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La synchronie dynamique Author(s): André Martinet Source: La Linguistique, Vol. 26, Fasc. 2, Linguistique et "facteurs externes"? (1990), pp. 13-23 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/30247929 . Accessed: 14/06/2014 02:39 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to La Linguistique. http://www.jstor.org This content downloaded from 62.122.72.154 on Sat, 14 Jun 2014 02:39:11 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Linguistique et "facteurs externes"? || La synchronie dynamique

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La synchronie dynamiqueAuthor(s): André MartinetSource: La Linguistique, Vol. 26, Fasc. 2, Linguistique et "facteurs externes"? (1990), pp. 13-23Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/30247929 .

Accessed: 14/06/2014 02:39

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LA SYNCHRONIE DYNAMIQUE

par Andre MARTINET

Ecole pratique des Hautes Etudes, Sorbonne, Paris

Il y a beau temps que l'on sait ou, du moins, qu'on se doute

que les langues changent au cours du temps. Mais on ne s'est guere pr6occup6 de savoir pourquoi. Depuis des siecles, les esprits rassis sont convaincus que le frangais d6rive du latin. Des chercheurs ont meme identifi6 et, sinon dat6, du moins chrono- logiquement ordonn6 les changements les plus 6vidents que cela

implique. Mais on continue a d6cr6ter myst6rieux les condition- nements de ces modifications. Il n'y a pas si longtemps que des

linguistes appr6ci6s, persuad6s que les langues actuelles ne chan- geaient plus, attribuaient les changements linguistiques B des

p6riodes d'instabilit6 auxquelles succ6daient 6trangement des &res de calme plat, celle que nous vivrions aujourd'hui, par exemple.

Il n'est pas suir que cette vision des faits n'ait plus cours, et ce qui suit vise essentiellement . montrer pourquoi toute langue change a tous les instants et que, comme je le r6pete depuis des lustres, une langue change parce qu'elle fonctionne.

Et d'abord d'oi' vient ce sentiment si repandu, si g6nbral, que la langue que nous parlons ne change pas ? Simplement parce que, pour la plupart d'entre nous, notre langue, en l'occurrence le franqais, n'est pas le banal instrument de communication dont nous faisons usage dans la vie de tous les jours, mais celle qu'ont utilisee et illustrde, qu'utilisent et illustrent encore les grands auteurs, celle qui se trouve fix6e dans la grammaire et le diction- naire.

Il n'est donc pas 6tonnant que le public, y compris les gens qui se piquent de culture, ait une vision si parfaitement statique La Linguistique, voL 26, fasc. 2/199o

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14 Andrd Martinet

de la r6alit6 du langage. Mais ce qui est 6trange est que les linguistes professionnels, et notamment les plus grands d'entre eux, aient, depuis tant6t deux si&cles, fond6 leur science sur cette base.

La raison en est que ces linguistes 6taient, au d6part, des

philologues, des gens charg6s de pr6senter et de rendre accessibles dans tous leurs d6tails les grandes langues du pass6, representies par un corpus litteraire dont les l66ments 6taient d'autant plus apprecies qu'ils s'eloignaient moins d'une forme dite classique. Lh ot l'ceuvre s'6cartait de cette forme, on diagnostiquait une variation dialectale plut6t que le resultat d'une evolution dans le

temps. Parmi les grands linguistes du pass6, un seul fait exception

sur ce point. Il s'agit de Wilhelm von Humboldt, chercheur et homme d'Etat prussien qui, dans la premiere moitie du xxxe sidcle, a eu, des faits du langage, une vision dont nous avons int&ret a nous inspirer aujourd'hui. Cet homme, qui avait 6te en contact avec des langues uniquement parlees, de celles que nous d6signons volontiers comme exotiques, a, pour la premiere fois a ma connais- sance, affirm6 qu'une langue n'6tait pas un produit fini, mais une activit6, en allemand, non point ein Werk, mais eine Tdtigkeit'. Malheureusement, pour donner plus d'6clat a. son propos, il a imm&diatement fait suivre ces termes d'6quivalents grecs : ergon et energeia. Ses lecteurs, pendant le sitcle et demi qui a suivi, un

peu d6sargonn6s par la nouveautd du message, ont oublid les mots allemands, dont le second au moins 6tait trop clair, et ont

repdtda l'envi les formes grecques, surtout energeia dont la valeur un peu mystdrieuse permettait d'att6nuer la brutalit6 du message et, finalement, de n'en tenir aucun compte.

On le voit bien lorsque Saussure fonde son enseignement sur

l'opposition, a la parole qui resulte directement de l'activite, la Tdtigkeit, du locuteur, de la langue, h6ritage que chacun d'entre nous porte en lui-meme et dont il n'est jamais question qu'il puisse &tre affect6 par l'usage qui en est fait dans la parole.

Des les premitres heures de la revolution phonologique, on a

pris quelque distance vis-a-vis de cette intangibilit6 de la langue : la structure qu'on lui pretait d6sormais n'6tait plus presentde comme n6cessairement garante de son int6grit6. Mais, avec le

i. Wilhelm von Humboldt, Ober die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues, dans Gesammelte Werke, vol. 6, Berlin, 1941-1948, p. 42.

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desir de gagner les saussuriens a la nouvelle cause, on s'est gard6 d'y trop insister. Jakobson, par exemple, a qui l'on doit les pre- mieres declarations en ce sens, s'est vite replid sur des formulations

qui n'impliquaient rien de plus que l'utilisation d'un vocabulaire

phonologique pour ddcrire le produit des mutations2. Ii a fallu attendre un quart de siecle pour qu'on s'enhardisse .a rechercher dans la structure meme les germes de son dvolution3.

Saussure, on le sait, a cherch6 " convaincre ses contemporains qu'di c6td d'une vision diachronique des faits de langage, jus- qu'alors considerde comme seule digne de la consid6ration des chercheurs, il y avait possibilitd d'une vision synchronique des realites linguistiques. Mais, ta trop opposer l'une ? l'autre, l'im- pression qui se ddgage de son enseignement est qu'une description synchronique est ndcessairement statique, c'est-a-dire qu'elle doit eliminer toute rdfdrence a quelque changement en proces. Dans cette optique, on a commenc6 "

decrire des << grandes langues >>, jugdes, des l'abord, homogenes et immuables. Puis on s'est pench6 sur des formes langagieres de moindre prestige, langues unique- ment parl6es, dialectes, patois, et l'on s'est vite convaincu que l'homog6ndite des langues, << grandes>> plus encore que << petites >>, 6tait un leurre. On a vu que ce qu'on d6crivait tres souvent etait un idiolecte, c'est-a-dire l'usage d'un seul et meme individu. Mais l'identification, dans les esprits, de synchronique et de statique 6tait si parfaite qu'il a fallu longtemps pour s'aviser que ces usages particuliers, quelque contemporains qu'ils fussent, pou- vaient, lorsqu'on les rapprochait, informer sur les evolutions en cours. Ici encore, on ne cherchait a retrouver que la variation dialectale, rdgionale ou sociale, ce qui rendait aveugle a toute

possibilit6 d'une succession dans le temps. Le rapide historique qui pr6cede permet sans doute de

comprendre que ce soit dans le domaine de la description phono- logique qu'aient apparu les premieres tentatives pour d6gager, en synchronie, des tendances dvolutives.

Sauf erreur, c'est avec l'enquete poursuivie en 1941 dans le

camp d'officiers prisonniers de Weinsberg, en Wurtemberg, que la chose a commence : 409 sujets, dont 400 officiers et 9 hommes

2. Roman Jakobson, Prinzipien der historischen Phonologie, TCLP, 4, Prague, 1931, 247-267.

3. Andr6 Martinet, Economie des changements phon6tiques, Traiti de phonologie diachronique, Berne, Francke, 1955.

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16 Andri Martinet

de troupe ont rdpondu & un questionnaire qui visait a d6gager les

grands traits de leur systeme phonologique. Sur vue des r6sultats, on n'a pas jug6 bon de traiter A part des reponses des hommes de

troupe. Ici encore, il s'agissait, en priorit6, de se renseigner sur les varit6ts r6gionales de la phonologie de la langue. Ceci 6tait assez neuf: beaucoup de phondticiens croyaient alors que, Midi mis a part, la prononciation du frangais << correct >> 6tait assez uniforme. Lorsque des d6saccords apparaissaient dans les pr6sen- tations qu'on en donnait, les sp6cialistes &taient tentds de les mettre au compte d'une observation imparfaite, alors que, de toute evidence, c'6tait les usages d6crits qui diff6raient. Alert6, sur ce point, par des exp6riences anterieures, l'enqueteur cherchait a d6gager les latitudes de variation chez les sujets cultiv6s, comme etaient cens6s 1'Ptre des officiers, d'active ou de r6serve, de 1'Armde frangaise. On estimait alors, un peu vite peut-&tre, avoir, du fait des conditions de l'enquete, elimind ou sdrieusement rdduit les variations d'origine sociale. En fait, I'examen des rdponses prove- nant d'instituteurs, censes appartenir

" une couche sociale diff&- rente de la masse des autres enquetds, a fait la preuve que les divergences 6taient faibles et attribuables " la profession plut6t qu'A un rang particulier dans la soci6te.

Je pense que, pour la population consid6rde, les r6sultats de

l'enquete ont apport6 la preuve que la norme phonologique frangaise variait considdrablement d'une r6gion A une autre et

que, meme si les diffbrentes r6gions apparaissaient parfaitement caracttrisees, il existait, d'un sujet h l'autre, des variations trds

marqu6es. Au cours du ddpouillement, l'id6e est venue d'examiner les

effets possibles d'une autre source de variation : l'age des enquetds. Comme la date de naissance figurait parmi les questions pos6es, il n'ttait pas difficile d'6tablir des classes d'age. On a donc place parmi les juniors les sujets de 20

a 30 ans d'Age, parmi les moyens, ceux qui 'taient compris entre 30 et 4o ans, parmi les seniors, les

plus de 40 ans, quelques-uns d'entre eux d6passant les.50. Ces classes ont 6 d tablies pour l'ensemble des enquet6s et pour celles des regions oh l'Cchantillonnage paraissait suffisant. Les trois moyennes obtenues pour chaque question permettent d'esquisser une courbe 6volutive.

Les r6sultats obtenus sont, premiere vue, plut6t diroutants : sur beaucoup de points ohi la courbe ne tend pas vers l'horizontale,

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c'est-.-dire lh oh l'on peut suspecter une tendance &volutive, on rel6ve, des seniors aux moyens, une montee de la courbe des confusions ou, ce qui revient au meme, une descente de la courbe des distinctions. En revanche, il y a renversement de la courbe en

passant des moyens aux juniors. Par exemple, le pourcentage de sujets parisiens qui distinguent un de in est de 41 pour les seniors, de 26 pour les moyens, mais il remonte A 46 pour les juniors. Or les chiffres obtenus dans les enquetes ultdrieures indiquent tous

que la distinction est, a Paris, en voie d'6limination. Les juniors se revelent donc, presque constamment, plus conservateurs que leurs aines imm6diats, voire plus anciens. La chose s'explique si l'on pense que les moyens ont vecu leur enfance au moment oh les peres &taient mobilises et les mbres g6ndralement moins dispo- nibles, alors que les juniors ont &t6 soumis k une 6nergique reprise en main entrainant un renforcement des valeurs traditionnelles.

Voici une courbe moyenne type oii les trois premiers points correspondent, dans l'ordre, aux seniors (date moyenne de nais- sance, 1896), aux moyens (190go6) et aux juniors (I916). Le qua- trieme correspondrait aux chiffres de l'enqu&te Deyhime, calqu&e sur celle de Weinsberg (1941), mais r6alisee en 1962-1963 auprbs d'un public n6, en moyenne, en 1939 :

La r6action des juniors sur la courbe de 1941 nous indique, A la fois, que des sondages serr6s, B Io ans d'age, peuvent 8tre rv61lateurs d'int'ressants accidents de parcours, mais qu'h op6rer avec des tranches d'age plus espacees, on obtient des r6sultats plus immtdiats representatifs des tendances rdelles : a diviser '

6galit6 les moyens entre les seniors et les juniors, on obtiendrait une courbe uniform6ment descendante avec une chute nettement moins accus6e au d6part.

Les resultats de l'enquete de Weinsberg, publi6s en I945 dans La prononciation du franfais contemporain4, ont suscit6 quelques r6ac-

4. Paris-Genbve, Droz, 1945.

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tions. On a relev~6 neuf recensions de la premiere edition de ce livre. Mais il a fallu attendre 1956 et les observations faites a Paris

par Ruth Reichstein pour que se poursuivent des recherches dans le meme sens6. Toutefois, l'enquete Reichstein, realis&e aupres d'adolescentes, ne pouvait, en elle-meme, aboutir t l'6tablisse- ment de courbes evolutives. Elle n'a pris de sens, en la matiere, que plus tard, lorsqu'on 6t6 publi's, en 1967, les rdsultats de celle de Guiti Deyhime'. Cette enquete a &t6 faite aupres d'un public d'un Age moyen de 23 ans. Un bon nombre de sujets appartenaient done a la generation des enquetis Reichstein, tout en repr6sentant une couche un peu plus ancienne de la population, avec, comme date de naissance moyenne, 1939 au lieu de 1942.

Ce sont les materiaux de l'enquete Martinet-Walter de I97I qui ont tet, les premiers, reguli rement soumis a un traitement relevant de la synchronie dynamique. Cette enquete, qui a, par ailleurs, abouti '

la redaction du Dictionnaire de la prononciation du franfais dans son usage reel8, a ete realisee en 1971 aupres d'un

public dont l'Age s'&talait entre 20 et 73 ans (date moyenne de naissance : 1951 et 1898). Henriette Walter9 a, dans chaque cas

d'espece, choisi de comparer les comportements de plusieurs groupes d'Age diff6rents ou, simplement, d'opposer la moitid des

plus jeunes a la moitid des plus Ages. Partout oui la chose peut tre faite dans de bonnes conditions, on peut dire que c'est 1,

jusqu'. ce jour, l'operation la plus recommandable pour diceler et illus- trer les dvolutions en cours.

Bien entendu, la comparaison des classes d'Age ne prend toute sa valeur que si l'on op re avec des sujets de meme origine geogra- phique, de meme couche sociale et de niveau culturel identique. Des comptes distincts pour les deux sexes pourraient parfois etre recommandables.

On ne peut citer ici tous les travaux r~alis6s dans le domaine

5. Cf. Henriette et Girard Walter, Bibliographie d'Andre Martinet, Paris-Louvain, Peeters, 1988, p. 3.

6. Word, 16, fasc. 1, 55-95. 7. La Linguistique, 1967, fasc. I, 97-io8, et fasc. 2, 57-84. La comparaison des donnees

des enqu6tes Reichstein et Deyhime suggcre que certaines distinctions (celle des deux a, par exemple) ont etc acquises apres 14 ans, Age moyen des informatrices de Ruth Reichstein.

8. Andri Martinet et Henriette Walter, Paris, France-Expansion, 1973; Geneve, diffusion Droz.

9. Henriette Walter, La dynamique des phonemes dans le lexique fran;ais contemporain, Paris, France-Expansion, 1976.

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de la phonologie dynamique du frangais contemporain. On

rappellera simplement que la dimension temporelle est aujour- d'hui une constante dans ce domaine et qu'en consequence, toute affirmation doit y &tre nuanc&e en termes de stabilit4 ou de

r6cessivitC. II convient de signaler expressement les cas, comme celui de l'opposition de / / a /oe/ oui les donndes disponibles semblent contradictoires.

Pour d'autres langues que le frangais et, pour cette langue ou toute autre, sur d'autres plans que sur celui de la phonologie, la recherche en matiere de synchronie dynamique est beaucoup moins avancee. Et ceci, probablement, pour des raisons diff6rentes selon les domaines.

Sur le plan grammatical, tout d'abord, la pression de la norme scolaire est telle qu'on se fait mal a l'id6e que les diff6rences relevies entre les usages puissent etre indicatrices de tendances evolutives. Lorsqu'on entend j'ira, on diagnostique inconsciem- ment, selon l'age ou le statut social du locuteur, erreur enfantine ou vulgarisme rural sans y voir l'indication d'un changement en cours. On n'a d'ailleurs pas tort puisque la pression analogique qui tend t l'identification des formes parl6es du singulier du verbe a dfi tre, en frangais, une constante depuis pros de cinq cents ans, en face d'une norme soutenue par la frequence de je suis, j'ai et, a un moindre degr6, de je vais et des futurs en -ai.

Cela veut-il dire que, contrairement au systeme phonologique qui manifeste un nombre considdrable d'oppositions r6cessives, le systeme grammatical de la langue a trouv6 une certaine stabilit6, surtout, sans doute, du fait de l'existence, dans ce cas, d'une norme autoritaire ?

La chose se v6rifie dans d'autres domaines que celui de la morphologie. On pense, par exemple, aux formes verbales sur- compostes. Lorsque a partir du xvIe sicle, le passe simple a tendu a disparaitre de l'usage quotidienx0, quand il a eufait a pris naturel- lement le relais de quand il eutfait. Ce surcompos6 est majoritaire- ment acceptd dans de telles subordonn6es et au conditionnel accompagn6 d'une proposition introduite par si (elle aurait eu... si...). Mais maints usagers, peut-etre sous la pression de l'Ncole, y voient une entorse a la norme et les &vitent aussi bien dans leur

1o. Cf. Andr6 Martinet, Evolution des langues et reconstruction, Paris, PuF, 1975, chap. II, <( Les changements linguistiques et les usagers >>, 11-23.

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pratique orale qu'I l' crit. On ne constate en la matibre de recul ni d'une position ni de l'autre. Meme done dans le cas d'un disaccord sur la norme i suivre, on relive jusqu'ici le maintien d'un statu quo.

Le cas du futur prochain, dont certains tendraient a croire

qu'il menace le futur traditionnel, vient en confirmation de la stabilit6 de la grammaire. Les usages de chacune des formes restent bien distincts. I1 se trouve que l'une et l'autre impliquent la meme complication formelle, a savoir une forme orale distincte de la premiere personne : je vais en face de tu vas, j'irai en face de tu iras; elles sont done, sur ce point,

" agalit6 dans la comp6tition.

Pour le pass6 simple, le refus, par les arbitres de la norme, d'une

g6ndralisation qui s'esquissait d'une forme unique en -is, -it du

type donnis, dpousit, conditionn6e par l'identit6 phonique /-i/ des d6sinences du singulier s'opposant k la distinction /-e/ ~ /-a/ des verbes du premier groupe, a abouti a limiter son emploi aux

usages litt6raires oi il reste bien retranch6. L'imparfait du subjonctif, fonctionnellement inexistant, pour-

suit une vie discr6te d'ornement stylistique. Il y a toutefois quelques points du systhme oi l'on peut soup-

gonner, voire constater, un courant 6volutif : en premier lieu, le

remplacement par on du nous sujet comme appendice obligatoire du verbe. II semblerait que cet emploi se g6n6ralise et qu'il n'y ait guere de Frangais aujourd'hui qui, au moins, en laisse 6chapper quelques-uns. Le remplacement de nous, nous... par nous, on..., qui accusait la valeur de premiere personne du pluriel de on, a

longtemps fait reculer bien des usagers. II parait cependant gagner du terrain. II nous manque encore, que je sache, le d6pouillement d'un corpus recueilli auprbs d'une population gdographiquement, socialement et culturellement homogene, rtunissant des gens de tous Ages et des deux sexes pour apporter la preuve que on pour nous est nettement plus fr6quent chez les moins que chez les plus de 40 ans.

Un trait qui a marque l'usage linguistique qui a suivi la seconde guerre mondiale est l'extension du tutoiement. Les septua- g6naires peuvent en ttmoigner qui n'avaient connu que le vous dans des circonstances oi0 le tu est aujourd'hui g6n6ral. Une

enquete bien men6e pourrait indiquer que la dynamique du tu est aujourd'hui stabilis6e, voire en recul. En de telles matieres, les usages linguistiques refletent presque immtdiatement l'Nvo-

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lution des moeurs, et un recul du tu s'inscrirait directement dans la

vogue << r6tro >> de la soci&t contemporaine, celle qui a d6but6 en 1973 avec le choc p6trolier. Les modalit6s d'une telle enquete diffdreraient certainement de celles qui ont &t6 esquiss6es ci-dessus. L'observation directe l'emporterait sans doute sur la collecte d'un corpus. Elle devrait, en tout cas, soigneusement distinguer entre le tutoiement mutuel 6galitaire et le tutoiement A sens

unique. Sur un plan plus nettement grammatical, il conviendrait de

v6rifier si l'emploi de transitifs sans objet du type j'aime pour j'aime fa ouje l'aime ressortit a une mode 6pisodique ou est sympto- matique d'une tendance a se lib6rer des contraintes syntaxiques. Dans le cas en cause, le moindre effort consiste A faire confiance au contexte et & la situation, comme il peut le faire dans le cas de je prends (= << j'accepte l'offre >>), je donne (les cartes). Dans d'autres cas, que pourraient r6vdler des recherches stylistiques, il pourrait s'agir du d6sir de ne pas limiter la port6e d'une remar-

que. Un meme d6sir de se lib6rer des contraintes pourrait entrainer la transitivation du verbe, comme dans dimarrer le camion pour le

faire ddmarrer. En de telles mati&res, il ne serait peut-&tre pas facile de recueillir un corpus en cherchant A obtenir de personnes d'Ages diff6rents des textes ou des discours comparables. On serait tent6 d'avoir recours & des textes non suscit6s choisis, pour accuser les differences, A quelques d6cennies d'intervalle. En principe, nous sortirions, dans ce cas, de la synchronie dynamique proprement dite, puisque nous n'aurions plus affaire A des produc- tions contemporaines. Mais nous nous sommes permis, ci-dessus, une telle entorse en faisant figurer dans une meme courbe les

donnCes de I'enqu&te de 1941 et celle de I962. Aprbs la phonologie et la grammaire, il nous reste le lexique.

C'est sans doute l1 qu'il y a le moins dire parce qu'un instant de r6flexion peut convaincre que le vocabulaire de toute langue s'accroit chaque jour pour d6signer des inventions, des innovations dans les mceurs, des produits d'importation ou des id6es nouvelles.

Soit deux phrases cueillies & la page 16 du Monde du 19- 20 d6cembre I989 : << La France n'abandonnera pas la chaine

francophone pour la remplacer par Antenne 2. Sous la pression de la Belgique, de la Suisse et du Qu6bec, TV6 sera renforc6e et se d6veloppera vers les pays de l'Est. >> Elles auraient 6t6 totale- ment incomprdhensibles il y a cinquante ans, oih la t6l6vision

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22 Andre' Martinet

n'existait pas, oii la francophonie 6tait un concept inconnu, oi Il'on identifiait Qyefbec mais non le Qytbec et oi l'on aurait &t6 bien

incapable de dire ce que d6signait exactement << les peuples de l'Est >>. Nous avons tous assist6 a l'6closion, dans nos discours, de la glasnost et de la pdrlstroika. Il n'y a pas si longtemps que le kiwi

d6signe, pour nous, autre chose que l'apttryx, et je me refuse le recours aux anglicismes de tous ordres pour illustrer la rapidite du renouvellement du vocabulaire.

Il ne s'agit, bien entendu, pas seulement de l'apport de nouveaux termes, mais de l'oubli total ou partiel de larges pans d'un vocabulaire qui 6tait naguere monnaie courante. Des mots comme zazou ou ydyd appartiennent au vocabulaire de l'histoire des mceurs, comme l'ost, le heaume ou le bliaut.

Plus intdressants que le renouvellement des formes et des valeurs correspondantes, sont les d6placements de sens de formes conserv6es. On pense B l'emploi d'intervenir pour << se produire >>, d'avatar dans sa valeur 6tymologique de nouvelle forme assum&e et non plus d'incident d6sagrdable, d'insolite qui semble avoir

perdu le trait d' << inqui6tant > qui, dans mon experience, le

distinguait d'inattendu. Le mot faraud, obsolescent, se voit d6finixl comme << fanfaron, fat, pr6tentieux >> avec une valeur nettement

pejorative qu'il n'avait pas lorsque, me voyant vetu de frais, ma tante me d6clarait, aux environs de 1913, que je pouvais dcsor- mais << faire le faraud >>.

La question qu'on pourra 16gitimement me poser est : Comment

peut-on d6limiter, en pratique, la synchronie dynamique et la diachronie ? En thdorie, la chose est simple : il y a synchronie tant que les usages rapproch6s coexistent dans la communaute 6tudi6e. Cette coexistence est assur&e lorsque les matdriaux utilis6s ont &t6 rdcolt6s a la meme date. S'il s'agit maintenant de comparer des matdriaux r6unis h quelques ann6es, voire quelques lustres de

distance, on pourra assez lIgitimement considerer que la syn- chronie n'est pas rompue si toutes les oppositions en cause conti- nuent a fonctionner, meme si les pourcentages de conservation sont trbs diff6rents. En 1941, une majorit6 de Parisiens distin-

guaient faite et fite par la longueur de la voyelle du second. Je me trouvais parmi eux. En 1971, ils repr6sentaient une minorit6 de 27 %. A cette date, j'6tais toujours 1h, avec mon opposition de

IJ. Petit Larousse illustri, Paris, 1972.

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La synchronie dynamique 23

longueur, avec ma classe d'age repr6sent6e parmi les enquetrs.

C'6tait le meme probleme qui se posait dans les deux cas, celui de la conservation d'une distinction ddlicate parce que isole dans le

systeme. Peu importe, en r6alite, dans quel chapitre nous plagons notre

comparaison des resultats de I941 et ceux de 197. I1i s'agit, en fait, de 1'6tude d'un seul et meme processus. Celui-ci se terminera

lorsqu'il n'y aura plus un seul francophone pour distinguer entre /z/ et /e:/. La chose, nous le savons, prendra du temps. La courbe correspondante tend, en effet, a devenir asymptotique. Plus de cent ans apres le moment oui les phoneticiens avaient d6clare acquise la confusion, en franqais, du < 1 mouill >> et du

yod, ma tante, celle-la meme qui me voyait faraud dans mes nouveaux atours, avait parfaitement conserv6 la distinction.

On pourrait dire, sans doute, que le sort d'une opposition est scelle lorsqu'un renversement de tendance n'est plus envisageable. Mais comment trancher?

Ii est clair, en tout cas, que l'&tude de la dynamique des stats de langue nous renseigne tres utilement sur les modalit6s des

processus 6volutifs et, de ce fait, peut apporter aux recherches

diachroniques une precision et une s6curit6 qu'elles n'ont jamais eues jusqu'ici.

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