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L’invention des délais Pourquoi l’administration doit-elle répondre dans les temps ? Répondre dans un délai imparti aux exigences des usagers est devenu une exigence forte lancée aux administrations. À partir d’une étude portant sur la contrainte des délais au sein des maisons départe- mentales des personnes handicapées (MDPH), cet article s’interroge sur le lien entre l’urgence des situations auxquelles ces administrations doivent répondre et la mise en place des critères de délais. Après avoir examiné le lien entre urgence des situa- tions et organisation du travail administratif, l’auteur montre que l’injonction lancée aux administrations de répondre dans les temps est le produit des luttes internes aux MDPH, entre managers et profession- nels, mais aussi à la définition du périmètre de com- pétences des MDPH au sein de ce que l’auteur propose d’appeler des « mondes locaux de la production des droits ». L e 27 août 2013, le député Xavier Bertrand (Union pour un mouvement populaire, Aisne) a posé par écrit quatre-vingt-quinze fois la même question à la ministre déléguée aux personnes handicapées, à propos des délais d’instruction des dossiers : « M. Xavier Bertrand attire l’attention de Mme la ministre déléguée auprès de la ministre des Affaires sociales et de la Santé, chargée des personnes handicapées et de la lutte contre l’exclusion, sur les maisons départementales des personnes handica- pées. Créées par la loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des per- sonnes handicapées du 11 février 2005, les maisons départementales des personnes handicapées offrent un accès unique pour l’attribution des droits et prestations (carte d’invalidité, prestation de com- pensation...), l’accès à la formation et à l’emploi, l’aide dans les démarches des personnes handicapées et de leur famille. De nombreuses associations de représentation et de défense des intérêts des personnes en situation de handicap observent des délais excessifs d’instruction de leurs demandes. Il souhaite connaître le délai moyen d’instruction des dossiers de demande d’attribution de l’allocation pour personne handicapée dans le département de [X] » (1). Le fond et la forme de ces questions sont révélateurs de deux éléments. Premièrement, ils indiquent que chaque département produit des délais spécifiques de traitement des dossiers de personnes handicapées au sein de sa maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Deuxièmement, ces chiffres montrent qu’ils sont des indicateurs d’efficacité ou d’inefficacité de l’action publique à destination des personnes handicapées. Cette contrainte de délai est un indicateur d’efficacité pesant sur l’organisation du travail bureaucratique. Désormais, aux termes de la loi, et sauf (nombreuses) exceptions, le silence de l’administration vaut accep- tation (2). Comment expliquer l’émergence et la force de contrainte de cette injonction au respect des délais légaux de traitement des dossiers ? Les travaux portant sur les délais et sur la « paperasserie » administratifs Politiques sociales et familiales n° 119 - mars 2015 5 Organisation – Gestion – Métiers (1) Voir le site internet : http://questions.assemblee-nationale.fr/q14/14-36282QE.htm (page consultée le 7 décembre 2014). (2) La loi de simplification administrative adoptée par le Parlement le 16 septembre 2013 transforme la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations à l’administration. De très nombreuses exceptions sont prévues : Mathilde Damgé, Administration : silence vaut acceptation sauf… dans la majorité des cas, http://www.lemonde.fr/les- decodeurs/article/2014/11/12/administration-silence-vaut-approbation-sauf-dans-la-majorite-des-cas_4521113_ 4355770.html. (page consultée le 7 décembre 2014). Les procédures de la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH) ne sont pas concernées par ce dispositif de simplification. La non-réponse dans un délai de quatre mois n’implique donc pas acceptation : http://www.legifrance.gouv.fr/Droit-francais/Silence-vaut-accord-SVA/ Procedures-SVA (page consultée le 12 décembre 2014). Pierre-Yves Baudot Maître de conférences en science politique, université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, CESDIP (UMR 8183 – CNRS). Mots-clés : Délais – MDPH – Handicap – Procédures – Organisation.

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L’invention des délaisPourquoi l’administration doit-elle

répondre dans les temps ?

Répondre dans un délai imparti aux exigences desusagers est devenu une exigence forte lancée auxadministrations. À partir d’une étude portant sur lacontrainte des délais au sein des maisons départe-mentales des personnes handicapées (MDPH), cetarticle s’interroge sur le lien entre l’urgence dessituations auxquelles ces administrations doiventrépondre et la mise en place des critères de délais.Après avoir examiné le lien entre urgence des situa-tions et organisation du travail administratif, l’auteurmontre que l’injonction lancée aux administrationsde répondre dans les temps est le produit des luttesinternes aux MDPH, entre managers et profession-nels, mais aussi à la définition du périmètre de com-pétences des MDPH au sein de ce que l’auteur propose d’appeler des « mondes locaux de la production des droits ».

Le 27 août 2013, le député Xavier Bertrand (Unionpour un mouvement populaire, Aisne) a posé

par écrit quatre-vingt-quinze fois la même question à la ministre déléguée aux personnes handicapées, à propos des délais d’instruction des dossiers :« M. Xavier Bertrand attire l’attention de Mme laministre déléguée auprès de la ministre des Affairessociales et de la Santé, chargée des personnes handicapées et de la lutte contre l’exclusion, sur lesmaisons départementales des personnes handica-pées. Créées par la loi pour l’égalité des droits et deschances, la participation et la citoyenneté des per-sonnes handicapées du 11 février 2005, les maisons

départementales des personnes handicapées offrentun accès unique pour l’attribution des droits et prestations (carte d’invalidité, prestation de com-pensation...), l’accès à la formation et à l’emploi,l’aide dans les démarches des personnes handicapéeset de leur famille. De nombreuses associations dereprésentation et de défense des intérêts des personnes en situation de handicap observent desdélais excessifs d’instruction de leurs demandes. Ilsouhaite connaître le délai moyen d’instruction desdossiers de demande d’attribution de l’allocationpour personne handicapée dans le département de[X] » (1). Le fond et la forme de ces questions sontrévélateurs de deux éléments. Premièrement, ils indiquent que chaque département produit des délaisspécifiques de traitement des dossiers de personneshandicapées au sein de sa maison départementaledes personnes handicapées (MDPH). Deuxièmement,ces chiffres montrent qu’ils sont des indicateurs d’efficacité ou d’inefficacité de l’action publique àdestination des personnes handicapées.

Cette contrainte de délai est un indicateur d’efficacitépesant sur l’organisation du travail bureaucratique.Désormais, aux termes de la loi, et sauf (nombreuses)exceptions, le silence de l’administration vaut accep-tation (2).

Comment expliquer l’émergence et la force decontrainte de cette injonction au respect des délaislégaux de traitement des dossiers ? Les travaux portantsur les délais et sur la « paperasserie » administratifs

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(1) Voir le site internet : http://questions.assemblee-nationale.fr/q14/14-36282QE.htm (page consultée le 7 décembre2014).(2) La loi de simplification administrative adoptée par le Parlement le 16 septembre 2013 transforme la loi du 12 avril2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations à l’administration. De très nombreuses exceptions sont prévues :Mathilde Damgé, Administration : silence vaut acceptation sauf… dans la majorité des cas, http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/11/12/administration-silence-vaut-approbation-sauf-dans-la-majorite-des-cas_4521113_4355770.html. (page consultée le 7 décembre 2014). Les procédures de la commission des droits et de l’autonomie despersonnes handicapées (CDAPH) ne sont pas concernées par ce dispositif de simplification. La non-réponse dans un délaide quatre mois n’implique donc pas acceptation : http://www.legifrance.gouv.fr/Droit-francais/Silence-vaut-accord-SVA/Procedures-SVA (page consultée le 12 décembre 2014).

Pierre-Yves Baudot Maître de conférences en science politique, universitéVersailles Saint-Quentin-en-Yvelines, CESDIP (UMR 8183 –CNRS).

Mots-clés : Délais – MDPH – Handicap – Procédures –Organisation.

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(3) La question des délais de réponse de l’administration concerne en réalité deux types de publics et de procédures :d’une part, le monde de l’entreprise pour partie tributaire d’autorisations administratives (de travaux, de mise sur le marché…) et, d’autre part, les usagers des services de politiques sociales (allocations familiales, chômage, handicap,vieillesse…). Ces deux sujets sont liés, ne serait-ce que par les arguments mobilisés. Au moment de l’annonce d’une transformation du sens de la non-réponse administrative en septembre 2013, ce sont essentiellement des questions fiscales qui sont évoquées. Dans cet article, nous nous centrons sur les délais relatifs aux politiques sociales.

dans les administrations du social se positionnentessentiellement sur un axe opposant le service à l’usager à l’organisation administrative (3).

La réduction des délais administratifs peut toutd’abord être perçue comme une amélioration du service public, le délai d’attente pouvant placerl’usager dans une situation personnelle délicate.Dans le cas du handicap, une demande de prestationde compensation du handicap (PCH) portant sur unéquipement du logement doit se faire avant que lestravaux ne commencent. Les délais de traitement en retardent d’autant le démarrage. Dans cette pers-pective, l’amélioration du délai de traitement supposede passer par une simplification bureaucratique(Waintrop, 2011), c’est-à-dire une redéfinition desformulaires de demandes et des procédures d’exa-men mieux ajustées aux « événements de vie » pourlesquels les individus doivent solliciter l’administra-tion, mais aussi un allègement des règles de droit.Les études se sont donc succédé pour savoir si laréduction de la paperasserie administrative (« redtape ») se traduisait par une réduction parallèle desdélais de traitement du dossier (Bozeman et al.,1992). Les délais de réponse – en prenant soin dedistinguer le délai jugé « nécessaire » et celui perçucomme « abusif » (Nagel, 1972) – à la sollicitation del’usager deviennent alors la marque de l’inefficacitéde l’organisation, tant du fait de ses procédures spécifiques (la distinction privé-public est alors travaillée pour mesurer la différence entre ces secteurs, et la nécessité pour le public de s’inspirerdes techniques du privé) que du fait des pratiquesdes agents – qu’il convient donc de manager pour lesfaire évoluer (Ponomariov et Boardman, 2011).

Les délais administratifs peuvent, à l’inverse, contri-buer au renforcement des capacités administrativeset à l’intégration des individus aux organisations(Pandey et al., 2007). Daniel P. Carpenter montreégalement ainsi comment le délai administratif peutêtre interprété comme l’affirmation de la capacité derégulation de l’administration (pour ce qui concernedans son cas les autorisations de mise sur le marchéde médicaments) (Carpenter, 2003). Compris de lasorte, la question des délais est davantage qu’un indicateur : elle est un instrument permettant ou restreignant l’emprise de l’administration sur lasociété, en limitant par exemple les possibilités decontrôle avant autorisation (Spire, 2014). Le travailpolitique visant à inverser la logique des délais sesitue donc à l’intérieur d’un processus plus large,celui de la réforme des administrations publiques quiconduit à placer celles-ci sous le contrôle de critèresexternes d’efficacité (Bezes, 2009). La qualité du

service à l’usager s’est imposée comme l’un de ces critères depuis le milieu des années 1970 (Warin,1997 ; Weller, 1998 et 2010). La figure de l’usager est mobilisée pour légitimer la révision de procédures defonctionnement, ciblant deux catégories d’agents : lesprofessionnels et les fonctionnaires situés à la based’une pyramide hiérarchique (agents d’accueil, instructeurs de dossiers, guichetiers…). D’une part,l’importance de la satisfaction de l’usager permet decontester l’autorité acquise par les professionnels ausein des organisations administratives. Ceci conduit àrenforcer le rôle des managers dans ces organisations(Le Bianic et Vion, 2008 ; Evans, 2011).

D’autre part, la légitimité a priori d’une nécessaireréduction des délais d’attente (aux urgences, au gui-chet d’une administration…) permet de renforcer lecontrôle exercé sur les échelons subalternes, quiéchappaient parfois à la supervision de la hiérarchie(Bezes, 2005 ; Lipsky, 2010) en introduisant des critères de productivité (Belorgey, 2013).

Encadré 1

Les maisons départementales des personnes handicapées

Les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) ont été instituées par la loidu 11 février 2005 pour l'égalité des droits et deschances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Depuis le 1er janvier 2006,elles remplacent les commissions techniquesd’orientation et de reclassement professionnel(Cotorep) chargées des populations handicapéesadultes, et les commissions départementalesd’éducation spécialisée (CDES), chargées desenfants, commissions placées sous la tutelle del’administration déconcentrée de l’État.Juridiquement, les MDPH sont des groupementsd’Intérêt public (Gip) sous tutelle du conseil général.Ce dernier dispose de la moitié des voix au sein del’organe dirigeant du Gip, la commission exécu-tive (Comex). Les Comex comprennent également25 % de représentants des associations de personnes handicapées et 25 % de représentantsde l’État et des partenaires sociaux (caisse primaired’assurance maladie, caisse d’Allocations fami-liales). Le président du conseil général nomme ledirecteur de la MDPH et préside la Comex. Ausein des MDPH, une commission des droits et del’autonomie des personnes handicapées (CDAPH)décide de l’attribution de prestations et de cartesde priorité ainsi que de l’orientation des adultes et des enfants vers des secteurs spécialisés d’édu-cation ou de professionnalisation. La CDAPH est composée de vingt et un membres, dont sept représentants d’associations de personneshandicapées.

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La littérature décrit donc une opposition entremodernisation par l’usager et résistance des bureau-craties. Cet article invite à dépasser cette oppositionpour envisager l’émergence du souci de l’usagercomme le produit de luttes internes aux organisationsadministratives : elle constitue la solution proposée àun problème de gouvernement de l’administration.La thèse défendue ici est que les délais sont la consé-quence de la transversalité croissante du travailadministratif. Ils constituent des marqueurs de la responsabilité de chaque segment administratif dansle traitement du dossier d’un usager.

Trois hypothèses peuvent successivement être envisagées pour expliquer la force de l’injonction au respect des délais. La première décrit l’importancede la contrainte des délais par l’urgence des situationsdes usagers. Les disparités locales dans la réponse à cette injonction ne peuvent toutefois pas être expli-quées par ce critère. Une deuxième hypothèse peutalors être mobilisée : le respect des délais a été progressivement défini et approprié par les diffé-rentes composantes en tension dans les organisationsadministratives, comme le critère permettant d’éva-luer la qualité du travail réalisé. Les professionnels etles managers souhaitent montrer l’efficacité desméthodes qu’ils promeuvent : ils contribuent alors à asseoir comme indicateur d’évaluation de leur activité les délais de réponse aux demandes des usagers. Ces conflits internes aux organisations peuvent toutefois être la traduction d’un conflitopposant différentes organisations. Alors que latransversalité du travail administratif structure l’actionpublique, fabriquant des « mondes locaux de production des droits » (Baudot et Revillard, 2014)en tissant des liens d’interdépendances entre seg-ments administratifs, les délais peuvent apparaîtrecomme un moyen d’entretenir la « réputation » desorganisations administratives (Carpenter, 2010) et demarquer les responsabilités propres de chacune.Respecter les délais permet aux organisations admi-nistratives – en l’occurrence, les MDPH – de définirleur périmètre de compétences, de se préserver (ounon) des interventions extérieures et de construireleur autonomie.

Répondre à l’urgence des situations

La prise en considération des délais de traitementpeut tout d’abord se comprendre comme la consé-quence des situations humaines soumises à l’évalua-tion des MDPH. Pour ne pas mettre davantage enpéril des situations humaines très fragiles, les MDPHsont amenées à distinguer, à l’intérieur de la mêmecatégorie administrative de handicap, des probléma-tiques différentes. Les procédures de traitementappliquées par l’administration diffèrent en fonctiondes situations de vie réelles. La capacité des institu-tions à trier et à différencier rapidement leurs

administrés leur permet d’éviter les scandalespublics et de travailler à leur propre légitimation.

L’insupportable attenteLa question des délais apparaît comme une nécessitécompte tenu de la situation des personnes que lehandicap place dans une situation intenable :absence de place dans un établissement spécialisé,précarité de revenus, défaut d’assistant de vie scolaire qui empêche la scolarisation. Les cas sontnombreux et les situations humaines auxquelles sontconfrontés les agents des MDPH, au guichet ou àl’évaluation des dossiers, sont souvent marquantes.

MDPH T – agent de guichet, novembre 2012– Enquêteur : Vous avez essayé de pousser le dos-sier ?– « Oui. Mais il n’y a pas de réponse. J’attends toujours le retour de mail. On ne nous donne mêmepas de réponse. C’est ça, en fait, qui est frustrant àl’accueil : c’est qu’on a l’impression de faire deschoses, mais en retour on n’a pas de réponse, doncdu coup on ne sait pas si ça a été fait, si ça n’a pasété fait. […] ».– Enquêteur : Comment vous pouviez faire pouraider les gens ?– « J’appelais ou je montais [dans les étages, où setrouvent les services d’instruction des dossiers].Après, ce sont des situations urgentes aussi. Parexemple, une rupture d’allocations, des personnes

Encadré 2

Éléments méthodologiques

Les résultats présentés dans cet article sont issusd’une recherche réalisée dans le cadre d’un finan-cement conjoint de la Mission Recherche de ladirection de la recherche, de l’évaluation, desétudes et des statistiques (MiRe/Drees – ministèredes Affaires sociales et du ministère du Travail) etde la Caisse nationale de solidarité pour l’autono-mie (CNSA). Cette enquête collective, menée avecNicolas Duvoux, Aude Lejeune, Gwenaëlle Perrieret Anne Revillard, comparait le fonctionnement dequatre MDPH (anonymées, désignées S, T, U, V)sur la base d’une enquête qualitative s’appuyantessentiellement sur des entretiens et des observa-tions. L’objectif était de décrire les relations entreles différents niveaux d’action publique, en décri-vant le fonctionnement des instances nationales :direction générale de la cohésion sociale (DGCS),CNSA. Au total, deux cent douze entretiens ont étéréalisés entre novembre 2011 et janvier 2013. Auprintemps 2014, des entretiens complémentairesont été effectués dans deux MDPH (citées M et N).Dans cette contribution, sont exploités des entre-tiens réalisés avec les agents des MDPH et desagents appartenant à des institutions partenaires dela MDPH (essentiellement les directions PersonnesAgées – Personnes Handicapées du conseil géné-ral et la direction départementale de la cohésionsociale).

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qui n’ont plus de revenus, qui sont obligées de faireune demande de RSA [revenu de solidarité active],ça prend un mois et demi pour avoir une réponse ; iln’est peut-être pas dit qu’ils l’auront. Voilà. C’est leurpaye. Nous, on a notre paye, eux, l’allocation est leurpaye. Ces personnes-là, on essaye de se battre pourqu’elles aient un minimum de revenus quandmême » (4).

Attribuer les prestations dans un délai raisonnablesemble être une marque de la qualité de service dueaux usagers, une exigence liée à leur précarité. Uneréponse dans les temps peut éviter des situations difficiles. La misère, davantage que le droit, constitueici la raison d’une accélération du travail administra-tif. Cette présentation correspond à l’injonction faiteaux usagers de décrire leur situation. L’individualisationdes politiques sociales (Astier, 2001) accrédite lesrécits fondés sur des registres plus émotionnels quebureaucratiques (Fassin, 2000). La problématique del’urgence se fait d’autant plus sentir dans le cas des maladies chroniques et mentales qui ont été intégrées au champ du handicap en 1975 (Henckes,2012). Les malades du cancer, du sida ou de maladies évolutives peuvent bénéficier de la PCH.Mais les financeurs de ces prestations (particulière-ment les conseils généraux) exigent des visites àdomicile qui impliquent des délais d’instruction pluslongs que ceux constatés pour les autres demandes.La question des délais confronte alors les « guichetsuniques » que sont les MDPH à la diversité des situations humaines subsumées par la catégorieadministrative de handicap (Buton, 2009 ;Chauvière, 1980).

La catégorie administrative de « handicap » regroupeen effet des situations diverses. L’émergence de l’ur-gence contraint les organisations à devoir différencierles modes de traitement et à générer des procéduresaffinées. L’application de la procédure standard à ces personnes a donné lieu à des situations trèsdéstabilisantes pour les patients et les travailleurssociaux, comme le disent cette femme médecin etdeux assistantes sociales qui travaillent au sein d’uneéquipe d’évaluation dans une antenne décentralisée duconseil général. Ces personnels racontent avoir proposé, dans les premiers temps de la mise enœuvre de la loi du 11 février 2005, à une personnemalade du cancer un « projet de vie », soit la pièceadministrative qui doit permettre d’adapter le pland’aide (le « projet personnalisé de compensation » –PPC) aux besoins et à la situation de handicap de lapersonne (Vidal-Naquet, 2009 ; Vidal-Naquet et al.,2011).

Entretien collectif – Département S, novembre 2011– Travailleuse sociale 1 : « La loi venait de sortir, onparlait de projet de vie, c’était assez innovant parcequ’on prenait en compte le projet de la personne, etc’est vrai qu’aujourd’hui on a un peu plus de recul etc’est peut-être ça qui me permet de me dire que leprojet de vie c’est un grand terme qui veut dire qu’onprend en compte le projet de la personne et qui est parfois déplacé, pas adapté à la situation. Onpourrait donner plein d’exemples. Mais quand onarrive, comme tu disais, ‘‘sur des pathologies de cancer’’, où on sait que le pronostic est très engagé,que la personne le sait, évidemment, cela ne passepas bien de parler de projet de vie ».

(4) Entretien réalisé par Gwenaëlle Perrier.

Encadré 3

L’action publique à destination des personnes handicapées en France est encadrée par les lois de1975 et par la loi du 11 février 2005. Cette dernière loia proposé une définition du handicap, comme « toutelimitation d’activité ou restriction de participation à lavie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle,durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psy-chiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santéinvalidant ». Cette définition ne définit plus le handicapuniquement par la déficience de l’individu, maispointe le rôle d’un environnement non accessible dansla production du handicap. Ce texte reste toutefois endeçà des revendications associatives qui, dans la lignéedes mobilisations menées aux États-Unis et dans d’autresÉtats européens depuis les années 1990, demandait lareconnaissance du « modèle social » du handicap, selonlequel le handicap est la conséquence de l’inadaptationde la société, pointant ainsi la responsabilité de celle-ci.

Ces lois définissent un dispositif complexe, relevant àla fois de la Sécurité sociale (pour les dépenses liéesaux accidents du travail et le financement de certainsétablissements spécialisés), de l’État et de la solidariténationale (pour le financement de l’allocation auxadultes handicapés, financée par l’État et versée par lescaisses d’Allocations familiales, qui constitue une allocation visant à compenser les difficultés d’accès aumarché du travail) et des conseils généraux (qui financentcertains établissements, ainsi qu’une partie de la prestation de compensation du handicap, prestationcréée en 2005 et pour compenser l’accessibilité insuffisante de l’individu à la vie sociale). Le dispositifd’action publique concerne aujourd’hui les enfants et les adultes (jusqu’à l’âge de la retraite), dont lessituations sont examinées par la maison départemen-tale des personnes handicapées. Ces politiques visentainsi, officiellement, à l’inclusion des personnes handi-capées, à l’école ordinaire ou dans le milieu ordinairede travail.

Les politiques du handicap en France

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(5) Entretien coréalisé avec Gwenaëlle Perrier. L’ensemble des autres entretiens mentionnés dans l’article sont de l’auteur.(6) Voir : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000241217&dateTexte=vig (page consultéele 7 décembre 2014).(7) Voir : http://www.mdph-971.fr/fiches-pratiques/PDF/Fiches_CNSA/FicheCNSA_procedure_d’urgence.pdf(8) Rapport d’activité MDPH T, 2010, p. 15.(9) Voir : http://www.liberation.fr/societe/2013/10/10/handicap-les-familles-ne-veulent-pas-de-l-argent-mais-une-solution_938504

– Médecin : « C’était terrible, cette femme, qui estdécédée depuis, qui avait un cancer du pancréas ».– Travailleuse sociale 2 : « On était retournéesensemble après pour la deuxième visite, et en faitj’avais été sollicitée, je ne sais plus par quel biais, etpuis elle n’était pas en capacité de se déplacer doncj’y étais allée en me disant : ‘‘on va faire formuler lademande et puis je ferai l’évaluation dans la foulée’’.On remplissait le dossier ensemble et puis, arrivé auprojet de vie, je dis : ‘’écoutez, je vous laisse le soind’y mettre ce que vous voulez et vous me le retour-nerez’’. Elle me l’a retourné comme ça : ‘’un projetde mort, je n’ai rien à vous dire là-dessus’’ » (5).

Différencier les situationsLa diversité des situations a incité les MDPH à adapter leurs procédures à ces urgences. Alors que la situation de handicap est définie à partir de dif-ficultés absolues ou graves « définitives ou d’unedurée prévisible d’un an » (Code de l’action socialeet des familles, annexe 2-5), le fait que la catégoriede handicap incorpore les maladies chroniques aamené les MDPH à envisager une temporalité diffé-rente pour plusieurs situations. Précisant une dispo-sition prévue par la loi du 11 février 2005, un arrêtédu 27 juin 2006 spécifie, à son article 2, les condi-tions de reconnaissance de la procédure d’urgence.Cet arrêté établit que « la situation est considéréecomme urgente lorsque les délais d’instruction etceux nécessaires à la commission des droits et del’autonomie des personnes handicapées, pour prendre la décision d’attribution de la prestation decompensation, sont susceptibles soit de compromettrele maintien ou le retour à domicile de la personnehandicapée ou son maintien dans l’emploi, soit del’amener à supporter des frais conséquents pour elleet qui ne peuvent être différés » (6).

Les MDPH ont donc intégré à leur fonctionnementdes procédures spécifiques pour gérer les dossiersurgents. Ces solutions peuvent être plus ou moinscodifiées, même si des injonctions incitent à leur formalisation croissante. La Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) a ainsi produitune fiche synthétique de la procédure d’urgence (7).Dans une MDPH, le personnel de l’accueil, en dépitde son absence de compétences médicales, estchargé, à partir de mots-clés (noms de pathologies,noms de médecins) et de marqueurs (l’en-tête d’unservice de l’hôpital), d’identifier les situations poten-tiellement urgentes et de les transmettre directementau coordonnateur de l’équipe pluridisciplinaire quiles enverra aux évaluateurs pour une évaluation prioritaire. Dans une autre MDPH, la différenciationde ces procédures est plus formalisée. Elle est men-

tionnée dans le rapport d’activité : « Les délais d’éva-luation sont extrêmement variables selon les situations.Un rang de priorité est déterminé lors du premierregard médical, à partir duquel le travail est distribué àl’équipe ; ce rang peut être modifié à la demande de l’usager ou d’un service. La réactivité de l’équipepour les maladies à évolution rapide est désormaisgarantie ; à l’autre extrémité du tableau se trouvent les situations à la limite de l’éligibilité » (8).

Dans cette présentation que l’institution effectued’elle-même, le temps mis à traiter le dossier corres-pond aux besoins de l’usager. Plus ces besoins correspondent aux missions de l’institution, pluscelle-ci peut accélérer ses procédures et faire preuved’efficacité : elle est dessinée pour répondre à cetype d’urgence. À l’inverse, plus le dossier est éloi-gné des préoccupations de l’institution (« à la limitede l’inéligibilité »), moins son traitement est priorisé.En effet, l’absence de réponse à une situation urgentemenace l’institution. « L’affaire Amélie », du nom decette jeune fille atteinte du syndrome de Prader-Williet laissée sans solution de prise en charge institution-nelle (9), a contraint, en octobre 2013, à la définitionde nouvelles procédures, destinées cette fois aux« situations critiques », selon le terme employé par lesecrétariat d’État aux personnes handicapées.L’introduction du critère du délai – il ne s’agit pas icid’en discuter la légitimité – conduit les organisationsà différencier les situations à l’intérieur des popula-tions dont elles ont la charge.

Toutefois, ce processus de différenciation des situa-tions met les organisations en difficulté. D’une part,la distinction de situations plus urgentes que d’autresmenace la stabilité du compromis qui réunit, au seindes instances de la MDPH, les différents acteurs-clésde ce secteur de politique publique. Associatifs,représentants de l’État et du conseil général siègentau sein de la commission exécutive (Comex) et de lacommission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées (CDAPH). Les représentantsdu conseil général ne souhaitent pas nécessairementprioriser les dossiers d’évaluation de PCH que leconseil général contribue à financer, et préfèrent procéder à une évaluation pointue des situationspour ajuster le montant de la prestation financée à lasituation réelle. L’allongement des délais aboutit àdécaler dans le temps le paiement des prestations età reporter sur de futurs exercices budgétaires leurversement. Le monde associatif peut également êtredivisé dès lors qu’il s’agit d’établir une distinctionentre types de handicap, les situations les plus stabilisées étant alors traitées avec encore plus deretard.

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(10) Voir Rapport 2006 CNSA – précisions de la mission CNSA, p. 24.(11) Voir : http://www.performance-publique.budget.gouv.fr/farandole/2012/pap/pdf/PAP2012_BG_Solidarite_insertion_egalite _des_chances.pdf, p. 98.(12) Rapport d’activité MDPH V, 2009, p. 2.(13) Source : Synthèse des rapports d’activité 2009 des MDPH, CNSA, 2010, p. 19.(14) Rapport Briet-Jamet, 2004, p. 11.

En hiérarchisant les situations de handicap, la forma-lisation des procédures d’urgence et de tri des dossiers en amont de l’évaluation peut donc devenirune procédure générant des conflits entre acteursappelés à coopérer. Par ailleurs, la distinction de procédures urgentes limite la possibilité de mise enplace de procédures standardisées à l’origine desgains de productivité dans ces organisations adminis-tratives. Dans une MDPH, la « référente insertionprofessionnelle » (Rip), chargée de l’évaluation de lapartie « emploi » des dossiers commente ainsi ce quiest labellisé « urgent » : « Un signalement pour untraitement en urgence, ca peut venir d’une profes-sionnelle, de l’accueil ou de l’extérieur, d’un CAPEmploi. […] Ça fait à peu près trente dossiers parsemaine. Depuis une semaine, je ne fais que de l’urgent. Tout devient urgent au bout d’un moment ».(MDPH M – Entretien avec une Rip, février 2014).

La prise en considération de situations urgentescontraint les organisations à hiérarchiser entre leursensibilité à l’insupportable des situations et la préservation de leurs logiques de fonctionnement.Cet arrangement pragmatique est donc effectué sous injonction contradictoire : traiter les situationsurgentes en priorité tout en maintenant des délais moyensinférieurs à la prescription légale dès quatre mois.

La contrainte des délais

Le respect de la contrainte des délais est une injonc-tion faite aux MDPH, qui ont été en partie dessinéesen mobilisant l’argument de l’efficacité. Le critèredes délais est le premier indicateur de leur efficacité.Il a été progressivement approprié par les organisa-tions et intégré dans les batailles de juridictions(Abbott, 1988) que se livrent managers et profession-nels en leur sein.

L’indicateur de l’efficacité du travail de l’organisationLe respect des délais constitue aujourd’hui le premierdes indicateurs de l’efficacité du travail des MDPH. Ilest présent dans les indicateurs de la Loi organiquerelative aux lois de finances (Lolf), dans les missionsconfiées à la CNSA, agence d’expertise et caisse definancement des politiques de dépendance (10) ainsique dans les préoccupations des MDPH, telles queperçues à travers leur rapport d’activité. Dans les indi-cateurs de performance de la Lolf, le critère des délaisest le premier présenté au titre du programme 157 (11).

Dans les rapports d’activités des MDPH, les critèresde délai sont les premiers à être indiqués : « Réduireles délais de traitement des demandes : il s’agit de

l’objectif principal et permanent de la MDPH. Pourla première fois, le délai moyen de traitement, toutesdemandes confondues, est passé sous la barre des quatre mois : 3,67 mois. Cela a été permis grâce àd’importants efforts d’optimisation des procédures,alors que le nombre de demandes poursuivait sonaugmentation » (12). La valorisation de cet indicateurde durée de traitement de dossier ne va pas toutefoissans masquer d’importantes difficultés dans sa fabri-cation. Dans sa synthèse des rapports d’activité 2010des MDPH, la CNSA note que la construction de cetindicateur est problématique : « Il y a en effet des différences de pratiques dans la manière de quanti-fier les délais, notamment sur leur date de début, soitau jour du premier dépôt de la demande, soit aprèsque le dossier a été déclaré complet » (13).

Cet indicateur est donc central dans le travail desMDPH. La question des délais a été l’un des argu-ments mobilisés pour appuyer la création des MDPHen remplacement des Cotorep (commissions tech-niques d’orientation et de reclassement professionnel)et des CDES (commissions départementales de l’éducation spéciale placées sous la tutelle de l’administration déconcentrée). À compter de la loidu 11 février 2005, cette organisation est remplacéepar un système territorialisé, sous la tutelle du conseilgénéral. À l’origine de la mise en place de la Caissenationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) etde la préfiguration des MDPH, le rapport Briet-Jametévoque ainsi les délais beaucoup trop longs desCotorep (qui étaient davantage visées que les CDES) :« S’agissant des personnes handicapées, l’organisa-tion administrative actuelle ne leur offre pas toute la qualité de service qu’elles sont en droit d’en attendre. De fait, plusieurs éléments concourent àcette faiblesse, au nombre desquels il faut compter :les délais d’attentes parfois très longs (6 / 8 mois)entre le dépôt de la demande en Cotorep et la déci-sion » (14).

La question des délais est donc au cœur du proces-sus de légitimation de ces nouvelles institutions, quidoivent offrir une nouvelle qualité de service auxusagers. Le critère de délai, anticipation des attentesdes usagers, devient une injonction managériale.« Charge après à chacun d’entre nous, à chaqueniveau, que ce soit les cadres : donc, moi sur lescadres, les cadres sur leurs équipes, et puis leséquipes, mais voilà. On a des délais, on a descontraintes, on a des obligations envers nos usagers »(MDPH S, directeur, septembre 2012). Toutefois, cettedéfinition des besoins des usagers comme étant celuidu délai rapide de traitement mobilise une figurespécifique de l’usager et de ses attentes. Commentcette représentation de l’usager – auquel il faudrait

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(15) Robert Castel (Castel, 2011, p. 121) notait que la catégorie administrative de handicap devait être pensée de façonrelationnelle, en fonction des liens de superposition, d’euphémisation ou de substitution qu’elle pouvait entretenir avecd’autres catégories de l’intervention sociale.(16) Synthèse des rapports d’activité 2010 des MDPH, CNSA, 2011, p. 20.

apporter une réponse dans les temps – s’est-elle affirmée dans les MDPH ?

L’appropriation conflictuelle des délaisL’introduction des délais dans les administrationspeut être décrite comme celle d’une techniquemanagériale de gouvernance des organisationsadministratives. Elle correspond, en effet, à unevolonté de soumettre à des impératifs de productivitéle travail des agents. Face à cette injonction, les professionnels ont résisté en intégrant la contraintedes délais, contribuant ainsi à en asseoir l’autorité.

Justifier l’accélération du travail administratifLe retard accumulé (supérieur au moment de l’en-quête dans la MDPH T à celui de la Cotorep) pro-vient essentiellement – selon la direction de cettestructure – d’un afflux de dossiers non pertinents.Selon la direction de la MDPH T, ses personnels peuvent se mobiliser et prioriser le dossier en fonc-tion de son urgence. En revanche, la MDPH T estconfrontée – à la manière des caisses d’Allocationsfamiliales (Caf) analysées par Vincent Dubois aumoment de leur prise en charge du revenu minimumd’insertion (Dubois, 1999) – au « débordement dusocial » (Warin, 2002, p. 109 ; voir aussi plus large-ment Jeannot, 1996). Les politiques du handicapn’ont jamais été définies comme des politiques« sociales ». Elles ont été structurées par une problé-matique médicale ou environnementale (notammenturbaine) et par différenciation d’avec d’autres formesd’inadaptation (Chauvière, 1979 et 1980) (15). Danscertains départements, les agents de guichet et lesprofessionnels sont ainsi amenés à distinguer, dans leflot des dossiers, ceux qui relèvent du « handicapsocial » et ne sont donc pas du ressort de la MDPH.Dans le département T, l’incertitude des frontièresdessinées par la catégorie d’action publique seremarque dans le taux important de bascule entre lerevenu de solidarité active (RSA) et l’allocation auxadultes handicapées (AAH). Cette incertitude se ressent au guichet et est décrite comme affectant la qualité du travail : « L’accueil, il n’y a pas grand-chose à dire. C’est surtout savoir où en est le dossieret les aider à le remplir. On ne les aide pas dans leursdémarches extérieures, à chaque fois on les renvoiesur des assistantes sociales parce que, si on devaittraiter les impôts ou la sécurité sociale, etc., on ne s’ensortirait pas » (MDPH T, agent de guichet, septembre2012).

Les MDPH cherchent à limiter ce « débordement dusocial » sur leurs pratiques en établissant une distinc-tion claire entre les politiques du handicap et lespolitiques sociales. « Guichet unique du handicap »aux termes de la loi du 11 février 2005, les MDPHentendent être uniquement le guichet du handicap.

La MDPH segmente donc dans les demandes cellesqu’elle peut traiter. La MDPH T a ainsi renforcé sesliens avec les autres institutions du social, tout parti-culièrement les centres communaux d’action sociale(CCAS), afin qu’ils trient en amont les usagers, en distinguant les situations de handicap des situations« sociales ». Ce faisant, elle remet en cause son périmètre : être l’institution chargée de définir etd’évaluer les situations de handicap.

MDPH T, responsable de pôle, septembre 2012– « Les gens viennent au guichet du CCAS en disant :‘‘Je viens faire un dossier pour la MDPH’’, on leurdonne le dossier pour la MDPH et le CCAS les aideparfois à remplir […] et il dit : ‘‘Il y a un handicap etil voudrait une aide ménagère’’».– Enquêteur : Ils devraient savoir que ça ne va pasmarcher, c’est ça ?– « Oui. C’est exclu. Parentalité, ménage, c’est exclu.Les agents devraient être formés à la législationsociale, il me semble. Quelqu’un qui demande unereconnaissance de qualité de travailleur handicapé,qui demande un reclassement professionnel à quil’on dit : ‘‘c’est pas la peine de cocher quel métiervous faisiez ni quel métier vous avez envie de faire’’,on ne pourra pas traiter sa demande. Et la Cram[caisse régionale d’assurance maladie], le servicesocial qui a comme priorité la prévention de la désinsertion professionnelle, qui a une conventionavec nous pour l’évaluation des besoins de la per-sonne handicapée [...] nous dit : ‘‘dépêchez-vousparce que sinon elle va être licenciée’’ ; ‘‘Oui, maisil faisait quoi ? Il veut faire quoi ?’’ ; ‘‘Je ne sais pas,j’ai pas demandé’’ ».

Cette MDPH présente des délais parmi les plus longsde France. Elle est aussi l’une de celles qui remet leplus en cause l’obligation qui lui est faite de répon-dre en des délais courts aux demandes des individus.Elle oppose alors rapidité et qualité de la prise dedécision. Dans son rapport d’activité, la CNSAreconnaît qu’il n’y a pas nécessairement équivalenceentre respect des délais et respect des droits de l’usa-ger : « Sujet qui donnait lieu à de très fortes critiquesdans l’ancien dispositif, spécialement pour lesCotorep, les délais de traitement des demandes res-tent l’un des indicateurs significatifs de la qualité du service rendu. Cet indicateur doit toutefois êtrerelativisé, car rapidité ne saurait être synonyme dequalité dans l’étude de toutes les demandes » (16). LaMDPH T mobilise donc une figure de l’usager quin’est pas celle promue par la logique managériale.L’usager aurait des attentes qui ne seraient pas uni-quement réductibles à une question de service rendudans les temps. Le handicap serait une question spécifique qui mérite un temps de réflexion. Toutesles demandes ne pourraient donc être traitées en

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quatre mois. « En 2010, l’équipe pluridisciplinaireadultes a achevé de se qualifier sur l’ensemble desprestations et services relevant des compétences de la CDAPH et peut désormais conduire des évaluations globales. Ainsi, la MDPH est à jour pourengager l’évaluation des demandes d’orientation enétablissement médico-social, mais sauf urgence, cetravail dépasse souvent le délai légal car il s’agit pourl’usager et ses proches de prendre des décisionslourdes de conséquences » (17).

Dans cette MDPH T, afin de résorber les stocks dedossier en attente, l’encadrement réfléchit égalementà l’introduction de nouvelles procédures. Les évaluateurs devraient ainsi être amenés à traiterdavantage de dossiers, notamment en renouvelantsystématiquement des cas indiscutables [« un sourdcongénital, il n’entendra jamais » (18)], sans s’enquérird’éventuelles modifications de la situation sociale.Ce renouvellement pourrait être fait par les secré-taires médicales ou par les instructeurs/instructrices.En dépit de l’absence de qualification médicale oude travailleurs sociaux, ces agents pourraient identifier dans les stocks de dossier des situationsméritant un traitement accéléré du fait de l’absenced’hésitation sur les résultats de l’évaluation. Cettepolitique d’urgence amène à déprofessionnaliserl’évaluation du handicap. En entretien, une respon-sable de pôle dans la MDPH T affirme clairementcette déprofessionnalisation de l’expertise, accessi-ble à tous :

MDPH T, responsable de pôle, septembre 2012– « Je trouve que c’est la difficulté de fonctionnementde l’équipe : c’est que tout le monde est à côté deson métier d’origine et que tout le monde regrette dene pas exercer son métier (les médecins ne font pasde clinique ; les travailleurs sociaux ne font pas d’accompagnement ; les ergothérapeutes ne font pas de rééducation ; les psychologues, pareil) et ilsveulent tous de l’entretien individuel ».– Enquêteur : Histoire de recoller aux techniquesparce que, finalement, c’est comme ça qu’ils sontformés et qu’ils sont professionnels. C’est ça qui lesdéfinit comme professionnels.– « C’est ça. Du coup, ils ont beaucoup de mal àaccepter, c’est eux qui ne veulent pas faire l’évalua-tion niveau 1, dire : ‘‘oui, là, taux supérieur à 80’’alors que le guide barèmes est extrêmement simpleet accessible à un non-médecin. Je ne suis pas méde-cin, je sais prononcer un taux d’incapacité sanserreur (j’ai fait le stage). Et, effectivement, quand onfait le stage en public mixte, tout le monde sort lesmêmes conclusions dans les exercices pratiques sanserreur ».

Cette option qui vise à résorber le stock de dossiers

en souffrance – au prix de la mise en place de procédures spéciales – a aussi été expérimentée dansla MDPH U. Elle a provoqué une vive résistance dela part des évaluateurs : « Je suis à des premièresdemandes qui datent du mois de juin [entretien réa-lisé au mois de décembre]. Donc, on est hors délais,on en est désolé. Mais voilà. Et ça, c’est cetteréflexion qu’on doit avoir en se disant : ‘‘commentest-ce qu’on peut faire ?’’. Alors, soit on accepte queça soit, pour moi, moins de qualité, mais, moi, je nepeux pas faire comme ça. Après, chacun faitcomme… Soit on ne se bat pas pour » (MDPH U –médecin MDPH, décembre 2011).

L’opposition entre la qualité et l’efficacité est icimobilisée pour s’opposer au critère des délais. Enopposant une évaluation rapide et gestionnaire à uneévaluation de qualité et professionnelle, les agentsdes MDPH indiquent que la question des délais est la traduction d’enjeux professionnels et organisa-tionnels.

Les délais : capacité discrétionnairecontre contrôle des bureaucratiesCe mécanisme de déprofessionnalisation est l’unedes caractéristiques du New Public Management (LeBianic et Vion, 2008). Il se repère également dans lesobjectifs et dans la mise en œuvre de la loi de 2005.Cette loi a été présentée par ses promoteurs commel’introduction, dans les politiques publiques fran-çaises, du modèle social du handicap (Oliver, 1996).Cette approche ne définit plus le handicap comme laconséquence d’une déficience personnelle maiscomme le résultat d’une interaction avec un environ-nement inadapté. Cette perspective remet en causele monopole médical sur l’évaluation des situationsde handicap et privilégie une « approche globale ».Traduction de ce changement de paradigme, l’éva-luation est confiée – aux termes de la loi – à deséquipes pluridisciplinaires d’évaluation. En forçantmédecins, travailleurs sociaux, ergothérapeutes àcoopérer au sein d’une même instance d’évaluationau nom d’une évaluation globale de la situationconcernée, l’instauration des MDPH vient remettreen cause des monopoles (notamment médicaux)solidement établis. Ceux-ci avaient la capacitéjusqu’alors d’accorder le rythme de travail de l’insti-tution à leurs propres tempos. L’organisation desplannings, des réunions, des commissions étaitconditionnée par l’emploi du temps des médecins.Denrée rare, ceux-ci ne travaillent pas à plein tempsdans la structure. Leur présence étant toutefoisnécessaire, c’est donc leur emploi du temps quidétermine celui de l’organisation. L’enquête réaliséemontre sur ce point que les professions sont effecti-vement remises en cause par les nouvelles méthodesde travail promues au sein des MDPH. Ceci est tout

(17) Rapport d’activité 2010 MDPH T, p. 15.(18) Responsable de pôle adulte – MDPH T, septembre 2012.

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particulièrement contraignant pour ceux qui, de par leurs compétences professionnelles, disposaientjusqu’alors d’une certaine discrétion dans la façondont ils traitaient leurs dossiers. Les médecins étaientles seuls à pouvoir connaître le dossier médical. Ilsétaient les seuls à pouvoir solliciter, d’égal à égal,entre confrères, des informations d’un autre médecin(autrement et plus rapidement que par les procé-dures officielles de sollicitation d’avis médicaux).Cette discrétion pouvait se visualiser dans des moda-lités d’attribution de prestation. Un des interlocuteursà la direction générale de la cohésion sociale(DGCS) explique ainsi que le taux important d’AAHdans certains départements pouvait être lié à l’absencede contrôle des pairs sur le travail médical : « Il y a desdépartements où on avait 80 % d’AAH 1 (19), voiremême plus, 85 % [...], on ne sait pas pourquoi, c’estcomme ça. Et puis, à force de chercher, de rentreraussi dans les mémoires de la MDPH, on s’est aperçuque, pendant des années, l’équipe pluridisciplinairec’était un médecin, et un médecin qui ne s’yconnaissait absolument pas sur toutes les autres déficiences qui n’étaient pas dans son champ. Donc,par mesure de précaution, il a mis tout le monde àun taux d’incapacité supérieur à 80 %, et la CDAPH,qui ne savait pas de quoi il parlait, a validé cette pro-position-là d’un seul médecin, même pas de l’équipepluridisciplinaire – en tout cas, d’une équipe qui seréduisait à un seul médecin. Voilà l’explication d’un85-15, ou d’une augmentation très forte de l’AAH 1 »

(cadre de la direction générale de la cohésionsociale, décembre 2012).

La discrétion dont disposaient les médecins faisait decette profession un point de passage obligé pourtoute l’organisation. Cette position avait pour effet decontraindre l’ensemble de l’organisation à suivre leurrythme. Or, confrontés à une demande toujourscroissante, les MDPH ont fini par définir ces pointsde passage obligés comme des « goulets d’étrangle-ments », selon les termes du directeur de la MDPH T,qui rend la situation finalement comparable à cellequi prévalait du temps de la Cotorep. Elles ont progressivement mis en place des procédures permettant de contourner ce verrou médical. Cettesituation n’est bien sûr pas spécifique à la MDPH T.Dans la MDPH S, le rapport d’activité 2008 signalaitle même type de difficultés : « La vacance d’un poste de médecin se traduit par un allongement desdélais de traitement, principalement pour lesdemandes d’AEEH [allocation d’éducation del’enfant handicapé] » (20). Deux ans plus tard, dansla MDPH T, le rapport d’activité envisage la poursuitede l’effort entrepris pour réduire les délais, maisindique que « Ce chantier est toutefois engagé dansun contexte difficile sur lequel la MDPH n’a aucuneinfluence : la pénurie de médecins » (21).

Cette déprofessionnalisation de l’évaluation se traduit par la mise en œuvre de mécanismes quivisent à renforcer le contrôle de la direction sur lefonctionnement de la MDPH. Ceci passe par plusieurs éléments. La MDPH T a commencé à alleraussi loin que possible dans le contournement du« verrou médical ». Ainsi, dans la MDPH T, face à lapénurie durable de médecins, plusieurs décisionsont été prises, comme le renforcement des secréta-riats médicaux auxquels il est demandé de valider lesdossiers médicaux pour les simples renouvellementsafin de limiter autant que possible le nombre de dossiers soumis à l’évaluation.

Ce « renouveau du contrôle des bureaucraties »(Bezes, 2005) se traduit également par l’introductionde nouvelles modalités de travail. Le directeur de laMDPH R évoque la mise en place, en 2010, à sa demande, d’une charte de l’équipe pluridisciplinaire.Cette charte représente pour lui une affirmation del’ancrage de l’équipe pluridisciplinaire dans laMDPH et une défiance à l’égard de la « zone d’incertitude » (Crozier et Friedberg, 1977) que lesmédecins se sont constituée : « Oui, et puis aussi [lespédopsychiatres] avaient un pouvoir énorme. LaCDES, je vous dis, les décisions étaient prises entre lapédopsychiatrie et les médecins de l’Éducation natio-nale. C’étaient les deux organes qui géraient la CDES.[…] Jusqu’à preuve du contraire, c’est moi qui ai lamaîtrise de l’équipe pluridisciplinaire, donc c’est àmoi de leur imposer des choses. Ça, ils ont quandmême un peu de mal à le comprendre » (directeurMDPH S, janvier 2012).

Les professions résistent aux tentatives de reprise enmain managériales en intégrant ce critère du délai et,par conséquent, le respect des attentes des usagers.Le non-respect des procédures prévues peut êtremobilisé pour justifier un suivi plus personnel dudossier. Dans la MDPH T, l’introduction de critèresde recevabilité des dossiers (présence de quatrepièces nécessaires pour que les dossiers soient entrésdans le système de gestion électronique) aurait bloqué au guichet près de mille dossiers d’enfants enattente d’évaluation et d’orientation notamment dansdes établissements spécialisés.

Responsable pôle enfance, MDPH T, septembre2012– Enquêteur : Les consignes qui vous avaient été données, vous avez parlé de consignes, il y a undécalage entre les consignes et la réalité, lesconsignes…– « Les consignes c’est, par exemple, sur la receva-bilité des dossiers, au 1er janvier 2012 [la directrice] a dit : seuls les dossiers recevables seront enre-gistrés.

(19) L’AAH-1 désigne les AAH attribuées pour des taux d’incapacités situés au-delà de 80 %. Des règles différentes s’appliquent pour l’AAH-2, attribuée pour des taux compris entre 50 % et 79 %.(20) Rapport d’activité MDPH S, 2008, p. 7.(21) Rapport d’activité MDPH T, 2010, p. 10.

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Pour les familles, des dossiers recevables, elles nesavaient pas ce que c’était, donc pendant quatremois, tous les dossiers enfants qui arrivaient incom-plets à la MDPH ont été refoulés. Donc, moi, le31 avril, l’inspectrice d’académie est venue me voiren me disant : ‘‘on a reçu aucune notification’’. Oui,effectivement, je n’ai pas fait de notification, je n’aipas reçu de dossiers. Mais ils sont où les dossiers ? Etlà, je vais à l’accueil et je me rends compte qu’il y amille dossiers qui ont été renvoyés aux familles parcequ’ils n’étaient pas recevables. Juste parce que, dujour au lendemain, on a décrété un truc ; nous, onétait dans le déménagement, dans la réorganisation,on n’a pas du tout pris la mesure de ce qui se passait.Donc, entre avril et juin, j’ai dû arrêter, faire arrêter àl’accueil la recevabilité, récupérer tous les dossiersdes familles à la sauvage, les dossiers non receva-bles… ».– Enquêteur : que normalement vous n’aviez pas àtraiter…– « …que normalement, je n’avais pas à traiter, traiter les dossiers à la sauvage, ça a été un enfer paspossible, et le 4 juillet, en réunion de direction, [ladirectrice] m’a dit : ‘‘maintenant, c’est fini, tu remetsla recevabilité des dossiers’’. Voilà, c’est comme ça.Sans évaluer, sans vraiment mesurer en pratique ceque ça veut dire pour nous un dossier non recevable ».

Les professionnels et les managers mobilisent ainsi,tous deux, la figure de l’usager et de ses attentes en matière de délai. Cette lutte s’effectue autour del’organisation la plus apte à permettre une satis-faction des demandes des usagers et la réduction deleur temps d’attente. Dans cette tension, le critèredes délais est moins questionné qu’il n’est affichécomme un objectif commun aux différentes parties.

Le temps, marqueur de l’autonomie

Les délais s’imposent en mobilisant une figure del’usager et en s’inscrivant au sein des luttes internesaux organisations. Une troisième hypothèse doit êtreanalysée : les délais peuvent aussi être produits par lesconcurrences entre les différentes organisations demise en œuvre des politiques publiques. L’injonctionà la transversalité du travail administratif contraintces dernières à collaborer mais aussi à marquer leurpérimètre en définissant les responsabilités respec-tives de chaque organisation impliquée. Le critèredes délais permet de marquer ces responsabilités etd’établir la capacité des organisations à traiter le problème social pour lequel elles ont été créées.Mobilisé avec succès, le critère des délais peut devenir un argument de défense du périmètre desorganisations.

Réinitialiser les délaisLa mise en place des MDPH prévue par la loi du 11 février 2005 correspond à l’importation en France

d’une technique de gouvernance de l’administra-tion : celle du « guichet unique » (Bogdanor, 2005).Initiée dans les pays anglo-saxons, cette techniquevise à transversaliser les activités des organisationsadministratives opérant sur le même secteur de politiques publiques. Les MDPH sont en effet lafusion des services déconcentrés de l’État (Éducationnationale, cohésion sociale, emploi) dans une nouvelle organisation placée sous la tutelle duconseil général. La mise en place de ces guichetsuniques est toutefois largement incomplète. Dans lecas des politiques du handicap, la MDPH n’est pasla seule institution à intervenir. Les administrationsdéconcentrées de l’État, les services du conseil général et les acteurs associatifs, interviennent enmettant concrètement en œuvre les décisions prisespar la CDAPH de la MDPH (Baudot, 2013). Ces différents acteurs constituent un « monde local de laproduction des droits » (Baudot et Revillard, 2014).Au sein de cet espace, les relations sont de concur-rence et de coopération. De concurrence car, depuisleur création, les MDPH sont l’objet de projets deréforme persistants, visant notamment à en faire desservices du conseil général. Les MDPH sont juridi-quement des groupements d’intérêt public (Gip).Cette formule juridique permet d’instituer une dis-tinction entre l’évaluateur des prestations (la MDPH)et le payeur (le conseil général, l’État et les autresfinanceurs). Les tensions sont alors fortes pour pouvoir peser sur une prise de décision qui peutinfluer sur le volume de travail et les finances despartenaires. De coopération car ces différentes insti-tutions sont interdépendantes et leurs décisionsimpactent directement le travail de leurs partenaires.Ainsi, les décisions de la MDPH en matière d’attribu-tion de PCH affectent directement le budget duconseil général. À l’inverse, le fait que les établisse-ments spécialisés, en manque de place, ne puissentpas accueillir des individus pourtant dûment orientés, provoque une recrudescence d’appels et dedossiers à évaluer. Les MDPH souhaiteraient pouvoirdisposer des listes d’attentes en établissement pourpouvoir affiner leurs orientations tandis que lesreprésentants des établissements peuvent agir, ausein de la MDPH, sur la définition des orientations.Au sein de ce monde, les organisations doivent s’efforcer de délimiter leurs périmètres de compétencesalors même que la transversalité de la question traitée porte préjudice à l’étanchéité des frontièresentre chaque organisation. Ce mécanisme de protec-tion institutionnelle est pour partie assuré à traversdes indicateurs statistiques d’activité, dont le respectdes délais constitue l’un des éléments essentiels.

En affichant leur respect des délais, les organisationsse mettent à l’abri des tentatives prédatrices de leurenvironnement. Le changement de sigle et la nouveauté à la fois de la MDPH et de certaines prestations a pu, pendant les premières annéesd’existence des MDPH, constituer un argument

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(22) Rapport d'information n° 359 (2006-2007) de Paul Blanc, fait au nom de la commission des affaires sociales, déposéle 3 juillet 2007.(23) Rapport d’activité MDPH T, 2010, p. 48.(24) Les entretiens ne permettent pas de savoir si cette situation est ou non spécifique à ce département.(25) Entretien service du conseil général, département T, septembre 2012.(26) Rapport d’activité, MDPH T, 2010, p. 48.

pertinent pour justifier que les délais ne soient pasdavantage raccourcis. Dans son rapport en défensedes MDPH, le sénateur Paul Blanc indique, en 2006,que celles-ci ont été pénalisées par les retards héritésdes Cotorep : « Il convient d’abord de rappeler queles commissions des droits ont hérité d’un stockimportant de dossiers en retard issus des anciennesCotorep et CDES. Au 31 décembre 2005, à la veillede l’installation des CDAPH, ces commissions enre-gistraient en effet 586 114 demandes en attente, cequi correspondait environ à quatre mois de retarddans leur activité. Ce phénomène n’était d’ailleurspas nouveau, puisque le nombre de dossiers enattente en fin d’année dans les Cotorep et CDES avaitaugmenté de 30 % entre 1999 et 2005 » (22). Lanouveauté et la complexité de la PCH expliquentégalement le retard pris (23).

Définir les responsabilités, marquer l’autonomieLe (non-)respect des délais est un sujet qui peut affec-ter les relations entre les partenaires institutionnelsde la MDPH. Cet impact peut être positif, lorsque lesdélais sont respectés, ou négatif pour l’autonomie dela MDPH lorsqu’ils ne le sont pas. L’encastrement de la MDPH dans un réseau interdépendant conduità ce que les retards dans son travail affectent la situation des autres institutions partenaires. Le critèredes délais sert à clarifier les responsabilités face àl’enchevêtrement des processus décisionnels. Dansle département T, cet usage tactique du délai est misen évidence dans une controverse locale, opposantla MDPH à la direction « Personnes handicapées »du conseil général. Dans ce département, les PCHattribuées par la CDAPH ne sont pas toutes mises enpaiement (24). Dans le département T, le problèmedes PCH non acquittées – et donc dues par le conseilgénéral aux usagers – était, au moment de l’enquête,l’objet d’une vive controverse entre les services duconseil général et la MDPH. Le montant global deces PCH que le conseil général pourrait être amenéà acquitter serait d’environ douze millions d’euros (25).Sur cent demandes de PCH en aides humainesacceptées et attribuées par la MDPH, seules trente-trois seraient effectivement mises en paiement. Lacause de cet écart tiendrait au fait que, dans cedépartement, le regroupement des pièces adminis-tratives nécessaires à la mise en paiement (dont lerelevé d’identité bancaire) est assuré par les servicesdu conseil général et non par la MDPH au momentdu dépôt du dossier. Conscient des difficultés quepeut poser aux usagers le fait d’avoir à composer unedeuxième fois un dossier administratif pour une pres-tation pour lequel le droit a été reconnu, les servicesdu conseil général et de la MDPH s’affrontent sur le

point de savoir à quel moment de la demande cespièces devraient être demandées. La direction despersonnes handicapées du conseil général avancequ’il serait plus simple, du point de vue adminis-tratif, et plus efficace, du point de vue de l’effectivitédes droits, de collecter ces pièces dès la formulationde la demande. À l’inverse, pour la MDPH T, plus la complétude est exigée tôt, plus le nombre de dossiers irrecevables risque d’augmenter, ce quiaurait pour conséquence de retarder encore l’exa-men effectif des situations. Cela aurait égalementpour conséquence de procurer un surcroît d’activitépour la MDPH, pesant là encore finalement sur lesdélais de traitement globaux de la MDPH.

L’incertitude sur la procédure produit des tensions.La MDPH est alors réputée, dans les audiences insti-tutionnelles dans ce monde local, accumuler lesretards (26). Entre les deux services, qui dépendentl’un de l’autre pour réaliser leur travail, le conflitporte sur la responsabilité de chacun des servicesdans l’accomplissement de la part de mission qui luirevient. L’interdépendance entre les services tient à ladistinction entre le service payeur (le conseil général)et le service évaluateur (la MDPH), distinction quiassure que les droits ne sont pas attribués en vertud’une seule logique comptable. Mais cette distinc-tion produit une sévère restriction dans l’accès auxdroits des personnes handicapées, y compris lorsquele droit est accordé par la CDAPH.

Entretien cadre administratif, conseil général, dépar-tement T– Enquêteur : Si on entre dans le concret, qu’est-cequi n’est pas fluide dans ces relations ?– « Ça touche beaucoup, mais, ça, je pense que çan’est qu’un des symptômes, aux questions informa-tiques : ‘‘c’est mal instruit de votre côté et je ne peuxpas instruire de mon côté’’. Ça, c’est une premièrechose. Parce qu’on a quand même fait un protocole,il y a trois ans, de transmission des dossiers aprèsCDA [commission des droits et de l’autonomie despersonnes handicapées]. Puisque, après la CDA, lesdécisions sont prises, les dossiers sont transmis auxfinanceurs – donc, pour l’AAH : la Caf ; pour laPCH : le CG [conseil général]. Et il nous manque untas de pièces, à chaque fois. Enfin, d’abord les dos-siers sont transmis au compte-gouttes, il manque despièces alors qu’on a tout un protocole pour parvenirà payer dans les quarante-cinq jours après la CDA, etil n’est pas tenu du tout, du tout. En fait, on adécoupé le processus, enfin, voilà, les responsabilitésde chacun à chaque moment du processus, et onn’en sort pas. Ça fait trois ans et il nous manque lespièces. Et puis, le fond du fond c’est que [un cadre

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de la MDPH] considère qu’elle n’a pas à récupérerles pièces comptables. C’est vrai qu’elle n’a pas à lefaire mais, en même temps, du point de vue del’usager, c’est beaucoup mieux ».

Ces difficultés de transmission des dossiers dans lesdélais impartis mettent en porte-à-faux les guichetsdépendants du travail des autres guichets administra-tifs dans leurs relations aux usagers. Mais ces diffi-cultés dans la transmission et la complétude des dossiers posent également des problèmes de gestionbudgétaire des prestations sociales. Les délais dans letraitement des dossiers par la MDPH ont produit,dans ce département T (comme dans d’autres dépar-tements), une montée en charge de la dépense pluslente, qui continue à se faire sentir, tandis que, dansd’autres départements, les montants de la PCH tendent à se stabiliser. Cette montée en charge progressive a permis au département de faire face àla charge que représente la PCH sur les comptes dudépartement. La question des délais permet d’établirles responsabilités de chaque segment administratifdans une chaine de travail qui est moins « multi-niveau » que « multisite ». Cette chaîne de travailtend à rendre plus complexe l’attribution des respon-sabilités et la reddition des comptes. Dans les systèmes multiniveau, « there are risks of attributionerrors in responsability. Decisions are made in realityby actors other than those (the most visible) regardedas authorised decision-makers by the people or the affected communities » (Papadopoulos, 2010,p. 1035) (27). Le décloisonnement des « silos » admi-nistratifs, souhaité par les nouveaux formats institu-tionnels (Bezes et al., 2005) auquel répond la créationdes MDPH, finit par provoquer des modes de travailtransversaux qui limitent les capacités d’identificationdes responsabilités des différents segments admini-stratifs. La norme des délais permet de séquencer ànouveau, par le temps, les étapes de passage des

dossiers dans chaque bureau administratif, et d’établirles responsabilités de chacun des services impliqués.Les délais apparaissent alors comme un instrumentde contrôle réciproque des différents acteurs de cesmondes.

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Conclusion

Comme l’indique Daniel P. Carpenter, les délais deréponse de l’administration peuvent être définiscomme l’une des rares ressources discrétionnairesdont dispose l’administration face au marché,notamment dans le cas de l’autorisation de mise surle marché des médicaments (Carpenter, 2010 et2012). Dans le cas des MDPH, les délais peuventêtre vus comme une marque de la discrétion dontdisposent certaines professions dans le fonctionne-ment d’organisations administratives. La réductiondes délais peut alors être comprise comme uneréduction de cette discrétion. De la même façon,l’émergence et la consistance de l’injonction au respect des délais se comprend lorsqu’elle est replacée dans les conflits de juridiction administrative,dans les concurrences entre segments administratifsinvestis dans la mise en œuvre d’un même programmede politiques publiques. Il a donc été proposé dans cetarticle de décrire la contrainte des délais administra-tifs non comme la traduction évidente du souci légitime de l’usager mais comme la conséquence derapports de pouvoir internes aux organisations admi-nistratives et aux mondes locaux de la productiondes droits. La légitimité qu’acquiert la satisfaction desattentes des usagers – le traitement rapide de leurdossier – ne peut s’analyser qu’à partir de ce qui lasoutient socialement : la concurrence entre des segments organisationnels.

(27) « Dans un système multiniveaux, il y a des risques d’erreur dans l’attribution des responsabilités. Les décisions sontprises par des acteurs différents de ceux reconnus (parce qu’ils sont les plus visibles) comme les décideurs effectifs parles gens ou par les groupes affectés par les décisions » (traduction de l’auteur).

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