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This article was downloaded by: [University of Stellenbosch] On: 09 October 2014, At: 16:07 Publisher: Routledge Informa Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK Symposium: A Quarterly Journal in Modern Literatures Publication details, including instructions for authors and subscription information: http://www.tandfonline.com/loi/vsym20 L'Influence de Baudelaire Sur L'Œuvre D'Albert Camus Vincent Grégoire a & Fabrice Poussin a a Berry College Valdosta State University Published online: 03 Apr 2010. To cite this article: Vincent Grégoire & Fabrice Poussin (2002) L'Influence de Baudelaire Sur L'Œuvre D'Albert Camus, Symposium: A Quarterly Journal in Modern Literatures, 56:2, 97-109, DOI: 10.1080/00397700209598316 To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/00397700209598316 PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the “Content”) contained in the publications on our platform. However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make no representations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, or suitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressed in this publication are the opinions and views of the authors, and are not the views of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content should not be relied upon and should be independently verified with primary sources of information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilities whatsoever or howsoever caused arising directly or indirectly in connection with, in relation to or arising out of the use of the Content. This article may be used for research, teaching, and private study purposes. Any substantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan, sub-licensing, systematic supply, or distribution in any form to anyone is expressly forbidden. Terms & Conditions of access and use can be found at http://www.tandfonline.com/page/terms- and-conditions

L'Influence de Baudelaire Sur L'Œuvre D'Albert Camus

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This article was downloaded by: [University of Stellenbosch]On: 09 October 2014, At: 16:07Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registeredoffice: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK

Symposium: A Quarterly Journal inModern LiteraturesPublication details, including instructions for authors andsubscription information:http://www.tandfonline.com/loi/vsym20

L'Influence de Baudelaire Sur L'ŒuvreD'Albert CamusVincent Grégoire a & Fabrice Poussin aa Berry College Valdosta State UniversityPublished online: 03 Apr 2010.

To cite this article: Vincent Grégoire & Fabrice Poussin (2002) L'Influence de Baudelaire SurL'Œuvre D'Albert Camus, Symposium: A Quarterly Journal in Modern Literatures, 56:2, 97-109, DOI:10.1080/00397700209598316

To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/00397700209598316

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VINCENT GREGOIRE et FABRICE POUSSIN

L’INFLUENCE DE BAUDELAIRE SUR L’CEUVRE D’ALBERT CAMUS

UN CERTAIN NOMBRE DE CRITIQUES Ont CtudiC 1’inflUenCe de la pens& de Vigny sur l’ceuvre d’Albert Camus mais t r b peu ont cherchC A savoir dans quelle mesure Baudelaire avait laissC sa marque sur cette m&me ceuvre.’ Camus cite plusieurs fois Baudelaire dans ses Curnets, mentions qui vont du registre comique: “Baudelaire: ‘On a oublik deux droits dans la DCclaration des Droits de 1’Homme: celui de se contredire et celui de s’en aller”’ (Curnets 1935-1942, 160) au registre strieux portant sur l’art (cf. Carnets 1942-1951, 25 et 329) ou la reflexion 8 portCe philosophique: “‘Vivre et mourir devant un miroir’ dit Baudelaire. On ne remarque pas assez ‘et mourir.’ Vivre, ils en sont tous 18. Mais se rendre maitre de sa mort, voila le difficile” (Curnets 1942-1951, 17). Camus reviendra sur cette dernikre maxime dans L’Homme re‘volte‘, pour la dCvelopper dans un sens diffkrent, plus proche des thkmes auxquels il s’inttresse i 1’Cpoque.

Baudelaire, s’il apparait certes peu dans I’ceuvre de Camus, semble avoir influenck un tant soit peu l’ceuvre de cet Ccrivain, que ce soit directement dans sa rkflexion sur la rCvolte, ou indirectement sous la forme de thkmes: le “saint skulaire,” le malentendu, l’exil, le rire ironique, mais encore sous la forme de rkminiscences ou de souvenirs prCcis 8 des pokmes: “L‘Ctranger,” “Portraits de maitresses,” ou “L‘htautontimoroumCnos.”

Le fait que Baudelaire soit peu mentionnC ne signifie en rien que son influ- ence ait CtC tr&s supeficielle ou quasi inexistante. La rCponse de Camus ?i

Roger Quilliot au sujet du titre L’Etranger est, h cet Cgard, trks rCvtlatrice. A Quilliot qui lui demande s’il a empruntC le titre de L’Etrunger B Baudelaire, Camus rCpond que, s’il y a ernprunt, c’est “inconscient et de rkminiscence.” (Thkhtre.. . 1908). Claude Pichois, le grand spkcialiste du pobe symboliste Ccrit, h i , que “le rtcit de Camus doit certainement une impulsion i ce petit pohne” (Baudelaire, Euvres compl2tes 1, 13 11).

Nous pensons que Camus a CtC plus influence par l’ceuvre de Baudelaire que les rCfCrences directes a cette ceuvre ne le laissent paraitre; et nous allons nous efforcer de le montrer dans cette Ctude. Tout d’abord, nous allons Ctudi- er I’apport direct de 1’“Ccrivain dandy.” Puis, nous allons dCvelopper un cer- tain nombre d’idCes et de thkmes communs aux deux auteurs, des thkrnes tr2s spCcifiques que Camus a pu, d’une faqon vraisemblable, rencontrer chez Baudelaire, dont il a pu s’inspirer, qu’il a pu “ingCrer” avant de les redtvelop-

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per dans ses ceuvres sans se souvenir de leur source ou origine prtcise. Enfin, nous allons relever les similaritts trks nettes entre certains passages d’ceuvres de Carnus et des pokmes de Baudelaire.

Camus “rCcupi2re” Baudelaire, dans son chapitre “la rtvolte mttaphysique” de L’Homme re‘volte‘, lorsqu’il traite de la rCvolte des poktes romantiques dans la section intitulke: “La rtvolte des dandys.” C’est alors qu’il cite de nouveau, mais dans un sens diffkrent, une phrase du pd te qui l’a clairement intCresst. Serait-ce B cause d’une certaine fascination que Camus semble avoir pour les rniroirs et jeux de reflets telle que le prksente son ceuvre?2 Citons Camus: ‘“Vivre et mourir devant un miroir’, telle Ctait, selon Baudelaire, la devise du dandy.” Et il poursuit: “Le dandy est par fonction un oppositionnel. I1 ne se maintient que dans le dtfi. [. . .] Le dandy se rassemble, se forge une unite, par la force mCme du refus” (462). Le dandy cC1Cbrt par Baudelaire est donc l’un des rnaillons de 1’Cvolution historique de 1’Ctre en rtvolte, selon Camus. Les mots “oppositionnel,” “dtfi,” “refus” font d’une certaine manikre penser B Sisyphe, mais B un Sisyphe ostentatoire, qui a besoin d’Ctre vu pour se dvolter.

Camus en vient peu aprks B conclure sur le r61e de Baudelaire dans l’his- toire de la rCvolte poCtique et mttaphysique au dix-neuvikrne sikcle: “Baude- laire ne peut Ctre CvoquC ici que dans la mesure oh il a CtC le thCoricien le plus profond du dandysme et donne des formules difinitives B l’une des conclu- sions de la rCvolte romantique” (463). Cette rivolte romantique est carac- tCrisCe par le paraftre, d’ob le r6le du miroir. Se rtvolter, c’est Ctre vu en train de se rCv01ter.~ Ce narcissisme essentiellement au centre du jeu du dandy pose par 18-mCme les limites de sa rtvolte mttaphysique. Du moins Baudelaire a- t-il servi de transition dans cette Cvolution historique de la rCvolte: “La rCvolte quitte peu B peu le monde du paraitre pour celui du faire oh elle va s’engager tout entikre” (464).

Dans cette section sur “La rCvolte des dandys,” Camus mentionne le nom de Baudelaire pour Cvoquer le concept du “vrai saint” (463), mCme si c’est pour tourner ce concept en derision c o m e l’a fait, selon Camus, le pokte avant lui. Ce thkme du saint et de la quCte de saintett, dtjB observt dans La Peste lors de 1’Cvocation de la quCte quasi mystique de Tarrou, Camus a trks bien pu s’en inspirer de “Mon cceur mis B nu” de Baudelaire. Ce recueil de rkflexions, nC d’une idCe en forme de dCfi lancCe par le pokte Edgar Allan Poe (cf. “Mon cceur mis B nu,” 1490), est senst Ctre un livre sur Baudelaire lui- mCme, un livre de confessions devant faire concurrence B celui de Jean- Jacques Rousseau par sa plus complkte ~ inc t r i t t .~

Plusieurs fois, le pokte y Cvoque le thkme de l’homme en quCte d’une cer- taine saintett la’ique. I1 Ccrit ainsi: “Avant tout, Etre un grand homme et un Saint pour ~oi-mCme”~ (“Mon c a w mis B nu,” Euvres complPtes I, 691), ou encore: “Donnez-moi la force de faire immtdiatement mon devoir tous les jours et de devenir ainsi un hCros et un Saint” (693). I1 est inttressant de noter que Baudelaire lie le mot de “saint” B celui de “grand homme” ou de “hCros,”

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une association qui neutralise en rtsultat tout caractkre religieux et stcuralise ces bin8mes, ces tandems quelque peu insolites.

La dernikre mention extraite de “Mon cceur mis a nu” fait, selon nous, clairement penser au ctlitbre propos de Tarrou dans La Peste.6 A Baudelaire qui h i t : “Etre un grand homme et un saint pour soi-me^rne, voila l’unique chose importante” (695), fait Ccho la rtponse de Tarrou lors d’une discussion avec le docteur Rieux:

-En somme, dit Tarrou avec simplicitk, ce qui m’inttresse, c’est de savoir comment on devient un saint. -Mais vous ne croyez pas en Dieu. -Justement. Peut-on Ctre un saint sans Dieu, c’est le seul problkme concret que je connaisse aujourd’hui. (1425)’

MCme si Baudelaire et les rkvoltts romantiques (tels que Vigny, par exemple) ne nient pas I’existence de Dieu, ainsi que I’explique Camus dans L’Homme re‘volte‘ (465), mais au contraire lui parlent d’tgal 2 Cgal, il n’empCche que cette quCte de saintett laique de la part d’un Tarrou incroyant peut trks bien avoir trouvt son inspiration, son “premier souffle” chez I’auteur de “Mon cceur mis B nu.”

Cette impression est renforcte par I’observation suivante: Rieux, dans sa rtponse a Tarrou, semble s’opposer mot pour mot a un autre propos de Baude- laire. Tandis que le pd te parle de “devenir [. . .] un htros et un Saint,” Rieux explique: “Je n’ai pas de goilt, je crois, pour I’hkroisme et la saintett.” Et il poursuit: “Ce qui m’inttresse, c’est d’Ctre un homme” (1425)! I1 est dks lors trks vraisemblable de penser que Camus s’est inspirt de Baudelaire sur ce thkme d’une saintett a caractkre stculaire, mCme s’il a adopt6 une direction quelque peu difftrente, totalement dtmarqute de Dieu et foncikrement indi- vidualiste.

Un autre thitme que nous retrouvons dans “Mon coeur mis a nu” et dans les ceuvres de Camus est celui du malentendu. Baudelaire y fait deux mentions dans son court ouvrage. Voici la premikre:

Le monde ne marche que par le Malentendu. --C’est par le Malentendu universe1 que tout le monde s’accorde. --Car si, par malheur, on se comprenait, on ne pourrait jamais s’ac- corder. (704)

Le pokte, sur un ton ironique qui lui est propre, dtveloppe I’idte selon laquel- le les gens communiquent sans se comprendre, et que cela vaut peut-Ctre mieux ainsi parce qu’ils anivent au moins 2 s’entendre sans mCme “entendre,” sans mCme comprendre. Camus qui, en 1950, explique dans ses Canters que l’ironie a un r6le important dans ses ouvrages (“Toute mon ceuvre est ironique” [3 17]), s’il s’accorde pleinement avec Baudelaire sur le r6le central jout par le malentendu dans la vie, en dtplore, h i , les effets.

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Baudelaire fait une seconde fois reftrence au malentendu pour aboutir cette fois au thkme de l’incommunicabilitt:

Dans l’amour comme dans presque toutes les affaires humaines, l’en- tente cordiale est le rCsultat d’un rnalentendu. Ce malentendu, c’est le plaisir. L‘hornrne crie: “Oh! mon ange!” La femme roucoule: “Maman! marnan!” Et ces deux imbtciles sont persuadCs qu’ils pensent de con- cert.--le gouffre infranchissable, qui fait I’incommunicabilitt, reste infranchi. (695-96)

Ces thkmes du malentendu et de la difficultt, sinon de l’impossibilitt de cornmuniquer sont au centre de l’aeuvre de ce dernier. Le malentendu est clairement I’un des th2mesCtendards de l’ceuvre de Camus: non seulernent 2 cause de la pikce du mCme norn au sujet de laquelle Roger Quilliot tcrit: “A commencer par le titre meme, tout Le Malentendu est un problkrne de lan- gage. Personne n’y comprend plus personne” (“Albert Camus ou les diffi- cultts du langage” 90), mais aussi parce qu’il stvit dans quasiment tous ses ouvrages. Comme l’tcrit encore Quilliot, “Le malentendu est partout” dans I’ceuvre de cet Ccrivain (“Un monde ambigu” 37).

Le malentendu n’empCche pas les gens de cornrnuniquer rnais les empCche de se cornprendre. I1 reprtsente par 12-mCme l’un des aspects de l’absurditt de la vie, comrne l’a bien montrt Baudelaire. La tragtdie et le tragique ne sont dks lors plus bien loin. Camus tcrit ainsi dans le demier chapitre de L’Hornrne re‘volte‘ intitult “La pensCe de midi”: “Chaque tquivoque, chaque malentendu suscite la rnort; le langage clair, le mot simple peut seul sauver de cette rnort. Le sornmet de toutes les tragCdies est dans la surditt des htros” (687). Cette surdid, qui les emp&che d’entendre et pr&e 2 malentendu, est une composante de 1’absurditC qui est litttralement un dtpassement de la sur- ditt (ab-surditt).

Le thkrne de la difficult6 de communiquer qui dtbouche sur le malentendu est dtveloppt avec force par Tarrou dans un passage de La Peste qui, par coin- cidence, jouxte celui sur le “saintett laique”: “J’ai compris que tout le mal- heur des hommes venait de ce qu’ils ne tenaient pas un langage clair. J’ai pris le parti alors de parler et d’agir clairement, pour me mettre sur le bon chemin” (1424).’O Cette philosophie de Tarrou d’une parole transparente qui cherche B rtfltchir une totale honnCtet6 s’inscrit clairement dans la qu&te de saintett qu’il poursuit. ‘ I

Si “Mon caeur mis B nu” dtveloppe des thkmes que Camus a repris directe- ment ou indirectement, consciemment ou inconsciemrnent de Baudelaire, une autre aeuvre extraite du “Pokme du hachisch” des Paradis artijiciels, intitulte “L‘hornme-Dieu,” sernble, elle, avoir sptcifiquement influencC la rtdaction de La Chute, l’une des aeuvres les plus importantes et les plus complexes de 1’Ccrivain. Dans “L‘homme-Dieu,” Baudelaire dCcrit l’action du hachisch sur un individu reprtsentatif, une action qui provoque sur celui-ci un grossisse-

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ment, une deformation, une exageration “de ses sentiments habituels et de ses perceptions morales” (426). Ce consommateur, dont la personnaliti va Ctre altCrCe par la drogue, va ressembler en bien des points h Jean-Baptiste Cla- mence, le heros de La Chute.

Le hachisch, pour le drogue de Baudelaire, a les mCmes facultes, les mCmes pouvoir et impact que l’orgueil narcissique qui anime Clamence: tous deux provoquent un “accroissement anormal et tyrannique” de tous leurs sen- timents, pour reprendre le mot du pokte. Concrktement, les deux individus, qui sont devenus des monstres d’egdisme et d’egocentrisme, se prCtent au jeu de la confession pour pouvoir mieux se donner l’absolution, avant de se faire juge des autres. Baudelaire:

Je suppose des fautes commises ayant laisse dans I’2me des traces amkres [. . .I; ces amertumes peuvent alors se changer en douceurs; le besoin de pardon rend l’imagination plus habile et plus suppliante, et le remords lui-meme, dans ce drame diabolique qui ne s’exprime que par un long monologue, peut agir comme excitant et rechauffer puissam- ment l’enthousiasme du cam. Oui le remords! [. . .] Le remords, sin- gulier ingredient du plaisir, est bientat noye dans la dtlicieuse contem- plation du remords [. . .] I1 [le drogue] admire alors son remords et se glorifie [. . .] Une voix parle en lui (helas! c‘est la sienne) qui lui dit: “Tu as maintenant le droit de te considtrer supkrieur h tous les hommes.” (434-35)

Camus:

[Ma profession de juge-penitent] consiste d’abord [. . .] i pratiquer la confession publique aussi souvent que possible. Je m’accuse, en long et en large. Ce n’est pas difficile. J’ai maintenant de la memoire [. . .] [Rlecapitulant mes hontes, sans perdre de vue l’effet que je produis, lie dis. . .] “J’etais le demier des demiers.” Alors, insensiblement, je passe, dans mon discours, du “je” au “nous” [. . .I Je suis comme eux [. . .], nous sommes dans le mCme bouillon. J’ai cependant une superiorite, celle de le savoir, qui me donne le droit de parler. (1 54546)

MCme type de confession aboutissant h un mCme sentiment de superioritt, avec une difference qui n’est en fait qu’apparente: tandis que le drogue se prend lui-mCme pour objet d’admiration dans la mesure ou c’est lui qu’il cherche originellement dans les miroirs oh il se regarde, Clamence tend, lui, le rniroir h son interlocuteur, un interlocuteur qui lui resemble cependant Ctrangement et qui est, en fait, une copie, un double de lui-mCme: “Vous exercez 5 Pans la belle profession d’avocat! Je savais bien que nous etions de la mCme race. Ne sommes-nous pas tous semblables?’ (1549). Nous croirions entendre Baudelaire s’exprimer dans le pokme liminaire aux Fleurs du mal: “Hypocrite lecteur-mon semblable-mon frkre” (6) De ce retournement du

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miroir par Clamence, Terry Keefe Ccrit dans “More on Clamence’s Interlocu- tor in Albert Camus’s La Chute”: “The mirror that Clamence holds up to catch others is one in which he sees only a reflection of himself’ (557). Une fois de plus, le narcissisme l’emporte et triomphe.

De mCme que Clamence a une suicidCe qu’il n’a pas cherchC B sauver sur la conscience et un cri qui retentit Cpisodiquement B ses oreilles pour lui rappel- er sa culpabilitC, de mCme en est-il du drogue de Baudelaire: “Nous pouvons supposer que de temps B autre un souvenir mordant traverse et corrompe ce bonheur [un bonheur provoquC par I’auto-confession]. Une suggestion fournie par I’extCrieur peut ranimer un passt dCsagr6able B contempler.” Mais, comme Clarnence, il nourrit son orgueil de ces “fantames pleins de reproches” (435).

Ces confessions et actes de ptnitence des deux hCros “nombrilistes,” qui leur perrnettent de s’exodrer par eux-rnCrnes de leurs fautes, sont des paro- dies qui ne font que nourrir et gonfler plus encore leur orgueil: “Nous avons vu que, contrefaisant d’une rnanibre sacrilbge le sacrement de gnitence, il la fois phitent et confesseur, il s’Ctait donnC une facile absolution, ou pis encore, qu’il avait tire de sa condamnation une nouvelle pbture pour son orgueil” (435-36). Ce propos qui s’applique au drogue pourrait trbs bien avoir CtC tcrit par Camus pour dCcrire Clarnence:

L‘essentiel [explique le hCros de La Chute] est de pouvoir tout se per- mettre, quitte B professer de temps en temps, il grands cris, sa propre indignitC. [. . .] Je continue de m’aimer et de me servir des autres. Seule- ment la confession de rnes fautes me permet de recommencer plus ICgbrement et de jouir deux fois, de ma nature d’abord, et ensuite d’un charmant repentir. (1546)

L‘un cornme I’autre, jouisseurs sans scrupules ni Ctat d’brne, et anirnes d’un immense sentiment de supCrioritC, r2gnent sur leur monde et en viennent il se dC i fi er.

“Expliquerai-je comment,” Ccrit Baudelaire dans Les Ffeurs du Mul, “sous l’empire du poison [de la drogue], mon homme se fait bientat centre de I’univers?’ (436); et le pobte fait parler le consommateur de hachisch: “Toutes ces choses ont CtC crC6es pour moi, pour rnoi, pour moi! Pour rnoi, l’huma- nit6 a travail16 a C t t rnartyriste, irnmolCe,-pour servir de pbture, de pabu- lum, B mon implacable appCtit d’krnotion, de connaissance et de beautk!” (437). Le drogut bouffi d’orgueil conclut par ses mots: “Je suis devenu Dieu!” Clamence ne dit pas autre chose: “Depuis que j’ai trouvC ma solution, [. . .] Je rbgne enfin [. . .] Quelle ivresse de se sentir Dieu le pkre” (1547). Finalernent, dans I’un et I’autre cas, l’hornme s’est fait Dieu, que ce soit par la drogue ou par un narcissisrne exacerbC.

A la question que se pose Baudelaire dans “Mon coeur mis ?I nu”: “Qu’est- ce que la chute? [. . .] La creation ne serait-elle pas la chute de Dieu?’ (688-89), le droguC comme Clamence, par le seul fait de se prendre pour

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Dieu, prouvent la chute de Dieu: chute de Dieu pour le drogue dans la mesure o t ~ il ne peut se concevoir de nature divine que sous la dkpendance du hachisch, chute de Dieu pour Clamence parce qu’il n’a pas rtussi h convain- cre son interlocuteur qui s’est ri de lui au lieu de se rendre 8 son argument, 8 sa “plaidoirie” pour qu’il se confesse: “Ne riez pas! Oui, vous 2tes un client difficile, je l’ai vu du premier coup” (1 546).

C’est par cette allusion au rire que nous abordons un autre thkme commun aux deux auteurs. Le rire est en effet visible dans bon nombre d’ceuvres de Camus.’* Dans La Chute, il exprime ainsi. 8 la fin du livre, le scepticisme de l’interlocuteur h l’encontre du discours de Clamence. Mais, dans d’autres ouvrages, il est plusieurs fois asswit, comme l’tcrit Anne Greenfeld, “h une rtvolte solitaire contre la souffrance, et peut signaler [. . .] la folie” (254).” AussitBt s’imposent deux exemples de ce dernier type de rire: Caligula, qui rCve de “faire jaillir le rire de la souffrance” (27). veut forcer ses victimes h rire avec lui, et finalement meurt assassin6 “avec un rire fou” (108); et le “rentgat” qui rit d’Ctre torture: “Ah! le mal, le ma1 qu’ils me font, leur fureur est bonne et sur cette selle guerrikre oh ils m’tcartklent, pitit, je r is, j’aime ce coup qui me cloue crucific” (1590-91). Ces rires relkvent du masochisme et d’une certaine folie.

Dans La Chute, un autre type de rire hante, celui-18, Clamence coupable de n’avoir pas chercht 8 sauver une jeune femme qui s’est suicid6e h Paris, et lui rappelle sa culpabilitk. Ce rire en vient h revgtir une dimension quasiment mttaphysique et tquivaut h la souillure qui marque les mains de MacBeth. C’est pourquoi, mais en vain, le hCros s’efforce, selon ses propres mots “de faire taire les rires, d’tviter personnellement le jugement, bien qu’il n’y ait, en apparence, aucune issue” (1541).

Baudelaire a, quant 8 lui, Ccrit un long essai inti tult “De l’essence du rire.” Et le rire mttaphysique dont il parle n’est pas sans rappeler les rires empreints de folie de Caligula et du “rentgat.” Certains de ses propos s’appliquent en fait parfaitement h ces deux personnages: “Le rire vient de l’idte de sa propre suptrioritt. [. . . C’est] une des expressions les plus frtquentes et les plus nombreuses de la folie” (248). Et il poursuit un peu plus loin: “I1 est certain que si l’on veut creuser cette situation on trouvera au fond de la penste du rieur un certain orgueil inconscient. C’est 18 le point de dtpart” (248). Nous revenons une fois de plus h cet orgueil qui fait que les htros se prennent pour des dieux. Ce rCve de divinitt, mystique par certains cBtCs, n’est pas absent d’hubris, de folle dimesure.

C’est un Ccho de ce rire fou que nous pouvons observer dans l’humeur hys- ttrique du narrateur du “Mauvais vitrier,” dans Le Spleen de Pun‘s. Camus, bon lecteur de Baudelaire, de ses pokmes et de ses essais, sait ce dont parle le pokte. I1 Ccrit dans ses Curnets lors d’un moment de rechute, fin octobre 1949: “Aprks une si longue certitude de gutrison, ce retour devrait m’accabler. I1 m’accable en effet. Mais succtdant 8 une suite ininterrompue d’accablement,

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i l me porte h rire. A la fin, me voilh IibCrC. La folie aussi est IibCration” (Car- nets 1942-1 951,283). Le rire, h partir d’un certain degr6 de souffrance, libkre, mais c’est un rire un peu “jaune,” le reflet d’une aliknation, h I’instar de la folie h laquelle Camus le compare. Rire et folie libkrent ainsi en les aliCnant Caligula et “le redgat.”

Si Baudelaire a pu avoir une influence sur Camus par certains des thkmes qu’il a dCveloppCs dans ses journaux intimes et ses essais, comme nous avons cherchC B le montrer, plusieurs de ses pokmes ont trks vraisemblablement servi h enrichir, certes ponctuellement mais nianmoins concrktement, les rC- cits de L’Etranger et de La Chute.

Camus qui a beaucoup dCveloppt le thkme des vieilles femmes, et parti- culibement des veuves gintralement 2gCes, dans toute son aeuvre, parait avoir empruntt un detail significatif au pokte: celui oh le narrateur suit une petite vieille dans la rue pour le seul plaisir de la suivre, Ctrangement attir6 qu’il est par cet Ctre: “Ah! que j’en ai suivi de ces petites vieilles!” (“Les petites vieilles,” Les Fleurs du ma1 90), allusion plus longuement dCveloppCe dans “Les veuves”: “I1 m’est arrivC une fois de suivre pendant de longues heures une vieille affligCe [. . .I; celle-lh roide, droite, sous un petit ch2le use, portait dans tout son &re une fiertC de stoycienne” (Le Spleen de Paris 293). Ce dernier passage Cvoque immtdiatement la “filature” de la vieille dame automate par Meursault, une vieille dame qui regardera plus tard celui-ci avec intensite au tribunal (cf. L’Etranger 133):

[Ellle s’est levee, a remis sa jaquette avec les mCmes gestes prCcis d’au- tomate et elle est partie. Comme je n’avais rien h faire [h l’instar d’un dandy de Baudelaire], je suis sorti et je l’ai suivie un moment. Elle s’t- tait placCe sur la bordure du trottoir et avec une vitesse et une sOretC incroyables, elle suivait son chemin sans dtvier et sans se retourner. J’ai fini par la perdre de vue et par revenir sur mes pas. J’ai pens6 qu’elle Ctait bizarre (72-73).

Meursault, qualifiC de bizarre par Marie Cardona (“elle a murmur6 que j’Ctais bizarre” 70), a trouvC personne plus bizarre que lui. Cette anecdote, que nous pensons inspirte de Baudelaire, n’a pas un simple r6le “d’effet de rtel,” qui rendrait l’histoire d’autant plus rkaliste que ce detail semble inutile. Elle est significative et “signifiante” dans le rk i t de L’Etranger si elle est perpe comme une allCgorie. Nous pouvons concevoir que la petite femme automate qui “glisse” sur le bord du trottoir “avec une vitesse et une sDretC incroyable” reprksente la guillotine qui va mettre fin h la vie du heros, si sa grlce lui est refude. Elle Cquivaut donc B une projection dans I’avenir du sort de Me~rsau1t.l~

Un autre dCtail d’un pokme en prose de Baudelaire va &re inclus dans La Chute, La Chute que nous pouvons dCsormais qualifier d’c-euvre la plus baude- lairienne de Camus. Jacqueline LCvi-Valensi a CtC la premikre h noter la simi-

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laritC de traitement de l’histoire de la “femme parfaite.”15 Clamence raconte son interlocuteur: “J’ai connu autrefois un industriel qui avait une femme par- faite [. . .]. Plus sa femme montrait de perfections, plus il enrageait. A la fin, son tort lui devint insupportable. Que croyez-vous qu’il fit alors? [. . .I I1 la tua” (1483). Voila le texte original extrait de “Portraits de maitresses” du Spleen de Paris:

Figurez-vous une personne incapable de commettre une erreur de senti- ment ou de calcul; [. . .] Combien de fois ne me suis-je pas retenu de lui sauter h la gorge, en lui criant: “Sois donc imparfaite, misirable! afin que je puisse t’aimer sans malaise et sans coke!” [. . .] [Ill fallait [. . .] me dCbarrasser de cet Ctre sans lui manquer de respect. Que vouliez- vous que je fisse d’elle, puisqu ’elle &fait pagaite? (34849)

Et le narrateur Cvoque demi-mots comment il s’en est dCbarrass6: “Un soir, dans un bois [. . .] au bord d’une mare [. . .]” (348). MCme dCveloppement d’histoire et ton cynique identique: Clamence aurait trks bien pu naitre sous la plume de Baudelaire. I1 est clairement le “descendant” de certains de ses per- sonnages.

Dernier exemple d’emprunt qu’a probablement fait Camus (mais que nous ne pouvons sQrement et certainement rattacher au pokte symboliste, cette fois, dans la rnesure oh ce dernier s’est inspirC de la comCdie de l’auteur latin Ttrence) est, dans les mots d’Andr6 Abbou, la “reprise d6chirante de 1”Htau- tontimoroumCnos’ de Baudelaire” (1 8). Clamence, dans sa capacitt auto- adjugCe de juge-phitent, joue volontairement le r61e de miroir pour son inter- locuteur. Un passage caracttristique du trks cClkbre pokme de Baudelaire illustre trks bien les deux aspects de Clamence, “juge” et “coupable,” qu’il cherche h rifltchir, renvoyer:

Je suis le sinistre miroir Oh la mkgkre se regarde. Je suis la plaie et le couteau! Je suis le soufflet et la joue! Je suis les membres et la roue, Et la victime et le bourreau! Je suis de mon ceur le vampire, -Un de ces grands abandonnCs Au rire Cternel condamnCs (78-79)

I1 n’y a pas jusqu’au rire qui ne rapproche le narrateur du pokme de celui de La Chute; parce qu’en essence “L‘HCautontimoroumCnos” est aussi un pokme sur les effets de “la chute.” Saisissante comparaison des narrateurs de ces deux euvres, s’il en est, qui laisse fortement B penser que le pokme de Baudelaire a trks bien pu inspirer la nouvelle, le “rCcit” de Camus.

Cette impression est renforcCe par une mention de l’auteur de L’Homme

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re‘volte‘ placCe dans “La rCvolte des dandys” lorsque 1’Ccrivain Cvoque la place du pokte dans son chapitre sur la rCvolte mktaphysique:

Baudelaire a [. . .] du gCnie. I1 crCera le jardin du ma1 oil le crime ne figurera qu’une espkce plus rare que d’autres. La terreur elle-mCme deviendra fine sensation et objet rare. “Non seulement je serais heureux d’Ctre victime, mais je ne hairais pas d’Ctre bourreau pour sentir la rivo- lution des deux manihes.” (463)

I1 est clair que Camus fait, en I’occurrence, expresstment rCfCrence B “L‘hCau- tontimorouminos” de Baudelaire. Le terme d’influence peut donc Ctre avand.

Nombreux sont les th2mes communs aux deux auvres que nous n’avons pas dCveloppCs: le sentiment d’alitnation, I’exil urbain, I’angoisse, la solitude dans le monde, l’abandon et l’isolement des IaissCs-pour-compte (des vieil- lards, des pauvres), des th&mes qui ont par ailleurs trks souvent Paris pour cadre.I6 Ce passage, digne de Baudelaire,

Ce qu’il y a de haissable B Paris: la tendresse, le sentiment, la hideuse sentimentaliti qui voit joli ce qui est beau et trouve beau le joli. La ten- dresse et le dCsespoir de ces ciels brouillds, des toits luisants, de cette pluie inte1minab1e.l~ Ce qu’il y a d’exaltant: la terrible solitude. Comme remkde B la vie en sociCtC: la grande ville. C’est dtsormais le seul disert praticable. (Carnets 1935-1942, 205)18

est en rtalitt de Camus. C’est qu’en fait, cet extrait a des accents trks baude- lairiens par ses thttmes et son style. Nous pensons que, dans ce passage, comme plus tard dans La Chute ob Paris tient aussi un r6le important, et dans plusieurs autres de ses ceuvres, Camus s’est fait influencer par l’auteur des Fleurs du mal, qu’il en ait CtC conscient ou non. Mais cette influence n’a pu se faire que parce que 1’Ccrivain “e~istentialiste”~~ Ctait en “osmose intel- lectuelle” avec le pokte sur bien des points. Selon le mot de Gide, “les influ- ences agissent par ressemblance” (12). Ce propos s’applique bien B Camus dans son rapport avec Baudelaire.

Berry College Valdosta State University

I . Pour ce qui est de I’influence hypothttique ou avCrCe de Vigny sur I’ceuvre de Camus, con- sulter par exemple “Camus et Vigny” de Pierre-Georges Castex, “Camus et Vigny” par Charles Hill, “De I’inquittude romantique a I’angoisse existentielle: Alfred de Vigny et Albert Camus” par Claude Mettra, “Alfred de Vigny et Albert Camus” de Maurice Weiler, ou encore “Le suicide sup6rieur: une rencontre avec Vigny et Camus” par Fernande Bartfeld. Le m&me P.-G. Castex est I’un des r a m a avoir Cvoqut I’influence litttraire de Baudelaire sur Camus. II Ccrit, dans le chapitre ‘Tntercesseurs” de son ouvrage Albert Curnus et L’Etrunger: “ L e s Curnets prouvent que, de bonne heure, Camus a lu Baudelaire, et pas seulement L e s Fleurs du Mar‘ (42; lire 4143).

2. Sur le thPme du miroir dans I’oeuvre de Camus, lire I’excellent article de Owen J. Miller. 3. Camus &it sur le caracttre ostentatoire de la rtvolte dandy: “Le romantisme dtmontre

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[. . .I que la rCvolte a partie like avec le dandysme; I’une de ses directions est le paraitre” (L’Homme rkvolte‘ 463).

4. “Un grand livre auquel je reve depuis deux ans [icrit Baudelaire, le ler avril 18611: Mon coeur mis ri nu, OD j’entasserai toutes mes coltres. Ah! si jamais celui-lB voit le jour, les Confes- sions de J-J [Jean-Jacques Rousseau] paraitront piles” (1467). Le 3 juin 1863, il poursuit sur le meme thtme: Mon ccmr rnis a nu est devenu “la vraie passion de [mon] cerveau,” un livre “qui sera autre chose que les fameuses Confessions de Jean-Jacques Rousseau” (1468).

5. Certains passages des citations de Baudelaire ont volontairement CtC mis en italique par ce dernier.

6. Le thtme de Tarrou en quete d’une saintett la’ique a fait couler beaucoup d’encre. L‘une des dernieres Ctudes en date, Ccrite par Michel Rondet, est intitulie: “Etre saint sans Dieu?’.

7. Paul Viallaneix explique ainsi le propos de Tarrou dans son article “L‘incroyance passion- nCe”: “Etre u n ‘saint sans Dieu’: dangereuse maxime, dont la lettre risque d’offusquer I’esprit. Tarrou ne refuse pas, en vCritC, ce Dieu dont il prend la peine de citer le nom. I1 le traite plut6t en absent. II reve d’une saintetC qu’il atteindrait sans avoir r e p I’assurance prealable de son Clec- tion, sans garantie, c’est i dire dans la gratuitt“ (19 I ) . Anne Greenfeld Ccrit, quant B elk, sur cette sainteti B laquelle aspire Tarrou et que Rieux va qualifier d”’ensemble d’habitudes” (1314): ‘Tar- rou voulait etre saint-un saint stculaire, bien sOr,-qui sache et comprenne tout. C’est ce dCsir de saintete qui motive en grande partie sa solidante avec autrui contre la peste, aussi bien que sa conduite pendant sa propre maladie” (260.41). Nous sommes aux antipodes de la conception que Blaise Pascal (qui n’est pas par hasard I’un des auteurs chritiens pkfirCs de Camus) se fait du saint: “Pour faire d’un homme un saint, il faut bien que ce soit la grice, et qui en doute ne sait ce que c’est ce que c’est que saint et qu’homme” (Pens& 508-869, 189).

8. Camus Ccrit dans ses Canters 1935-1942, peu aprks la publication de L‘Etranger: “Qu’est ce que je mkdite de plus grand que moi [. . .]? Une sorte de marche difficile vers une saintetC de la negation-un hCroisme sans Dieu-l’homme pur enfin.” (3 I )

9. Pour une etude sur le theme du malentendu dans L’Errunger, lire I’anicle de Vincent GrC- goire.

10. Camus s’est inspiri, pour cette citation et pour celle du paragraphe prkctdent, d’une rkflex- ion rapport& dans ses Curners, B I’tpoque de la rkdaction de La Pesre, alors qu’il faisait rCfCrence B la piece Le Mulenrendu: “Tout le malheur des hommes vient de ce qu’ils ne prennent pas un lan- gage simple. Si le hiros du Mulenrendu avait dit: ‘Voila. C’est moi et je suis votre fils,’ le dia- logue itait possible et non plus en porte B faux comme dans la piece. II n’y avait plus de tragtdie puisque le sommet de toutes les tragCdies est dans la surdit6 des hCros” (Curners 1942-1951, 161).

1 I . Le theme du malentendu revient rCgulitrement dans les ouvrages de Camus: par exemple dans la “troisitme lettre B un ami allemand’: “Je vous ai par16 jusqu’ici de mon pays et vous avez pu penser au debut que mon langage avait change. En rCalitC, il n’en Ctait rien. C’est seulement que nous ne donnions pas le meme sens aux mots, nous ne parlons pas la meme langue” (233) ou dans La Pesre: “11 s’apercevait [ ] que son interlocuteur et lui ne parlaient pas de la meme chose” (1278). II revient aussi rigulitrement dans sa vie: (lettre au critique Andri Rousseaux qui n’a, selon I’Ccrivain, pas compris la signification de L’Etronger): “Je voudrais en tous les cas que cette lettre ne donnit pas lieu B u n nouveau malentendu” (Curners 1942-1951, 34); (rCflexion Ccrite B la fin des anntes 1940): “I1 y a 18 un malentendu qui m’a toujours CtC tr&s pinible. Je porte le poids d’une riputation d’austCritC i la fois immCritCe et un peu ridicule” (Essuis 1621). Les exemples abondent.

12. Consulter sur ce point I’article de Anne Greenfeld. Meme les morts se voient, i I’occasion. accorder un rire. Dora dit ainsi de Kaliayev qui vient d’etre exicutt: “I1 riait sans raison parfois. Comme il Ctait jeune! II doit rire maintenant. II doit rire, la face contre la terre.” (Les Jusres 150) De ce rire CvoquC par Dora, Jean Grenier va Ccrire B Camus: “Toute la fin [de la pitce] est extrhement pathttique et d’un ton admirablement juste, nitme et surtout le rire terrible” (Cor- responaunce 162).

13. Jack Stewart Ccrit h i : “Laughter can [. . .] signal madness, anarchy, or despair. Such dark laughter might be motivated by the assertion of frustrated but defiant will” (85).

14. Consulter, sur le r6le de cette vieille femme, I’article de Jean Gassin. 15. Evi-Valensi 46. Elk suggtre aussi que les deux “Invitations au voyage,” celle des Fleurs

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du ma1 et celle des Petits poemes en prose, ont pu influencer I’Cvocation que Clamence fait de la Hollande.

16. Consulter B ce sujet, pour ce qui concerne I’univers baudelairien, la these de doctorat de Fabrice Poussin (34143).

17. Comme I’tcrit Victor Brombert, ‘The Paris of Baudelaire is almost chronically rainy, foggy and hoarse” (100). II en est de meme du Pans de Camus dans les rtfCrences qui sont faites B la capitale dans L’Etranger, La Peste, et La Chute.

18. Ce “seul desert praticable” qu’est la grande ville fait penser au “grand disert d’hommes” qu’kvoque Baudelaire dans son ctltbre essai in t i t u l i “La modemiti” (Curiositis esthiriques 466) mais aussi au ctltbre mot de Chateaubriand dans Rene “la foule, vaste dtsert d’hommes!” (157) II n’empEche, il y a selon nous une continuit6 particulitre entre Baudelaire et Camus sur ce theme parce que, comme I’explique Georges Bonneville: “Le grand mirite de Baudelaire, c’est d’avoir-le premier pat-stre, du moins avec cette acuitC4voquC ce sentiment paradoxal de solitude au milieu des foules de la ville” (48). Cf. Poussin 2 4 , 338-39.

19. Camus est en fait le premier B dire qu’il n’est pas existentialiste (cf. Essais 1424). De IB B donner totalement foi B son propos.

OUVRAGES CITES

Abbou, Andri. “La Chute et ses lecteurs. Partie I: jusqu’en 1962.” Albert Camus 3: Sur La Chute.

Bartfeld, Fernande. “Le suicide sup6rieur: une rencontre avec Vigny et Camus.” Bulletin de I’As-

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. Carnets (janwier 1942-mars 1951). Paris: Gallimard, 1964.

. Essais (incluent L’Homme riwolte3. Introduction par R. Quilliot. Edition Ctablie et

. L’Etrunger. Paris: Gallimard, 19.57.

. Thibtre, ricits, nouwelles (incluent Caligula, Le Mulentendu. La Peste, La Chute, et L’Exil et le royuume). PrCface Ctablie par Jean Grenier. Textes Ctablis et annotes par R. Quil- hot. Pans: Gallimard, 1962.

annotte par R. Quilliot et L. Faucon. Paris: Gallimard, 1965.

Camus, Albert, et Jean Grenier. Correspondance (1932-1960). Paris: Callimard, 1961. Castex, Pierre-Georges. Albert Camus er L’Etranger. Paris: Jose Corti, 1965.

. “Camus et Vigny.” L‘lnformation lifteraire 4 (1965): 145-51. Chateaubriand. FranGois-RenC. Atala. Reni. PrCface par Pierre Reboul. Paris: Garnier

Flammarion, 1964. Gassin, Jean. “A propos de la femme ‘automate’ de L’Etranger.” Albert Camus: euwre fermie,

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troisi2me colloque International de Poitiers (1999). Poitiers: Editions du Pont-Neuf, 2001. 2.5363.

Grtgoire, Vincent. “Monde ‘sourd’monde ‘absurde,’ ou pour une impossibilitC de s’entendre dans L’Etranger.” Romanic Review 85.3 (May 1994): 403-18.

Hill, Charles. “Camus et Vigny.” Publications of the Modern Language Association of America 77 (1962): 156-67.

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