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Little Œkoumène - Première station

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Dans le cadre d’une résidence d’écriture théâtrale, un projet est né de novembre 2010 à mars 2011 accueilli par l’Espace Culture à l’Université Lille 1, Sciences et Technologies.Croisant les approches de Gérald Dumont, de la Cie du Théâtre K et de la communauté universitaire, cet ouvrage collectif restitue l’expérience menée sur le campus.

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Bien que nos campus universitaires ne soient pas identiques, certains se ressemblent par leurs faiblesses, d’autres par les forces et avan-tages qui les caractérisent. Les étudiants, et plus particulièrement les résidents des campus, sont sensibles aux différentes activités orga-nisées par l’université, et dont ils peuvent bénéficier, ou plus encore à l’opportunité qui leur est offerte d’organiser eux-mêmes diverses activités.

L’Espace Culture de l’Université Lille 1 offre aux étudiants de nom-breuses possibilités dans de multiples disciplines : théâtre, musique, réflexion-débat et, surtout, des espaces dans lesquels ils peuvent s’exprimer librement et se consacrer à leurs passions.

Provoquer et développer la rencontre entre l’étudiant et le profes-sionnel dans une démarche qui relève plus de la recherche que de l’apprentissage, telle est aussi notre vision de la confrontation culturelle dans une université.

Ce modeste ouvrage se propose de restituer, à travers la parole et l’écriture, un de ces temps de confrontation.

Nabil El-HaggarVice-président de l’Université Lille 1, chargé de la Culture, de la Communication et du Patrimoine Scientifiquemars 2011

Préface

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Au sein de l’Université Lille 1, Sciences et Technologies, le point de départ de ce projet d’écriture, à l’initiative de l’Espace Culture, a

été de favoriser le croisement d’approches entre artistes et scienti-fiques dans le cadre de notre thématique «  Migrations  ». Postulant que cette confrontation de points de vue différents enrichit et élargit nos manières d’appréhender le monde.

À partir d’octobre 2010, une résidence-mission, soutenue par le Ministère de la Culture – Direction Régionale des Affaires Culturelles Nord-Pas de Calais, nous a ainsi permis d’inviter un auteur, Gérald Dumont, metteur en scène de la Cie du Théâtre K. L’objectif ? Réinterroger les notions de parcours, de territoires, de migrations et d’autonomie, thèmes abordés dans sa pièce « Taklamakan », avant sa création en mai 2011. Dans une approche croisée avec l’auteur, une dizaine d’étudiants et enseignants-chercheurs, en anthropologie et sociologie, en biologie et sciences juridiques, se sont impliqués dans la réflexion. Histoires personnelles et approches scientifiques se sont ainsi rejointes dans le cadre d’un atelier d’écriture.

À la suite de ce temps de résidence, une restitution publique a eu lieu en novembre 2010 avec l’ensemble des participants, sous forme théâ-trale et musicale à l’Espace Culture.

Enfin, la finalité en mars est de rassembler et de faire dialoguer ces écrits au sein d’un ouvrage.

« Little Oekoumène... et autres territoires autonomes » est le fruit de ce cheminement entre universitaires et homme de théâtre ; « première station » d’une démarche initiée à Lille 1 et qui devrait se poursuivre dans d’autres régions de France. La dimension sonore et musicale de ce parcours, faisant partie intégrante du projet, est restituée et accom-pagne cet ouvrage sous forme d’un CD.En souhaitant que vous ayez du plaisir à sa lecture et à son écoute.

Jacques LescuyerDirecteur de l’Espace Culturemars 2011

Préface

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LIT TLE oeKOUMENE8

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C’est ainsi que tout commence. Quelques lignes de Walt Whitman.

Quelques mois plus tard, je suis dans le wagon de queue d’un train qui vient de quitter depuis peu Irkousk.C’est ainsi que je commencerai l’histoire du Royaume Autonome et nomade de Providence. Une image en mouvement.« Les choses », –  je parle des maisons, des êtres vivants croisés, des champs verts, arbres, gares – s’éloignent à jamais.Je regarde « les choses » disparaître à travers la vitre sale du wagon. Je crois que tout a réellement commencé à ce moment là  ; par des choses qui s’éloignent, puis des disparitions. Ou alors, ce serait bien avant.C’est ainsi que les choses ont plutôt commencé. Il a bien fallu que je le choisisse ce train.Une commande d’écriture du Théâtre de la Tête Noire de Saran – aller au bout du bout. Alors, aller loin. Le plus loin possible. Là où je ne comprends ni la langue, ni l’écriture  : la Chine. Et même plus loin encore. Le plus loin de la Chine où l’on ne parle même pas chinois, chez les Ouïgours. Aller loin, loin, loin... tant qu’à faire...

Mais avant, il y a ce train qui traverse la Russie et un vague à l’âme qui me perturbe depuis deux jours.Le décalage horaire depuis Moscou fait imperceptiblement son effet. Il ankylose l’esprit : le jour de plus en plus court et les kilomètres qui durent des heures. J’ai beau regarder les choses s’éloigner, rien ne change et rien ne s’écrit. Je ne sais qu’une chose :je veux faire une pièce avec un roi, comme Shakespeare ! Je veux un roi et des grands espaces !

Même ici je porte mes délicieux fardeaux, Je les porte, hommes et femmes, je les porte avec moi partout où je vais,Je jure qu’il m’est impossible de me débarrasser d’euxJe suis rempli d’eux, et je les remplirai en retour.

IRKOUSK : 52°19’ nord - 104°14’ est

Même ici je porte mes délicieux fardeaux, Je les porte, hommes et femmes, je les porte avec moi partout où je vais,Je jure qu’il m’est impossible de me débarrasser d’euxJe suis rempli d’eux, et je les remplirai en retour.

TexTe Off jusTifianT l’Origine de TOuT cela,

ET DE CE QUE CELA IMPLIQUE.

Gérald Dumont a écrit :

Walt Whitman (31 mai 1819 - 26 mars 1892), poète et humaniste américain, né à Long Island, New York. Son chef-d’œuvre est sans conteste son recueil de poèmes Leaves of Grass (litt. Feuilles d’herbe).

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J’attends que les idées viennent et c’est sans doute comme ça que les choses ont commencé. J’ai attendu que les choses viennent et que le hasard que je provoquais me donne les idées, un fond, une explication à tout ça. Je devais savoir qu’en m’éloignant les choses viendraient à moi. C’est mathématique.

Mais les choses ont aussi commencé ailleurs, à l’arrêt. Une gare à Hami, dans le Ganzu, 4 heures du matin. 2 flics mal aimables, c’est tout. Il fait froid. J’attends un bus. Je m’ennuie. Je n’ai plus le vague à l’âme du train, mais la certitude d’être là parce que c’est inévitable. C’est là que les choses ont commencé. Il y avait le roi, les grands espaces et cette attente dans ce hall de gare vide. C’est de cet ennui et de façon inattendue qu’a surgit un vieil ami imaginaire, une fiction vieille d’une dizaine d’années nommée Damien. Il est revenu cette nuit-là, mon héros imaginaire, mon alter ego, mon double insouciant. J’allais dans le Taklamakan et tout était là. Damien, un roi et l’envie d’en découdre avec le reste du monde. Parce qu’il ne mérite pas mieux et que je ne l’aime pas.

Un souvenir d’un Week-End à Providence, dans le Rhode Island, pas vraiment sous le charme.C’est peut-être là que tout a commencé. D’autres souvenirs de lieux où je forçais le hasard.Des cuites en Irlande au sortir de l’adolescence. Tout a peut-être commencé là, sur une colline aux abords de Sligo, province de Connach. Puis de pintes bues au Davy Byrnes à Dublin avec mes amis. C’est peut-être là que tout a commencé.Parce que je n’ai jamais fini Ulysse, mais qu’il m’en restait quelque chose, de Mr Bloom. C’est peut-être là que tout a commencé, par un roman inachevé.Et le manque de mes amis. Et tout le reste, les choses ratées, frôlées, et qui se sont éloignées derrière une vitre sale.

Même ici je porte mes délicieux fardeaux, Je les porte, hommes et femmes, je les porte avec moi partout où je vais,Je jure qu’il m’est impossible de me débarrasser d’euxJe suis rempli d’eux, et je les remplirai en retour.

HAMI : 42°48’ nord - 93°27’ est

Même ici je porte mes délicieux fardeaux, Je les porte, hommes et femmes, je les porte avec moi partout où je vais,Je jure qu’il m’est impossible de me débarrasser d’euxJe suis rempli d’eux, et je les remplirai en retour.

PROVIDENCE : 41°49’ nord - 71°25’ ouest

SLIGO : 54°16’ nord - 8°29’ ouest

DUBLIN : 53°20’ nord - 6°15’ ouest

Même ici je porte mes délicieux fardeaux, Je les porte, hommes et femmes, je les porte avec moi partout où je vais,Je jure qu’il m’est impossible de me débarrasser d’euxJe suis rempli d’eux, et je les remplirai en retour.

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Et donc, comme tous les jours, me dire qu’il faut commencer...

C’est là que tout a commencé. Des lieux habités que j’ai reçus en cadeau éphémère.Des Little Œkoumènes.Des histoires volées que j’ai fait miennes pour peupler mon désert. Il fallait simplement du temps pour le faire naître, organiser le bordel tout simplement, et ainsi le nommer. Durant six semaines, les trains, les bus, les marches m’ont rapproché du royaume autonome et nomade de Providence. Parce qu’autonome, et espérant l’être, naïvement, comme un but ultime.Et se dire, le sourire aux lèvres, « À quoi bon... »C’est peut-être par ce « à quoi bon... » que tout a commencé.

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commencer par une généalogie, même si je crois qu’elle est fausse, en grande partie.

Il y eut, avant moi, Il-le-Vieux, le très vieux. C’est mon droit.Ma vie, elle vient d’où je veux.De nulle part ailleurs.Il-le-vieux, fils de Moussa et Moumina. Je crois. Mais comme je le veux, alors, c’est comme ça.J’ai décidé que je viendrai de là. Il-le-vieux était roi du royaume du Kantanga, je crois. Non, j’en suis sûr.Parce que, Kantanga, ça sent les grands espaces, les gazelles. Il disait « Akunamatata », pour dire bonjour, au revoir, et plein d’autres trucs. Un jour, one upon a time, il est parti, il a quitté ses terres.Parce que j’en ai envie.Et sur les chemins, il disait : « je suis le roi, vous êtes mes sujets ». Tout le monde le prenait pour fou sauf quelques-uns, bien contents de croiser plus fou qu’eux.Il-le-Vieux traversa la mer avec des plus cintrés que lui.Je viens de là. Mon histoire commence ainsi. Un vieux qui traverse la mer. Il faut toujours traverser quelque chose, une mer, un fleuve. Cela commence toujours comme ça...Par miracle, oui par miracle, parce qu’il faut toujours du merveilleux pour croire, il posa le pied sur la terre ferme. C’était une île. Il la nomma Providence. C’est ce que je veux.C’est moi qui décide si les hommes de mon monde sont bons, si la terre est ferme.Je peux, si je veux, y voir des femmes aux effluves de «  fruit des succulences, de safran, canne et cinnamome, des bois d’oliban  ; myrrhe et aloès », des beautés aux courbes antiques.Je veux ce que je veux. D’où je viens et qui je côtoie.Donc, il régna quelques années sur ce bout de terre, comme un con, je n’ai pas peur de le dire, oui, comme un con, sans y prendre plaisir, avec quelques hommes qui finalement l’encombraient.

little Œkoumène/ première station

Voir « Pas perdus », texte écrit pour la Cie « La Vache Bleue »

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C’était pas un autoritaire, c’était pas un chef, c’était pas un leader, Il-le-Vieux. Juste un anar individualiste. Et ce n’est pas une licence poétique.Un putain d’anar individualiste.Il était comme ça, juste parce que je le veux.Une nuit, il prit une barque et quitta son royaume, ou plutôt il l’emmena avec lui. Il était le royaume de Providence, sur sa barque.Il traversa le Moyen-Orient, parce qu’il y a du mystère, au Moyen-Orient.Il était le royaume de Providence, au Moyen-Orient. Il y fit deux enfants. C’est un bon début pour fonder un empire.L’un à Persépolis qu’il eut avec Raissina, une esclave violée un soir d’ivresse.L’autre à Istanbul avec Jurdet, une esclave violée un soir d’ivresse.Parce que j’en ai décidé ainsi. Je ne veux pas être né de l’amour. Personne n’y croirait. Je veux être né de la douleur.Je veux que le récit soit crédible.Le premier s’appelait Massoud et le deuxième Gerinoam. C’est biblique.

Little Œkoumène ouvert, la Makina, Hellemmes, décembre 2010

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Et un dernier, ... pour la route.

Il-le-vieux parcourait le monde mais revenait voir régulièrement Massoud et Gerinoam.Parce que j’aime les bons pères, et que j’aurais bien aimé être ainsi. Il leur racontait ses voyages, ramenant étoffe et pierreries.C’est antique, les étoffes et les pierreries. Il fit promettre à leurs mères que ses fils, devenus adultes, quitteraient la maison et parcourraient le monde pour le raconter à d’autres, continuer son livre.Mais ils étaient de mauvais fils, parce que c’est comme ça, que je le veux.Et qu’une lignée immémoriale ne se raconte pas en quelques lignes.J’ai la vie pour l’inventer, ma lignée d’arpenteurs.Alors, il répudia ses deux crétins de fils partis fonder une tyrannie et s’entretuer.Il garda son livre. Voyant la mort venir, il s’adressa au premier venu, un paysan inculte nommé Volia, et lui donna son royaume.Il accepta et lui aussi, parcourut le monde, écrivant le monde.Et depuis que le royaume nomade et autonome de Providence existe, il en est ainsi. Tous firent comme Il-le-Vieux.Et je suis l’un d’eux, depuis cette rencontre dans le désert du Taklamakan.Moi, je l’ai décidé ainsi, car je suis roi du royaume autonome et nomade de providence qui, aujourd’hui, est ici, et je me dois de parler de ceux que je croise.

Et, de là, laisser la place aux autres.

* Je suis un homme qui, flânant le long, sans bien s’arrêter, tourne par hasard un regard vers vous et puis se détourne. Vous laissant le soin de l’examiner et de le définir, En attendant de vous le principal.

I am a man who, sauntering along, without fully stopping, turns a casual look upon you, and then averts his face, Leaving it to you to prove and define it,Expecting the main things from you. *

Répétition, Little Œkoumène, Espace Culture, novembre 2010.

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une station

Une station... « Qu’y a-t-il à l’intérieur d’une stationQu’est-ce qu’on y voit ? »On y voit, d’un côté, des gens proches de soi,Et, de l’autre côté, des gens séparés par la voie, la frontière du sens.Ceux-là, ceux d’en face, S’en retournent-ils chez eux ?Vont-ils vers un ailleurs ? Sont-ils conviés, attendus, désirés ?Sont-ils refoulés, invités à un retour programmé ?Sûr, ils vont faire tout ou partie de mon parcours, mais dans le sens inverse.

Czy rozumiesz po polsku  ? Cette phrase me hante la tête depuis quelque temps.Une station, un arrêt et pourquoi ai-je marqué cet arrêt ?Je devais continuer mon chemin en ne me souciant de rien, pas même d’autrui.Pourquoi me suis-je arrêté ? Ce n’était pas le terminus ! Avais-je besoin d’acheter des journaux ou de me mettre à l’heure tout simplement ?

Une horloge, emblème de la station, magnifiée en son faîte par un envol d’oiseaux migrateurs, une horloge étoilée, découpée en quartiers, numérotés  : jeden, dwa, trzy, cztery, pięć, sześć, ..., indique l’heure avec une précision astronomique. Symbole d’un passé, d’un présent, d’un futur, elle est orchestrée par deux aiguilles de taille différente, toujours solidaires qui s’écartent et se rejoignent, imperturbablement.Mais encore, « Il est cinq heures iciEt vingt-deux heures dans le Caucase.Il est cinq heures ici et cinq heures à MilanIl est six heures ici et midi à New York. »Ici, comme ailleurs, l’heure, tout le monde a le droit de la vivre, pleinement.

ZNIN : 52°85’ nord - 17°71’ est

MILAN : 45°28’ nord - 9°10’ est

NEW YORK : 40°43’ nord - 74°00’ ouest

Marc Maille a écrit :

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Une horloge, mais pas de kiosque à journaux. Cet espace, témoin séculaire d’un reste de démocratie qui se fragilise. À la place, des portants en barreaux métalliques affichant publicité d’une presse dite gratuite éditée au nom de l’expression libre mais avant tout destinée à la prolifération de la pensée commune.Cela m’incommode et je vocifère devant ce tas qui ne vaut rien...Y aura-t-il un terminus ?Je me sens un peu perdu, mais révolté. Les stations défilent de plus en plus vite, je deviens tel « un allumeur de réverbères ». Dzien dobry ! Gdzie idziesz ? Dobranoc ! Dzien dobry ! Gdzie idziesz ? Dobranoc !...

Et, si je prenais une autre ligne ? La rouge, par exemple, qui assure la correspondance avec la noire. Et puis une autre, et encore une autre. Je finirais par m’égarer dans toutes ces stations dont les noms reflètent la vie des hommes, leur histoire, leur avenir.

Finirais-je par tourner en rond, finirais-je par n’y comprendre plus rien ?Je vais peut-être devoir repartir, moi aussi, dans un territoire qui me sera devenu « étrange étranger ». Czy rozumiesz po polsku ? me demanderait une voix hostile. Tak, nie rozumiem po polsku.Finirais-je par rejoindre les gens de l’autre côté de la voie qui doivent se poser la même question : - À quand la station de l’Âge d’or ?

Je suis dans une station qui en attend une autre. Pour l’instant, je suis encore debout.

AGE D’OR : 19°36’ nord - 19°68’ sud16

Page 17: Little Œkoumène - Première station

Je vis ici, oui. Sur ce campus oui.

Et alors ? Qu’est ce qu’il m’inspire ? Pas grand chose. On m’a dit, réfléchis sur cet espace multiculturel : c’est un espace de croisement des cultures. Oui, bien sûr. Mais est-ce vraiment un lieu multisocial ? Je trouve que ce lieu, isolé du reste de la ville, bâtiment aux formes géométriques posé sur la prairie, cultive surtout l’entre-soi : lieu fonctionnel conçu pour les étudiants. Voilà. Ce n’est pas un lieu sur lequel j’ai vraiment envie de m’attarder par la réflexion. Désolé mais, personnellement, m’interroger sur mon lieu d’étude, sur son espace, je trouve ça assez « nombrilesque ».

Ma pensée me renvoie vers d’autres endroits que j’ai fréquentés. Je pense ainsi à cette ville que j’ai quittée. Et, dans cette ville que je parcourais à pied, je me rappelle d’un quartier et plus particulièrement d’une place de ce quartier.Oui, de cette place qui est un carrefour du monde. Lieu de rencontre, lieu de misère, lieu de fraternité. Je me souviens du visage de beaucoup de gens que j’ai rencontrés sur cette place, de leurs prénoms aussi. Mais d’aucun nom. Les noms n’existent pas dans la rue, il n’y en a pas besoin, il n’y en a plus besoin. Et puis, un nom, c’est froid. Tandis qu’un prénom ou un blase, c’est plus fort. Les noms de familles, c’est pour l’administration. Là-bas, on se tutoyait ou alors, lorsqu’on se vouvoyait, c’était pour marquer du respect envers un ancien, un grand-père.Cette place aussi était un lieu multiculturel. Les gens venaient des quatre coins d’Europe et du Monde.Ils étaient nombreux, très nombreux, à broyer la misère, dans la pénombre, invisibles pour le plus grand nombre. Car la plupart part étaient bien habillés. Ils présentaient bien. Ils n’étaient pas en costard, quoi que... certains avaient même de la classe. Ils étaient comme le citoyen lambda, vestimentairement, propres sur eux. Donc sans souffrance, pas pauvres aux yeux du plus grand nombre qui ne savait pas que, plus souvent qu’il le pensait, il avait parlé à des sans abris qui, d’apparence, lui ressemblaient en tous points. La majorité était ainsi, invisible, car, chaque jour, ils se battaient pour leur dignité, pour se raser, pour se laver, pour avoir des vêtements propres.Ils luttaient afin de bien présenter auprès des gens qu’ils croisaient, des patrons éventuels ou des gens qui les embauchaient au noir.

Je me souviens d’eux. Je ne peux les oublier. De temps en temps, ma pensée s’évade d’ici, et retourne là-bas, vers cette place qui est un carrefour du monde.

Station

Étienne Blandin a écrit :

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Page 18: Little Œkoumène - Première station

Station

Salah-Eddine Amini a écrit :

Jeudi 17 septembre 2005

Départ : Ghardaia 22H00

Arrivée : Alger 6h00

1ère Classe Place 26 fenêtre Prix : 1400 DA

C’est ce que j’ai lu et relu sur mon billet en route à la gare, je lisais ça au moins 10 fois, une manière pour moi d’éviter le regard de maman dans le rétroviseur, et les conseils répétitifs de papa :

ces conseils qui me font penser que me voilà partir vers un autre univers...

Je lance des vannes, dédramatise ce voyage, des souvenirs, des bons moments passés ensemble pendant ces courtes vacances... Les Yeux de maman qui se remplissent !!!

Jeudi...

Départ...

Arrivée...

je me remets à lire mon billet...

Arrivée, la gare était bourrée de monde, 3-4 trains en arrêt, de la voiture j’essaie de repérer le mien ?!! Et voilà « » affiché sur le front d’un train... ça y est, il est là le mien.

Papa s’arrête pas loin du train, j’ouvre aussitôt la porte et descends tout joyeux et pressé d’embarquer vers une nouvelle aventure jusque-là inconnue de ma vie... avec ces sensations que nous avons tous connues petits en partant en colonie de vacances la première fois !!! Avec cette excitation d’aller à la découverte...

Prends soin de toi N’oublie pas tes origines, ta communauté et ta religion Accomplis ta mission et réussis tes études

GHARDAIA : 32°29’ nord - 3°41’ est

ALGER : 36°46’ nord - 3°03’ est

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Page 19: Little Œkoumène - Première station

Alors je vérifie que c’est le bon train, dépose mes bagages dans le coffre du train et reviens à la voiture. Il reste encore quelques minutes, enfin je ne sais plus si c’étaient des minutes ou des heures ?!! Un silence accablant, lourd, embarrassant... enfin pas terrible. Mon visage rougit et mon corps frit, papa qui se retient et puis... maman qui, avec une voix brisée :

Que Dieu te garde mon p’tit Chéri mes yeux submergés... elle me serre dans ses bras, et me murmurera des mots d’amour... Je fonds en larmes..., papa me tapait à la tête et me pinçait les cheveux... Oh sacré papa qui n’aime pas faire paraître ses émotions !!!

Je commence sérieusement à me rendre compte du poids de ce départ, en tout cas plus intense que celui d’un envol en colonie de vacances !!!

Dernière embrassade et derniers mots échangés... des adieux, des larmes et des rires... Puis je monte dans le wagon et trouve ma place... Le Départ est imminent !!!

Vous Venez d’où Monsieur ?Votre Passeport ?!!!

Vous l’avez compris c’est la douane de l’aéroport de Lille... Oui ces mots non arabes non français !!! oui ces questions qui me font juste penser que me voilà dépasser des frontières, me voilà quitter mon chez moi, mon pays, mon territoire... Pour atterrir dans un autre où je suis seul, perdu, impressionné tel un nouveau-né... Un étranger !!! Ou pas ???!!!

Fin.

LILLE : 50°36’ nord - 3°08’ est

arrêt et pensée

encore arrêt et pensée

arrêt et sourire

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Page 20: Little Œkoumène - Première station

Ce n’est pas évident d’être ailleurs

Sandrine Perrot a écrit :

C’est Maya !

Allo ?

Ouai, super Maya, je suis contente de t’avoir au téléphone,

Ah là là, ça fait du bien d’entendre une voix connue, ce n’est vraiment pas évident, tu sais d’être ailleurs.

Je ne me sens pas chez moi, de toute façon ce n’est pas évident, déjà c’est un logement meublé, ce n’est pas mes meubles, ce sont les meubles d’autres, il faut que je m’y fasse, ça me plaît pas forcément et les amis avec lesquels j’ai le plus de relations, enfin les gens avec lesquels j’ai le plus de relations finalement c’est le gardien, il est étranger comme moi, il est espagnol, il est super sympa, il s’appelle Vincent. J’ai noué des liens avec la nana du pressing, le cordonnier, avec des commerçants plus qu’avec mes relations professionnelles. Je n’y arrive pas, ce n’est pas évident du tout, on ne vit pas dans le même monde, dans le même milieu, va falloir que je m’y fasse. Parfois je me sens vraiment seule quand je rentre. Ce n’est pas évident du tout, j’ai des gros coups de bleues, j’essaye de les gérer.

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Page 21: Little Œkoumène - Première station

Et puis, un jour, je suis sortie de mon appart, il faut que je te raconte ce truc, je sors de mon appartement et qu’est-ce que je vois, je réalise quand même que je suis sur une des plus belles avenues du monde : l’avenue de Breteuil. Là, je vois un rayon de soleil magnifique sur le dôme des invalides et là je me dis  : ma grande, t’arrêtes de faire la tronche, ton bleues tu le mets dans ta poche, et tu vas travailler et tu te dis que la vie est belle.

Je vis quand même des choses extraordinaires, je suis dans un accélérateur de particules mais qu’est-ce que c’est dur, j’en ai vraiment vraiment parfois marre, j’ai besoin de rentrer à Lille, tu sais, vraiment, de voir des gens simples, normaux avec qui je me sens en confiance, en sécurité, où je peux être vraiment moi-même, tu sais ce n’est pas évident d’être ailleurs.

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Page 22: Little Œkoumène - Première station

Mon Little Oekoumène : Beyrouth

Traînant sa bosse d’un bout du monde à l’autre, Gérald Dumont, auteur de Taklamakan (pièce

relatant le voyage initiatique en un royaume no-made et autonome) est venu établir sa première résidence d’écriture théâtrale à la «  Première Station  Université Lille 1  », les valises chargées d’interrogations questionnant les notions de terri-toire, d’autonomie, de migration et de parcours. Le dénominateur commun ? Des interrogations ana-logues. Le dispositif ? Croiser les démarches scien-tifiques relatives à la sociologie et les approches artistiques afin de produire un espace de réflexion et de création. Dès la première rencontre, un chantier définitionnel se présentait à nous. C’est au détour d’une discussion concernant mes préoccupations de recherche sur le Liban et mes expériences de terrain que jaillissent différentes manières de définir et d’appréhender un territoire, en sciences sociales, encore inconnues pour Gérald, mais également l’occasion de découvrir quelques réalités urbaines que recèle la capitale  libanaise : Beyrouth. À l’issue de nombreuses discussions, de quelques essais écrits, et à la demande de Gérald j’ai relaté mon rapport et ma première rencontre avec Beyrouth afin de définir avec une grande sub-jectivité les principes qui travaillent à la construction du choix de mon sujet d’étude.

Un territoire, telle une ville, peut s’appréhender de diverses manières avec des outils variés. La ville est délimitée et quantifiée grâce à des indi-cateurs statistiques pour mesurer son étendue, sa superficie, sa population et sa densité. En France, l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques, organisme public qui dépend du Ministère de l’Économie, est le fournisseur des sta-tistiques officielles. L’INSEE réalise de nombreuses enquêtes par sondage auprès des ménages, des entreprises et effectue notamment le recense-ment de la population française. Selon l’INSEE, la ville se définit selon le critère de l’importance du peuplement et de la continuité de l’habitat. Les statistiques des Nations-Unies montrent que le seuil à partir duquel on parle de ville varie selon les

Maya Hélène Balhawan a écrit :

époques et les pays. De plus, la ville se caractérise aussi par ses fonctions. Quand certaines ont des fonctions industrielles, telle Detroit aux États-Unis, ou commerciales telles Venise et Bruges, d’autres comme Beyrouth sont portuaires. Leur emplace-ment est propice au développement d’un port.

Mon «  little oekoumène » (la partie de la surface terrestre qui peut être habitée) ? Beyrouth au cœur des projets de reconstruction. Mes parcours ? Les méthodes de recueil de données utilisées pour mener l’enquête sur les transformations et les pro-cessus d’embourgeoisement appelés « gentrifica-tion » du centre-ville de Beyrouth et ses répercus-sions sur un quartier adjacent : Hamra. Voyons ce qui est spécifique et inhérent au cas beyrouthin.

Maya Hélène Balhawan. Projets de reconstruction de la place des martyrs, Beyrouth, janvier 2011

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Page 23: Little Œkoumène - Première station

Liban, Loubnan… Loubnan : Suissret charq el awsat  : «  La Suisse du Moyen-Orient ».

Ouw Bayrouth shou osseta  ? «  plaque tournante entre l’Orient et l’Occident » qu’ils disent.

J’étais fière d’être de Beyrouth… et amoureuse d’elle… avant même de la découvrir.

De nuit, toutes les villes côtières de la Méditerranée se ressemblent mais… Bayrouth… c’est différent. On la sent, on la ressent. Elle éveille tous les sens !

À peine a-t-on atterri à l’aéroport que l’on assiste à un défilé de mode grâce à l’é-lé-gance des femmes libanaises…, toutes perchées sur leurs talons de dix centimètres, engoncées dans leurs mini-jupes, parfumées au Chanel n°5 qui embaume une partie de l’aéroport… et couvre l’odeur de la cigarette des passagers arrivants.

L’aéroport, lui, je le découvre vieux, blessé, rafistolé.

C’est un rescapé de la guerre…

(Condescendante) Khedné ha sehet shouhada  : «  Emmène-moi à la place des martyrs », demande une femme à son chauffeur.

Toutes les personnes revenant au pays souhaitent redécouvrir cette place du centre-ville. Je veux la « redécouvrir » aussi. Ressemble-t-elle à celle dont on m’a parlé, à celle que j’ai imaginée ?!

Je dois patienter une nuit avant de la découvrir…

BEYROUTH : 33°53’ nord - 35°30’ est

BayrOutH - BEyrOutH

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La visée de l’enquête est de savoir dans quelle mesure ce processus induit une transforma-tion de l’organisation spatiale de la ville de Bey-routh  suite à la reconstruction de son centre après la guerre.

Maya Hélène Balhawan. Centre-ville de Beyrouth. Quand l’ancien côtoie le nouveau, janvier 2011.

Autrement dit, cette enquête a pour vocation d’étudier la «  gentrification  » comme analyseur des transformations urbaines à Beyrouth. En défi-nitive, l’étude a pour objectif de savoir comment ce processus influe sur les spécificités confession-nelles, politiques et sociales qui modèlent l’orga-nisation spatiale de Beyrouth depuis la guerre de 1975 (divisée en deux entités territoriales bien distinctes  : Beyrouth-Ouest majoritairement musulman et Beyrouth-Est majoritairement chré-tien, séparées par l’ancienne ligne de démarcation rue de Damas). Pour ce faire, l’étude de l’orga-nisation des répartitions spatiales des groupes et leur évolution, dans un contexte de tension

politique qu’a connu et connaît le Liban actuel 1, s’est établie. Ainsi, il a été possible d’observer si ces dernières respectent les lignes de fractures liées à un confessionnalisme exacerbé ou à d’autres variables (telles que le paysage, l’envi-ronnement, l’ambiance, l’authenticité, le prix des loyers, l’accès aux équipements et aux activités d’un quartier). L’étude des répartitions spatiales des groupes a permis de voir également si ces dernières ont été sensibles aux nouvelles formes d’embourgeoisement du centre-ville ou à des recompositions de l’imaginaire politique. Ainsi, il a été possible de caractériser les frontières existantes à l’intérieur de la ville en cherchant les principes qui travaillent à leurs évolutions et questionner la porosité des frontières entre le centre-ville, Hamra (le second quartier d’étude qui se situe du côté ouest de la ville) et d’autres quartiers.

Les enquêtes empiriques, quant à elles, ont cherché à éprouver les hypothèses suivantes, énoncées à partir des questions initiales : la « gentrification » du centre-ville renforce les clivages confession-nels, la «  gentrification  » dans le centre-ville de Beyrouth tend à s’étendre au quartier de Hamra et l’espace public du centre-ville de Beyrouth est remis en question par le processus de « gentrifi-cation » qui s’opère en son sein.

Les enquêtes ont été menées au sein du centre-ville et du quartier de Hamra. De nombreux entretiens semi-directifs auprès des habitants et commerçants des deux quartiers ont été réalisés, majoritairement en langue arabe afin de saisir ce que Florence Weber nomme les « catégories indi-gènes  »  2. Ainsi, les mots et la construction des discours prononcés peuvent être questionnés et approfondis afin de saisir au mieux l’importance

1  Il faut désormais aussi prendre en compte d’autres événe-ments politiques tels que la guerre de l’été 2006, les « Khiams el ehtissam  »  : les camps de l’opposition formés en majeure partie par les partisans du Hezbollah dans le centre-ville et le 7  mai 2008  : les affrontements qui opposèrent le Hezbollah aux partisans du gouvernement.

2 Beaud S. et Weber F., Guide de l’enquête de terrain, La Découverte, Paris, 2003, p. 267.

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des idées mises en avant par les interlocuteurs, mais aussi d’être au plus près des représenta-tions, des images et des subtilités que la langue arabe recèle en fonction des différentes catégo-ries d’individus interrogées. Toutefois, d’autres informations ont été récoltées auprès des agents de Solidere  3, société privée libanaise d’amé-nagement en charge de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, et des moukhtars (équi-valents à des maires de quartier). Des entretiens ont également été menés avec des agents de la municipalité de Beyrouth, des avocats spécia-listes de la question foncière, des architectes, des urbanistes, des samasra (agents immobiliers), des consultants en immobilier et des notaires pour parfaire mon enquête.

Ajoutons à ces entretiens de nombreuses obser-vations minutieuses souvent réalisées seule, ou parfois accompagnée des interlocuteurs, afin de saisir les différentes manières de pratiquer le centre-ville et le quartier de Hamra. Parcourir la ville accompagnée a également permis l’obser-vation des différentes stratégies qu’usent les in-terlocuteurs afin d’éviter la rencontre d’une autre population et/ou de contourner un quartier limi-trophe. Outres ces deux types d’observations, un dispositif permettant de retracer les déplace-ments des enquêtés par des cartes mentales a été indispensable. Ce dernier a été un indicateur per-tinent pour sonder la flexibilité des «  frontières mentales », « frontières intériorisées » ou encore des «  frontières en construction  » entre Hamra, le centre-ville et d’autres quartiers. Ce procédé a donc été un moyen d’expliciter un imaginaire urbain et politique en mouvement.

L’emploi du paradigme de gentrification per-met, depuis quelques décennies, d’analyser les récentes transformations que connaissent les centres des villes. En effet, depuis la création du

3  Société Libanaise de Reconstruction, issue de la loi 117/91, permettant la création d’une société foncière privée pour la reconstruction des espaces du centre-ville de Beyrouth endommagés par la guerre, et créée par décret gouvernemental, le 5 mai 1994, Solidere est la Société Libanaise de Développement et de Reconstruction dont le principal actionnaire était l’ancien premier ministre Rafic el Hariri.

terme en 1963, par la sociologue anglaise Ruth Glass 4 pour désigner « les processus par lesquels des quartiers centraux, anciennement popu-laires, se voient transformés profondément par l’arrivée des nouveaux habitants appartenant aux classes moyennes et supérieures » 5, la définition et les réalités qu’elle recouvre sont extensives et polymorphes. Encensé par certains et critiqué par d’autres, ce paradigme engendre de nom-breux débats. Les uns, comme Alain Bourdin6, critiquent la notion car elle serait devenue un « masque qui nuit à l’analyse des transformations urbaines et des processus sociaux à l’œuvre dans la ville  ». Les autres, tels que Patrick Rérat, Ola Soderstrom, Roger Besson et Etienne Piguet, se prononcent en faveur d’une définition extensive de la notion de gentrification parce qu’elle per-mettrait de saisir ensemble différentes facettes – résidentielle, commerciale, esthétique – de l’élitisation des villes et de « mieux articuler des travaux portant sur les différents mécanismes par lesquels les villes acquièrent de nouvelles valeurs et, en particulier, « s’élitisent » 7. Si la signification du concept est devenue plus opaque cela com-porte néanmoins d’autres avantages tel le fait de désigner des mécanismes bien plus divers que ceux identifiés par Ruth Glass  dans un seul mouvement d’analyse. C’est donc au creuset de ce débat que cette recherche s’inscrit. La notion de gentrification a été utilisée afin d’être mise à l’épreuve et de délimiter ses contours face au cas beyrouthin. Ce travail s’est donné pour tâche de déconstruire la notion afin de dissocier les différentes dimensions que ce paradigme rend floues ; et, par conséquent, de mettre en lumière les particularismes et les mécanismes inhérents à la société libanaise.

4 Glass R, Introduction to London : aspects of change, London  : Center for Urban Studies, 1963.

5  Fijalkow Y, Preteceille E, Gentrification  : discours et politique urbaine (France, Royaume-Uni, Canada), Sociétés contemporaines, Presses de Sc. Po, n°63, 2006.

6 Bourdin A, «  Gentrification  : un «  concept  » à déconstruire, Espaces et sociétés, n°132, 2008, p. 23-37.

7 Authier J-Y et Bidou-Zachariasen C, « La question de la gentrifi-cation urbaine », Espaces et sociétés, n°132, 2008, p. 13-21.

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Je me laisse transporter par mes sens…

Polluée, humide, suffocante, amputée de son électricité et de son eau  : Bayrouth vit  ! À la lueur des bougies dans les intérieurs et à la force humaine à l’extérieur, les Libanais investissent les rues de la capitale bruyamment.

Sur la Corniche, l’odeur du café fruité à la cardamome se mêle à celle du maïs grillé. Les vendeurs ambulants, quant à eux, crient leurs prix attractifs, pour attirer les badauds vers leurs marchandises alléchantes.

- Kaek kaek 500 (khamsmit) Lira !!!

Je m’endors dans une cacophonie des klaxons… pour me réveiller dans cette même effervescence sonore.

J’adore !

YALLA !

- Service, service ! Hal Sehet shouhada ?

- Ok, 1000 (Alf) Lira ?

- Ok.

J’échange quelques impressions sur Beyrouth avec mon chauffeur… jusqu’au moment où il m’interrompt… pour me signaler l’entrée dans le centre.

La symphonie des pelleteuses et de marteaux-piqueurs tinte comme une dramaturgie grecque…

Où – est – le centre ? Où est la statue des martyrs ?!

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Page 28: Little Œkoumène - Première station

Les problèmes rencontrés et relatifs au traitement de la question de la « gentrification » dans le cas de Beyrouth sont d’ordre quantitatif. Étudier la «  gentrification  » nécessitait non seulement de délimiter le quartier étudié mais également d’en définir les habitants et les commerçants. Ajoutons à cela qu’il a été indispensable de tracer l’évolu-tion des déplacements au sein de la capitale tout en confrontant ses résultats aux prix du loyer et du foncier. Cependant, l’étude du cas libanais comportait quelques inconvénients. En effet, afin de ne pas alimenter de nouvelles tensions politiques et religieuses, aucun recensement n’a été effectué depuis 1932  8. Par conséquent, l’obtention d’un recensement de la société liba-naise avec le dénombrement des logements et de la population, avec les caractéristiques socio-démographiques (l’âge, le sexe, l’activité profes-sionnelle), ainsi qu’avec les caractéristiques sur la composition des ménages, la taille et le type de logement et les modes de transport a été impossible. S’il n’existe pas de données statis-tiques à l’échelle d’un quartier, il a été néanmoins possible d’obtenir le prix des logements à l’achat et à la location depuis la reconstruction jusqu’à présent, mais également le salaire moyen des libanais d’aujourd’hui. Ainsi, en fonction de ces deux variables additionnées aux observations et aux entretiens, nous avons pu estimer qui sont les habitants qui peuplent le centre-ville de Bey-routh depuis la reconstruction.

L’enquête a révélé que les projets de planification urbaine du centre-ville de Beyrouth, entrepris par Solidere et le Conseil de Développement et de Reconstruction (CDR), avaient pour objectif de redonner au centre-ville sa fonction de centre. Ainsi, la morphologie de l’ancien espace central de la capitale s’est modifiée et s’est étendue sur divers secteurs appartenant à différents dis-tricts, qui se situent au pourtour du centre, (Ain el Mreisseh, Minet el Hosn et Zoukak el Blatt) et également vers la mer. Différent du reste de l’ag-glomération beyrouthine par son homogénéité, cet espace de 191 hectares a permis le rempla-

8  Il est basé sur l’appartenance communautaire confessionnelle.

cement de l’ancien espace central composé de souks  9 populaires par l’édification rapide d’une cité d’affaire aux multiples firmes internationales en rasant de nombreux édifices d’une grande im-portance historique (quatre-vingt pour cent des bâtiments du centre).

La reconstruction du centre-ville  : les démolitions (Sources  : photos aé-riennes. Conception et cartographie : Heiko Schmid, 1998 in Eric Verdeil, Ghaleb Faour, Sébastien Velut, Atlas du Liban. Territoires et société, Insti-tut Français du Proche-Orient, CNRS Liban, 2007, p. 167).

Cette construction fut facilitée par une expro-priation massive des anciens propriétaires loca-taires et ayants-droits de biens immobiliers qui furent dédommagés par l’attribution d’actions Solidere. Ce n’est pas à l’initiative des nouveaux habitants et des artistes  10 que le centre-ville se transforme en espace embourgeoisé dont la première étape est ce que Neil Smith appelle la «  gentrification sporadique  »  11. En définitive, la

9 Distinct des cas de gentrification déjà étudiés, le centre-ville de Beyrouth n’était pas reconnu pour être un espace industriel, malgré la présence de quelques ateliers de confection éparses.

10 Vivant E, Charmes E, « La gentrification et ses pionniers : le rôle des artistes off en question », Métropoles n°3, 2008, p. 31-66.

11  Smith N, «  La gentrification généralisée  : d’une anomalie locale à la « régénération » urbaine comme stratégie urbaine globale  » in Retours en ville. Des processus de gentrification urbaine aux politiques de revitalisation des centres,  Paris, Descartes & Cie, 2002, p. 45-72.

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Page 29: Little Œkoumène - Première station

Vidé, rasé, le centre était dévasté…Plus d’immeubles, plus rien. Un terrain vague, le néant !

La guerre ? Non, juste les projets de reconstruction !

Ce no man’s land sépare deux « villes », oui deux « villes » : Bayrouth Charqiyé – Bayrouth Gharbiyé ; Beyrouth-Est – Beyrouth-Ouest, encore et toujours…

Comme si elles étaient indépendantes… alors qu’elles ne sont qu’une, reliées par un centre…

Merde ! Je me pointe et tout fout le camp !

(Excédée) Khalas, je ne veux plus entendre parler de Beyrouth !

(Voix-off) Dix ans plus tard. . .

Vous êtes invités à assister à ma soutenance de thèse intitulée : « Étude des enjeux de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth » prévue le 25 novembre 2011 à l’Université Lille 1, au Bâtiment des Thèses, Métro Cité Scientifique à Villeneuve d’Ascq.

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question des pionniers ne se pose pas en amont de la reconstruction mais en aval. Grâce au par-tenariat public-privé, Solidere, avec la collabora-tion du CDR, s’est retrouvée majoritairement en charge de l’aménagement des terrains mais aussi des infrastructures (routes, autoroutes, ponts, voieries qui relient le centre), de la réhabilitation d’une partie de l’ancien bâti (20% environ), de son exploitation, ainsi que de l’exploitation des autres biens. En somme, depuis ce partenariat, de nouveaux modes d’occupation émergent. Les ré-sultats d’enquêtes montrent que l’implantation de galeries et de résidences privées incite les ar-tistes, les expatriés et les ressortissants étrangers, issus de classes extrêmement aisées, à s’installer dans le centre-ville. Le profil des « gentrifieurs » identifiés à Beyrouth n’est pas tout à fait similaire aux habitants appartenant aux classes moyennes et supérieures que Ruth Glass  12 a répertoriées. Au Liban, le salaire mensuel brut moyen s’élève à 600 dollars américains par mois  13. En consé-quence, au regard des prix pratiqués dans le centre-ville de Beyrouth pour l’acquisition d’un appartement 14, il est évident que peu de libanais parviennent à s’y installer. Il s’agit d’une catégo-rie de population pour la plupart ressortissante des pays du Golfe travaillant pour des firmes internationalement15 réputées dont le siège se situe à Beyrouth. L’ancien espace public central composé de souks populaires, quant à lui, se voit transformé en espace commercial hautement sé-curisé par les agents de sécurité de Solidere, par la police nationale et par l’armée libanaise.

Pour conclure, et répondre en partie aux hypo-thèses de travail, ce qui régit l’implantation d’un certain type d’habitants dans le centre-ville de

12 Glass R, Introduction to London: aspects of change, London : Center for Urban Studies, 1963.

13 Verdeil E, Faour G et Velut S, Atlas du Liban. Territoires et société, «  La société  : niveaux de vie, équipements et infrastructures  », Études contemporaines, Institut français du Proche-Orient / CNRS Liban, 2007, p. 136-152.

14 Le prix est compris entre 5000 et 8000$ le m² au cœur même du centre et peut s’élever à 15000$ le m² pour le front de mer.

15  Sassen S, La ville globale, New-York Londre Tokyo, Princeton University Press, 2001.

Beyrouth est avant tout le critère économique et non le critère confessionnel, contrairement au second quartier étudié Hamra. En somme, l’ad-ministration des logements dans des quartiers en voie de gentrification est avant tout écono-mique mais également relative aux conjonctures politiques conjuguées à la dimension confession-nelle. Ainsi, cela crée un nouvel imaginaire poli-tique territorial.

Nés de l’entrelacement d’une histoire de vie, d’une origine, d’une attache à cette ville et

de l’héritage d’un imaginaire urbain porté par l’espoir d’une entente pluri-confessionnelle, mon attrait et mon intérêt pour Beyrouth se sont trou-vés ébranlés face à l’état des lieux au moment de la reconstruction. Ce travail artistique a permis de libérer le caractère subjectif inhérent à l’en-quêteur afin de saisir au plus près les enjeux qui sous-tendent un questionnement initial d’une recherche mais également la construction même de l’objet d’étude et les différents procédés mis en place afin de récolter des données empiriques.

Maya Hélène BalhawanDoctorante en sociologie urbaine - CNRSCLERSÉ - Université Lille [email protected]

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Pour sa première résidence d’écriture Little Eokoumène, Gérald a posé son sac à dos et sa petite valise à roulettes sur le campus de Lille 1. Son histoire de Taklamakan et son truc de royaume autonome et nomade me fait irrémédiablement penser à mes terrains de recherche. Obsession du chercheur certainement. Mais Gérald, l’Auteur avec un grand A, est à Lille et me demande de parler de moi. Et «  mon terrain  », comme on dit dans le jargon, fait partie de moi aussi. Retour sur quelques éléments issus d’une enquête sur un mouvement en faveur des sans-papiers à Lille...

L’héritage du mouvement de Saint-Bernard (Paris, 1996)

Les mouvements en faveur des sans-papiers revendiquent leur inscription dans la suite des mobilisations de l’année 1996 autour du mouvement de Saint-Bernard à Paris. Les dates anniversaires des événements de Saint-Ambroise et de Saint-Bernard sont chaque année l’occasion d’une commémoration et d’une manifestation. Ces événements ont en effet marqué un tournant dans les mobilisations collectives d’étrangers en France (Siméant, 1998), ne serait-ce que par l’ampleur de la mobilisation, sans équivalent depuis.

Le 18 mars 1996, 300 africains, la plupart sans-papiers, investissent l’église Saint-Ambroise à Paris pour revendiquer leur régularisation. Évacués quatre jours plus tard, ils s’installent au gymnase de Japy puis à la Cartoucherie de Vincennes après une deuxième évacuation. Alors qu’un groupe de médiateurs, composé de personnalités (Lucie et Raymond Aubrac, Monique Chemillier-Gendreau, Jacqueline Costa-Lascoux, Stéphane Hessel, Edgar Morin, Germaine Tillon, etc.), se constitue et permet principalement au mouvement d’acquérir une visibilité importante, deux grèves de la faim se déclenchent simultanément : l’une à Versailles et l’autre rue Pajol  1 dans les entrepôts de la SNCF

1  La rue Pajol donnera son nom à une liste de diffusion nationale sur Internet, toujours en activité, permettant aux militants et soutiens en faveur des sans-papiers de s’informer

avec les sans-papiers africains qui avaient occupé Saint-Ambroise. Une partie des grévistes s’installe ensuite en l’église Saint-Bernard la Chapelle le 28 juin. Ils en sont évacués une première fois le 12 août, s’y installent de nouveau puis, le 23 août, en sont à nouveau évacués suite à une intervention policière musclée. Le fameux coup de hache marquera les esprits et fera également partie de la singularité et de la force des événements de 1996. La Une du journal Libération titrait alors, sous une photographie des gardes mobiles entrant dans l’église, « avec cœur et humanité », selon la formule qu’avait alors employée Jean-Louis Debré, à l’époque ministre de l’Intérieur 2. La mobilisation s’est étendue à l’ensemble du pays  : des grèves de la faim ont eu lieu dans de nombreuses villes et ont donné le jour à des collectifs et comités de sans-papiers dont certains sont toujours en activité aujourd’hui, c’est le cas à Lille.

La visibilité des sans-papiers

Photo Mathilde Pette. Manifestation du Comité des sans-papiers du Nord (CSP59) à Tourcoing (Nord), janvier 2008. Installation de silhouettes noires à l’endroit où des sans-papiers grévistes de la faim s’étaient installés durant l’été 2007.

et de coordonner leurs actions au niveau national, par exemple lors de tentatives d’expulsion.

2 Le 23 août 2006, pour les dix ans de l’évacuation de l’église Saint-Bernard la Chapelle, Libération avait repris la Une de 1996 à laquelle il avait alors ajouté « Je serai humain parce qu’il le faut, je serai ferme parce que je le dois  », selon la formule qu’avait employée Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, le 6 juillet 2006 concernant les enfants sans-papiers scolarisés et leurs familles.

Mathilde Pette a écrit :

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Page 33: Little Œkoumène - Première station

Il faut que je vous raconte quelque chose.

C’est le train Lille - Hendaye.

[En insistant] Lille - Hendaye.

Là normalement, il devait y avoir la petite musique SNCF mais j’ai pas eu le temps de l’enregistrer.

Donc Lille - Hendaye.

Le direct. Celui du matin.

[Petite voix/e SNCF] Le train à destination d’Hendaye, départ prévu 8h58, partira voie 46.

Départ de la gare Lille Europe.

Le direct. Ou presque. Le direct avec stationS. Stations au pluriel.

Attention à la fermeture des portes.

Paris Aérogare Charles de Gaulle.

Massy-TGV.

Poitiers.

Bordeaux.

Dax.

Saint Jean de Luz.

Bayonne.

Hendaye.

Hendaia.

J’en oublie.

8 heures pour traverser la France.

PARIS : 48°51’ nord - 2°21’ est

POITIERS : 46°34’ nord - 0°20’ est

BORDEAUx : 44°50’ nord - 0°34’ ouest

DAx : 43°42’ nord - 1°03’ ouest

SAINT JEAN DE LUZ : 43°23’ nord - 1°39’ ouest

BAYONNE : 43°29’ nord - 1°28’ ouest

HENDAIA : 43°21’ nord - 1°46’ ouest

station

Là, c’est Mathilde qui monte sur scène... Elle dit :

33

Page 34: Little Œkoumène - Première station

« Lève-toi sans papiers, lève-toi »

« Sans-papiers, mais pas clandestins »

« Sans-papiers, pas hors la loi »

Slogans

L’appel à la visibilité des sans-papiers, à la mise en lumière de leur existence et de leurs situations sociales et politiques, symbolisée par l’image de «  la sortie de l’ombre  », correspond au refus de la clandestinité. C’est ici la figure de l’étranger, et particulièrement du sans-papiers, qui est prise comme objet de lutte et de protestation  pour contrer les images négatives de l’immigration véhiculées par les discours xénophobes assimilant l’immigré à un délinquant, un voleur ou un profiteur, et l’accusant des difficultés sociales rencontrées par la population, telles que le chômage. Le vocabulaire choisi par les acteurs pour s’auto-désigner va dans ce sens  : en refusant l’emploi des mots «  illégal  » ou «  clandestin  », et en leur préférant l’emploi du mot « sans-papiers », c’est le caractère purement administratif de la situation qui est mis en avant. Les sans-papiers refusent ainsi d’être considérés comme des individus qui auraient quelque chose à se reprocher et mettent au contraire en avant les processus de fabrication d’individus en situation irrégulière comme des effets des politiques migratoires nationales et européennes. Ils se disent irréguliers mais pas illégaux. Il s’agit donc pour les sans-papiers de ne plus se cacher et de se rendre visibles dans un espace social dans lequel ils évoluent quotidiennement et dans lequel ils travaillent. Déconstruire l’image négative des sans-papiers. L’importance de la prise de visibilité par les sans-papiers est donc à la fois physique et symbolique  : physique car ces mobilisations les invitent à ne plus se cacher et à se montrer au grand jour, et symbolique en renvoyant à la France l’image d’une partie de sa population niée dans son existence administrative et objet de nombreuses discriminations. Ajoutons que la visibilité est présentée comme une force importante en cas d’arrestation ou de jugement,

tant dans la mobilisation qui peut avoir lieu lors du passage de la personne au tribunal que dans le soutien qu’elle peut recevoir lors de sa période de rétention à travers des visites ou des appels téléphoniques par exemple. « Si un sans-papiers est dans la clandestinité, s’il est arrêté, il est expulsé ni vu ni connu. C’est différent s’il a une visibilité et une mobilisation collective  » (M. suite à sa libération du centre de rétention). Cette visibilité est enfin vécue comme un acte citoyen posé sur la scène politique. Elle participe à ce qu’Étienne Balibar décrivait quand il appelait à «  contraindre la société française à voir ce qu’elle ne veut pas voir, à entendre ce qu’elle ne veut pas entendre : la violence de l’exclusion et des inégalités qu’elle engendre. Et faire ainsi venir au jour d’une parole publique le refus de ‘tenir en place’ de ceux dont la place est intenable, ceux à qui, en vérité, on ne reconnaît aucune place » (Balibar, 1998).

Les leaders de l’époque ont, à plusieurs reprises, revendiqué leur autonomie vis-à-vis des asso-ciations françaises. Madjiguène Cissé, sénéga-laise, à l’époque sans-papiers et déléguée parmi d’autres des familles de Saint-Bernard, est res-tée l’une des images fortes de ce mouvement : femme au caractère trempé, dans un milieu poli-tique et militant très masculin, elle revendiquait fortement cette prise d’autonomie des sans-papiers vis-à-vis des individus et des associations qui leur apportaient leur soutien. La nécessité de construire un mouvement social par et pour les sans-papiers a alors émergé. Dans un entretien paru dans la revue Vacarme (n°38, 2007), elle revient sur ces événements : «  l’autonomie, c’est l’objectif numéro un. Il faut prendre la parole et dire : ‘Nous allons nous expliquer par nous-mêmes et les gens comprendront’. Et c’est ce que nous avons fait ». Ababacar Diop, lui aussi sénégalais, militant dans son pays d’origine (il avait pris position en faveur de l’indépendance de la Casamance et avait participé aux grèves étudiantes de 1988 à Dakar) et arrivé en France à l’âge de 19 ans pour y poursuivre des études d’informatique, s’était vu refusé sa régularisation alors qu’il était père de famille sur le territoire français.

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Page 35: Little Œkoumène - Première station

8 heures pour re-devenir une autre.

Destination : l’autre côté des Pyrénées.

Là normalement, il devait y avoir en bruit de fond une ambiance de train...

Au fil du voyage, au fil des stations, au fil des arrêts dans des gares inconnues, au fil des cigarettes grillées à toute vitesse sur le quai, la bascule se fait.

Étape par étape.

Station après station.

Là-bas, je ne suis pas tout à fait celle d’ici.

La même, ou presque.

Mon « moi » change mais je ne sais pas pourquoi.

Les mots changent. Las palabras cambian.

Les pensées ne sont pas dans la même langue, les rêves sonnent différemment, le bruit de la rue – et même le silence de la nuit – ne font pas la même musique.

Là normalement, il devait y avoir des sons de rue... mais j’ai pas non plus eu le temps...

Au fil des stations, les mots se bousculent, les personnages se bousculent, les langues aussi.

À Lille, je parle français, je pense français.

À Paris, les premiers mots espagnols déstabilisent mes phrases.

À Bordeaux / Bordeos, un mot sur deux. Ou presque. Más o menos.

À Saint Jean de Luz, les Espagnols ont pris le dessus !

Quoiqu’à Bayonne, je comprends aussi les pancartes en basque. Euskera. Bordel.

Euskal Herria Euskaraz.

À Hendaye, dernière station, quelques français survivent péniblement.

Arrêt.

LILLE : 50°36’ nord - 3°08’ est

PARIS : 48°51’ nord - 2°21’ est

BORDEAUx : 44°50’ nord - 0°34’ ouest

SAINT JEAN DE LUZ : 43°23’ nord - 1°39’ ouest

IRKOUSK : 52°19’ nord - 104°14’ estBAYONNE : 43°29’ nord - 1°28’ ouest

HENDAIA : 43°21’ nord - 1°46’ ouest

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Lui aussi porte-parole des sans-papiers de Saint-Bernard, il avait participé à cet élan de visibilité et d’autonomie des sans-papiers. Cette revendication fait corps avec l’image très souvent évoquée de «  la sortie de l’ombre des sans-papiers » : refuser la clandestinité et revendiquer une régularisation administrative ainsi que l’obtention de droits n’est pas envisagé ici dans le cadre d’associations classiques de défense des étrangers mais bien à travers l’émergence du collectif et du groupe social que représentent les sans-papiers.

revendications

Photo Mathilde Pette. Collage «  Non aux 25000 expulsions / Oui à la régularisation », Lille, 2008.

« Qu’est ce qu’on veut ? – des papiers – pour qui ? – pour tous ! »

« Régularisation de tous les sans-papiers, le cas par cas on n’en veut pas »

Slogans

Les comités en faveur des sans-papiers revendiquent la régularisation de toutes les personnes en situation irrégulière présentes sur le territoire français, refusant tout critère de sélection pouvant être mis en place par l’État pour tenter de réguler les flux migratoires (critères économiques, familiaux, professionnels, de santé, etc.). Cette revendication va ainsi dans le sens d’un traitement égal envers toute personne, quelle que soit la situation administrative de celle-ci, rejetant toute forme de séparation ou de sélection non seulement entre les sans-papiers eux-mêmes mais aussi entre Français et étrangers. La régularisation de la situation administrative des sans-papiers est également envisagée comme synonyme de l’acquisition de droits (logement, éducation, santé, emploi, etc.). Plus précisément, c’est l’obtention d’une carte de séjour de dix ans qui est revendiquée, visant à éviter les nouvelles formes de précarité dans lesquelles se trouvent les ex sans-papiers titulaires d’une carte d’un an dont le renouvellement est chaque fois incertain. La thématique de l’enfermement des personnes sans-papiers dans les centres de rétention administrative (CRA), considérés comme de véritables prisons pour étrangers, et les  reconduites à la frontière constituent le deuxième axe des revendications observées. Ces collectifs appellent à la fermeture de ces centres et à l’arrêt immédiat des expulsions, traitant ainsi de la question des frontières et des politiques de gestion des flux migratoires mises en place en France, mais aussi dans le cadre de l’Union européenne, en dénonçant la construction d’une « Europe forteresse ».

« J’y suis, j’y reste, je ne partirai pas »

« Pierre par pierre, mur par mur, détruisons les centres de rétention »

Slogans

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Et là normalement, il devait y avoir un fond musical. En espagnol bien sûr.

Je sors de la gare.

La frontière est en face de moi. Ongi Etorri. Bienvenida.

Je mets le coup de grâce en prenant le topo, ce petit train qui serpente la côte basque jusque Saint Sébastien.

San Sebastian. Donosti qu’y disent les basques.

La largeur des rails n’est pas la même d’un côté et de l’autre des Pyrénées. Le train s’arrête.

Pas con Franco, vraiment pas con.

C’était le train Lille - Hendaye.

Le direct, ou presque.

Mon moi a changé. Je sais pas pourquoi.

Conneries de frontières. Ou pas.

En même temps, j’ai changé, c’est bien le changement, non ?

Soyez mobiles, qu’ils disent !

Ne restez pas station-naires !

Voilà, donc là, normalement, c’était la fin de mon texte.

Maintenant, je voudrais rajouter quelque chose, si j’ai un peu de temps...

Ça par contre, j’ai pris le temps de finir de l’écrire.

*

SAN SEBASTIAN : 43°19’ nord - 1°59’ ouest

[Marquer une pause] 37

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Enfin, concernant les aspects législatifs de la politique migratoire, les comités en faveur des sans-papiers réclament l’abrogation des lois qu’ils caractérisent d’  « anti-immigration », refusant toute gestion des flux migratoires, que la sélection mise en place relève de logiques économiques, quantitatives ou qualitatives. Ces revendications soulèvent des débats symboliques tant elles mettent en question les principes du droit au séjour en France, opposant ceux qui sont définis comme étant du « dedans » de la nation et ceux qui sont supposés rester « en dehors ».

Slogan « Régularisez ! »

Régularisez, sans-papiersLe cas par cas, on n’en veut pas

Régularisation de tous les sans-papiersNon, non, non aux expulsions

C’est pas les sans-papiers, c’est pas les immigrés,C’est la loi qu’il faut changer,C’est l’UMP qu’il faut virer,

C’est Hortefeux qu’il faut virer,C’est Marianni qu’il faut virer,C’est Sarkozy qu’il faut virer !

La manifestation comme forme publique et collective d’expression politique

Photo Mathilde Pette. Manifestation de soutien aux sans-papiers grévistes de la faim, Grand Place de Lille, été 2007. Banderole «  Assez de bafouer ! La dignité des hommes, des femmes et des enfants. Sans-papiers, régularisez ! ».

Le répertoire d’action choisi se met en place à travers des manifestations, occupations de lieux symboliques, grèves de la faim, débats, projections, tables de presse, aide juridique ou encore des parrainages républicains. Les manifestations constituent le premier acte d’affirmation dans l’espace public du groupe manifestant et des individus qui le composent, un élément de démonstration politique et «  un phénomène urbain lié à l’invention de la rue comme lieu géométrique de la contestation publique  » (Fillieule, Tartakowsky, 2008). Le cortège investit les rues du centre ville de Lille en joignant les deux places principales, y parcourt les rues commerçantes, les grands axes et, à l’occasion, certains quartiers plus périphériques. Les slogans et chants, ainsi que la banderole en tête de cortège, et les pancartes ou drapeaux portés occasionnellement par les manifestants, participent ensemble à l’expressivité des sans-papiers ainsi qu’à leur visibilité dans l’espace public. La musique et le bruit qui émanent de la manifestation ne s’arrêtent quasiment jamais tout au long du parcours. Le rythme singulier des chansons et slogans entonnés par les manifestants (de nombreux refrains sont en arabe et kabyle et une derbouka accompagne le rythme des chants) est bien différent des rythmes habituels des défilés politiques ; cette occupation singulière de l’espace sonore semble favoriser la curiosité et l’attention de la population locale croisée au fil des cortèges. L’animation de la manifestation a aussi une fonction de communication (Sortino, 2004). Slogans et chants servent en effet à interpeller à la fois les personnes présentes dans la rue (les passants, les commerçants, etc.) et celles qui ne sont pas physiquement présentes mais qui jouent un rôle dans la mobilisation ou dans la situation des sans-papiers (les autres sans-papiers absents, ceux qui sont volontiers appelés les clandestins, les représentants de l’État et de la préfecture, etc.). Les chants et slogans relèvent de plusieurs registres de discours  : certains visent à réveiller la mémoire individuelle de chacun, sans-papiers ou pas, immigrés ou pas, enfants d’immigrés ou pas (« 1ère, 2ème, 3ème génération, nous sommes tous

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Voilà la vraie p’tite histoire.

Premier jour de l’atelier. C’était tellement évident que j’ai voulu éviter d’en parler.

Mais maintenant, ce soir, je ne comprends pas comment on peut ne pas parler des sans-papiers.

Ça me gêne. En quelque sorte.

Ils ou elles sont algériens, marocains, guinéens, sénégalais, vietnamiens, thaïlandais, afghans, érythréens. J’en passe.

Arrivés comme étudiants, avec un visa touristique, par le regroupement familial ou clandestinement.

Harragas, les brûleurs de frontières.

Là-bas : médecins, commerçants, paysans, enseignants.

Ici  : ouvriers dans le bâtiment, sur les chantiers, dans la sécurité. Employés dans les services à domicile.

Pause.

Travailleurs sans-papiers.

Là, il va vraiment y avoir un enregistrement de chants de manif de sans-papiers...

Enfin, sans papiers, c’est vite dit !

Des papiers, ils en ont : récépissés de demandes de titres de séjour, courriers de la préfecture, suivis de demandes d’asile, attestations d’associations, promesses d’embauche.

Là aussi j’en oublie.

Mais néanmoins en situation irrégulière au regard de l’État.

Et pourtant, le même espace social, les même territoires. Mais des vécus différents, des géographies différentes.

Les sans-papiers sont ici, le «  ici  » de tous, mais sans existence administrative reconnue.

On les croise dans la rue.

Et là, elle sort une feuille de sa poche, la pose sur le pupitre...

25 novembre 2010 21h19

là-bas

ici

Enregistrements sonores : Anne Sortino

ici

et recommence...

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des enfants d’immigrés ») et d’autres évoquent la mémoire collective (c’est le cas de « cette chanson est pour toi »), certains interpellent directement les sans-papiers et les invitent à sortir et à se montrer («  lève-toi sans-papiers, lève-toi  ») alors que d’autres interpellent l’ensemble de la population et l’exhortent à se montrer solidaire («  Français, immigrés ! Unité, unité ! Égalité de tous les droits ! »). Fonctions revendicative et descriptive se mêlent donc dans le répertoire de slogans et chants qui s’est constitué au fil des années de mobilisation.

Chant « Cette chanson est pour toi » (extraits)

Cette chanson est pour toi… et toi, tu ne savais pas

En 1914, et toi, …Nous avons sauvé la France et toi, …Il n’y avait pas que les ricains et toi, …Et il y avait des Africains et toi, …En 1945, et toi, …Nous avons libéré la France et toi, …Il n’y avait pas qu’Eisenhower et toi, …Il y avait des Asiatiques et toi, …En 1950, et toi, …Nous avons construit les usines et toi, …En 1960, et toi, …Nous avons construit les routes et toi, …En 1970, et toi, …Nous avons construit les métros et toi, …En 1980, et toi, …Nous avons construit les HLM et toi, …En 1990, et toi, …Nous avons construit le Stade de France et toi, …

Mais ça ne fait rien, mais ça ne fait rienNous sommes tous des sans-papiers !

Énergie, rythmes, chants, sourires, joie sont au même titre que la colère au rendez-vous lors des manifestations et participent à la création d’un moment à la fois militant et festif, l’occasion pour les sans-papiers d’un moment « à part », souvent qualifié de ressourçant.

Ces quelques observations soulignent comment des sans-papiers et des avec-papiers (appelés les « soutiens » de la lutte) se mobilisent collectivement, revendiquent leur sortie de l’ombre, leur autonomie et l’obtention de papiers, et investissent pour cela le territoire local, l’espace public et l’espace sonore... Voilà pourquoi quand, lors de notre première rencontre à Lille, Gérald (l’Auteur avec un grand A) m’a parlé de territoire, de parcours, de migration, d’étrangers, de frontières, d’autonomie et de démarche politique, j’ai pensé à ce terrain de recherche... Vous avez dit obsession ?

Mathilde PEttEDoctorante en sociologieCLERSÉ-CNRS/ Université de Lille [email protected]

Balibar Étienne, «  Contre le fascisme, pour la révolte  », Droit de Cité. Culture et politique en démocratie, Paris  : La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1998.

Fillieule Olivier, Tartakowsky Danielle, La manifestation, Paris  : Presses de Sciences Po, 2008.

Siméant Johanna, La cause des sans-papiers, Paris : Presses de Sciences Po, 1998.

Sortino Anne, Chants de l’exil, chants de résistance, étude du fait musical au collectif de sans-papiers de Lille, mémoire de maîtrise de musicologie sous la direction de Joëlle Caullier, Université de Lille III, 2004.40

Page 41: Little Œkoumène - Première station

Dans le métro en allant travailler.

Dans les supermarchés.

À la sortie des écoles.

Sur les bancs de l’université.

Dans les préfectures, aux guichets de l’immigration.

Dans les associations.

Accueil administratif / permanences juridiques / récits de vie / cours d’alphabétisation / recours / référés / délais / vestiaire / accès aux soins / scolarisation des enfants / professionnalisation / insertion / intégration / projet personnel / contrôle / arrestation / gardes à vue / rétention / reconduite à la frontière.

Préfecture / OFPRA / CNDA / CESEDA / TA / DRLP / TGI / DDTE / OFII / OMI / ANAEM /

Tiens, là aussi, j’en oublie.

Là, il va y avoir un autre enregistrement de chants de manif de sans-papiers...

Les revendications des sans-papiers représentent une transgression des frontières du national.

Une cause hérétique.

Réclamer une égalité entre ceux qui relèvent du national et ceux qui relèvent de l’étranger.

Entre le national et l’irrégulier.

Sacrilège.

C’est remettre en cause le privilège même de l’État : son monopole de désignation du domaine national.

Désignation par l’exclusion.

Et ça, c’était vraiment important de le dire.

Et là, il va vraiment y avoir un dernier enregistrement de chants de sans-papiers...

[Quitter la scène]

ici

ça fait beaucoup de mots en «tion» mine de rien...

Cf Abdelmalek Sayad

Office francais pour les réfugiés et les apatrides / Cour nationale du droit d’asile / Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile / Tribunal administratif / Direction de la règlementation et des libertés publiques / Tribunal de grande instance / Direction départementale de l’emploi, du travail et de la formation professionnelle / Office français de l’immigration et de l’intégration / Office des migrations internationales / Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations...

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Page 42: Little Œkoumène - Première station

ateliers nomades

Shoï Lorillard a écrit :

C’est le premier voyage et la première station. Ce que j’appelais il y a quelques mois ATELIERS NOMADES est LITTLE ŒKOUMENE désormais.

Une création temporaire de textes et de sons qui vont former un tout, révélateur d’un temps et d’un espace.

J’avais quelques principes de base en tête afin de mettre en place une bande son.

Une perspective de méthodologie  : détecter les particularités sonores de chaque localité, saisir la pertinence des choix à faire, et la communiquer aux habitants, ou personnes fréquentant les lieux pour leur faire palper leur espace de vie, ou pôle d’activité.

Chaque espace géographique peut se prêter à l’expérience, même un désert peut être le sujet de ce laboratoire temporaire. Le nomadisme peut être défini par les hommes qui y passent, ou les animaux, les communautés qui sont venus y vivre, ou le lieu d’où sont originaires des migrants, ou encore le principe même d’errance au cœur ou au travers de ce lieu.

Faire prendre conscience aux gens de leur environnement sonore, et par réflexion de comprendre l’influence que celui-ci a sur eux, ainsi que la transcription des événements et incidents de leur vie est une des directions possibles.

Je partais donc avec quelques outils et ma bonne humeur sur le campus de Lille 1 en souhaitant prendre contact avec les habitants au plus vite par des rencontres et des discussions, afin de parvenir à l’établis-sement d’une cartographie sonore. Les choix des matières à retenir et à valoriser devaient rapidement surgir pour permettre un travail de réenregistrement, de traitement.

LILLE : 50°61’ nord - 3°14’ est

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Page 43: Little Œkoumène - Première station

Mes précédents travaux liés au visuel, à la plastique étaient dans mon crâne, plus comme un soutien vers une direction que comme une assise rassurante.

Je me souviens avoir perdu mes repères dès mon arrivée, descendant de la rame de métro pour commencer à marcher sous le rail aérien.

Mes oreilles sont grandes ouvertes.

Et mes yeux aussi.

Les chants des oiseaux sont à peine couverts par le glissement du wagon autonome. Il croise rapidement son semblable qui ralentit en émettant un crissement perdu, comme un cri lointain, estompé par la distance. Quelques véhicules, la forêt, les bâtiments qui trônent au milieu de leur parking goudronné, des étudiants enfin qui circulent, un sac à la main, seuls ou en groupe en riant plus ou moins.

Et encore une rame de métro…

Et ces bribes de discussions entrent dans ma tête… « il n’avait pas été bon dans le précédent » … « tu iras toi ? parce que moi tu sais » … « le morcellement est antinomique avec » …

C’est moins drôle que les brèves de comptoir, mais…

Et je n’ai pas le temps d’aller plus loin dans ma réflexion : je suis devant la cafétéria où je vais enfin rencontrer les participants…

Le travail s’amorce par l’écoute des textes produits et les choses com-mencent à se dessiner… une trame, une histoire en plusieurs étapes, comme un voyage, un paysage que l’on scruterait petit à petit pour en révéler chaque détail.

Mais mon véritable voyage personnel au sein de cette expérience n’est pas là. Il est incongru, inattendu : il est intérieur.

C’est mon arrivée sur le campus qui enclenche les sensations détermi-nantes ; je me balade à nouveau au milieu des bâtiments et des allées dans les bois en me souvenant d’un coup de cette période de ma vie

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à être étudiant, sur le campus d’Orléans  : en effet, de nombreuses analogies topographiques me reviennent. La structuration m’est si familière que des images s’imposent tout d’abord à moi, puis des souvenirs, des instants particuliers. Est-ce aussi les bruits qui me sont familiers ? Oui, l’ambiance générale est toute imprégnée et diffuse.

Des sourires me viennent sans que je n’aie à les provoquer. L’être que je fus à cette période est encore en moi, si loin et si proche à la fois.

C’est en entrant dans la résidence universitaire un nouveau choc  : la résonance existant dans les couloirs m’étourdit. Elle exerce physi-quement une rémanence forte, profonde. Elle est propre à ces lieux particuliers de vie, et aussi de façon plus large au milieu universitaire, au milieu des études. Il est étrange de constater l’emprunte forte de l’architecture sur cet espace social particulièrement. Je pense que l’on est capable de la retrouver dans de nombreux établissements. Alors est-ce bien nécessaire, indispensable de générer ceci de façon systé-matique ?

Au moins on sait où l’on est…

Plus encore, il est étonnant de remarquer que chaque chambre se res-semble, et sur une échelle géographique très vaste  : des séjours en université polonaise, ainsi qu’un moment en logement universitaire en République Tchèque me le confirment bien.

Je suis ici et partout. Il suffit de fermer les yeux et de choisir l’endroit !

C’est un voyage immobile.

C’est un voyage dans le temps : dans mon temps, dans mes temps.

Voyage au cœur d’une vie par l’intermédiaire de lieux neutres, sans empreinte particulière.

Et je me dis que cela facilite probablement l’expatriation, l’éloigne-ment que vivent les étudiants : ils se retrouvent dans un espace qui présente une globalité de caractères, qui sont identiques, ou en tous cas très proches. Seuls le nom, la langue changent…

Je souhaite désormais réfléchir à d’autres lieux dont l’empreinte sonore est aussi marquée, qui permet de retrouver une ambiance, une atmosphère… les espaces de transit le sont aussi  : aéroports,

ORLÉANS : 47°90’ nord - 1°92’ est

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gares sont très marqués… et ceci me ramène à une série de travaux musicaux que j’ai commencés il y a quelques années, lorsque je me suis acheté mon premier dictaphone : le montage d’enregistrement d’empreintes topographiques sonores… des topophonies ?!...

Et la nourriture, change-t-elle ? Non, mon passage au restaurant uni-versitaire confirme mes craintes : c’est bien partout pareil !

Non que ce soit mauvais, mais le menu est partout le même en France. D’un manque d’originalité attendu. Je mange mon steak frites en remarquant que, depuis mon époque, la télévision a fait irruption dans cet espace de restauration. Incongruité ? Pas tant que cela, juste les nouveaux moyens de communication qui sont devenus « indispensables » à l’établissement d’un cadre « normé » de vie pour l’ensemble des populations. Mais rien de plus qu’un bruit de fond qui tapisse notre tranquillité. Un bourdon qui frôle nos oreilles, petite bête qui essaye de faire peur au silence…

Ou encore un drone qui surveille bien que nous sommes encore vivants.

L’œil du monde qui nous dit que partout où nous sommes on peut vous transmettre les informations qui ont été choisies pour vous.

Le drame.

Incongruité dans cet espace universitaire où la connaissance se veut expansive.

Oui.

Et alors pour résumer ?

Une rame

Une trame

Un drame !

Shoï Lorillard / 5-01-2011

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Ce projet a été réalisé par l’Espace Culture de l’Université Lille 1 avec l’aide :•du Ministère de la Culture et de la Communication - DRAC Nord-Pas de Calais

dans le cadre d’une résidence d’écriture théâtrale•du C.R.O.U.S. de Lille.

Et la participation•des « Chœurs de l’OGOOUE » pour le CD•de l’équipe de la Cie du Théâtre K et de la Générale de Centrifuge•de Radio Campus.

Remerciements aux Makinistes Associés.

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Première station

Dans le cadre d’une résidence d’écriture théâtrale, un projet est né de novembre 2010 à mars 2011 accueilli par l’Espace Culture à l’Université Lille 1, Sciences et Technologies.Croisant les approches de Gérald Dumont, de la Cie du Théâtre K et de la communauté universitaire, cet ouvrage collectif restitue l’expérience menée sur le campus.

Little Œkoumène

Le terme « écoumène » est utilisé par les géographes pour désigner la surface habitée. Il s'applique généralement aux régions où des habitants ont établi leur résidence permanente, ainsi qu'à toutes les zones de travail occupées ou utilisées à des fins agricoles ou pour d'autres activités économiques. Il peut donc exister différents types d'écoumènes, chacun présentant des caractéristiques qui lui sont propres (écoumène de population, écoumène agricole, écou-mène industriel...).

Le principe de Little Œkoumène

Little Œkoumène offre à des acteurs locaux la re-découverte d'un territoire (école, quartier, ville, région, territoire cartographiable ou informel, restreint ou immense, organisationnel, cognitif ou spatial). À l'aide de témoignages, de récits, d'enregistrements so-nores, Théâtre  K et la générale de centrifuge se proposent de résider sur un territoire, et d'en retirer, avec l'aide de la population, la matière à une ou plusieurs présentations alliant textes, sons, musiques. Le présent ouvrage, livre et CD, représente une « carte postale », un témoignage de cette présence artistique et de cette vision poétique du territoire.

Ont participé à l’écriture decet ouvrage :

•Gérald Dumont

•Salah-Eddine Amini•Maya Hélène Balhawan•Étienne Blandin•Shoï Lorillard•Marc Maille•Sandrine Perrot•Mathilde Pette

Culture,Patrimoine Scientifique

Cité Scientifique - Espace Culture 59655 Villeneuve d’Ascq CedexTél. +33 (0)3 20 43 69 09 | Fax. +33 (0)3 20 43 69 [email protected] | http://culture.univ-lille1.fr