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L’INGÉNIEUX HIDALGODON QUICHOTTEDE LA MANCHE

I

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CERVANTÈS

L’INGÉNIEUX HIDALGODON QUICHOTTE

DE LA MANCHE

I

Traductionpar Louis VIARDOT

Préfacepar Louis URRUTIA

Bibliographie (2016)par Nicolas CORRÉARD

GF Flammarion

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© Flammarion, 1969, édition revue et corrigée en 2016.ISBN : 978-2-0813-7945-9

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PRÉFACE

Est-il vraiment utile d’ajouter une nouvelle préface auplus immortel des chefs-d’œuvre de la littérature espagnole ?Est-il possible d’être aujourd’hui sur ce point original ?Tout semble avoir été dit sur Cervantès et son IngénieuxHidalgo Don Quichotte de la Manche. Tenter de passer enrevue les jugements que la critique moderne a expriméssur le Quichotte est déjà une tâche irréalisable. Ajouter unenouvelle opinion reviendrait à répéter sûrement en d’autrestermes les propos qu’un prédécesseur inconnu a tenus. AussiCotarelo avait-il raison d’écrire : « Le livre qu’il serait certesindispensable d’avoir, surtout pour ceux qui songeraient àl’avenir à élaborer des synthèses critiques sur Cervantès etson œuvre, serait celui qui contiendrait le recensementsubstantiel des principaux jugements émis depuis leXVIIIe siècle (pourquoi pas depuis le XVIIe ? ajouterais-je).Nous ferions ainsi un grand progrès, et personne ne vien-drait s’approprier, même involontairement, les penséesd’autrui, à peine modifiées, pour les donner comme siennes,et d’autres auteurs ne répéteraient pas ingénument des faitset des observations cent fois présentés, pour la seule raisonque ce sont celles qui viennent le plus aisément à l’esprit. »

Mais puisque, imprudent lecteur, tu as commencé àparcourir ces pages de présentation au seul ouvrage qui aisé-ment s’en passe, à ce livre qu’on lit à tout âge, il va te falloirconnaître le miracle de Cervantès.

Notre maître, Marcel Bataillon, en conclusion de samémorable thèse sur Érasme et l’Espagne, nous offre – encontrepoint du livre d’Américo Castro sur La Pensée deCervantès – une excellente synthèse sur l’ingénieuxCervantès, illuminé par l’esprit de la Renaissance commepar un soleil couchant.

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DON QUICHOTTE DE LA MANCHE8

« Le miracle de Cervantès, dit-il, c’est que, tenté par leslettres dès la vingtième année, entré jeune en contact avecl’Italie, mêlé au mouvement littéraire espagnol depuis sonretour d’Alger (1580), il ait attendu la cinquantaine pourécrire des nouvelles, ait conçu le Quichotte aux approchesde la soixantaine, et ait signé à son lit de mort la dédicacede Persile et Sigismonde, le livre dans lequel il mettait sesplus grands espoirs, en même temps qu’il revenait aux préfé-rences des maîtres de sa jeunesse. Son œuvre n’est intelligibleque si l’on y voit un fruit tardif, mûri au long d’une vieaventureuse et difficile, mais fécondé à l’arrière-saison de laRenaissance espagnole, quand Cervantès recevait de maîtreLopez de Hoyos les leçons un peu confidentielles d’un éras-misme désormais condamné à s’exprimer à mi-voix. » EtBataillon ajoute avec pertinence : « Le premier, Menéndez yPelayo a su reconnaître en lui cette humaine et aristocratiquemanière d’être qu’ont eue les hommes de la Renaissance. »

On a dit parfois que le Quichotte était un ouvrage polé-mique. Or il est un homme de lettres avec qui Cervantès nes’entendra guère ; c’est Lope de Vega qui triomphe et acca-pare la gloire sur la scène espagnole, où il fait fi des règles.Lope et Cervantès sont à l’opposé, et dans leur vie et dansleurs œuvres. Quinze années les séparent. Cervantès sera undes valeureux soldats de la victoire de Lépante. Lope deVega, presque au même âge, aura finalement échappé, sans yêtre mêlé, au désastre de l’Invincible Armada. Soldat et poète,ils le sont l’un et l’autre. Cependant, malgré sa Galatée(publiée en 1585), quelques œuvres dramatiques et certainspoèmes, Cervantès demeurera plutôt dans l’ombre jusqu’àla fin de 1604, jusqu’au moment où l’auteur de La PícaraJustina et Lope lui-même dans une lettre à un ami évoquentla publication chez l’imprimeur Juan de la Cuesta et lelibraire du Roi, Francisco de Robles, de l’Ingénieux HidalgoDon Quichotte de la Manche. Le 20 septembre, Cervantèsavait obtenu le privilège du roi et, au mois de janvier sui-vant, l’ouvrage est en vente. Dans cette même année de1605, la première partie du Quichotte connaîtra six éditions.C’est tout de suite la popularité et les traductions ne seferont pas attendre. La vie de Cervantès va s’en trouver

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PRÉFACE 9

changée, et dans ces onze années qui le séparent de la mortil va nous donner :

– en 1613, les Nouvelles exemplaires, douze nouvelles,écrites pour certaines d’entre elles bien avant, et qui mérite-raient à elles douze toute une préface. Les liens avec leQuichotte y sont souvent évidents.

Puis 1614 (l’année qui vit la publication de la fâcheuseSeconde partie de l’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de laManche par un quidam ayant signé Alonso Fernández deAvellaneda, natif de Tordesillas) sera pour Cervantès cellede la livraison du Voyage du Parnasse, où il va faire l’élogede plus de cent poètes, en rejeter certains et se plaindre deceux qui osent le laisser debout, lui l’auteur de La Galatéeet des Nouvelles, lorsque Apollon les invite à s’asseoirauprès de lui.

– 1615 est l’année où vont être publiés, dûment choisis,Huit Comédies et Huit Intermèdes qui pourraient donner àleur auteur une place enviée dans la comedia espagnole dusiècle des Philippe, sans que, cependant, jamais il puisse êtrequestion que Cervantès la dispute à Lope de Vega, Tirso deMolina ou Calderón.

– en 1615, la véritable seconde partie du véritable DonQuichotte de la Manche, qu’il s’est dépêché d’achever. Le« faux Quichotte » était venu l’atteindre vers le milieu del’année 1614. C’est avec la date du 20 juillet de ladite annéeque Sancho évoque le fait dans une lettre à sa femmeThérèse Panza, lettre que nous pourrons trouver au cha-pitre XXXVI de la seconde partie. Les différentes pièces limi-naires nous indiquent que les délais de publication furentassez longs, depuis la première approbation et le privilègedu roi en mars jusqu’à l’imprimatur donné le 5 novembre.

La dédicace va toujours au même protecteur et mécène,Don Pedro Fernández Ruiz de Castro, septième comte deLemos, neveu et gendre du duc de Lerma, c’est-à-dire lepremier ministre du roi. Vice-roi de Naples de 1610 à 1616,il protégea nombre d’écrivains, parmi lesquels Cervantès,qui lui dédia les Nouvelles exemplaires, les Comédies et Inter-mèdes, cette 2e partie du Quichotte et aussi,

– en 1616, Les Travaux de Persilès et Sigismonde, dans leprologue duquel il annonçait encore une seconde partie à

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La Galatée, son roman pastoral de jeunesse. Ce Persilès etSigismonde paraîtra en réalité après sa mort, en 1617.

Toutes ces œuvres, leur franc et réel succès, en particulierle succès du Quichotte, vont modifier l’état de Cervantès qui,sur la fin de son existence, connaît l’estime et la gloire deses contemporains, la protection des puissants : le comte deLemos et le cardinal-archevêque de Tolède, don Bernardode Sandpval y Rojas. Un des censeurs de la seconde partiedu Quichotte, le licencié Marquez Torres, fait dans sonApprobature l’éloge des œuvres de Miguel de Cervantès ettémoigne de sa renommée aussi bien dans la nation espa-gnole que dans les nations étrangères, France, Italie, Alle-magne et Flandres. Il y rapporte l’anecdote suivante : « Jecertifie, en vérité, que, le 25 février de cette année 1615,l’Illustrissime Seigneur don Bernardo de Sandoval y Rojas,cardinal-archevêque de Tolède, mon maître, étant allérendre la visite qu’il avait reçue de Son Excellence l’Ambas-sadeur de France, venu pour traiter les affaires concernantles mariages des princes de France et d’Espagne, plusieursgentilshommes français de la suite de l’Ambassadeur, aussicourtois qu’instruits et amis des belles-lettres, s’appro-chèrent de moi ainsi que des autres chapelains de Monsei-gneur le Cardinal, dans le désir de savoir quels étaient cheznous les livres d’imagination les plus appréciés, et comme lemoment vint de parler de ce livre que j’étais en train d’exa-miner, à peine eurent-ils entendu prononcer le nom de Cer-vantès, qu’ils se mirent à le glorifier et à vanter l’estime oùl’on tenait ses œuvres en France aussi bien que dans lesroyaumes limitrophes : La Galatée, que certains d’entre euxsavaient quasiment par cœur, et aussi les Nouvelles. Leurséloges furent tels que je m’offris à les mener voir l’auteur deces livres, offre qu’ils reçurent avec mille démonstrations deleur plus vif désir. Ils me questionnèrent très en détail surson âge, sa profession, sa qualité, sa situation. Je fus forcéde leur dire qu’il était vieux, soldat, hidalgo et pauvre. Ce àquoi l’un d’eux me répondit en ces propres termes :“Comment ! un tel homme l’Espagne ne l’a pas fait riche etentretenu sur le trésor public !” Un autre de ces gentils-hommes s’empara de l’idée et dit avec beaucoup de finesse :“Si le besoin le force ainsi à écrire, plaise à Dieu qu’il ne se

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PRÉFACE 11

trouve jamais dans l’aisance, afin que par ses œuvres, lui quiest pauvre, il enrichisse tout le monde.” »

C’est deux jours après cette visite du duc de Mayenne,ambassadeur de France, au cardinal-archevêque de Tolèdeque le licencié et chanoine Marquez Torres rédige sonfeuillet de censure si flatteuse. Avec les mariages espagnolsque Mayenne est venu préparer, la vogue de l’Espagne nefait que croître à la cour de Marie de Médicis et deLouis XIII. Les traductions quasi immédiates des ouvragesespagnols en sont une preuve éclatante : ainsi celle duQuichotte, par César Oudin (pour la 1re partie) en 1614 etpar François de Rosset en 1618 (pour la 2e partie). Peut-être aurons-nous l’occasion d’apporter d’autres précisionssur la valeur et le poids de cette littérature espagnole. Qu’ilnous suffise pour l’heure d’évoquer les mystiques (Fray Luisde Léon, Fray Luis de Granada, sainte Thérèse d’Avila,saint Jean de la Croix, Ignace de Loyola) ; chez les poètes,Lope de Vega et Gongora ; les romans picaresques depuisle Lazarille jusqu’à ce Guzman de Alfarache dont on voitsortir à Paris en 1600 – c’est-à-dire un an après sa publica-tion à Madrid – à la fois une édition originale et une traduc-tion par Gabriel Chappuys, traduction que Chapelainreprendra et améliorera considérablement en 1619. Dansl’Europe cultivée d’alors, l’impact de Don Quichotte va êtreremarquable et ses traductions nombreuses dans les diverspays. Encore aujourd’hui, pour mieux comprendre le sensde certains passages du livre, la fréquentation des traduc-tions françaises, tout comme l’étude approfondie de lagrammaire historique espagnole, apporte de précieux ensei-gnements. Il convient en particulier d’aller voir la traductionde César Oudin, fin et parfait connaisseur des subtilités dela langue castillane.

Mais on ne saurait laisser passer, sans l’atténuer, laremarque faite par Marquez Torres sur le peu de considéra-tion que l’Espagne de son temps eut pour Cervantès. Il fauten effet insister sur les éloges et la popularité immédiate-ment acquise par le roman. Nous avons déjà parlé des nom-breuses éditions qui s’imprimeront pendant les douzepremières années, mais encore conviendrait-il d’évoquer lafoule de mascarades, intermèdes, saynètes, poèmes, comediasmême où interviennent don Quichotte et Sancho.

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Parmi les nombreux faits qui témoignent de cet engoue-ment populaire, nous apporterons d’abord ces quelquespropos de La Pícara Justina – roman paru en 1605 commela 1re partie de Don Quichotte : « Je suis la reine de Picardie,connue comme le loup gris, plus célèbre que Dame Olive,don Quichotte et Lazarille, qu’Alfarache et Célestine. »Notons que le bon goût de l’auteur et de ses éventuels lec-teurs est réconfortant pour l’homme moderne qui y retrouvequatre chefs-d’œuvre de la littérature universelle. Seul, etfaisant figure de parent pauvre, se trouve le Palmerin deOliva, qui était pourtant un des deux plus célèbres romansde chevalerie du temps.

Ajoutons que pendant les fêtes qui suivirent le baptêmede l’infant Philippe, après les jeux de cannes et les taureaux,pour contribuer à la liesse populaire, l’ambassadeur portu-gais Pinheiro da Vega évoque la représentation d’un inter-mède dans lequel on voyait arriver don Quichotte enaventurier, qui entrait en lice dans le tournoi, précédé deson fidèle écuyer Sancho Pança.

La fortune de don Quichotte et Sancho au théâtre, dansles beaux-arts, la musique, mériterait une fort longue étudeà elle seule. Disons donc tout simplement qu’un auteurconnu, Guillén de Castro, l’auteur des Mocedades del Cid,l’inspirateur de Corneille, fut un des premiers à porter authéâtre des comedias inspirées par le roman de Cervantès :Don Quichotte de la Manche, La Naissance de Montesinos,Le Curieux malavisé.

On dit même que Philippe III, se trouvant un jour aubalcon de son palais de Valladolid, aperçut un étudiant quilisait un livre, et de temps en temps arrêtait sa lecture pourpartir d’un grand éclat de rire. « Ou bien cet étudiant estfou, se dit le roi, ou bien il lit l’Histoire de don Quichotte. »Et c’était vrai. C’est l’Histoire de don Quichotte qu’il lisait.

Malgré ses malheurs et ses soucis, au-delà des péripétiesquotidiennes, Cervantès est l’auteur de la jeunesse du cœur,de l’humour et de la bonne humeur. Jusqu’au bout, il res-tera fidèle à ses idéaux de jeunesse, à ses modèles et habi-tudes de pensée du temps du maître Lopez de Hoyos, dutemps de l’Italie, du temps d’Alger. À mesure qu’il avanceen âge, il tempère davantage son humanisme érasmisant del’époque de Charles Quint, l’esprit de la Contre-Réforme le

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contraignant à l’orthodoxie. Malgré tout, il ira puiser soninspiration dans la réalité de son temps, mais en pensant aubel ordonnancement de l’Âge d’Or.

Nous reprendrons volontiers les phrases par lesquellesPaul Hazard aborde et termine un des remarquables cha-pitres de son étude sur Don Quichotte de Cervantès : « Lapensée de Cervantès, il faut la faire partir de la Renaissance,mais il ne faut pas l’arrêter là. Elle se meut, c’est sa nature ;elle cherche, c’est son instinct : et elle trouve le classicisme.[…] Cervantès l’Inventeur dans une seule œuvre représentel’universel et le particulier, la poésie et l’histoire – toutl’homme. Les Essais de Montaigne datent de 1580, 1588,1595 ; Hamlet et Don Quichotte, de 1605 : ainsi s’accomplitla triple réaction de Montaigne, de Cervantès, de Shakes-peare, contre un monde où le vrai ne se distinguait pointde l’image ; ainsi nous entrons dans l’âge moderne de lalittérature européenne. »

Pendant longtemps on a voulu donner de Cervantèsl’image d’un génie inconscient, dépassé par sa création. Onreprenait même volontiers la phrase d’un contemporain,Tomás Tamayo de Vargas : « Michel de Cervantès Saavedra,esprit sans culture, mais le plus joyeux d’Espagne. » On aheureusement vu apparaître grâce à la récente critique unCervantès nouveau ; le mérite en revient aux beaux livres deMenéndez Pidal, Américo Castro, Toffanin, Paul Hazard,Marcel Bataillon, Rodriguez Marin, Aubrey F. G. Bell, LuisAstrana Marin, sans oublier la pléiade d’écrivains exégètesde l’immortel ouvrage :

– Miguel de Unamuno et sa Vie de Don Quichotte etSancho ;

– José Ortega y Gasset et les Méditations du Quichotte ;– Azorin et L’Itinéraire de Don Quichotte ;– Ramiro de Maeztu et son Don Quichotte, Don Juan et

la Célestine ;– Salvador de Madariaga et le Guide du lecteur du

Quichotte.Il n’est pas vrai que Cervantès ait été un esprit sans

culture. Son ouvrage n’est pas seulement de divertissement,il contient un enseignement. Dans ses pièces liminaires,Cervantès nous parle de ses intentions. Les dédicaces, les

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prologues, les pièces en vers qui font mention d’Amadis etdu Roland furieux méritent une attentive lecture. L’idée fon-damentale du Quichotte, c’est Cervantès lui-même qui ladéclare : « Mon livre est, tout entier, une invective contre lesromans de chevalerie. »

Et c’est d’abord ce que virent ses contemporains qui yprenaient un plaisir que nous ne pouvons plus goûter, maisque nous pouvons encore essayer de comprendre, en leregardant avec les yeux des gens de son temps, commeMarcel Bataillon a si bien su le faire pour la Célestine 1.Pour ce faire, il nous va falloir à grands traits, hélas ! ébau-cher un tableau de tous les éléments si vastes et si riches quiconstituent la trame du premier roman moderne, celui qu’enson temps il n’était déjà pas possible de classer dans un desgenres existants, puisqu’il les contenait tous : parodie desromans de chevalerie, farcie de romances et de poèmeshéroïques, épiques ou chevaleresques ; roman pastoral pourdeux longs épisodes qui sont deux chefs-d’œuvre (l’histoirede Marcelle et Chrysostome, les noces de Camache) ; romansentimental (l’histoire de Cardenio, Luscinde, Don Fernandet Dorothée) ; roman de captif, en partie autobiographique(le Captif d’Alger) ; nouvelle italienne, à l’image d’autresinsérées parmi les Nouvelles exemplaires (le Curieux mal-avisé) ; récit picaresque (épisode des Galériens, de l’hôtelle-rie plusieurs fois visitée, des archers de la SantaHermandad, de Ginès de Pasamonte alias maître Pierre etson Retable des Merveilles, etc.) ; imitation de l’Arioste (lagrotte de Montesinos), de Garcilaso et des poètes buco-liques, des vieux romances ; reprise d’adages, proverbes etcontes populaires selon la veine érasmienne.

Le chef-d’œuvre de Cervantès apparut au carrefour dedeux siècles. « Il dessine, comme le dit excellemment MichelFoucault, dans Les Mots et les Choses, le négatif du mondede la Renaissance », ajoutant, à un autre tournant explicatifde son ouvrage, que « peut-être Justine et Juliette (héroïnesdu marquis de Sade), à la naissance de la culture moderne,sont dans la même position que Don Quichotte entre laRenaissance et le classicisme. Le héros de Cervantès, lisantles rapports du monde et du langage comme on le faisait au

1. M. Bataillon, La Célestine selon Fernando de Rojas, Paris, 1961.

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XVIe siècle, déchiffrant par le seul jeu de la ressemblancedes châteaux dans les auberges et des dames dans les fillesde ferme, s’emprisonnait sans le savoir dans le monde de lapure représentation, mais puisque cette représentationn’avait pour lui que la similitude, elle ne pouvait manquerd’apparaître sous la forme dérisoire du délire. »

Cervantès n’est pas isolé dans cette quête. Dans les trentedernières pages de sa thèse, Marcel Bataillon, confirmant lesthéories d’Américo Castro, replace l’œuvre de Cervantèsdans la perspective de l’érasmisme, la rend plus intelligible,mais néanmoins précise que si « les tendances littéraires deCervantès sont d’un esprit formé par l’humanisme érasmi-sant, pourtant son ironie, son humour rendent un son toutnouveau. Ni l’Éloge de la folie, ni les Colloques, ni les Dia-logues des Valdès, ni le Voyage en Turquie ne font pressentircette fantaisie qui, dans le Quichotte ou dans le Colloquedes chiens, se joue aux frontières du réel et de l’inventé, duraisonnable et de l’arbitraire ».

Il est bon maintenant d’avoir une certaine idée des lec-tures et des goûts littéraires des Espagnols, dans la simpleperspective de connaître par ce biais les mobiles et lesinfluences de la société dans laquelle Cervantès a vécu.Nous nous excusons à l’avance de cette rapide mais labo-rieuse course à travers les modes romanesques et littérairesde l’Espagne (et de l’Europe) du temps.

La vogue du Romancero, la place des romances dans lemonde hispanique, ne va pas décroissant, mais elle se trans-forme tout au long du XVIe siècle. Aux vieux romances tra-ditionnels issus des gestes ou de leur refonte tardive, ou nésde l’inspiration de jongleurs – de jongleurs de romances –,à tendance par conséquent épique, viennent s’opposer lesromances nouveaux, plus artistiques, plus lyriques,morisques souvent et signés maintenant des plus grandsnoms de la littérature du siècle d’or. Les deux mondes duRomancero ont leurs propres collections : citons pourmémoire le Cancionero de Romances d’Anvers (1547) et leRomancero general (1600-1604).

Parmi ces romances, il en est d’issus des cycles carolin-giens, des chansons françaises, des romans bretons (Tristanou Lancelot que don Quichotte cite fort opportunément) et

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d’autres issus de thèmes romanesques et littéraires. Lamusique qui, depuis l’époque des Rois catholiques, leurservait d’accompagnement (Salinas, Milan, Valderrábano,Pisador, Fuenllana) fait que le Romancero est une des lec-tures favorites du jeune roi Philippe II, que le peuple leschante et les répète à la ville comme aux champs. Nombreuxsont là-dessus les témoignages de chroniqueurs ou depoètes.

L’énorme popularité du Romancero porte en soi une évo-lution interne, l’apparition de nouvelles formes érudites, quiimitent et reprennent les anciennes. À partir de 1570,d’authentiques poètes conçoivent le romance comme uneœuvre littéraire en soi, fruit de leur inspiration. C’est mêmesurtout à partir de 1589, comme l’a démontré RamónMenéndez Pidal dans une étude assez récente, que certainsgrands poètes vont intervenir : Cervantès, qui appréciait fortson romance sur La Jalousie ; Juan de Salinas, et surtoutLope de Vega, Góngora, puis Quevedo.

Les romances qui étaient principalement cultivés par euxétaient les morisques, les pastoraux et les historiques (enprécisant bien que l’histoire pouvait atteindre également lesdeux premiers genres). Est-il utile de rappeler ici au passagele rôle que les romances ont pu jouer dans le théâtre espa-gnol du temps, à partir de Juan de la Cueva, en passantsurtout par Lope de Vega 1 ?

Le lecteur attentif saura bien déceler dans les deux partiesdu Quichotte les romances des diverses espèces et parfoisaussi la part que le romancero chevaleresque peut prendredans tel ou tel épisode. Néanmoins, Menéndez Pidal avoulu, sur le Quichotte, aller plus loin, et dans une confé-rence à l’Ateneo de Madrid, en 1920, il a développé sa théo-rie de l’influence de l’« Entremés de los romances » sur lagenèse du Quichotte. Dans cet ouvrage anonyme, un pauvrepaysan, Bartolo, devient fou par la lecture excessive deromances qu’il a faite et par sa volonté d’imiter les héroschevaleresques. En effet, armé de papier et sur un cheval debois, il va défier le jeune berger Simoche, qu’il appelle Tarfe,tout en récitant les vers du romance d’Almoradi. Maltraité

1. Un aspect de l’élaboration du Quichotte, dans Cervantès y Lope deVega, Buenos Aires, 1940, collection Austral, n° 120, p. 9-59.

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PRÉFACE 17

par son rival, tout comme don Quichotte dans l’aventuredes marchands tolédans, il attribue la chute et la défaite àson cheval, et se lamente en récitant les mêmes vers duRomance sur le marquis de Mantoue que l’ingénieux hidalgorécitera en pareille situation. Finalement, il est ramené chezlui, mis au lit, s’y endort, et dans son délire il va se mettreà réciter d’autres exploits et d’autres romances, se prenantalors pour le gouverneur de Baza, évoquant l’incendie deTroie. En somme il a la même réaction, les mêmes symp-tômes que don Quichotte. Même si la théorie de MenéndezPidal ne pouvait être acceptée jusqu’au bout, il convient detenir compte de l’existence de cet Entremés, écrit dans uneintention burlesque, comme la Morgante de Pulci oul’Orlando de l’Arioste 1, les premiers chapitres du roman ontun rapport certain avec ce thème. Que l’un s’en prenne auxromans de chevalerie et l’autre aux romances chevaleresquesest d’importance secondaire. Lorsque le voisin de Bartolodéclare : « Que le diable emporte le Romancero qui l’a misdans un tel état », nous sommes obligés d’évoquer les termessévères employés par la gouvernante de don Quichotte.

La vogue même des romances a donc provoqué cetteparodie ; une caricature du Romancero, sinon le Romancerolui-même, a pu fournir à Cervantès l’idée première de safiction. N’oublions pas d’autre part le Licencié de verre quenotre auteur aura également écrit sur un cas de folie sem-blable – de folie ou de perte de la notion du réel.

Les romances, Cervantès y fait appel dès le début, dès lapremière ligne de son récit. « Dans un endroit de laManche » (En un lugar de la Mancha) appartient à l’une despièces du Romancero General.

« Mes parures, ce sont les armes, mon repos c’est lecombat » sera le sésame du novice chevalier don Quichotte(chevalier, il ne l’est même pas encore) au commandant dela forteresse, lequel lui répond en continuant le romanceentamé par l’ingénieux étranger : « Les lits de votre grâcesont des rochers durs, et son sommeil est toujours veiller. »On dialogue donc en romance, dans le peuple de Castille,même lorsque, comme l’aubergiste, on est andalou. Et donQuichotte, qui en a la tête farcie, va dire ensuite à deux filles

1. Voir Maxime Chevalier, L’Arioste en Espagne, Bordeaux, 1966.

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de joie avec une grâce parfaite ces vers d’un autre vieuxromance : « oncques n’y eut chevalier – si bien des damesservi – comme le fut don Quichotte – lorsqu’il vint de sonvillage, les demoiselles prenaient soin de lui, et les princessesde son rossin ».

Nous avons cette fois une interprétation parodique « duvieux romance de Lancelot du Lac qu’il ajuste à l’occasionprésente ». Ces vers du Romancero que don Quichottedéclame sont dans toutes les mémoires. Au chapitre IX dela 2e partie, on entend un laboureur, levé avant l’aube, chan-ter en allant à son travail un romance qui déclare : « Il vousen a cuit, Français, à la chasse de Roncevaux » ; alors donQuichotte, inquiet, y voyant un mauvais présage, s’écrie :« Qu’on me tue, Sancho, s’il nous arrive quelque chose debon cette nuit ; entends-tu ce que chante ce manant ? – Oui,je l’entends, répondit Sancho ; mais que fait à notre affairela chasse de Roncevaux ? Il pouvait aussi bien chanter leromance de Calaínos… » Sancho connaît donc tout aussibien que son maître le Romancero d’Anvers, et ce Calaínosmoresque qui, après avoir parcouru le monde, est venu sefaire tuer à Paris par Roland. Ailleurs, ce sera un empruntau Romancero du Cid (comme au chapitre X de la1re partie) ; plus loin (chap. XIII), « aux amours de donLancelot du Lac et de la reine Genièvre, amours dont laconfidente et médiatrice était cette respectable duègneQuintagnone, pour laquelle fut fait ce romance si connu etsi répété dans notre Espagne : « Onc chevalier ne fut sur terre– des dames si bien accueilli – qu’à son retour de l’Angle-terre – don Lancelot n’en fut servi. » Plus loin (II, 10),Sancho fera appel à des vers très populaires d’un romancede Bernardo del Carpio, et enfin, comment ne pas évoquerle montreur de marionnettes, maître Pierre, installé dans uneauberge de village, ou encore la descente de don Quichottedans la caverne de Montesinos, qui servent à rappeler « leschroniques françaises et des romances espagnols qui courentles rues, sur les lèvres des femmes et même sur celles desenfants ». N’oublions pas toutes les péripéties des chapitresconsacrés au montreur de marionnettes et leur triste conclu-sion, c’est-à-dire l’intervention armée de don Quichottepour prêter secours « à ceux qui fuyaient ».

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« Je ne permettrai jamais que, de ma vie et en ma pré-sence, on joue un mauvais tour à un aussi fameux chevalier,à un aussi hardi amoureux que don Gaïferos. Arrêtez,canaille, gens de rien, ne le suivez ni le poursuivez, ou sinonje vous livre bataille. »

Mais, après cet accès de déraison, nous allons entendredon Quichotte proclamer : « Je voudrais bien tenir mainte-nant devant moi tous ceux qui ne croient pas et ne veulentpas croire de quelle utilité sont dans le monde les chevalierserrants… Vive la chevalerie errante par-dessus toutes leschoses qui vivent sur la terre ! »

Après avoir indiqué brièvement la place prise par lapoésie héroïco-populaire dans la création du premier romanmoderne, nous voici donc revenus au problème majeur, aupremier souci de Cervantès dans les deux parties de sonlivre : les romans de chevalerie. La refonte de l’Amadis deGaule par Garci Rodriguez de Montalvo produisit une véri-table résurrection du roman de chevalerie qui va être lagrande mode littéraire du XVIe siècle. Le succès de Mon-talvo fut tel que son Amadis et ses innombrables continua-tions seront la lecture qui passionnera tous les publicsd’Europe, depuis Charles Quint et François Ier jusqu’auxaubergistes qui hébergèrent don Quichotte. Juan de Valdèsdans ses Dialogues, Ignace de Loyola devant la Vierge deMontserrat jurant d’être le Chevalier du Christ, sainteThérèse dans sa confession autobiographique avouerontleur prédilection pour les livres de chevalerie.

Arrivé au terme de la première sortie, le lecteur duQuichotte va assister à « la grande et gracieuse enquête quefirent le curé et le barbier dans la bibliothèque de notre ingé-nieux hidalgo ».

À différentes reprises, sa connaissance des livres de cheva-lerie se trouvera ainsi complétée. Mais l’Amadis est le pre-mier. Celui que Cervantès prend pour cible dès le prologueet les pièces liminaires. Les sonnets et pièces en vers dédiésà don Quichotte sont d’Amadis de Gaule, de Gandalin sonécuyer, d’Oriane sa dulcinée, d’Urganda « la descognue »,quoique aussi de Belianis de Grèce, du Chevalier Phœbus,du Roland furieux et de Solisdan, petit-fils d’Amadis. 1508est la date de la première édition du roman, que nous

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n’allons pas entreprendre d’analyser présentement. Àl’image de Lancelot et de Tristan, il arrive à Amadis et auxnombreux personnages du volumineux roman une fouled’aventures compliquées. Les faits d’armes du héros, défen-seur des faibles et des opprimés, les amours d’Amadis etOriane, la jalousie de cette dernière et la fidélité de sonamant, parti faire pénitence à la montagne pauvre, – commedon Quichotte le fera –, la naissance cachée d’Esplandian,fruit de leurs amours ; après un féroce combat, le rachatd’Oriane livrée en mariage à l’empereur de Rome et lesnoces collectives de plusieurs des héros, dont Amadis etOriane, ne sont qu’un avant-goût des épisodes compliquésque la verve de Montalvo va continuer à développer dansde nouvelles livraisons, qui feront la joie des petits et desgrands.

Roman cosmopolite, l’Amadis est étroitement lié à lamatière de Bretagne, et particulièrement à Lancelot quant àla structure. Cervantès ne s’y est pas trompé ; il les a bienamalgamés. Il convient cependant d’insister sur l’imagina-tion et la sensibilité de l’auteur, de Montalvo, qui se caracté-risent par la prédominance de l’artifice sur les forcesnaturelles, par la création de merveilleuses descriptions quinous rapprochent du fabuleux Orient dont les dernierssiècles ont rêvé. Amadis, chevalier idéal, et la belle Orianeretrouvent la conception de l’amour courtois des romans ducycle breton, mais dépouillée du signe adultérin qui étaitsouvent le sien. Selon cet esprit chevaleresque de l’amour,Amadis se soumettait en tout à la volonté de sa dame, dequi il était le plus humble vassal ; il en supportait les plusinjustes rigueurs avec la plus entière des résignations. Sigrande que fût la vaillance d’Amadis et si extraordinairesqu’aient été ses prouesses, il se sentait humble devant sabelle Oriane et estimait toutes ses faveurs comme des donsgratuits, qu’elle pouvait lui refuser, si telle était sa volonté.

Comment ne pas songer à substituer immédiatement lenom de don Quichotte à celui d’Amadis, à remplacer Orianepar Dulcinée ? La parenté est trop claire. Une des originali-tés d’Amadis avait été de créer un couple d’amants purs etheureux qui vont rejoindre les couples célèbres de l’Anti-quité et du Moyen Âge. Leur jeunesse, l’ardeur de leurs sen-timents, leur fidélité mutuelle, les difficultés qu’il leur faut

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surmonter pour atteindre la félicité créent une fraîcheambiance idyllique dans le dédale d’aventures qu’estl’Amadis de Gaule, premier modèle, cible première duQuichotte.

Faisons appel au curé, lequel, en recevant des mains demaître Nicolas les quatre volumes d’Amadis de Gaule,déclare : « Il semble qu’il y ait là-dessous quelque mystère ;car, selon ce que j’ai ouï dire, c’est là le premier livre dechevalerie qu’on ait imprimé en Espagne ; tous les autresont pris de celui-ci naissance et origine. Il me semble doncque, comme fondateur d’une si détestable secte, nous devonssans rémission le condamner au feu. – Non pas, seigneur,répondit le barbier ; car j’ai ouï dire aussi que c’est lemeilleur de tous les livres de cette espèce qu’on ait compo-sés, et comme unique en son genre, il mérite qu’on lui par-donne. – C’est également vrai, dit le curé, et, pour cetteraison, nous lui faisons, quant à présent, grâce de la vie. »

Après quoi s’accumule la pile du feu de joie : les romansdu cycle d’Amadis, comme Les Prouesses d’Esplandian(1510), l’Amadis de Grèce, Florisel de Niquée, Lisuart deGrèce et les Sylves de la forêt qui est le 12e et dernier livre ;les romans du cycle de Palmerin, entamés par le Palmerind’olive que Cervantès envoie délibérément au feu, tandisqu’il demande de conserver « cette palme d’Angleterrecomme chose unique et qu’on fasse pour elle une cassetteaussi précieuse que celle qu’Alexandre trouva dans lesdépouilles de Darius et qu’il destina à enfermer les œuvresdu poète Homère ». Ce Palmerin d’Angleterre est le seulroman de chevalerie avec l’Amadis de Gaule à être exemptédu feu ; Bélianis de Grèce part en exil chez le barbier. Lesautres : le Chevalier Platir, le Chevalier de la Croix, Floris-marte d’Hircanie et même Don Olivante de Laura du trèsérasmien auteur des Colloques satiriques et du Jardin desfleurs, Antonio de Torquemada… sont jetés par la fenêtre.

Je n’aurai garde d’oublier ce que Cervantès déclare ausujet de l’Histoire du fameux chevalier Tirant le blanc, écriten catalan près de vingt ans ayant la première édition del’Amadis, mais traduit en castillan en 1511 : « Bénédic-tion !… Donnez-le vite, compère, car je réponds bien d’avoirtrouvé en lui un trésor d’allégresse et une mine de divertisse-ments… Je vous le dis en vérité, seigneur compère, pour le

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style ce livre est le meilleur du monde. Les Chevaliers ymangent, y dorment, y meurent dans leurs lits, y font leurstestaments avant de mourir, et l’on y conte mille autreschoses qui manquent à tous les livres de la même espèce. Etpourtant je vous assure que celui qui l’a composé méritait,pour avoir dit tant de sottises sans y être forcé, qu’onl’envoyât ramer aux galères tout le reste de ses jours. »

Cervantès partage sur la littérature chevaleresque lesmêmes points de vue critiques qu’un Juan de Valdès, unLuis Vives ou sainte Thérèse qui les considèrent comme per-nicieux, justement parce que ce sont des livres de divertisse-ment, pleins de fictions et d’extravagances. Dès le premierquart du XVIe siècle paraissent des traités dénonçant la sot-tise et le danger de ces romans. Charles Quint procédapubliquement contre eux et, en 1555, les Cortès de Vallado-lid demandèrent au roi de les supprimer entièrement. Nousne sommes pas loin de partager l’opinion de Menéndez yPelayo : « L’ouvrage de Cervantès ne fut ni antithèse nisèche négation, mais purification et complément. Il n’est pasvenu mettre à mal un idéal, mais le transfigurer et l’élever.Tout ce que le livre de chevalerie avait de poétique, de nobleet d’humain s’est trouvé intégré à la nouvelle œuvre au sensle plus élevé. Ce qu’il y avait de chimérique, d’immoral etde faux, non pas précisément dans l’idéal chevaleresque,mais dans ses dégénérescences, s’est dissipé comme parenchantement devant la classique 1 sérénité et la bien-veillante ironie du plus sain, du plus équilibré des esprits dela Renaissance. » Ainsi le Quichotte fut-il le dernier deslivres de chevalerie, le plus parfait, le définitif, celui qui sutlumineusement concentrer toute la matière poétique diffuse,tandis qu’il élevait les faits de la vie familière à la dignité del’épopée ; ainsi nous donna-t-il le premier modèle, inégalé,de roman réaliste moderne.

Les séjours de Cervantès en Italie, la connaissance et lapratique du toscan qui lui font répudier les traductions pourla lecture des œuvres dans leur langue originale vont luipermettre de faire connaissance avec maints chefs-d’œuvrede la littérature latine et italienne. La nouvelle sentimentale,

1. Je souligne.

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en particulier, celle qui dérive de la « Fiametta » de Boccaceet de l’Histoire des deux amants Euriale et Lucrèce d’EnéasSilvio Piccolomini, va trouver sa place également dans leQuichotte. Ce genre sentimental ne s’est pas limité, dans lalittérature espagnole, à l’imitation servile des modèles étran-gers, traduits vers la fin du XVe siècle. Les écrivains espa-gnols vont utiliser d’autres ressources : l’allégorie, l’élémentchevaleresque, les débats de casuistique amoureuse. Il s’agitd’ouvrages écrits et rédigés pour les courtisans, dans uneatmosphère de vie de Cour. Après le Serf, libre d’amour quiest le premier roman sentimental espagnol, c’est vers Diegode San Pedro et ses deux romans que nous nous tournerons.La vogue du Traité des amours d’Arnault et Luscinde (1491)et surtout de La Prison d’amour (1492), ouvrage qui euttrente-six éditions entre 1492 et 1616, ne va pas décroître enEspagne non plus qu’à l’étranger. L’amour tient la placeessentielle dans ces romans qui étaient la lecture préféréedes dames. C’est certainement pour elles que Diego de SanPedro accorda autant d’importance, dans La Prisond’amour, au débat féministe qui oppose Lériano et Tefeo.L’auteur, fort psychologue, savait faire plaisir à ses lectrices(comme à ses lecteurs) et obtint un succès sans réserves,malgré la condamnation de la Sainte Inquisition. Contem-porain de la Célestine, il baigne de son influence le romanpastoral, mais aussi certaines Nouvelles exemplaires de Cer-vantès et les histoires amoureuses de la première partie duQuichotte, en particulier celles de Chrysostome et Marcelle,de Luscinde et de Cardenio. La pénitence d’amour de celui-ci dans la Sierra Morena pourrait être inspirée d’une autrenouvelle sentimentale, publiée en 1495, le livre de Grimalteet Gradisse. L’original espagnol de l’Histoire de Grisel etMirabelle de Juan de Flores fut imprimé quatorze fois dansle même laps de temps que La Prison d’amour, et par sesversions polyglottes (bilingues ou quadrilingues : espagnol,français, italien, anglais) il servait parfaitement de livred’apprentissage des langues vivantes. La vogue du romansentimental fut donc comparable au succès précédent desromans de chevalerie. C’est un des chaînons indispensablesvers le roman d’aventures moderne. Cervantès ne l’oublierapas dans son dernier ouvrage, Les Travaux de Persile etSigismonde.

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L’Arioste et son Roland furieux sont souvent rappelés,souvent imités tout au long du Quichotte. On le trouve déjàcité dans la pièce en vers d’Urgande la Descognue : « D’unnoble hidalgo de la Manche, tu conteras les aventures. Cesont de vaines lectures qui lui ont tourné la tête. Dames,armes et cavaliers le provoquèrent en sorte que tel unRoland furieux, et tout autant amoureux, il conquit à laforce de son bras Dulcinée du Toboso. » Et après ces versdu début, c’est au terme de la première partie que Cervantèsévoque ce vers du poète italien :

Forse altri canterà con miglior plettro(« Peut-être un autre que moi chantera-t-il avec de meilleursaccents »),

un vers qui va lui porter malheur puisque en effet un pla-giaire va en profiter pour mettre ce vers à exécution.

Mais c’est tout au long du roman que nous trouvons desréminiscences de l’Arioste, en particulier la nouvelle duCurieux malavisé, si curieusement intégrée au récit. Cer-vantès ou plutôt don Quichotte hésite entre la mélancolied’Amadis et la fureur de Roland (chapitre XXV). Dans lavisite à la bibliothèque de don Quichotte, Cervantès parledéjà des grands poèmes chevaleresques italiens, et bien qu’ilpréfère l’Arioste, il n’ignore ni Pulci ni Boiardo. Il connaîtaussi les poètes bucoliques tels que Luigi Tansillo, il appré-cie et utilise déjà dans sa Galatée, l’Arcadie de Sannazar,l’Aminta du Tasse, le Pastor Fido de Guarini. Et non seule-ment il connaît les Italiens créateurs, mais également leshumanistes et les rhétoriciens de l’Italie renaissante. Noussommes sûrs que Cervantès connaît assez de latin pour leciter de mémoire, mais sur ce point il convient également derelire ses prologues pour savoir qu’il est opposé à toute cettefausse érudition qui encombre tant d’ouvrages de sonépoque et de tous les temps. Il rappelle même, au cha-pitre XVI de la seconde partie, pour s’en moquer, les occu-pations d’un érudit : « Il passe tout le jour à vérifier siHomère a dit bien ou mal dans tel vers de l’Iliade, si Martialfut ou non déshonnête dans telle épigramme, s’il fautentendre d’une façon ou d’une autre tel ou tel vers de Vir-gile. Enfin, toutes ses conversations sont avec les livres deces poètes, ou avec ceux d’Horace, de Perse, de Juvénal, deTibulle. » L’usage de nombreuses formules latines dans les

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dialogues de don Quichotte avec Sancho les infléchit dansle sens de la vis comica. Mais peut-être conviendrait-il des’arrêter davantage encore sur l’Art poétique d’Horace, etaussi sur un ouvrage d’un de ses amis et contemporains,Lopez Pinciano 1, lequel reflète la position de Cervantès, saconception de la poétique et de la rhétorique, position quilui fait combattre celle des auteurs de romans de chevalerie,fondée sur le dérèglement de l’esprit, alors que la sienne estclassique et fondée sur l’ordre et la raison. Nous rejoignonsici encore la magistrale analyse de Michel Foucault dansLes Mots et les Choses que nous ne pouvons qu’évoquer.

Lorsque Cervantès publie Don Quichotte, cela fait déjàvingt ans qu’il a publié sa Galatée, bergerie qui poursuit lerêve d’Arcadie entamé à l’orée du XVIe siècle par Sannazar,et qui vient relancer l’écho bucolique horatien et virgiliendans la littérature espagnole. Le courant a gagné toutel’Europe du XVIe siècle depuis Sidney jusqu’à Honoréd’Urfé. La jonction de deux courants, l’un castillan et lusi-tan avec les poésies pastorales du marquis de Santillane,avec les Églogues de Juan del Encina et les Autos de GilVicente, l’autre italien issu de Sannazar et passant par lespoètes Garcilaso et Boscan, va développer vers le milieu dusiècle le roman pastoral, le genre littéraire le plus capablede remplacer, quitte à être contaminé par eux, les livres dechevalerie. La Diane de Jorge de Montemayor (1559), laDiane amoureuse de Gil Polo (1564) sont les deux heureusesrivales de la Galatée de Cervantès, dans ce genre tant aimédu public, au goût duquel il semble tellement répondre. Jus-qu’à son lit de mort, Cervantès aura toujours une grandetendresse pour son premier roman. Il en promettra unesuite, encore dans le Prologue au Persilès. Il n’abandonnepas l’espoir de le porter jusqu’à sa perfection. Et dans leQuichotte, il en donne deux longs épisodes : un dans la pre-mière partie avec l’histoire de Chrysostome et de Marcelle ;l’autre dans la seconde, les noces de Camache qui sontencore une bergerie, mais plus humaine, plus ludique aussi.

1. Cf. l’étude de D. Canavaggio, Lopez Pinciano y la estetica literaria enel Quijote, Madrid, 1959.

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Cependant, Cervantès livre également au bûcher plu-sieurs pastorales célèbres, qui se consumeront avec lesromans de chevalerie. Les conséquences morales de leur lec-ture furent considérées elles aussi comme pernicieuses parLopez de Ubeda, l’auteur de la Picara Justina, et par Malónde Chaide dans La Conversion de la Madeleine. Et il seraitbon de nous arrêter un instant aux réflexions faites par Cer-vantès à propos de la Diane de Montemayor au chapitre VIde la première partie : « Ceux-ci, dit-il, ne méritent pasd’être brûlés avec les autres, car ils ne font ni ne ferontjamais le mal qu’ont fait ceux de chevalerie. Ce sont deslivres d’innocente récréation, sans danger pour le prochain.– Ah, bon Dieu ! monsieur le curé, s’écria la nièce, vouspouvez bien les envoyer rôtir avec le reste ; car si mon oncleguérit de la maladie de chevalerie errante, en lisant ceux-làil n’aurait qu’à s’imaginer de se faire berger et de s’en allerpar les prés et les bois, chantant et jouant de la musette ; oubien de se faire poète, ce qui serait pis encore, car c’est, à cequ’on dit, une maladie incurable et contagieuse. »

Ladite manie apparaîtra dans la seconde partie. Mais ils’agit d’un divertissement de familles distinguées, de gens del’aristocratie qui ont décidé de jouer à l’Arcadie et se sontdéguisés en bergers et bergères. Ailleurs, pour se consolerd’avoir été défait par le chevalier de la Blanche Lune, donQuichotte pense à la vie pastorale et voudrait devenir leberger Quijotiz, escorté de son ami Pancino. Oui, sur la finde sa vie (II, 77), don Quichotte prit la résolution de se faireberger et de mener une vie pastorale pendant l’année de sonrepos forcé… Mais le sort et Avellaneda ne l’ont pas voulu.

Nous ajouterons pour conclure sur ce chapitre que c’estvraisemblablement dans les Dix Livres de la Fortuned’Amour d’Antonio de Lofrasso que Cervantès prit le nomde Dulcinée, un des personnages de ce roman échevelé. Etquel personnage !

Mais quel courant littéraire Cervantès n’a-t-il pasaccueilli dans son immortel ouvrage ? Il lui était certes dif-ficile d’utiliser les éléments du roman picaresque, fût-ce celuidu Lazarille. L’harmonie générale du Quichotte est fonda-mentalement différente de ce genre littéraire qui vient deprendre son second souffle et de produire l’œuvre qui le

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caractérise le plus : La Vie de Guzman d’Alfarache de MateoAlemán, publiée en 1599.

Cervantès ne manque pas d’évoquer, d’utiliser quelquestraits, quelques images picaresques dans l’épisode des galé-riens ; Ginès de Passamont, un des galériens que don Qui-chotte a délivrés dans sa folle imprudence, lui raconte qu’ilest en train d’écrire l’histoire de sa vie. Est-elle si bonne quevous le dites ? demande don Quichotte, à quoi le galérienrépond : « Si bonne qu’elle fera la barbe à Lazarille deTormes et à tous ceux du même genre écrits ou à écrire. »Dans la seconde partie, les chapitres qui mettent en scènemaître Pierre, alias Ginès de Passamont, nous éclairent ànouveau sur le personnage, digne de figurer dans la bellecour des miracles que trace la magnifique nouvelle exem-plaire intitulée Rinconete y Cortadillo, avec son personnagecentral, Monipodio. Les personnages de Maritorne, l’écuyerà l’auberge, sont autant d’éléments qui nous rapprochent dela vie et de la réalité quotidienne, sinon de la vie des picaros.

On a parfois voulu trouver des modèles vivants à donQuichotte et même à Sancho. On ne peut certes pas mettreen doute les nombreuses touches autobiographiques quel’écrivain a apportées au Quichotte. Lui, le soldat deLépante, était resté cinq longues années captif à Alger. Plu-sieurs de ses comedias en ont tiré une substance : Les Bagnesd’Alger, La Grande Sultane. Dans le Quichotte aussi il y aune nouvelle assez indépendante, Le Captif, que l’on pour-rait qualifier de nouvelle moresque, et qui nous permetd’entendre la chronique des expéditions de Tunis et d’Alger,l’histoire de la captivité du narrateur. Bien d’autres allusionspersonnelles pourraient et mériteraient d’être relevées, maisDon Quichotte n’est pas un roman historique, même s’ilnous fournit une ample et riche moisson sur la société espa-gnole de son temps.

Les événements contemporains sont également évoqués,parfois comme contrepoids d’aventures du même type déjàcontées dans l’autre partie. Il en est ainsi pour celle relatantles exploits de Roque Guinart, le bandit généreux qui terro-rise toute la Santa Hermandad, ou bien l’épisode de Ricote,le Morisque qui vient nous rappeler l’expulsion dramatiquedes Morisques en 1609 et 1610, et tous les incidents religieuxet raciaux qui se déroulaient dans ces quinze premières

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années du siècle. Nous voyons passer la Santa Hermandad,qui fait si grand peur à Sancho et les galériens menés versleurs présides, mais nous ne pouvons pas dire que le romansoit temporalité. Il n’est pas non plus localisé, bien qu’Azo-rin nous ait judicieusement tracé l’Itinéraire de Don Qui-chotte, à travers la Castille et l’Aragon.

Comment oserions-nous nous lancer maintenant dans desjugements, des interprétations ? Est-il possible et même ima-ginable de faire en quelques pages une étude des idées deCervantès, alors que des milliers de volumes lui ont étéconsacrés ? Ses idées philosophiques, morales, religieuses, saconception de la vie, son humour, sa fine ironie, sa sagesse,la fraîcheur et le naturel du langage et de l’écriture, sa verve,seraient autant de chapitres à ajouter à une explication déjàtrop longue.

Du livre se dégage une secrète leçon de liberté et d’huma-nité. Certains même ont voulu faire de Cervantès un librepenseur, ou encore comme Dominique Aubier un prophèted’Israël. Les explications ésotériques ont fleuri avant mêmece dernier ouvrage, en particulier avec Nicolás Diaz de Ben-jumea à la fin du siècle dernier. Nous ne les suivrons pas.Nous ne suivrons pas davantage Américo Castro dans sonjugement sur l’hypocrisie religieuse d’un Cervantès érasmi-sant. L’humanisme répandu dans ses livres lui a été transmispar son maître, par ses lectures, par ses amitiés dans lemonde des médecins, mais c’est un humanisme chrétien,même s’il est influencé par Érasme.

Il est au moins trois points sur lesquels maintenant jevoudrais insister pour mieux situer les intentions de Cer-vantès dans son Quichotte, qui est l’ouvrage d’un mer-veilleux conteur.

Tout d’abord son goût pour les aphorismes, les adages,les proverbes et les contes populaires. Il aimait toutes cesformules contenant l’antique sagesse des hommes, quidevaient à la fois avoir un sens moral et un sens caché. Ilaimait les proverbes et il en met tant dans la bouche deSancho, puis dans celle de don Quichotte, que tous réunisils pourraient faire une aussi belle collection que ceux duCommandeur grec, Hernán Nuñez ou de Correas. Il affec-tionnait également les dialogues et les colloques, rejoignant

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ainsi les goûts et les affinités de ces érasmistes si remarqua-blement étudiés par Marcel Bataillon. « Vivès, nous ditBataillon, confond dans la même réprobation tous lesromans. Il y joint les traductions des auteurs de la premièreRenaissance italienne… et s’en prend plus spécialement auxromans de chevalerie, littérature immorale, littérature men-teuse. » Avant Cervantès, Valdès est beaucoup moins sévèrepour les quatre premiers livres d’Amadis, pour Palmerin etpour Primaleon. Et il est curieux de noter que, comme ditBataillon, « le roman auquel les érasmistes réservent leurtendresse, c’est le roman byzantin d’aventures, l’Histoireéthiopique de Théagène et Chariclée (celui que s’efforcera desuivre Cervantès dans son Persilès) ». Dans ces romans, ilaime la vraisemblance, la vérité psychologique, l’ingéniositéde la composition, la substance philosophique, le respect dela morale. C’est bien sur ces données que nous pouvonsétablir les véritables intentions de Miguel de Cervantès lors-qu’il aborde le sujet Don Quichotte posé sans sa réalité quo-tidienne et humaine.

Une autre observation mérite d’être faite, elle va un peudans le même sens que la précédente. C’est l’influencequ’ont eue certainement le docteur Huarte de San Juan etson Examen des esprits sur l’élaboration de l’IngénieuxHidalgo. Rafael Salillas avait déjà touché ce thème dans unopuscule publié en 1905 ; le Père Mauricio Iriarte le déve-loppe plus scientifiquement dans sa thèse sur Le DocteurHuarte de San Juan et son Examen des esprits, qui date de1948. Huarte, l’un des précurseurs de la psychopédagogie etde l’orientation professionnelle en Europe, Huarte, inspira-teur de la Sagesse de Pierre Charron, et de la pensée fran-çaise précartésienne, a certainement fourni à Miguel deCervantès l’image scientifique, selon les théories du temps,de la manie, sinon de la folie de l’ingénieux hidalgo. S’il estvrai que Cervantès est l’Inventeur, le génie créateur, il estaussi vrai que la faculté dominante de l’homme de génie estune faculté caractéristique de coordination, de juxtaposi-tion, d’élaboration et de réélaboration des connaissances etdes expériences de l’auteur. L’œuvre du médecin de Baeza,Huarte de San Juan, célèbre dans l’Europe entière, s’estcroisée sur le chemin avec l’appétit de savoir et de connaître

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de Cervantès. L’ingénieux hidalgo était psychopathologi-quement un caractériel, dont l’expression artistique devaitse fonder sur un savant tracé des traits de son tempérament.Dans l’interprétation caractérielle, il est indispensable deconnaître la constitution biologique fondamentale d’unêtre ; bien davantage encore dans les cas morbides. Juste-ment, c’est une des contributions majeures de San Juan à lapsychologie que l’étude des corrélations existantes entre lapsyché d’un homme et sa complexion physique, entre cesconditions naturelles et la psyché morale. Cervantès a suiviles préceptes du maître (comme Iriarte nous le démontre),dans l’étude des signes anatomiques et physiologiques destempéraments, dans les rapports de ceux-ci avec l’esprit, etde celui-ci avec le comportement. Le terme même d’« ingé-nieux » est en rapport en espagnol avec le titre du docteurHuarte (ingenioso – examen de ingenios). La dualité, l’ambi-guïté des attitudes mentales de don Quichotte, fou à sesheures, plein d’entendement et de sagesse quand il ne s’agis-sait pas du thème central ou adjacent de sa folie. L’exemplemême du Licencié de verre se trouve en quelque sorte ana-lysé au chapitre IV de l’Examen des esprits, qui nous rap-porte l’histoire d’un page atteint de certaines manies et quine se sentait bien heureux de vivre qu’avec sa folie des gran-deurs. Le retour à la raison de don Quichotte recevant lesSaints Sacrements correspond parfaitement à un autre casclinique cité par le même docteur Huarte de San Juan.

Le Quichotte paraît bien être né et avoir vécu sous lesigne des théories de l’Examen des esprits. Dans le premierchapitre de la seconde partie, à la suite du conte rapportépar le barbier sur un pensionnaire de l’hôpital des fous deSéville, don Quichotte déclare, suivant les leçons psycholo-giques et caractérielles de Huarte : « De la même manièreque je viens d’esquisser Amadis, je pourrais peindre etdécrire tous les chevaliers que mentionnent les histoires dumonde entier ; car, par la conviction où je suis qu’ils furenttels que le racontent leurs histoires, par les exploits qu’ilsfirent et le caractère qu’ils eurent, on peut, en bonne philo-sophie, déduire quels furent leurs traits, leur stature et lacouleur de leur teint. »

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PRÉFACE 31

Et si nous recueillions dans le livre toutes les caractéris-tiques touchant à la morphologie, aux humeurs et à la phy-siologie du chevalier de la Triste Figure 1, nous trouverionsune coïncidence parfaite avec l’homme de tempéramentchaud et sec décrit par Huarte comme un être riche en intel-ligence et en imagination ; de caractère mélancolique, irri-table et coléreux, et de surcroît atteint de manies dans soncomportement. Les autres détails apportés, les exemples cli-niques donnés, et même une particularité comme celle dubégaiement et de la difficulté à parler nés de la colère, setrouvent chez Cervantès comme chez Huarte. « Le fait qu’àforce de ne pas dormir et de trop lire son cerveau se dessé-cha » obéit à l’enseignement de Huarte, « tout un jour deveille dessèche et durcit le cerveau, le sommeil d’une nuitl’humidifie et le fortifie ». Le traitement de la maladie indi-qué par Cervantès correspond à cette même doctrine. Auxtrois retours du malheureux chevalier, celui-ci se voit plongédans un long sommeil réparateur. Le rôle de la nutrition oude la malnutrition, l’influence de la tristesse sont aussi deséléments importants, comme on le voit avec la princesseMicomicona par exemple, sinon avec don Quichotte lui-même.

Cervantès éprouva donc un très vif intérêt, à notre sens,pour l’ouvrage du docteur Huarte de San Juan, et parti-culièrement pour l’exemple de la folie de Démocrite, de sondélire imaginatif, serait-il préférable de dire. Il l’applique àdon Quichotte pour tout ce qui avait trait à sa folie pourles romans de chevalerie. L’influence de Huarte sur Cer-vantès fut formelle plutôt que matérielle. Elle lui permettaitde confirmer des conceptions modernes sur la caractériolo-gie, d’approfondir sa pénétration psychologique des person-nages, de les dominer et de les mieux connaître.

La troisième observation, enfin, est d’ordre égalementformel, mais elle concerne la structure de l’œuvre, la théorierhétorique sur lesquelles elle repose. Là encore il semble quel’influence d’un docteur Alonso López Pinciano, médecin àValladolid et auteur de la Philosophie poétique ancienne, està noter 2. Le commentateur de la Poétique d’Aristote lui

1. I, 1, 35, 37, 43. – II, 14, 16, 31, 46, 58, 62.2. Je renvoie sur ce point à l’importante étude de D. Canavaggio sur

ce sujet.

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apporte des éléments nouveaux qu’il puisera également dansdes ouvrages italiens sur la Rhétorique. Horace et son Artpoétique ont chez lui droit de cité. Au chapitre XLVII de lapremière partie, un savant chanoine dira, avec bon sens etraison, dans une discussion sur les principes qui doiventfonder la bonne littérature : « Je n’ai jamais vu un livre dechevalerie qui formât un corps de fable entier, avec tous sesmembres, de manière que le milieu répondit au commence-ment, et la fin au commencement et au milieu. Les auteursles composent, au contraire, de tant de membres dépareillésqu’on dirait qu’ils ont eu plutôt l’intention de fabriquerune chimère, un monstre, que de faire une figure pro-portionnée. »

Le dérèglement des romans de chevalerie, la manie et lacontagion de la folie provoquent des questions, des ques-tions irritantes et douloureuses que Miguel de Cervantès,fils d’un cirujano, petit praticien de la médecine, attiré parles théories médicales nouvelles, ami ou lecteur des ouvragesdes docteurs Laguna, Huarte de San Juan, López Pinciano,va placer dans le domaine de la littérature. Il se documentesur tous les points en humaniste, mais en humaniste quin’abandonne pas pour autant l’observation et la vie. Noussommes tentés de citer Paul Hazard une nouvelle fois : « Nedisons pas que Cervantès est avant tout un esprit critique ;mais disons que, dans toute l’histoire des lettres, il est diffi-cile de trouver un auteur qui joigne, à une faculté d’inven-tion aussi féconde, une faculté critique aussi décidée. Auxpersonnages qu’il crée, il confère dès leur naissance une telleclairvoyance qu’ils ne se contentent pas d’agir, mais qu’ilsse regardent agir, et se jugent : c’est un des traits de songénie original. Chez lui, point d’homme qui ait perdu sonombre. Et point de manifestation de la pensée humaine qu’iln’examine et ne juge. »

Pour conclure, une observation importante, essentielledont nous avons peu tenu compte. La distance qui sépareles deux parties de ce même roman. Il ne s’agit pas seule-ment de dix années de distance, dix années bien rempliesd’une existence d’homme de lettres. Il s’agit pour Cervantèsde combattre encore contre un nouvel adversaire : l’auteur

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anonyme de la seconde partie apocryphe, contre l’Impos-teur. Les plans dans lesquels se mouvaient les personnagesde la première partie vont se dédoubler dans la seconde,parfois comme dans un miroir déformant, parfois pour pou-voir porter un jugement sur le comportement passé. Les lec-teurs de la seconde partie connaissent les deux textes : celuide la première partie du Quichotte et celui d’Avellaneda.Aussi, comme le dit Michel Foucault, dans Les Mots et lesChoses, « dans la seconde partie du roman, don Quichotterencontre-t-il des personnages qui ont lu la première partiedu texte et qui le reconnaissent, lui, homme réel, pour lehéros du livre. Le texte de Cervantès se replie sur lui-même,s’enfonce dans sa propre épaisseur, et devient pour soi objetde son propre récit. La première partie des aventures jouedans la seconde le rôle qu’assumaient au début les romansde chevalerie. Don Quichotte doit être fidèle à ce livre qu’ilest réellement devenu ; il a à le protéger des erreurs, descontrefaçons, des suites apocryphes ; il doit ajouter lesdétails omis ; il doit maintenir sa vérité… Entre la premièreet la seconde partie du roman, dans l’interstice de ces deuxvolumes, et par leur seul pouvoir, don Quichotte a pris saréalité. »

Alors, au retour de sa dernière sortie, « ses mélancolies etses dégoûts venant à bout de lui », il dort d’une traite pen-dant six heures ; à son réveil, une révolution s’est faite enlui.

Il rejette sa folie, « se confesse, fait son testament et lejour même où il revient à la sagesse des hommes, don Qui-chotte, n’ayant plus rien à faire sur cette terre, rend le der-nier soupir ».

Ainsi finit le saint de la justice, don Quichotte, le plusnoble des hommes et le plus simple, comme a dit AndréSuarès.

Chaque génération, depuis plus de trois cent cinquanteans, a voulu et su lire le chef-d’œuvre de Cervantès commecela correspondait à ses goûts, à ses structures, à ses théo-ries. Les artistes et les critiques, les philosophes et les mora-listes y ont découvert de nouveaux trésors. Traduit danstoutes les langues de l’univers (même en basque, pour leplaisir des descendants de Sanche d’Azpeitia), les peuplesne vont pas forcément y chercher une image de l’Espagne,

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mais une philosophie de l’homme. Classiques ou roman-tiques, réalistes, existentialistes ou marxistes, chacun l’a dis-séqué. C’est maintenant au lecteur courageux, qui a acceptéde lire jusqu’ici cette préface, de le goûter et d’en tirer profiten s’instruisant. « Deleitar aprovechando », telle était ladevise du temps de Cervantès.

Louis URRUTIA.

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L’INGÉNIEUX HIDALGODON QUICHOTTEDE LA MANCHE

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PROLOGUE

Lecteur inoccupé, tu me croiras bien, sans exiger de ser-ment, si je te dis que je voudrais que ce livre, comme enfantde mon intelligence, fût le plus beau, le plus élégant et leplus spirituel qui se pût imaginer ; mais hélas ! je n’ai pucontrevenir aux lois de la nature, qui veut que chaque êtreengendre son semblable. Ainsi, que pouvait engendrer unesprit stérile et mal cultivé comme le mien, sinon l’histoired’un fils sec, maigre, rabougri, fantasque, plein de penséesétranges et que nul autre n’avait conçues, tel enfin qu’il pou-vait s’engendrer dans une prison, où toute incommodité ason siège, où tout bruit sinistre fait sa demeure ? Le loisir etle repos, la paix du séjour, l’aménité des champs, la sérénitédes cieux, le murmure des fontaines, le calme de l’esprit,toutes ces choses concourent à ce que les muses les plusstériles se montrent fécondes, et montrent au monde ravi desfruits merveilleux qui le comblent de satisfaction. Arrive-t-ilqu’un père ait un fils laid et sans aucune grâce, l’amour qu’ilporte à cet enfant lui met un bandeau sur les yeux pourqu’il ne voie pas ses défauts ; au contraire, il les prend pourdes saillies, des gentillesses, et les conte à ses amis pour destraits charmants d’esprit et de malice. Mais moi, qui ne suis,quoique j’en paraisse le père véritable, que le père putatif dedon Quichotte, je ne veux pas suivre le courant de l’usage,ni te supplier, les larmes aux yeux, comme d’autres font,très cher lecteur, de pardonner ou d’excuser les défauts quetu verras en cet enfant, que je te présente pour le mien.Puisque tu n’es ni son parent ni son ami ; puisque tu as tonâme dans ton corps avec son libre arbitre, autant que le plushuppé ; puisque tu habites ta maison, dont tu es seigneurautant que le roi de ses tributs, et que tu sais bien lecommun proverbe : Sous mon manteau je tue le roi, toutes

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choses qui t’exemptent à mon égard d’obligation et de res-pect, tu peux dire de l’histoire tout ce qui te semblera bon,sans crainte qu’on te punisse pour le mal, sans espoir qu’onte récompense pour le bien qu’il te plaira d’en dire.

Seulement, j’aurais voulu te la donner toute nue, sansl’ornement du prologue, sans l’accompagnement ordinairede cet innombrable catalogue de sonnets, d’épigrammes,d’éloges qu’on a l’habitude d’imprimer en tête des livres.Car je dois te dire que, bien que cette histoire m’ait coûtéquelque travail à composer, aucun ne m’a semblé plus grandque celui de faire cette préface que tu es à lire. Bien souventj’ai pris la plume pour l’écrire, et toujours je l’ai posée, nesachant ce que j’écrirais. Mais un jour que j’étais indécis, lepapier devant moi, la plume sur l’oreille, le coude sur latable et la main sur la joue, pensant à ce que j’allais dire,voilà que tout à coup entre un de mes amis, homme d’intelli-gence et d’enjouement, lequel, me voyant si sombre et sirêveur, m’en demanda la cause. Comme je ne voulais pas lalui cacher, je lui répondis que je pensais au prologue qu’ilfallait écrire pour l’histoire de don Quichotte, et que j’étaissi découragé que j’avais résolu de ne pas le faire, et dès lorsde ne pas mettre au jour les exploits d’un si noble chevalier.

« Car enfin, lui dis-je, comment voudriez-vous que je nefusse pas en souci de ce que va dire cet antique législateurqu’on appelle le public, quand il verra qu’au bout de tantd’années où je dormais dans l’oubli, je viens aujourd’hui memontrer au grand jour portant toute la charge de mon âge,avec une légende sèche comme du jonc, pauvre d’inventionet de style, dépourvue de jeux d’esprit et de toute érudition,sans annotations en marge et sans commentaires à la fin dulivre ; tandis que je vois d’autres ouvrages, même fabuleuxet profanes, si remplis de sentences d’Aristote, de Platon etde toute la troupe des philosophes qu’ils font l’admirationdes lecteurs, lesquels en tiennent les auteurs pour hommesde grande lecture, érudits et éloquents ? Et qu’est-ce, bonDieu ! quand ils citent la sainte Écriture ? Ne dirait-on pasque ce sont autant de saints Thomas et de docteurs del’Église, gardant en cela une si ingénieuse bienséancequ’après avoir dépeint, dans une ligne, un amoureuxdépravé, ils font, dans la ligne suivante, un petit sermonchrétien, si joli que c’est une joie de le lire ou de l’entendre ?

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De tout cela mon livre va manquer ; car je n’ai rien à anno-ter en marge, rien à commenter à la fin et je ne sais pasdavantage quels auteurs j’y ai suivis, afin de citer leurs nomsen tête du livre, comme font tous les autres, par les lettresde l’A B C, en commençant par Aristote et en finissant parXénophon, ou par Zoïle et Zeuxis, bien que l’un soit uncritique envieux et le second un peintre. Mon livre va man-quer encore de sonnets en guise d’introduction, au moinsde sonnets dont les auteurs soient des ducs, des comtes, desmarquis, des évêques, de grandes dames ou de célèbrespoètes ; bien que, si j’en demandais quelques-uns à deux outrois amis, gens du métier, je sais qu’ils me les donneraient,et tels que ne les égaleraient point ceux des plus renommésen notre Espagne. Enfin, mon ami et seigneur, poursuivis-je, j’ai résolu que le seigneur don Quichotte restât ensevelidans ses archives de la Manche, jusqu’à ce que le ciel luienvoie quelqu’un qui l’orne de tant de choses dont il estdépourvu ; car je me sens incapable de les lui fournir, àcause de mon insuffisance et de ma chétive érudition etparce que je suis naturellement paresseux d’aller à la quêted’auteurs qui disent pour moi ce que je sais bien dire sanseux. C’est de là que viennent l’indécision et la rêverie oùvous m’avez trouvé, cause bien suffisante, comme vousvenez de l’entendre, pour m’y tenir plongé. »

Quand mon ami eut écouté cette harangue, il se frappa lefront du creux de la main, et, partant d’un grand éclat derire : « Par Dieu, frère, s’écria-t-il, vous venez de me tirerd’une erreur où j’étais resté depuis le long temps que je vousconnais. Je vous avais toujours tenu pour un homme d’espritsensé, et sage dans toutes vos actions ; mais je vois à présentque vous êtes aussi loin de cet homme que la terre l’est duciel. Comment est-il possible que de semblables bagatelles,et de si facile rencontre, aient la force d’interdire et absorberun esprit aussi mûr que le vôtre, aussi accoutumé à aborderet à vaincre des difficultés bien autrement grandes ? Envérité, cela ne vient pas d’un manque de talent, mais d’unexcès de paresse et d’une absence de réflexion. Voulez-vouséprouver si ce que je dis est vrai ? Eh bien ! soyez attentif,et vous allez voir comment, en un clin d’œil, je dissipe toutesces difficultés et remédie à tous ces défauts qui vous embar-rassent, dites-vous, et vous effrayent au point de vous faire

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renoncer à mettre au jour l’histoire de votre fameux donQuichotte, miroir et lumière de toute la chevalerie errante.– Voyons, répliquai-je à son offre ; de quelle manière pensez-vous remplir le vide qui fait mon effroi, et tirer à clair lechaos de ma confusion ? »

Il me répondit : « À la première chose qui vous chagrine,c’est-à-dire le manque de sonnets, épigrammes et éloges àmettre en tête du livre, voici le remède que je propose ;prenez la peine de les faire vous-même ; ensuite vous lespourrez baptiser et nommer comme il vous plaira, leur don-nant pour parrains le Preste-Jean des Indes ou l’empereurde Trébizonde, desquels je sais que le bruit a couru qu’ilsétaient d’excellents poètes ; mais quand même ils nel’eussent pas été, et que des pédants de bacheliers s’avise-raient de mordre sur vous par derrière à propos de cetteassertion, n’en faites pas cas pour deux maravédis ; car, lemensonge fût-il avéré, on ne vous coupera pas la main quil’a écrit.

« Quant à citer en marge les livres et les auteurs où vousauriez pris les sentences et les maximes que vous placerezdans votre histoire, vous n’avez qu’à vous arranger de façonqu’il y vienne à propos quelque dicton latin, de ceux quevous saurez par cœur, ou qui ne vous coûteront pas grandepeine à trouver. Par exemple, en parlant de liberté et d’escla-vage, vous pourriez mettre :

Non bene pro toto libertas venditur auro,

et citer en marge Horace ; ou celui qui l’a dit. S’il estquestion du pouvoir de la mort, vous recourrez aussitôt audistique :

Pallida mors æquo pulsat pede pauperum tabernasRegumque turres.

S’il s’agit de l’affection et de l’amour que Dieu commanded’avoir pour son ennemi, entrez aussitôt dans la divine Écri-ture, ce que vous pouvez faire avec tant soit peu d’attention,et citez pour le moins les paroles de Dieu même : Ego autemdico vobis : Diligite inimicos vestros. Si vous traitez de mau-vaises pensées, invoquez l’Évangile : De corde exeunt cogita-tiones malæ ; si de l’instabilité des amis, voilà Caton quivous prêtera son distique :

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Donec eris felix, multos numerabis amicos ;Tempora si fuerint nubila, solus eris.

Avec ces bouts de latin, et quelques autres de mêmeétoffe, on vous tiendra du moins pour grammairien, ce qui,à l’heure qu’il est, n’est pas d’un petit honneur ni d’unmince profit.

« Pour ce qui est de mettre des notes et commentaires àla fin du livre, vous pouvez en toute sûreté le faire de cettefaçon : si vous avez à nommer quelque géant dans votrelivre, faites en sorte que ce soit le géant Goliath, et vousavez, sans qu’il vous en coûte rien, une longue annotationtoute prête ; car vous pourrez dire : Le géant Golias, ouGoliath, fut un Philistin que le berger David tua d’un grandcoup de fronde dans la vallée de Térébinthe, ainsi qu’il estconté dans le Livre des Rois, au chapitre où vous en trouverezl’histoire. Après cela, pour vous montrer homme érudit,versé dans les lettres humaines et la cosmographie, arrangez-vous de manière que le fleuve du Tage soit mentionné enquelque passage de votre livre, et vous voilà en possessiond’un autre magnifique commentaire. Vous n’avez qu’àmettre : Le fleuve du Tage fut ainsi appelé du nom d’un ancienroi d’Espagne ; il a sa source en tel endroit, et son embouchuredans l’Océan, où il se jette, après avoir baigné les murs de lafameuse cité de Lisbonne. Il passe pour rouler des sables d’or,etc. Si vous avez à parler de larrons, je vous fournirai l’his-toire de Cacus, que je sais par cœur ; si de femmes perdues,voilà l’évêque de Mondoñedo qui vous prêtera Lamia,Layda et Flora, et la matière d’une note de grand crédit ; side cruelles, Ovide vous fournira Médée ; si d’enchanteresses,Homère a Calypso, et Virgile, Circé ; si de vaillants capi-taines, Jules César se prêtera lui-même dans ses Commen-taires, et Plutarque vous donnera mille Alexandres. Avez-vous à parler d’amours ? Pour peu que vous sachiez quatremots de la langue italienne, vous trouverez dans LeoneHebreo de quoi remplir la mesure toute comble ; et s’il vousdéplaît d’aller à la quête en pays étrangers, vous avez chezvous Fonseca et son Amour de Dieu, qui renferme tout ceque vous et le plus ingénieux puissiez désirer en semblablematière. En un mot, vous n’avez qu’à faire en sorte de citerles noms que je viens de dire, ou de mentionner ces histoires

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dans la vôtre, et laissez-moi le soin d’ajouter des notes mar-ginales et finales : je m’engage, parbleu, à vous remplir lesmarges du livre et quatre feuilles à la fin.

« Venons, maintenant, à la citation d’auteurs qu’ont lesautres livres et dont le vôtre est dépourvu. Le remède estvraiment très facile, car vous n’avez autre chose à faire quede chercher un ouvrage qui les ait tous cités depuis l’a jus-qu’au z, comme vous dites fort bien ; et ce même abécédaire,vous le mettrez tout fait dans votre livre. Vit-on clairementle mensonge, à cause du peu d’utilité que ces auteurs pou-vaient vous offrir, que vous importe ? Il se trouvera peut-être encore quelque homme assez simple pour croire quevous les avez tous mis à contribution dans votre histoireingénue et tout unie. Et, ne fût-il bon qu’à cela, ce longcatalogue doit tout d’abord donner au livre quelque auto-rité. D’ailleurs, qui s’avisera, n’ayant à cela nul intérêt, devérifier si vous avez ou non suivi ces auteurs ? Mais il y aplus, et si je ne me trompe, votre livre n’a pas le moindrebesoin d’aucune de ces choses que vous dites lui manquer ;car enfin, il n’est tout au long qu’une invective contre leslivres de chevalerie, dont Aristote n’entendit jamais parler,dont Cicéron n’eut pas la moindre idée, et dont saint Basilen’a pas dit un mot. Et, d’ailleurs, ses fabuleuses et extrava-gantes inventions ont-elles à démêler quelque chose avec lesponctuelles exigences de la vérité ou les observations del’astronomie ? Que lui importent les mesures géométriquesou l’observance des règles et arguments de la rhétorique ?A-t-il, enfin, à prêcher quelqu’un, en mêlant les choseshumaines et divines, ce qui est une sorte de mélange quedoit réprouver tout entendement chrétien ? L’imitation doitseulement lui servir pour le style, et plus celle-là sera par-faite, plus celui-ci s’approchera de la perfection. Ainsi donc,puisque votre ouvrage n’a d’autre but que de fermer l’accèset de détruire l’autorité qu’ont dans le monde et parmi levulgaire les livres de chevalerie, qu’est-il besoin que vousalliez mendiant des sentences de philosophes, des conseilsde la sainte Écriture, des fictions de poètes, des oraisons derhétoriciens et des miracles de bienheureux ? Mais tâchezque, tout uniment et avec des paroles claires, honnêtes, biendisposées, votre période soit sonore et votre récit amusant,que vous peigniez tout ce que votre imagination conçoit, et

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que vous fassiez comprendre vos pensées sans les obscurciret les embrouiller. Tâchez aussi qu’en lisant votre histoire,le mélancolique s’excite à rire, que le rieur augmente sagaieté, que le simple ne s’ennuie pas, que l’habile admirel’invention, que le grave ne la méprise point, et que le sagese croie tenu de la louer. Surtout, visez continuellement àrenverser de fond en comble cette machine mal assurée deslivres de chevalerie, réprouvés de tant de gens, et vantés d’unbien plus grand nombre. Si vous en venez à bout, vousn’aurez pas fait une mince besogne. »

J’avais écouté dans un grand silence tout ce que me disaitmon ami, et ses propos se gravèrent si bien dans mon espritque, sans vouloir leur opposer la moindre dispute, je les tinspour sensés, leur donnai mon approbation, et voulus mêmeen composer ce prologue, dans lequel tu verras, lecteurbénévole, la prudence et l’habileté de mon ami, le bonheurque j’eus de rencontrer en temps si opportun un telconseiller, enfin le soulagement que tu goûteras toi-mêmeen trouvant dans toute son ingénuité, sans mélange et sansdétours, l’histoire du fameux don Quichotte de la Manche,duquel tous les habitants du district de la plaine de Montielont l’opinion qu’il fut le plus chaste amoureux et le plusvaillant chevalier que, de longues années, on ait vu dans cesparages. Je ne veux pas trop te vanter le service que je terends en te faisant connaître un si digne et si notable cheva-lier ; mais je veux que tu me saches gré pourtant de laconnaissance que je te ferai faire avec le célèbre SanchoPanza, son écuyer, dans lequel, à mon avis, je te donne ras-semblées toutes les grâces du métier qui sont éparses à tra-vers la foule innombrable et vaine des livres de chevalerie.Après cela, que Dieu te donne bonne santé, et qu’il nem’oublie pas non plus. Vale.

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PREMIÈRE PARTIE

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CHAPITRE PREMIER

Qui traite de la qualité et des occupationsdu fameux hidalgo don Quichotte de la Manche.

Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pasme rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, unhidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique,bidet maigre et lévrier de chasse. Un pot-au-feu, plus sou-vent de mouton que de bœuf, une vinaigrette presque tousles soirs, des abattis de bétail le samedi, le vendredi des len-tilles, et le dimanche quelque pigeonneau outre l’ordinaire,consumaient les trois quarts de son revenu. Le reste sedépensait en un pourpoint de drap fin, des chausses depanne avec leurs pantoufles de même étoffe, pour les joursde fête, et un habit de la meilleure serge du pays, dont il sefaisait honneur les jours de la semaine. Il avait chez lui unegouvernante qui passait les quarante ans, une nièce quin’atteignait pas les vingt, et de plus un garçon de ville etde campagne, qui sellait le bidet aussi bien qu’il maniait laserpette. L’âge de notre hidalgo frisait la cinquantaine ; ilétait de complexion robuste, maigre de corps, sec de visage,fort matineux et grand ami de la chasse. On a dit qu’il avaitle surnom de Quixada ou Quesada, car il y a sur ce pointquelque divergence entre les auteurs qui en ont écrit, bienque les conjectures les plus vraisemblables fassent entendrequ’il s’appelait Quijana. Mais cela importe peu à notre his-toire ; il suffit que, dans le récit des faits, on ne s’écarte pasd’un atome de la vérité.

Or il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où ilrestait oisif, c’est-à-dire à peu près toute l’année, s’adonnaità lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisirqu’il en oublia presque entièrement l’exercice de la chasse etl’administration de son bien. Sa curiosité et son extrava-gance arrivèrent à ce point qu’il vendit plusieurs arpents de

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bonnes terres à blé pour acheter des livres de chevalerie àlire. Aussi en amassa-t-il dans sa maison autant qu’il puts’en procurer. Mais, de tous ces livres, nul ne lui paraissaitaussi parfait que ceux composés par le fameux Feliciano deSilva. En effet, l’extrême clarté de sa prose le ravissait, etses propos si bien entortillés lui semblaient d’or ; surtoutquand il venait à lire ces lettres de galanterie et de défi oùil trouvait écrit en plus d’un endroit : La raison de la dérai-son qu’à ma raison vous faites, affaiblit tellement ma raison,qu’avec raison, je me plains de votre beauté, et de mêmequand il lisait : Les hauts cieux qui de votre divinité divine-ment par le secours des étoiles vous fortifient, et vous fontméritante des mérites que mérite votre grandeur.

Avec ces propos et d’autres semblables, le pauvre gentil-homme perdait le jugement. Il passait les nuits et se donnaitla torture pour les comprendre, pour les approfondir, pourleur tirer le sens des entrailles, ce qu’Aristote lui-mêmen’aurait pu faire, s’il fût ressuscité tout exprès pour cela. Ilne s’accommodait pas autant des blessures que don Bélianisdonnait ou recevait, se figurant que, par quelque excellentdocteur qu’il fût pansé, il ne pouvait manquer d’avoir lecorps couvert de cicatrices, et le visage de balafres. Mais,néanmoins, il louait dans l’auteur cette façon galante de ter-miner son livre par la promesse de cette interminable aven-ture ; souvent même il lui vint envie de prendre la plume etde le finir au pied de la lettre, comme il y est annoncé. Sansdoute il l’aurait fait, et s’en serait même tiré à son honneur,si d’autres pensées, plus continuelles et plus grandes, ne l’eneussent détourné. Maintes fois il avait disputé avec le curédu pays, homme docte et gradué à Sigüenza, sur la questionde savoir lequel avait été le meilleur chevalier, de Palmerind’Angleterre ou d’Amadis de Gaule. Pour maître Nicolas,barbier du même village, il assurait que nul n’approchait duchevalier de Phébus, et que si quelqu’un pouvait lui êtrecomparé, c’était le seul don Galaor, frère d’Amadis deGaule ; car celui-là était propre à tout, sans minauderie,sans grimaces, non point un pleureur comme son frère, etne lui cédant pas d’un pouce pour le courage.

Enfin, notre hidalgo s’acharna tellement à sa lecture queses nuits se passaient en lisant du soir au matin, et ses jours,du matin au soir. Si bien qu’à force de dormir peu et de lire

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CHAPITRE PREMIER 49

beaucoup, il se dessécha le cerveau, de manière qu’il vint àperdre l’esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu’ilavait lu dans les livres, enchantements, querelles, défis,batailles, blessures, galanteries, amours, tempêtes et extrava-gances impossibles ; et il se fourra si bien dans la tête quetout ce magasin d’inventions rêvées était la vérité pure qu’iln’y eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans lemonde. Il disait que le Cid Ruy Diaz avait sans doute étébon chevalier, mais qu’il n’approchait point du chevalier del’Ardente-Épée, lequel, d’un seul revers, avait coupé par lamoitié deux farouches et démesurés géants. Il faisait plusde cas de Bernard del Carpio, parce que, dans la gorge deRoncevaux, il avait mis à mort Roland l’enchanté, s’aidantde l’adresse d’Hercule quand il étouffa Antée, le fils de laTerre, entre ses bras. Il disait grand bien du géant Morgan,qui, bien qu’issu de cette race géante, où tous sont arrogantset discourtois, était lui seul affable et bien élevé. Mais celuiqu’il préférait à tous les autres, c’était Renaud de Montau-ban, surtout quand il le voyait sortir de son château, etdétrousser autant de gens qu’il en rencontrait, ou voler, pardelà le détroit, cette idole de Mahomet, qui était toute d’or,à ce que dit son histoire. Quant au traître Ganelon, pourlui administrer une volée de coups de pied dans les côtes, ilaurait volontiers donné sa gouvernante, et même sa niècepar-dessus le marché.

Finalement, ayant perdu l’esprit sans ressource, il vint àdonner dans la plus étrange pensée dont jamais fou se fûtavisé dans le monde. Il lui parut convenable et nécessaire,aussi bien pour l’éclat de sa gloire que pour le service deson pays, de se faire chevalier errant, de s’en aller par lemonde, avec son cheval et ses armes, chercher les aventures,et de pratiquer tout ce qu’il avait lu que pratiquaient leschevaliers errants, redressant toutes sortes de torts, ets’exposant à tant de rencontres, à tant de périls qu’il acquit,en les surmontant, une éternelle renommée. Il s’imaginaitdéjà, le pauvre rêveur, voir couronner la valeur de son brasau moins par l’empire de Trébizonde. Ainsi emporté par desi douces pensées et par l’ineffable attrait qu’il y trouvait, ilse hâta de mettre son désir en pratique. La première chosequ’il fit fut de nettoyer les pièces d’une armure qui avaitappartenu à ses bisaïeux, et qui, moisie et rongée de rouille,

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gisait depuis des siècles oubliée dans un coin. Il les lava, lesfrotta, les raccommoda du mieux qu’il put. Mais il s’aperçutqu’il manquait à cette armure une chose importante, etqu’au lieu d’un heaume complet elle n’avait qu’un simplemorion. Alors son industrie suppléa à ce défaut : avec ducarton, il fit une manière de demi-salade, qui, emboîtée avecle morion, formait une apparence de salade entière. Il estvrai que, pour essayer si elle était forte et à l’épreuve d’estocet de taille, il tira son épée et lui porta deux coups du tran-chant, dont le premier détruisit en un instant l’ouvraged’une semaine. Cette facilité de la mettre en pièces ne laissapas de lui déplaire et, pour s’assurer contre un tel péril, ilse mit à refaire son armet, le garnissant en dedans de légèresbandes de fer, de façon qu’il demeura satisfait de sa solidité ;et, sans vouloir faire sur lui de nouvelles expériences, il letint pour un casque à visière de la plus fine trempe.

Cela fait, il alla visiter sa monture ; et, quoique l’animaleût plus de tares que de membres, et plus triste apparenceque le cheval de Gonéla, qui tantum pellis et ossa fuit, il luisembla que ni le Bucéphale d’Alexandre ni le Babiéca duCid, ne lui étaient comparables. Quatre jours se passèrent àruminer dans sa tête quel nom il lui donnerait : « Car, sedisait-il, il n’est pas juste que cheval de si fameux chevalier,et si bon par lui-même, reste sans nom connu. » Aussiessayait-il de lui en accommoder un qui désignât ce qu’ilavait été avant d’entrer dans la chevalerie errante, et ce qu’ilétait alors. La raison voulait d’ailleurs que son maître chan-geant d’état, il changeât aussi de nom, et qu’il en prît unpompeux et éclatant, tel que l’exigeaient le nouvel ordre etla nouvelle profession qu’il embrassait. Ainsi, après unequantité de noms qu’il composa, effaça, rogna, augmenta,défit et refit dans sa mémoire et son imagination, à la fin ilvint à l’appeler Rossinante, nom, à son idée, majestueux etsonore, qui signifiait ce qu’il avait été et ce qu’il était devenu,la première de toutes les rosses du monde.

Ayant donné à son cheval un nom si à sa fantaisie, ilvoulut s’en donner un à lui-même ; et cette pensée lui prithuit autres jours, au bout desquels il décida de s’appeler donQuichotte. C’est de là, comme on l’a dit, que les auteurs decette véridique histoire prirent occasion d’affirmer qu’ildevait se nommer Quixada, et non Quesada comme d’autres

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CHAPITRE PREMIER 51

ont voulu le faire croire. Se rappelant alors que le valeureuxAmadis ne s’était pas contenté de s’appeler Amadis toutcourt, mais qu’il avait ajouté à son nom celui de sa patrie,pour la rendre fameuse, et s’était appelé Amadis de Gaule,il voulut aussi, en bon chevalier, ajouter au sien le nom dela sienne et s’appeler don Quichotte de la Manche, s’imagi-nant qu’il désignait clairement par là sa race et sa patrie, etqu’il honorait celle-ci en prenant d’elle son surnom.

Ayant donc nettoyé ses armes, fait du morion une salade,donné un nom à son bidet et à lui-même la confirmation ilse persuada qu’il ne lui manquait plus rien, sinon de cher-cher une dame de qui tomber amoureux, car, pour lui, lechevalier errant sans amour était un arbre sans feuilles etsans fruits, un corps sans âme. Il se disait : « Si pour lapunition de mes péchés, ou plutôt par faveur de ma bonneétoile, je rencontre par là quelque géant, comme il arrived’ordinaire aux chevaliers errants, que je le renverse du pre-mier choc ou que je le fende par le milieu du corps, qu’enfinje le vainque et le réduise à merci, ne serait-il pas bond’avoir à qui l’envoyer en présent, pour qu’il entre et semette à genoux devant ma douce maîtresse, et lui dise d’unevoix humble et soumise : “Je suis le géant Caraculiambro,seigneur de l’île Malindrania, qu’a vaincu en combat singu-lier le jamais dignement loué chevalier don Quichotte de laManche, lequel m’a ordonné de me présenter devant VotreGrâce, pour que Votre Grandeur dispose de moi tout à sonaise ?” » Oh ! combien se réjouit notre bon chevalier quandil eut fait ce discours, et surtout quand il eut trouvé à quidonner le nom de sa dame ! Ce fut, à ce que l’on croit, unejeune paysanne de bonne mine, qui demeurait dans un vil-lage voisin du sien et dont il avait été quelque temps amou-reux, bien que la belle n’en eût jamais rien su, et ne s’en fûtpas souciée davantage. Elle s’appelait Aldonza Lorenzo, etce fut à elle qu’il lui sembla bon d’accorder le titre de damesuzeraine de ses pensées. Lui cherchant alors un nom quine s’écartât pas trop du sien, qui sentît et représentât lagrande dame et la princesse, il vint à l’appeler Dulcinée duToboso, parce qu’elle était native de ce village ; nom harmo-nieux à son avis, rare et distingué, et non moins expressifque tous ceux qu’il avait donnés à son équipage et à lui-même.

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CHAPITRE II

Qui traite de la première sortie que fit de son paysl’ingénieux don Quichotte.

Ayant donc achevé ses préparatifs, il ne voulut pasattendre davantage pour mettre à exécution son projet. Cequi le pressait de la sorte, c’était la privation qu’il croyaitfaire au monde par son retard, tant il espérait vengerd’offenses, redresser de torts, réparer d’injustices, corrigerd’abus, acquitter de dettes. Ainsi, sans mettre âme qui vivedans la confidence de son intention, et sans que personne levît, un beau matin, avant le jour, qui était un des plus brû-lants du mois de juillet, il s’arma de toutes pièces, montasur Rossinante, coiffa son espèce de salade, embrassa sonécu, saisit sa lance et, par la fausse porte d’une basse-cour,sortit dans la campagne, ne se sentant pas d’aise de voiravec quelle facilité il avait donné carrière à son noble désir.Mais à peine se vit-il en chemin qu’une pensée terriblel’assaillit, et telle que peu s’en fallut qu’elle ne lui fît aban-donner l’entreprise commencée. Il lui vint à la mémoire qu’iln’était pas armé chevalier ; qu’ainsi, d’après les lois de lachevalerie, il ne pouvait ni ne devait entrer en lice avecaucun chevalier ; et que, même le fût-il, il devait porter desarmes blanches, comme chevalier novice, sans devise surl’écu, jusqu’à ce qu’il l’eût gagnée par sa valeur. Ces penséesle firent hésiter dans son propos ; mais, sa folie l’emportantsur toute raison, il résolut de se faire armer chevalier par lepremier qu’il rencontrerait, à l’imitation de beaucoupd’autres qui en agirent ainsi, comme il l’avait lu dans leslivres qui l’avaient mis en cet état. Quant aux armesblanches, il pensait frotter si bien les siennes, à la premièreoccasion, qu’elles devinssent plus blanches qu’une hermine.De cette manière, il se tranquillisa l’esprit, et continua sonchemin, qui n’était autre que celui que voulait son cheval,car il croyait qu’en cela consistait l’essence des aventures.

En cheminant ainsi, notre tout neuf aventurier se parlaità lui-même, et disait : « Qui peut douter que, dans les tempsà venir, quand se publiera la véridique histoire de mesexploits, le sage qui les écrira, venant à conter cette première

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CHAPITRE II 53

sortie que je fais si matin ne s’exprime de la sorte : “À peinele blond Phébus avait-il étendu sur la spacieuse face de laterre immense les tresses dorées de sa belle chevelure ; àpeine les petits oiseaux nuancés de mille couleurs avaient-ilssalué des harpes de leurs langues, dans une douce et miel-leuse harmonie, la venue de l’aurore au teint de rose, qui,laissant la molle couche de son jaloux mari, se montre auxmortels du haut des balcons de l’horizon castillan, que lefameux chevalier don Quichotte de la Manche, abandon-nant le duvet oisif, monta sur son fameux cheval Rossi-nante, et prit sa route à travers l’antique et célèbre plaine deMontiel.” » En effet, c’était là qu’il cheminait ; puis ilajouta : « Heureux âge et siècle heureux, celui où paraîtrontà la clarté du jour mes fameuses prouesses dignes d’être gra-vées dans le bronze, sculptées en marbre, et peintes sur bois,pour vivre éternellement dans la mémoire des âges futurs !Ô toi, qui que tu sois, sage enchanteur, destiné à devenir lechroniqueur de cette merveilleuse histoire, je t’en prie,n’oublie pas mon bon Rossinante, éternel compagnon detoutes mes courses et de tous mes voyages. » Puis, se repre-nant, il disait, comme s’il eût été réellement amoureux : « Ôprincesse Dulcinée, dame de ce cœur captif ! une grandeinjure vous m’avez faite en me donnant congé, en m’impo-sant, par votre ordre, la rigoureuse contrainte de ne plusparaître en présence de votre beauté. Daignez, ma dame,avoir souvenance de ce cœur, votre sujet, qui souffre tantd’angoisses pour l’amour de vous. » À ces sottises, il enajoutait cent autres, toutes à la manière de celles que seslivres lui avaient apprises, imitant de son mieux leur langage.Et cependant, il cheminait avec tant de lenteur, et le soleil,qui s’élevait, dardait des rayons si brûlants que la chaleuraurait suffi pour lui fondre la cervelle s’il en eût conservéquelque peu.

Il marcha presque tout le jour sans qu’il lui arrivât rienqui fût digne d’être conté ; et il s’en désespérait, car il auraitvoulu rencontrer aussitôt quelqu’un avec qui faire l’expé-rience de la valeur de son robuste bras. Des auteurs disentque la première aventure qui lui arriva fut celle du Port-Lapice ; d’autres, celle des moulins à vent. Mais ce que j’aipu vérifier à ce sujet, et ce que j’ai trouvé consigné dans lesannales de la Manche, c’est qu’il alla devant lui toute cette

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N° d’édition : L.01EHPN000763.N001Dépôt légal : février 2016