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/7 Diffusion hors France : Éditions Slatkine, Geneve www.slatkine.com © 2006. Éditions Champion, Paris. Reproduction et traduction, meme partiel1es, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays. ISBN: 2-7453-1299-5 ISSN: 1250-6060 ... Ji mon fUs Alexandre Ce serait afaux que je ferais profession d'une étude si honnete, si des effets je ne montais ala cause, et ne rendais quelque preuve de reconnaissance au second fon- dateur de cet État, par le bienfait duquelje reve ici en sfueté sur le bord de la Cha- rente. Guez de Balzac, Le Prince Ma peine est grande, et mon plaisir extreme; le ne dors point la nuit, je reve tout le jour: Je ne sais pas encor si j' aime, Mais cela ressemble al' amour. Un meme objet occupe ma pensée ; Nul des autres objets ne m'en peut divertir: Si c'est avoir l'ame blessée, Je sens tout ce qu'il faut sentir. Madeleine de Scudéry, Artamene ou Le grand Cyrus, 1. X Encore puis-je si peu me passer d'amour, vraie ou fausse, grande ou petite, que je me fais meme quelquefois une amour imaginaire qui me tient lieu d'une véritable amour. Cette passion que je me fais quandje n'en ai point d'effective, m'occupe du moins agréablement l'imagination sans me troubler le creur; et cette disposition amoureuse sans me causer ni grande douleur, ni grande joie, ne laisse pas de me faire rever doucement. Je fais meme des vers d'amour plus facilement en cet état que quand j' ai l' ame possédée de quelque violente passion, et je reve presque aussi agréablement quand je suis en cette humeur, que si j' avais pour objet de ma reverie toutes les douceurs que l' espérance donne aux plus heureux Amants. Madeleine de Scudéry, Clélie, Histoire romaine, partie JI, livre l

L'invention de la revêriie

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    Diffusion hors France : ditions Slatkine, Geneve www.slatkine.com

    2006. ditions Champion, Paris. Reproduction et traduction, meme partiel1es, interdites.

    Tous droits rservs pour tous les pays. ISBN: 2-7453-1299-5 ISSN: 1250-6060

    ...

    Ji mon fUs Alexandre

    Ce serait afaux que je ferais profession d'une tude si honnete, si des effets je ne montais ala cause, et ne rendais quelque preuve de reconnaissance au second fondateur de cet tat, par le bienfait duquelje reve ici en sfuet sur le bord de la Charente.

    Guez de Balzac, Le Prince

    Ma peine est grande, et mon plaisir extreme; le ne dors point la nuit, je reve tout le jour:

    Je ne sais pas encor si j'aime, Mais cela ressemble al' amour. Un meme objet occupe ma pense ;

    Nul des autres objets ne m'en peut divertir: Si c'est avoir l'ame blesse, Je sens tout ce qu'il faut sentir.

    Madeleine de Scudry, Artamene ou Le grand Cyrus, 1. X

    Encore puis-je si peu me passer d'amour, vraie ou fausse, grande ou petite, que je me fais meme quelquefois une amour imaginaire qui me tient lieu d'une vritable amour. Cette passion que je me fais quandje n'en ai point d'effective, m'occupe du moins agrablement l'imagination sans me troubler le creur; et cette disposition amoureuse sans me causer ni grande douleur, ni grande joie, ne laisse pas de me faire rever doucement. Je fais meme des vers d'amour plus facilement en cet tat que quand j'ai l' ame possde de quelque violente passion, et je reve presque aussi agrablement quand je suis en cette humeur, que si j' avais pour objet de ma reverie toutes les douceurs que l' esprance donne aux plus heureux Amants.

    Madeleine de Scudry, Cllie, Histoire romaine, partie JI, livre l

  • INTRODUCTION

    11 est, dans l'histoire des ides, des mots qui [o. o] passent inaper~us pendant des siecles et qui, pourtant, du jour ol un chercheur enfin les remarque et tombe en arret devant eux, s'averent etre d'authentiques gisements, des trsors, au sens de ce tenne dans l'ancienne rhtoriqueo [o oo] merveill, le chercheur voit se dgager progressivement tout un pan enfoui de l'histoire culturelleo

    Louis van Delft

    A. 1'origine de ce travail, un mmoire de DoE.A., dirig avec bienveillance par le Professeur Philippe Sellier, et intitul: L'Ide de dsert dans la littrature du XVIf siecle . La publication, en 1996, du Discours de la retraite de Bernard Beugnot nous avait dissuade de poursuivre l'enquete. Mais sans doute ne fut-ce la qu'un prtexte, une"de ces roses sournoises destines a dissimuler une inaptitude. tions-nous vraiment capable d'affronter un tel sujet et de le mener a bon port? Philippe Sellier, lors d'un entretien, sut deviner notre trouble et rorienta nos recherches vers l'tude de la reverie, dont les occurrences lexicales, de lecture en lecture, avaient retenu, dja, notre attention.

    La suggestion tait d'autant plus sduisante que les travaux sur la question, contre toute attente et hormis quelques audaces pionnieres, n' taient pas plthoriques. Le Grand Siecle semblait meme avoir t curieusement pargn par le sisme bachelardien, a la diffrence des XVIII", XIX" et XX" siecles1 qui, aujourd'hui encore, accaparent les investigations jusqu'a fausser les perspectives de 1'histoire littraire. Mis a part les spcialistes et quelques connaisseurs clairs, qui oserait en effet prtendre que le siecle classique n' a rien a envier a celui des Lumieres ? Un chantier, par consquent, s'offrait a nous: nous allions tenter d'tablir la earte de Reverie, avec ses terres riantes et grasses, ses paysages arides et escarps, ses eaux vives et ses lacs paisibles.

    Voir, parmi de nombreux exemples, J.-P. Richard, L'Univers imaginaire de Mallarm, Paris, Seuil, 1961, Les reveries arnoureuses ", po 89-129; Mo Raymond, J-Jo Rousseau, la quete de soi et la reverie, Paris, J. Corti, 1962; La Reverie selon Rousseau et son conditionnement historique , in J.-J. Rousseau et son ceuvre, Paris, 1964; Jo Starobinski, Reverie et transmutation , in De Ronsard tI Breton. Hommage tI M. Raymond, Paris, 1967.

    I

  • Moins d'une dcennie plus tard, le constat relatif a la bibliographie reste inchang ou presque. Peuvent ainsi etre cits quelques pages de Jean Rousset' (1953); les tudes, surtout, d'Arnaud Tripet> (1979) et de Robert Morrissey3 (1979, 1981), lesquelles dbordent largement la priode qui nous occupe; l'article dense et stimulant de Bernard Beugnot" (1985) ; la monographie de Boris Donn sur Les Amours de Psych' (1995) ; et, bien sur, les propres travaux de Philippe Sellier" relatifs al' imaginaire classique, complts par ceux de Paule Rossetto, Anne-lisabeth Spica, Aurlia Gaillard, Nadine Jasmin7 ou Vronique Adam. cela s'ajoutent des rflexions disperses dans des ouvrages tres diverso Maurice Lever, par exemple, voque la reverie dans son Roman franrais au xvr siecle8 Chantal Morlet-Chantalat, a propos de Milo de Scudry, n'a pas manqu de lui rserver un sort - mais cornment eut-il pu en etre autrement? Sophie Grard-Chieusse, dans sa these Madame de Lafayette et la prciosit, soutenue en dcembre 2002, intitule un volet de son doctorat Amour, reverie et ferie . Nathalie Grande, dans ses Stratgies de romancieres9 , a bien not elle aussi son essor et le zele des dames a son endroit. Que dire enfin de ceux qui, cornme Roger Zuber, Thomas Pavel, Delphine Denis, Patrick Dandrey ou Benedetta Papasogli lO, pour ne citer que quelques noms, mobilisent spontanment la notion ?

    I La Littrature de l'age baroque en France, Pars, J. Corti, Reveries , p. 150-154. , La Reverie littraire: essai sur Rousseau, Geneve, Droz, Avant Rousseau , p. 7-33. 3 La Rverie jusqu'il Rousseau: Recherches sur un topos littraire, Kentucky French

    Forum, Publishers Lexington, 1984. Potique de la reverie , La Mmoire du texte. Essais de potique classique, Pars,

    Champion, 1994, p. 371-400. L'auteur y reprend un artiele publi en 1985. Ouvrage que nous dsignerons par MT.

    La Fontaine et la potique du songe. Rct, rverie et allgorie dans Les Amours de Psych, Pars, Champion. 1995.

    6 Voir la bibliographie. 7 P. Rossetto travaille sur les reveries dniques dans I'Astre (these en cours). Voir aussi

    A.-E. Spica, Symbolique humaniste et emblmatique. L'volution et les genres (1580-1700), Pars. Champion, 1996; A. Gaillard, Fables, mythes, cantes: L'esthtique de lafable et du fabuleux (1660-1724), Pars, Champion, 1996; N. Jasmin, Naissance du conte fminin. Mots et merveilles: les contes de fes de Madame d'Aulnoy (1690-1698), Paris, Champion, 2002. Pour V. Adam. voir la bibliographie.

    8 Pars, PUF, 1981, p. 132. 9 Stratgies de romanceres. De Cllie aLa Princesse de C1eves (1654-1678), Paris,

    Champion, 1999. '" Donnons-en quelques exemples. R. Zuber crit dans son Histoire de la littrature

    franraise, Pars, GF. 1990. p. 228: L'Astre inspire a La Fontaine cette perle qu'est la rverie sur la cascade, lorsque Acante, dans son sommeil, dcouvre Arninte endormie . D. Denis note dans son Parnasse galant, Pars, Champion, 2001, p. 170: A la fin du sieele,

    Cet tat des lieux appelle en consquence plusieurs remarques. A premiere vue ais a dresser, il se drobe des lors que 1'0n prtend a l'exhaustivt. La fragmentation, l'clatement, en un mot la dilution du discours critique sont tels qu'il parait difficile, dans ces conditions, d'etre complet. Faut-il mettre cette particuliere volatilit au compte de l'insaisissable et secrete reverie ?

    Force est ensuite de remarquer l'existence d'une certaine opacit, ou d' un certain flou, dans l' apprhension meme du mot reverie. Certains chercheurs s'intressent plutt aux structures de l'imaginaire ou aux mythes enfouis dans les profondeurs de la psych, peut-etre a la recherche d'un inconscient collectif (et culturel), tandis que d'autres prennent en charge les fantaisies, les divagations et les chimeres singulieres, c'est-adire toutes les formes prises par l'irrationnel ou 1'0nirisme que mettent au jour la potique et l' esthtique.

    Il tait urgent, donc, d'exploiter ces analyses riches et parses, de les rassembler et de les mettre en perspective pour en proposer une lecture a la fois synthtique et cohrente. D' abord parce que ces analyses, le plus souvent ponctuelles et spcialises 1 , pouvaient etre ressaisies au sein d'une problmatique plus large. Ensuite parce que, en for~ant un peu les choses, la notion finissait par se dilater a l' extreme, tout texte littraire pouvant lgitimement passer pour une reverie . La polysmie du vocable, que vient doubler une certaine conception potique, autorise, du reste, de tels glissements tectoniques.

    Si la cornmunaut savante, dans son ensemble, s' accorde avoir dans le XVII" siecle un siecle de reveries, bien peu de ses membres se sont penchs sur le phnomene, a fortiori sur I'histoire et la dfinition du substantif, tant semble ace jour acquis le fait que les hornmes revent depuis des millnaires. Que la reverie soit constitutive de la vitalit du sapiens" et, par

    i1 appartiendra aMil. L'Hritier de mettre en vidence le lien entre ces rveries nostalgiques sur les Cours d'Amour, et les institutions acadmiques galantes . [bid., p. 247: Et il appartiendra aHermogene de lui opposer une autre hypothese tymologique, OU se cristallisent d'ancennes rveries nationalistes . B. Papasogli, dans Le fond du ClEur . Figures de l'espace intrieur au xvlf siecle, Pars, Champion, 2000, souligne p. 54:

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    suite, du sapiens sapiens - c'est la d'ailleurs l'un des apports fondamentaux de la Modernit' - ne signifie pas pour autant que nos ancetres aient dispos toujours du meme outillage linguistique et mental pour penser, dire et crire leurs entretiens intimes et leurs penses vagabondes'.

    Et c'est a Robert Morrissey, plus qu'a Arnaud Tripet, dans le sillage ouvert par les travaux de Fritz Schalk" de Willhem Kellermann4 et de Marcel Raymond, que revient le mrite d'avoir, le premier, conduit l'enquete sur les origines de rever et de reverie, de maniere a saisir au plus pres la naissance d'une tradition littraire au travers des lexemes qui la dnotent.

    Nous n'avons pas hsit a reconduire les postulations pistmologiques de ce chercheur puisqu'elles nous paraissaient pertinentes et fcondes. La premiere partie de cette tude lui doit beaucoup. 11 nous est toutefois rapidement apparu que l'analyse du critique, remarquable sur bien des points,

    sapiens, prsente une organisation et un fonctionnement crbraux tr~s proches des ntres, en dpit de sensibles diffrences morphologiques. Grace au moulage interne du crane d'ancl!tres fossiles de I'hornme, on a pu reconstituer le trac des vaisseaux sanguins irriguant les mninges, et donc tablir la remarquable extension du nocortex chez l'homo sapiens neandertalis. C'est bien avec lui que s'accl~re, de mani~re fulgurante, le progr~s culture!. Cet homo sapiens est en effet le premier ii inhumer ses morts de fa~on systmatique, preuve indubitable qu'il s'interroge sur sa propre nature. Mieux encore. Si la transition de l'AustralopitMque ii l'homo habilis cornme celle de l'homo habilis ii l' homo sapiens se sont vraisemblablement effectues en des laps de temps chacun de I'ordre du million d'annes, soit approximativement cinquante mille gnrations, tout aussi remarquable est I'arret de cette volution avec la sgrgation de l'homo sapiens sapiens, il y a quelques dizaines de milliers d'annes. Ce qui revient ii dire que I'encphaie, et plus prcisment le nocortex, qui est la partie fonctionnellement la plus leve du cerveau, ne se dveloppe plus. Voir J.-P. Changeux, L'Homme neuronal, Paris, Fayard, 1983, et plus spciaiement le ch. VIII Anthropognie , p. 331-360. Voir aussi Y. Coppens, Origines de l'Homme, catalogue de l'exposition, Paris, Muse de I'Hornme et Museum d'histoire naturelle, C.N.RS., 1976; Les Origines de I'Homme et les poques de l'intelligence, colloque de la fondation Singer-Polignac, Paris, Masson, 1978; H. Hecaen, La Dominante crbrale, Paris, Mouton, 1978; P. Tobias, L'volution du cerveau humain , La Recherche, n 109, 1980, p. 282-292; R Saban, Le Syst~me des veines mninges chez deux nanderthaiiens: I'homme de la Chapelleaux-saints et I'hornme de la Quina, d'apr~s le moulage endocranien, C.R Aca. Sci. Paris 290 D. 1980, p. 1297-1300; Y. Coppens, Expos sur le cerveau : le cerveau des hornmes fossiles , C.R Aca. Sci. Paris 292, Vie acadmique, supp!. avril, 1981, p. 3-24.

    , Sur le plan du discours critique, philosophique et scientifique, mais aussi parce que le mythe - au sens que lui donne G. Durand - y fait un retour en force. Le sociologue dresse un tat approfondi de la question dans son livre Introduction a la mythodologie, ch. 1 Le retour du mythe: 1860-2100, p. 17-46.

    , Quelles reveries exprimaient nos ancetres en peignant les fresques de Lascaux? Quelles songeries le feu faisait-il naitre? Voir aussi le roman crit par P. Pelot avec y. Coppens, Le Reve de Lucy, Paris, Points , Seuil, 1990.

    'Somnium und verwandte Worter in den romanischen Sprachen, Exempla romanischer Wortgeschichte, Francfort-sur-Ie-Main, Klostermann, 1966, p. 295-337.

    Voir infra.

    INTRODUCTION

    mritait d'etre pousse plus loin. Ainsi pouvait-on faire du Grand Siec1e l'inventeur et le promoteur de la reverie, dans l'exacte mesure OU non seulement il dotait les mots qui la nomment d'un sens indit mais ou il mettait conjointement en place une potique originale , souvent de belle ampleur, articule autour d'un signe linguistique dsormais tangible. Quelles raisons, justement, incitaient ses enfants a rvler avec autant d' insistance leurs soliloques intrieurs, a leur donner forme, a les crire, tandis que l'Antiquit ou le Moyen ge' (souvenons-nous du motif de la dame a sa fenetre), sans les ignorer, s'taient montrs plus discrets?

    L' invention de l' acception actuelle de reverie, pour peu que l'on veuille bien y rflchir, faisait des lors plus largement cho a d' autres pratiques ou entrait en rsonance avec d'autres manifestations, dcrites et thorises par Robert Muchembled' ou Ernmanuel Bury' par exemple. Visible conquete d'une ere nouvelle, la reverie, dment identifie et dfinie, participait activement de l'institution de I'hornme moderne. Politesse et reverie: il y avait la une piste a explorer, parallele a l'avenement des nouvelles civilits ... Nous avons en consquence souhait inscrire la reverie dans un mouvement plus vaste que celui de I'histoire littraire, meme si l'importance de notre seconde partie dment cette affmnation, en apparence du moins.

    Mais pour rendre totalement justice au xvne siec1e, encore fallait-il viter l' cueil du jugement tlologique. Robert Morrissey et Arnaud Tripet sont, en effet, habits par la songerie rousseauiste4 Or au nom de quelles valeurs la reverie de Jean-Jacques reprsenterait-elle le modele du genre, le paradigme a jamais ingalable? En d' autres termes, plus abrupts, pourquoi, et en quoi, les reveries du Grand Siec1e seraient-elles infrieures , moins dignes d'intret ou moins accomplies , en dfinitive, que celles des siec1es suivants ?

    N' tait-il pas prfrable, au contraire, de comprendre ce qui pouvait se jouer (ou se cacher) derriere l'apparente banalit (ou neutralit) du discours de la reverie, en respectant autant que possible la perception du monde et les

    fa~ons de penser, bref, l'univers et la culture des hornmes du XVlf siec1e'?

    1 On voudra bien se reporter ii I'tude de R-J. Morrissey, op. cit., ch. 1 Prhistoire , p. 17-36. L'auteur emprunte ala littrature mdivale (Chrtien, Guillaume d'Angleterre) des exemples qui clairent utilement notre sujet.

    2 L'Invention de l'homme modeme, Paris, Fayard, 1988. 'Littrature et politesse. L'Invention de l'honnete homme 1580-1750, PUF, 1996. 4 Le titre de leurs ouvrages parle de lui-meme. , Voir J. Mesnard, La Culture du XVlr siecle. Enquetes et syntheses, Paris, PUF, 1992.

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  • 15 L INVENTION DE LA REVERIE INTRODUCTION

    Car les infrastructures n'tantjamais les memes d'un siecle a l'autre, il en rsulte des songeries diffrentes et varies, ayant chacune ses couleurs et sa musique. Sans adhrer aveuglment a la doxa marxiste, il est permis de penser que les dbats, les enjeux et les options d'une poque sont influencs par les institutions religieuses, politiques, juridiques, universitaires; par les instances et les rseaux conomiques, financiers, sociaux. Aussi la reverie classique possede-t-elle une identit, un fonctionnement et une rhtorique spcifiques, dont les pages qui suivent vont rendre compte.

    On aura devin, dans ces conditions, la dette immense contracte a l' gard des historiens" et en particulier al' gard de ceux qui tudient les mentalits et les sensibilits , cornme Alain Corbin, Georges Vigarello, Anne Vincent-Buffault, Robert Muchembled2. Plus que les philosophes de la reverie et les phnomnologues, ce sont eux que l' on doit d' abord remercier, puisque, depuis de longues annes, ils accompagnent un regard qu'ils ont contribu a veiller.

    Pour que l' enquete ait un sens et une valeur heuristique, le corpus devait etre suffisarnment large. C'est a dessein, donc, qu'ont t convoqus les grands, et moins grands, genres littraires: roman, posie, thatre, trait, prface, essai, correspondance, Mmoires, souvenirs. Tous, on le Yerra, modulent et orchestrent les termes qui nous intressent. Ce ne pouvait etre un hasard.

    Cet ouvrage compte trois parties. La premiere met l'accent sur l'aspect smantique et lexical en tudiant I'histoire des mots rever et reverie, d'un emploi longtemps marginal mais qui, curieusement, deviennent d'usage rcurrent des le XVIr siecle. La seconde montre que c'est prcisment a l'poque 011 appara't leur sens actuel que se met en place, dans les textes, une tradition littraire et esthtique appele a un bel avenir. La reverie, pensons-nous, est une cI qui ouvre avec bonheur aussi bien un certain corpus potique, qu'une reuvre-phare comme I'Astre, qu'un rcit singulier cornme Le Page disgraci de Tristan, ou que la production littraire fminine, tres rvlatrice dans sa diversit, des changements qui s' operent alors dans les structures sociales et les mentalits. La demiere partie rassemble en faisceau les conclusions auxquelles aboutit l' enquete pour faire apparaitre les lignes de force de la rvolution en train de s'accomplir, avec

    , La lecture de l'ouvrage de M. Bloch, Apologie pour l'histoire ou mtier d'historien [1949], fut pour nous une rencontre lumineuse.

    , Gn voudra bien se reporter ala bibliographie.

    tout ce qu' impliquent la naissance de l' intime)) et 1' invention de I'hornme modeme)) : notarnment la revendication du droit a la vie prive, l' affirmation de soi, parfois meme dans la dissidence et la subversion, et donc la lgitimation, plus ou moins ardernment recherche, plus ou moins ouvertement conteste, de la reverie dans le domaine de la philosophie et de l'pistmologie, cornme dans celui de la religion et de la spiritualit. 11 peut sembler trange, ainsi, d'avoir attendu l'aube du Xxr siec1e pour que soient enfin rhabilits les reveurs du Grand Siec1e. Mais sans doute les jugements de Sainte-Beuve (Guido Saba, dans son dition des reuvres de Thophile, se range a cette explication) et les travaux positivistes du XIXe siecle continuent-ils de peser sourdement sur la rception de l'ge c1assique, meme si le regard port sur lui s' est, depuis un demi-siec1e, considrablement modifi, en partie grace aux travaux pionniers de E.B.O Borgerhoff, Freedom ofFrench Classicism (Princeton, 1950).

    Un mot encore. Les citations ont toutes t modemises dans leur orthographe et leur syntaxe, afin d'harmoniser les pratiques ditoriales et ne pas heurter la lecture par d'incessantes discordances. Seules les graphies mdivales ont t conserves. Enfin, les notes infra-paginales tant nombreuses, on a estim convenable d'allger les rfrences bibliographiques, des lors que ni la c1art ni la comprhension n'en taient genes. On les trouvera dveloppes et completes a la fin de cette tude, d'autant qu'il s' agit le plus souvent d' ouvrages connus et qui font autorit.

    Tous nos remerciements, enfin, aux Professeurs Ernmanuel Bury, JeanPierre Chauveau, Delphine Denis, Grard Ferreyrolles et Philippe Sellier, pour leurs remarques, leurs conseils et leur soutien, ainsi qu' a ric Angenot et Sylvie Lambert. Qu'ils trouvent ici l'expression de notre profonde gratitude et le tmoignage de notre amiti.

  • L INVENTION DE LA REVERIE

    Car les infrastructures n'tantjamais les memes d'un siecle al'autre, il en rsulte des songeries diffrentes et varies, ayant chacune ses couleurs et sa musique. Sans adhrer aveuglment a la doxa marxiste, il est permis de penser que les dbats, les enjeux et les options d'une poque sont influencs par les institutions religieuses, politiques, juridiques, universitaires; par les instances et les rseaux conomiques, financiers, sociaux. Aussi la reverie classique possede-t-elle une identit, un fonctionnement et une rhtorique spcifiques, dont les pages qui suivent vont rendre compte.

    On aura devin, dans ces conditions, la dette immense contracte a l'gard des historiens " et en particulier al' gard de ceux qui tudient les mentalits et les sensibilits , cornme Alain Corbin, Georges Vigarello, Anne Vincent-Buffault, Robert Muchembled2. Plus que les philosophes de la rverie et les phnomnologues, ce sont eux que l' on doit d'abord remercier, puisque, depuis de longues annes, ils accompagnent un regard qu'ils ont contribu a veiller.

    Pour que l' enqute ait un sens et une valeur heuristique, le corpus devait tre suffisamment large. C'est a dessein, done, qu'ont t convoqus les grands, et moins grands, genres littraires : roman, posie, thatre, trait, prface, essai, correspondance, Mmoires, souvenirs. Tous, on le Yerra, modulent et orchestrent les termes qui nous intressent. Ce ne pouvait tre un hasard.

    Cet ouvrage compte trois parties. La premiere met l'accent sur l'aspect smantique et lexical en tudiant I'histoire des mots rever et reverie, d'un emploi longtemps marginal mais qui, curieusement, deviennent d'usage rcurrent des le XVII" siecle. La seconde montre que c'est prcisment a l' poque ou apparait leur sens actuel que se met en place, dans les textes, une tradition littraire et esthtique appele aun bel avenir. La reverie, pensons-nous, est une cl qui ouvre avec bonheur aussi bien un certain corpus potique, qu'une reuvre-phare comme I'Astre, qu'un rcit singulier cornme Le Page disgraci de Tristan, ou que la production littraire fminine, tres rvlatrice dans sa diversit, des changements qui s'operent alors dans les structures sociales et les mentalits. La derniere partie rassemble en faisceau les conclusions auxquelles aboutit l' enqute pour faire apparaitre les lignes de force de la rvolution en train de s'accomplir, avec

    1 La lecture de l'ouvrage de M. Bloch, Apologie pour l'histoire ou mtier d'historien [1949], fut pour nous une rencontre lumineuse.

    2 On voudra bien se reporter ala bibliographie.

    1:)INTRODUCTION

    tout ce qu'impliquent la naissance de l'intime et l'invention de l'hornme moderne : notarnment la revendication du droit a la vie prive, l' affirmation de soi, parfois meme dans la dissidence et la subversion, et done la lgitimation, plus ou moins ardernment recherche, plus ou moins ouvertement conteste, de la rverie dans le domaine de la philosophie et de l' pistmologie, cornme dans ce1ui de la religion et de la spiritualit. Il peut sembler trange, ainsi, d'avoir attendu l'aube du XXI" siecle pour que soient enfin rhabilits les reveurs du Grand Siecle. Mais sans doute les jugements de Sainte-Beuve (Guido Saba, dans son dition des reuvres de Thophile, se range a cette explication) et les travaux positivistes du XIX" siecle continuent-ils de peser sourdement sur la rception de l' ge classique, mme si le regard port sur lu s'est, depuis un demi-siecle, considrablement modifi, en partie grace aux travaux pionniers de E.B.O Borgerhoff, Freedom 01French Classicism (Princeton, 1950).

    Un mot encore. Les citations ont toutes t modernises dans leur orthographe et leur syntaxe, afin d' harmoniser les pratiques ditoriales et ne pas heurter la lecture par d'incessantes discordances. Seules les graphies mdivales ont t conserves. Enfin, les notes infra-paginales tant nombreuses, on a estim convenable d'allger les rfrences bibliographiques, des lors que ni la clart ni la comprhension n' en taient gnes. On les trouvera dveloppes et completes a la fin de cette tude, d'autant qu'il s'agit le plus souvent d'ouvrages connus et qui font autorit.

    Tous nos remerciements, enfin, aux Professeurs Emmanuel Bury, JeanPierre Chauveau, Delphine Dens, Grard Ferreyrolles et Philippe Sellier, pour leurs remarques, leurs conseils et leur soutien, ainsi qu' a ric Angenot et Sylvie Lambert. Qu'ils trouvent ici l'expression de notre profonde gratitude et le tmoignage de notre arniti.

  • La psychologie a plus aperdre qu' agagner si elle forme ses notions de base sous 1'inspiration des drivations tymologiques. C'est ainsi que l'tymologie amortit les diffrences les plus nettes qui sparent le reve et la reverie crivait, en 1960, Gaston Bachelard'. Et de dfmir 1'vasion mentale cornme un phnomene spirituel naturel , comme un repos de 1'etre dans une solitude heureuse, cornme un tat d'ame qui ouvre au monde. Ces propos sduisants, rehausss par l'lgance de la plume, mritent pourtant que l' on y regarde adeux fois.

    L'tude de la reverie ne saurait en effet relever d'une unique lecture psychologique ou phnomnologique: on yerra plutot quels bnfices elle retire acroiser les disciplines'. Mais surtout, elle a intret ane pas ngliger le terreau ou s'enracinent les termes qui la dsignent. Car, en supposant prennes sa dfinition et les pratiques auxquelles elle donne lieu, on cornmet un contresens et un anachronisme, lourdement prjudiciables a 1'histoire des sensibilits et des reprsentations littraires. Les travaux de Pierre Dumonceaux et de Florence Lotterie sur l' volution du vocabulaire affectif au xvne siede3 , proches de nos interrogations, ont su montrer combien il importait, au contraire, de tenir compte du statut historique des motions et des sentiments. C'est pourquoi le chapitre inaugural retrace 1'histoire des mots rever et reverie, tandis que 1'enquete lexicologique4 permet seule de comprendre pleinement les enjeux littraires et philosophiques que la reverie sut cristalliser. A cette fin, on rappellera que le substantif reverie n'a pas toujours t

    . circonscrit dans le champ vaste mais dos de l'imaginaire et de la sensibilit. Lorsqu'il apparait, au tout dbut du xme siede, il est alors loin de /

    , La Potique de la rverie, p. 9. , On conviendra toutefois que la n'tait pas I'objectif recherch par G. Bachelard. Il

    s'agissait pour lui de renouveler un champ d'tude en empruntant a la phnomnologie son appareiJ conceptuel et critique.

    3 P. Dumonceaux, Langue et sensibilit au xv{ siecle : l'volution du vocabulaire affec

    tif, 1971 ; F. Lotterie, Littrature et sensibilit, 1998.

    4 Il faut rendre hornmage a la perspicacit de R.-J. Morrissey, qui, le premier, ragit contre les partis pris pistmologiques de G. Bachelard. L'historien, en greffant sa rfiexion sur l'enquete lexicologique, dnonce les limites d'une potique de la reverie fonde sur la subjectivit et I'inspiration gniale. Voir R.-J. Morrissey, La Rverie jusqu'a Rousseau, 1984, et plus particulierement l'introduction, p. 11-16.

  • Uu MOT L'IDE

    I dnoter un murmure du dsir, un abandon aux puissances du souvenir ou aux charrnes de l'imagination, une douce torpeur. Pendant pres de cinquante ans, il qualifie meme explicitement un genre potique mineur, actuellement bien connu des mdivistes'. Et ce n'est vraiment qu'a partir du XVII" siecle qu'il cornmence a prendre le sens que nous lui connaissons, un sens dont Rousseau assurera la durable fortune.

    Exprimant a l'origine l'exubrance (souvent festive), l'extravagance et le dlire, les mots rever et reverie, des leur apparition, eurent maille a partir avec une tradition fconde dont les effets de capillarit et d'innervation jouaient a plein, cornme nous le montrerons dans le chapitre deux. Les termes, qui dsignerent longtemps des manifestations suspectes, parvinrent toutefois, au prix de glissements de sens et de mutations culturelles, a obtenir leur salut. Si, au crpuscule de la Renaissance, ils n'ont pas encore entierement acquis leurs titres de noblesse, du moins ont-ils largement bnfici de l'intret que les humanistes, les philosophes et les poetes accordent a la folie et a l'imagination2

    Longtemps comprims et annexs dans le domaine de la marginalit, de la plaisanterie, du dsordre ou de la pathologie, rever et reverie finirent par triompher de leurs nombreux concurrents. Paree qu' on les plalj:ait peu a peu dans le territoire de l'humain, a fortiori dans le champ de la reprsentation littraire, ils rejoignirent progressivement l'omiere de la normalit, au point de dsigner un certain type de rflexion ou de comportement dsormais compatible avec les exigences de la sant, de l'humanit et de la rationalit3 C'est la notamment ce que s'attachera a vrifier le chapitre trois. r Abien des gards, l'histoire de la reverie demeure celle d'une pense yagabonde, draisonnable ou gare mais novatrice et souvent audacieuse.

    __ ,.-..... il

    I Yoir W. Kellermann, Ein Sprachspiel des franzosischen Mittelalters : die Resveries , n, 1969, p. 1331-1346; P. Zumthor, Essai de potique mdivale, 1972, p. 141 et Lan~ue, texte, nigme, p. 75 et sq. Yoir aussi le Dictionnaire des lettresfran~aises. Le Moyen Age, nouv. d. revue et mise ajour, p. 1260-1263.

    2 Sur le concept d'imagination en gnral, sa rception et son histoire, voir notarnment P. Dandrey, Moliere et la maladie imaginaire ou de la mlancolie hypocondriaque, Paris, Klincksieck, 1998, et plus particulierement la 2 partie, chapo 3 Une maladie de l'esprit? Le pouvoir de I'imagination , p. 465-551. Depuis l'Antiquit et durant tout le Moyen ge, on chercha aanalyser I'action de la phantasia dans et sur la vie du corps. L'ouvrage d'Albert le Grand, De Anima, constitue a ce titre un excellent tmoignage de I'attraction qu'exerce alors la facult imaginative.

    3 La notion de mlancolie, cornme I'ont bien montr R. K1ibansky, E. Panofsky et F. Saxl, a connu un sort parallele, en s' affranchissant peu apeu du discours mdical. Pour une mise au point magistrale sur la question, se reporter a leur tude, dsormais c1assique : Satume et la Mlancolie, [1964J, Paris, Gallimard, N.R.F., 1989.

    Une pense conlj:ue a l'origine cornme un dreglement physiologique ou un trouble physique et peu a peu mancipe du discours mdical pour etre interprte a la lumiere des maladies de l' ame I et de l' esprit qui, apartir de la fin du Moyen ge, se disciplinerent et s'individualiserent. De ces tensions rsulta un certain flottement smantique qui permit de subsumer, sous une appellation identique, un ensemble de symptmes et d'expressions psychiques caractriss par l'absorption en soi-meme. Ce que Ptrarque dja, a la suite de Quintilien, dfinissait en partie par le beau concept de retraite intrieure2 .

    I Yoir notamment J. Pigeaud, La Maladie de l'ame. tude sur la relation de l'ame et du corps dans la tradition mdico-philosophique antique, Paris, 1981 et A. Michel, Rhto-. rique et maladies de I'ame: Cicron et la consolation des passions , Littrature. Mdecine, Socit, nO 5 (1983). Pour la priode mdivale et I'poque modeme, voir J.-M. Fritz, Le Discours dufou au Moyen Age, 1992, et plus spcifiquement le chapo Y La Mdecine ou le discours infini , p. 115-152; B. Yon (dir.), La Peinture des passions de la Renaissance a l'Age classique, 1991; P. Dandrey, op. cit., 1998,2 partie, ch. 2, Une maladie de I'ame? Les passions d' Argan , p. 401-449. On rappellera brievement que le terme de maladie de I'ame est flou, quivoque et incertain. Des l' Antiquit cependant, et bien au-dela de l' ge c1assique, i1 embrasse I'ensemble des souffrances subies par I'ame en peine, depuis le simple mal-etre jusqu'au dlire furieux en passant par l' inquitude existentielle. Empruntant a la pathologie du corps souffrant ou perturb son lexique et a la stricte doctrine mlancolique un modele hermneutique tout a la fois descriptif, analytique et thrapeutique, la notion de maladie de I'ame postule donc, sur le mode de I'analogie et de la mtaphore, l'existence d'affections ou de malaises propres a I'ame, suscits par des passions excessives. Se trouve ainsi reconnue une forme particuliere de maladie, de nature spirituelle. La maladie spirituelle peut etre entendue de trois manieres diffrentes: cornme le rsultat d'un dsordre humoral; cornme un mal gnr par la fureur des passions et localis dans le cerveau mais impliquant comme tel des troubles physiques; ou, en termes d'analogie descriptive, comme une erreur du jugement, fonde sur I'ignorance. Yoir aussi Platon, Time. Le philosophe grec y dfinit deux formes majeures de maladie de l' ame: la folie, contracte par contagion d'un dreglement physiologique caractris et I'ignorance, au sens large, forme d'garement propre a I'ame et provoque en elle par le brouillage de I'information qu'y introduisent les tmoignages trompeurs et les irrsistibles injonctions des sens introduits dans la place des passions.

    2 Ptrarque, La Vie solitaire, d. C. Carraud, 1999, p. 89: Car si nous croyons ne devoir tudier qu'a condition d'etre reposs, de bonne humeur et libres de tout souci, nous trouverons toujours des excuses; aussi, dans la foule, en voyage, et meme au cours des repas, que notre pense se cre en elle-meme un lieu de retraite . Et I'auteur de prciser aussitt:

  • Chapitre 1

    LA NUIT DES ORIGINES (XI('-XVIe SIECLES)

    L'tymologie est une science. Mais c'est aussi une invitation a la posie, elle fait rever ou sourire, elle amuse ou instruit: elle nous ernmene dans un voyage atravers le temps et l'histoire.

    Louis-Jean Calvet

    Le prsent chapitre, que le lecteur pourra sauter pour prendre directement connaissance de ses conclusions, dresse les acquis de la lexicographie contemporaine, sans ngliger, al'occasion, les apports des siecles qui la prcedent'. Nous eXaIlnerons d'abord le verbe rever: en l'tat actuel des dpouillements, il s'avere2 d'un siecle antrieur au substantif. Sera ensuite pris en compte son driv. Des reprises pourront surgir mais elles nous semblent invitables. Pour des raisons de mthode et de clart, nous avons voulu maintenir distincte l'analyse des deux termes, dans la mesure ou l' aire et la distribution smantiques du couple (rever, reverie) ne se recoupent pas forcment ni n'obissent ala mme volution. Enfin, les vocables ne paraissent pas exercer toujours des sductions analogues aupres des crivains.

    SUR LES TRACES DU VERBE RtVER

    Si la consultation des ouvrages de langue aboutit le plus souvent ades conclusions assures, tel n'est pas le cas des mots qui nous occupent puisque leur origine et leur histoire demeurent, ace jour encore, discutes par certains spcialistes. La plupart d'entre eux s'accordent pourtant sur l'essentiel, cornrne en tmoigne 'tude qui suit. Cette demiere, soucieuse de mettre en lumiere la nature (et l'ampleur) du basculement opr au

    , Pour raliser ceHe synthese, plusieurs types d'outils ont t convoqus, au premier rang desquels se trouvent les dictionnaires, toutes poques confondues, et les theses, tudes ou artieles de langue relatifs 11 la question. Voir notamment N. Kress-Rosen, L'volution smantique de rever et songer jusqu 'a la fin du XVlr siecle, these dactylographie de 3' cyele, Strasbourg, 1970.

    En ce domaine, iI convient d'etre prudent car la description du lexique n'est pas, ace jour, parfaitement acheve. Voir la mise en garde formule par P.-A. Cahn pour la priode 1600-1650, RSH, n 211, p. 196.

    2

  • xvue siecle, livrera le bilan smantique et tymologique du verbe resver', tabli d'apres les dictionnaires tymologiques et ceux d'ancien fran~ais mais nuanc par les glossaires. Certaines divergences pourront etre voques : utiles a1'historien de la reverie, elles ouvrent des pistes qui viennent enrichir les textes de !eurs suggestions insolites.

    DES SIGNIFICATIONS COHRENTES Selon Walter von Wartburg, suivi par Pierre Guiraud et par le Trsor de

    la languefran~aise\ c' est vers 1130 que serait apparue l'occurrence la plus ancienne de resver, avec le sens de dlirer, acause d'une maladie, d'une attaque au cerveau3 . Voici le passage auquelle savant fait allusion4 :

    Letites est pere divine; Tel colur ad cum verine. (... ] Qui a sun colla portera, Sovente feiz devinera ; Se malade est, ne resvera.

    Cette acception, maintenue jusqu'au XVII" siecle, se trouve cependant srieusement concurrence par le verbe dlirer, dont la cration remonte au

    , C'est des 1680, dans le dictionnaire de Richelet, que, sous sa forme crite, le mot perd une consonne et s'ome d'un accent circonflexe. Mais il faut vraiment attendre 1740 pour voir cette graphie unanimement reconnue, comme en tmoigne le Trvoux.

    2 Pour les rfrences prcises des ouvrages gnraux mentionns apartir de maintenant, on voudra bien se reporter ala bibliographie.

    , F.E. W., X, p. 184. Notons que le Dictionnaire tymologique d' A. Dauzat, d. 1993, Y voit 1ui aussi l' occurrence la plus ancienne du verbe mais il suggere une traduction diffrente, asavoir celle de fairedes reyeS . Une interprtation qui, anotre connaissance, n'est reprise par aucun usuel ni meme exploite par aucun historien de la reverie, atort sans doute (voir ace propos la note suivante). Des lors, comment faut-il entendre l'acception verbale? Comme une propension a faire des songes funestes ou macabres (dans le cadre d'une maladie - mais laquelle prcisment 7) Cornme une manifestation d'excitation suscite par une attaque au cerveau 7 Peut-on alors songer aI'plepsie 7 De plus, cette attaque s'accompagne-t-elle de fievre 7

    4 Lapidaires anglo-normands, Paris, Champion, 1924, Lychnites , LVI, p. 246. Proposons la traduction suivante: La latite est une pierre divine ; sa couleur est celle de la verrine. Celui qui la portera ason cou sera souvent honor du don de divination; s'l est malade, il ne revera pas . Afin de saisir au plus pres la signification volatle du verbe (faut-lle traduire par faire des cauchemars ou divaguer 7), on pourra lire I'analyse que J.-M. Fritz consacre aux Lapidaires et aleurs rapports avec la sant, les maux de toutes sortes et les maladies: les pierres sont thrapeutiques plutot qu'alinantes, et la lithothrapie tait d'un usage frquenl (op. cit., p. 127). La pierre volcanique dont il est ici question ne pourrait-elle pas tout simplement empecher la survenue des mauvais reves par ses venus antipyrtiques 7

    dbut de la Renaissance. Aussi, en 1549, dans la seconde dition de son Dictionnairefran~ais-latin', Robert Estienne donne-t-illes deux mots pourl synonymes'. Pour Frdric Godefroy, il s'agirait bien Ul aussi de la signification la plus ancienne du verbe, rencontre notamment dans le roman d'aventures et d'amour Amadas et Ydoine" Crit entre 1190 et 1220.

    L' autre dnotation principale mentionne par von Wartburg est celle de vagabonder , en usage de la seconde moiti du xm" siecle a la fin du XV" siecle OU elle disparaitrait. Les dictionnaires de la langue mdivale confirment tous cet emploi. S'y rattacheraient, selon Frdric Godefroy, Alain-Julien Greimas et le Tobler-Lornmatzsch., les notions d'aise, d'errance enthousiaste, actualises par exemple au vers 7709 du Roman de la Rose ou dans les Chroniques de Geffroi'. Signalons une occurrence int

    , R. Estienne, Dictionnaire fran~ais-latin: Rever, delirare; reverie: un mot qu'on dit par moquerie, cornme qui dirait, c'est reverie, somnium. (Reverie: deliratio, ineptia) .

    , J. Nicot, soixante ans plus tard, c'est-a-dire al'aube du XVII" siecle, dans son Trsorde la langue fran~aise, Paris, 1606, reprend, sans le c?anger, l'artiele de son prdcesseur.

    3 Amadas et Ydoine, Champion, 1998. Le verbe, etroitement associ ala folie du proragoniste, et crit indiffrernment resve (v. 1802) ou raisve (v. 1855), dnote l'excitation et le trouble, voire la confusion mentale. Il caractrise une conduite exubrante et incohrente, qu'accompagnent force grimaces et gesticulations. ~ hros, partag entre les larmes et le rire, vocifere, se dmene, en roulant des yeux. Tmom le v. 1855 : Les oex rouelle et raisve et rit / Et mainte derverie dist . Les descriptions abondent et convoquent un champ lexical riche et nuanc. Cependant, il nous semble que le verbe a d faire les frais de cette corrlation plutol exceptionnelle avec la dmence. En effet, dans le rcit, les scenes de folie (el elles sont nombreuses) n'appellent pas toutes resver. On releve ainsi douze occurrences de derv (v. 361, 740, 1831, 1853,2492,2711,2793,2802,3119,3303,5821,5977). Derve apparait deux fois (v. 1135,3527); derves une fois (v. 2319). Quant au substantif derverie, il est actualis aux vers 431, 507, 527, 547, 571, 179.5, 1856, 3346, 3410, 5236 et 5674, soit onze fois. A. quoi s' ajoutent, entre autres, les expresslOns fine Jole caleur (v. 1793),finefoursenerie (v. 1796), escauf d'ardeur (v. 1793), grant rage (v. 432), perdu son sens (v. 873), sa sotie (v. 879). Les spcialistes n'ont pas toujours distingu l'alination du comportement turbulent. D'oiJ, apartir de ce texte clebre, des rapprochelllents peut-etre prcipits entre la derverie et la resverie.

    4 On lit ainsi dans le Altfranzosisches Worterbuch, a l'aniele resver: battre la campagne , roder , se promener joyeusement la nuit - umherschweifen, niichtlich schwlirmen .

    , lean de Meung. Le Roman de la Rose, Champion, 1965, t. 1, v. 7707-7712, p. 236: Cuidiez que dame a queur vaillant Aint un gar;on fol et saillant, Qui s'en ira par nuit resver Ainsinc con s'il dest desver, Et chantera des mie nuit, Cui qu'il soit bel ou qu'il ennuit 7

    On sera sensible al'ardeur que gnere cette escapade nOctume. Se trouve ainsi confirme. trait pour trait, la dfmition du Tobler-Lornmatzsch. Geffr()i, Chron., v. 2389:

  • L'TYMOLOGIE EN QUESTION A l'article rever du dictionnaire de Godefroy, Jud constate d'une

    maniere quelque peu elliptique les deux significations du verbe: (1) roder, vagabonder; (2) dlirer. S'appuyant sur la notion de vagabondage, il remonte au latin, 011 il trouve l'adjectif vagus, vagabond, errant; inconstant (dans l'amour et dans les opinions); qui est hors de soi, en dlire 1 ; vague, indcis, perplexe, coureur, libertin; et le verbe vagan', errer, vagabonder, aller au hasard, voyager en pense . De ces mots, on aurait obtenu exvagari, vagabonder, roder, divaguer dans le discours' et *exvagu, vagabond, errant, vague . C'est a partir de ce dernier qu'on en arrive des la fin du VI siecle a *esvo, adjectifverbal du verbe exvagare. Jud croit qu' un adjectif verbal resvo s'en serait form, tandis que exvagari a d donner en ancien fran~ais esvaiier. L'cart phontique considrable qui sparait l' adjectif esvo de son verbe amena une rorganisation de la familIe des mots qui pivotaient autour de l'adjectif. Cette rorganisation3 aurait abouti a la forme *esvare qui, a son tour, aurait donn resver.

    Cette hypothese, conteste par Pierre Guiraud, permet de mieux apprcier l'volution ultrieure du verbe, et notarnment les significations qui se fontjour au XVII siecle. Car le verbe, apres une longue priode d'inertie, s'toffe d'au moins trois acceptions depuis les travaux de Robert Estienne et de Jean Nicot, sans pour autant se dlester des sens anciens dont il gardera toujours le souvenir

  • l XVII" siecle, livrera le bilan smantique et tymologique du verbe resver1 , tabli d' apres les dictionnaires tymologiques et ceux d' ancien fran~ais mais nuanc par les glossaires. Certaines divergences pourront etre voques: utiles a l'historien de la reverie, elles ouvrent des pistes qui viennent enrichir les textes de leurs suggestions insolites.

    DES SIGNlFICATIONS COHRENTES Selon Walter von Wartburg, suivi par Pierre Guiraud et par le Trsor de

    la languefranfaise>, c'est vers 1130 que serait apparue l'occurrence la plus ancienne de resver, avec le sens de dlirer, a cause d'une maladie, d'une attaque au cerveau3 . Voici le passage auquelle savant fait allusion4 :

    Letites est pere divine ; Tel colur ad cum venne. [ ...] Qui a sun colla portera, Sovente feiz devinera ; Se malade est, ne resvera.

    Cette acception, maintenue jusqu'au XVII" siecle, se trouve cependant srieusement concurrenee par le verbe dlirer, dont la eration remonte au

    1 C'est des 1680, dans le dictionnaire de Richelet, que, sous sa fonne crite, le mot perd une consonne et s'ome d'un accent circonflexe. Mais il faut vraiment attendre 1740 pour voir cette graphie unanimement reconnue, comme en tmoigne le Trvoux.

    2 Pour les rfrences prcises des ouvrages gnraux mentionns apartir de maintenant, on voudra bien se reporter ala bibliographie.

    3 F.E. w., X, p. 184. Notons que le Dictionnaire tymologique d' A. Dauzat, d. 1993, Y voit lui aussi l' occurrence la plus ancienne du verbe mais il suggere une traduction diffrente, a savoir celle de faire des reyeS . Une interprtation qui, a notre connaissance, n'est reprise par aucun usuel ni meme exploite par aucun historien de la reverie, atort sans doute (voir a ce propos la note suivante). Des lors, comment faut-il entendre l'acception verbale? Comme une propension a faire des songes funestes ou macabres (dans le cadre d'une maladie - mais laquelle prcisment 7) Cornrne une manifestation d'excitation suscite par une attaque au cerveau 7 Peut-on alors songer al' pilepsie ? De plus, cette attaque s'accompagne-t-elle de fievre?

    4 Lapidaires anglo-normands, Pars, Champion, 1924, Lychnites , LVI, p. 246. Proposons la traduction suivante : La latite est une pierre divine ; sa couleur est celle de la verrine. Celui qui la portera a son cou sera souvent honor du don de divination; s'il est malade, il ne revera pas . Afin de saisir au plus pres la signification volatile du verbe (faut-ille traduire par faire des cauchemars ou divaguer ?), on pourra lire I'analyse que J.-M. Fritz consacre aux Lapidaires et a leurs rapports avec la sant, les maux de toutes sortes et les maladies: les pierres sont thrapeutiques plutt qu'alinantes, et la lithothrapie tait d'un usage frquent (op. cit., p. 127). La pierre volcanique dont il est ici question ne pourrait-elle pas tout simplement empecher la survenue des mauvais reyeS par ses vertus antipyrtiques ?

    dbut de la Renaissance. Aussi, en 1549, dans la seconde dition de son I

    Dictionnairefranfais-Iatin', Robert Estienne donne-t-illes deux mots pour synonymes2. Pour Frdric Godefroy, il s'agirait bien la aussi de la signification la plus aneienne du verbe, rencontre notamment dans le roman d'aventures et d'amour Amadas et Ydoine" crit entre 1190 et 1220.

    L' autre dnotation principale mentionne par von Wartburg est celle de vagabonder , en usage de la seconde moiti du XIII" siecle a la fin du XV" siecle 011 elle disparaitrait. Les dictionnaires de la langue mdivale confirment tous cet emploi. S' Y rattacheraient, selon Frdrie Godefroy, Alain-Julien Greimas et le Tobler-Lornmatzsch\ les notions d'aise, d'erranee enthousiaste, actualises par exemple au vers 7709 du Roman de la Rose ou dans les Chroniques de Geffroi'. Signalons une occurrenee int-

    I R. Estienne, Dictionnaire franr;ais-Iatin: Rever, delirare; reverie : un mot qu' on dit par moquerie, cornrne qui dirait, c'est reverie, somnium. (Reverie: deliratio, ineptia) .

    2 J. Nicot, soixante ans plus tard, e' est-a-dire al' aube du XVII' sieele, dans son Trsor de la langue franr;aise, Paris, 1606, reprend, sans le changer, l'artiele de son prdcesseur.

    'Amadas et Ydoine, Champion, 1998. Le verbe, troitement associ a la folie du protagoniste, et crit indiffrernrnent resve (v. 1802) ou raisve (v. 1855), dnote l'excitation et le trouble, voire la confusion mentale. Il caractrise une conduite exubrante et incohrente, qu' accompagnent force grimaces et gesticulations. Le hros, partag entre les larmes et le rire, vocifere, se dmene, en roulant des yeux. Tmoin le v. 1855 : Les oex rouelle et raisve et rit I Et mainte derverie dist. Les descriptions abondent et convoquent un champ lexical riche et nuanc. Cependant, il nous semble que le verbe a dt1 faire les frais de cette corrlation plutt exceptionnelle avec la dmence. En effet, dans le rcit, les scenes de folie (et elles sont nombreuses) n'appellent pas toutes resver. On releve ainsi douze occurrences de derv (v. 361, 740,1831,1853,2492,2711,2793,2802,3119,3303,5821, 5977). Derve apparm"t deux fois (v. 1135,3527); derves une fois (v. 2319). Quant au substantif de rverie , il est actualis aux vers 431, 507, 527, 547, 571,1795,1856,3346,3410,5236 et 5674, soit onze fois. Aquoi s' ajoutent, entre autres, les expressionsfinefole caleur (v. 1793),finefoursenerie (v. 1796), escauf d'ardeur (v. 1793), grant rage (v. 432), perdu son sens (v. 873), sa sotie (v. 879). Les spcialistes n'ont pas toujours distingu l'alination du comportement turbulent. D'ou, apartir de ce texte clebre, des rapprochements peut-etre prcipits entre la derverie et la resverie.

    4 On lit ainsi dans le Altfranzosisches Worterbuch, a l'artiele resver: battre la campagne , rder , se promener joyeusement la nuit - umherschweifen, niichtlich schwarmen .

    , Jean de Meung, Le Roman de la Rose, Champion, 1965, t. 1, v. 7707-7712, p. 236: Cuidiez que dame a queur vaillant Aint un gar90n fol et saillant, Qui s'en ira par nuit resver Ainsinc con s' il dest desver, Et chantera des mie nuit, Cui qu' il soit bel ou qu' il ennuit ?

    On sera sensible a l'ardeur que gnere cette escapade noctume. Se trouve ainsi confinne, trait pour trait, la dfinition du Tobler-Lornrnatzsch. Geffroi, Chron., v. 2389:

  • ressante, que les dictionnaires ignorent et que nous empruntons au Dit du Prunier, un conte moral de la premiere moiti du XIye siecle :

    Ne il n' ala mie rver Aprez soupper, sy qu'il soloit, Ains se coucha a l' eure droit Que ses peres fu endormis. Sy tost qu'en son lit se fu mis, Se prinst a malancolier, A retoumer et a soingier1

    Le verbe pourrait donc parfois aussi dsigner une promenade libre, gaie ou insouciante, un vagabondage sans but entrepris au nom du seul plaisir". De hl, au Xye siecle, la signification: se promener dguis pendant le carnaval , qu' on trouve dans le Journal de Jacques Aubrion' ala date de l' anne 1491.

    Un lment retient ici l' attention: la cohrence smique propre aux dnotations originelles. On sait que, depuis les temps les plus anciens, en Orient cornme en Occident, la marche, qu'elle soit ou non assigne a un but', a dcouvert le processus meme de toute pense errante, onirique ou

    Et le pape si ravoit lors Un neveu, qui toute la nuit hors Parmi la ville aloit resvant, Les bones filies decevant, Espiciaument des burgoises.

    , Le Dit du Prunier, Droz, 1985, v. 510-516, p. 57-58. Nous en proposons la traduction suivante:

  • Viendrait enfin un groupe de significations, labores a partir du XIV" siecle et selon toute vraisemblance dduites des prcdentes: elles reposeraient sur la notion d'opiniatret, d'emportement et de fureur. On les rencontre dans l' ceuvre de Huon de Mery Le Tournoiement Antechrist, chez Pierre de Peckham et Pierre d'Abernun, ou encore dans les Lettres de Louis XII'.

    On peut, des a prsent, risquer un premier commentaire: au Moyen ge, si l'on en croit Frdric Godefroy, Alain-Julien Greimas, Nicole Kress-Rosen, le dictionnaire de Tobler-Lommatzsch ou les lexiques d'auteurs, le substantif offrirait une smantique sensiblement plus riche que celle du verbe. Ses emplois seraient donc plus tendus et plus varis, sans doute aussi plus fideles aux valeurs figures et abstraites de l' tymon latin. En vertu de quoi, le nom dnoterait avec plus de facilit tout a la fois 1'exubrance propre acertaines manifestations festives et l'excitation, les dbordements physiologiques et psychologiques qui, souvent, en dcoulent.

    Le terme reverie s' appliquerait ainsi adsigner tout transport, tout dsquilibre fond sur le surnombre: exces des motions, des sensations, des humeurs peccantes... Exces de chaleur interne ou d'nergie qui conduit a 1'agitation, tant du corps que de 1'esprit; perception d'un trop-plein, d'une dmesure, d'une extravagance, remarquablement mise en vidence, dans la

    Si que chascuns se demenait Selonc ce qu'au cuer li venait, Et faisaient leurs rveries Leur karoles, leur chanteries.

    A cot du substantif tudi, nous avons rencontr, au cours de notre enquete. le mot resveaulx - reviaux, employ au pluriel et traduit par rjouissances , amusements , plaisirs . Cette forme, ii notre connaissance inconnue des dictionnaires, drive, selon toute vraisemblance, du verbe resver. Serait-elle tardive? Nous ne le savons paso Nanmoins, les deux occurrences pingles l' ont t dans des textes de la fin du Moyen ge : Le Dit du Prunier, V. 316: G'y havroye plus de reviaux / En ung jour que cy en ung mois! et Le Roman de Ponthus et Didoine, datant de la fin du XIV siecle ou des premieres annes du xv siecle, selon l'estimation de son ditrice M.-C, de Crcy. Le Roman... , Geneve, Droz, T.L.E, 1997, v. 35. On releve ainsi l'expression, ch. V. p. 46: Il joustait, il faisait festes et resveaux . Cet ouvrage connut un vif succes aux XV" et XVI" siecles.

    1 Lettres de Louis XII, Bruxelles, 1712, 1. 3, p. 98: Pour les rapaiser, nos dits cornmissaires seront en grant dangier de demeurer veu la grant folye et raverie qui est en leur testes. Les dictionnaires tymologiques, pour leur part, mconnaissent les sens joyeux de rverie pour ne consacrer que la dfinition dprciative ou mdicale de I'activit. Le ToblerLommatzsch les minore et J. Picoche elle-meme ne droge pas a la regle. Seull'ouvrage de W. von Wartburg tmoigne de la vitalit et de la richesse du nomo Signalons, pour terminer, que J. Frappier, dans une de ses adaptations littraires propose pour resverie I'quivalent rflexion srieuse .

    globalit de ses manifestations, par la saisie du mot au singulier. Mais le sens moderne est encore loin d'etre acquis.

    Le vocable, en effet, reposerait principalement sur la notion de dynarnisme l Pris en bonne part, il traduirait la plaisanterie, l'amusement, l'eu phorie ; appliqu en mauvaise part, l'garement, l'emportement, le dlire. Affaire d'quilibre et de mesure, toute conduite supposant la meilleure rgulation possible entre un chauffement et une apathie.

    Si donc, au Moyen ge, le lexeme tablit bien une zone de partage entre la raison et la draison, la cohrence et l'exaltation (ou la confusion), la maitrise et le dreglement passager des humeurs, la norme et l'exception, gardons-nous de l'annexer au champ de l'alination ou de la dmence alors parfaitement cadastr -, meme si de temps aautre les deux notions s'aimantent et entrent en collision. 11 s'y tient aux confins, un ton endessous de son parent desver, dans le registre de la bouffonnerie, du dbordement loufoque ou de la turbulence. Selon nous, Robert Morrissey radicalise l' analogie entre le personnage du reveur vagabond et celui du fou errant, entre le trublion bon enfant et le sot authentique (ou l'insens). 11 tait sduisant de les rapprocher mais l' poque, les textes et l' avis des spcialistes - historiens, mdecins, juristes, lexicographes -, la richesse autant que la prcision du vocabulaire mdival2 invitent ala prudence.

    Un autre fait pourrait plaider en faveur de connotations positives et moins lourdes d'enjeux qu'on ne le croit souvent: le choix du mot pour qualifier un genre potique mineur, voisin du fatras dans son esprit mais distinct dans son fonctionnement prosodique'. Les pratiques ludiques que

    1 Autorisons-nous ici une hypothese: le terme latin vagus, dont procMerait rverie, n'admet-il pas pour racine AG, qu'on retrouverait dans le compos cogitare (cum agitare)? Racine qui exprimerait un mouvement, une pousse, une trajectoire, aussi bien spatiale et concrete que mtaphorique.

    2 Draison date du XIf siecle,fureur galemen1. Dmence apparaitrait au XIV siecle. Le vocable derverie / desverie, de loin plus frquent que rverie - auquel d'ailleurs il n'est pas mcaniquement associ, cornme le montrerait une tude un peu scrupuleuse des rimes dsigne la folie furieuse, au meme titre queforsenerie.

    , On doit cependant rappeler que R.-J. Morrissey est le seul chercheur a s'etre pench sur ce genre littraire. Mais ses analyses, pour stimulantes qu'elles soient, nous paraissent un peu dsinvoltes a l' gard des structures sociales et des mentalits mdivales. L'poque envisage, meme si elle se montre parfois accueillante ou bienveillante al' encontre de certaines formes de folie et notarnment de l'idiotie, reste le plus souvent impitoyable a son endroit, cornme le dcrivent par exemple Tristan et lseut et Amadas et Ydoine. Voici voque la raction populaire vis-a-vis de Tristan: Cornme fous va, chascuns lo hue / Gitant ti pierres ala teste (E. Hoepffner, La Folie Tristan de Beme, Pars, 1949, p. 46). Le hros porte d'ailleurs une massue pour se dfendre et celle-ci demeure l'un des attributs indispensables du fou. Un vieux proverbe fran~ais s'en fait I'cho: Au plus folla machue. De meme, Amadas,

  • nous allons dcrire prtendaient avant tout ala bonne humeur et devaient se drouler dans une atmosphere d'effervescence ou de plaisant tumulte. Il faut croire que le vocable' parut, aux yeux des contemporains, tout particulierement indiqu pour caractriser un phnomene fond sur la fantaisie, l'absurdit et la libert verbales qui, tout en dpendant des fonnes traditionnelles, s'en cartaif en riant.

    LES RESVERIES: UN GENRE POTIQUE MDIVAL Les Resveries' sont un genre littraire, exhum par Achille Jubinal dans

    la premiere moiti du XIX" siecle (1835) mais tardivement redcouvert par Willhem Kellermann. C'est au milieu des annes 1960 que ce demier retrouva des fragments de ce qui pour trois ou quatre gnrations de poetes du Nord de la France, constitua un genre canonique assez rigoureu

    atteint de folie profonde, se promene amoiti nu sur les chemins, suivi et conspu par une foule cruelie (v. 2737-2747). La description se prolonge sur une dizaine d' octosyliabes, avec violence et complaisance, pour voquer les humiliations et les svices infligs au protagoniste. Enfin, lorsque les alins ne sont pas dangereux, ils sont spontanment assimils aux lments les plus faibles de la socit, partageant ce sort avec les veuves, les orphelins, les femmes enceintes. Les nonciateurs de la resverie, cultivs et sociaIement puissants , auraient-ils pu, sans scrupules ni anachronisme, s'identifier aux fous avec autant de facilit? Nous ne le pensons paso Qui plus est, i1s ne pouvaient guere prtendre aI'innocence benoite, le genre potique auquel ils s'adonnaient requrant esprit, savoir et vlocit. En tmoignent les nombreuses rfrences cuiturelies qui saturent leur discours.

    1 On le trouve en toutes lettres a la fin d'un fragment: Expliciunt resveries (B.N.fr. 837). Il entre d' ailleurs en concurrence avec celui d' oiseuse, dnotant quant a lui l' oisivet, la libert ou la sottise. II faIlait donc que I'ide de plaisanterie fUt dja acquise nous semblet-il.

    2 R.-J. Morrissey, p. 32. C'est nous qui soulignons; le verbe est heureusement choisi. Voir aussi J.-M. Fritz, Le Discours du jou au Moyen Age, Pars, PUF, 2002: Il aurait t intressant au terme de cette tude de confronter le discours du fou avec les genres potiques du non-sens qui apparaissent dans la seconde moiti du XIIIe siecle, comme la fatrasie, le fatras ou les Resveries, mais la confrontation se rvele dcevante, meme si ces textes sont 'sans queue ni tete' (fatrasies ou Resveries) ou obissent a une structure circulaire (fatras) a I'image du discours du fou. En fait, la littrature mdivale dessine autour de la folie une figure en chiasme: le discours du fou est rarement un discours du non-sens, le discours du non-sens est rarement un discours du fou (p. 367).

    , Voir W. Keliermann, P. Zumthor et le Dictionnaire des lettres franraises, p. 12601263. Voir aussi L.C. Porter, La Fatrasie et le Fatras. Essai sur la posie irrationnelle en France au Moyen Age, Geneve, Droz, 1960; J. Frapper, Aspects de l'hermtisme dans la posie mdivale , CAIEF, t. 15, 1963, p. 9-24; P. Bec, La Lyriquejranraise au Moyen Age (XII'-XIIl' siecles), 1977, t. 1, p. 162-183; P. Uhl, La Posie du non-sens en France au XIII' et XIV' secle , t. 14, 1988, p. 225-253 et La Constellation potique du non-sens au Moyen Age, 1999; G. Gros et M.-M. Fragonard, Les Formes potiques du Moyen Age ala Renaissanee, Pars, Nathan-Universit, 1995.

    nale

    sement fonnalis' . Ce divertissement langagier daterait du rnilieu du XIII" siecle et il s' teindrait mystrieusement dans la seconde dcennie du XIV' siecle. On en devrait l'invention aPhilippe de Rmy, sire de Beaumanoir (n vers 1250, et mort en 1296), juriste de formation. Ace jour, trois exemplaires au moins ont t conservs (dont deux ala Bibliotheque Natio

    2), probablement parce qu' il s' agissait d' un jeu de paroles, dialogu et improvis en publc, et requrant comme tel la complicit de l' auditoire.

    Dans sa fonne la plus frquente, l' oiseuse comporte de soixante-dix a cent distiques de type 7a 4b/ 7b 4c / 7c 4d, etc ... Contrairement ala/atrasie, chaque distique constitue en soi un nonc smantiquement et grammaticalement acceptable. L' entorse logique survient dans la seule concatnation du discours. En somme, ce qui la caractrise, c'est l'enchainement d'une srie d'noncs qui n'ont aucun rapport les uns avec les autres:

    L'en dist que tuit sont pendu Li papelart.

    Mengerons-nous pois au lart Por dimenche ?

    Il est bien musart qui tenche A fole gent.

    le sai faire sons et lais Et serventois.

    00 dit que Robers d'Artois Est mari.

    Compaios, que vaut ore bls A Monmirail'?

    WilIhem Kellermann fait remarquer que les participants puisent leur inspiration aux sources du quotidien. Les proccupations religieuses y font presque totalement dfaut. En revanche, le lecteur modeme ne peut qu'tre frapp par le nombre lev des indications relatives ala littrature et ala musique4 Les activits banales de l'existence - boire, manger, dormir, faire

    , P. Zumthor, Langue... , p. 73-74. 2 B.N.fr. 837, B.N. fr. 24432. , On a dit que tous les papeiards sont pendus. Mangerons-nous des pos au lard pour

    dimanche? Il perd bien son temps celui qui se querelle avec des imbciles. Je sais faire des sons et des lais et souvent. On dit que Robert d' Artois est mar. Ami, que vaut a prsent le bl de Montrnirail ?

    II s' agit done ben d' une pratique rserve a l'lite soeocuitureile du temps, laqueile ne ddaigne ni la trueulenee, ni l'absurdit, ni meme l'obscnit eomme l'a montr Per Nykrog et comme I'ont confirm Ph. Mnard et N. Van Den Boogaard, apropos du fabliau. Voir M. Zink, Littrature... , p. 220: Le public de tous ces genres littraires tait le meme,

  • ..J..J

    1'amour, jouer aux ds - y pousent la topique des peines de creur et des soucis d'argent, ainsi que celle des changements de lieu, des armes, de la guerre et de 1'honneur. Les animaux, les vetements et les conditions climatiques sont aussi largement convoqus'. Dans cette cascade tourdissante de phrases prcipites, qui mime peut-etre 1'errance frntique du fol , la rcurrence de certains sujets trace, en pointill, des lignes thmatiques entorsades , dont aucune signification globale ne se dgage' .

    S'il ne connut qu'une fortune assez breve, le genre fut rcupr ultrieurement par la sottie et le thatre du xv siecle, avant de resurgir sous une forme moins nette dans le coq-a-l'ine du xvI" siecle" voire sous la plume de satiriques cornme Sigogne (1560 ?-1611). En tmoigne ce fragment de Galimatias , une piece du poete incluse dans le Recueil des plus excellents vers satiriques paro en 1617 :

    Le pot ou l'on met les plumes, Les lieux ou sont les enclumes, Les coffres sems de clous, Les chernins, les cimetieres, Les monts et les fondrieres N' ont point tant d' aise que vous!

    Les castelognes, les houppes, Les plumes et les toupes, Les oreillers de velous, Les heures et les rnitaines, Les peaux de vautours, les laines Sont bien plus fermes que vous!

    11 semblerait meme que certains dlires verbaux identifis par Delphine Denis dans son Pamasse galant puissent y etre rattachs'. On peut en effet se demander si certains jeux potiques galants, tels qu'ils sont dcrits et analyss par cet ouvrage, ne ractiveraient pas, au bout du compte, les Resveries, avec lesquelles ils partagent d' ailleurs, a l' insu probable des

    les fabliaux taient destins a etre rcits devant 'les ducs et les comtes', et I'opposition de la courtoisie et du 'ralisme' ne reflete que celle des conventions de style .

    I Kellennann, p. 1333. 2 P. Zumthor, lngue... , p. 75. 3 P. Zumthor, Fatrasie et coq-a-l'ane, Mlanges R. Guiette, Anvers, 1961, p. 5-18.

    Voir par exemple le poeme de Pernette Du Guillet intitul Coq al'ane , Rimes, in Poetes du xvI' siecle, d. A.-M. Schmidt, Paris, Gallimard, La Pliade, p. 257

    Voir notamrnent la 3< partie, Le Pacte scripturaire galant , et plus particulierement les p. 276-286.

    L.A NUll UJ:..:s UK!lHNJ:..:s

    intresss eux-memes, de troublantes affinits'. Outre d'vidents paralllismes formels, les pieces galantes manent elles aussi d'un cercle restreint, de ce qu'il convient d'appe1er 1'lite mondaine et socioculturelle. Cornme le genre mdival, elles cultivent le plaisir du divertissement fugace, de la fantaisie lgere et dbride, de 1'improvisation brillante. D'ou l'importance des productions orales, le plus souvent collectives dans leurs instances nonciatives. Au regard des congruences prcdentes, il n'est donc pas interdit de penser que se manifesterait ici, avec les inflexions propres achaque priode et sur la longue dure, une tradition littraire tres ancienne, celle des nugae et de l'alexandrinisme, caractrise par l'enjouement, la frivolit et la drision, et dont Patrick Dandrey a retrac 1'histoire dans L'loge paradoxal de Gorgias a Moliere'.

    Bien que l'esprit des Resveries rejaillisse priodiquement, il faut prendre acte de leur disparition formel1e des le premier tiers du XIV" siecle, parallelement al' extinction mystrieuse du fratras et du fabliau. La littrature s'ouvrirait a d'autres types d'critures, moins accueillants aux facties; elle explorait, en dfinitive, d' autres territoires - ceux de l' intriorit et de la mlancolie intimiste avec les posies d'Eustache Deschamps par exemple. Dans un registre diffrent, le thfttre religieux, avec les mysteres de la Passion, connait un essor et un succes sans prcdent. Enfin, la

    , Pour preuve de ce que l'on avance, on voquera le recueil de Sorel publi en 1644, Les Jeux de l'lnconnu, ainsi que quelques vers de Pellisson, dats quant a eux de 1654 (Ms. La Rochel1e, 672, ro 241-242, yO, cit par D. Denis, p. 280). Une prose de virtuose y mele, en toute libert, les metres les plus divers et les schmas rimiques les plus varis. En rsulte, selon Delphine Denis, une folie potique aussi inclassaJ'le que russie;

    Il ne faut souvent pour tout gater qu'une Lettre. Il vaut mieux se contenter de la Rime, Et vous voyez, Dieu merci, queje m'en Escrime Pour avoir quelque chose de meilleur Il vous faut attendre Que I'on m'ait annonc que je suis aTendre. Car a10rs en faisant trois sauts, Par la bouche et par les naseaux, Me sortiront grands vers et petits vermisseaux, A. pleins seaux, A. Boisseaux, A. Monceaux, A. Douzaines, A. vingtaines, A. centaines, Comrne coule a lon~s flots le Cristal des fontaines, Comme un torrent Epars qui ravage les plaines, Comrne une paire de mitaines [oo.].

    2 Paris, PUF, 1997.

  • rflexion politique et morale acquiert un statut indit, lie aune nouvelle catgorie d'crivains constitue par les serviteurs du prince. C'est bien un monde nouveau qui est en train de se dessiner.

    LA FIN DU MOYEN AGE: ASSOMBRISSEMENT

    La reverie inflchirait son aire smantique prcisment acette poque, sans perdre tout a fait ses valeurs originelles, cornme on peut le lire chez Watriquet de Couvin ou dans La Faree de Maftre Pathelin'. Le substantif y signifie encore l'euphorie, l'exubrance ou l'garement d'esprit, puisqu'il qualifie l'ivrognerie et la fourberie. Mais il commencerait a dcrire des comportements psychologiques plus sombres, empreints de gravit, et davantage inscrits dans la dure. Ainsi dsigne-t-illa perte de mmoire, le ressassement, l'obsession amoureuse, meme morbide. Citons l'occurrence suivante, releve dans La Belle Dame sans merey2, un poeme dat de 1424:

    Quand. j. amant est si estraint, Comme en reverie mortelle, Que force de malle contraint D'appeler sa dame cruelle, Doit on penser qu'elle soit telle?

    Sans doute y a-t-illieu de rflchir sur l'volution du substantif. Dans quelle mesure les rformes politiques et institutionnelles alors en cours ontelles pu influer sur le lexique et sur la littrature ? Le controle croissant de I'glise sur les pratiques individuelles et collectives, en matiere de sexualit et de fetes cornmunautaires, l'autorit accrue de la royaut, manifeste par la plus forte pression exerce sur les populations par la marchausse, l'mergence de tabous et d'interdits dicts par les pouvoirs temporel et spirituel n'expliqueraient-ils pas en partie l'histoire du mot pendant deux siecles, sa relative sclrose" son assombrissement, voire son inflchissement vers la morbidit ?

    , Maistre Pierre Pathelin, d. revue p. R. T. Holbrook, Paris, Champion, 1937, p. 42-43, v. 785-79 I.

    A. Chartier, Oroz, 1949. 'Pour en savoir plus sur la priode, voir P. Aries, G. Ouby, Histoire de la vie prive, Paris,

    Seuil, 1985-1986; G. Balandier, Le Pouvoir sur scenes, Paris, Balland, 1980; H. Cox, La Fete desfous. Essai thologique sur les notions dejete etfantaisie (trad. Luce Giard), Paris, Seuil, 1971; J.-L. FIandrin, L'glise et le controle des naissances, Paris, FIarnmarion, 1970 et Un Temps pour embrasser, Paris, Seuil, 1983; G. Vigarello, Le Corps redress. Histoire d'un pouvoir pdagogique, Paris, J.-P Oelarge, 1978, et Le Propre et le sale, Paris, Seuil, 1985.

    Toujours est-il que le XVI" siecle n'actualise que les semes du dlire, de la fureur )), et de la sottise. Le nom y traduit presque exclusivement la folie)) - qu' il s' agisse des actes ou des paroles -, la colere )) ou l' absurdit. L'ouvrage d'Edmond Huguet le vrifie aisment. Le savant s'appuie sur un grand nombre d'exemples, emprunts notarnment a du Bartas, Calvin, Godard-Rgnier, La Planche, Marot, Pasquier et Thvet. Tous expriment, de maniere quasi gnrique, le dreglement, la dgnrescence ou la drliction d'esprit'.

    Rabelais, Marguerite de Navarre, les poetes de la Pliade - meme si l'on doit aRonsard d'avoir forg un signifi indit)) - utiliseraient peu le nom, inscrit dans le champ de la pathologie)) ou des productions mentales encore suspectes. Maurice Sceve, dans sa Dlie, nous en offre un hapax, au vers 7 du dizain CCXVI :

    En divers temps, plusieurs jours, maintes heures, D'heure en moment, de moment atoujours Dedans mon Ame, Dame tu demeures, Toute occupe en contraires sjours. Car tu y vis et mes nuits et mes jours, Voire exempts des moindres ficheries ; Etje m'y meurs en telles reveries Que je m' en sens hautement content Et si ne puis refrner les furies De cette mienne ardente volont.

    Cette occurrence, attele au verbe mourir, semble faire cho aux plaintes d' Alain Chartier. De la meme maniere, Les Antiquits de Rome ou Le

    1 A. Par: Telle inflammation est communique atoutes les parties du corps, se fat fievre aussitot, aussi advient reverie par altration du cerveau; J. Amyot: Ayant une fievre violente et une altration extreme, il but du vin, dont il commen~a aentrer en reverie et ala fin en mourut ; Le Loyer: Les deux mots qui pourraient exprimer le dlire et la dmence, qui sont reverie et radotement, s'adaptent aceux qui dorment ou aux vieillards radoteux .

    2 Outre la thmatique de l' amante vertueuse et cruelle, on y dcele une meme ferveur spirituelle qui absorbe et consume l' etre entier; une rumination identique ou, dans un langage rcurrent et volontiers rhtorique, l' on se repait de l' image de l' Autre. Rumination mime par le ressassement circulare du discours amoureux, par la litanie des rptitions (sons, mots, penses), par l'intriorisation de l'vocation < dedans , demeures , sjours) ou par la rtention de l' nergie sublime < hautement , rfrnef ardente). Le refoulement oblig d'un dsir qu'on ne peut assouvir alimente la veine cratrice, en vase dos, dans la structure diamantine du dizain dcasyllabique, et selon un processus interne qui culmine sur le syntagme mourir en reveries . Ce dernier ne serait qu'une rverbration inverse de l' expression forge par A. Chartier un siecle plus tOl.

    2

  • Songe de du Bellay ignorent le terme. La Concordance des ceuvres de Franrois Rabelais nous fournira une derniere preuve du discrdit relatif dans lequell'poque le tient. Dixon et Dawson relevent, dans les romans de I'humaniste, trente occurrences des formes verbales, nominales et adjectivales de [REVER], contre cinquante de [SONGER] et de ses drivations grammaticales'. Mditation n'est utilis que deux fois et mlancolie, variantes orthographiques et syntaxiques comprises, dix-huit fois. Rabelais distingue donc, achaque fois, les emplois de reverie de ceux de mlancolie ou de songe. De fait, les lexemes: songeailles (2), songears (l), songecreux (1) et songecruyson (1) clebrent une fantaisie verbale ou un intrt ignors pour les signifiants qui nous occupent.

    LES PRMICES DU SENS MODERNE Un tournant s'esquisserait nanmoins dans le dernier tiers du xvr siecle.

    On sait - la chose a Souvent t cornmente2 - que Montaigne convoque le mol' pour justifier son entreprise et expliquer la genese de son reuvre, assurant au substantif un rayonnement dont le siecle suivant se souviendra: C'est une humeur mlancolique produite par le chagrin et la solitude en laquelle, il y a quelques annes, je m'tais jet, qui m'a mis premierement en tte cette reverie d'crire (ll, 8)>>. Littr et Bloch-Wartburg datent des Essais l'emploi moderne du nom et s'accordent a lui reconnaitre une valeur positive, discute cependant par Bernard Beugnot, tandis que Robert Morrissey voit la pense vagabonde enfin trouver sa place dans le langage.

    Au mme moment, Guillaume Bouchet, juriste et consul des marchands a Poitiers, publie en 1584 les Soires". Le volume, divis en trois livres, s'organise en trente-six soires" chacune d'elles traitant d'un theme parti

    , Ctons-Ies: resvaient (1), resvant (1), resve (1), resvent (1), resver (2), resverie (7), resveries (2), resveront (1), resverye (1), resveur (3), resveurs (6), resveux (2), resvez (1), resvoirs (1). J.E.a. Dixon, J.L. Dawson, Concordance, 1992.

    2 Ce point est aujourd'hui bien connu et la bibliographie, abondante. Voir cependant de prfrence sur la question R.-J. Morrissey, ch. 2 D'un champ smantique aun topos litt

    raire , p. 37-43; A. Tripet, p. 11-13; B. Beugnot, Potique de la reverie , MT, p. 373

    375. Dans son travail d'habilitation, C. Belin voque lui aussi l'auteur des Essais, lequel, en effet, op~re une distinction entre la mditation et la reverie.

    'On le trouve encore en 1, 8 (De I'oisivet) et en 11, 10 (Des livres). Le fragment 11,8 a pour titre De l'affection des peres aux enfants.

    4 a. Bouchet, Seres, 1634, in 120. Voir R. Muchembled, L'lnvention de ['homme modeme. Sensibilits. mreurs et com

    ponements collectifs sous ['ancien rgime. 1988. Voir le ch. 11 Le temps des mdiateurs , p. 112-125.

    LA NUIT DES ORIGINES Y:I

    culier. La seizieme du livre second s'intitule Des songeurs, resveurs et dormeurs . Le substantif, distinct de reverie dans sa morphologie, frappe par sa nouveaut et son caractere apparent de neutralit. Il semblerait qu'on tienne la une unit lexicale indite. Le signifi prendrait ainsi en charge le flux des images ou des penses vagabondes, libres du controle troit de la raison. Remarquons a cette occasion que le mot rever, figurant dans l' incipit de l'entretien, donne le ton: Cette soire tait pour tre gaillarde et joyeuse, si durant le souper, et apres, on ne se fOt point mis asonger et a rever . Il dnote tout a la fois le retour sur soi et l' absence au monde qui en rsulte. Du mme coup sont suspendues les regles d'une socialit festive et l'on ne peut qu' etre sensible au lger dsarroi qui accompagne le constat d'une discordance mondaine. Malgr des traits dfinitoires nouveaux, le verbe, plus que le substantif reveur, conserve quelque chose encore de ses connotations ngatives.

    Mais c'est vraiment au XVII" siecle que le terme s'impose avec une belle frquence, s'affranchissant peu a peu de la confidentialit dans laquelle il tait tenu jusque-la. Littr, pour illustrer l'article reverie , appelle ainsi par ordre d' entre en scene : Bossuet, Fontenelle, Voltaire, Mm" de Svign, Saint-Amant, Quinault, Rousseau et Boileau. Le XVII" siecle, s'il renoue en partie avec l' tymologie du substantif, invente et gnralise des acceptions neuves cornme: tat de l' esprit qui se laisse aller au hasard ou ide chimrique semblable au rve ou pense dans laquelle on s' absorbe . Ces nologismes, inventoris par Hatzfeld et Darmesteter et que vrifie, dans un ordre identique, le Dictionnaire de l'Acadmie (1694), paraissent confirmer, a l'instar du verbe, la rapide transformation du vocable depuis le xv"t siecle. Les syntagmes se promener dans une profonde reverie (Furetiere, Acadmie), s'entretenir dans la reverie, se plaire dans ses reveries (Acadmie), s'occuper d'utiles reveries (Furetiere cite Nicolas Boileau); l' illustration de Pierre Richelet (1680): Ce sont d' aimables reveries que les reveries des bons esprits , tmoignent, a n' en pas douter, du chemin parcouru en un siecle.

    Polysmique a l' origine, pour une large part dprciatif en moyen fran~ais, le mot reverie volue au cours du XVII" siecle, sous l'influence de quelques auteurs ou salons, du contexte militaire, politique et social, de l' panouissement de la sensibilit et de la tendresse'. Ainsi prend-il une valeur positive, revendique cornme telle, chez Honor d'Urf, Madeleine de Scudry ou Fontenelle. Le XVII" siecle, dans cette lente conqute de

    , M. Daumas, La Tendresse amoureuse XV/'-XVIll' siecles, 1996.

  • l'imaginaire, de l'intriorit et de l'intimit, prpare profondment l'explosion sentimentale du siecle suivant, eomme le fit, en son temps, la Renaissanee pour la priode qui lui sueedait.

    Toutefois eette position mrite d'etre nuanee: si, en 1580, Montaigne paraft rompre avee l'usage pjoratif de reverie, deux siecles plus tard, Voltaire manie toujours le mot dans un esprit rprobateur ou sareastique. Et il n'est pas sur qu'il en aille aujourd'hui diffremment. Toute tude panoramique et historique de la notion se doit done, avant tout, d'etre apprcie a la lumiere des textes et des tempraments individuels, tant il nous semble qu'elle dtermine un profil psyehologique et un rapport au monde, peutetre meme une vision du monde.

    Avee plus de nettet peut-etre que son homologue verbal, rverie admettrait un largissement smantique dans le demier quart du xvr siecle. Gdke aux humanistes, aMontaigne surtout, il eommeneerait aquitter le ehamp du dsordre et de la maladie ou l'usage semblait le maintenir en moyen fran~ais. Mais e' est sans conteste au XVII" siecle que sourdent des rsonanees nouvelles - closion parallele eette fois aeelle enregistre pour rever.

    Des ehereheurs ont fait tat des diffieults relatives al' mergenee du sens modeme. Sans doute assimilent-ils trop exelusivement la reverie ala folie alinante et pathologique. Certes, au XV" siecle et pendant la Renaissanee, la smantique de la dmenee, de la rage et de la eolere reneontre eelle qui nous intresse. Mais il ne s'agit la que d'une inflexion ponetuelle: les valeurs originelles du substantif ne seront jamais entierement oeeultes. Car ce qui devrait surprendre, depuis l'apparition du lexeme, e'est sa eonstanee a dnoter tout eart, toute transgression humorale, psyehologique ou sociale. De la ses affinits leetives avee la mlaneolie - que eelle-ei prenne le visage de la tristesse, de la erainte, de l' euphorie ou de l'ardeur amoureuse. De sureroit, sous l'influenee de l'adjeetif reveor et des verbes tardifs ravacer (

  • Les mots rever et reverie, depuis leur cration, et dans l' troit sillage de leur tymon latin, dfinissent une errance physique ou mentale _ qu'elle soit un vagabondage sans but entrepris par plaisir, un dlire, une extravagance de la pense. Cornme tels, ils expriment toujours une rupture fonciere avec l'environnement, la normalit ou l'exprience immdiate (imprvu crit Montaigne qui traque toutes les manifestations mentales et oniriques qui l'assaillent). Dans ces conditions, le lien gnrique et naturel de la reverie avec l' exaltation, la divagation, la libert ou l' alination, parait non plus problmatique mais bien plutot pertinent. En privilgiant non la seule folie mais toute espece de dreglements ou d'garements passagers, d'chappes hors du quotidien ou d'excursions mentales, tantot insouciantes et ludiques, tantot sombres et graves, l'volution des termes, malgr des zones d'ombre, frappe au contraire par leur pertinence et leurrichesse.

    Chapitre JI

    " SOUS LE SIGNE DE SATURNE )

    Lors aussi qu'une vapeur acre et subtile sortant d'un estomac rempli d'impurets s'leve ala tete, et frappe les mninges et le cerveau, on sent bien de la douleur, et meme souvent 1'0n tombe en dlire et reverie, en laquelle plusieurs fant6mes et chimeres troublent les sens et brouillent l'imagination: ces choses sont ala vrit des affections de la tete.

    Jean Feroel

    Ce chapitre, qui jette un pont entre la reverie et la mlancolie, n' aurait jamais pu exister sans la synthese magistrale de Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturne et la Mlancolie' . Par la richesse de sa documentation, l'ouvrage indique au chercheur des pistes d'investigation inexplores2 qui lui permettent de prendre le contre-pied des interprtations habituelles selon lesquelles la reverie serait tardivement rattache a la sphere mlancolique, au rnieux dans la seconde moiti du XV' siecle'. Or les affinits prsentes par la reverie, des son apparition dans la langue mdivale, avec la mlancolie n'taient-elles pas trop nombreuses pour que l'on continuat de recevoir eette explication ? N'y avait-il pas lieu de se pencher sur leur (ventuelle) connivenee originelle, voire sur une filiation commune? Le moment nous semblait venu de mener l' enquete, d' autant plus volontiers que les conditions de leur rencontre n'avaient jamais t exarnines ni claircie la nature des liens qui les unissaient.

    1 Saturne et la Mlancolie [1964), Paris, Gallimard, 1989 pour la traduction franyaise. 2 Voir P. Dandrey, La Rdemption par les Lettres dans 1'0ccident mlancolique (1570

    1670). Contribution a une histoire de la jouissance esthtique , Le Loisir lettr a l'Age Classique. 1996. L' auteur semble y concevoir la reverie comme une excroissance naturelle et oblige du temprament mlancolique. Le lexique convoqu cultive ainsi la mtaphore gntique de I'enfantement et de l'expulsion: Iiens , abreuver >l, sortir >l, projection cathartique des reveries fantasques (p. 88) >l, se dcharger de ces songeries malsaines et pullulantes>l (p. 81).

    , On estime en effet d'ordinaire que la reverie s'ente incidemment et implicitement sur la tradition nosographique et morale institue par Hippocrate et qu' aason contact, elle altererait, inflchirait ou vivifierait ses significations.

  • TI convenait de repenser la reverie sur des bases neuves', c'est-a-dire de la rvaluer dans le contexte mdical et anthropologique de la mlancolie ancienne, entendue d'abord cornme maladie. Dmarche heuristique doublement lgitime puisque les cornmentateurs et les lexicographes s' accordent a voir dans la reverie un dsordre pathogene ou un tat convulsif bien Souvent qualifi de dlire et que le modele de la mlancolie - qui, prcisment, cornmen9a aenglober des le second siecle de notre ere la plupart des formes de dlres sans fievre - fa~onna durablement l'image de l'hornme en Occident, avec toujours plus d'vidence apartir du Canon d' Avicenne2.

    L'effort s'avra opratoire dans la mesure ou se dissipaient les zones d'ombre, les antonymies et les tensions smantiques, tandis que se trouvaient du meme coup rorchestres de supposes discordances. Aussi le point de vue comparatif ici adopt a-t-l pour objectif de faire apparatre clairement des congruences et des similitudes sans doute trop appuyes pour tre fortuites. C'est dans ce dessein encore que sont anouveau sollicites les rfrences littraires du chapitre prcdent. On yerra notarnment combien les textes mdivaux, en articulant tous les domaines du savoir, furent d'authentiques lieux d'changes et de (re)cration.

    LA MLANCOLIE ET SON VOLUTION HISTORIQUE' Afin d'tayer notre hypothese sur des faits prcis, et parce que les

    hommes de la fin du Moyen ge associerent explicitement la reverie l la mlancolie, nous rappellerons les tapes majeures d 'une histoire longue de plus de deux milIe ans, jalonne par quatre textes fondateurs4

    HUMEURS ET PATHOLOGIE

    La mlancolie daos la pense grecque antique et le role du Probleme XXX, 1

    Chez les Grecs, le terme de mlancolie dsigna d'abord une production physiologique, appele bile noire. Les mdecins empiriques avaient mis en

    , A. Tripet et R.-J. Morrissey ignorent les travaux de Panofsky et alii. ' Le Canon d' Avicenne joua pour les mdeeins du XIII" siecle un role de tout premier

    ordre.

    3 Pour allger l'appareil des notes el l'analyse critigue, nous utiliserons I'italigue afin de souligner les points communs ala mlancolie et ala reverie.

    ns'agit de l'aphorisme VI, 23 d'Hippocrate; du Probleme XXX, 1 .. des Lettres hippocratiques et Des lieux affects de Galien. Voir, a leur sujet, le commentaire gu'en livre P. Dandrey, 1998, t. 1, p. 467-473.

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    vidence, de maniere visible et tangible, trois autres flux, le sang, le flegme et la bile jaune, prsents en pennanence et de maniere naturelle dans le corps humain. Ces quatre scrtions', non homogenes entre elles, entraient dans sa composition, au meme titre que les os, la chair et les diffrents spiritus. En outre, elles participaient 11 l' laboration du sang'. Surtout, on leur attribuait un role essentiel en ce qu'on les tenait pour responsables de la sant et, corollaire oblig, de la maladie'. Il tait donc admis que la sant reposait sur leur combinaison plus ou moins parfaite et sur leur juste proportion. Se manifestait-il un dsquilibre ou un dsaccord scrtoires, une carence ou une superfluit4 ? En rsultaient aussitt une incornmodit, une indisposition, voire une morbidit.

    D'emble, le liquide noir s'tait diffrenci des autres fluides, probablement acause de sa couleur et de sa texture'. Et ce fut Hippocrate qui, le premier, posa le len dcisif (et mtaphorique) entre humeur noire et ides noires, tablissant dans l'aphorisme6 fondateur VI, 23 la relation

    1 Chacune tait localise en un point prcis du corps humain et possdait sa propre porte de sortie. La bile noire sigeait principalement dans le foie. Elle tait secrte par la rate et sortait par les yeux selon les auteurs de Satume et la Mlancolie. Elles provenaient des nourritures non digres, lesquelles, alors, se transfonnaient en substanees rsiduelles . Quant 11 la nourriture absorbe et digre, elle devenait os, chair et sango

    2 S'labora tres vite une sorte d'chelle des valeurs pour les mdecins de l'Antiquit: d'un cot le sang, pleinement positif; de l'autre, la mlancolie. Cette distinetion axiologique se maintient par exemple dans I'ceuvre mdivale d'Isidore de Sville, qui n'hsite pas a doubler eette bipolarit par le jeu tymologique: sanguis est rapport asuavis et mlancolie amalum. 1. de Sville, Erym, IV, 5, 6 et X, 178. Cit par J.-M. Fritz, p. 119.

    3 L'humorisme, qui allait dominer toute I'orientation de la physiologie, au moins jusqu'au xvur siecle, prit naissance sous I'impulsion d'Hippoerate, mais pas avant 400 avant notre ere. Or eette doctrine, qui expliquait la maladie par la rpltion, la dgnrescence ou l'instabilit des humeurs, ne se limitait pas aeette seule conception. Elle poussait plus loin l'esprit de systeme puisqu'elle postulait des connexions subtiles entre micro-et maerocosme: aux sertions proprement dites, et non sans arbitraire, furent associes les quatre qualits (chaud I froid, see I humide) et probablement depuis les pythagoriciens, un des quatre ages de l'hornme. Mais il fallut vraiment attendre le haut Moyen ge pour que ce systeme de quadrillage fat mis en correspondance avec les lments cosmiques et les divisions du temps. Se10n le sehma ainsi admis, la bile noire tait corrle aux qualits du froid et du see et elle prdominait en automne.

    Mais on rpugna longtemps afaire de l'exces de sang une cause de morbidit. Dans une optique anthropologique un peu diffrente mais complmentaire toutefois, voir J.P. Roux, Le Sango Mythes, symboles et ralits, Pars, Fayard, 198