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LIRE L'UNIVERS VISIBLE : LE SENS D'UNE MÉTAPHORE CHEZ HUGUES DE SAINT-VICTOR Dominique Poirel Vrin | Revue des sciences philosophiques et théologiques 2011/2 - TOME 95 pages 363 à 382 ISSN 0035-2209 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-des-sciences-philosophiques-et-theologiques-2011-2-page-363.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Poirel Dominique, « Lire l'univers visible : le sens d'une métaphore chez Hugues de Saint-Victor », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2011/2 TOME 95, p. 363-382. DOI : 10.3917/rspt.952.0363 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Vrin. © Vrin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Harvard University - - 128.103.149.52 - 31/05/2013 21h32. © Vrin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Harvard University - - 128.103.149.52 - 31/05/2013 21h32. © Vrin

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LIRE L'UNIVERS VISIBLE : LE SENS D'UNE MÉTAPHORE CHEZHUGUES DE SAINT-VICTOR Dominique Poirel Vrin | Revue des sciences philosophiques et théologiques 2011/2 - TOME 95pages 363 à 382

ISSN 0035-2209

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--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Poirel Dominique, « Lire l'univers visible : le sens d'une métaphore chez Hugues de Saint-Victor »,

Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2011/2 TOME 95, p. 363-382. DOI : 10.3917/rspt.952.0363

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Rev. Sc. ph. th. 95 (2011) 363-382

LIRE L’UNIVERS VISIBLE : LE SENS D’UNE MÉTAPHORE

CHEZ HUGUES DE SAINT-VICTOR Par Dominique POIREL

Tout cet univers sensible est pareil à un livre écrit du doigt de Dieu, c’est-à-dire créé par la force divine, et chaque créature est comme une figure, non pas imaginée au goût des hommes, mais établie selon le choix de Dieu pour manifester et, pour ainsi dire, signifier d’une certaine manière sa sagesse invisible. De même qu’à la vue d’un livre ouvert l’illettré aperçoit des figures sans reconnaître des lettres, ainsi l’homme stupide et “animal”, qui ne “perçoit pas” les choses divines, voit dans ces créatures visibles une apparence extérieure, mais il n’en comprend pas la raison ; tandis que celui qui est “spirituel” et peut “juger de tout”, alors même qu’il considère au-dehors la beauté de l’ouvrage, conçoit au-dedans à quel point la sagesse du créateur est admirable. Aussi n’y a-t-il personne qui ne trouve admirables les œuvres de Dieu, puisqu’en elles l’insensé lui-même admire l’apparence seule et que le sage, à travers ce qu’il voit au-dehors, admire la pensée de la sagesse divine ; comme si, devant un seul et même texte écrit, l’un faisait valoir la couleur ou le tracé des figures, l’autre louait leur sens et leur signification

1.

1. « Vniuersus enim mundus iste sensilis quasi quidam liber est scriptus digito Dei,

hoc est uirtute diuina creatus, et singulae creaturae quasi figurae quedam sunt, non humano placito inuentae, sed diuino arbitrio institutae ad manifestandam et quasi quodammodo significandam inuisibilem Dei sapientiam. Quemadmodum autem si illiteratus quis apertum librum uideat, figuras aspicit, litteras non cognoscit, ita stultus et animalis homo qui non percipit ea quae Dei sunt, in uisibilibus istis creaturis foris uidet speciem, sed non intelligit rationem ; qui autem spiritalis est et omnia diiudicare potest, in eo quidem quod foris considerat pulcritudinem operis, intus concipit quam miranda sit sapientia creatoris. Et ideo nemo est cui opera Dei mirabilia non sint, dum in eis et insipiens solam miratur speciem, sapiens autem per id quod foris uidet, profundam

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364 LE SENS D’UNE MÉTAPHORE CHEZ HUGUES DE SAINT-VICTOR Si dès l’Antiquité l’image d’un livre de la nature se lit de façon éparse

chez divers auteurs, Augustin notamment 2, il semble que ce soit Hugues

de Saint-Victor, chanoine régulier et maître à Paris dans la première moitié du XIIe siècle, qui l’ait thématisée, développée et popularisée dans le passage qu’on vient de citer du De tribus diebus

3. Dès lors, cette image se lit si souvent, chez Alain de Lille, Bonaventure, Roger Bacon, Jean Tauler, Nicolas de Cuse, Galilée et bien d’autres, que nous risquons aujourd’hui de n’y plus voir qu’une métaphore banale, d’en négliger la pointe et d’en oublier le paradoxe

4. Car, faut-il le rappeler, lire n’est pas

rimatur diuinae sapientiae cogitationem, uelut si in una eademque scriptura alter colorem seu formationem figurarum commendet, alter uero laudet sensum et significationem. », De tribus diebus, éd. Dominique POIREL, Hugonis de Sancto Victore opera, t. II : De tribus diebus, Turnhout, Brepols, CCCM 177, 2002, p. 9-10.

2. « Liber tibi sit pagina diuina, ut haec audias ; liber tibi sit orbis terrarum, ut haec uideas. In istis codicibus non ea legunt, nisi qui litteras nouerunt ; in toto mundo legat et idiota. », Enarrationes in Psalmos, XLV, 7, éd. Eligius DEKKERS – Iohannes FRAIPONT, Turnhout, Brepols, CCCM 38, 1956, p. 522, lignes 4-7 = PL 36, 518.

3. Dominique POIREL, Livre de la nature et débat trinitaire au XIIe siècle. Le De tribus diebus de Hugues de Saint-Victor, Turnhout, Brepols (coll. « Bibliotheca Victorina » 14), 2002 ; Constant J. MEWS, « The world as text. The Bible and the Book of Nature in Twelfth Century Theology », dans Scripture and Pluralism. Reading the Bible in the Religiously Plural Worlds of the Middle Ages and Renaissance, éd. Thomas J. HEFFERNAN – Thomas E. BURMAN, Leiden – Boston, Brill (coll. « Studies in the History of Christian Traditions » 123), 2005, p. 95-122.

4. En divers endroits, notamment : « La filosofia è scritta in questo grandissimo libro che continuamente ci sta aperto innanzi a gli occhi (io dico l’universo), ma non si può intendere se prima non s’impara a intendere la lingua, e conoscer i caratteri, ne’ quali è scritto. Egli è scritto in lingua matematica, e i caratteri son triangoli, cerchi ed altre figure geometriche, senza i quali mezi è impossibile intenderne umanamente parola ; senza questi è un aggirarsi vanamente per un oscuro laberinto », Le opere di Galileo Galilei, t. V, Firenze, Giunti-Barbèra, 1968, p. 232 ; « Chi mira piú alto, si differenzia piú altamente ; e ‘l volgersi al gran libro della natura, che è ‘l proprio oggetto della filosofia, è il modo per alzar gli occhi : nel qual libro, benché tutto quel che si legge, come fattura d’Artefice onnipotente, sia per ciò proporzionatissimo, quello nientedimeno è piú spedito e piú degno, ove maggiore, al nostro vedere, apparisce l’opera e l’artifizio. », Dialogo, préface ; « Dieu composa jadis deux volumes. Dans le premier Dixit et facta sunt, et ce fut l’univers, dans l’autre Dixit et scripta sunt, et ce fut l’Écriture. Que pour lire la Bible les mathématiques soient profitables, vous avez déjà entendu l’opinion de saint Augustin et d’autres Pères de l’Église. Que pour lire le grand volume de l’univers (à savoir le livre où l’on devrait étudier la philosophie véritable écrite par Dieu) les mathématiques soient nécessaires, pourra bien s’en apercevoir celui qui, mû par une volonté magnanime, aspirera à la connaissance des parties intégrantes et des membres les plus importants de ce grand corps que s’appelle le monde ». Evangelista TORRICELLI, Lezioni accademiche, Firenze, nella stamp. di S. A. R. Per Jacopo Guiducci, e Santi Franchi, 1715, indiqué avec d’autres textes analogues sur le site : http ://www.epistemologie.net/2007/12/leon-dpistmolog.html. Voir encore, plus récemment : « Jésus a daigné m’instruire de ce mystère. Il a mis devant mes yeux le livre de la nature et j’ai compris que toutes les fleurs qu’Il a créées sont belles, que l’éclat de la rose et la blancheur du lys n’enlèvent pas le

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voir ; l’univers qui nous entoure n’est ni un rouleau, ni moins encore un codex, et notre façon de l’observer ne se ramène pas à ce déchiffrement successif de signes conventionnels alignés en texte que nous nommons la lecture. Que veut donc dire Hugues et que voulons-nous dire quand nous parlons de « lire le monde » ? Pour répondre à cette question et rendre à la métaphore d’Hugues toute sa saveur et sa vigueur originelles, je la replacerai au carrefour de deux orientations maîtresses de sa pensée : son admiration de la nature, d’après le De tribus diebus ; puis son analyse de la lecture, suivant le Didascalicon.

I. RÉÉVALUATION DE LA NATURE

Depuis Marie-Dominique Chenu, on a souvent noté le regard neuf que le XIIe siècle jette sur la nature : de la sculpture des chapiteaux à la poésie d’oc et d’oïl en passant par les bestiaires allégoriques, l’exégèse du Timée de Platon ou l’essor des sciences naturelles et des techniques, partout, l’univers visible cesse d’être une sorte de théâtre d’ombres, de décor illusoire et transitoire derrière lequel se joue l’essentiel, le drame du salut, mais peu à peu les hommes du XIIe siècle découvrent ou redécouvrent – ne parle-t-on pas de Renaissance – la beauté des plantes, des animaux, du corps humain et ils semblent s’éveiller à une certaine consistance de la nature, à sa cohérence rationnelle et à son autonomie vis-à-vis de la causalité divine

5. C’est dans ce mouvement général qu’Hugues a consacré un ouvrage entier, le De tribus diebus, à la description enthousiaste du monde visible

6. Certes, sa démarche générale demeure augustinienne : la contemplation des créatures mène à la contemplation du créateur ; mais ce qui est neuf dans son ouvrage c’est qu’il voit plus dans les premières qu’un simple marchepied pour arriver au second et prend donc tout son temps pour inventorier, décrire, ordonner et surtout admirer les mille et une beautés de l’univers. L’admiration des créatures visibles, tel est le fil conducteur de l’ouvrage, et ce à tel point que son titre – les trois jours – et son plan se déduisent des trois variétés de sentiments admiratifs que la contemplation de

parfum de la petite violette ou la simplicité ravissante de la pâquerette... », SAINTE

THÉRÈSE DE L’ENFANT-JÉSUS ET DE LA SAINTE-FACE, Œuvres complètes (Textes et Dernières Paroles), Paris, Éd. du Cerf, 2001, p. 72 (= Manuscrits autobiographiques, ms. A, f. 2v).

5. Marie-Dominique CHENU, « La nature et l’homme. La Renaissance du XIIe siècle », dans La Théologie au douzième siècle, Paris, Vrin (coll. « Études de philosophie médiévale » 45), 19763, p. 19-51. Voir aussi Tullio GREGORY, Anima mundi. La filosofia di Guglielmo di Conches e la scuola di Chartres, Firenze, Sansoni, 1955, en part. ch. IV : « L’idea di natura », p. 175-246.

6. De tribus diebus, éd. Dominique POIREL, Hugonis de Sancto Victore opera, t. II, Turnhout, Brepols, CCCM 177, 2002 = PL 176, 811-838.

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366 LE SENS D’UNE MÉTAPHORE CHEZ HUGUES DE SAINT-VICTOR

l’univers produit sur son observateur : stupéfaction mêlée d’effroi sacré devant son immensité, ravissement esthétique devant sa beauté, émerveillement reconnaissant devant son utilité, puisque tout y est au service de l’homme

7. Le temps me manque pour citer et commenter comme il le mérite ce

texte attachant, empreint à chaque page d’une fraîcheur de sensibilité personnelle et d’expression littéraire, comme lorsqu’Hugues s’extasie devant le dessin des feuilles et le fait que chaque espèce de feuilles se distingue par une dentelure et un réseau de nervures qui lui sont propres

8 ; lorsqu’il avoue, le premier à ma connaissance, sa préférence pour la couleur verte de la végétation au printemps

9 ; lorsqu’il différencie par l’odeur non seulement les fleurs et les fruits, ou les encens et les baumes, mais encore, « les rosiers, les ronciers, les prairies, les déserts, les bois »

10 ; lorsqu’en il distingue les astres par la nuance particulière de leur lumière et note que « le soleil rougeoie comme l’or, la lune est pâle comme l’ambre, certaines étoiles rayonnent pareilles à des flammes, d’autres scintillent d’une lumière rose, d’autres encore font paraître un éclat tantôt rose, tantôt vert, tantôt blanc »

11. Il faudrait

7. « Tres ergo dies sunt inuisibilis lucis, quibus interius spiritalis uitae cursus

distinguitur. Primus dies est timor, secundus est ueritas, tercius dies est caritas. Primus dies solem suum habet potentiam ; secundus dies solem suum habet sapientiam ; tercius dies solem suum habet benignitatem. Potentia ad Patrem, sapientia ad Filium, benignitas pertinet ad Spiritum sanctum. », ibid., p. 63-64, lignes 1126-1132. Sur la notion d’admiration chez Hugues de Saint-Victor, voir notre article « Mira pulchritudo : de l’étonnement à l’émerveillement selon Hugues de Saint-Victor », dans Aurélia GAILLARD, Jean-René VALETTE (éd.) La Beauté du merveilleux, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux (coll. « Mirabilia »), 2011, p. 85-109.

8. « Vide folium, quomodo serratis dentibus per girum distinguitur, quomodo intrinsecus productis costulis huc illucque intexitur. Numera unum, numera aliud ; omne quod est unius generis, unius inuenis similitudinis : tot dentes in uno quot dentes in alio, tot costulas in uno quot costulas in alio, talem formam in uno qualem formam in alio, talem colorem in uno qualem colorem in alio. », ibid., p. 25, lignes 390-396.

9. « Postremo super omne pulcrum uiride, quomodo animos intuentium rapit, quando, uere nouo, noua quadam uita germina prodeunt, et erecta sursum in spiculis suis, quasi deorsum morte calcata, ad imaginem futurae resurrectionis in lucem pariter erumpunt ! », ibid., p. 27, lignes 426-430.

10. « Sic est de olfactu. Habent thimiamata odorem suum, habent unguenta odorem suum, habent rosaria odorem suum, habent rubeta odorem suum, habent prata odorem suum, habent tesqua odorem suum, habent nemora odorem suum, habent flores odorem suum, habent fructus odorem suum, et cuncta quae suauem prestant fraglantiam et dulces spirant odores, olfactui seruiunt, et in eius delicias creata sunt. », ibid., p. 28-29, lignes 454-460.

11. « Sol sicut aurum rutilat ; luna pallet quasi electrum ; stellarum quaedam flammeo aspectu radiant, quaedam luce rosea micant, quaedam uero alternatim, nunc roseum, nunc uiridem, nunc candidum fulgorem demonstrant. », ibid., p. 26, lignes 414-418.

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DOMINIQUE POIREL 367

encore citer toutes ces pages où il s’étonne devant le fait qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, qu’il y ait des êtres innombrables plutôt qu’un seul, et qu’il y ait même des espèces innombrables d’individus innombrables

12 ; tous ceux où il proclame la beauté de la lumière, du ciel par beau temps, de la terre couronnée de fleurs

13, du corps humain et en particulier de son visage

14 ; ceux enfin où il s’émerveille devant le fait que les créatures n’offrent pas seulement à l’homme le nécessaire, mais encore l’utile, ou simplement le commode, et même jusqu’à l’agréable (gratum), qui est en même temps le gracieux et le gratuit

15. Partout, Hugues charme son lecteur en lui communiquant quelque chose de sa confiance paisible en une nature à la fois grandiose, harmonieuse et bienfaisante.

Toutefois, sous la surface d’une sympathie universelle et d’une sorte d’abandon presque stoïcien à l’action raisonnable d’une divine providence, l’ouvrage hugonien est traversé par des tensions qui, sans nuire à son unité, ajoutent à sa profondeur. D’abord, le De tribus diebus étonne par sa tendance presque maniaque à la classification, que néanmoins tempère, un peu partout d’ailleurs, l’acceptation paradoxale d’un joyeux fouillis. D’un côté Hugues se livre à un rangement des créatures, si minutieux qu’il faut, pour le résumer, tracer une

12. « Diligenter igitur audite et considerate quae dicturus sum. Quando nichil erat,

facere ut aliquid esset, qualis potentia erat ? Quis sensus potest comprehendere quae uirtus sit de nichilo aliquid facere, eciam aliquid facere, eciam unum aliquid facere quamuis exiguum ? Si ergo unum aliquid, quamlibet paruum, de nichilo facere tanta potentia est ut comprehendi non possit, quanta existimanda est potentia tam multa facere ? Quam multa ! Quot sunt ! […] Et ita, in ceteris innumerabilibus innumerabilium rerum generibus, infinita rerum genera ; et in singulis generibus infinita similia ; simul uero omnia infinita innumerabilia. » ibid., p. 6-7, lignes 39-47, 66-68.

13. « Quid luce pulcrius, quae cum colorem in se non habeat, omnium tamen colores rerum ipsa quodammodo illuminando colorat ? Quid iocundius ad uidendum celo cum serenum est, quod resplendet quasi saphirus et gratissimo quodam suae claritatis temperamento uisum excipit et demulcet aspectum ? […] Ecce tellus redimita floribus, quam iocundum spectaculum prebet, quomodo uisum delectat, quomodo affectum prouocat ! Videmus rubentes rosas, candida lilia, purpureas uiolas, in quibus omnibus non solum pulcritudo, sed origo quoque mirabilis est : quomodo scilicet Dei sapientia de terrae puluere talem producit speciem ! », ibid., p. 26-27, lignes 409-414, 420-425.

14. « Ecce, ut exempli causa de multis pauca ponamus, in compositione humani corporis quanta elucet sapientia Creatoris ! [...] Ecce in humana facie quam rationabili distinctione instrumenta sensuum collocata sunt ! », ibid., p. 17, lignes 247-248 ; p. 19, lignes 270-271.

15. « Hoc est quod diximus, cur Deus illa eciam creare uoluit, quae humanis usibus necessaria non esse preuidit. Si enim sola necessaria tribueret, bonitas quidem esset, sed diues non esset ; cum uero necessariis eciam commoda adiungit, diuitias bonitatis suae ostendit ; cum autem commoda congruis superadditis cumulantur, abundantia diuitiarum bonitatis eius demonstratur ; sed dum postremo congruis eciam grata adicit, quid aliud quam superabundantes diuitias bonitatis suae notas facit ? », ibid., p. 31, lignes 497-505.

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368 LE SENS D’UNE MÉTAPHORE CHEZ HUGUES DE SAINT-VICTOR

arborescence à six niveaux ; de l’autre, plusieurs notions ainsi mises en ordre reparaissent sur divers rameaux (on les a marquées par des gras) :

Immensité (lignes 38-76) multitude (44-68)

réalités semblables (53-56) réalités diverses (56-58) réalités prises toutes ensemble (58-59)

grandeur (69-76)

Beauté (77-462) situation (141-298)

composition (143-190) adéquation (143-169)

en quantité (146-147) le mince et le fin / le gros et le corpulent (147)

en qualité (147-149) l’humide / le sec (148) le chaud / le froid (148) le léger / le lourd (148)

fermeté (169-190) disposition (191-298)

disposition selon le lieu (191-216) disposition selon le temps (217-238) disposition des parties (239-298)

mouvement (299-326) local (303-310) naturel (311-315)

croissance (311-313) déperdition (313-314)

animal (316-319) sensations (317-318) appétits (318-319)

rationnel (320-326) actions (322) décisions (322-323)

apparence (327-432) figures (330-406)

selon la grandeur (336-339) selon la petitesse (340-353) rares (354-367) belles (368-372) monstrueuses (373-382) unité en plusieurs (383-400) diversité en un (401-406)

couleurs (407-432)

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DOMINIQUE POIREL 369

qualité (433-462) ouïe (443-453) odorat (454-460) goût (460-462) toucher (460-462)

Utilité (463-494)

necesssaire (468-470) commode (471-474) adéquat (474-476) agréable (476-479)

Loin de ranger froidement les créatures dans des classes étanches, pareilles à celle de l’arbre en espalier de Porphyre, la ramification hugonienne, animée comme d’une montée sauvage de sève taxinomique, ne cesse de subdiviser ses groupements et de les entrelacer, de les démultiplier et de les enchevêtrer, non pas en raison d’un défaut de conception, mais parce que la réalité elle-même est complexe. Car la nature selon Hugues n’est pas un jardin au cordeau, statique et symétrique, c’est un univers en constant mouvement et déséquilibre, en permanente croissance et germination, un joyeux et foisonnant et savant désordre. Les sentiments qu’elle suscite en l’homme ne sont pas le seul émerveillement esthétique, ils comprennent aussi la stupeur et l’impression excitante autant qu’inquiétante d’être toujours enveloppé, submergé, outrepassé par une nature formidable, insaisissable et incommensurable.

De là ce paradoxe sur la place de la beauté dans le De tribus diebus. D’un côté, Hugues voit en elle la plus excellente parmi les qualités principales du monde visible

16 ; et en pratique il lui consacre dix fois plus de place qu’aux deux autres, immensité ou utilité des créatures. Cependant, sous le nom de beauté il traite des propriétés les plus diverses et les plus inattendues : beauté de l’harmonieux, certes, mais aussi beauté du grand, beauté du petit, beauté du rare, beauté du complexe, beauté même du monstrueux et du ridicule

17, et curieusement il s’étend bien

16. « Simulacrum ergo decoris inmensitatem pariter et utilitatem in cognitione

precedit, et propterea in cognitione est prius, quia est in manifestatione euidentius. In hoc igitur simulacro primum uestigium contemplationis ponere debemus, ut, dum primum inquisitionis ingressum recte tenuerimus, ipso quem querimus duce, inoffenso pede ad reliqua procedamus. », ibid., p. 35, lignes 570-576.

17. « Rursus alia iccirco miramur quia monstruosa quodammodo sunt uel ridicula ; quorum quidem plasmatio quantum ab humana ratione aliena est, tanto leuius humanum animum in admirationem compellere potest. Quare cocodrillus manducans inferiorem molam non mouet ? et quomodo salamandra in igne illesa permanet ? quis dedit hericio spinas, et docuit eum ut se pomis turbine discussis inuoluat, quibus onustus

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370 LE SENS D’UNE MÉTAPHORE CHEZ HUGUES DE SAINT-VICTOR

plus longuement sur ces beautés paradoxales que sur la beauté du beau, puisque pour celle-ci, par exception, il se borne à une brève mention, sans même donner d’exemple, sans doute parce qu’elle est évidente

18. C’est que la beauté des créatures est comme la signature de la sagesse créatrice, et la simple existence de l’étrange, de l’insolite ou de l’extraordinaire montre à quel point la sagesse divine est supérieure à toute raison humaine, puisque ses lois parviennent à prendre en compte même cela qui semble le plus s’écarter de toute règle ordinaire. C’est de la même manière qu’en traitant de la disposition harmonieuse des créatures, Hugues donne en exemple l’union contre-nature de l’eau et du feu dans tout ce qui vit

19 : si grande est l’harmonie de l’univers qu’elle intègre et, par là même, transfigure jusqu’aux laideurs et aux discordances apparentes.

Aussi la nature s’avère-t-elle pour l’homme une réalité ambivalente : d’un côté, elle est faite pour lui et à sa mesure ; mais de l’autre, elle ne cesse de le surprendre et de le dérouter. Elle est à la fois ce cosmos rationnel et régulier qui comble une exigence de sagesse inscrite en l’homme, et cet univers inépuisable et imprévisible qui excède l’homme de toutes parts, dans le minuscule comme dans le gigantesque, dans le rarissime comme dans le surabondant, dans le gracieux comme dans l’horrible, mais un horrible qui n’en relève pas moins, et peut-être même plus, d’une beauté supérieure. L’homme y a donc sa place, qui est centrale

20 ; et néanmoins il y est comme perdu, à la manière de ces

incedens stridet quasi plaustrum ? et formica quae hiemis superuenturae prescia granis horrea sua replet ? aranea quoque de uisceribus suis laqueos nectit ut predam capiat. Isti sunt testes sapientiae Dei. », ibid., p. 24, lignes 373-382.

18. « Sequitur de his quae mirabilia sunt propter pulcritudinem. Quarumdam rerum figurationem miramur, quia speciali quodam modo decorae sunt et conuenienter coaptatae, ita ut ipsa dispositio operis quodammodo innuere uideatur specialem sibi adhibitam diligentiam conditoris. », ibid., p. 23, lignes 368-372.

19. « Et primum quidem, si uniuersitatis huius machinam intueris, inuenies quam mirabili ratione et sapientia compositio rerum omnium perfecta sit, quam apta, quam congrua, quam decora, quam cunctis partibus suis absoluta ; in qua non solum concordiam seruant similia, sed eciam quae creante potentia diuersa atque repugnantia ad esse prodierunt, dictante sapientia in unam quodammodo amiciciam et federationem conueniunt. Quid repugnantius esse potest aqua et igne ? Quae tamen in rerum natura ita Dei contemperauit prudentia, ut non solum adinuicem commune societatis uinculum non dissipent, uerum eciam nascentibus cunctis ut subsistere possint uitale nutrimentum subministrent. », ibid., p. 12-13, lignes 152-163.

20. « Deus hominem propter se fecit, cuncta alia propter hominem condidit. Propter se fecit hominem, non quod ipse homine indigeret, sed ut homini, quia melius dare nil potuit, seipsum fruendum daret ; alia uero creatura sic facta est, ut et subiecta homini esset per conditionem, et deseruiret ad utilitatem. Homo ergo, quasi in quodam medio collocatus, habet super se Deum, subter se mundum, et corpore quidem deorsum mundo coniungitur, spiritu autem sursum ad Deum subleuatur. », ibid., p. 30-31, lignes 482-490.

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randonneurs solitaires qu’écrase l’immensité des paysages de mer ou de montagne dans les toiles d’un Caspar David Friedrich

21. La nature comble certes la raison humaine, mais en la comblant, elle fait plus, elle la déborde ; car, bien qu’ordonnée à l’homme, elle n’en provient pas moins d’une raison supérieure et incommensurable, devant laquelle la raison humaine ne peut que défaillir. Aussi le livre de la nature se prête-t-il à une double lecture, selon qu’on se borne à en admirer la beauté immédiatement manifeste, ou qu’on se laisse étonner, déconcerter, abasourdir par la sagesse transcendante qui s’y révèle. Mais il est temps d’étudier la signification que notre auteur accorde à l’acte de lire.

II. QU’EST-CE QUE LA LECTURE ?

Sur la lecture, l’ouvrage qui s’impose est le Didascalicon ou art de lire 22. Datable du début de la carrière d’Hugues de Saint-Victor

23, cet ouvrage enseigne d’après sa préface ce qu’il faut lire, dans quel ordre et de quelle manière : d’abord dans les disciplines profanes, puis dans les sciences sacrées

24. Fameux pour une division de la philosophie, la première du genre au Moyen Âge, qui intègre tous les savoirs y compris

21. « Metire moles montium, tractus fluminum, spacia camporum, altitudinem celi,

profunditatem abyssi. Miraris quia deficis, sed melius deficiendo miraris. », ibid., p. 7-8, lignes 71-73.

22. Charles H. BUTTIMER, Hugonis de Sancto Victore Didascalicon de studio legendi. A critical text, Washington, D.C., The Catholic University Press (coll. « Studies in Medieval and Renaissance Latin » 10), 1939 ; en traduction française : HUGUES DE SAINT-VICTOR, L’Art de lire Didascalicon. Introduction, traduction et notes par Michel LEMOINE, Paris, Éd. du Cerf (coll. « Sagesses chrétiennes »), 1991. Sur la lecture chez Hugues de Saint-Victor, voir aussi notre étude : « Prudens lector. La pratique des livres et de la lecture selon Hugues de Saint-Victor », dans les Actes du colloque : La bibliothèque de Saint-Victor et les gens de savoir (XIIe-XVIIIe siècles), dir. Isabelle GUYOT-BACHY, parus dans les Cahiers de recherche médiévale. A Journal of Medieval Studies 17 (2009), p. 209-226.

23. Voir notre étude à paraître : Hugues de Saint-Victor et le réveil dionysien du XIIe s. Le Super Ierarchiam beati Dionisii.

24. « Tria autem sunt precepta magis lectioni necessaria : primum, ut sciat quisque quid legere debeat, secundum, quo ordine legere debeat, id est quid prius, quid postea, tertium, quomodo legere debeat. De his tribus per singula agitur in hoc libro. Instruit autem tam secularium quam diuinarum scripturarum lectorem. Vnde et in duas partes diuiditur, quarum unaquaeque tres habet distinctiones. In prima parte docet lectorem artium, in secunda parte diuinum lectorem. Docet autem hoc modo, ostendendo primum quid legendum sit, deinde quo ordine et quomodo legendum sit. », Didascalicon, praef., éd. BUTTIMER, p. 1-3, en part. p. 2, lignes 12-21.

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techniques 25, l’ouvrage est avec l’Heptateuchon de Thierry de Chartres

un manifeste de l’humanisme encyclopédique du XIIe siècle.

Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce que l’étude de la nature y soit en bonne place, puisqu’elle est présente dans la physique, dans les sciences du quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie et musique), plus loin dans la médecine, un des arts mécaniques qu’Hugues fait entrer dans sa conception de la philosophie ; et même, à ce que la science sacrée requière la connaissance des réalités naturelles, puisque, pour se livrer à la lecture allégorique des Écritures, il faut d’abord savoir ce que signifient au premier degré les réalités historiques, géographiques ou physiques dont il y est question.

25. Sur cette insertion inhabituelle, qui a donné lieu a une bibliographie abondante,

voir en dernier lieu : Mathieu ARNOUX, « Hugues de Saint-Victor entre mystique et sociologie : réflexions sur le statut du travail dans le Didascalicon », dans Dominique POIREL (éd.), L’École de Saint-Victor de Paris. Influence et rayonnement du Moyen Âge à l’époque moderne, Turnhout, Brepols (coll. « Bibliotheca Victorina » 22), 2010, p. 227-244.

Philosophie

théorique

pratique

mécanique

logique

théologie

mathématique

physique

individuelle privée publique

tissage armement navigation agriculture chasse médecine théâtre

grammaire art du

raisonnement

art de la démonstration art de la preuve

sophistique

dialectique

rhétorique

arithmétique musique géométrie

astronomie

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Or, à lire le premier chapitre, cet intérêt pour le monde visible ne va pas de soi : bien au contraire le Didascalicon commence en déclarant que la sagesse consiste à se connaître soi-même, et rien d’autre ; le reste est inutile, voire nuisible : « Nous sommes restaurés par l’étude pour reconnaître notre nature et pour apprendre à ne pas chercher au-dehors ce que nous pouvons trouver en nous-mêmes. »

26. « L’esprit immortel, éclairé par la sagesse, retourne à son principe et reconnaît combien il se déshonore en recherchant quelque chose hors de soi, lui à qui pourrait suffire ce qu’il est lui-même… »27. Comme si le monde sensible risquait d’assoupir l’esprit humain, de l’égarer hors de lui-même et de lui faire oublier l’existence des réalités invisibles et jusqu’à ce qu’il est en lui-même. Comment, à partir d’un recentrement si catégorique sur la vie intérieure, Hugues parvient-il à justifier une curiosité universelle envers le monde extérieur, celle qui lui fait dire : « Ne tiens aucune science pour négligeable, car toute science est bonne. »

28 ; « Ne méprise pas ces détails ; il dérive peu à peu, celui qui méprise les détails. »

29 ; « Apprends tout : tu verras ensuite que rien n’est inutile : il n’y a pas de plaisir à une science étriquée. »

30 ? C’est que, pour Hugues, l’esprit humain est naturellement fait pour

s’ouvrir à toutes les connaissances. Façonné à l’image et à la ressemblance de Dieu, l’homme ne se réalise pas pleinement s’il ne comble son appétit de savoir. Frappé d’ignorance par le péché originel, il ne se restaure pas totalement s’il ne comble par l’étude sa tendance à chercher le vrai

31. L’observation de la nature sensible est donc bonne, mais à condition qu’elle s’enracine dans la connaissance de soi-même, au lieu de se substituer à cette dernière. Le projet pédagogique victorin ne vise pas l’accumulation des connaissances, au risque de s’y noyer, mais l’acquisition d’une sagesse totale mais unifiée, qui cherche à comprendre

26. « Reparamur autem per doctrinam, ut nostram agnoscamus naturam, et ut

discamus extra non querere quod in nobis possumus inuenire. », Didascalicon, I, 1, éd. BUTTIMER, p. 6, lignes 7-9.

27. « Immortalis quippe animus sapientia illustratus respicit principium suum et quam sit indecorum agnoscit, ut extra se quidquam querat, cui quod ipse est, satis esse poterat. », Didascalicon, I, 1, ibid., p. 4, lignes 7-9.

28. « Nullam denique scientiam uilem teneas, quia omnis scientia bona est. », Didascalicon, III, 13, ibid., p. 63, lignes 7-8.

29. « Noli contemnere minima haec. Paulatim defluit qui minima contemnit. », Didascalicon, VI, 3, ibid., p. 114, lignes 5-6.

30. « Omnia disce, uidebis postea nihil esse superfluum. Coartata scientia iucunda non est. », Didascalicon, VI, 3, ibid., p. 115, lignes 19-20.

31. « Duo uero sunt quae diuinam in homine similitudinem reparant, id est speculatio ueritatis et uirtutis exercitium. Quia in hoc homo Deo similis est, quod sapiens et iustus est, sed iste mutabiliter, ille immutabiliter et sapiens et iustus est. », Didascalicon, I, 8, ibid., p. 15, lignes 11-13.

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tout ensemble l’homme, le monde et Dieu, à éclairer chacun par les deux autres, à les mettre tous trois en relations. Cela suppose un mode d’observation de la nature qui soit à la fois pleinement attentif aux choses visibles, mais qui ne s’y arrête pas ; ou plutôt qui postule que l’observation la plus attentive des choses visibles est celle qui découvre en elles plus que ce qu’on y aperçoit à première vue. Cela suppose en somme une certaine « lecture », mais au sens assez large que reçoit ce mot dans le Didascalicon, puisque « lire », pour Hugues, c’est au fond « apprendre », c’est progresser dans la connaissance, en commençant par suivre la lectio, la « leçon » d’un maître, à partir des « autorités », ces ouvrages fondamentaux qui constituent des références communes (Priscien en grammaire, Euclide en géométrie, la Bible et les Pères en science sacrée, etc.), ceci pour continuer indéfiniment ensuite à « lire » et à s’instruire seul, une fois qu’on a assimilé, sous un maître et à partir de ces autorités, les notions, les connaissances et les méthodes élémentaires

32. Si « lire » pour Hugues, c’est apprendre, on comprend mieux cette

définition qu’il donne de la lecture :

La lecture [lectio] consiste à diviser. Toute division commence par le défini et s’étend jusqu’à l’indéfini. Tout ce qui est défini est mieux connu, et la science peut le saisir. Or l’étude [doctrina] commence par ce qui est mieux connu et, grâce à cette connaissance, parvient à la science de ce qui est caché. En outre, nous cherchons avec la raison – à laquelle il revient en propre de diviser – lorsque nous descendons de l’universel au particulier, en divisant et en recherchant la nature de chaque chose [singulorum naturas investigando] ; car tout universel est plus déterminé que ses particuliers. Donc, lorsque nous apprenons [discimus], nous devons commencer par ce qui est le mieux connu, défini, compréhensif, et ainsi, en descendant progressivement et en distinguant les choses une à une par la division, enquêter sur la nature de ce qui s’y trouve contenu

33.

32. « Trimodum est lectionis genus : docentis, discentis, uel per se inspicientis.

Dicimus enim lego librum illi, et lego librum ab illo, et lego librum. In lectione maxime consideranda sunt ordo et modus. », Didascalicon, III, 7, p. 57, ligne 26 à p. 58, ligne 3.

33. « Modus legendi in diuidendo constat. Omnis diuisio incipit a finitis, et ad infinita usque progreditur. Omne autem finitum magis notum est et scientia comprehensibile. Doctrina autem ab his quae magis nota sunt incipit, et per eorum notitiam ad scientiam eorum quae latent pertingit. Praeterea ratione inuestigamus, ad quam proprie pertinet diuidere, quando ab uniuersalibus ad particularia descendimus diuidendo et singulorum naturas inuestigando. Omne namque uniuersale magis est determinatum suis particularibus. Quando ergo discimus, ab his incipere debemus quae magis sunt nota et determinata et complectentia, sicque paulatim descendendo, et per diuisionem singula distinguendo, eorum quae continentur naturam inuestigare. », Didascalicon, III, 9, ibid., p. 58, ligne 25 à p. 59, ligne 10.

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Par ce mouvement de division, qui la caractérise, la lectio s’oppose à la mémorisation, qui procède à l’inverse en rassemblant et en réunifiant ce qui a été analysé : « […] comme l’intelligence cherche et trouve en divisant, ainsi la mémoire sauvegarde-t-elle en recueillant [colligendo]. Il faut donc que nous recueillions, pour le confier à la mémoire, ce que nous avons divisé en l’apprenant »

34. Lecture et mémorisation semblent donc s’opposer, mais en réalité les deux processus sont symétriques, complémentaires et corrélatifs. De haut en bas ou de bas en haut, il s’agit toujours de structurer la réalité examinée, de poser sur elle un regard analytique et synthétique, c’est-à-dire en somme arborescent, grâce auquel chaque élément finit par trouver sa place dans un ensemble de plus en plus intégral par le haut, plus minutieux par le bas, qui ne cesse de rapporter le général au particulier et vice versa. De là le goût du Victorin pour ses grandes classifications arborescentes : division des créatures dans le De tribus diebus

35, division de la philosophie dans le Didascalicon

36, division des formes de prières et des affectus dans le De virtute orandi

37, et bien d’autres encore. Diviser, pour Hugues, est donc une opération habituelle, essentielle, qui éclaire son projet de fonder une éducation encyclopédique, dans laquelle chaque science, chaque créature, a son intérêt propre. En effet, si Hugues est parvenu à concilier sens de l’universel et goût du concret, du détail, du particulier, si son insatiable curiosité, loin de se morceler en savoirs épars, s’unifie en sagesse, c’est grâce à cette habitude, presque cette manie, de tisser entre les réalités diverses des liens d’appartenance et d’inclusion, de les ranger en des ensembles gigognes de plus en plus généraux, en sorte que le plus petit animal de la création ou le plus petit mot des Écritures trouve sa place et son sens à l’intérieur d’un monde ou d’un livre sagement composé.

On voit donc que, chez notre auteur, il y dans la lectio bien plus que la simple lecture, au sens où nous l’entendons. Lire c’est apprendre, lire c’est diviser, pour ensuite relier ce qui a été ainsi distingué ; c’est regarder le monde en tâchant de découvrir la trame invisible qui relie tous ses éléments et fait d’eux un livre unique qui a Dieu pour auteur, car :

tout cet univers visible est pareil à un livre écrit du doigt de Dieu, c’est-à-dire créé par la force divine, et chaque créature est comme un caractère, non 34. « De memoria hoc maxime in presenti pretermittendum non esse existimo, quod

sicut ingenium diuidendo inuestigat et inuenit, ita memoria colligendo custodit. Oportet ergo ut, quae discendo diuisimus, commendanda memoriae colligamus. », Didascalicon, III, 11, ibid., p. 60, lignes 13-16.

35. Voir ci-dessus, p. 368-369. 36. Voir ci-dessus, p. 372. 37. Voir L’Œuvre de Hugues de Saint-Victor, t. 1, Turnhout, Brepols (coll. « Sous la

Règle de saint Augustin » 7), 1997, p. 315-316.

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376 LE SENS D’UNE MÉTAPHORE CHEZ HUGUES DE SAINT-VICTOR pas imaginé au goût des hommes, mais établi selon le choix de Dieu pour manifester et, pour ainsi dire, signifier d’une certaine manière sa sagesse invisible

38.

Devant la création, l’« homme stupide et animal » est dans l’attitude de l’illettré face à un beau livre : face aux créatures qu’il observe séparément, sans les relier l’une à l’autre, il a déjà de quoi s’extasier, elles sont déjà pour lui comme les lettres richement ornées d’un manuscrit précieux, dont il admire les vives couleurs et les savants entrelacs ; mais, faute de relier les lettres en mots et les mots en texte, faute de remonter des créatures qu’il aperçoit successivement à la structure hiérarchique d’un univers qui tient de Dieu son être, son unité et sa profusion, il ne sait pas lire le livre de l’univers et n’en comprend pas le sens. Le sage véritable selon Hugues est au contraire celui qui sait « lire », en d’autres termes qui sait, en contemplant la création, y découvrir un ordre, une harmonie, un sens et un message divin, adressé à l’homme

39. Par là, « lire » est pour notre auteur une attitude fondamentale vis-à-vis de ce qui l’entoure : de la lettre au sens, puis du sens à la sententia

40, le regard qu’Hugues porte sur l’univers et le savoir comme sur les livres est un regard foncièrement exégétique, herméneutique, qui distingue, dans le livre de la nature tout comme dans le livre des Écritures, une pluralité de sens superposés, depuis le sens littéral de la création, qui concerne le physicien, jusqu’aux sens allégorique et tropologique, c’est-à-dire spéculatif puis éthique, qui relèvent du théologien et du maître spirituel

41. 38. « Vniuersus enim mundus iste sensilis quasi quidam liber est scriptus digito Dei,

hoc est uirtute diuina creatus, et singulae creaturae quasi figurae quaedam sunt, non humano placito inuentae, sed diuino arbitrio institutae ad manifestandam et quasi quodammodo significandam inuisibilem Dei sapientiam. », De tribus diebus, éd. Dominique POIREL, Hugonis de Sancto Victore, t. II, Turnhout, Brepols, CCCM 177, 2002, p. 9, lignes 94-98.

39. « Quemadmodum autem si illiteratus quis apertum librum uideat, figuras aspicit, litteras non cognoscit, ita stultus et animalis homo qui non percipit ea quae Dei sunt, in uisibilibus istis creaturis foris uidet speciem, sed non intelligit rationem ; qui autem spiritalis est et omnia diiudicare potest, in eo quidem quod foris considerat pulcritudinem operis, intus concipit quam miranda sit sapientia Creatoris. Et ideo nemo est cui opera Dei mirabilia non sint, dum in eis et insipiens solam miratur speciem, sapiens autem per id quod foris uidet, profundam rimatur diuinae sapientiae cogitationem, uelut si in una eademque scriptura alter colorem seu formationem figurarum commendet, alter uero laudet sensum et significationem. », ibid., p. 9-10, lignes 98-109.

40. Voir Didascalicon, VI, 8-11, éd. BUTTIMER, p. 125, ligne 19 à p. 129, ligne 24. 41. Dominique POIREL, « Les statuts de l’image chez Hugues de Saint-Victor », χώρα,

Chôra : revue d’études anciennes et médiévales, philosophie, théologie, sciences 3-4 (2005-2006), Image et représentation dans la philosophie ancienne. Numéro double dédié au professeur Jean Jolivet à l’occasion de la réception du titre de Doctor honoris causa de l’Université Babeş-Bolyai (Cluj), p. 117-137.

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III. LIVRE DE LA NATURE ET RAISON NATURELLE

Ayant examiné ce que notre auteur dit de la nature, puis de la lecture, il reste à comprendre ce qu’il voulait dire en comparant l’univers visible à un livre, admirable pour l’analphabète aussi bien que pour le savant. Bien entendu, la pointe du texte est sûrement d’inciter quiconque observe les créatures à dépasser une admiration superficielle, purement esthétique, pour éprouver une admiration plus profonde, plus théologale, qui reconnaisse en elles l’action puissante, sage et bienfaisante du créateur. Toutefois, la conclusion du passage n’est pas d’escamoter la première, ou de la dévaluer au profit de la seconde, mais de poser les deux ensemble et de les articuler l’une avec l’autre : « Aussi n’y a-t-il personne qui ne trouve admirables les œuvres de Dieu, puisqu’en elles l’insensé lui-même admire l’apparence seule et que le sage, à travers ce qu’il voit au-dehors, admire la pensée de la sagesse divine. ».

« L’insensé lui-même » : cet insipiens qui ne reconnaît pas le créateur derrière son œuvre est assurément l’insipiens des Psaumes 13 et 52, qui « a dit dans son cœur : “Il n’y a pas de Dieu” »

42. Une des clefs de lecture du De tribus diebus, et en particulier de la métaphore du livre de la nature, est donc la question de l’incroyance, telle qu’elle commence à se poser dans l’Occident latin au XIe siècle et apparaît notamment dans le Proslogion d’Anselme, sous la figure précisément de l’insipiens

43. Le « livre de la nature » est une sorte de révélation alternative pour tous ceux qui, nés en dehors du peuple juif et de l’Église, n’ont pas eu à leur disposition l’autre livre, le livre de la Bible. Il faut donc donner tout son sens à la phrase initiale du De tribus diebus, empruntée à l’Épître aux Romains : « En effet, ce qu’il y a en [Dieu] d’invisible se laisse, depuis la création du monde, apercevoir à l’intelligence à travers les œuvres qu’il a faites »

44. Autrement dit, même les païens ont, s’ils le veulent, accès à une certaine connaissance de Dieu : « Car ce qu’on peut connaître de Dieu est pour eux manifeste, Dieu en effet le leur a manifesté »

45. En ce XIIe siècle commençant, l’intérêt général pour la nature s’accompagne

42. « Dixit insipiens in corde suo : “non est Deus” », Ps 13, 1 = Ps 52, 1. 43. Voir ANSELME DE CANTORBÉRY, Proslogion, II-IV, éd. Franciscus Salesius SCHMITT,

S. Anselmi Cantuariensis archiepiscopi Opera omnia, t. I, Edinburgi, Thomas Nelson, 1946, p. 101-104 ; voir aussi les objections de Gaunilon au nom de l’« insensé » : Quidam pro insipiente, ibid., p. 125-129 et la réponse d’Anselme : Quid ad haec respondeat editor ipsius libelli, ibid., p. 130-139. L’ensemble se lit dans L’Œuvre de saint Anselme de Cantorbéry, dir. Michel CORBIN, t. I, Paris, Éd. du Cerf, 1986, qui reproduit en fac-similé le texte de Schmitt et l’accompagne d’une traduction française en regard.

44. « Inuisibilia enim ipsius a creatura mundi per ea quae facta sunt intellecta conspiciuntur. », Rm 1, 20.

45. « Quia quod notum est Dei manifestum est in illis, Deus enim illis manifestauit », Rm 1, 19.

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378 LE SENS D’UNE MÉTAPHORE CHEZ HUGUES DE SAINT-VICTOR

d’une conscience, peut-être avivée par les Croisades, qu’entre la foi chrétienne et la raison universelle il y a une tension féconde, que si foi et raison ne sont pas incompatibles (loin de là puisqu’Hugues tient pour « incroyable » tout ce qui est contraire à la raison

46), toutefois elles ne se recouvrent pas totalement, il existe entre elles un certain « jeu », et c’est très exactement dans ce jeu, cet interstice, que prend son sens la métaphore du livre de la nature. Si la « leçon » du livre de la nature est valable pour tout homme, elle s’adresse tout spécialement à ceux qui, pour connaître Dieu, n’ont rien reçu d’autre que la raison naturelle, inscrite au cœur de chacun.

Pour mieux comprendre cette visée du De tribus diebus, faisons un détour par Pierre Abélard, contemporain presque exact d’Hugues de Saint-Victor, et qui fonde comme lui ses trois Theologiae sur la triade « puissance / sagesse / bonté »

47. Cherchant à décloisonner la sagesse des philosophes et la foi des chrétiens, le Philosophe du Pallet affirme, dossiers de citations à l’appui, que la Bible, les Pères et les Anciens ne se contredisent pas fondamentalement à propos de Dieu et que la raison naturelle peut même parvenir, par ses propres forces, à une certaine découverte du mystère trinitaire. Comme il l’énonce au dernier chapitre de sa Theologia ‘Summi boni’ : « Tous les hommes ont naturellement la foi en la Trinité »

48. En effet, dit-il, « Père », « Fils » et « Saint-Esprit » sont les noms que l’Écriture donne à la puissance, à la sagesse et à la bonté divines

49. Dès lors que les philosophes païens comme Platon sont

46. « Alia enim sunt ex ratione, alia secundum rationem, alia supra rationem, et

praeter haec quae sunt contra rationem. Ex ratione sunt necessaria, secundum rationem sunt probabilia, supra rationem mirabilia, contra rationem incredibilia. Et duo quidem extrema omnino fidem non capiunt. Quae enim sunt ex ratione omnino nota sunt et credi non possunt, quoniam sciuntur ; quae uero contra rationem sunt nulla similiter ratione credi possunt, quoniam non suscipiunt ullam rationem, nec acquiescit his ratio aliquando. Ergo quae secundum rationem sunt et quae sunt supra rationem tantummodo suscipiunt fidem. », De sacramentis, I, III, 30, éd. PL 176, 231D-232A.

47. Sur cette question, voir la troisième partie : « Aux origines de la théorie des appropriations trinitaires » de notre Livre de la nature et débat trinitaire au XIIe siècle (cité note 3), p. 261-420.

48. « Capitulum V. Quod fidem Trinitatis omnes homines naturaliter habeant », Theologia ‘Summi boni’, III, 5, éd. Eligius M. BUYTAERT, Constant J. MEWS, Turnhout, Brepols, CCCM 13, 1987, p. 200, lignes 1336-1337.

49. « Summi boni perfectionem quod Deus est, ipsa Dei sapientia incarnata Christus Dominus describendo tribus nominibus diligenter distinxit, cum unicam et singularem, indiuiduam penitus ac simplicem substantiam diuinam Patrem et Filium et Spiritum sanctum tribus de causis appellauerit. Patrem quidem secundum illam unicam maiestatis suae potentiam, quae est omnipotentia, qua scilicet efficere potest quicquid uult, cum nichil ei resistere queat ; Filium autem eandem diuinam substantiam dixit secundum propriae sapientiae discretionem, qua uidelicet cuncta ueraciter diiudicare ac discernere potest, ut nichil eam latere possit quo decipiatur ; Spiritum sanctum etiam uocauit ipsam

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parvenus à découvrir, en contemplant la perfection de l’univers, que le divin démiurge est puissant, qu’il est sage et qu’il est bon, ils ont par le fait même une certaine foi en la Trinité.

C’est dans un contexte semblable qu’Hugues a composé le De tribus diebus, où il montre que l’immensité, la beauté et l’utilité des créatures manifestent la puissance, la sagesse et la bonté du créateur, et même, mais cela est avancé très discrètement, que ce divin créateur est Père, qu’il est Fils et qu’il est Saint-Esprit

50. Toutefois, au contraire d’Abélard, Hugues insiste beaucoup plus longuement sur l’observation de la création pour elle-même, sans doute par inclination personnelle – d’une façon générale, il semble aussi porté à l’admiration qu’Abélard le fut à la critique – mais aussi parce que, c’est à mon avis tout son mérite sur cette question, le Victorin est beaucoup plus sensible à l’ambivalence foncière de la nature visible, et par conséquent à une certaine distance irréductible entre l’espace de la philosophie, y compris les sciences de la nature, et l’espace de la science sacrée ; ou, comme il le dit dans son commentaire de la Hiérarchie céleste, entre les deux sagesses, mondaine et divine

51. En ce sens, la métaphore du livre de la nature et de ses deux admirateurs, l’illettré et le lettré, c’est-à-dire l’insensé qui ne perçoit pas derrière ce qui se voit la sagesse invisible de Dieu, et le sage qui sait passer de l’un à l’autre, cette métaphore est aussi une façon d’affirmer qu’il y a deux manières d’observer les réalités visibles : celle du philosophe, et celle du théologien ; ensuite, que toutes deux sont légitimes, chacune a son autonomie, puisque d’une façon ou d’une autre

secundum benignitatis suae gratiam, qua scilicet nulli malum machinatur Deus sed paratus est cunctos saluare, nec ad merita prauitatis nostrae respiciens, dona suae gratiae nobis distribuit, et quos non potest iusticia, saluat misericordia. », Theologia ‘Summi boni’, I, 1-2, ibid., p. 86-87, lignes 4-20.

50. « Potentia ad Patrem, sapientia ad Filium, benignitas pertinet ad Spiritum sanctum. », De tribus diebus, éd. Dominique POIREL, Hugonis de Sancto Victore, t. II, Turnhout, Brepols, CCCM 177, 2002, p. 64, lignes 1131-1132.

51. « Primus dies est timor, secundus est ueritas, tercius est caritas. Dies timoris est dies potentiae, dies Patris ; dies ueritatis est dies sapientiae, dies Filii ; dies caritatis est dies benignitatis, dies Spiritus Sancti. Dies quidem Patris et dies Filii et dies Spiritus Sancti in claritate diuinitatis unus dies est, sed in nostrae mentis illuminatione, quasi alium diem Pater, alium Filius, atque alium habet Spiritus Sanctus ; non quod ullatenus credendum sit Trinitatem, quae inseparabilis est natura, in operatione posse separari, sed ut discretio personarum in distinctione operum ualeat intelligi. Quando ergo omnipotentia Dei considerata in admirationem cor nostrum excitat, dies Patris est ; quando uero sapientia Dei inspecta agnitione ueritatis cor nostrum illuminat, dies Filii est ; quando autem benignitas Dei attenta ad amorem cor nostrum inflammat, dies Spiritus sancti est. Potentia terret, sapientia illuminat, benignitas letificat. In die potentiae per timorem morimur ; in die sapientiae per contemplationem ueritatis a strepitu huius mundi sepelimur ; in die benignitatis per amorem et desiderium eternorum bonorum resurgimus. », ibid., p. 69, lignes 1227-1245.

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la création est admirable. Il y a donc place pour une observation scientifique des phénomènes, comme celle de Guillaume de Conches, mais cette démarche préalable et indispensable n’épuise pas la leçon des réalités naturelles ; après le regard du philosophe ou du physicien, il y a place pour le regard du spirituel ou du théologien

52. Hugues de Saint-Victor n’a donc aucune réticence à recevoir l’héritage scientifique des Anciens

53 voire de ses propres contemporains, ni à lui ajouter ensuite sa propre considération qui est d’un autre ordre, car précisément ce qui lui importe c’est d’unir les deux et de les articuler, sans court-circuiter l’étude des phénomènes par une mystique évaporée, sans disloquer non plus la création divine par une science étriquée : car « le sage, à travers ce qu’il voit au-dehors, admire la pensée de la sagesse divine ».

S’il faut conclure d’un mot, le voici : la nature est « admirable ». Elle est admirable car elle est belle, et elle est admirable car elle est surprenante, donc d’une beauté supérieure, requérant une lectio particulière. La nature est admirable, car il y a plus dans la nature que la nature elle-même ; mais ce même caractère admirable de la nature peut séduire ou conduire, il peut fasciner le regard, ou le relancer jusqu’à ce qu’il parvienne à son terme. La nature est admirable parce qu’elle nous parle de Dieu ; mais elle nous en parle si admirablement qu’elle le masquerait presque par sa beauté, si elle n’était surprenante en même temps que belle. La beauté de la nature est un signe splendide, tellement splendide en lui-même qu’il peut en cesser d’être signe ; cependant, il ne

52. Sur cette complémentarité entre physique et théologie, voir notre article :

« Physique et théologie au XIIe siècle : une controverse entre Guillaume de Conches et Hugues de Saint-Victor sur le chaos originel », à paraître dans Guillaume de Conches : philosophie et science au XIIe siècle, Paris, 1er et 2 juin 2007, actes édités par Irène CAIAZZO

et Barbara OBRIST. 53. « Quanta enim illi excellentis ingenii monimenta reliquerunt, ubi tam multa

inuestigatione secreta naturae et abdita rerum conditarum prosecuti sunt, ut ipsam illorum efficaciam omni studio preferendam estimemus ! Legimus artes et studia et disciplinas et rationum precepta plurima, quae illi sensu et ingenio suo dato in hoc ipsum scrutati sunt et inuenerunt et scripserunt inuenta et legenda posteris tradiderunt : logicam et ethicam et mathematicam et physicam, de forma ratiocinationum et uitae et morum pro instituto naturae decentium, de dispositione et ordine et causis et prouentibus rerum omnium. Et inualuerunt in parte hac ut uerum apprehenderent, quoniam et haec ueritas per eos ministranda erat quae non erat ad uitam, qui filii uitae non erant. Ideo datum est illis propter nos, quibus consummatio seruabatur et inchoatio parabatur, ut inuenirent ueritatem illam, quam oportuit suscipere filios uitae ad obsequium summae ueritatis ; cuius labor ipsis appositus est, his fructus seruatus. Et in omnibus his, lumen intelligentiae et acumen ingenii sensusque uirtutem ad documenta prima perceperunt, in quibus creaturarum uim et modum naturae inferioris secundum formam rationis insitae subtiliter discusserunt. », Super Ierarchiam beati Dionisii, I – Prol., éd. PL 175, 925CD, cité d’après notre édition critique, à paraître dans la Continuatio Mediaeualis du Corpus Christianorum.

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faut pas pour autant se méfier des créatures et de leur splendeur, car cette splendeur est à la fois un risque de fourvoiement et un appel au dépassement. Idole ou théophanie, la nature retient ou instruit selon l’attitude de l’observateur ; mais pour qui entreprend de la lire, et non seulement de la voir, le fait même qu’elle tende à capter le regard, autrement dit l’évidence de sa beauté, est un indice de son origine transcendante et de la sagesse suprêmement admirable avec laquelle elle a été créée. Il ne faut donc pas court-circuiter cette beauté visible, ni se reposer en elle avant d’avoir atteint sa signification invisible, mais garder vive la tension entre l’une et l’autre, car c’est dans cette tension que le livre de la nature délivre sa leçon.

IRHT (CNRS) 40, avenue d’Iéna

75116 Paris

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382 LE SENS D’UNE MÉTAPHORE CHEZ HUGUES DE SAINT-VICTOR

RÉSUMÉ. — Lire l’univers visible : le sens d’une métaphore chez Hugues de Saint-Victor. Par Dominique POIREL.

Présente d’Augustin à Thérèse de Lisieux, en passant par Alain de Lille, Nicolas de Cuse et Galilée, l’image du livre de l’univers a été particulièrement thématisée par Hugues de Saint-Victor († 1141) dans un passage fameux de son De tribus diebus. Pour mieux comprendre le sens de la métaphore chez cet auteur, on a examiné la valeur qu’il accorde à la nature, spécialement dans le De tribus diebus, puis la signification qu’il confère à la lecture, suivant le Didascalicon. Lire l’univers, pour Hugues, c’est bien plus que le regarder : c’est lier les créatures par un regard qui structure l’univers, c’est remonter de l’apparence à la signification, c’est admirer, dans le même regard et une tension unique, la beauté visible de la nature et la sagesse invisible de son auteur.

MOTS-CLEFS : Hugues de Saint-Victor – nature – univers – création – lecture – livre.

ABSTRACT . — Reading the visible universe : the meaning of a metaphor in Hugh of Saint-Victor. Par Dominique POIREL.

The image of the book of the universe which is recurrent in writings from Augustine to Teresa of Lisieux, via Alan of Lille, Nicholas de Cues and Galileo, is given particular thematic prominence by Hugh of Saint-Victor († 1141) in a famous passage of his De tribus diebus. In order to better grasp the author’s understanding of the metaphor, the present article investigates the value he assigns to nature especially in the De tribus diebus, and the significance he confers to reading as per the Didascalicon. According to Hugh, reading the universe entails far more than merely looking at it : it implies connecting all creatures in the universe with an all structuring look, as well as moving up from appearance to significance. It also means at once gazing at and reaching for the visible beauty of nature and the invisible wisdom of its creator.

KEYWORDS : Hugh of Saint-Victor – nature – universe – creation – reading – book.

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