitlecommissaire-priseur.Marasehâtadeleverunenouvellefoissonécriteaunuméroté.Delilahpoussaunsoupirennuyé.— Pourquoi dépenser une fortune sur ce vieux portrait sinistre d’une femme de marchand

    hollandais?Elleesthideuse,detoutefaçon,avecsongrosnez.—L’artneserésumepasàlabeauté,Delilah.D’ailleurs,cettetoilen’estpaspourmoi.—Millelivres!annonçalecommissaire-priseur.—Pourquiest-elle,alors?demandaDelilah,surprise.Marahésitauninstant.—Ehbien?insistasonamie.—PourGeorge,avouafinalementlajeunefemmeàvoixbasse,toutenbrandissantdenouveau

    sonécriteau.—George?—Ai-jeonzecents?interrogealecommissaire-priseur.—QuiestceGeorge?répétaDelilahavecunecuriositéavide.Maraluidécochauncoupd’œildiscretmaislourddesous-entendus.Delilahécarquillalesyeux.—Oooh…fit-elle.CeGeorge-là!Leprincerégent?Elleémitunhoquetderavissementétranglé.—TuasdoncbienuneaventureavecPrinny!J’enétaissûre!Ohmais,machérie,ilesttellement

    gros!Enfinbon,ilvaêtreroi…Est-ilamoureuxdetoi,aumoins?SeigneurDieu,ilpourraitt’offrirdesdiamantsgroscommelepoing!

    —Delilah!—Etcommentsedébrouille-t-ilaulit?s’enquitcettedernièreavecunehilaritésansvergogne.Je

    pariequec’estunempoté!Jeveuxdire:autantquelesautreschefsd’État,jesuppose.TuasvuLouisdeFrance?Luiaussi,iladel’embonpoint,etpuisilestvieux.Maintenant,cen’estpasnonplusunavortoncommeNapoléon.

    Laveuvejoyeuseponctuacettediatribeavecunriredecoquettequasihystérique.—Moinsfort,pourl’amourduCiel!chuchotaMaratoutenseretenantdel’imiter.Écoute,petite

    écervelée, je n’entretiens aucune liaison avec le régent. Nous sommes seulement amis. Amis, tum’entends?

    —C’estcela,oui!—SonAltesseroyaleestleparraindemonfils,commetulesaistrèsbien.Celanevapasplus

    loin.—Vadoncenconvaincrelarumeur,machérie,rétorquaDelilahavantdecroiserlesbrasetde

    dévisagersonamieavecunairentendu.TouteslesvisitesqueturendsàCarltonHouseontfiniparsusciterdes…spéculations.

    Marasoupira.Jesais,pensa-t-elleaveclassitude.

  • Cemonde était décidément bien pervers. Pourquoi fallait-il que les gens imaginent toujours lepire?

    —Onzecents…Ai-jeentendudouzecents?lançalecommissaire-priseurtoutenparcourantlasalledesyeux.Onzecentcinquante?

    Maralevahautsonécriteauetjetadebrefsregardsautourd’elleensemordillantlalèvre.—Jecroisbienquejeviensd’acheter…—Venduàlacharmantedame!Avecunhochementdetêtepoliàl’adressedeMara,lecommissaire-priseurabattitsonmarteau

    sursonsocle.—Voilàuneaffairerondementmenée,déclaraMaraavecunsouriresatisfaitensetournantvers

    Delilah.Ellevitquesonamielaconsidéraitavecuneexpressionsongeuse.—Quoi?s’enquit-elle.—Onzecentslivres?Machérie,jeviensjustedemeublerpourcettesommetoutemarésidence

    balnéairedeBrighton.Àquoibondépenserautantpourlerégents’iln’estqueton«ami»?— Parce que, repartit Mara sur un ton parfaitement raisonnable, Gerrit Dou est la dernière

    coqueluchedesamateursd’art.Etpuis…Elles’interrompitsoudain,nesachantsielleavaitledroitd’endireplus.—Etpuis?demandaDelilahensepenchantverselle.— Et puis… il se trouve que j’ai appris l’imminence d’un certain événement royal. Vois-tu

    comme je suis finaude?ajouta-t-elle surun ton taquin.Moi, j’aidéjàmoncadeau tandisquevousautres,vousallezdevoircourirentoussenspourtrouverlevôtreaprèslaproclamationofficielle.

    — La proclamation de quoi ? questionna son amie en tirant sur son bras. A-t-il enfin reçul’autorisationdedivorcer?Ceseraitfantastique!Vouspourriez…

    —Non,désolée:secretd’État.Maragloussadevantl’airimplorantdeDelilah.—Tunevasvraimentrienmedire?s’exclamacelle-ciavecuneexpressionpeinée.—Sijem’yrisquais,celamevaudraitunséjouràlaTour!—Voyez-vousça…— Je t’assure que c’est une grosse nouvelle –mais ce n’est pas àmoi de la rendre publique,

    comprends-tu?Detoutemanière,tuenentendrasbientôtparler.Celadevraitêtreannoncédansunesemaineenviron.

    —Tuesméchante.—Et c’est toi quimedis ça ?Àpropos, où est le « splendide spécimendemâle » que tume

    vantais tout à l’heure ?Avec son « costume impeccable » et son « regard de braise » ?Voilà unprogrammequimeparaîtalléchant!

    —Jecroyaisqueleshommesnet’intéressaientpas.—Ilnecoûteriendejeterunœil,n’est-cepas?Delilahinspectalasallerapidement.—Ilestparti,lâcha-t-elle.Jenelevoisplus.Ellepritunemineboudeuse.—Quandmême,situcouchaisaveclerégent,tumeledirais,n’est-cepas?—Pour que tu ailles ensuite le crier sur les toits ?Certainement pas, répliquaMara avec une

    moueboudeuse.—Mais,trèschère,c’estbienparcequejesuislareinedescancansquetum’adores!

  • —Pasfaux.Celaétant,jen’aiaucunerévélationàtefaire:SonAltesseroyaleestleparraindemonfilsetmonami,c’esttout.

    —Tonami…—Ilnousamontréunesollicitudesansfaille,àThomasetàmoi,depuisledécèsdemonmari.—Jemedemandebienpourquoi,murmuraDelilah.—Ilauneépouse,tusais,luirappelaMara.Delilahlaissaéchapperunreniflementdubitatif.—Etc’estcensémeconvaincre?— Oh, allons, personne n’ignore que le prince a toujours préféré les femmes mûres. Il est

    simplementgentilavecmoi,voilàtout.Etj’éprouvepourluiunereconnaissancequetunepeuxpascomprendre,ajoutaMarainpetto.—Bref,c’estquelqu’unquej’aimebien.— Voilà qui est charmant, ma chérie, mais tu dois être la seule personne en Angleterre à

    l’apprécierautant.—Peum’importecequ’onracontesurlui.J’adorenotrePrinny.Ilauneâmed’artiste.—Exactement ce dont notre pays a besoin…Bon, pouvons-nous y aller ? suppliaDelilah.On

    étouffeici,etçasentcommedanslegrenierdemagrand-mère.—Soit.J’aiobtenucequejevoulais.Etpuis,j’aihâtederetrouverThomasàlamaison.Ils’est

    réveilléhieraveclenezquicouleetcelam’inquièteunpeu.—Lenezquicoule?Quelle tragédie!Etcombiendemédecinsas-tumandésdepuishierpour

    soignernotrepetitvicomte?—DelilahStaunton,tun’yconnaisrienenenfants.—J’ensaistoujoursassezpourleséviter,repartitlamondaineenroulantlesyeux.Maralatoisaavecunairsévère.Delilaheutunriredésinvolte.— Viens donc. Je vais aller demander qu’on avance nos voitures pendant que tu paieras ta

    peinture.Maraopinaduchefetselevadesonsiège.Tandis qu’elles manœuvraient la jupe longue de leur toilette entre les rangs d’une assistance

    encorenombreuse,Mararepensaà lamauditerumeurqui laprésentaitcommelanouvelleamiedecœurdurégent.

    Ilétaitévidentqu’ellen’allaitpasrisquerd’insulterlefuturroiennianttropvigoureusementcesracontars,caronpourraitcroirequel’idéed’êtresamaîtresseluirépugnait,orpourrienaumondeellenevoulaitheurterlatrèsgrandesensibilitédesonroyalcamarade.Georgen’étaitdéjàquetropembarrasséparsonpoids,ettropfacilementenclinàsesentirrejeté.

    À cause de l’éducation de ses parents qui l’avaient soumise à un régime constant de critiquesacerbesetdedénigrement,Maraétaitfortbienplacéepoursavoircombienlavieétaitdifficilepourquiconque souffrait d’un manque complet de confiance en soi. Voir sa valeur et ses qualitésperpétuellement remisesencause finissaitpar imprégner l’espritd’un sentimentaccablantd’échec,dontilétaitquasimentimpossibledesedéfaireparlasuite.

    Ellecomprenaitdonclessouffrancesintimesdupauvrerégentquin’avaitjamaiseulachancedesemontrerà lahauteurdesattentesdesonpère, le roi,niencoremoins l’occasiondecombler lesespoirsdesescompatriotes.LesAnglaisaspiraientàunWellingtonauphysiqued’Adonis,etonleuravait donné un dilettante irrésolu et corpulent qui avait rapidement sombré dans une sorte demélancolie.

  • LapressionquipesaitsurlesépaulesdeGeorgeétaittitanesque,etiln’étaitpasbâtipourassumeruntelfardeau.Marasavaitqu’ilavaitbesoind’amisautourdelui–devraisamis,nond’unebandedeflagorneurshypocrites–et,aprèscequ’ilavaitfaitpourelleetsonpetitgarçon,elleétaitheureusedepouvoirluitémoignerenretouruneloyautéindéfectible,saréputationdût-elleenpâtir.

    Lequ’en-dira-t-on,de toutemanière, lui importaitpeu.Ellen’étaitplusunegaminededix-septansobsédéeparl’opiniondesautres.

    ÉtantdonnélasituationdePrinny,laréactionlaplusaviséeétaitdesegausserdelarumeuretdenelanierquemollement,afindenepasblesserlasusceptibilitédeSonAltesse.

    Après tout, l’amitié d’unmonarque n’était jamais acquise. Si Beau Brummell en personne, leprincedesdandys,avaitpudéchoirdelafaveurroyaleàlasuited’uneplaisanteriedetrop,nuln’étaità l’abri d’une pareille disgrâce. Le prince régent avait beau être impopulaire, il avait toujours unpouvoirabsolusurchacundesmembresdesacour.

    Maintenant, il était peu probable que George ait vraiment envie d’elle. Il n’avait émis quequelquesraresallusionsàcesujet,souslaformedecomplimentsbadinsetsansconséquence.Qu’ilpuisse s’être épris de sa personne était une éventualité trop terrifiante pour être sérieusementenvisagée.Non,sedit-elle,SonAltesseroyaleappréciaitsimplementsacompagnie–cequiétaitdéjàbeaucoup:ellen’auraitpuendireautantdesondéfuntmari.

    LarumeurdesarelationavecPrinnyn’allaitdurestepassansavantage,puisqu’ellelapréservaitdesavancesdesespairslespluslubriques,aucunn’osantladisputeraurégent.

    Delilahavaitraison:lesveuvesquiavaientsugarderunepartdejeunesseetdebeautéétaientlesfemmeslespluscouruesparlesséducteursdelahautesociété.

    Ilfutuneépoqueoùelleauraitsavouréd’êtreainsirecherchéepartantdemâles–maisc’étaitilyalongtemps.Sabrèvecarrièredecoquetteluisemblaitapparteniràuneautrevie.

    Sesprioritésétaientdifférentes,aujourd’hui.Ellen’étaitplusunejeunedébutantepeusûred’elle-même,désespérémentenquêted’unmariquil’arracheraitaufoyersansamourdesesparents.Elleétaitunefemmeindépendantequis’étaitbattuepourobtenirsaliberté.C’étaitlanaissancedesonfils,deuxansauparavant,quil’avaitpousséeàmontrercedontelleétaitcapable.Elleétaitdevenuefortepourlui.

    Une fois dans l’aile qui longeait la salle des enchères, elle put se diriger avecDelilah vers lagalerie où une petite foule déambulait tranquillement. Son amie salua au passage plusieursconnaissancesd’unsignedetête.Mara,sursestalons,considéraitavecmorositélapluiefrappantleshautesfenêtrescintréesquis’ouvraientdanslemuropposé.

    Lalumièreterneetgrisedelafindel’hivernemettaitguèreenvaleurleschefs-d’œuvredisposésavecnégligencedanslagalerie.Desdouzainesdepeinturesàl’huileenrecouvraientlesmurs.

    Nombredecestoilesdemaîtresavaientchangédemainaufildutempssanspourautanttrouverleurvraifoyer.Ilyavaitquelquechosedepoignantàlesvoirainsipenduesaumur,commesiellesattendaientlapersonnequiapprécieraitenfinleurbeautésubtile.

    Ellerepensaàsonprétenduamantavecunsouriredésabusé.Le régent aurait probablement acquis toutes cesœuvres, si le pays ne s’offusquait déjà de ses

    dépenses.Ellepromenaunœilnostalgiquesurleslonguestablesoùétaientexposésdesstatues,desvases,

    desbijouxetd’autresobjetsd’artattendantleurtourd’êtremisauxenchères,encompagniedevieuxlivresraresetdequelquesanciensmanuscritsenluminés.

    Commeellerelevaitlatêtepourdirigersespasaumilieudelafoule,ellecroisaleregardd’unhommeadossécontrelemurdufond,àquelquesmètresdedistance.

  • Ellesefigeaaussitôt,lesoufflecoupé.Elleconnaissaitcethomme.Ouplutôtellel’avaitconnu,desannéesauparavant.Unsplendidespécimendemâleavecuncostumeimpeccableetunregarddebraise–exactement

    commeDelilahl’avaitdécrit.JordanLennox!Ill’observaitlui-même,sanslemoindresourire.Maiscomment…?Quediablefaisait-ildoncici?Une douleur la saisit tandis qu’elle soutenait son regard, une brusque poussée d’angoisse qui

    l’étreignitsansprévenir.Delilahavaitpoursuivisoncheminsansremarquerquesonamies’étaitarrêtée.Maraétaitparalyséedestupeur.Ilétaitnaturellementprévisiblequ’ellefinissepartombersurluiunjouroul’autre,maislevoir

    ainsidevantelle,aprèstoutcetemps…Ilplissalespaupièresavecunairdecuriositédistante,sanslaquitterdesyeux.Envahieparleflotd’unecolèrelongtempsréprimée,lajeunefemmecompritqu’elleallaitdevoir

    passerdevantlui.La salle des ventes de Christie’s ne comportait qu’une seule autre sortie, à l’autre bout du

    bâtiment,orellen’allaitpasdonneràcegredinsanscœurlasatisfactiondelavoirtournerlestalons.Peut-être ne m’adressera-t-il même pas la parole, songea-t-elle. Après tout, je n’étais

    pratiquementrienpourlui.Etpuis,celaremonteàsiloinqu’ilneserappelleprobablementplusquijesuis.

    Commeiln’auraitserviàriendeprétendren’avoirpasreconnusonanciensoupirant–celuique,danslanaïvetédesajeunesse,elleavaitprispourl’amourdesavie–,ellemasqualetumultedesesémotions,raiditl’échineetseremitenmarcheenredressantfièrementlementon.

    Ellen’eneutpasmoinsl’impressiond’êtrenuesousleregardfroidetimpassibleducomte,quineparaissaitpasplusenchantéqu’elle-mêmedecesretrouvaillesimpromptues.

    Alorsqu’elleserapprochaitdelui,latêtehaute,refusantdesemontrerintimidée–commeelleavaitpul’êtrelorsdeleurpremièrerencontre–,elleneputs’empêcherdetrouverleregarddesesyeuxd’unbleuglacialencorepluspénétrantquedanssonsouvenir.

    Etnettementmoinsamical.Il était toujours terriblement séduisant avec sonvisage austère aux traits vaguement nordiques,

    toutenanglesetenméplatsacérés.Maisiln’avaitpasl’airheureux.Tantmieux,pensa-t-elleférocement.Elleavaitelle-mêmesouffertaucoursdesannéesquiavaient

    suivileurséparation.Celan’auraitétéquejusticequ’ilenaitpâtiluiaussi.Toutes les avanies qu’elle avait dû endurer pendant les neuf années de son pitoyablemariage

    auraientpuluiêtreévitéessiJordannel’avaitpasabandonnée,s’ilavaitétéréellementdifférentdesautreshommesquiprétendaientalorsàsamain.

    Oh,ilétaitdifférentd’eux,c’étaitsûr.Alorsqu’ilsétaientsimplementsuperficiels, luiétaitpluscruel,àsamanière,quesonrustrededéfuntmari.

    SiTomavaitétéunemassue,Jordanétaitunscalpel.Ildaigna luiadresserunbrefhochementde têtequandellefut justeenfacede lui, lacohueles

    rapprochantplusqu’ellenel’auraitsouhaité.—Mara…L’entendreprononcerainsisonnomlafittiquer.Commentose-t-ilmeparler?

  • —LordFalconridge,répondit-elled’unevoixréfrigérante.Ellen’avaitpaseuaudépartl’intentionderalentir,maisils’adressadenouveauàelle–comme

    s’ilnepouvaits’enempêcher–surtoncertespolimaiségalementunpeuprovocateur.—FélicitationspourleGerritDou.Maramarqualepaset,setournantverslui,leconsidéraaveccirconspection.Illatoisadelatêteauxpiedsavecunaireffrontémentapprobateur.—Vousêtesenbeauté.Cecomplimentdirectabasourditlajeunefemme.Jordanavaittoujoursété–ouprétenduêtre–un

    modèledevertuchevaleresque.Peut-être avait-il changé. Peut-être avait-il renoncé à jouer au noble paladin. Tant mieux. Le

    mondeétaitassezencombréd’hypocrites.—Merci,lâcha-t-ellesèchement.Commeelles’apprêtaitàreprendresonchemin,illuiadressadenouveaulaparole.—Jenevoussavaispascollectionneused’œuvresd’art.Ilyabeaucoupdechosesquevousignorezdemoi…songea-t-elle.—Jenelesuispas,milord.Aurevoir.—Mara…—LadyPierson,corrigea-t-elleavecacidité,sanspouvoirtoutefoiss’empêcherdeseretourner

    verslui.Croisant les bras sur sa poitrine, elle le soumit au même examen dont il s’était complu à la

    gratifier.Ellene futguère rassérénéede constaterqu’il portait toujours aussibeau.En fait, à songrand

    désarroi,cemufleaucœurinconstantavaitencoreplusfièreallurequedouzeannéesauparavant.Ildevaitavoiraujourd’hui…quoi?trente-quatreans?

    Letempsavaitendurcilejeuneblondaffablepourenfaireunhomme.Ilsemblaittoujoursaussipropresur lui,avecsescheveuxdepaillecoupéscourt, tandisquelesoinmaniaquequ’ilapportaitjadisàseshabitsparaissaits’êtremuéenuneélégancenonchalante.Mais,songea-t-elleavecdédain,pouvait-il en être autrement chez un homme ayant passé sa vie à se prélasser dans les palaiseuropéens?

    Appuyécontreleslambrisdechênedelagalerie,lediplomatemondainjouaitavecunemontredegoussettoutenexhibantuncostumecomposéd’unejaquettevertbouteilledontlecoldroitencadraitunecravated’uneblancheurimmaculée,d’ungiletàmotifdiscretdechevrons,etd’uneculottebruntabacdontlebasétaitserrédanslatigedebottesmontantesàreverschamois.

    C’étaitbienduJordantoutcraché,pensa-t-elleavecunserrementdecœur.Riend’extrêmedanssoncomportementnidanssatenue,maistoutelamaîtriseréservéedugentlemanaccompli.Quedelasubtilité,delaprécision.Unmodèled’exigenceetderigueur.

    Desannéesauparavant,elleavaitentenduundesesamis l’appeler«Falcon»–Faucon–pourabrégersontitredeFalconridge.Cesurnomluiallaitcommeungant.Tell’oiseaudeproie,c’étaitune créature magnifique, farouche et solitaire qui planait au-dessus de la mêlée, inaccessible,regardantlemondedehautetneconfiantsespenséeslesplusintimesqu’auvent.

    Ill’avaittoujoursfascinée.Aujourd’huiencore,poursaplusgrandeexaspération,ellesesentaitattiréevers lui jusqu’auplus intimede sonêtre, sa féminité aspirant à être combléepar lui,mêmeaprèstoutescesannées.

    Luisecontentaitdelaconsidéreravecsondétachementderapacequilamettaitàdistance,alorsqu’ils étaient àdeuxpas l’unde l’autre.Son regardperçantdonnait l’impressionqu’ilpouvait lire

  • danssespenséestoutendemeurant,poursapart,unmystèreimpénétrable.Enfin, au moins avait-elle, depuis qu’elle était veuve, un aperçu de la liberté dont un homme

    pouvaitjouirquandilnemanquaitnidetempsnid’argentetn’avaitdecomptesàrendreàpersonne.Peut-être était-ce d’ailleurs cette volonté d’indépendance qui l’avait éloigné d’elle, jadis. Elle

    avait cru qu’il privilégiait par-dessus tout la famille et les amis, les liens qui rendaient la vie plusdouillette;or,àsongrandétonnement,ilétaitdevenuunvoyageursansracines.

    Maisbon,toutcelan’avaitplusaucuneimportance.LeurhistoireétaitaussimorteetenterréequeTom.

    Mieuxvalaitqu’elles’enaille.Immédiatement.Etpourtantellerestaitlà,captivéeparsonregard,incapablededétournerlesyeux.—Deretourducontinent?s’enquit-elleàcontrecœur,sanssedépartirdesaréserve.Ouavez-

    vousseulementdaignén’octroyerqu’unebrèvevisiteàvotrepatrie,milord?Jordanrangeasamontredanslapochedesongiletetparutamuséparsonhostilité.—Jesuisrentrépourdebon,semble-t-il.Cettenouvellesecoualajeunefemme.Formidable.Maintenant,ilvafalloirquejem’attendeàle

    croiserunpeupartout…Delilah, qui avait continué àmarcher, avait fini par pivoter en se découvrant seule et se hâtait

    maintenant de rejoindre son amie. Parvenue à sa hauteur, elle sourit au comte avec un airappréciateur,avantdelanceràMarauncoupd’œilperplexe.

    —Dois-jet’attendre?questionna-t-elle.—Inutile.J’arrive,réponditlajeunefemme.Jordan,cependant,enprofitapourdécocheràDelilahsonsourireleplusdévastateur.—Vousnemeprésentezpas,ladyPierson?eut-ill’audacededemandersuruntonmielleux.Maraserralesdents.—MmeStaunton,lecomtedeFalconridge.—Madame?répéta-t-ilàsonamie,avecunelueurespièglederegretdanssesyeuxbleupâle.Ilpritlamainqu’elleluitendait.—Hélas, lordFalconridge,monpauvremari a rejoint leSeigneur,précisaDelilahd’unevoix

    ronronnante.—Commec’estdommage,murmura-t-ilavecunfroncementdesourcilslourddesous-entendus.Courbantlebuste,ildéposaunbaisersurlesdoigtsdelamondaine.—Enchantédevousconnaître.Maracrispalesmâchoiresencoreplusfort:DelilahdévoraitlittéralementJordandesyeux.—Jem’étonnequenousnenoussoyonspasdéjàrencontrés,lordFalconridge.—Lecomtevitlaplupartdutempsàl’étranger,intervintMaraenletoisantd’unairréprobateur.

    L’Angleterreesttroppetitepoursessemblables.Tropprovinciale,jelecrains.—Vraiment?s’esclaffaDelilah,quiparaissaitunpeuéberluéeparletoncoupantdesonamie.Et

    oùvousontdoncportévospas,milord?—Oui,Jordan,dites-nousunpeu…Danslesseptcerclesdel’enfer,peut-être?—Jesuisloindelesavoirtousparcourus.Jusqu’àprésent,jen’enaieuqu’unaperçu.J’aierré

    icietlà,ajouta-t-ilenrépondantàDelilahavecunsourire.Il adressa ensuite un froncement de sourcils sardonique àMara pour saluer l’allusion de cette

    dernièreausulfureuxInfernoClubauquelilappartenaitdepuislongtemps.Tout Londres savait que seuls les vilains garnements au sang bleu et aux poches bien garnies

    étaient admis dans la villa Dante, le quartier général de cette société élitiste et plutôt mystérieuse

  • rassemblantviveursetlibertinsissusdesmeilleuresfamilles.Desannéesauparavant,Jordanluiavaitassurédesontonleplusdésarmantqu’ilétaitpourainsi

    dire le « berger » du club, celui chargé de s’assurer que les autresmembres retrouvent indemnesleurs pénates le soir – sans doute à l’issue de séances débridées de beuverie, de débauche ou dequelqueautredévergondageauxquelssescamaradesselivraientaumilieudelanuit.

    Commeellen’avaitalorsquedix-septans,elleavaiteul’ingénuitédelecroire.Ellecomprenaitmaintenantqu’ildevaitracontercelaàtouteslesjeunesfillesqu’ildésiraitséduire.

    Celaavaitmarchésurelle,entoutcas.— Provinciale ou pas, ajouta-t-il d’une voix désinvolte tout en regardant Mara, Londres est

    aujourd’huiredevenuemonfoyer.—Le royaume a bien de la chance, lâcha-t-elle sur un ton sarcastique, autant troublée par sa

    présencequepar la confirmationde son retour.Allons,viensdonc,Delilah.Thomasm’attendà lamaison.Bienlebonjour,milord.

    —Ahoui,Thomas,biensûr…Etcommentvavotrecharmantépoux,milady?s’enquit-ilavecimpudence.

    Maraledévisagea,prisedecourt.—VoilàdeuxansquelordPiersonn’estplusdecemonde.C’estdemonfilsquejeparlais.—Ah,fitJordansansparaîtrelemoinsdumondesurpris.J’ensuisdésolé.Ilponctuacesparoleshypocritesd’unbrefhochementdetête.Ellecompritalorsqu’iln’ignoraitpasledécèsdePierson.Pourquelqueobscureraison,iln’avaitposécettequestionquepourvoirsaréaction.Pastrèsjoli,songeaMaraenluidécochantuneœilladepeuamèneavantdetournerlestalons.Delilah,malheureusement,semblaitvouloirs’attarder.— Eh bien, lord Falconridge, puisque vous voilà tout juste revenu en ville, pourquoi

    n’assisteriez-vouspasavecladyFalconridgeaudînerquejedonnedemainsoir?Maraseretournad’unbond,éberluéeparcetteproposition.—Avecmamère,voulez-vousdire?demanda-t-il.Delilahcilla.—Oh,vousn’êtesdoncpasmarié?—Certesnon.Dumoins,pasàmaconnaissance.Unebrusquetensionsuivitcesmots.JordanneregardaitpasMaraqui,desoncôté,préféraitgarderlesyeuxfixésailleurs.Elleétaitenfaittétaniséeparlesouvenirdeleurultimesoiréeàlapartiedecampagne,quandelle

    avait risquésaréputationet lecourrouxdesamèrepour le rejoindreencatiminidans le jardindeleurshôtes,ainsiqu’ill’yavaitinvitée.

    Alorsqu’ellecouraitvers luiaumilieudesmassifsdefleursargentéspar leclairde lune,elleavaiteulacertitudeabsoluequ’ilallaitluidemandersamain–etelleétaitdisposéeàlaluiaccorder.

    Chaqueinstantqu’elleavaitpasséavecluidanscettevillégiatureavaitétémagique.Ce n’était pas cependant pour cette raison qu’il avait souhaité la voir, ainsi qu’elle n’avait pas

    tardéàledécouvrirquandilavaitdoucementprissesmainsentrelessiennes:—Jedésiraisvousparlerenprivépourvousfairemesadieux.Ladéceptionqu’elleenavaitéprouvéeavaitmanquédeluiôterl’usagedelaparole.—Vosadieux?—Jedoism’enaller, avait-ildit en ladévisageantavec intensité. J’ai reçucetaprès-midimon

    ordredemissiondesAffairesétrangères.

  • —Etquand…quandêtes-vouscensépartir?—Immédiatement,jelecrains.Elleavaiteudumalàencaisserlechoc.—Serez-vousabsentlongtemps?—Sixmoisaumoins,voirehuit.—Huitmois!Oh…—Jesuisdésolé.Maraavait levertige.Laperspectived’avoirà resterchezsesparents l’accablait.Cependant, si

    ellepouvaitespérerretrouverJordan,elleétaitprêteàcesacrifice,carilleméritait.—Pourrai-je…Pourrai-jeaumoinsvousécrire?s’était-elleenquise.—Oh…C’estquej’ignoreencoreoùjeseraiaffecté.Choquée,ellepeinaitàtrouversesmots.—Faites-moiparvenirvotreadressedèsquevouslasaurez,etjevousécriraitouslesjours.Vous

    n’aurezqu’àmerépondrequandvouslepourrez.—Jenesuispassûrqueceserapossible,Mara,avait-ilrépliquéavecl’accentdelaplusparfaite

    sincérité.Maisj’essaierai.Ilavaitmarquéunepause,avantdebaisserlesyeux.—Mademoiselle Bryce, je comprends que vous ayez hâte de changer de situation. Mais s’il

    vous était possible de différer un temps votre choix, peut-être pourrions-nous nous revoir àmonretour,dansquelquesmois, et sinos sentiments l’unpour l’autren’ontpaschangé… jeveuxdire,c’estlapremièrefoisquejerencontrequelqu’uncommevous…

    —Oh,Jordan!Sanscriergare,elles’étaitjetéeàsoncoupourl’embrassersurleslèvres.Ilavaitparuaussisurprisqu’elledesonaudace.Puisilavaitprissonvisageentresesmainspourluirendresonbaiseraveclaplusdéférentedes

    retenues.—Emmenez-moi avec vous ! avait-elle lâché dans un souffle dès que leurs bouches s’étaient

    séparées.—C’estimpossible,avait-ilmurmuréensecouantlatête.—Pourquoi?—C’esttropdangereux,Mara.Ilavaitfermélesyeux.—Lecontinentn’estplusqu’ungigantesquechampdebataille.Jenevaispasvousentraînersur

    lethéâtredesopérations.Vousêtesensécuritéici.—Nepartezpas!Jemourraiss’ilvousarrivaitmalheur!—Jen’airienàcraindre.Jenesuisqu’undiplomate.Ilfautquej’yaillemaintenant,madouce.

    Oncomptesurmoi.Maconsciencem’yoblige.Etpuis,c’estmondevoir.L’angoissequiselisaitdanssonregardsemblaitcependantdémentirsaconviction.Commeilétaitbeau!etnoble!avait-ellesongéenlecontemplantavecadoration.Commentune

    pauvreidiotecommeelleavait-ellepuséduireuntelhérosaucœurd’or?S’illaquittait,ilfiniraitforcémentparreveniràlaraison,unefoisloind’elle.Elleavaitfixélesolunlongmomententremblant.ToutenelleluicriaitderetenirJordancoûte

    que coûte, d’autant qu’elle avait l’intuition que les sentiments qu’elle éprouvait pour lui étaientpartagés.

  • Auborddudésespoir,prisedepanique,elles’étaitrisquéeàformulertouthautlapropositionlaplustémérairedetoutesonexistence.

    —Pourquoinepasnousmarieravantvotredépart?Commeça,aumoins,elledisposeraitdesapropremaisonetpourraityattendresonretour.Il l’avait considérée avec un regard contrit, avant de tendre la main vers ses cheveux et d’en

    ramenerunemèchederrièresonoreille.—Mara,essayezdemecomprendre.Vousm’êtesprécieuse,maistoutcelaestsisoudain.J’ai…

    desresponsabilités.Nenouslaissonspasemporterparnosémotions.L’onnepeuttomberamoureuxentroispetitessemaines.Notreromanceestnéedel’ambiancedumoment.

    Elleavaitlevélatêteversluipourledévisager.Doutait-ilvraimentdelaréalitédel’élanquilespoussaitl’unversl’autre?

    Elleavaitfailliluiposercarrémentlaquestionmaiss’étaitretenue,blesséedurejetqu’ellevenaitd’essuyeraprèsavoiroséouvrirsoncœurenluiproposantlemariage.

    —Jevousenprie,avait-ilmurmuréavecunairimplorant.Jen’aipaslechoix.Nousdevonsnouscomporterenadultes.Quandjereviendrai,sinossentimentsl’unpourl’autren’ontpaschangéetsivousteneztoujoursàmoi,toutseraenvisageable…Oh,nemeregardezpasainsi.Jeseraideretourenunriendetemps!Vousnem’oublierezpas,n’est-cepas?

    —Oh,Jordan,jamaisjenepourraisvousoublier.—Alorsilvousfaudraêtreforte.—Etvousprudent,avait-ellereparti,lesyeuxembuésdelarmes.Ilavaitgrimacé,puisl’avaitattiréecontreluipourl’embrassersurlefront.—Nevousinquiétezpaspourmoi.Soyezunegentillefilleetnousnousreverronsbientôt.Ilavaitdéposéunbaisersursesmainsavantdelarelâcher.Puisilavaitreculésanslaquitterdes

    yeuxets’étaitinclinéenlisièredujardin.Maraavaitrépriméunsanglotenlevoyants’enfoncerdanslanuit.Ellenel’avaitplusrevudepuis–jusqu’àaujourd’hui.Pasétonnantqu’ellepeineàretrouversonsoufflesouslapressiondesoncorset!Delilahignoraitcependantlepassédouloureuxquilesunissaitetcontinuaitàjacasser.—Vousdevezabsolumentveniràmondîner,milord,celavousdistraira!Lamondaine se rapprochait subrepticement de lui, manifestement enchantée d’apprendre qu’il

    étaitcélibataire.—Matableestréputée.Etpuis, ladyPiersonseraaussidelapartie!Jeconstatequevousvous

    connaissez.Celavousdonneral’occasionderattraperletempsperdu.Etcommevousavezétéabsentunlongmoment,nousserionstoutesdeuxraviesdevousprésenterànosinvités.LeTout-Londressepresseàmessoirées,ajouta-t-elleenserengorgeant.

    Le cœurdeMarabattait la chamade.Elle lançaun coupd’œil sévère à son amiequi n’yprêtaaucuneattention,touteàsonopérationdeséduction.

    —C’estbienaimabledevotrepart,madameStaunton,répliquaJordan.—Non,non,s’ilvousplaît:Delilah…Alorsviendrez-vous,milord?demanda-t-ellesurunton

    résolumentmutin.Lebeaugredinsemblaitflattéparsesminauderies.Maraneluilaissapasletempsderépondre.—Jenecroispasquecesoitunetrèsbonneidée,articula-t-elleentresesdentsserrées.Elle aurait aimé que son amie remarque le regard acéré dont elle accompagna cet avis, mais

    Delilahn’avaitd’yeuxquepourlefringantcomte.—J’enseraihonoré,lâcha-t-ild’unevoixsuave.

  • —Excellent!J’habiteau16ChesterfieldStreet,prèsdeCurzonStreet.—Ah,belemplacement.Etprèsduparc,murmura-t-ilenenveloppantlamondained’unregard

    caressant.S’ilreluquaitDelilahdansl’intentionpuériledel’irriter,songeaMara,ehbien,c’étaitréussi!VoilàquiressemblaitpeuauJordanLennoxaustèredesessouvenirs.—Venezàseptheuresetdemie.Nousdîneronsàhuit,l’informasonamie.Ilhochapolimentlatête.—J’aihâted’yêtre.Mercipourvotreaimableinvitation.Mesdames…IlglissaàMaraunregarddedéfi,avantd’inclinerlebuste.— Si vous voulez bien m’excuser, l’article que je convoite va bientôt être mis aux enchères.

    Souhaitez-moibonnechance.Surce,ilrepartitallègrementverslasalledesventesbondée,offrantauxdeuxfemmeslavuede

    seslargesépaulesetdesonpetitderrièremusclé.MarasetournaversDelilahavecunregardsévèredèsqu’ileutdisparudanslafoule.—Tun’auraispasdûfaireça.—Pourquoidonc? répliqua sonamieen souriant, avantde joindre sesmainsgantéesdansun

    accèsdejubilation.Oh,Mara,ilestparfaitpourtoi!Quelspécimenabsolumentdélicieux!Unamantidéal!

    —Oh,parpitié,tumerendsmalade!grommelaMara,avantdetournerlestalonsetdesedirigerversleguichetdesrèglementspourpayerleGerritDou.

    —Maisoùestleproblème?s’exclamaDelilahenluiemboîtantlepas.—Jeméprisecetindividu!—C’estabsurde!—C’estcommeça.Jeledétesteetilmedéteste.Tul’asbienvu,non?rétorquaMara.Delilahcroisalesbrassursapoitrine.—Cequej’aivu,c’estquevousnecessiezdevousreluquerl’unl’autre.—Ridicule!C’esttoiquiledévoraisdesyeux!Delilahhaussaunsourcil.—Trèschère,tusemblesjalouse.Etpourtanttuledétestes?Envoilàuneénigme!Mara lançaun regard réprobateur à son amie.Son cœurbattait à tout rompredans sa poitrine

    tandisqu’elleseplaçaitderrièrelacourtefiled’attentefaceauguichet.— Eh bien, dit-elle sur un ton détaché tout en tirant sur ses gants, me voilà désormais dans

    l’impossibilitédeveniràtondînerdemain.—Quelleidée!—Saseulevuesuffiraitàmecouperl’appétit,déclara-t-elleavecunfrisson.—Ilauraitplutôttendanceàréveillerlemien,répliquaDelilahavecuncoupd’œilgourmanden

    directiondelasalledesventes.C’estlegenredeplatplutôtroboratif,situvoiscequejeveuxdire.Unbonbifteckanglais.Unefoisunpeuattendri,jelemettraisbienàmonmenutouslessoirs.

    Mara leva les yeux au ciel en entendant son amie débiter ces impertinences qui lui étaientfamilières.

    —Comptes-tuflirterainsiavecluidemain,audîner,devantCole?—Cen’estpasexclu.Pourquoit’ensoucier,detoutefaçon,vuquetunepeuxpaslesupporter?

    Etpuis,cen’estpascommesiColeetmoinousétionsjuréfidélitémutuelle…—Ahoui?Colepartage-t-iltonpointdevue?Aucasoùcelat’auraitéchappé,jetesignaleque

    cepauvregarçonestamoureuxdetoi.

  • Delilahhaussalesépaulesavecunenonchalanceaffectée.—C’estsonproblème,paslemien.Maispourquoicetteaversionàl’égarddelordFalconridge,

    d’abord?Moi,jeletrouvetoutàfaitcharmant.Marasecoualatêteetdétournalesyeux.—Nousavonseuundifférend,ilyalongtemps.—Àquelsujet?—C’estsansimportance!—Bon,puisquecelaremonteàsiloin,pourquoidéterrerlepassé?Marafoudroyasonamieduregard.—Ce n’est pasmon intention. Et je n’ai pas envie d’en parler, ajouta-t-elle avant queDelilah

    l’interrogeplusavant.Cettedernièreserenfrogna.—Tupeuxaumoinsmedirecequ’ilfaisaitàl’étranger,non?—Jel’ignore.Cedevaitêtreenrapportaveclaguerre,grommelaMaratoutensuivantl’avancée

    delafiled’attente.Etmaintenantquec’estfini,cegredinestderetour.—Est-ceunofficier?Ilmeparaîtassezdangereux,murmuraDelilahavantdepoussersonamie

    ducoude.T’a-t-ildéjàmontrésonépée?— Veux-tu bien te tenir ! C’est plutôt une sorte de diplomate. Il travaille pour les Affaires

    étrangères,jecrois.—Captivant!Oùsetrouvait-ilenposteavantderentrer?—Jenesaispas…etjem’enmoque!réponditMaraavecunpeutropd’emportement.Delilahlaconsidéraenfronçantlessourcils.—Soit.Jevaisallerdemanderauvoiturierdenousavancernosattelages.—Oui,vadonc.—Madameestbiensusceptible,marmonnaDelilahavantdesoulever lebasdesa toiletteetde

    s’éloigner.Parvenue devant le guichet, Mara chassa Jordan Lennox de son esprit avec un soupir irrité.

    Cependant, en sortant son chéquier de son réticule et en payant la peinture, elle s’aperçut que sesmainstremblaientencoreaprèscettebrèverencontre.

    Ayantréglésonachat,elleconvintavecleguichetierdeladatedelivraisonduGerritDou.Ellecomptait l’offrir elle-même à son royal ami dès qu’il serait revenu de Brighton. Une fois cesdispositionsprises,elle refermasonréticulesuspenduàsonpoignetet sedirigeavers lasortieoùl’attendaitDelilah.

    Regrettantsabrusquerieenverssonamie,ellelarejoignitavecunaircontrit.—Excuse-moid’avoirétéaussicassanteavectoi,machérie.Revoirce…cetindividum’aunpeu

    chamboulée,jecrois.Delilahladévisageauninstant.—Ilcomptaitdoncbeaucouppourtoi?—Jadis,oui.Maisj’aifiniparcomprendremonerreur.C’étaittropbeaupourêtrevrai,déclara

    Maraensoupirant.—Peut-êtrea-t-ilchangédepuis.—Oh,nousavonschangétouslesdeux.Enpire.ElleparcourutPallMallduregarddansl’attentedesavoitureetsecoualatête.—Jenesaispas,reprit-elle.Jepensaisàl’époquequenouspartagionslemêmepenchant…un

    sentiment beau, tendre et terriblement ingénu. Mais, à l’évidence, c’était une simple rêverie de

  • gamine.Ilestpartisansunregardenarrièreetc’estcommeçaquej’aifiniavecPierson.Delilahécarquillalesyeux.—Piersonétaitdoncunpis-allerdèsledépart?chuchota-t-elle.Marahochatristementlatête.—Iln’ad’ailleurspastardéàs’enapercevoiretnemel’ajamaispardonné.Sonamielaconsidéraavecuneexpressionpensive.—Quoi?s’enquitMara.—Piersonestmort,énonçaDelilah.Tueslibrederefairetavie.Peut-êtreest-celedestinquia

    remislordFalconridgesurton…—Non,lacoupaMara.Ilaeusachance.Iln’estpasquestionquejesouffreunenouvellefoisà

    causedelui.—Quandmême,jenet’aijamaisvueréagiraussi…vivementfaceàunhomme,jusqu’àprésent.—Maréactionestàlamesureduméprisquejeluiporte,jetelerépète.—Tusaiscequ’ondit,trèschère:lahainen’estquel’enversdel’amour.Maraeutunreniflementmoqueur.—Pasdanscecas-là.—Trèsbien.Jevoisquetuteréserves…pourGeorge.Maralançaunregardagacéàsonamie,quis’esclaffa.—Voicimonvéhicule.Aurevoir,machérie.ElleembrassaMarasurlajoueavantd’adresserunsignedetêteàl’undesportiersdeChristie’s,

    quiluiouvritaussitôtlaportedonnantsurl’avenueencombréeetventeuse.—N’oubliepas:demainsoir,septheures!ajoutaDelilah.Viensplustôt,pourquenouspuissions

    casserdusucresurledosdetoutlemondeavantl’arrivéedesautres…—Jeneviensplus,tedis-je.—Maissi!—Certainementpas,puisqu’ilyseraaussi.— Bon, d’accord. Comme tu sembles te désintéresser totalement de ce charmant garçon, je

    m’occuperaipersonnellementdelui.Elleponctuasarepartied’uncoupd’œilentendupar-dessussonépauletoutenrejoignantd’une

    démarchealtièresavoituredontunvaletenlivréeluitenaitlaportièreouverte.Avantquel’attelages’ébranle,elleregardaMaraparlavitreetlagratifiad’unsourirecomplice

    assortid’ungrandsalutdelamain.Causetoujours,songeaMaraunefoisseulesurlepavédelarue.Tesprovocationsmelaissentde

    marbre.Encequilaconcernait,Delilahpouvaitavoircemuflepourelleseule,siçaluichantait.Un instantplus tard, Jack, son fidèlecocher,arrêtaitdoucement lavoituredevant l’entréede la

    maisondevente.Aussitôt,sonvaletvintdéplierlemarchepiedavantdeluiouvrirlaportière.Mara monta dans l’habitacle sans cesser de se répéter qu’il lui était indifférent que Delilah

    réussisseounonàséduireJordan.ToutcequiluiimportaitétaitderetrouverThomasàlamaison–sonfils,safiertéetsajoie,le

    centredesonmonde.Lesréservesd’amourqu’ellepouvaitencoreposséder,elle lesvouaitàsonenfantetà luiseul.

    Sonbébéméritait toutcequ’elleétaitenmesuredeluioffrir.D’ailleurs,unecréatureaussipureetinnocente,aussirempliede tendressenepouvait la trahirni lablesser,à l’inversede laplupartdes

  • personnesquiavaientfaitpartiedesonentourage.Etmêmesi,parleplusgranddeshasards,Jordans’intéressaitdenouveauàelle,celan’avaitaucuneimportance.Elleavaitchoisisondestin.

    Elleétaitaujourd’huilamèredeThomasetnedésiraitriend’autre.

  • 2

    Parfois,lavienesedéroulaittoutsimplementpascommeprévu.Desmissionsseprolongeaientetcertainespersonnes surquivouscomptiezcessaientdevous faireconfiance, renonçaientàvousattendre et continuaient sans vous leur existence.Quand cela arrivait, la seule réaction adéquate ethonorable étaitdenepasprovoquerde scèneetde s’incliner commeungentleman, sidouloureuxcelasoit-il,etdeleslaissers’éloignerenleursouhaitantdetrouverlebonheurailleurs.

    Combien de déclarations enflammées avait-il fini par froisser et jeter au feu au lieu de lesenvoyer,sachantquel’ennemipouvaitparleurbiaisremonterdirectementjusqu’àMara?

    Pourrienaumondeilnel’auraitmiseendanger.Mêmes’ilrisquaitainsidelaperdre.Enfin, ce passé importait peu, désormais. Tout en retournant dans la salle des ventes, Jordan

    refoulasesregretsaveclacolèresardoniquequiétaitdevenueundesesmoyensdedéfense,aumêmetitrequesonfusilàcanonlissepréféré.

    Unpetitsourirefroidn’enrelevaitpasmoinslacommissuredeseslèvres,carilavaitéprouvéune certaine satisfactiondevant l’air atterré qu’avait affiché la jeune femme lorsqu’il avait acceptél’invitationdesonamie.

    Comment aurait-il pu résister à une si belle occasion demettre la dame dans l’embarras ?Detoutefaçon,mieuxvalaitseféliciterdesonexpressiondéconfite,carc’étaitsansdouteleseulplaisirqueluiprocureraitjamaisMaraBryce.

    Saufque,biensûr,pensa-t-ilavecaigreur,ellenes’appelaitplusMlleBryce.Etceladepuisdesannées.

    ElleétaitladyPierson,unerichevicomtessequivenaitdequitterledeuildesonmari.Car il s’était renseignésurelle,naturellement,etensavaitbienplusàsonsujetqu’ilne l’avait

    révélé.Ouqu’iln’étaitprêtàl’admettreenlui-même.Etill’avaitreconnuedansl’assembléebienavantqu’elleneremarqueàsontoursaprésence.Pourquoiavait-ilfalluquecesoitaujourd’hui,précisément,alorsqu’ilétaitplongéjusqu’aucou

    dans unemission pour l’Ordre ? Sans compter que cette journée d’action était l’aboutissement desemainesdepréparationsminutieuses…Maisc’étaittypiquedeMara:elleavaittoujoursétélaplusenquiquineusedesfemellesquelaTerreaitportées!

    Aumoins,l’ayantrepéréelepremier,avait-ileuletempsd’absorberlechocdecesretrouvaillesinattendues.

    Auvrai,ilavaiteubeaufeindreladésinvolture,unflotd’émotionsmêléesl’avaitsubmergéàlavue de la jeune femme – ce qui en soi l’avait déjà secoué : son cœur était engourdi depuis silongtempsquecetteabsencedesentimentscommençaitàl’inquiéter.

  • Etmaintenant, lemaelström de sensations qu’elle avait laissé dans sa poitrine l’obligeait à uninstantdeluciditésansfaux-fuyant.

    Douzeannéesdurant,ilavaitprétendunepassesoucierdecequecettefemmepouvaitfairedesavie. Or, s’il en avait été vraiment ainsi, son esprit méticuleux n’aurait pas emmagasiné autantd’informationssursonexistence.Commele jouroùelles’étaitmariée,parexemple.Ouencore ladate du décès de son crétin de mari, l’emplacement de sa villégiature dans le Hampshire et sonadresseàLondres–au37GreatCumberlandStreet,exactement.

    Ilnesauraitpasnonplusqu’elleavaitunpetitgarçonprénomméThomas,commesabaudruchedepère.Etilnecontinueraitpasàéprouverunvaguedégoûtàl’idéequ’elleaitpuêtreenceintedesœuvresd’unautrehomme.

    Ilauraitaimépouvoir sedirequecettemaniedecollecterdes renseignementssurMaran’étaitqu’une déformation professionnelle. Après tout, s’informer était le cœur du métier d’espion.Cependant,c’étaitbienunesortedefascinationmorbidequ’iléprouvaittoujourspourcettefemme.

    Bon,soit,songea-t-iltoutenremontantl’alléelatéraledelasalledesventespourserapprocherdel’estradeducommissaire-priseur.Iln’étaitpasindifférentàMaraBryce.

    Néanmoins,cequ’ilressentaitpourellenepouvaitêtreappelédel’affection.Bienaucontraire.Illaméprisait.

    Cen’étaitqu’ainsiqu’ilavaitpusupporterleregretdel’avoirperdue.Siseulementelleavaiteulaforcede l’attendreunpeuplus longtemps…Siseulement iln’avaitpasétéaussi raisonnable,aussicirconspect–aussilui-même…

    Il chassa d’un haussement d’épaules le souvenir du désarroi qu’avait provoqué en lui sapropositiondemariageauclairdelune,danslejardindeleurshôtes.Ilavaitsuffid’unbaiserdelapartdecetteravissantejeunefillededix-septans,auxgrandsyeuxsombres,pourdécontenancerlejeuneetintrépideagentsecretqu’ilétait.

    Mais Virgil ne les avait jamais préparés à affronter cette épreuve singulière qu’était l’amour.Jordanavaitétésidésorientéparsespropresémotions,ils’étaitsentitellementhorsdesonélémentqu’ilavaitfailliprendresesjambesàsoncoucommes’ilavaitlediableauxtrousses.

    Auboutducompte,ilavaitpréférélaisseràl’éloignementlesoindeconfirmersicetteattiranceinsensée pour Mara était fondée ou non. De plus, il lui fallait bien assumer ses devoirs enversl’Ordre,commetouslescomtesdeFalconridgeavantlui.

    Surtout, il avait refuséde trahir sesamis–or, si jamais il avaitconfiéàMarases secrets, elleaurait risquéde révélerà son insudes informations sensiblesauxennemisde l’Ordreetdemettreainsiendangersesfrèresd’armes,leurchefoului-même.

    Sipénibleavaitétépourluiladécisiondeprendresesdistancesaveclajeunefemme,ilcroyaitencorefermementavoiragiaumieux.

    Et peu lui importait qu’il ait ainsi sacrifié le bonheur. À la fin, dans une vie d’homme, seull’honneurimportait.

    Pourlemoment,entoutcas,ilétaitsimplementsoulagéqueMaraetlafemmequil’accompagnaitaientquittéChristie’s.Iln’avaitpasbesoindesecasserlatêteàprotégerdeuxécerveléesdelahautesociété,enplusdesuivrelaprocéduredéjàlongueetdélicatedesaprésentemission.

    Cette salle recelait un danger insoupçonnable pour le commun des acheteurs, et le piège qu’ilavaitmisenplaceétaitprécisémentcensédévoilerl’ennemicachédansleursrangs.

    Unpiègedontl’appâtseraitbientôtproposéauxenchères.Ilarrivaprèsdupupitreducommissaire-priseur,emplacementquiluipermettraitderepérersans

    peinequiconquemanifesteraitdel’intérêtpourlesRouleauxdel’Alchimiste.

  • Adoptant une pose nonchalante, il s’adossa au mur et croisa les bras sur sa poitrine, avantd’échangerdebrefsregardsavecseshommespostésendiverspointsdelasalle.

    Il les avait répartis de façon qu’ils puissent surveiller les sorties, tout en gardant à l’œild’éventuelssuspectsparmilesacheteurs.

    Chacund’euxluiréponditavecunlégerhochementdetêtesignifiant:«Rienàsignaler.»Toutsedéroulaitdonccommeprévu.Ilsn’auraientpluslongtempsàattendre,maintenant.Pour l’instant, le commissaire-priseur était occupé à relancer habilement les enchères sur une

    paire d’antiques vases romains. Le prochain numéro au catalogue, cependant, était l’articleexceptionnelsurlequelétaitcentréel’opérationencours.

    Un employé de la maison de vente était justement en train d’installer sur une table, près dupupitre,lecoffretancienenboiscontenantlesrouleaux.

    Jordan examina l’assemblée. Il y avait là des dandys pommadés, des épouses pomponnées demaris fortunésexhibantdeschapeauxélaborés,quelques ratsdebibliothèqueaussi–archivistesauBritishMuseumouàlaBodleianLibrary.

    Oùêtes-vous?Montrez-vousdonc,salestordus!Ilsentaitlaprésencedel’adversairedanslasalle.Ilétaitlà,quelquepart…Maisoùexactement?

    Qui,parmi lespersonnages richeset influentsdeLondres,adhérait ensecretà la secteoccultedesProméthéens?

    Patience…LaventedesRouleauxdel’Alchimisteallaitbientôtleverlesmasques.Enattendant,ilnedevraitpasêtretropdifficiled’identifierleursadversairesdanslafoule.

    D’expérience,JordansavaitquelesProméthéensavaientunairderessemblance,unmêmeregardmort–commesilemalavaitsouffléleurâmequinesereflétaitplusdansleursyeux.

    Alorsqu’ilinspectaitl’assemblée,ilavisal’endroitoùsetrouvaitMaratoutàl’heure.Sonsiègeétait toujoursvide, telle laplacequ’elleauraitpuoccuperdans savie s’il avaitosé lui confier sessecrets.

    Mais il n’avait pas osé. Il avait eu beau la trouver désirable, il la savait également impulsive,irréfléchie,fragileet immature.Iln’était toutsimplementpasenvisageablequ’ilplace laviedesesfrèresd’armesentrelesmainsd’unegaminededix-septans.

    Tout en contemplant sa chaise vide, il se la représentait sans peine, après l’avoir observée unquartd’heuredurantavecunmélanged’envieetderépulsionquiluiétaitmontéàlatête.

    La femme qu’il avait failli prendre pour épouse s’était habillée, pour cet après-midi de find’hiver,d’uncharmantensemblebrunchocolat,couleurchoisiesansdoutepourmettreenvaleursesyeuxsombresàl’éclatfameux.Sonopulentecheveluredejaisétaitretenueparunsimplenœudsurlanuqueetoffraituncontrastesaisissantaveclaluminescencesoyeusedesapeaupâleetveloutée.

    Force lui était de reconnaître que les années n’avaient nullement gâté la beauté deMara. Ellesl’avaientmêmeaffinée–àsesyeux,dumoins.

    Laregarderluiavaitcependantdonnéunpincementaucœur.Ils’étaitsouventdemandéqueltourauraitprissonexistences’ilavaiteuunfoyeretunefamille,

    unsemblantdenormalitéauquelseraccrocherentredeuxmissionssanglantes.Unebonneet fidèleépouseauxbrasaccueillantsetquelquesenfantspourluidonneruneraisontangibled’affrontercesépreuves.

    MaiscettemodesteambitionavaitperdudesonattraitaprèsladéfectiondeMara.Ilrefoulasonamertumeavecunsouriredésabusé.Laséduisantecoquetteauxyeuxbrunsavait-

    elle seulement mûri depuis ? Peut-être son veuvage n’était-il pour elle qu’une occasion decollectionnerlesamants.

  • Cesveuvesélégantesseressemblaienttoutes,songea-t-ilaveccynisme.Sesfrèresd’armesetlui-mêmeavaientcouchéavecnombred’entreelles.Ilsenétaientmêmepresquevenusàseleséchanger!

    Évidemment,sitelétaitbienl’usagequeMaracomptaitfairedesonindépendancenouvellementacquise,celapouvaitluidonnerl’opportunitérêvéedeconnaîtreenfincharnellementlafemmedontlesouvenirl’avaitpoursuivijusqu’auxconfinsduglobe…

    —Adjugé!Lecoupdemarteauducommissaire-priseurl’arrachaàsesréflexions.Lesvasesrevenaientàunacheteurventripotentquefélicitaitsonconseillerenantiquités.Aussitôt

    après,Jordansentitlatensionmonterd’uncranets’étendred’unboutàl’autredelasalle,telleunecharged’électricitéstatiquecrépitantau-dessusdel’assemblée.

    —Mesdamesetmessieurs, lançalecommissaire-priseuràlafoule.Lapiècesuivante,quinousvient d’un collectionneur anonyme, est un ensemble extrêmement rare de manuscrits médiévaux.Découvertstoutrécemment,ilsn’ontjamais,aucoursdeleurscinqsièclesd’existence,étéproposésàlavente.

    Le seul bruit qui s’entendait dans la salle était le sifflement d’une bourrasque qui aspergea depluielescarreauxdeshautesfenêtrescintrées.

    —NousvousprésentonssixrouleauxdatantdelafinduXIIIesiècle,enexcellentétat,attribuéaufameux astrologue de cour Valerian l’Alchimiste. Les amateurs d’antiquités médiévales serappellerontque,selonlalégende,Valerianétaitl’instigateurducomplotvisantàassassinerÉdouardleNoiretque,pourceforfait,ilfuttraquéetdûmentchâtiéparungroupedeloyauxchevaliersdeSaMajestéquiluiinfligèrent,dit-on,unefinassezatroce.

    Unfrissonsilencieuxparcourutl’assemblée.MieuxvautnejamaisavoiraffaireàunWarrington,songeaJordanenrepensantàsoncollègueRohan.

    Depuis des générations en effet, les Warrington fournissaient à l’Ordre ses tueurs les plusimplacables. Les comtes de Falconridge, pour leur part, étaient plutôt les intellectuels del’organisation – des stratèges éminents, des casseurs de codes, des linguistes –, ce qui ne lesempêchaitpasdemanierlesarmestoutaussibienqueleurscamarades.

    — Écrits à la sépia et au sang de bœuf sur du parchemin, les rouleaux sont rédigés dans unmélangedelatinetdegrec,agrémentéderunesetdesymbolesalchimiquesénigmatiquesainsiqued’annotationsmarginalesformuléesdansunlangageinconnu.Nousvouslesprésentonsdanscequisemble être leur coffret d’origine, une boîte en chêne plaqué jacaranda très bien conservée etincrustéedeperlesfines.Sonintérieuresttapissédeveloursetsonloquetestenargentmassif.

    Desrangéesdespectateursdistinguéssetordirentlecoupouressayerd’avoirunemeilleurevuedel’objet.

    — Nous estimons que les Rouleaux de l’Alchimiste représentent une occasion exceptionnelled’acquérirunmorceaud’histoireanglaise.Cetrésorauraitsaplacedanslabibliothèquedetoutéruditdigne de ce nom, ainsi que dans des collections de particuliers ou d’antiquaires intéressés par lefolkloreoulessciencesoccultes,ouencoredanslecabinetdecuriositésdesamateursdumouvementgothiquemoderne.Samiseàprixestdetroismillelivres.

    Lafouleémitunhoquetdestupeuràl’énoncédecechiffremirobolant.Jordansavaitcependantqu’aux yeux des Prométhéens ce serait bien peu payer pour entrer en possession de ce recueild’envoûtementsbizarres et de rituels obscurs dont l’efficacité, pournombred’entre eux, ne faisaitaucundoute.

    Lesenchèresdémarrèrententrombe.

  • Jordannecessaitd’examinerl’assembléeaveclaplusgrandeattention,retenantlenuméroportésurl’écriteaudetousceuxquirenchérissaientetengrangeantainsiunelonguesuitedechiffresdanssamémoire.

    Ilvérifieraitlesnomsplustard,dansleregistredesenchères,etdécideraitalorss’ilfallaitounonenquêter sur ces personnes. Naturellement, la direction de Christie’s n’allait pas apprécier cetteintrusion dans la vie privée de ses clients, mais il n’avait pas le choix. Et, de toute façon,l’organisationsecrèteà laquelle ilappartenaitavaitdesdroits trèsétendus.L’ordredeSaint-Michelrelevait eneffetdirectementde l’autorité suprêmeetn’avaitdecomptes à rendrequ’àSonAltesseroyale,dumoinsdanstouteslesaffairesconcernantlasécuritédupays–commec’étaitlecasici.

    Il continua à surveiller la foule avec une attention de rapace et écarta d’emblée de sa liste desuspectsplusieurs renchérisseurs : le représentantde l’institution encore jeuneduBritishMuseum,deux archivistes délégués par la Bodleian Library d’Oxford, une poignée d’acheteurs à l’allureexcentriqueagissantpourlecomptedeprincesétrangers,etunauteurderomansgothiquesauteintlividesurlequell’Ordreavaitdéjàenquêtéetqu’ilavaitlavédetoutsoupçon.

    Jordann’apercevaitnullepartJamesFalkirk,ledignitaireprométhéenquiretenaitprisonnierleurcamaradeDrakeParry,comtedeWestwood.Maispeuimportait.Falkirkseraitinformébienassezvitedelaventeencours–cequiétaitlebutdetoutel’opération.

    Trèsvite,lesenchèressurlesrouleauxatteignirentlemontantépoustouflantdeseptmillelivres.Jordandoutaitqu’ellespuissentmonterplushaut.

    Ilétaittempsdemettreuntermeàcettemiseenscène.CroisantleregarddusergentParkerenpostedanslefonddelasalle,ilsegrattalesourcilavec

    unairdétaché.Ilregardaensuiteailleurs,pournepasattirerl’attention,maisvitducoindel’œilParkerréagirà

    sonsignalensetournantversl’employédeChristie’sleplusproche.Lebrigadiertransmitàcelui-ciunenotequeJordanavaitrédigéeàl’avance.L’employélalutet

    blêmit.Parker s’éclipsa aussitôt pour éviter d’être repéré, ainsi qu’il en avait reçu l’ordre, tandis que

    l’employéremontaitentoutehâteversl’estradeducommissaire-priseur,manifestementébranléparlecontenudumessage.

    Nulneparut levoir.À l’évidence, lesenchères focalisaient l’attentionde toute l’assemblée–ycompriscelledesProméthéensquis’ytrouvaientpeut-être.

    L’employé s’approcha de l’assistant du commissaire-priseur, près de la table d’exposition oùétaientdisposéslesRouleauxdel’Alchimiste.

    Cedernier leconsidéraavecunair interrogateur,prit lanoteet la lut.Jordanvitsonvisagesefermeretnel’enviaguèrequandildutglisserlemessageaucommissaire-priseur,quiétaitentraindefairemonterlesenchèresjusqu’àlasommeahurissantedehuitmillelivres.

    —Oh…Oh,monDieu,bredouillacelui-ciquandileutprisàsontourconnaissancedumessage.Ilchuchotaunequestionàsonassistant,quihochalatêteenréponse.—Voilàquiest…vraimentsansprécédent.Ils consultèrent tousdeux lanoteune foisdeplus, avantque le commissairene se tournevers

    l’assembléeavecuneexpressionnavrée.—Mesdamesetmessieurs,j’aileregretdevousannoncerquecetarticlevientd’êtreinopinément

    retiréducataloguedecettevente.Descrisdeprotestationjaillirentaussitôtdeplusieursendroitsdelasalle.

  • —Sonpropriétaires’estraviséetnesouhaitepluss’endessaisir!s’exclama-t-ilpourcouvrirlebrouhaha.

    —Quesignifiedoncceci!vociféraunevoixindignée.—Mesdamesetmessieurs,cerevirementesttoutàfaitimprévu,etnousvousprionssincèrement

    denousexcuserpourcedésagrément,maisjecrainsquenousnesoyonsimpuissantsàpalliercet…empêchement.Toutefois, s’empressa-t-il d’ajouter, levendeurnouspriedepréciserquequiconqueserait intéressé par les Rouleaux de l’Alchimiste pourra le contacter par notre intermédiaire, etqu’uneventeprivéeesttoujoursenvisageable.

    —Celaestparfaitementirrégulier!s’emportaundesarchivistesd’Oxford.—Vraiment!C’estunscandale!Jordan observa attentivement la foule et prit note de tous les visages exprimant colère ou

    frustration.Seshommesguettaientaussi les réactionsde lasalleetemboîtèrentdiscrètement lepasauxmembresdel’assistancequiprenaientlechemindelasortie.

    Ilauraitaiméprocéderlui-mêmeàdesfilaturesetdémasquerleursennemismalfaisants.Mais,entantquepairduroyaume,ilétaitexposéàlacuriositépubliqueetdevaitprendresoindepréserversacouverture.

    Illaissadoncseshommesfilerlessuspects,sachantqu’ilsluitransmettraientensuiteunrapportdétaillédeleursactivitésaprèscetteventeavortée,cequiluipermettraitdedécidersicespersonnesdevaientfaireounonl’objetd’uneenquêteplusapprofondie.

    Enattendant,lepauvrecommissaire-priseursemblaitperdu.—Encoreunefois,mesdamesetmessieurs,veuillezacceptertoutesnosexcuses.Peut-êtreserez-

    vouségalementintéressésparlesautresmanuscritsanciensquenousavonsaucatalogueaujourd’hui.LapiècesuivantenousvientaussiduMoyenÂge.C’est,euh,unlivred’heuresrichementenluminédatantdelamoitiéduXIIesiècle,originaired’unmonastèreirlandais…

    Jordansortitunpetitcrayondelapocheintérieuredesajaquetteet,toutenfeignantdenoterlesproposducommissaire-priseur,entrepritdereporterrapidement,enmarged’unepageducatalogue,lesnumérosdesécriteauxqu’ilavaitmémoriséspendantlesenchères.

    Pour paraître encore plus innocent, il se força à rester ensuite dans la salle et semitmême àrenchérirsurlerecueildeprièresirlandais.

    Cenefutquedesheuresplustard,quandilnerestaplusdanslamaisondeventequelesemployéschargésde ranger les articles etdenettoyer les lieux,que Jordan récupéra le coffret contenant lesrouleaux.

    Unefoisdehors,ilmontadansunevoiturepourallerremettrelesmanuscritsdanslecoffredelavillaDante.Troisde seshommesarmés l’accompagnaient, à l’arrièreduvéhicule ainsi que sur labanquetteducocher,aucasoùlesProméthéenschercheraientàvolerlesrouleaux.

    Letrajets’effectuacependantsansproblème.Apparemment,sedit-il,lescafardsétaientretournésseterrerdansleurtroudèsquelesmanuscritsavaientétéretirésdelavente.

    Àl’heurequ’ilétait,laplupartd’entreeuxdevaientavoircomprisqu’ilsétaienttombésdansunpiègeetsecachaientsansdoutequelquepartentremblant,dansl’attented’unevisitefataledel’Ordre.

    Il était seulement six heures du soir, mais la nuit était déjà tombée et la villa Dante avait uneapparenceparticulièrementsinistreauclairdelune,encettefind’hiver,quandJordanparvintenfinàdestination.

  • Pour le reste du monde, la résidence Tudor, au style lugubrement excentrique, accueillait lesdébauchésdel’InfernoClub–maiscen’étaitqu’unefaçadepourtromperlescurieux.

    Enréalité,lavillaâgéedetroiscentsansétaitunepetiteforteressedotéeensous-sol,àl’abridesregards,d’uncomplexehébergeantlesactivitésconfidentiellesdel’Ordre.Cetteantiqueplaceforteétaitpleinedepassagessecrets,deportesdérobéesetdecaches.ConstruitesurlaTamise,elleoffraitunaccèsdesplusdiscretsgrâceàunpetitquaipourbarquequefermaituneportesurlefleuve.

    Sitôt que Jordanpénétra dans l’enceinte dubâtiment, lameute des redoutables chiensdegardevintluisouhaiterlabienvenue.

    Virgil, son mentor et le chef de l’Ordre à Londres, les rejoignit bientôt. Le vieux guerrierhighlanderluipritdesmainslecoffretcontenantlesrouleauxetlegratifiad’unbrefsalut.

    —Jesupposequetouts’estbienpassé.—Oui,monsieur.Notrepetitemiseenscènenousarapportéunebellelistedesuspects.—Connus?s’enquitVirgil.Jordanhaussalesépaules.—Falkirkn’étaitpaslà,malheureusement.—Lecontrairem’auraitétonné.Lelieuétait troppublic.Mais ilnetarderapasàavoirventde

    cettehistoireetnousverronsbiencommentréagirensuite.EtDresdenBloodwell?Jordansecoualatête.—Toujoursaucunsignedelui.Maiscen’estguèresurprenantdelapartd’unassassin.Ilesttrop

    rusépourselaisserattraperaussifacilement.Virgilopinaduchef.—Àcroirequ’ilsetientcachédepuislesoiroùtoietBeauchampaviezfailliluimettrelamain

    dessus.— Je ne comprends toujours pas comment il a réussi à nous échapper cette nuit-là, déclara

    pensivementJordan.—Àpropos,Beauchampauraitbesoindes’occuper:vadoncluidonnertalistedesuspects.Jordanserembrunit.—Toujourspasdenouvellesdesonéquipe?Virgilfitnondelatête,l’airsombre.—Jedescendsçaaucoffre,dit-ilendésignant lecoffret.Bien joué,mongarçon. J’attends ton

    rapportcompletd’icidemainmatin.—Rotherstoneest-illà,monsieur?demandaJordanaumomentoùsoncheftournaitlestalons.—Lemariénamouré?s’enquitleHighlanderavecunreniflementdédaigneux.Biensûrquenon.

    Ilestchezluientraind’adulersadivineDaphné.Jordansouritmalgrélui.Ildevaitadmettrequeleurvieavaitprisuntourétrangedepuisqueses

    redoutablescollèguesavaientconvolé.Max,marquisdeRotherstone, était absorbépar sa charmanteDaphnéet leurbonheur conjugal

    toutneuf.QuantàRohan,ducdeWarrington,ilavaitétérécemmentconvoquédevantlesAînésdel’Ordre,

    enÉcosse,pourleurexpliquercommentundesmembreslespluséminentsdeleurorganisationavaitpuépouserunejeunefemmeayantdusangprométhéendanslesveines.

    Jordannel’enviaitpas–maisilsavaitsonrobusteamiprêtàendurerdebienpiresépreuvespoursachèreKate.

    —Tuvasdevoirtecontenterdelui,repartitVirgilendésignantdumentonBeauchampquivenaitd’entrerdanslapièce.

  • —Secontenterdemoi?répétal’intéressé.Ditesplutôtqu’ilvaprofiterdemoi!Sebastian,vicomteBeauchamp,héritierducomtedeLockwood,était lechefou«Lien»deson

    équipedetroishommes.Sescamaradesetluin’avaientpasplusdevingt-sixans,maisJordanl’avaitdéjàvuprouversavaleur.

    En face du danger, Beau quittait sa frivolité de dandy et son arrogance de jeune coq pour serévéleruncombattantémérite,sachantmontrersang-froidetcompétence.

    IlrappelaitàJordansaproprejeunesse.SaufquemêmeunviveurcommeBeaun’auraitpaslaisséMaraBryceluiéchapper…songea-t-il.Repoussant lamèchemordoréequi lui retombaitsur lesyeux,cederniervintseplanterdevant

    lui,lespiedslargementécartésetlespoingssurleshanches.—Alors,cetteventeauxenchères,elleétaitcomment?— Stimulante, répondit Jordan avec un demi-sourire un peu fatigué. Et toi, qu’as-tu fait de ta

    soirée?—Riendutout.Celatedirait,uneviréeauSatinSlipper?—N’yas-tupasdéjàpassélanuitprécédente?—Oui, et alors ? Tu aimes les blondes, hein ? Il y a là-bas une nouvelle fille que tu devrais

    vraiment…— Messieurs, les interrompit Virgil en haussant la broussaille rousse d’un de ses sourcils.

    Falconridge doitm’écrire son rapport.Quant à toi,mon garçon, tu vas nous éplucher la liste dessuspectsqu’ilnousarapportéedeChristie’s.

    —Commentça?Maintenant?protestaBeau.—Tuasmieuxàfaire?questionnaVirgil.—Plusmaintenant, on dirait, répliqua-t-il avec un soupir théâtral, avant de prendre la liste de

    suspectsdesmainsdeJordan.Virgilconsidéracelui-ciavecunsourireentendu.—Voilàquidevraitluiéviterdesennuispendantunmoment,n’est-cepas?Beaurelevalesyeuxdelalistepourleurlancerunclind’œilcanaille.—Mêmepasdansvosrêves,lesgars.Jordansecoualatêted’unairincrédule.Envérité,lesaînésdujeuneagentenétaienttousvenusà

    leconsidérercommeunesortedepetitfrère turbulentet le traitaientavecindulgence–autantqu’ilobéissaitauxordresetsetenaitàdistancedeMlleCarissaPortland,lameilleureamiedeDaphné.

    Maxn’étaitpasprèsdelaisserundesescollèguess’amuseraveclajeuneetravissantecompagnedesafemme.

    Defait,CarissaPortlandétaitadorable.Cettepetiterousseprimesautièreetd’unefidélitérareétaitun peu la fée cabocharde du Tout-Londres. Jordan lui-même avait été séduit naguère par soncaractèrebientrempéetsonespritacéré,maisilavaitvitecomprisl’inanitéd’unetelleattiranceauregarddesonobsessionpourunecertainebrunette…

    CarissaPortlandnepouvaitêtreriendeplusqu’unesœurpourlui.Celaétant,ellen’encourageaitpasnonpluslesavancesdeBeauetnemanquaitjamaisdelefoudroyerduregardàchacunedeleursrencontres.

    Cesrebuffadesavaientaumoinsunmérite:distrairelejeuneagentdesessoucis.Lecomteavaitbeaugardersesmanièrescanaillesetsesyeuxvertsleuréclatmalicieux,Jordan

    percevaitlatensionquimontaitenluiàmesurequeletempspassaitsansnouvellesdesmembresdesonéquipe.

  • Voilà desmois qu’on ignorait leur sort. Ils avaient été envoyés enmission en France, dans lavalléedelaLoire,etleurrapportétaitattendudepuismaintenantplusieurssemaines.

    Beaucherchaitenvéritéàmasquerl’inquiétudequidevaitleronger.D’oùsesrécentesvisitesauSatinSlipper–«L’EscarpindeSatin»–,cettehorriblemaisonclosedebasétagequiétaitàlamodedepuisunmomentparmilesgentlemendelameilleuresociété.

    JordanyavaitdéjàaccompagnéBeauuneoudeuxfois,justepourremonterlemoraldesonami.Ilcomprenaitparfaitementqu’unhommeaitbesoindecegenrededétente.

    Évidemment, l’arrivée deBeau dans cet endroit avait presque déclenché une émeute parmi lespensionnaires.

    —Queveux-tusavoiraujustesurcespersonnes?s’enquitcederniertoutenparcourantlalistedesyeux.

    —Lesrenseignementshabituelspourcommencer:identité–réelle,biensûr–,emploidutemps,domicile, déplacements… Je suis certain que plusieurs de ces clients ont donné un faux nom àChristie’s.Commenceparlesplusconnuspeut-être.

    —Entendu,approuvaBeautoutenglissantlepapierdanslapochedesongilet.Àpartça,quelleestlasuiteduprogramme,maintenantquel’épisodedelaventeestterminé?

    —Attendre,réponditsombrementVirgil.—NouspensonsqueJamesFalkirknedevraitpastarderànouscontacter,expliquaJordan.Après

    l’annonceducommissaire-priseur,ilsaitqu’ilpeutnousjoindreviaChristie’s.Virgilpourraensuiteluiproposerl’échangequiestl’enjeudetoutecetteopération:lesRouleauxdel’AlchimistecontreDrake.

    —Oudumoinscequ’ilrestedelui,corrigeaBeauàvoixbasse.—Net’inquiètedoncpaspourlui,grommelaVirgil.Il était néanmoins visible qu’il souffrait de savoir qu’un de ses garçons avait été capturé par

    l’ennemi,ettorturépendantdesmoisd’affiléejusqu’àneplusêtrecapabledeserappelersonproprenom.

    —Drakeestundeshommeslesplushabilesetlesplusrésistantsquel’Ordreaitjamaisrecrutés.S’ilarriveàsurvivreetàtenirsalangueencoreunpeu,nousleramèneronsàlamaison.

    —Oui,monsieur,acquiesçaJordanavecdétermination.Leur ami n’en était pas moins dans une situation critique. Ils avaient appris qu’il avait été si

    violemment torturé par ses ravisseurs prométhéens qu’il en avait perdu la mémoire, et peut-êtremêmel’esprit.

    EtilsavaientmaintenantdesraisonsdecraindrequeFalkirkn’aitralliéleurcamaradeàsacause.Selon leurs sources, en tout cas,Drake avait été sorti par le dignitaire prométhéen du donjon

    alpinoùilétaitenferméjusqu’alors.Or,s’ilspouvaientespérerqueFalkirk,plusâgéetmieuxéduquéque ses complices, traite Drake avec plus d’humanité, il y avait à craindre que, dans l’état où setrouvaitcedernier,cettegentillesseinopinéenesoitunearmeencoreplusefficacequelatorturepourretournerleuramicontreeux.

    Unmoisàpeineauparavant,RohanavaitvuDrakedesespropresyeuxetleuravaitrapportéquecederniers’étaitinterposéentreFalkirketluiquandlemaîtreprométhéens’étaittrouvédanssalignedemire.

    D’unautrecôté, l’amnésiedeDrakelesavait tousprotégésd’uneéventuelledénonciationdesapart.

    Néanmoinsilsdevaientlerécupérerauplusvite.EtsipourcelailfallaitcéderlesRouleauxdel’AlchimisteàFalkirk,l’Ordreétaitdisposéàfairecesacrifice.

  • — Bonne nuit, les garçons, marmonna Virgil. Vu que ces manuscrits sont notre monnaied’échangepourracheterlaviedenotrecamarade,jeferaismieuxd’allerlesmettreàl’abridanslecoffre.

    —Eneffet,monsieur.—Bonnenuit,monsieur.BeauetJordanseséparèrentpeuaprèsquelevieilHighlandersefutéloignéd’unpaspesantdans

    lecouloir.Jordanétaitépuisé.Voilàplusdequarante-huitheuresqu’ils’activaitsansrelâcheàlapréparation

    delamissionchezChristie’s.Alorsqu’ilrevenaitchezluidanssonphaéton,ilsemitàréfléchirauxévénementsdelajournée.L’expérienceluiavaitapprisqu’aucunemissionnesedéroulait jamaistoutàfaitcommeprévu.

    Désormais,ilsetenaitprêtàtout.Oudumoinslecroyait-il.Carseretrouverfaceàsonancienamourl’avaitsérieusementébranlé.Ets’ilétaitparvenu,surle

    coup,àneplustropysongerpouracheverlamissionencours,maintenantquesajournéedetravailétaitfinie…

    Ilconstatasoudainqu’ils’étaitengagédansGreatCumberlandStreet.IlallaitpasserdevantchezMara.Il ralentit sa voiture et, comme malgré lui, s’arrêta devant l’élégante maison de ville qu’elle

    habitaitàl’extrémitédelarueincurvée.Maisqu’est-cequiteprend?segronda-t-il.Ilsepritàrêverqu’ildescendaitduphaétonpourallerfrapperàsaporte–rienquepourlavoir

    uninstant,sentirsonodeur,latoucherpeut-être…Allons,nesoispasridicule!Iln’auraitmêmepasdûsetrouverlà.Lafatigueavaitsansdouteobscurcisonjugement.Il demeura néanmoins immobile dans la pénombre, guettant l’apparition de la jeune femme à

    l’une des fenêtres brillamment éclairées du bâtiment dont la porte d’entrée était surmontée d’uneimposteilluminéeetdontlestroisbaiesdel’étageétaientsoulignéesdejardinièresque,bientôtsansdoute,rempliraientlespremièresfloraisonsduprintemps.

    Soudain, il lareconnutquipassaitensouriantdevant l’unedesfenêtresduhaut.Ilsepenchaenavant, les sourcils froncés.Se trouvait-elledansun salondemusique ? Il percevait vaguementdesnotesdepianoforte.

    Illavitalorsattrapersonpetitgarçonetlesouleverenl’aircommeunepoupée.Danslesilencedelarueobscure,ilsaisitàpeinelecriqu’ellelança:

    —Jet’aieu!Le bambin poussa un cri de joie tandis que sa mère le portait à bout de bras, rayonnante de

    tendresse.Lagorgeserrée,Jordandétournalesyeuxbienavantqu’ellenedisparaissedelabaieavecson

    filscalésurlahanche.Quandilreportasonattentionverslamaison,ellen’étaitpluslà.Ileutl’impressionquelesténèbresserefermaientsurluietrestadésemparéunmoment.Ledésespoirquivenaitdel’engloutirétaitplusnoirquelanuitd’hiver.Ilseressaisitenprenantuneprofondeinspirationetexpiraunnuagedevapeur.AumoinsMara semblait-elle avoir trouvéune formedebonheur,pensa-t-il.C’était tout cequi

    importait.Après tout, ilétaitheureux luiaussi.Oudumoinsn’était-ilpasmalheureux.Pas trop,entoutcas.

  • Arrêtedeteleurrer.—J’auraisdûalleràlamaisondepasseavecBeauchamp,dit-iltouthaut.Lesoreillesdesonchevalsetournèrentverssavoix.Chassantd’unhaussementd’épaules lesentimentdevidequi l’étreignait, il fitclaquer lesrênes

    surledosdel’animalquirepartitautrot.Cependant, l’écho du rire de Mara et de son enfant le poursuivit jusqu’au luxueux palais à

    colonnade de Grosvenor Square qui lui servait de demeure – un bâtiment solennel, vaste,parfaitementaménagéàtouségards…etsilencieuxcommeuntombeau.

    Lesoupirqu’illaissaéchapperenypénétrantretentitsurlemarbreduvestibule,tandisquesonmajordomeprenaitsonchapeauetsonmanteau.Cefutensuited’unpaslourdqu’ilmontal’escalierincurvéquimenaitàsasombreetcaverneusechambredemaître.

    Pendant qu’il se déshabillait, il demandaqu’on lui apporte unverre de brandy,mais ferma lesyeux dès qu’il posa la tête sur l’oreiller… et se retrouva une fois de plus dans cette mauditevillégiatureoùilavaitconnuMara.

    Lesautresagentsdel’Ordrevoyageaient légeretseuls,habituellement,maisunjeunecomtesedevait, en vacances, d’être accompagné d’une suite de serviteurs et d’abondants bagages. Dès sonarrivéedansl’immensemanoirdeseshôtes,Jordanavaitpriésonvaletetseslaquaisdeportersesmallesdanslafastueusechambred’amiquiluiavaitétéallouée,dansl’unedesailesdel’édifice.

    Laissantsesserviteursdéballersesaffaires,ilétaitressortipourtrouversoncheminverslasalledupetitdéjeuneroùlesinvitésavaientétéconviéspourprendreunecollation,êtreprésentéslesunsauxautresetapprendreleprogrammedelapartiedecampagneàvenir.

    Alorsqu’il remontait lecouloir lambrisséetornéde tableauxquimenaitaucorpsprincipaldubâtiment,sedemandantavecexcitationdansl’ambassadeanglaisedequelpaysilallaitêtreaffecté,ilavaitsoudainentendudesvociférationsenprovenanced’unedeschambresvoisines.

    Ilavaitmarquéunepause,hausséunsourcilets’étaittournéverslaporte.Àpeineétouffésparlesmurs,luiparvenaientlescrisd’unefemmeencolère.

    Illesavaitécoutésmalgrélui.Aprèstout,n’était-ilpasunespion?—Espèced’écervelée!Tun’esvraimentbonneàrien!Àquoibonapportercetterobesituas

    oubliélesgantsquivontavec?Jordans’étaitrenfrogné:aucunepersonnedequalitén’avaitàs’enprendreaussivertementàses

    domestiques.—Seigneur,Mara,tumepoussesàbout!Pourquoifaut-ilquetufassestoutdetravers?Jeme

    doutaisquetumegâcheraiscettepartiedecampagne.Jet’auraisbienlaisséeàlamaisonsijen’avaisétéaussibonne.Etc’estcommeçaquetumeremercies?

    —Mais,maman,lesautresgantsvonttrèsbien…—Net’avisepasdemerépondre!Paf!Jordanenétaitdemeurébouchebée.—Voilàpourtoninsolence,petitedévergondée!Jordanavaitfixélaporteaveceffarement:c’étaitàsaproprefillequecettefemmes’enprenait

    avecautantdeviolence!—Jesuisdésolée,maman,pardonne-moi.

  • Jordans’étaitrenfrognédeplusbelle.Oublierdesgantsn’étaittoutdemêmepasuncrime!—Restons,maman,s’ilteplaît.Jenetecauseraiplusd’ennui.Samèreluiavaitréponduparunreniflementdédaigneux.—J’ycomptebien,avait-elledit.Jesuisvenueicipourrevoirdesamis.Manque-moiencoreune

    seulefoisderespectetjeterenvoieàlamaisonoùtut’expliquerasavectonpère.—Non,mère,parpitié!Jemetiendraimieuxàl’avenir.Jordanconsidéraitmaintenantlaported’unairsombre:voilàquiluidéplaisaitsouverainement.Emportéparunjustecourroux,ilavaiteuenvied’appliquerlaméthodedeRohan:défoncerla

    porteàcoupsdepiedpourallersaisirlamèreindigneparlecollet.Maisilétaitcensésecomporterenêtrecivilisé.Unpeudestratégies’imposait.Dissimulant la fureur que lui inspirait l’injustice flagrante dont était victime la jeune fille, il

    s’étaitcomposéunemineinsoucianteetavaittendulamainverslapoignéedelaporte.—Crois-moi,avait-ilentendujusteàcemoment-là,jeferaitoutmonpossiblepourtetrouverun

    maripendantceséjour.Dieusaitcombienj’aihâted’êtredébarrasséedetoi…Jordanavaitpoussélebattantavecunsourireradieux,avantdesefigersurplaceenfeignantla

    stupeur.—Oh !Oh, bonté divine… Je suis terriblement désolé… Je pensais que c’étaitma chambre !

    Veuillez m’excuser, mesdames ! Mince, voilà qui est gênant. J’ai dû me tromper de couloir, jepense…

    Devantluisetenaitunehauteetfinedameàl’alluredistinguée.— Comme vous le voyez, monsieur, avait-elle répondu avec un air méfiant, ceci est notre

    chambre.—En effet. Je suis confus. Sauriez-vous par hasardm’indiquer le chemin de la salle du petit

    déjeuner?Soninterlocutriceavaitcroisélesbrassursapoitrineavecunsoupiragacé.—Continuezlecorridor,puisprenezl’escaliersurvotregauche.—Surmagauche,c’estentendu…Euh,quelcorridor,aujuste?La femme avait penché la tête avec une expression laissant entendre qu’il devait être un peu

    demeuré.—Celuiquisetrouvejustederrièrevous.Envoilàdesmanièresagréables,avaitpenséironiquementJordan.— Mais j’oublie la plus élémentaire politesse, avait-il soudain lâché. Permettez-moi de me

    présenter,puisquenoussommestousdesinvitésencelieu.Ilavaitdécochésonplusbeausourireàlamarâtre.—JesuislecomtedeFalconridge.—Ah,bien!avait-ellefait,brusquementaimable.Cetteréactionn’avaitguèresurprisJordan.—Jedoisdirequej’aientenduparlerdevous,milord.Iln’endoutaitpasuninstant:unemèrecherchantàcasersafillesedevaitderepérerlesmeilleurs

    partisdelabonnesociété.Etilsesavaitl’unedesproieslesplusconvoitées.—JesuisladyHelenBryce.MonmariestsirDunstanBryce,baronnet,etvoicinotrefille,Mara.—MademoiselleBryce…Jordan s’était incliné avec une réserve respectueuse devant la mince jeune fille aux cheveux

    sombresquiétaitassisesurl’ottomanedelachambre,têtebasse.

  • —DisbonjouràM.lecomte,Mara,luiavaitaigrementlancésamère.L’interpellée avait redressé lentement lanuqueet levévers Jordan, sous la frangenoirede ses

    cils,unregardpleindecandeurblessée.Sesyeuxétaientd’unbrunsiintensequ’ilconfinaitaunoir,toutcommesacheveluresoyeuse.Parcontraste,sapeausemblait trèspâle,presqueblanche–sauf,biensûr,àl’endroitoùlagifledesamèreavaitlaisséuneempreinterose.

    Dèsqu’ilavaitpuadmirersonvisage,Jordanavaitsentisoncœurmanquerunbattement.—Bonjour,milord,avait-ellemurmurédansunsouffle.Ildevaitlasortirdelà.D’unseulcoup,lanécessitédelasauvers’imposaitàsonesprit.—Peut-êtreMlle Bryce aura-t-elle l’amabilité dem’indiquer où se trouve cette, euh, fameuse

    salledupetitdéjeuneroù,sij’aibiencompris,nousdevonstousnousréunir.—Maisnaturellement!s’étaitexclaméeladyHelenenleregardantcettefois-cicommes’ilétait

    l’hommeleplusintelligentdumonde.Mara,machérie,situmontraislecheminàSaSeigneurie?—Oui,mère,avaitrépondulajeunefilleenselevantetensedirigeantverslaporte,latêtede

    nouveaubaissée.Jordans’étaiteffacépourlalaisserpasser.Ils’étaitempresséensuitedeluiemboîterlepaspour

    s’interposerentreelleetsonentremetteusedemère,etavaitrefermélaportedelachambreaunezdecettedernière.

    Unefoisdanslecouloir,MlleBryceavaitàpeineréponduàsestentativesdeconversation.—D’oùvenez-vous?…Avez-vousdéjàeul’occasiondecroiserlesautresinvités?…Splendide

    demeure,n’est-cepas?…Etlesjardinsmesemblenttoutaussimagnifiques…Jesuissûrquenousallonspassericiuntrèsagréableséjour.

    Quandilsétaientparvenusenhautdel’escalier,elleavaitpivotésoudainversluietrivésesyeuxauxsiens.

    —Vousaveztoutentendu,n’est-cepas?Cettequestionabruptel’avaitprisdecourt.—Jevousdemandepardon?Elleavaitfroncélessourcilsavecimpatience.Ilavaithésitéuninstant,craignantdelafroisser.Maisilvoyaitbienqu’ellesemblaitpréférerla

    véritéet,avecunhaussementd’épaules,avaitrenoncéàmentir.—J’enaientenduassezpoursavoirquevousneméritiezpasun tel traitement.Commentvous

    sentez-vous?Elles’étaitraidieetavaitdétournéleregard.—Jesuishabituéeàcegenrede…crises.Vousn’étiezpasréellementperdu,jesuppose?Ilavaitfaitnondelatêteavecunsourirecontrit.Ellel’avaitconsidéréavecunairdouxettriste.—Mercid’êtreintervenu.—Àvotreservice.Ilavaitsecouélechef,encoreperturbéparlabrutalitédeladyHelenenverssaproprefille.—Pourquoivoustraite-t-elleainsi?—Elleatoujoursétécommeça.Ellen’apasbesoinderaisonpours’enprendreàmoi.Ill’avaitcontempléeensilence.—Jesuisvraimentdésolé.—Ce n’est pas grave. Je pense que je ne devrais pas avoir à supporter ça encore longtemps,

    avait-ellemurmuréavantdeseretournerversl’escalierpourledescendre.

  • Jordan l’avait suivie, fasciné. L’expression abattue de la jeune fille était remplacée par uncomportementdeplusenplusrésoluàmesurequ’ilss’éloignaientdesamère.

    —Qu’entendez-vousparlà?—Hum?Oh,rien.Elleluiavaitadressépar-dessussonépauleunpetitsourireduretentendu.Jordan avait déjà vu un sourire semblable. Sur le visage deVirgil. C’était le rictus lugubre et

    crânedeceuxquiontsurmontébiendesépreuvesdansleurvie.MlleBryceavaitreportésonattentiondevantelle.—Puis-jevousdemanderunservice?—Toutcequevousvoulez,avait-ilréponduavecuneferveurquil’avaitsurprislui-même.Elleavaitmarquéuntempsd’arrêtetpivotédenouveauverslui.—Neparlezdeçaàpersonne.Ilavaitcroisésonregardetyavaitdiscernédesprofondeursqu’iln’avaitjamaisvuesauparavant

    danslesyeuxd’unejeunefille.—Ne vous inquiétez pas, avait-il chuchoté.Votre secret sera bien gardé avecmoi. Je vous en

    donnemaparole.Lesouriredegratitudequiavaitalorsilluminésonvisageauraitpuservirdeviatiqueàn’importe

    queljeunehommependantuneguerreentière.— Merci, avait-elle dit avant de rabaisser ses cils soyeux et enchanteurs et de se tourner

    gracieusementversuneporteouvertesurlevestibule.Voicilasalledupetitdéjeuner,milord.Jordan ne parvenait pas à détacher les yeux de la jeune beauté qu’il avait suivie dans la pièce.

    Toutetracedelabrimad