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Les héritiers de la houe Livre 5 ADÉLARD Le goût des pommes de terres gelées Roman familial par Florian Houâllet 1

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Les héritiers de la houe

Livre 5

ADÉLARD

Le goût des pommes de terres gelées

Roman familial

par

Florian Houâllet

1

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Dédicace

Aux filles et aux fils d'Adélard et Éva, à leurs conjoints et conjointes et à tous leursdescendants. Mais surtout à la mémoire des trois hommes qui m'ont incité à écrirel'histoire de grand-père Luc: Adrien, Léopold et Omer.

Remerciements

Je remercie mes sœurs Noëlla, Selva, Irène, Monique, Rose et mes frères Sylvio etBerthier de m'avoir transmis des anecdotes et des souvenirs personnels sur leur rapportavec Adélard et Éva. Je pourrais bien nommer aussi mes belles-sœurs et mes beaux-frères, mais je me contenterai de mentionner Yvon Aubin qui a toujours eu une véritablepassion pour l'histoire de sa belle-famille. C'est en grande partie sur ces bribesd'informations que j'ai fondé ce roman familial.

Note de l'auteur

Dans ce cinquième livre, je n'utilise plus le narrateur présent à l'action, mais celui qui estomniscient, présent dans les lieux et dans la tête de tous les personnages.

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Citations

Les peuples ne veulent pas savoir, ils veulent croire

(Aristote)

Réinventer l’histoire

du quotidien,le mystère

du quotidien.(Francine Desmarais)

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Première partie

Les années heureuses

1921-1924

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Chapitre 1

Rang Six, août 1921

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Plantés l’un à côté de l’autre, figés comme deux arbres laissés en place par le défricheurpour procurer un peu d’ombre les jours de grande chaleur, silencieux, n’osant se touchermalgré leur besoin de solidarité, Adèle et Adélard regardent le camion s’éloigner,emmenant avec lui père, mère, frères et sœurs, vers la gare ferroviaire de Rivière-du-Loup et, de là jusqu’à la petite ville de Nashua, dans le New Hampshire. Ils sont lesdeux seuls membres de la famille de Luc et d’Émérence Ouellet et de leurs onze enfants,à demeurer au pays. Adèle, parce qu’elle est mariée depuis un an avec un veuf père desix enfants. Adélard, parce qu’il a choisi de demeurer sur la ferme du canton Hocquartdans la paroisse de Saint-Hubert.

Les paroles prononcées en guise de réconfort et d’au revoir, les gestes posés par les unset les autres pour alléger l’atmosphère de rupture, le vrombissement sourd du moteurannonçant le signal imminent du départ, l’image d’éloignement inéluctable du véhiculeet de ses passagers, tous les détails de l’événement vécu en ce matin émouvant de la finaoût 1921, resteront à jamais gravés dans l’esprit de chacun d’eux.

Se tournant vers son frère de huit ans son cadet, un sentiment maternel saisit Adèle, elledoit prendre la relève de sa mère, s’occuper d’Adélard: y' a rien que dix-huit ans, pis y ajamais rien fait dans la maison. Adèle pense qu’un jeune homme, même bienintentionné, est incapable d’assumer seul l’ensemble des tâches ménagères. Elle essayeen vain de l’imaginer en train de préparer un repas, laver son linge, repriser sesvêtements. Un sentiment de bienveillance s’empare d’elle.- Si tu veux, j’viendrai t’aider de temps en temps pour laver ton linge pis te

préparer des repas.- T’es ben fine Adèle, mais t'as ben assez de travail comme c’est là; pis moi, je

veux essayer de m’organiser tout seul. Si j’ai besoin de toi, j’te l’dirai.

Comme convenu, Maurice L’Italien, le mari d’Adèle, vient chercher son épouse peu detemps après le départ de la famille. Au moment où le beau-frère s’apprête à détendre lesguides du cheval, Adèle dit: - On t’attend pour dîner dimanche, Adélard.

Se demandant si l’invitation traduit l’affection de sa sœur, ou la crainte qu’il ne soit pascapable de se cuisiner un repas, le jeune homme hésite: Maurice va ti me prendre pourun quêteux de repas? L’idée d’apporter les œufs ou les légumes qu’il aura en surplus leréconforte. Il se dit: comme ça, j’me sentirai pas en dette.- C’est ben correcte Adèle, je vais passer par chez vous après la messe.

- On t’attend mon Adélard, pis ça nous fait ben plaisir de t’arcevoir, dit Maurice.

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Pour la première fois de sa vie, Adélard se retrouve seul sur la ferme. Il demeure surplace un long moment, à mi-chemin entre la maison et la grange, figé comme une pincemonseigneur plantée dans le sol. Adélard ne remarque pas un siffleux qui, traversant lechemin de son pas lourdaud, s’arrête pour observer cette statue. Il pense: j'vas fairebrûler un lampion pour le succès de l’entreprise de mes parents et demander au BonDieu de les protéger. Il imagine la petite flamme vibrer dans le bleu ciel de soncontenant de verre et, bien malgré lui, voit la flamme grandir jusqu’à hauteur d’homme,élancer ses voiles rouges de rage vers ses yeux brûlants et rugir bruyamment comme unfauve à l’attaque. Il pense: chu' ti en train de devenir fou moué là?

Jappant son désarroi, Ti-pit, le chien bâtard, a tenté de rejoindre Luc, son maître,enfermé dans la cabine d’un camion lancé sur la route. Piteux, il a ensuite voulu retenirAdèle, en courant à côté du boghei de Maurice. Peine perdue. Ti-pit vient frôler la jambed’Adélard, médusé. L’insistance du chien fait sortir de sa torpeur le jeune homme rendupenaud par le silence et l’absence de vie. Ramené à la réalité, Adélard caresse la tête deson compagnon d’infortune. Il marche ensuite d’un pas décidé vers l’étable d’où ilentend le meuglement d’une vache réclamant sa pitance.

L’odeur familière des animaux recentre Adélard sur la réalité concrète. Il comprend toutà coup, comme par un déclic dans son cerveau, combien tout sera différent. Cettetransformation l’atteint dans le plus profond de son être. Il caresse ses animaux, ce qu’iln’a jamais fait de sa vie. Un animal n’étant qu’un animal, on ne le touche qu’au besoin,pour le calmer ou le contraindre. Ce sentiment nouveau lui plaît. Il sourit intérieurementen pointant ses lèvres vers le bout de son nez, comme pour exprimer son affection dansle langage des bêtes, les seuls êtres familiers qui lui restent. Collant sa joue maigre surles bajoues musclées de son cheval Bob, il dit: on va faire du beau travail tous les deux.En passant près de son veau, il le taquine en faisant mine de le monter. S’approchantensuite de la Noire, sa jeune vache en attente de traite, il lui donne trois petites tapes surla croupe puis se met en frais d’en tirer le lait. Assis sur le petit banc à trois pattesfabriqué par son père, se souvenant des conseils de sa mère, il lave soigneusement lestrayons, puis d’un geste machinal, donne avec ses doigts une pression du haut vers lebas. Le lait jaillit dans la chaudière en étain. Attiré par le bruit, son chat, un petit matoublanc plaqué jaune, accourt: où c’est que t’étais caché toi? Pis là tu veux du lait montannant. Attend que j’aille fini pis tu vas en avoir autant que tu veux.

Ce matin, faire le train n’a plus la même signification. Ce qui était une corvée devient unloisir. Pour les bêtes, tout se passe comme si de rien n’était. La vache et le veau vontpaître dans les tiges de foin laissées par la faucheuse, Bob, demeure dans sa stalle ou ilreçoit une généreuse portion de blé et autant de foin qu’il peut en avaler. L’enclos de latruie est nettoyé en vitesse pour sortir de l’étable son odeur nauséabonde, puis la bête

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reçoit sa moulée et son eau fraîche. Enfin, l’étable étant nettoyée à la pelle, le fumier jetédehors par la petite porte donnant sur l’arrière du bâtiment, Adélard ramasse les œufs etrevient vers la maison.

À mi-chemin entre l’étable et son domicile, le seau de lait dans une main, les œufs dansl’autre, il est à nouveau saisi par la présence des bruits qui remplissent de vie le silencede sa solitude. Étonné de pouvoir distinguer le chant particulier de trois ou quatreoiseaux, le sifflement du vent nordique entre les planches rugueuses et craquelées de lagrange, le bruissement énergique des feuilles luisantes du vieux tremble, il laisse sonimagination vagabonder: ce bruit de feuilles, on dirait les applaudissements d’une foulede mains d’enfants. Il imagine ces petits êtres en train de célébrer la levée du jour, lechant des oiseaux et la caresse du vent. Adélard sourit à nouveau en pensant que sa têtes’emballe devant la poésie du jour naissant, que son esprit va plus vite que son corps.Adélard n’est ni fou ni poète. Ce matin, son esprit l’entraîne dans toutes les directions, àla recherche d’un équilibre entre la douleur viscérale que lui occasionne la perte dessiens et le plaisir insoupçonné d’être seul et autonome, au milieu des animaux et de lanature.

Dans la maison, après avoir déposé le contenant de lait par terre et mis les œufs sur lecomptoir, son premier geste est de monter à l’étage pour prendre ses effets personnels etles descendre dans la chambre des maîtres. Cette appropriation a été convenue avec sesparents. Ces derniers ont voulu lui éviter la gêne de le faire de sa propre initiative. Ilhésite malgré tout. De vieilles toiles blanches jaunies par le soleil ont été déposées par samère sur les lits à paillasse, y compris celui qu’il a partagé avec son frère Léon. En sepenchant pour prendre ses chaussures du dimanche, un sentiment trouble l’envahit,l’impression de trahir son frère en abandonnant une partie de ce qu’ils ont en commun.Cette gêne se double d’une grande pudeur à l’idée d’envahir ce qui a été le seul espaceintime occupé par sa mère et son père, depuis l’aube de ses souvenirs: ça presse pas pourfaire ça!. Il redescend sans fermer l’ouverture en haut de l’escalier.

Une semaine plus tard, sur les conseils amusés d’Adèle, il déménage ses pénates,redépose la toile sur le lit et ferme soigneusement la trappe donnant accès à l’étage. Lepanneau de bois demeurera en place jusqu’en 1923, quand son frère Alfred reviendra aupays.

Se dirigeant vers la porte donnant sur l’extérieur, la vue du seau de lait déposé près del’entrée, sur un petit tapis multicolore tressé par sa mère, lui suggère une idée: j’ai pasbesoin de tout ce lait-là, j’vas baratter du beurre pour Adèle avec la crème, pis j’vasdonner le petit lait au veau. Le reste de la semaine, il prendra le lait dont il aura besoin,laissera monter la crème à la surface du liquide, la retirera tant bien que mal avec une

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louche, conservera le précieux gras dans un coin frais de la cave et le samedi venu,mettra le tout dans la baratte à beurre et activera la manivelle à vitesse constante, letemps qu’il faut pour obtenir la consistance voulue. Une belle motte de beurre à la main,il se sentira à l’aise de venir s’asseoir à la table de sa sœur et de son beau-frère.

La seule chose qu’Adélard est incapable de faire aujourd’hui, c’est de ne rien faire. Saconcentration défaillante, il se laisse guider au gré des regards aléatoires qu’il dirigeinconsciemment vers les objets les plus significatifs de sa nouvelle existence. Cemanège l’amène près du jardin potager. Voyant que le carré de carottes est encore biengarni, il se dit que sa mère a dû les lui laisser, sachant que c’est son légume préféré. Dujardin il passe au champ de patates resté intact, la saison de la récolte n’étant pas encorevenue. L’heure suivante il la consacre à arracher les mauvaises herbes des sillons depomme de terre, en particulier les tiges de moutarde jaunes et jolies, si profondémentenracinées dans le sol qu’elles en seraient venues à envahir le champ et attaquer le coeurdu légume d’automne.

L’heure du dîner est passée depuis longtemps et Adélard n’a pas faim. Ou plutôt, il n’apas envie de se mettre en frais de préparer un repas. Il se penche, gratte le sillon de sesdoigts endurcis, déterre une patate de bonne grosseur, l’essuie sur son pantalon de toileet la mange sur le champ: la récolte va être bonne. Marchant vers la maison, il fait demême avec une couple de belles carottes et une tige de rhubarbe défraîchie.

N’entrant dans la maison que pour boire un grand verre d’eau, Adélard laisse son chienl’entraîner vers le ruisseau qui sépare sa terre de celle de son voisin. Là, il retrouve lebassin creusé par les remous de l’eau et les roches plates sur lesquelles il s’assoyaitlorsque, enfant, il sentait le besoin de s’isoler pour réfléchir aux choses de la vie, auxparoles de son père ou aux prêches des prêtres. Aujourd’hui, il a besoin de se retrouverdans un lieu familier, dans un contexte où il a le sentiment sécurisant de contrôler sonenvironnement, d’être lui même. Cette alcôve habitée par le chant des oiseaux, lesodeurs enivrantes de la nature et surtout par le gazouillis de l’eau fraîche roucoulant àtravers les roches, est le lieu où, sans en prendre pleinement conscience, il a appris àaimer l’harmonie des choses de la nature et la sérénité qu’elle procure.

En cet après-midi du mois d’août, les yeux fixés sur les remous provoqués par lescailloux arrondis au fond de la rivière, le jeune homme revoit ce qu’a été sa vie jusquelà, ce que signifie le choix qu’il vient de faire pour son avenir. Au cours d’une rêverieréconfortante dont il ne peut évaluer la durée, Adélard revoit les grands moments de sonenfance, les gestes d’affection de ses parents, les jeux dans la neige avec ses frères etsœurs, la pêche entre amis dans les rivières bordant les extrémités nord et sud de ses lots,la fréquentation trop courte de l’école du rang, le travail des garçons avec leur père, les

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soins portés aux animaux de la ferme, la semaine où, soirs et matins, il a marchéjusqu’au village pour y recevoir l’enseignement du catéchisme dispensé par le curé, lesprocessions à la Vierge Marie sur le chemin du Rang Six et bien d’autres moments quiont marqué son quotidien.

Il repense ensuite aux réflexions qui ont amené ses parents à immigrer en Nouvelle-Angleterre, aux scènes au cours desquelles son père avait consulté ses fils, auxréflexions qui l’avaient amené à choisir de demeurer seul sur la ferme du canton. Ilpense à ce qui l’attend au cours des prochaines années.

La fraîcheur de la fin de l’après-midi, mais surtout la faim le ramène à la maison.Adélard n’a jamais participé à la préparation d’un véritable repas, c’était là une affairede femme et de fille. Émérence a bien tenté de l’initier au rudiment de la cuisine, il arefusé net.- J’ai pas envie de faire rire de moi par Napoléon pis Alfred.

- Ben voyons donc, t’es ben trop orgueilleux, Adélard.

- J’vous regarde faire autant que je peux, c’est comme ça que j’apprends. Inquiétez-vous pas pour moi, j’vas être capable de me débrouiller.

Le temps de s’organiser tout seul est maintenant venu, il n’a plus le choix s’il ne veutpas mourir de faim. Le four est demeuré entrouvert, chose inhabituelle, l’affamé l’ouvreet y trouve un petit chaudron en fonte. Se doutant bien que sa mère avait dû lui faire unesurprise, il l’ouvre doucement pour y découvrir une grosse portion d’une appétissantefricassée blanche, faite de pomme de terre, bien garnie de cubes de porc trempant dansune onctueuse sauce béchamel. En voyant le pain de ménage que sa mère a laissé dansl’armoire et qu’il va tremper dans la sauce, Adélard salive.

Durant les périodes difficiles, au cours des années de vaches maigres, ce met traditionnelcomporte beaucoup de pommes de terre et un peu de viande, surtout du lard salé. Dansles années de vaches grasses, il s’enrichit de gros morceau de viande rouge, de carotteset de légumes verts, cueillis dans le jardin potager. Adélard ne peut s’empêcherd’exprimer à haute voix la vive émotion qu’il ressent en apercevant les gros morceauxde porc et les légumes qui remplissent le chaudron: Maman, c’est ben vous ça, j’auraisdû m’en douter. Sa voix lui revient comme en écho, forte et sonore dans la maison vide.

Adélard allume le poêle, fait réchauffer la casserole et déguste avec appétit. Seul au boutde la longue table en bois bordée d’un banc fabriqué de la main de son père Luc, ilimagine chacun des membres de sa famille s’exprimant par des gestes coutumiers. Lesuns se taquinant pour faire rire la galerie, les autres gesticulant pour se donner l’espace

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dont ils ont besoin, d’autres encore questionnant les parents sur le sens des parolesprononcées par le curé. Il les imagine également tous, mangeant en silence tant ils ontfaim, au terme d’une journée de labeur. D’une fourmilière grouillante d’activité il nereste que lui, désemparé, privé de reine. D’une maisonnée résonante des cris d’enfants etdes paroles signifiantes des adultes, il ne reste que le silence. D’une enfance et d’uneadolescence pleine de vie familiale, il ne reste que des souvenirs appelés à s’estomperpetit à petit, comme la neige fond sous le soleil du printemps. Ce soir, après cettepremière journée de solitude, Adélard comprend mieux que jamais l’importance qu’a sursa vie, sa décision de ne pas accompagner sa famille aux États-Unis. À aucun momentde ce jour ni des suivants, il remettra en cause ce choix crucial.

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Chapitre 2

Les fréquentations, 1923

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Deux ans après le départ de ses parents pour Nashua, Adélard besogne toujours, deux outrois jours par semaine, chez Arthur Morin, un cultivateur de Saint-Cyprien, à quelqueskilomètres de chez lui. En retour, ces jours-là, en plus d’un salaire qu’il trouveraisonnable, Adélard profite de deux bons repas, ses vêtements sont lavés, repassés etreprisés par Artémise et Armande, la femme et la fille d’Arthur.

Un dimanche de mars 1923, après la grande messe, William Morin et sa femme Adélia,viennent à la rencontre d’Arthur et d’Artémise. William veut retenir les services de soncousin pour recouvrir de chaux vive, les murs de son étable: - Si ça te dérange pas William, j’vas passer mon équipement à Adélard pis c’est lui

qui va faire la job.- Pas de problème, j’connais Adélard. J’y fais confiance.

Tous les petits travaux qu’on lui offre, Adélard les accepte. Apprendre à chauler uneétable l’intéresse:- Tu vas en avoir pour une journée, mon gars.- Vous êtes ben smarth, Monsieur Morin.

...

Une semaine plus tard, Adélard se met à l’ouvrage. Pour assainir les murs de l’étable, ilcommence par les débarrasser des toiles d’araignées et autres débris à l’aide d’un balai.Dans un seau en bois propre, il dépose ensuite une bolée de chaux vive, fraîchementéteinte, sur laquelle il verse neuf fois autant d’eau fraîche. À l’aide d’une latte de bois, ilmélange le tout avec précaution, s’assure qu’il n’y reste aucun grumeau. Puis avec unlarge pinceau, il enduit les murs d’une peinture blanche aux propriétés alcalines.

Pendant le dîner, sans prendre le temps de les nommer, Adélia présente ses enfants àAdélard:

- V’là mes quatre gars pis mes quatre filles.

- Nous autres, on fait ça égal, dit William.

Une grande fille d’âge adulte sort de la cuisine, des assiettes et des ustensiles plein lesmains.

- Elle, c’est ma nièce Éva, dit Adélia.

Discrètement, Adélard observe les traits fins, la douceur des yeux et l’allure réservée de

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la jeune fille. Dans le regard vif et sur la bouche bée d’Adélard, Éva lit comme dans unlivre ouvert. Séduit, Adélard reste figé comme un piquet. Pour ne pas laisser paraître unsourire discret, Éva s’empresse de retourner dans la cuisine. Durant le repas, sauf pourposer une question ou y répondre, chacun évite les yeux de l’autre:

- En voulez-vous plus, y en a en masse, vous savez?

- Non marci, mademoiselle Éva, j’en ai assez.

Le soir venu, sans qu’on le leur demande, William et Adélia parlent d’Adélard:- Quand ses parents sont partis pour les États, y' est resté tout seul par icitte, y' avait

juste dix-neuf ans dans ce temps-là. Astheure, y en a vingt et un.- Y' est capable de tout faire dans une maison, dans la grange, pis dans les champs

itou.

William qui le connaît depuis longtemps, fait valoir ses qualités personnelles:- C’est un bon chrétien, y' est sérieux, y' boit pas pis y' est toujours prêt à rendre

service.- Pis à part de ça, insiste Adélia, y' a une terre à lui.

Candide, Éva écoute ces paroles bienveillantes, mais ne dit rien.

Depuis deux semaines qu’elle l’a rencontré, Éva se surprend à penser à ce garçon qu’elletrouve poli. Ces moments-là, elle se rappelle les paroles de ses patrons et se sent légère,enjouée même: y' est pas grand, mais y est beau, pis y' a l’air sérieux.

Adélard ne cesse de penser aux yeux noisettes, à la taille mince et au charme d’Éva. Ilgarde en mémoire la robe à fleurs multicolores qu’elle portait, la seule fois qu’il l’a vue:comment ça se fait que j’me rappelle de ça, moi?

...

Deux semaines après avoir blanchi l’étable, Adélard se présente chez William:- C’est quoi que j’peux faire pour toi, mon jeune ami?

- J’veux être cartain que la chaux a ben collée dans les recoins humides de l’étable.

- Pas de problème mon gars, t’as fait une bonne job, c’est blanc comme du lait,partout. Va voir ça si tu veux.

Adélard a bien préparé sa visite: si j’y vas après le souper, y' vont être dans la maison,

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Éva itou, j'vas pouvoir la r’voir. Agréablement surpris par la visite impromptued’Adélard, William lui offre du thé. Pour le grand plaisir du visiteur, c’est Éva qui luisert le breuvage. Arborant un sourire de courtoisie, elle demande: - Voulez-vous du lait pis du sucre?

- Non marci, Mademoiselle Éva, je l’aime de même.

L’œil d’Adélard s’arrête un instant sur le visage pâle de la servante. Les lèvres roses etcharnues d’Éva le trouble. Cette fois, Éva laisse voir un sourire timide, mais chaleureux.Sans s’attarder, Adélard salue la famille Morin. Au moment de partir, il tourne sonregard vers Éva:- Au..Au revoir, Mademoiselle Éva.

- Au revoir, Monsieur Ouellet.

Toute la soirée, seul dans sa maison, Adélard s’agite. Dans son esprit, une image et desmots se répètent sans cesse: a' m’a souri, ça se peut-y qu’à pense à moi, elle itou? Lavision d’Éva l’accompagne dans ses gestes. Incapable de s’endormir, il se relève, erredans la maison. Profitant d’un clair de pleine lune, il regarde les champs et la forêt noire.Il se recouche sans dormir. Au petit matin, Adélard se dit: j'vas y parler. Calmé par cettedécision, il sombre enfin dans un profond sommeil.

Les jours suivants, Adélard demeure songeur, ne parle à personne et n’arrive pas à seconcentrer sur son travail. Petit à petit, sa pensée se précise: j’vas d’abord parler à sononcle. Après, j’vas demander à Éva si j’peux aller veiller avec elle.

Le dimanche venu, Adélard choisit d’aller à la messe à Saint-Cyprien et de parler àWilliam de son désir de fréquenter Éva. Il les rencontre sur le parvis de l’église. Évagarde les jeunes enfants à la maison.- Si vous n’avez pas d’objection, Monsieur Morin, j’aimerais passer chez vous

après la messe.- C’est t’y pour voir si la chaux est restée collée, répond l’homme, taquin?

- Non, non, pour tout vous dire, je... je... voudrais parler à votre nièce. J’haïrais pasça la... la fréquenter.

- Laisse-nous une quinzaine de minutes pis amène toi.

Vêtu du seul complet encore portable qu’il possède, d’une chemise usée, mais d’unepropreté impeccable, le cœur battant, Adélard frappe à la porte de William Morin. Parbienveillance, avec la complicité de sa femme, l’oncle d’Éva a établi un petit scénario:inviter Adélard à dîner et prétexter un jeu avec les enfants pour laisser la place aux

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tourtereaux. - Bonjour.

- Bonjour Mademoiselle Éva.

De sa voix de stentor, William met son plan à exécution:- Entre Adélard, tu tombes ben j’ai un petit service à te demander.

- Ha! oui, chu' votre homme, pis j’ai du temps en masse.

Adélia entre dans le jeu à son tour:- Vous parlerez de ça plus tard les hommes, mon dîner est prêt. Amène Adélard

manger avec nous autres, vous verrez ça après.- Ben, j’sais pas, vous me prenez par surprise. J’voudrais pas...

- Ben voyons donc, quand y en a pour onze, y en a pour douze.

Pendant le repas, un silence courtois, inhabituel dans cette maison trop petite, amuse lescomplices. En prière, le père demande à Dieu de bénir le repas. Il ajoute:- Que le Bon Dieu te bénisse itou, toi qui à vu ta famille partir aux États.

Éva fait le service à table pendant que la mère prépare les assiettes. Les enfants setassent sur le banc pour faire de la place à Adélard. Suivant le plan convenu Williamcomplimente Adélia:- Un bon repas que t’as fait là, ma femme.

- C’est Éva qui a tout préparé, pendant qu’on était à la messe, s’empresse-t-elle derépondre.

- Ouais, une bonne cuisinière, nos' nièce.

Depuis le départ de sa famille pour la ville, les repas du dimanche pris dans uneatmosphère de fête familiale lui manquant, Adélard vit un des beaux moments de sa vie:- Mon père itou, y' bénissait le repas, pis y' avait tout le temps une petite pensée à

ajouter. On était une douzaine autour de la table, comme icitte.- Trouves-tu ça dur de rester tout seul Adélard, demande Adélia?

- Pas la semaine, j’ai trop d’ouvrage pour m’ennuyer, mais les dimanches, quand jevas pas chez ma sœur Adèle, oui, j’m’ennuie de la famille.

Attentive aux paroles d’Adélard, Éva ne dit rien pendant la durée du repas. Lorsque,comme par magie, ils se retrouvent seuls dans la maison, elle pose la question qui lui estvenue à l’esprit en l’écoutant parler de sa famille:

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- Ça vous tente t’y, des fois, d’aller les rejoindre?

- Non, mademoiselle Éva, ce qui me tente moi, c’est d’agrandir ma terre, pisd’élever une famille par icitte, dans un pays catholique pis français.

Éva pose des questions dont elle devine les réponses:- Comment ça se fait que vous êtes pas parti avec les autres?

- La ville, moi, ça m’attirait pas. J’ai pensé que ça serait une bonne chose qu’un denous autres reste su la terre. Les autres, ça les intéressait pas autant que moi derester par icitte.

Éva parle de sa famille qui habite une ferme à Saint-Clément, de l’école qu’elle afréquentée jusqu’à l’âge de douze ans, des travaux de couture et de broderie qu’elle a dûabandonner, de son rêve d’avoir un bon rouet et un métier à tisser. Ravi par les projetsd’Éva, Adélard dit:- Depuis la première fois que j’vous ai vu, j’pense ben souvent à vous. Ça fait que

j’aimerais ben ça vous fréquenter. Ça serait-y possible?- J’pense à vous moi itou, ça fait que... ça fait que ça serait oui.

- Là vous me faites plaisir!

...

Peu de temps après le début des fréquentations d’Adélard et d’Éva, Artémise, la femmede son patron, aimable et démonstrative, donne des petites tapes sur la pile de vêtements,qu’avec Armande elle a lavés et repassés. En les remettant à Adélard, elle dit:- Si tu veux, Adélard, Armande pis moi, on pourrait s’occuper de tes rideaux, itou.

Les rideaux et la décoration étant une affaire de femme, elle n’existe pas vraiment pourlui. Jamais il n’a pensé les nettoyer, encore moins les remplacer. S’aurait-il seulementdire la couleur originale de ces voiles minces et jaunies, qui recouvrent ses fenêtres?Interloqué, il répond:- J’sais pas là... J’vas penser à ça pis j’vas voir si y' en ont besoin.

Arborant un sourire taquin, Artémise jette un regard amusé à sa fille et dit: - C’est ça mon Adélard, penses-y comme y faut.

De retour chez lui, Adélard examine les pièces de tissus. Aux endroits les plus exposésau soleil, les tentures délabrées, ternies et poussiéreuses tombent en lambeaux: y' sontsales en maudit, pis ben trop brûlés pour être lavés.

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...

Deux semaines plus tard, une atmosphère de fête règne chez le patron d'Adélard. Aucunefête religieuse, aucun anniversaire d’enfant ni événement particulier, ne justifie une telleambiance. Toute la journée, l'homme s’est montré chaleureux, plein d’attention etenjoué. Arthur est pourtant d’un naturel froid, peu démonstratif. Il lui arrive de rire àl’occasion des festivités, lorsqu’il a un petit coup dans le nez, mais là, il n’a rien bu et lajournée en est une comme les autres.

Artémise, elle, a préparé un véritable souper du dimanche: de la soupe à l’orge, de laviande de porc servie avec des légumes, du gâteau blanc garni de fruits frais et du thé.Les imprévus étant rarissimes dans la maison, Adélard s’interroge: c’est quoi qu’ymijotent eux autres?

Au moment de prendre le thé, resté seul avec Adélard, Arthur dit: - Tu sais Adélard... un gars travaillant comme toué... on voit pas ça souvent.

Les paroles insolites du père de famille accentuent le sentiment d’étrangeté: pourquoiqu’y me fait des compliments? Restant naturel, Adélard minimise les paroles de sonpatron:- Chu' pas plus travaillant qu’un autre y' me semble.

- Pis t’as de l’humilité, itou.

- Avez-vous un service à me demander, coudonc?

Le cultivateur ne relève pas la remarque. Concentré il poursuit son discours élogieux:- Moi Adélard, j’ai eu rien que des filles, mais si j’avais eu un gars, j’aurais aimé

qu’y' seille sérieux, pis vaillant comme toi. Ça mon homme, j’voulais te le diredepuis longtemps.

- Vous avez pas de gars, mais vos filles sont fortes pis ben travaillantes, a' vousaident ben gros.

Finaud, Arthur sourit en pensant que le jeune homme mord à l’appât. L’habitant bourresa pipe, ce qui lui donne le temps de choisir les mots qui entraîneront Adélard dans sabarque. Sur le ton de la confidence, il demande:- Y' a pas si longtemps Adélard, tu jasais pas mal plus souvent qu’astheure, avec

mon Armande. Ça serait-y qu’à t’a faite quelque chose?

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Adélard comprend: ho! Y veut savoir si j’m’intéresse à sa fille. - Artémise pis moi, poursuit Arthur, on se dit que... on se dit que si tu y' parles

moins, c’est peut-être ben parce que t’es mon homme engagé, pis que tu veuxpas... tu veux pas déplaire à ton patron.

Tout se clarifie. Les parents d’Armande voient chez lui, un parti intéressant pour l’aînéede leurs filles. En lui offrant de s’occuper de ses rideaux, Artémise a fait une premièretentative pour le lui faire savoir. Adélard n’a rien compris. Aujourd’hui, le père va unpeu plus loin. - Non, non, Armande m’a rien fait. Mon linge est toujours propre pis ben repassé,

comme si j’allais aux noces.

Depuis un mois, quand il travaille chez Arthur, Adélard est songeur et taciturne. Sarelation avec Armande, une fille un peu gasconne, qui manie la faux comme un hommeet n’hésite jamais à lutter avec son père, moins fort qu’elle, n’a jamais dépassé lagentillesse et le bon voisinage. c’est pour ça, se dit Adélard, qu’y nous laissent toutseuls dans le salon... Dans la tête d’Adélard, il n’y a rien de changé, ses sentiments sontdemeurés les mêmes.

Adélard apprécie les égards de son patron, mais ne veut pas lui laisser d’espoirs vains:- Armande est comme une sœur pour moi, j’peux pas la voir autrement que ça.

Vous m’comprenez ben Monsieur Morin?

Son beau discours tombant à plat, l’habitant n’insiste pas. À l’instant où Arthur avale sasalive, Artémise rejoint les hommes dans le salon. Comme convenu, elle dit:- As-tu pensé à ce qu’on t’a offert, Armande pis moi, pour tes rideaux?

- Ça sera pas néces...

Adélard ne termine pas sa phrase, réfléchit un instant: si y' ont vu ça, Éva pourraitpasser par là, pis voir ça elle itou. Il se ravise:- Oui... oui... j’y ai pensé. Mais y' sont usés à corde. Y' faut en faire des neufs.

J’peux-ti vous demander de faire ça?

Dépité par le résultat de sa démarche auprès de son employé, Arthur répond à la place desa femme:- Tu ferais mieux de demander ça à Éva. J’pense qu’astheure c’est son affaire plus

que celle de mon Armande!

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L’air niait, Arthémise se tait.

Prétextant avoir un travail à terminer, Adélard salue poliment le couple et rentre chez lui.

Depuis sa chambre, Armande a tout entendu. Humiliée d’avoir été offerte à un homme,comme on offre une marchandise, sans même qu’elle soit présente, elle veut en découdreavec ses parents. Les mâchoires serrées, tremblantes de rage, les mains sur ses hanchesrobustes elle fait face à son père, piteux:

- J’vous l’avais dit de pas vous mêler de ça, Papa. De quoi j’ai l’air, moi? J’ai l’aird’une belle imbécile, d’une fille pas capable de s’occuper de ses affaires. Vousm’avez ridiculisée avec vos manigances. On est pu au moyen âge, bonyeu. Jamaisj’vas vous le pardonner.

Ni les excuses de sa mère ni les exhortations de son père n’ont raison de la colèred’Armande. Dans sa chambre où elle court se réfugier, elle fond en larmes. Armandeaime bien Adélard. Ils partagent la même passion pour l’agriculture. Ils aiment faire desconcours d’habilité et des jeux de force à l’occasion. Mais de sentiments amoureux,Armande n’en ressent aucun, ni pour Adélard ni pour un autre homme: après c’t’affairelà, j’vas ti être capable de le regarder en face? Bientôt elle se rassure: c’est mon pèrequi est pas correct, c’est pas Adélard. Lui, astheure qu'y' a rencontré Éva, y' pense à elletout le temps. Y' est en amour, ça fait qu’y' en voudra pas à parsonne.

Adélard vit le printemps de l’année 1923, cette saison de l’éternelle renaissance, commes’il était le premier de son existence. Pendant que la nature s’épanouit de mille colories,sous les rayons chauds du soleil, son corps s’éveille à mille sensations. Regardant dansun miroir le reflet de ses yeux verts, éclaircis d’une gaieté ravissante, Adélard s’étonne:mes yeux, y' ont la couleur des pouces des feuilles au printemps. Dès qu’il pense à Éva,son esprit s’anime d’images romantiques, son visage s’épanouit d’allégresse, son corpsse trouble d’appels inconnus, sa volonté se meut en désir.

En présence d’Adélard, Éva se plait, s’abreuvent aux paroles simples et sereines de cegarçon qu’elle trouve mûr pour ses vingt et un an. Après un mois de fréquentationsassidues, amoureuse, Éva ne peut s’endormir sans penser à lui. Dans ses rêvesromantiques, ils courent l’un vers l’autre dans un élan irrésistible.

Épris l’un de l’autre, ils parlent de mariage:- Moi Éva, j’t’aime assez pour qu’on se marie c’t’été.

- J’t’aime itou, Adélard, mais mes parents te connaissent pas encore.

- Ça t’irait ti Éva si on allait à la messe à Saint-Clément dimanche prochain?

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Éva se dit que pour présenter un cavalier à ses parents, il vaut mieux préparer le terrain:- Si t’es d’accord, j’vas plutôt leu' écrire pis leu' dire qu’on va aller dîner avec eux

autres le deuxième dimanche de juin. Adélard voit le jour où il demandera Éva en mariage. Amoureux, il trouve la vie belle.

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Chapitre 3

Le retour d’Alfred, 1923

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Son baluchon sur le dos, sollicitant du pouce les généreux voyageurs, Freddy part deNashua au petit matin. Il prend la journée pour traverser les Appalaches, ces montsérodés parsemés de lacs et de rivières. Arrivé dans la portion québécoise de la chaînemontagneuse, il s’étonne devant le spectacle insolite qui se déroule devant ses yeux. Deslopins de terre défrichés sur le flanc des monts, de petites maisons aux fenêtres basses,de minuscules villages faits de quelques chaumières agglutinées autour d’une chapelletrop petite, ou d’une église trop grande: j’me rappelais pas d’avoir été élevé dans lesmontagnes. J’pensais juste que y avait des côtes.

À quatre kilomètres de la ferme où il est né, au coin du Rang Six et du chemin detraverse reliant les villages de Saint-Honoré et de Saint-Hubert, les voitures se font sirares qu’il doit marcher jusque chez Adélard, son frère cadet: ça va juste me faire dubien.

Le chemin lui rappelle son adolescence, ses sorties en famille ou avec les garçons duvoisinage. Il fait un effort pour se rappeler le nom des habitants. Ici, c’était des Beaulieu,ici des Gagné, des Sirois, des Dumont, des Rousseau... Se laissant envahir par lesouvenir d’événements plus ou moins heureux, il sourit. Alfred revoit les personnagesavec qui il a passé sa jeunesse, il se voit jouer dans la neige, faire une partie de tag avecses frères et ses sœurs, marcher jusqu’à l’école, aller à l’église en boghei l’été, entraîneau à cheval l’hiver.

Juste avant d’arriver chez Adélard il s’arrête devant la grosse roche arrondie qui luiparaissait énorme à l’époque où ses frères l’aidaient à l’escalader. L’émotion le fige. Il sesouvient que cette pierre était le plus gros objet naturel qu’il connaissait, le plus gros quidevait exister... Il éclate de rire. Quelques pas plus loin, sur sa droite, il aperçoit le petitsous-bois d’épinettes où il allait se cacher pour méditer en silence ou pour éviterd’effectuer une tâche désagréable. La maison lui apparaît comme elle était le jour de sondépart pour Nashua. Les souvenirs qu’elle contient lui font oublier sa fatigue. Sur leperron, il n’ose pas ouvrir la porte; autour de lui, personne. Il s’assoit sur la plus hautemarche du perron. Le trot d’un cheval lui fait lever les yeux. Une voix l’interpelle:

- Qui c’est qui est là.

- C’est Freddy. Tu r’connais pu ton frère, astheure.

- Une maudite belle surprise que tu me fais là. T’es tout seul, condonc?

Freddy raconte les péripéties de son voyage, explique en quelques mots les raisons de savenue au pays, s’informe de la santé d’Adélard:

- À te voir de bonne humeur de même, t’as l’air d’un gars qui arrive de su sablonde.

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Adélard raconte à son tour. Après avoir pris un thé en parlant de la famille et des États-Unis, Freddy montre des signes de fatigue. Les deux hommes se promettent de continuerle lendemain. Freddy redevint Alfred, s’installe dans la chambre qu’il a occupée avec ses frèresjusqu’à l’âge de vingt-deux ans.

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Chapitre 4

La demande en mariage, 1923

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Chère Maman, Depuis quelque temps, je fréquente un garçon du Canton. Il s’appelle Adélard

Ouellet. Je pense que c’est un bon gars. Ma tante Adélia pis mon oncle William pensentça, eux autres itou. Avant la grande messe de dimanche prochain, j’vas vous leprésenter. Pis après, si ça vous dérange pas trop, on va aller dîner avec vous autres.Adélard est un cultivateur, ça fait que Papa devrait ben s’entendre avec lui.

Éva

Tôt le matin, sous le ciel radieux d’un été chaud, le cheval brun d’Adélard, étrillé etpropre comme une bête de parade, trottine gaiement sur le gravier encore frais de rosée.Dans les champs bordant la route, des vaches broutent, indolentes, attendant la traitematinale. D’arbre en arbre, des grives babillent avec humeur, proclame haut et fort, lagloire éphémère d’une conquête incertaine. Pour la première fois, Éva et Adélard sont seuls, loin des Morin, à l’abri du regardespiègle des enfants. Vêtue d’une robe longue, mais légère, d’un châle en lin et d’unmodeste chapeau de paille, Éva se tient droite et regarde au loin, elle pense à son avenir.Petit de taille, Adélard chasse sa nervosité en faisant semblant de diriger son cheval.D’instinct, celui-ci va son chemin, sans égard pour les gestes inutiles de son maître.

Ils ont tout à se dire et le contexte s’y prête à merveille. Pourtant, ils ne disent rien. Elleest femme et lui homme. Tout en sachant bien qu’il n’est pas question de succomber à latentation, ils se désirent. Sans rompre le silence, manipulant les guides d’une seule main,Adélard avance son bras libre et saisit délicatement la main d’Éva, elle tressaille uninstant puis lui adresse un sourire réservé et doux. Des images de pique-niqueschampêtres au bord d’un lac, de courses dans les champs troublent Adélard. Il peine à seretenir. Romantique, Éva se voit avancer dans la Grande Allée de l’église au bras de sonpère et en revenir après avoir prêté le serment de fidélité à son mari: pour le meilleur etpour le pire.

La vue d’hommes et de femmes qui s’affairent aux travaux matinaux de la ferme leslaisse indifférents. Passé l’église de Saint-Cyprien, Adélard rompt le silence:- On n’a pas décidé de la date de nos' mariage, Éva.

- On a parlé du mois de juillet.

Ayant consulté son calendrier, Adélard s’est arrêté sur le beau milieu de l’été:- Le dix-sept juillet, c’est le plus beau temps de l’année. Ça t’irait-ti?

- Ça me laisse pas grand temps.

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- Si tu penses qu’un mois, c’est pas assez, on peut attendre, Éva.

Il ne peut s’empêcher d’ajouter:- J’ai hâte à plein.

- J’vas m’arranger pour le dix-sept.

À nouveau silencieux, Adélard se voit rentrer dans sa maison en tenant sa femme par lataille. Éva pense à son trousseau, aux enfants qu’elle aura un jour. Comme toutes lesfilles de la campagne, elle a assisté à des accouplements de bêtes. Elle se demande si leshommes sont aussi pressés que les taureaux et les porcs. L’idée d’avoir de nombreuxenfants ne l’inquiète pas. À la campagne, la chose est normale et personne ne la met enquestion:- On est jeune, Adélard, ça veut dire qu’on va avoir beaucoup d’enfants.

- Si le Bon Dieu nous en donne plusieurs Éva, on va les prendre pis on va les élevercomme il faut. J’te le promets.

...

Le visage rond, les pommettes saillantes et les yeux légèrement bridés, Émilia Guay, lamère d’Éva, ne saurait cacher ses origines amérindiennes. Son mari, Pierre Santerre,homme de haute taille et au visage osseux se tient droit comme s’il avait une barre demétal à la place de la colonne vertébrale. Entourés d’une dizaine d’enfants etd’adolescents, ils attendent le couple d’amoureux devant l’église. Chacun y va de soncommentaire:- J’espère qui est grand pis beau!

- Penses-tu qu’y va faire la grande demande aujourd’hui?

Quatorze paires d’yeux scrutent les moindres mouvements des arrivants. Adélard sautedu boghei et offre sa main à Éva. Souriante, gardant ses yeux sur Adélard, elle descendlentement, puis se tourne résolument vers sa famille. Pierre s’avance, suivit d’Émilia etdes frères et sœurs d’Éva. Éva fait un pas en avant:

- Bonjour, Papa, j’vous présente Adélard.

Les deux hommes se serrent la main:- Ça me fait plaisir de te rencontrer, Adélard.

- Moi itou, Monsieur Santerre.

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Émilia embrasse sa fille et se tourne vers Adélard:- Après la messe, on vous attend pour dîner.

- Marci beaucoup, Madame Santerre. On va vous suivre.

Entrecoupée par le gong des cloches, Éva présente ses frères et sœurs en commençantpar les plus vieux. Sur chacun, elle fait un rapide commentaire. Tout au long du servicereligieux, bavards et indisciplinés, les petits Santerre se parlent à l’oreille. D’un oeilfaussement sévère, Émélia tente en vain de les calmer. Au moment de s’asseoir, Pierrelance aux plus grands son regard courroucé. Tous baissent la tête, comme pour serecueillir en vue de la communion.

...

Pendant qu’Éva aide sa mère à préparer le repas, Adélard visite la ferme avec son futurbeau-père. Bien qu’il en ait une envie quasi irrésistible, Adélard ne dit mot du motif desa visite: une grange, c’est pas la place pour faire ça. J’vas attendre d’être avec Éva.

Entre le dessert et le thé, Adélard se penche à l’oreille d’Éva:- J’pense que ça serait le bon temps.

Adélard prend Éva par la main. À l’unisson, ils se lèvent. Un sourire nerveux les unit.Un silence total fait place à la clameur des fins de repas. Adélard se gratte la gorge,prend un air solennel. Une fraction de seconde, il se voit dans la peau de son père Lucquand, levant des toasts pour tout et pour rien, il prenait cet air grave:

- Monsieur Santerre...

Les seules fois où Adélard a parlé devant un public attentif, c’était quand Luc lesconsultait, lui et ses frères, sur la décision de partir aux États-Unis ou de rester au pays.Le visage empourpré, les jambes flageolantes et le cœur battant, Adélard s’essuie lefront: j’vas ti être capable de dire c’qui faut? D’un hochement de tête, Éva l’encourage.Il parvient à esquisser un sourire qui lui donne du courage:

- Éva pis moi, on pense à se marier.

Éva opine de la tête. - C’est un honneur, pour moi, de vous demander sa main, pis vot' bénédiction, itou.

Pierre consulte Émilia d’un œil vif et dit:- Tu m’as l’air d’un bon gars, Adélard, tu peux marier ma fille.

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De son regard taquin, il enveloppe l’heureux couple et ajoute:- Pour la bénédiction... avec la chaleur qu’y fait icitte aujourd’hui, j’cré ben que

c’est pas le Jour de l’An. Pour bénir vot' mariage, ça prend un curé. Mais pour vosfiançailles, j’peux faire ça.

Convaincu d’avoir fait une gaffe, Adélard rougit de plus belle. Entraînant Éva avec lui,ils s’agenouillent devant le père:- Je bénis vos fiançailles pis j’demande au Bon Dieu de veiller su vous autres toute

votre vie.

Ils se lèvent, Adélard remercie son futur beau-père et dit:- J’vas faire un bon mari, j’vous le promets.

- J’vas faire une bonne épouse pour Adélard, pis une bonne mère de famille,comme vous, Maman.

Sans se laisser la main, les fiancés retournent s’assoir. Alice, la cadette d’Éva s’étonne:- J’pensais pas que ça se passait de même. Vous avez failli me faire pleurer.

- Moi non plus, dit Éva, ne sachant si elle doit rire ou pleurer.

Émilia invite ses filles à servir le thé. Du coup, un heureux chahut détend l’atmosphère.

Autour de la table, une même question surgit:- Avez-vous décidé de la date?

Éva se tourne vers sa mère:- Ça serait le dix-sept juillet. Ça vous irait-y, Maman?

Émélia consulte Pierre de l’œil et dit:- On n’a pas d’objection, ma fille.

...

Après cette journée éprouvante, le retour se passe dans la joie. Éva se laisse même allerà chantonner: Sur la route de Berthier... Adélard répond: Sur la route de Berthier... Seregardant du coin de l’œil, ils chantent en coeur pour la première fois: Il y avait uncantonnier...

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À un kilomètre de Saint-Clément, un gazouillis lointain attire l’attention d’Adélard. Évaconnaît la source du bruit:- C’est la Rivière Toupiké. C’est là que Papa pêche la truite. Quand j’étais petite, y'

nous amenaient, toute la famille. Maman préparait des sandwichs, pis on faisait unpique-nique.

- Aimerais-tu qu’on arrête un peu?

Rien ne peut faire un plus grand plaisir à Éva. Arrivé près de la cascade, Adélard arrêtel’attelage, saute en bas du boghei et aide sa future épouse à descendre. Un large sourireépanouit son doux visage:

- C’est icitte qu’on venait. Les garçons allaient s’asseoir sur les grosses rochesentourées d’eau. Nous autres, les filles, on s’assoyait sur des souches pis despierres plates.

Limpide et chantonnante, l’eau inspire Adélard. Souriant, il prend les mains d’Éva dansles siennes, la regarde avec tendresse:- Depuis qu’on est parti de su ton oncle ce matin, y a des mots qui... qui arrêtent pas

de...de parler tout seul dans ma tête, des mots que j’ai jamais dit à parsonne, cesmots-là, Éva, c’est à toi que j’les dis tout bas. Mais là, chu' pu capable de lesgarder en dedans. Éva, ma belle Éva, j’t’aime. Pis j’vas t’aimer toute ma vie. J’tele jure su la tête de mes ancêtres.

- T’as pas besoin de jurer Adélard, j’te cré sans ça. Pis j’te comprends parce que cesmots là, y' sont dans ma tête à moi itou. Astheure que tu me les as dits, c’est plusfacile pour moi. J’t’aime Adélard. Pis moi itou, j’vas t’aimer toute ma vie.

Ils s’étreignent. Adélard veut se laisser tomber sur ses genoux. Prudente, Éva repousseson amoureux:- Quand on sera marié, Adélard, j’te refuserai jamais ça. J’te le promets.

Éva tiendra promesse.

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Chapitre 5

La visite de la maison, 1923

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En revenant de Saint-Clément où il vient de faire la grande demande, Adélard arrêtechez les patrons d’Éva avant de poursuivre sa route jusque chez lui. Éva les rassure:

- Inquiétez-vous pas pour nous autres, son frère Alfred est là.

Sans s’attarder, ils reprennent la route.

Dès qu’ils descendent du véhicule, sans cérémonie, Adélard fait les présentations.Timide, Éva se contente de dire:

- Chu' ben contente de te rencontrer, Alfred, Adélard m’a beaucoup parlé de toi.

Alfred demeure figé. Charmé par la beauté de sa future belle-sœur, il pose sur elle unregard enveloppant. Gênée, Éva recule d’un pas, interroge Adélard du regard. Il n’oseparler: c'est ti les États qui l’on rendu fantasque de même, coudonc?

Viens, Éva, j'vas te faire visiter ma propriété.

Alfred s’étonne:- Tu te maries dans un mois pis t’as pas encore fait rentrer ta blonde dans ta

maison. - J’voulais pas faire jaser les voisins pis alerter le Curé de la paroisse.

- Ouais, ça se passe pas comme ça aux États...

Adélard prend Éva par la main et l’entraîne vers la maison. Adélard voudrait voirdisparaître les rideaux délabrés, les cacher à la vue d’Éva, il ne voit rien d’autre. Évaavance lentement, monte les marches de l’escalier du perron en jetant un œil auxfenêtres. Adélard s’empresse de lui ouvrir la porte:

- Entre, Éva.

En quelques minutes, ils ont fait le tour du propriétaire. En sortant, elle dit:- C’est ben propre, y a juste les....

Adélard l’interrompt avant qu’elle n’ait prononcé le mot rideau:- La grange a été rebâtie en 1911, elle itou. Viens voir ça.

Adélard s’attarde à chacun des animaux, aux instruments aratoires, aux réserves denourriture des bêtes et aux autres commodités.

Pendant ce temps, assis sur le perron, Alfred pense à Jeanne: moi itou j’ai une bellefemme, se dit-il, pour se remettre de l’émoi que lui a causé la vue d’Éva.

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La visite des bâtiments terminée, Alfred s’informe: - Pis le futur beau-père, y' a ti dit oui?

- Y' a pas hésité pantoute. C’est décidé. On se marie le dix-sept juillet.

- Mes félicitations mon petit frère, mes félicitations toi itou ma future belle-sœur.

Pendant un instant, un nuage passe sur le visage d’Alfred. Il pense à ses parents: y' vont-ti être capable de venir? Mais il retrouve sa bonne humeur:

- J’en connaîs une gang qui vont être content de te voir de même. - Penses-tu qu’y vont venir?

- Faut leu' écrire au plus sacrant, dit Alfred. Tu devrais leur envoyer un télégramme.C’est plus rapide.

Adélard a entendu parler de cette nouvelle façon de communiquer. Jamais il n’auraitpensé que ça pouvait lui servir, lui un simple habitant. Alfred insiste:- Si papa veut avoir un congé, y' doit le demander à son boss. Ça leu' ferait ben

plaisir de connaître Éva, pis y' seront content de voir comment tu t’occupes ben dec’qui ont laissé icitte.

Le lendemain, les deux frères attèlent le cheval au petit boghei et se mettent en routepour le bureau de poste de Saint-Honoré. Adélard se demande comment ça va se passer.Alfred le rassure:

- On a rien qu’à dire au postier ce qu’on veut qu’y' écrive. Plus on met de mots,plus ça coûte cher. Ça fait que...

- On va juste dire ce qu’il faut dire.

...

Quatre jours plus tard, le facteur livre une enveloppe contenant le télégramme deréponse.

Sommes contents pour vous. Stop. Ne pouvons aller à votre mariage. Stop. Voussouhaitons beaucoup de bonheur. Stop.

Luc Émérence et famille.

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La réponse ne surprend pas le futur marié, Alfred l’ayant préparé à cette éventualité:- Y' ont pas beaucoup d’argent. Papa a pas dû avoir une autre semaine de congé.

Pour tout commentaire, Adélard demande:- Veux-tu me servir de témoin, Alfred?

- Ben certain, ça va m’faire plaisir, mon frère.

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Chapitre 6

Le mariage,1923

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Malheureux de ne pas avoir ses parents près de lui pour le plus beau jour de sa vie,désolé de ne pas pouvoir leur présenter sa chère Éva, Adélard a des moments detristesse. Sa peine se double lorsqu’il imagine la douleur de sa mère et la désolation deson père: ils doivent être encore plus malheureux que moi. De l’autre côté de la frontière,ses parents pleurent.

Le mariage est heureux malgré tout. Les nouveaux époux sont beaux et semblent faitsl’un pour l’autre. Les parents d’Éva sont des êtres généreux et font tout ce qu’ils peuventpour réconforter Adélard lorsqu’ils le voient songeur et triste. Adélard aime Éva. Celasuffit à le ramener à la fête.

Ce soir-là, Alfred décide de coucher sur un tas de foin, dans la grange. Pensant à sonépouse de qui il s’ennuie de plus en plus, il décide de lui écrire.

Je m’ennuie de toi ma belle Jeanne. J’peux te dire que la campagne me fait tout le bienque j’attendais. J’ai repris les couleurs que j’avais avant, pis je veux que tu viennes metrouver dès que tu pourras. D’ici là je vas me charcher du travail pis une place pourvivre par icitte.

Après une journée épuisante, quand enfin il peut refermer la porte de son domicile surAlfred, Adélard se tourne vers son épouse. Intimidée par les silhouettes qui se dessinentdans la pénombre, Éva reste immobile devant le poêle éteint. Peu portée à précipiterl’inéluctable dénouement de sa destinée de femme: - J’pense que tu devrais allumer la lampe.

Adélard reste sourd à ce besoin de lumière. Il prend Éva par la main et l’entraînedoucement vers le gros crucifix accroché à un des murs jaunis de la grande cuisined’hiver:- J’pense qu’on devrait faire une prière avant d’aller se... d’aller dormir.

L’icône religieux provient du cercueil de son arrière grand-père, celui qu’on appelaitPépé La Houe. De génération en génération, la relique est devenue la propriété de Luc. - Pis ton père, pourquoi y l’a pas emportée aux États, son crucifix?

Même après douze ans, quand Adélard se remémore l’incendie de la maison de son père,

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en 1911, une douleur vive lui empoigne le creux de la poitrine:- J’avais neuf ans. C’est moi qui a sauvé le crucifix des flammes.

Quand il est parti aux États, Luc lui a dit: C’te crucifix-là, t’as mérité de le garder. Ça vaêtre ton porte-bonheur.

À la fin de la dizaine de Je vous salue Marie, ils demandent à Dieu de toujours s’aimer,d’être de bons époux et des parents bienveillants.

Après un court recueillement, Adélard fait son signe de croix, se lève et prend Éva par lataille. Elle ne ressent plus le besoin d’allumer une lampe pour prolonger le jour. Adélardrêve de cet instant depuis la première fois où ils sont allés à Saint-Clément. Àl’évocation de ces moments inoubliables, Éva sourit:- C’te fois-là, j’t’ai promis que j’te refuserai jamais ça.

Pucelle et puceau, Éva et Adélard n’ont de guide, en cette nuit ou se découvre l’inconnu,que l’élan de leurs deux corps éperdus. Ni l’un ni l’autre n’a jamais parlé à quiconquedes façons de faire qui différencient les humains des animaux. Ils ne se parlent pas,s’enivrent d’aucun prélude, d’aucune cérémonie amoureuse. Après moins de deuxminutes, le mariage est consommé. Blottis l’un contre l’autre, ni lui ni elle ne songent àdire ce qu’ils ont ressenti. Épuisés, ils sombrent dans un sommeil sans rêve.

...

Levée tôt, Éva prépare le déjeuner. Alfred se joint bientôt à eux. Après le repas,conscient du malaise que provoque sa présence, Alfred annonce son intention dedéménager ses pénates au village de Saint-Hubert, dès le lendemain.

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Chapitre 7

Éva s'installe chez Adélard, 1923

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Après une lune de miel de trois jours, Adélard retourne faire ses deux journées de travailhebdomadaire chez Arthur Morin. Demeurée seule, Éva refait le tour de la maison. Cettefois, elle prend le temps de noter ce qu’il y manque, comment elle peut mettre les chosesà sa main.

Appuyée au comptoir de la cuisine, elle ressent un sentiment nouveau: c’est ben lapremière fois de ma vie que je suis toute seule quelque part. La solitude sied bien à Éva.Un instant elle pense aller à la fenêtre pour observer la vie qui bat autour d’elle. Sereine,immobile, elle revoit des événements de son enfance. Son esprit vagabonde à traversdes morceaux de son existence, la plonge dans des joies naïves et des souffrancessecrètes. Elle se dit: Papa se couchait par terre, faisait le cheval, pis moi, je riais à medonner mal au ventre. Quand Maman venait jouer avec nous autres, elle lui tirait lesorteils, j’voulais pas qu’elle lui fasse du mal. Et encore, quand ils étaient dans leurchambre: J’avais peur des éclats de voix, des craquements de lit et des gémissements.Certaines réminiscences révèlent à Éva des dimensions de sa vie qu’elle ignorait:j'arrêtais pas de m’émerveiller devant la beauté des arbres. Éva sourit en pensant auxorigines indiennes de sa mère. Des réflexions suspendues entre le doute et la peur d’unevérité trop personnelle, lui reviennent: si le Bon Dieu y' est parfait, pourquoi y' a fait deshommes méchants, pourquoi y' laisse des hommes faire la guerre? Sur ce souvenirdouloureux, elle met une date: c’était en 17, j’avais douze ans. Aux innombrablesquestions qui n’ont pas de réponse, Éva s’en remet, le plus souvent, à la vérité desprêtres. Du voyage dans son enfance, Éva passe à ce que sera sa vie avec son mari dans samodeste maison. Elle se voit entourée d’enfants joyeux et d’un mari amène. Les crisd’un voilier d’oiseaux la ramènent à la réalité: en attendant, se dit-elle, si j’veux pastrouver le temps long, ça va me prendre un rouet pis un métier à tisser. Avec ça pis mesbroches à tricoter, j’vas finir mon trousseau avant d’avoir des enfants. Après, j’vasconfectionner du linge pour Adélard, pis fabriquer des couvertures chaudes pour l’hiver.

...

Au retour d’Adélard, un délicieux repas l’attend. Ravi, il s’exclame:- T’es bonne cuisinière à plein, Éva. T’as fait un bon repas avec quasiment rien.

- J’ai l’habitude de m’organiser avec c’qui a. Mais là, à part les œufs, y' a pugrand-chose.

- Demain on va aller au village pis tu vas choisir ce que tu veux pour les repas.

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- Pis pour la maison itou, si tu veux.

...

Deux jours plus tard, de jolis voilages fleuris parent les fenêtres.

La maison mise en ordre, Éva se remet à la confection de son trousseau. Habituée àtrimer seize heures par jour, elle se repose. Après quelques semaines, toujours privée durouet et du métier à tisser qu’Adélard lui a promis pour l’automne, elle se sent oisive:- Si tu veux, Adélard, j’vas faire le train.

- Non, Éva, gratter les vaches pis les cochons, c’est pas une job de femme.

- T’as raison Adélard, mais j’peux traire les vaches pis soigner les animaux.

Chez leurs voisins, quand les hommes travaillent dans les chantiers, il arrive souvent quedes femmes prennent charge à la fois de l’étable et de la maison:- T’es cartaine que ça te dérange pas?

- Chu' une fille de cultivateur, Adélard. Avant de travailler chez ma tante Adélia,j’aidais mon père dans la grange pis ma mère dans la maison. Ça me ferait plaisirde faire ça, pis ça passerait le temps.

- Pis moi, ça m’en laisserait plus pour me faire un peu d’argent.

Fin septembre, Adélard trouve un métier à tisser usagé, mais en bon état. Après l’avoirexaminé, Éva dit qu’il fera son affaire. Au magasin général où ils se rendent ensemble,Adélard achète un rouet et deux dévidoirs neufs. Une semaine plus tard, se levant de laberceuse qu’elle a sortie sur le perron, radieuse, Éva accueille son mari en le taquinantd’un air coquin. Adélard demande ce qui la rend plus belle que jamais: - Chu' allé voir Marie-Rose aujourd’hui.

Adélard s’interroge, mais reste coi. Éva poursuit:- Marie-Rose, c’est une voisine ben fine, c’est une sage femme, itou.

Adélard la regarde de ses grands yeux, sourit timidement, puis ouvre ses belles mains enguise d’invitation à poursuivre:- Chu' en famille. Tu vas être père.

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- Ben, dis moi pas?

Adélard s’avance pour prendre Éva par la taille et la faire tourner comme une toupie. Ils’arrête net:- J’peux pu te faire tourner comme avant. Mais j’peux t’embrasser.

Adélard s’inquiète pour Éva:- Y' faut prendre soin de toi. Tu vas arrêter de soigner les animaux pis de tirer les

vaches.- Voyons donc, Adélard, chu' pas malade. C’qui me ferait du tort, ça serait de ne

rien faire.- Pis c’est pour quand?

- Ça s’annonce pour le début du mois de juin.

Épongeant ses larmes de sa manche de chemise, Adélard s’étonne:- C’est drôle, Éva, j’asseye de penser à c’te bébé-là pis dans ma tête, j’vois Maria,

Lydia pis le petit Louis. - C’est parce que tu t’ennuies de ton frère pis de tes soeurs. Un bébé à nous autres,

ça t’empêchera pas de t’ennuyer, mais tu vas avoir de la consolation.- T’es ben fine, mon Éva.

Toute la soirée, ils parlent famille, suggèrent des noms de garçons et de filles, évoquentles joies de la famille et les responsabilités d’être parents. Ils badinent à propos del’autorité du père et de la mère. L’âme à la fête et le corps en appétit, ils entrent serecueillir devant les icônes religieux en humant les arômes d’une fricassée mijotée à feudoux.

Roland, un garçon en parfaite santé verra le jour le cinq juin 1924. Nourrisson affamé,d’une nature enjouée, il fera la joie de ses jeunes parents.

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Deuxième partie

Un imprévu navrant

1925-1934

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Chapitre 8

La "donation", 1925

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Poussée par les vents du sud, une vague de chaleur annonce un été torride. Près du murde la grange, Éva, enceinte de cinq mois, dépose le ber dans lequel Roland dort à poingsfermés. Elle le borde affectueusement puis marche, bras nus, vers la remise où sontentreposés les râteaux. Sur la butte face à la grange, de jeunes pousses de verdurepointent à travers l’herbe grise: un coup de râteau pis ça va être ben beau. Dans leschamps, là où, sous l’effet du vent, la neige s’est accumulée en congères, des plaquesblanches souillées de débris résistent encore. Éva s’arrête à mi-chemin entre la maison etla grange: quand j’peux racler le tour des bâtisses avant juin, c’est signe que l’été vaêtre chaud. Elle se met au travail en songeant aux travaux qu’elle souhaite réaliser: j’vasagrandir mon jardin pis faire des conserves de légumes pis de fruits sauvages. Si larécolte est bonne, j’vas en faire pour tout l’hiver.

Foulée par les attelages de chevaux tout au long de l’hiver, la neige accumulée sur laroute se transforme en un cordon de glace large comme le chemin et haut de vingt àcinquante centimètres. Aux premiers signes de faiblesse du sol, d’instinct, par peur decaller et se casser les jarrets, le cheval ralentit le pas. Adélard laisse marcher la bête àson aise. Depuis une semaine, Adélard prend dix minutes de plus pour revenir duchantier.

Éva le rejoint dans la grange. L’air dépité, Adélard annonce que sa saison de travail estterminée:

- On a de l’eau aux genoux, la terre est encore glacée. Le cheval glisse comme surune patinoire à des places pis y' cale à d’autres. C’est rendu trop dangereux.

Avant d’entrer pour le souper, ils font la tournée des bêtes. Deux vaches ont donnénaissance à des veaux. Adélard se réjouit:

- Dans une couple d’années, ça va donner du lait ces bêtes-là.

- Comme on est parti là, dit Éva, en effleurant son ventre, on va en avoir besoin.

La portée de dix porcelets fait la fierté d’Adélard:- À l’automne, on va pouvoir en vendre sept ou huit. On va en garder un pour la

boucherie. J’vas garder la plus belle des truies pour la reproduction. Ensuite, ils caressent la laine des cinq petits agneaux de l’année et ramassent les œufs dela vingtaine de poules. - Dans moins de six mois, une demi-douzaine de poussins vont pondre des oeufs.

Pis les coqs, on va les manger.

Adélard voit l’avenir avec optimisme:

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- Dans quatre ou cinq ans, j’vas avoir autant d’animaux qu’on en avait quand monpère est parti.

Il compte acheter le lot à bois qu’il regarde tous les jours de l’autre côté du chemin.- En travaillant dans les chantiers, j’vas pouvoir acheter autant de lots qu’on aura de

garçons.

...

Quelques semaines plus tard, au début de la saison des labours, Éva lui rappelle: - Oublie pas d’agrandir le jardin de ta mère.

Adélard sourit. Éva n’arrive pas à se convaincre que le potager jadis cultivé parÉmérence est maintenant le sien.

Ce travail terminé, ils rentrent dans la maison.- T’as une lettre des États, dit Éva.

Adélard s’étonne. Sa mère a l’habitude d’expédier ses lettres à Adèle qui elle, donne lesnouvelles à son frère.- Ha! Lit moi ça c’te lettre-là.

Éva ouvre l’enveloppe, en sort une feuille qu’elle déplie avec soin et commence:

Chers vous autres,

Luc pis moi on espère que ça va ben chez vous. Adèle m’a écrit qu’Éva était enfamille, c’est une belle nouvelle. On vous félicite. Nous autres on s’arrange pas tropmal. Tout notre monde travaille ou ben va à l’école. Luc trouve ça dur de pas être sonpatron, mais y s’habitue. Il pense être capable de travailler jusqu’à soixante et cinq ans,pis peut-être plus.

Après que Luc va prendre sa retraite, là, on sait pas ce qu’on va faire. Ton pèrepis moué, on pense à ça à plein, même si y a rien que cinquante-six ans. On sait jamaisce qu’y peut arriver. Si on était encore au canton, on te donnerait la terre pis en retour,tu prendrais soin de nous autres avec Éva. C’est comme ça que ça se passe dans les

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campagnes.

Nos enfants d’icitte, on à rien à leu donner. Ça fait qu’on pourrait pas leudemander de s’occuper de nous autres si on était dans le besoin. Ton père a pensé quec’était le temps de te donner la terre du canton. Mais quand on va être vieux, on varester par icitte pis on va essayer de vivre avec ce qu’on aura ramassé. Avec son petitsalaire, si on vit vieux, ton père pourra pas se faire une résarve assez grosse pour finirnos jours. Y dit itou que si on attend ce temps-là pour te demander de payer la terre pisde nous faire vivre, ça serait trop te demander d’un coup.

Ça fait que ton père veut te donner sa terre, mais y pense que tu devrais y donnerune pension pour nos vieux jours. J’sais pas ce que t’en penses, mais y te demandesoixante-quinze piastres par année. Si on meurt jeune, ça te coûteras pas cher pour lesdeux lots. Si on vit vieux, t’arrêteras de payer quand tu lui auras donné mille deux centspiastres. Ton père te demande rien avant l’année prochaine. Si t’es d’accord, Luc vaêtre en vacance la deuxième semaine du mois de juillet, y te demande de prendre unrendez-vous avec le notaire de Saint-Hubert, pour ça.

Si ça se peut, j’vas y aller moi itou.

Émérence et Luc Ouellet.

C’est la consternation. Décontenancée, Éva laisse tomber la lettre sur le comptoir de lacuisine. Le papier virevolte comme une feuille d’automne et s’arrête juste au bord dubassin d’eau froide. Figé comme une statue de marbre, Adélard blêmit et se laisse choirsur une chaise.- Veux-tu ben me dire ce qui nous arrive là? Tu m’as jamais parlé de ça, Adélard.

Que c’est qu’on va faire!

Une colère mêlée de honte monte en lui. Les lèvres plissées sur un souffle bruyant,Adélard n’ose affronter le regard d’Éva. Les bras croisés, elle reste debout devant lui.Adélard voudrait aller se réfugier auprès des bêtes pour sacrer de dépit, crier sonhumiliation et casser ce qui lui tomberait sous la main. Il reste figé: j’peux pas la laissertoute seule. Comment ça fait que j’ai pas vu venir ça? C’est de ma faute, j’ai éténiaiseux:- J’ai besoin de réfléchir, Éva.

Fier, Adélard ne veut pas discuter de son père avec Éva. Pour ne pas heurter l’amour-propre de son mari, elle choisit une diversion:

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- Viens manger Adélard, on parlera de ça après.

Incapable d’avaler une seule cuillérée de soupe, Adélard se précipite hors de la maison.Sur un reste de neige glacée, il vomit. Puis il court jusqu’à l’orée du bois. Ses idéess’entrechoquent dans sa tête comme des coups de marteaux sur une enclume: y' m’ajamais parlé de ça! J’y ai tout donné ce que j’ai pu, moi. La terre vaut pas ça. Soixante-quinze piastres, c’est ce qui me reste après un hiver de travail, y' devrait le savoir,calvaire de bonyeux. Ce qui le trouble plus que tout, c’est qu’on lui demande decalculer ce qu’il payera pour ses lots, sur la base du nombre d’années qui leur restent àvivre: c'est comme si y' me demandait d’espérer leu' mort au plus sacrant. Abattu,Adélard pense à Éva: faut pas que j’la laisse toute seule.

Éva n’a pas terminé son repas. Elle est restée pensive au coin de la table, sa cuillère à lamain, les yeux dans le vide. Adélard rentre, lui caresse le dos et s’assoit près d’elle. Sansle regarder, elle dit:- Vas-tu accepter ça?

Adélard reste muet.- Tu devrais demander conseil à Adèle pis Alfred. Y' vont t’aider.

Adélard ne dit mot. Il pense aux projets qu’il mijote depuis le départ de son père. Etmême avant, quand il tentait de convaincre ses frères de rester dans le Bas-Saint-Laurent. Adélard aime Éva, il veut lui acheter tout l’équipement auquel elle rêve, lagâter. Mais voilà que son père lui demande une rente viagère. Peut-il dire non? Peut-ilnégocier un meilleur prix? Non, Adélard ne mettra pas en doute le jugement de son père.Non, il ne demandera conseil à personne. Non, il ne s’abaissera pas jusque là. Il dira ouiet s’organisera avec le reste.

Le lendemain, pour la mi-temps de sa grossesse Éva rend visite à Marie-Rose. À la sage-femme, Éva ne peut masquer les sentiments qui la bouleversent.- C’est quoi qui te trouble de même toi-là? As-tu un malaise que t’oses pas me dire,

coudonc?

Éva raconte. Marie-Rose relativise la situation. Elle trouve normal qu’Adélard ait àpayer sa terre. - Pis les vieux, y' faut ben qu’on s’en occupe.

Les Rousseau ont la garde d’une personne débile, Philippe, le frère d’Albert. - À part d’être fou braque, y' est pas malade. Y' est juste bon pour faire des petites

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commissions. On va prendre soin de lui toute sa vie. Y' est un peu comme lesvieux quand y' peuvent pu gagner. Pis quand tu y' demandes de se dépêcher, y' sedonne des coups de fouette su le postérieur. Plus y' tape fort, plus y' court vite.

Marie-Rose s’esclaffe, entraîne Éva dans son hilarité. L’épanchement libère Éva. Letemps de sécher ses larmes, la scène comique disparaît de son esprit. Comme le naturelqu’on a chassé revient au galop, le désespoir qu’elle et Adélard vivent depuis la veilleenvahit Éva d’une douleur insoutenable. Un flot brûlant déferle sur ses joues rougies.- Pleure un bon coup, ça va te faire du bien.

Optimiste, Marie-Rose croit qu’il y a toujours une solution. Pendant qu’Éva se ressaisit,elle prépare un thé bien fort en se demandant si Adélard ne devrait pas vendre ses lots, sedébarrasser ainsi de cette épée de Damoclès qui pend au-dessus de sa tête. Elle prendune gorgée de thé:- Ça vaut combien c’te terre-là?

Éva cherche le fond de la pensée de Marie-Rose. L’air serein de son amie l’incite àrépondre:- D’après Adélard, comme elle était quand son père est parti, ça vaut sept ou huit

cents piastres.- Si Adélard en offrait cinq cents à son père, p’t’être ben qu’y' accepterait.

- Non, Marie-Rose, Adélard ferait jamais ça.

Au départ de Luc, en 1921, Adélard ne voulait pas que son père vende les lots. Depuisquatre ans, il ne cesse de se convaincre qu’il avait raison. Aujourd’hui, pense Éva, il vatout faire pour prouver qu’en restant sur les lots du Rang Six, il a pris la bonne décision.- Mon mari, Marie-Rose, c’est le meilleur gars du monde, mais y' est orgueilleux à

plein. Y' va se faire mourir à travailler plutôt que de vendre. Y' est fait de même.

...

Une semaine après la réception de la demande de son père, anxieux de se débarrasserdes sentiments qui l’assaillent, Adélard demande à Éva de répondre à Luc qu’il vaprendre rendez-vous avec le notaire. Éva tente de discuter:- Tu pourrais réfléchir encore un peu, demander conseil au curé.

- Le curé n’a pas d’affaire à savoir ça.

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Après un silence, il fixe Éva, sérieux:- Parsonne a besoin de savoir ça.

Éva comprend qu’il n’y a rien à faire. Par soumission à l’autorité du père, par fierté etpar orgueil surtout, Adélard absorbe le coup de massue. À Éva atterrée, il ajoute: - Inquiète toué pas avec ça. J’vas m’organiser. Tu manqueras jamais de rien. J’te le

jure.

Adélard ne pense qu’à une chose, travailler comme un forcené, pour réaliser ses projetsmalgré tout, même si cela doit lui prendre plus de temps, beaucoup plus de temps.

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Chapitre 9

La visite de Luc et Émérence, 1925

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Depuis qu’Adélard a agréé à la demande de son père de lui verser une rente viagère, lecultivateur du Rang Six ne vit plus. En juin 1925, quand le curé annonce la décision dupape Pie XI de prononcer la béatification de Jean de Brébeuf, Gabriel Lalimant et de sixautres missionnaires français, ceux qui désormais porteront le nom de Saints-Martyrs-Canadiens, Adélard reste impassible.

Pour honorer une dette aussi imprévue que soudaine, Adélard modifie ses plans d’aveniret ne s’accorde aucun repos. À la fermeture du chantier forestier, la terre n’étant pasprête à recevoir la charrue, Adélard coupe les plus gros arbres qu’il trouve sur ses lots.En abattant ces épinettes, il se rappelle ce qu’il a dit à son père et ses frères, cinq ansplus tôt, sous l’œil amusé d’Onézime Pelletier: on n'a pas tout bûcher, y' en reste. Ilsongeait alors à ces talles de résineux, situées non loin de ses bâtiments, juste avant lepetit lac de vase.

Tel que convenu, Adélard a pris rendez-vous avec le notaire Paradis; la seule date quel’homme de loi avait de libre était le dix-sept juillet, deux ans jour pour jour après sonmariage.

...

En fin d’après-midi du quinze juillet, Luc et Émérence descendent de la voiture taxi.Prenant un air d’américain prospère, Luc paye la course au chauffeur et lui donne unpourboire.

Émérence fait trois pas vers Adélard, l’embrasse, regarde autour d’elle:- Mon dieu que ça sent bon c’te campagne-là.

Arborant un sourire de circonstance, Luc s’approche, tend la main à son fils:- T’as pas vieilli mon gars. J’cré que le mariage te fait du bien.

- Venez icitte que j’vous présente ma famille.

- Enfin, on va connaître ta belle Éva.

- Pis nos' petit-fils, itou, dit Émérence.

À l’écart, portant Roland dans ses bras, Éva affiche un sourire court et sans joie, sur sonvisage blême. Charmeur, Luc s’avance à grands pas et l’embrasse sur la joue.- Freddy nous a dit ben des louanges sur toi. Ça a ben l’air qu’y' s’est pas trompé.

Ça me fait ben plaisir de te rencontrer, ma belle-fille.

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- Ça me fait plaisir itou, ment Éva, en baissant les yeux.

Émérence tend les bras pour prendre le petit. Il se cramponne à sa mère. La grand-mèren’insiste pas. Ses yeux se portent sur le gros ventre d’Éva:- Pis celui-là, y' va arriver en octobre si j’me trompe pas?

- C’est ben ça.

Incapable, à l’instar de Luc, de se cacher derrière une fausse allure de visiteurdésintéressé, Émérence confie:

- Tu sais Éva, j’aurais aimé mieux te rencontrer dans d’autres circonstances.

Étonnée, Éva se commet d’un sourire plus prononcé, presque sincère et dit:- On n’a pas toujours le choix, hein?

Émérence n’est pas dupe. D’un seul coup d’œil, elle a compris la gêne manifestequ’éprouve la jeune mère. Émérence voudrait dire à Éva qu’il est encore temps dediscuter avec Luc, qu’il pourrait adoucir les conditions de la donation, qu’à trois, ils leferaient fléchir. Elle ne dit rien.

Cinq minutes plus tard, dans la grange, devant les yeux ravis de son père, le fier Adélardexhibe la blancheur des murs chauler de la bâtisse. Sans répit, il parle de la croissance deson cheptel:

- Ouais, dit Luc, t’as une belle étable, pis des beaux animaux itou.

Dans deux ou trois ans, soutient Adélard, il possédera autant de bêtes que son père enavait, avant son départ:

- Les vaches, c’est plus long, rien qu’un veau par année. Une chance qu’avec unvoisin, j’peux échanger les petits bœufs pour des taures.

Luc se dit: Éva n’aura pas plus qu’un rejeton par année, elle itou. Y' manqueront pas delait.

Pendant que Luc, revenu près du jardin potager qu’il a défriché trente ans plus tôt,s’évertue à charmer Éva, Émérence cherche Adélard de l’œil. Elle l’entraîne à l’écart:

- J’aimerais ça qu’on discute ensemble, ton père, Éva pis nous autres, avant quevous passiez chez le notaire.

Adélard comprend l’allusion au contrat qu’il doit signer le surlendemain. Il devine que

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sa mère n’est pas d’accord, qu’elle veut discuter les montants demandés pour la renteviagère et la valeur des lots. Adélard se raidit et dit sèchement:

- En vingt, vous m’avez dit: Ça Adélard, c’est une affaire d’homme. Ben là,Maman, ça va rester une affaire d’homme.

S’il exhortait son père à être moins radin, Adélard pourrait bien gagner quelques dollarsde moins à payer par année. Mais il aurait le sentiment de s’abaisser, de manquer derespect pour l’autorité paternelle. Il fixe sa mère droit dans les yeux, et déclare:

- Le notaire, y' sait ce qu’y à faire, j’y ai donné vot' lettre. Tout est dedans.

Connaissant Adélard, elle n’insiste pas.

...

Conduit par Joseph Beaulieu, l’unique propriétaire d’une voiture automobile dans leRang Six, les deux couples Ouellet vont à la messe à Saint-Hubert, avant de poursuivreleur route jusqu’à Lejeune, chez Adèle. Durant la cérémonie, Émérence se demande si safille aînée a toujours sa belle humeur d’antan. Luc se rappelle la scène du Jour de l’An1921, quand Maurice, le mari d’Adèle, avait demandé au Père Suprême d’éclairer leslanternes de son beau-père pour qu’il reste au Canada. Adélard et Éva pensent à Roland.C’est la première fois qu’ils confient l’enfant à la garde d’une voisine: Marie-Rose à misRoland au monde,a va en prendre soin comme si c’était le sien

...

Pour se libérer d’une charge de travail avant l’arrivée de ses invités, Adèle et les grandesfilles de son mari font dîner les neuf enfants: comme ça, on va pouvoir se parler,prendre les dernières nouvelles de tout le monde.

Se berçant sur sa galerie, Maurice accueil les visiteurs. Sans plus d’égard pour Adélardet Éva qu’un:

- Salut ben vous autres.

Maurice s’adresse à Luc et Émérence:- Voulez-vous ben me dire en quel honneur vous êtes par icitte c’t’année? C’est ti

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pour l’anniversaire de mariage d’Adélard pis d’Éva, demain?

Émérence prend Éva par le bras et marche vers l’entrée de la maison. Elle connaît assezLuc pour savoir quelle sera sa réponse. Elle ne veut pas qu’Éva entende le grosmensonge qu’il s’apprête à dire.

Luc se racle la gorge, bombe le torse et répond:- Chu' venu donner mes lots à Adélard. Pour ça, y' faut passer chez le notaire. On

fait ça demain matin. - Ouais, vous êtes généreux, le beau-père.

Une armée de pic-bois mitraille le cœur d’Adélard. Il jette un œil du côté des femmes:au moins, Éva n’a pas entendu ça. Pour ne pas laisser voir le feu de rage qui jaillit de sesyeux, l’homme blessé se tourne vers la forêt. Adélard ne dit mot, se dirige vers l’arrièrede la grange comme pour aller se soulager. Maurice lui lance:

- Tu fais ben de te faire de la place mon Adélard parce que là, on s’en va boireune bonne bière à la santé de ton père.

Adélard voudrait rentrer chez lui, ne plus jamais voir son père menteur ni son beau-frèrecomplice innocent. Connaissant Luc, Adélard sait qu’il ne rectifiera jamais les faits.Orgueilleux, il n’en fera pas davantage. Adélard connaît bien Maurice L’Italien. Il saitque son beau-frère s’évertuera à faire circuler cette fausseté dans la tête de qui voudral’entendre.

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Chapitre 10

La naissance de Liliane, 1926

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À vingt et un ans, Éva va bientôt mettre au monde son troisième enfant. Ses premièresgrossesses, celles de Roland et d’Anita ont été heureuses. À l’automne 1926, quatremois après qu’Adélard ait versé le premier chèque de rente viagère à son père, Éva vitune grossesse éreintante.

Après avoir palpé le ventre d’Éva, la sage-femme s’inquiète au point d’en parler àAdélard:

- Le bébé bouge pas à mon goût, Éva est faible sans bon sens pis blêmecomme un drap. Faut que tu l’amènes voir le docteur.

- J’vas y aller dret demain.

- C’est ce que t’as de mieux à faire. Pis inquiète-toi pas pour tes petits, j’vasles garder icitte.

Le médecin confirme. La mère présente des symptômes d’anémie, elle manqued’énergie, elle maigrit alors qu’elle devrait prendre du poids. Il recommande de l’huilede foie de morue, un régime alimentaire équilibré, des comprimés pour calmer lanervosité et des visites fréquentes chez sa sage femme. Au moment de partir, il ajoute:- Votre femme a besoin de repos, Monsieur Ouellet.

Sur le chemin du retour, Adélard l’assure qu’il va tout faire ce qu’il peut pour l’aider,qu’elle pourra rester au lit si elle le veut. - Avec le régime que le docteur nous a donné, c’est ben cartain que j’vas avoir

besoin de ton aide. - T’auras juste à me dire ce qu’il faut faire.

- T’es ben fin, Adélard.

En novembre, Éva prend du poids et des couleurs. Pendant ce temps, songeur Adélardfait ses comptes. En 1923, au lendemain de son mariage, il prévoyait amasser centdollars par année et acheter, pour quatre cents piastres, le lot à bois qui fait face à un dessiens. Rien ne se passe comme prévu. Tenu de verser soixante-quinze dollars par année àson père, il doit remettre à plus tard l’achat de ce lot. Il voudrait mettre une date sur sonprojet, il n’y arrive pas: y' nous arrive tout le temps de quoi qu’on n’avait pas prévu. ÀÉva qui s’inquiète de le voir jongler à cœur de vie, il explique sa déception:

- Avec le bois qu’y' a sur c'te lot-là, j’aurais eu de quoi bûcher une dizained’années, le temps qu’y faut pour que ça repousse sur mes lots d’icitte. Maislà....

Les dents serrées, il ne termine pas sa phrase. L’avenir s’assombrit. En attendant d’avoir

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l’argent nécessaire à l’achat du lot désiré, Adélard continuera d’aller dans des chantiersde plus en plus éloignés. Éva s’inquiète:

- Avec deux bébés, ça commence à être dur de faire le train matin et soir. Avectrois pis quatre, j’sais pas si j’vas être encore capable.

Laconique, Adélard répond:- J’me lèverai une heure plus tôt.

- Et le soir? demande Éva.

En hiver, explique-t-il, les journées sont plus courtes, ne pouvant pas travailler en forêt àla noirceur, il revient de bonne heure du chantier. Pour faire le train, il peut allumer unfanal et faire le travail sans problème. En été, les travaux de la ferme l’obligent à rester àla maison, de toute façon:- Inquiète toué pas pour le train, Éva.

- J’sais que t’es capable, Adélard, mais j’voudrais pas que tu te rendes malade àforce de trimer d’un soleil à l’autre, pis plus encore.

...

Le vingt-quatre décembre, en plein cœur d’un hiver rigoureux, Éva met au monde unefille maigre et sans couleur.

- J’pense qu’est morte, dit la sage femme.

Elle prend l’être chétif dans ses mains et le montre à Éva. Aucun cri ne sort de sabouche, aucun mouvement ne traduit la vie. Marie-Rose dépose le nourrisson sur undrap plié en quatre. Éva regarde le petit corps. Trop épuisée pour pleurer:

- Tu sais Marie-Rose, ça me surprend pas trop.

Dès qu’elle a prononcé ces mots, elle observe un mouvement, les doigts du bébé ontbougé:

- Coudonc, s’écrit la mère, c’est ti moi qui est malade ou ben c’est la petite quibouge.

Marie-Rose la prend par les jambes et la soulève doucement. Tout à coup, libère dessécrétions qui obstruaient sa gorge, le nourrisson émet un cri à peine audible.

- Mon dieu, Marie-Rose, penses-tu qu’est resté trop longtemps sans respirer? À va

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ti avoir des problèmes à cause de ça?

La sage-femme se pose les mêmes questions. Elle se tourne vers le bébé et dit:- À l’est pas forte. Ça veux pas dire qu’est malade. T’as du lait en masse. Ça

devrait suffire pour la sauver.

Éva se sent coupable d’avoir tenu la petite pour morte: y' disent que ça porte malheur...Elle s’appellera Liliane.Toute sa vie, Éva se demandera s’il y a un lien entre cet incidentde naissance, la délicate constitution de sa fille et sa santé précaire.

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Chapitre 11

Le retour de Luc et d’Émérence, 1930

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En juin 1930, Luc et Émérence envisagent un retour de la famille au pays. Par une lettre,ils en avisent Adèle Débordante de bonheur à l’idée de revoir sa famille, incapabled’attendre le dimanche pour informer son frère, elle commande à son mari:- Faut que j’aille chez Adélard.

- Quand ça?

- Pas plus tard qu’après-midi.

À peine descendue du boghei, sans attendre la présence de Maurice, l’enveloppe dans samain, elle s’avance vers Adélard et Éva:

- C’est une lettre de Maman, écoutez ben c’te bout-là: La crise est ben dure paricitte. Les chopes ferment une après l’autre, pis les Canadiens sont les premiers àpardre leu job. On s’inquiète pour l’avenir pis on se demande si on devraient pasretourner à Saint-Hubert. Comment s’est par là-bas?

Éva se tourne vers Adélard qui reste impassible. Songeur, il sourit intérieurement:J’leus' avais dit de rester par icitte, itou. Puis il prend la main de sa femme:- C’est pas encore fait. On va attendre.

...

En juillet, en sueur, le petit cheval de course d’Alfred tourne dans l’entrée d’Adélard.D’un bond, le conducteur saute à terre. Malgré la chaleur accablante, il court vers sonfrère en train d’aiguiser la lame de sa faux. - Veux-tu ben me dire ce qui t’arrive?

Alfred sort de sa poche le papier chiffonné d’un télégramme : - Écoute ça: Avons décidé de revenir à Saint-Hubert. Stop. Voulons acheter une

petite ferme assez faite pour la cultiver et garder des animaux. Stop. Essayez detrouver près du village. Stop. Serons là-bas le quinze août. Stop. Napoléon etJean-Baptiste vont revenir un peu plus tard. Stop.

Luc et Émérence.

Immobile, ahuri, Adélard imagine ce qui se passerait s’il n’avait pas versé ses soixante-quinze dollars de rente de ses parents. Les deux frères s’empressent d’annoncer lanouvelle à Éva. Elle demeure interdite. Puis ils partent chez Adèle. Cette dernière jubile:

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- Enfin, on va les revoir.

Maurice décide de célébrer l’annonce à sa façon:- Si une nouvelle de même, ça vaut pas une bière, y' a rien qui en vaut une.

- Avec la chaleur qui fait là, a va être bonne en maudit, dit Alfred.

Pendant que Maurice court chercher trois bouteilles, les deux frères et la sœur vontchercher l’ombre sous un érable argenté. En guise de table, montée sur une grossesouche, une pierre plate pesant une tonne les invite. Assis sur des bûches, sans attendreMaurice et la bière, ils s’interrogent:- Un mois pour trouver une ferme, ça nous laisse pas grand temps.

- Y' en a une à vendre, pas loin de chez nous, dit Adélard, mais c’est une terre àbois.

- C’est pas ce qu’y' charche.

Adèle et Maurice connaissent des gens qui veulent vendre, mais c’est à Lejeune et àEsprit-Saint.

- Not' père voudra pas s’en aller là, conviennent-ils.

On décide d’aller s’informer au village de Saint-Hubert

...

Au magasin général, le marchand écoute en se grattant la tête. Comme il s’apprête àdonner son avis, Ernest Caron, un cultivateur en salopette, s’approche:- J’vous ai écouté parler, mes amis. Pis j’pense qu’y' aurait ce que vous charchez su

le Chemin Tâché, pas loin d’icitte.- Ben vous me devancez, Monsieur Caron, j’allais justement parlez de c’te terre là,

dit le marchant.

Cinq minutes plus tard, le cultivateur les invite à le suivre en boghei. - C’est juste en face de chez nous. J’vas vous le présenter. Y' s’appelle Massé.

La ferme correspond effectivement à la demande de Luc. Tout est à vendre: lesbâtiments, les animaux, l’équipement. Le prix demandé apparaît raisonnable aux deuxfrères. Après s’être consultés, ils demandent au propriétaire d’attendre jusqu’au seize

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août avant d’offrir sa propriété à quelqu’un d’autre. Il accepte. - Si vot' père veut acheter, y' pourra s’installer le jour même. Mon garçon a un

truck, y' peut nous amener chez lui, avec nos affaires. J’demande un acomptant decinquante piastres. On passera chez le notaire quand c’est qu’y' pourra nousr’cevoir. Ça fait t’y votre affaire, ça?

- Nous autres on peut pas décider pour nos' père. Mais ça devrait l’intéresser. Vousêtes ben d’arrangement monsieur Massé.

...

Le quinze août, en fin d’après-midi, un camion apparaît sur le coteau, à un demi-kilomètre devant eux.

- J’connaîs pas c’te truck-là, dit Adélard, y' faut que ça seille eux autres.

- C’est le truck à Monsieur Laliberté de Nashua, dit Alfred, venu les accueillir.

Éva vient les rejoindre. Ensemble ils saluent les arrivants. Empreinte de tendresse etd’affection, les retrouvailles d’Adélard avec son petit frère et ses deux jeunes sœurs dedix-huit et quinze ans, émeuvent Éva: ça fait longtemps que j’l’ai pas vu de bonnehumeur de même.

À Émérence qui cherche ses cinq petits-enfants, Éva et Adélard expliquent qu’ils sontchez des voisins pour la nuit. Après avoir convenu des démarches du lendemain pour lavisite de la ferme de Monsieur Massé, Éva demande:

- Vous devez avoir faim?

- On a mangé avant d’arriver, on prendrait ben un thé, si t’en as?

Une heure plus tard, épuisés, Émérence, Éva et les jeunes gens se couchent. Luc resteseul avec Adélard. Luc raconte ce qu’il connaît de la crise aux États-Unis, il veut savoircomment les choses se passent au Canada, comment ses anciens voisins s’organisent, ceque font les gouvernements et les fabriques des paroisses.

Dans la maison qu’il a bâtie, Luc se promène d’une fenêtre à l’autre. L’abattis qu’il avaitlaissé en plan en partant est maintenant en jachère. Il s’en réjouit pour Adélard:

- Comme ça, tu peux semer plus de patates. Avec la crise, ça doit se vendre cherpas pour rire.

- C’que j’achète itou, coûte cher, Papa.

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Luc se gratte le menton, une pensée le démange. Autant il ne veut pas indisposer sonfils, autant il tient à lui dire qu’étant donnée la crise, il a fait une bonne affaire enacceptant les conditions de la donation, en 1925:- Tu sais, Adélard, si on n’avait pas fait ça, j’pourrais m’installer icitte. Mais t’es

chez vous astheure.

Adélard bondit de sa chaise. La colère qu’il a réfrénée en présence de Maurice L’Italien,quand, cinq ans plus tôt, son père a prétendu lui donner généreusement ses lots, remonteà la surface. Il éclate:- C’est ça que vous voulez. Donnez moi c’que j’ai payé pis reprenez-là vot' maudite

terre.- Ben non, j’veux pas dire ça pantoute. J’veux juste dire...

Affolées par les cris, Émérence et Éva accourent. À voir l’allure dépitée de son mari,Émérence devine:- Quelle niaiserie que t’as encore dit, toi là?

Éva prend Adélard par le bras et se place devant l’homme en colère. Implorant les dieux,elle dit, avec une force de conviction qu’il ne lui connaissait pas:- Calme-toi, Adélard. Arrête de crier de même. Tu vas me rendre folle.

Les trois jeunes accourent et restent muets. Émérence accroche Luc par la manche etl’entraîne dans un coin:- Veux-tu ben me dire c’qu’y t’as pris?

Chacune de son côté, Émérence et Éva calment leur époux. L’un, gaffeur incorrigible sefait rabrouer comme en enfant. L’autre, colérique et prompt, se fait ramener à la raisoncomme un adolescent. Émérence s’assure que Luc ne dira plus un mot sur le sujet de ladonation et vient parler à son fils. Éva veut s’éloigner. Sa belle-mère la retient:- J’veux te parler à toi itou.

Rigoureuse, Émérence relativise les choses. Adélard se vide le cœur du trop-plein d’il ya cinq ans. Ni l’une, ni l’autre ne connaissait les détails de ce qui l’a blessé. Ce n’est pasle fait de payer le gros prix pour les lots du rang six qui lui ont crevé le cœur. Ça, ill’avait accepté et l’assumait pleinement. Non, c’est le fait que son beau-frère, MauriceL’Italien, dirait à qui voulait l’entendre, qu’Adélard a eu la terre gratuitement alors queses frères et sœurs ne recevront aucun héritage de leur père. Ça, il dit:

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- C’est une maudite menterie, pis j’la prend pas.

Devant l’insistance de sa femme, Luc présente des excuses à son fils. Malgrél’humiliation à laquelle il se soumet, il conserve son sens de la cérémonie: - Mon gars, j’te jure su la tête de mes ancêtres que j’ai jamais pensé te blesser avec

ça. Si j’avais su...

Il fait une pose et ajoute:- Vous me connaissez, quand je comprends, y' est souvent trop tard, chu' faite de

même, faut pas m’en vouloir. À toi itou Éva j’demande de m’excuser pis dem’pardonner à l’avance toutes les gaffes qu’y' me reste dans le baluchon. Pisn’oubliez pas, dit-il avec un sourire forcé, que j’en ai trouvé des nouvelles auxÉtats.

Personne ne rit. Mais ces mots mettent fin à la crise. La nuit portera son fruit decalmants, son énergie de vie et autant de motifs qu’il en faut pour s’accrocher à l’épaved’une existence opiniâtre, dans un monde où la misère guette les petites gens.

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Chapitre 12

Roméo, 1931

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Le cheval monte la côte du village d’un train lourdaud, trottine quelques pas versl’église de Saint-Hubert puis s’arrête. Adélard saute du boghei et tend les bras à Éva quitient son bébé contre sa poitrine. Le dos endolori et le ventre encore gros, la mère se lèvepéniblement en se tenant à la rambarde de la voiture. Au moment où elle met un pied surl’étrier en métal, une envolée de cloches la fige sur place. La vibration du bronzedécuple son mal de tête. Elle voudrait se boucher les oreilles, mais ses mains sontoccupées. Éva grimace, ses yeux tristes se tournent vers la flèche du cloché pointée dansle bleu du ciel. Au même instant, un voilier d’oiseaux noirs s’envole en piaillant. Évalâche le garde-fou et offre sa main nerveuse à celles de son mari:

- C’est la première fois que tu viens au baptême d’un de nos enfants, Éva. T’étaispas obligé de venir.

- J’ai toujours voulu être là. Pis celui-là, y' m’a causé ben des soucis. Maisj’pensais pas que ça serait dur de même.

...

Cinq mois plus tard, Adélard, Éva et la parenté sont à nouveau réunis devant l’église. Lebedeau sonne le glas, Roméo n’a pas survécu. Le nourrisson repose à jamais sous laterre bénie.

Tout au long d’une traumatisante grossesse, Éva a eu le sentiment de porter un foetusmalade. Au premier malaise, elle pensait à Liliane, la petite qu’on a crue morte à lanaissance, sa fille qui vit toujours, mais sans jamais prendre les couleurs ni la vigueur deses autres marmots.

Inconsolable, Éva peine à prendre soin de sa famille. elle s’interroge encore et toujours:y' a ti queq' chose que j’ai pas faite? On aurait peut-être dû retourner voir le docteur.

Déprimée, la mère s’attarde un moment à la fenêtre. Même le spectacle de la course deRoland, le gamin enjoué qui rentre de l’école, pressé de rejoindre son père, ne suffit pasà la consolée. Sous le pont menant à l’étage de la grange, Adélard s’occupe à fabriquerun banc à trois pattes. Anita, qui ne va pas encore à l’école, s’efforce de l’aider tout en leharcelant de ses questions:

- Y' va être pour qui c’te banc là?

- Y' va être pour toi.

- Ben non Papa, chu' ben trop petite pour tirer les vaches.

- En attendant de grandir, tu t’assoiras dessus pis tu regarderas faire ta mère.

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Près d’eux, Liliane et Adrien s’amusent à construire des bancs imaginaires avec lesbouts de bois inutiles et les ruines d’une cabane d’oiseau tombée d’un arbre.

Dans la maison, Léopold, le bébé de deux ans, dort paisiblement près de sa mère. En levoyant se retourner dans son sommeil, Éva esquisse un bref sourire: depuis sept ans,c’est la première fois que j’en ai pas un au sein. Cette pensée la désole: J'ai pas le droitde dire ça quand mon bébé vient de mourir. Les yeux gonflés de larmes, elle s’arrêtedevant la fenêtre arrière de la maison, du côté du champ de pommes de terre. Un curieuxspectacle se déroule devant elle. Agitant le bout de ses ailes, un petit oiseau aux couleursde l’arc-en-ciel effleure la vitre, s’éloigne de quelques mètres, tournoie dans le ciel etrevient vers elle. La petite bête refait le manège puis s’éloigne en chantant. Bouleversée,elle pour qui tout arrive par la volonté divine se dit: ce petit chanteur-là, c’est Roméoqui me l’envoie. De son mouchoir à carreaux, d’un geste dont la douceur lui rappelle ladélicatesse du petit animal ailé, Éva essuie ses joues: Y' est venu me dire de me consoler.Éva veut revoir le messager de Roméo, il a disparu. Au-dessus du champ de pommes deterre, un petit nuage blanc, solitaire et gracieux, donne de la temporalité au bleu infiniede l’espace. Léopold émet un gémissement. Éva le prend dans ses bras, sort dans la cour,lui caressant la tête en souriant. Étonné de voir le visage rayonnant de sa femme,Adélard vient vers elle:

- Là tu me fais plaisir ma belle Éva.

Roland s’assoit sur le banc à trois pattes. Anita le pousse dans la sciure de bois:- C’est mon banc, que Papa y' a dit.

Puis Anita prend Liliane et Adrien par la main et vient rejoindre ses parents, amusés.Éberlué, Roland fait semblant de menacer sa soeur. Il s’esclaffe. La mort a passé. La viecontinue.

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Chapitre 13

Adélard, porteur d’eau, 1932

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Depuis la naissance d’Adrien, Éva est confinée aux soins des petits, à la préparation desrepas, à la confection de vêtements et aux autres travaux de la maison. Les enfants étanttrop jeunes pour l’aider, Adélard doit assumer la totalité des travaux de la ferme. Il nepeut plus travailler dans les chantiers et doit se priver de sa principale source de revenus.Sur ses lots, la moindre parcelle de sol cultivable à été défrichée. La grange ducultivateur contient plus de bêtes qu’elle n’en contenait lors du départ de Luc pourNashua en 1921 et la ferme ne peut en nourrir davantage.

L’automne venu, Adélard marche sur la partie boisée de sa propriété, localise les arbresqui ont atteint la maturité et qu’il pourra couper au cours de l’hiver. Au cœur de la forêt,il s’arrête, hésite: des petits arbres y' en a en masse. Mais si je les coupe astheure, aprèsça, j’aurai plus rien. J’peux pas me saigner de même. Adélard mesure les troncs et noteleur emplacement. Dans des endroits d’accès difficile, il lui arrive de sélectionner despetites épinettes: c’est assez dur de venir icitte, j’vas tout prendre ce que j'peux.

Pour limiter son manque à gagner, Adélard retourne travailler, deux ou trois jours parsemaine, chez Arthur Morin. Comme il est loin le temps où le patron nourrissaitl’ambition de marier sa fille à Adélard. Nostalgique, Arthur constate: lui y' est pèred’une demi-douzaine d’enfants pis mon Armande est rendue vieille fille. Pour leur part,elle et Adélard prennent toujours autant de plaisir à discuter agriculture en prenant lerepas du midi.

À l’automne 1932, Roland et Anita ont neuf et huit ans. Aînés de la famille, ilstravaillent tant et si bien, à l’étable et dans la maison, qu’Adélard peut retourner en forêt.Dès la gelée du sol, six jours par semaine, il part de chez lui avant le lever du soleil, abatdes arbres pour la compagnie Frazer toute la journée et revient chez lui avec la noirceur.

En janvier 1933, un froid sibérien, précédé d’une pluie abondante, fait geler les tuyauxd’alimentation en eau de la maison et de l’étable. Le transbordement d’une grandequantité de liquide exige la force, l’endurance et l’habileté d’un adulte. Adélard doitrester à la maison jusqu’au dégel du printemps.

Quels que soit la température et le temps qu’il fait, de ses longues mitaines de cuir, ilattrape les anses de deux seaux en métal, marche sur une distance de deux cents mètreset les dépose près du puits. Quand la glace recouvre le couvercle, il le dégage à l’aided’une pelle ou d’une hache. Tous les jours, Adélard remplit des dizaines de seaux d’eauqu’exigent la maison et l’étable et les transporte à bout de bras sur le sentier de neige etde glace. Cette tâche avilissante de porteur d’eau l’humilie: je fais la job d’un baptêmede tuyau, j’mouille mes culottes pis je me gèle les mains.

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Avant d’entrer dans sa grange avec ses deux seaux, Adélard aperçoit Conrad Gagnon,immobile au milieu du chemin. D’un hochement de tête, il lui fait signe de venir.L’homme salue Adélard de la main et le suit en chantonnant un air populaire.

La vingtaine avancée, les yeux vifs, une tête de belette et habillé de salopettes d’ouvrierde ville, Conrad est venu de Québec au plus fort de la crise économique. En déposantson fardeau, Adélard émet un soupir de soulagement. L’autre se gratte le menton et dit:- Si tu continues à charrier l’eau de même, tu vas finir par t’arracher les bras.

- Si tu veux le faire à ma place, t’as ben en belle, mais j’ai pas une maudite centpour te payer.

- Non, Adélard, c’est pas ce que j’veux dire.

Dans un de ses livres d’école, Conrad a vu la photo d’un homme qui transportait del’eau à l’aide d’une pièce en bois ouvrée qu’il portait sur ses épaules. Aux deux bouts dela barre, retenues par des câbles, étaient accrochées deux jarres, plus grosses que lesrécipients utilisés par Adélard. Conrad explique et cherche un bout de bois. Ses yeuxs’arrêtent sur un madrier de la longueur adéquate. Il prend l’objet dans une main et dit:- J’vas te montrer à quoi ça ressemble.

Curieux, Adélard acquiesce d’un mouvement de la tête et attend la suite:- Si j’enlevais du bois icitte, à la place du cou, tu pourrais déposer le morceau sur

tes épaules. - Avec le poids de l’eau, ça me ferait mal à plein.

- Comme ça oui, mais si tu mets un feutre là où le bois touche à tes os, tu sentirasquasiment plus rien.

Adélard se laisse convaincre et demande:- Comment tu me charges pour m’en fabriquer un?

- Trouve moi un madrier de quatre pieds de long pis huit à dix pouces de large. Jevais te faire ça dimanche prochain, pis ça te coûtera rien pantoute.

Conrad travaille chez Émile Morin, cultivateur, propriétaire d’une usine de tournage depièces en bois et second voisin d’Adélard. Dans sa petite manufacture, Émile produit desmanches de haches, de gâches, de marteaux et autres articles qu’il vend aux marchandset aux gens de la paroisse. Nourri et logé par son patron, l’employé reçoit un salaire quilui permet de payer ses articles de toilette, ses vêtements, son tabac et une bouteille derhum à l’occasion.

- Tu vas m’aider dans l’usine, quand y' a de la job, pis su la terre quand y' en

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manquera, avait dit Émile.

Conrad n’avait rien trouvé à redire à ce statut d’ouvrier industriel et d’homme à toutfaire. Le jeune citadin n’aurait plus à quêter et voler pour ne pas mourir de faim. ÀQuébec, commis comptable dans une compagnie d’assurance, au temps de la GrandeDépression, il a tenté de fonder un syndicat pour lutter contre les baisses de salaires. Ilfut congédié sans recours. Son nom, comme celui de ses acolytes, a été mis sur la listenoire des têtes fortes: des communistes, disaient les autorités. Dorénavant, à cinquantekilomètres à la ronde, aucun employeur ne voudrait de ses services et aucune banque ouCaisse Populaire n’accepterait de lui faire crédit. Il a dû déambuler onze semaines surles chemins de campagne avant de tomber, comme par miracle, sur cette petitemanufacture perdue dans le Rang Six du Canton Hocquart. Depuis lors, Conrad voueune reconnaissance sans borne à son patron et fait de son mieux pour se faire accepterpar les gens de la place. Chanteur de ritournelles, joueur de tours et conteur d’histoires,Conrad pratique sa religion de façon sporadique. Comme il refuse la confession et lacommunion, les paroissiens se méfiaient de lui et le curé l’a à l’oeil.

Au moment de quitter Adélard, Conrad observe quelques poches d’avoine déposéesl’une sur l’autre à côté de la bergerie :

- Lundi prochain, le boss m’a demandé d’aller faire moudre du grain à Saint-Hubert. Dans la grosse traîne à rebord, y' reste de la place pour sept ou huitpoches. T’as du grain à faire moudre, on y va ensemble si tu veux.

- Ouais, une bonne idée que t’as là.

...

Au milieu du dimanche après-midi, Conrad revient chez Adélard, tout fier de lui donnerson joug:

- J’ai mis des crochets. Y' manque juste le feutre. En as-tu?

- Non, mais j’vas m’en acheter un morceau au village demain.

- Si tu veux l’essayer, tu peux mettre une couche de guenille, ça va faire pareil. Adélard s’habille, sort chercher ses seaux, trouve deux bouts de câble, ajuste le traversinde bois sur ses épaules et s’enligne vers le sentier de glace menant à la citerne. Vêtus enhâte, Roland et Anita s’empressent de le suivre. Conrad ferme la marche. Avecprécaution, Adélard remplit les contenants jusqu’au bord, les fixe aux crochets,s’agenouille devant l’instrument, le passe par-dessus sa tête, le dépose sur ses épaules et

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se lève lentement.- Bravo, Papa!

- Ça pèse quasiment rien, dit Adélard. J’pourrais prendre des chaudières plusgrosses. Comme ça j’ferais moins de voyage.

- P’t’être ben que j’serais capable moi itou, dit Roland.

Le cortège repart en direction de la maison. En route des éclaboussures tombent desseaux. Adélard pense qu’avec des contenants plus profonds, il n’aurait pas à les remplirautant. Il dit:

- Au moins, ça fait pas glacer mon chemin, pis geler mes culottes.

Conrad éclate d’un rire joyeux:- Qu’est-ce qui te fait rire de même?

- J’pense à l’histoire qui avait avec la photo dont j’t’ai parlé l’autre jour. Demainen allant au moulin, j’te la raconterai.

- Non, non, disent les enfants, racontez-là tout de suite, vot' histoire, MonsieurConrad.

- Ben, si votre père m’invite, j’vas la raconter pour toute la famille.

Inquiet, Adélard demande:- C’est ti catholique ton histoire, toi là?

- Je l’ai apprise à l’école des frères, à Québec, ça fait que...

...

Assis en demi-lune devant lui, tous écoutent. Ravi d’avoir un public, Conrad tente de serappeler des mots précis du conte. Il n'est pas certain d'y arriver. Qu’à cela ne tienne, ilcommence:- L’histoire se passe en Inde. Un homme, assez petit de taille, portait deux grandes

jarres qui épousaient juste ben la forme de ses épaules. L'une des jarres avait unéclat et perdait presque la moitié de sa précieuse cargaison en cours de route.

Chaque jour, pendant deux ans, le porteur d'eau n’avait livré qu'une jarre et demied'eau à chacun de ses voyages. La jarre parfaite était fière d’elle. Mais la jarreabîmée souffrait de son imperfection et se sentait triste de n’accomplir que la

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moitié de sa tâche.

Un jour où sa tristesse débordait, la jarre endommagée s'adressa au porteur d'eau:o Je me sens coupable, et je te prie de m'excuser.o De quoi? demanda le porteur d'eau. o Tu fais de grands efforts, mais à cause de ma brisure, tu ne livres à notre

maître que la moitié de l'eau que tu recueilles.

Touché par les paroles de la jarre, le porteur d'eau lui sourit et dit: o Quand nous retournerons à la maison du maître, regarde les fleurs qu'il y a

au bord du chemin.

En remontant la colline, la vieille jarre admira les magnifiques fleurs qui bordaientle chemin. Mais à la fin du parcours, elle avait encore perdu la moitié de son eau!

Le porteur d'eau lui dit: o As-tu remarqué que les plus belles fleurs étaient de TON côté et qu’il n’y

en avait presque pas de l’autre côté? J'ai toujours su que tu perdais de l'eau,et j'en ai tiré parti. J'ai planté des semences de ton côté, et chaque jour, tules as arrosées tout au long du chemin. Pendant deux ans, j'ai pu, grâce àtoi, cueillir les magnifiques fleurs qui ont orné la table du maître.

Éva, Adélard et les enfants s’empressent d’applaudir le conteur. Sérieux, Conrad lesremercie et ajoute:

- Dans un conte, il y a toujours une morale. Qui peut me la dire?

Anita le regarde:- Si on a des défauts, on peut être fin pareille.

- Moi, dit Roland, j’comprends que les infirmes, y' sont capables de fairedes belles affaires eux autres itou.

- Oui, mais y' faut que les autres y' les aident, dit Éva.

- Ben c’est pas mal ça, reprend Conrad. Mais c’te vérité-là, elle est vraiepour tout le monde, pas seulement pour les infirmes.

- Ha oui!

On a tous des blessures pis des défauts, explique Conrad. Certains sont diminués par lavieillesse, d'autres ne brillent pas par leur intelligence, d'autres se trouvent trop grands,trop gros ou trop maigres, mais c’est nos différences qui rendent nos vies intéressantes.Le conte, il vous dit d’apprécier et d’aimer nos imperfections! Si tout le monde était

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pareil pis parfait, la vie serait bien triste.

Liliane a le dernier mot:- Avec tous les défauts qu’Anita a me trouve, moi, j’vas finir par arroser des fleurs

jusqu’au village.

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Chapitre 14

Adélard soupe au lait, 1933

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Ce lundi matin, par un froid glacial renforcé par un vent nord-ouest, emmitouflés dansdes couvertures de laine grises, la tête recouverte de casque en peau de mouton, Conradet Adélard se protègent le visage de leurs rudes mitaines de cuir. Figées dans la froidureblanche, mais immobilisés dans la chaleur de leur corps, on dirait des momies assises surdes poches d’orge et d’avoine. Laissé à lui-même, le cheval va son chemin au rythmequi lui convient, trottinant quand la charge le pousse, balançant son train avec labeurquand il la tire. Après quelques minutes, tournant les yeux vers son ami, Conrad veut savoir s’il apprécieson porteur d’eau:- Chu' ben content. Ça fait pas pousser de fleurs sur la neige, mais c’est ben moins

fatigant qu’à bout de bras.

Heureux de sa référence au conte indien, Adélard sourit dans sa barbe et ajoute:- Mon Roland dit qu’y' veut s’en faire un à sa taille.

- C’est un bon petit gars que t’as là. Mais il est bien trop petit, les seaux traîneraientpar terre.

Conrad réfléchit et ajoute, sérieux:- T’as des beaux enfants, Adélard. Pis à part de ça, jeune comme t’es, t’as l’air parti

pour en avoir toute une trâlée.- On prend ce que le Bon Dieu nous envoie.

Conrad sourit intérieurement: - Ouais, par icitte, pour donner des enfants, le Bon Dieu il m’a l’air ben généreux.

Le citadin se tourne vers les collines du nord, s’essuie le bout du nez et réfléchit touthaut:- Fertiliser à plein le lit du pauvre monde, c’est pas trop compliqué. Le Bon Dieu, il

n'a pas grand mérite à faire ça.

Interloqué, Adélard se cambre:- Où c’est que tu veux en venir, toué là? Tu parles contre la religion. Es-tu un de ces

maudits communistes, coudonc?

Conrad garde son calme, pèse chacun de ses mots, et explique:- Je ne suis pas plus communiste que toi, Adélard. Mais le Bon Dieu, j’le trouve pas

toujours correct. C’est ben beau les grosses familles quand t’as une grosse fortune

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ou ben tout un rang de lots à leur donner. Mais toi, Adélard, quand tu vas teretrouver avec sept ou huit gars, veux-tu ben me dire ce que tu vas être capable deleur donner?

Conrad ne blasphème pas et dit des vérités. Adélard se calme et tente de rassurer leQuébécois.- J’ai mon plan, tu sauras. Quand j’vas dans le bois, j’me ramasse un peu d’argent.

Dans une couple d’années, j’vas m’acheter un autre lot que j’vas défricher. Ça,c’est pour mon Roland. Après, j’vas en acheter un pour Adrien, pis un autre pourLéopold pis d’autres pour chacun des gars qui vont suivre.

- Ça fait ben de la job, ça Adélard. Pis ça prend ben de l’argent pour acheter autantde lots que ça. À la vitesse que le Bon Dieu t’envoie des fils, vas-tu fournir àdéfricher?

Les deux hommes se taisent. Conrad pour ne pas harceler son ami. Adélard pour ne pascontinuer de se mentir à lui-même. Son plan est celui qu’il a imaginé douze ans plus tôt,en 1921, quand ses parents sont partis pour Nashua. Il avait prévu acheter le lot de sonvoisin d’en face, en 1926. Mais depuis qu’il doit payer une rente à son père, sa réserves’est estompée et ses dettes s’accumulent. Homme fier et orgueilleux, pour ne pas laisserà Conrad l’impression qu’il marche vers un cul-de-sac, Adélard ajoute:- L’année prochaine, Roland va être capable de faire le train tout seul. Pis moi, j’vas

retourner dans le bois. Avec mes gages, j’vas pouvoir acheter c’te lot-là.- J’te souhaite bonne chance, mon ami.

...

Sur le chemin du retour, devant le magasin de la Commission des Liqueurs, Conrads’arrête pour acheter une bouteille de rhum. De retour dans la voiture, assis sur despoches de moulée poudrées de blanc, Conrad taquine Adélard souriant, le fait saliver àsouhait: - Ça, mon ami, c’est du rhum agricole, du vrai rhum d’habitant, tu vas l’aimer à

plein.

Caressant la rondeur du contenant de verre, le soulevant et faisant couler le liquide dufond vers le goulot, Conrad s’évertue à venter les qualités de l’alcool du sud:

- C’te rhum-là, il est fait directement avec de la canne à sucre broyée, ça lui donneun goût plus proche de la nature, un vrai goût de canne à sucre chaude comme le

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soleil. - Mais y' est foncé à plein.

- C’est les épices qui lui donnent c’te couleur-là.

Exhibant la bouteille, Conrad s’amuse d’Adélard. En verve, il raconte comment le rhumcoloré de la Martinique lui a sauvé la vie:- Le rhum, c’est le sang de la terre qui monte dans la canne à sucre comme l’eau

d’érable de par chez nous monte des profondeurs du sol. Pis les épices quidonnent la belle couleur que tu vois, elles sont sorties d’un autre terreau brûlant,en Inde celui-là. J’te dis Adélard, il n'y a rien comme ça pour te réchauffer lecorps quand y' fait frette.

L’eau à la bouche, avalant sa salive, Adélard songe: avec le fret qu’y' fait icitte, ça seraitben le temps d’y goûter. Comme ils ont maintenant le vent dans le dos et qu’ils viennentde partir du village, Adélard n’a pas assez froid pour justifier une plainte. Conradcontinue:

- Quand il fait un fret d’homme comme là, là, ça te réchauffe le dedans du canayencomme la bûche d’érable réchauffe le dedans du poêle.

- Y' a pas à dire mon Conrad, t’as l’air à connaître ça à plein.

Conrad feint de ne pas l’entendre.- Une nuit que j’revenais chez mon père, près de la rivière Jacques-Cartier, j’ai

décidé de prendre un raccourci par le bois. Il faisait au moins trente sous zéro.J’étais gelé comme une maudite crotte de cheval qui vient de passer l’hiver dansla glace. Pour ne pas mourir de fret, j’me suis arrêté à côté d’un gros sapin pis j’aiallumé un bon feu. Quand la flamme à été assez grosse pour me chauffer lesmains, j’ai enlevé mes mitaines, j’les ai mises à terre entre le feu pis moi, pis là,comme j’avançais mes doigts blancs au-dessus de la chaleur, un paquet de neigeest tombé de l’arbre, dret su mon feu. J’avais pu de chaleur pis il a fallu que jegratte la neige avec mes mains déjà gelées pour retrouver mes mitaines. C’est làqu’un miracle s’est produit. Un vieil anglais s’en venait de vers moi. Quand il m’avu, il m’a enveloppé les mains avec une couverte qu’il avait dans son bac sac. Çam’a réchauffé les mains. Pis après il m’a passé sa bouteille de rhum, un rhum bruncomme de la terre de labour. Bois-en trois grandes gorgées, qu'il m’a dit. J’mesuis pas fait prier, tu comprends. C’est là que s’est opéré la magie de c’te boisson-là. Une chaleur, mon ami, une vraie chaleur de poêle m’a envahi le dedans commesi j’avais avalé du feu liquide. Ça m’a réchauffé jusque dans mes bottes pis mesmitaines. Chu' rentré chez mon père en riant comme un fou. Depuis ce temps-là,j’ai toujours ma bouteille de rhum épicé avec moi.

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Avec la lenteur d’une tortue, Conrad fait le geste de tourner le bouchon de la bouteille,fait semblant d’en être incapable pour finalement y parvenir avec une exclamation dejoie:- Essaye ça, mon ami.

Adélard sourit à belles dents en faisant semblant d’hésiter et dit:- C’est pas le temps des fêtes encore...

- Quand on peut se payer la traite au rhum, c’est toujours le temps des fêtes.

Adélard boit à petites lampées. Sachant qu’Éva est sur le point d’accoucher, il ne veutpas s’enivrer. Dans le froid intense, l’alcool ne pénétrant pas dans le sang, Adélard neressent que peu d’effet. Se sentant en contrôle, il en reprend trois fois. Conrad n’insistepas et se met à chanter une de ses chansons favorites: Michaud est monté dans un grandpommier, la branche a cassé, Crac! Michaud est tombé (...) Ah, relève, relève, Michaud.

Conrad prend tout à coup un air sérieux, presque dramatique:- Quoi c’est qui t’arrive, dit Adélard, inquiet.- C’est la maudite strappe de mon boss.- De quoi tu parles?

Le plaisantin se met à déblatérer sur les conditions de travail dangereuses qu’il subit etle salaire minable qu’il gagne. Énigmatique, il parle d’un accident grave dont il dit neplus pouvoir garder le secret: - Il a failli me tuer, j’te mens pas.

- Ben voyons donc, toi.

Curieux, Adélard veut connaître l’histoire. Conrad explique comment une large courroiede transmission en cuir s’est rompue alors que le moteur tournait à plein régime: - Ça tourne vite comme le diable ces strappes-là. Pis quand ça casse, ça continue à

tourner, ça se tortille comme un serpent, ça arrache tout c’que ça accroche aupassage, ça voyage dans les airs pis ça va s’écraser sur le mur.

- Pis toi, que c’est que tu fais là-dedans?

- J’ai une brassée de manches de hache dans les bras...

Ému par le récit de Conrad, Adélard n’écoute pas la réponse, il imagine ce qui pourraitarrivé si la courroie de transmission de sa batteuse a grain ou de son banc de scie cassaitquand il travaille avec ses fils et ses filles: va falloir que j’tchèque mes strappes,

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j’voudrais pas blesser parsonne.- Y' savait ti, le père Émile que sa strappe était usée pis dangereuse de-même?

- Certain qu’il le savait. Je lui ai di plusieurs fois qu’il fallait en acheter une neuve.Il ne voulait pas dépenser une maudite cent, tu comprends. Il a attendu qu’a casse.

- Toi, t’as tout vu, mais t’as rien eu?

La courroie a passé à un cheveu de lui accrocher une jambe, dit-il. Si elle avait cassé uneseconde plus vite, elle l’aurait accroché en passant et l’aurait roulé jusque sur le mur:- J’serais mort dret-là.

Adélard regarde la bouteille de rhum que Conrad exhibe fièrement. - Boué Adélard, ça va te réchauffer.

- Non, j’t’ai dit, j’en ai assez pris.

Mais il en prend une petite gorgée.

Décontenancé, Adélard connaît son voisin depuis longtemps et ne l’a jamais vu commeun homme négligent, insouciant au point de risquer la vie d’un employé. Il refuse decroire l’histoire de son compagnon de voyage:- J’te crois pas Conrad. Émile, c’est un bon catholique, y' peut pas avoir fait ça.- Les shops, Adélard, c’est une affaire d’Anglais pis de protestants. Cré moi, cré

moi pas, j’te le dis-là, le bonhomme Émile, quand il est dans sa shop, il est pareilcomme les Anglais. Monsieur le curé appelle ça des matérialistes, des protestantsqui exploitent le monde pour faire de l’argent sur leur dos, contre la volonté deDieu.

Rendu dans la grange d’Émile, sous l’effet de la chaleur ambiante, tout l’alcoolqu’Adélard a bu au froid se trouve absorbé d’un coup dans son sang. Il en perd touteinhibition, gesticule, sacre et jure de venger l’employé, de punir Émile comme il lemérite. - J’vas y' mettre mon poing dans a face. Y' va apprendre à faire attention au monde

dans sa shop d’enfer.

Conrad se demande s’il n’a pas trop exagéré avec le bouillant Adélard. Trop tard, il enrajoute:- T’as raison Adélard, y faut le dompter c’te vieux fou-là.

Tremblant de rage, d’un pas mal assuré, Adélard s’avance vers la maison de son voisin.

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Prétextant une commission urgente, Conrad en profite pour se cacher.

Adélard pousse la porte du tambour de l’entrée qui coincée ne veut pas s’ouvrir. D’uncoup de pied, le petit homme défonce l’obstacle, pénètre dans la demeure et se retrouve,le poing dans les airs, en face d’une famille éberluée. - Mais qu’est-ce qui t’arrive, Adélard? crie Edmond, le frère d’Émile.

Adélard pointe Émile d’un doigt vengeur:- Tas failli tuer Conrad quand ta maudite strappe a cassé.

- Wow là! Y' était même pas dans la shop, quand c’est arrivé.

Sourd aux arguments du patron et menaçant comme une bête blessée, Adélard s’avancevers le maître des lieux. Edmond et cinq garçons se lèvent comme des soldats, prêts àdéfendre Émile. Comprenant ce qui a dû se passer, la maigrichonne Pamella, la femmed’Émile, certaine de n’être pas menaçante, s’interpose. De sa voix faiblarde, elles’efforce de crier:- Écoute Adélard ! Écoute ben ce que j’vas te dire.

Médusé, Adélard s’arrête, fixe la femme squelettique de ses yeux de braise. Ellesupporte le regard rageur d’Adélard et dit: - C’est un joueur de tours, c’te gars-là. Y' t’a fait boire, y' t’a dit des menteries pis

tu l’a cru. Ne fais pas l’imbécile.

Les propos bizarres de Conrad prennent tout à coup un nouveau sens: - Où c’est qui est c’te crisse là?

- Lui, y' se cache pour rire de toi, pis toi tu devrais te calmer, dit Émile.

Deux minutes plus tard, devant une tasse de thé bien chaud, Adélard retrouve ses esprits.Méfiant, Conrad reste un moment à l’écart. Le calme revenu dans la maison, suivi dequelques ricanements d’hommes, Conrad vient se joindre à ses amis. Victime de sanaïveté et de son bouillant tempérament, Adélard se contente d’un rire jaune.Dorénavant, c’est en solitaire qu’il ira faire moudre son grain.

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Chapitre 15

Le retour du chèque, 1933

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Avec la naissance de Noëlla, le vingt-cinq décembre 1932, la famille Ouellet comptetrois filles et trois garçons. À la mi-juillet de l’été suivant, assis l’un en face le l’autre,séparés par la table de la cuisine, Éva, de nouveau enceinte, remet à Adélard le chèquede soixante-quinze dollars qu’elle vient de préparer à l’attention de Luc Ouellet.

La même scène se répète depuis sept ans. Trois jours avant leur anniversaire de mariage,l’argent que de peine et de misère ils ont amassé, se transforme en un bout de papierqu’Adélard signe avec amertume. Seuls les battements sourds de deux cœurs en peinetrahissent un silence de mort.

Cinq jours plus tard, le dix-sept juillet 1933, au beau milieu de l’après-midi, Luc etÉmérence se présentent à l’improviste. Ils descendent de la voiture et se dirigent vers lamaison. Éva, vêtue d’une robe et d’un tablier souillé de farine, les observe par la fenêtre.Luc se cherche une contenance en grimaçant. Émérence sourit de toutes ses dents.Surprise, Éva envoie Adrien chercher son père à l’étable et sort accueillir ses beaux-parents:- On vous attendait pas. La maison n’est pas ben propre.

- Inquiète-toi pas avec ça, Éva. On n’a pas affaire en dedans.

Adélard arrive en courant:- Y' est ti arrivé quelque chose, coudonc?

En guise de réponse, Émérence lui remet l’enveloppe cachetée contenant le chèquequ’ils ont reçu le jour même. Puis elle se tourne vers Luc et, d’un hochement de tête,l’invite à prendre la parole.- Adélard, j’ai donné ma terre du Chemin Taché à Louis. C’est lui qui va prendre

soin de nos vieux jours, ça fait que...

Craignant une gaffe dont le vieil homme a le secret, Émérence l’interrompt et dit:- Déchire-moi c’te chèque-là pis fais-nous-en pu jamais d’autre.

Se tournant vers Éva, bouche bée, elle précise:- Pis c’est surtout pas un cadeau de mariage.

Adélard prend Éva par la main, se demande s’il doit remercier son père. Émérencedevine le malaise de son fils et dit:- R’marie-nous pas, Adélard.

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Éva sort de son hébétude:- Vous allez ben prendre une tasse de thé?

- Un grand verre d’eau, ça serait mieux.

- Amènes-en deux.

Le temps de vider leur verre, sans qu’Adélard ait pu exprimer autre chose que sonétonnement, Luc et Émérence remontent dans le boghei et poursuivent leur route jusquechez Napoléon, leur fils aîné et voisin d’Adélard.

Pendant un long moment, Éva et Adélard se taisent. Libéré de cette charge comme s’ilsétaient soulagés d’un mal chronique avec lequel ils croyaient devoir vivre le reste de leurvie, ni l’un ni l’autre ne peut dire ce qu’il ressent. Émus aux larmes, ils tombent dans lesbras l’un de l’autre. Adélard rompt le silence. Connaissant son père, il dit:- Y' vont revenir avec Napoléon pis Blanche.

Après le souper, ils arrivent tous les quatre. Faisant comme si cet épisode de vie n’avaitpas eu lieu, retrouvant sa superbe, Luc sort de sa poche un dix onze de gin, en offre etdit:- Je lève mon verre pour souhaiter le plus beau des dixièmes anniversaires de

mariage à mon généreux fils et à ma belle-fille en or.

Bientôt, les visiteurs repartent dans des directions opposées. Jamais Adélard et Évan’évoqueront cette rente viagère, ni entre eux ni avec personne d’autre.1 Les deux lotssur lesquels Adélard ne doit plus rien lui auront coûté cinq cent vingt-cinq dollars, sanscompter les tourments de son âme, l’usure prématurée de son corps, le retard de sept ansdans la réalisation de ses projets et les dettes qu’il accumule chez les marchands.

Dès le lendemain, Adélard confit à Éva qu’il va rembourser ses dettes et penser àl’achat du lot à bois qu’il veut faire sien depuis 1926.

Éva voit dans cet argent l’occasion de se procurer la machine à coudre dont elle rêvedepuis que ses voisines en ont. Prenant un air coquin, elle demande:- Quand t’auras payé tes dettes, penses-tu qui va te rester un peu d’argent?

Devinant les pensées de sa femme, Adélard lui jette un oeil interrogatif. Jamais il n’arefusé une demande d’Éva. Jamais elle ne lui a réclamé un objet qui ne soit pas essentielau bien-être de la famille.

1. le contrat notarié demeure la seule preuve de l'existence de cette rente viagère.

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- J’vas au village demain. Si t’as besoin de queq' chose, c’est le bon temps de ledire.

Éva hésite. Convaincue qu’une machine à coudre est une nécessité, elle se demande siAdélard y voit un luxe:- Ça coûte cher ce que j’vas te demander.

- Si t’en as besoin, Éva....

- Une machine à coudre, une Singer, comme celles à Marie-Rose pis à Germaine.

Adélard reste coi. Éva poursuit: - Toi pis moi pis les enfants, ça fait huit personnes à habiller, sans compter le bébé

qui s’en vient, pis... pis ceux-là qui vont suivre. J’ai rien que vingt-huit ans. À partles vêtements, y' a les couches, les bavettes, les linges à vaisselle pis ben despetites choses à réparer, itou.

Devant l’attitude réceptive de son mari, elle insiste sur le temps qu’elle sauverait:- Ce qui me prend une grosse journée de travail de couture à la main, j’pourrais le

faire en une heure.- Ouais, tu serais pu obligée de travailler seize heures par jour.

Stimulée, elle continue:- Dans les catalogues des grands magasins, on trouve des beaux modèles de robes

pis de chemises de toilette, si j’faisais nos' linge du dimanche, ça nous sauveraitde l’argent pis on serait mieux habillés qu’astheure.

La plupart des familles possèdent une Singer, Adélard le sait. Pour tout engagementdevant sa femme, il esquisse son plus beau sourire. Éva dit:- Penses-tu qu’on pourrait en avoir une?

- Laisse-moi penser à ça.

...

Au village, Adélard se rend chez le marchand général, traverse le magasin et s’arrêtedevant la femme du propriétaire, la vendeuse de machines à coudre. Celle-ci l’assurequ’en moins de deux ans, si sa femme est aussi habile que les autres paroissiennes, ilaura épargné tellement d’argent que la machine ne lui aura rien coûté du tout. Elle

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ajoute:- Votre femme va avoir plus du temps pour cultiver des légumes, faire des

conserves pis... s’occuper de son gentil mari. Non? Oui? Si vous la payez sur deuxans, ça vous fait des ben petits versements. Vous vous en rendrez quasiment pascompte, Monsieur Ouellet!

- Ça va être... oui.

Adélard signe le contrat, achète les denrées demandées par Éva, les paye comptant puishonore la moitié de ses dettes. Il fait de même chez les autres marchands.

Plus léger, il rentre à la maison. Éva attend son homme avec un véritable souper dudimanche.

Éva saute de joie. En émoi devant sa machine à coudre, elle caresse les lettres doréesincrustées dans le métal noir:- J’ai ma Singer. Marci Adélard, t’es le meilleur mari du monde.

Le soir venu, les enfants sont mis au lit un peu plus tôt que d’habitude. Comme quoi lesvendeuses ont parfois de bien curieux arguments.

Le lendemain, Éva se met à la tâche avec enthousiasme. Après quelques heures, lamachine n’a plus de secret pour elle.

Au souper, devant l’attitude amusée de son mari, Éva jubile:- Dans un an ou deux, Anita pis Liliane vont savoir coudre elles itou. Quand le

temps viendra, ça va les aider à trouver du travail.

Adélard voit la lumière au bout du tunnel: - Astheure que ma terre est ben à moi, Éva, j'vas être capable d’acheter les lots

qu’y' me faut. J’ai bon espoir que le Bon Dieu va m’aider.

Éva aime son homme, un être naïf et sans malice et un croyant impénitent. Ellecomprend ce personnage à la fois orgueilleux et humble qui, agenouillé devant la misèredu Christ en croix, confesse ses colères, ses gestes intempestifs et ses sacres.

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Chapitre 16

Conrad et la parenté, 1933

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Malgré le tour pendable que Conrad a joué à Adélard, les deux hommes continuent àveiller ensemble une fois par semaine pour jouer aux cartes et jaser. Conrad parlebeaucoup de Québec, de son enfance et du travail qu'il faisait avant la crise. Adélardparle aussi de sa famille partie aux États-Unis, mais le plus souvent, Adélard écoute. Cesoir, Conrad remonte les exploits de ses ancêtres:- Y' paraît qu'y' a une fille de notre lignée qui a organisé une milice de femmes pis

qu'elles se sont battues contre les Anglais, en 1659.

Dans la conversation, il prononce le nom de Pépé La Houe, Adélard sursaute:- Voyons donc toi, ça me dit queq’ chose c'te nom là.

C'est le grand-père de Conrad qui lui a dit que son grand-père à lui s'appelait comme ça. Un nom de même, ça s’oublie pas.- Ça peut pas être un autre que lui, dit Conrad. Y' venait de Kamouraska, y' parait.

- Ben le mien itou, y' venait de c'te coin-là.

Adélard se demande quel lien de parenté il peut bien y avoir entre les Ouellet et lesOuellette. On pense que les deux noms viennent de la même souche. Mais quellesouche? Et pourquoi on n'écrit pas les deux noms pareils?

Éva, elle, se demande si La Houe et Ouellet, c'est la même lignée, elle trouve qu'il n'y apas de lien entre les deux noms, sauf que ça sonne un peu pareil. Je pense tout de suite àla Rivière Houelle, pas loin de Rivière-du-Loup et au village du même nom. Le visagede Conrad s'illumine:- Le Pépé La Houe de mon grand-père, y’ s’appelait André, pis y’ écrivait son nom

avec un H, comme dans la houe, dit-il.- Une houe... c’est quoi que ça veut dire c'te mot-là? demande Éva.

Conrad dépose ses cartes sur la table. Il fait ça quand il est heureux de montrer sesconnaissances. À sa dernière année d’école, il a vu ce mot-là dans un livre et son maîtrelui a dit de chercher dans le dictionnaire. Il a appris que c’est un instrument pourtravailler la terre. Une espèce de pioche qu’on lève au bout de ses bras et qu’on lancedans le sol pour en soulever des mottes:

- Ça, c’t’un vrai nom de cultivateur.

- T’as raison, Adélard, Ouellet pis Ouellette, ça veut rien dire, mais une pioche,c’est queq’ chose que tout le monde connaît.

Éva observe l'un et l'autre et sourit. Elle se souvient d’avoir traité Roland de tête de

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pioche. L'air trop sérieux pour être sincère, elle se tourne vers son mari: - Ça veut-ti dire qu'une tête de Ouellet pis une tête de pioche, c'est pas mal la même

chose?

Ils éclatent de rire tous les trois. Après avoir lancé les cartes, on se demande pourquoi lenom de nos ancêtres a été modifié au point de lui enlever son sens. Conrad a sa petiteidée:- P't'être ben que ceux-là qui ont écrit les noms dans les registres paroissiaux ne

connaissaient pas le mot houe pis qu'y' ont écrit le nom comme ça sonne. Le H, ilest muet, comme disait mon professeur.

Conrad raconte qu’il a déjà commencé à faire l’arbre généalogique des siens:- J’voulais r’monter jusqu’en France, mais j’ai manqué de temps. Un jour, peut-être

ben que…- La prochaine fois que mon père viendra icitte, j'vas t'envoyer charcher pis on

parlera de tout ça avec lui.

***

Quelques semaines plus tard, Éva demande à Conrad comment ça se fait qu’il n’est pasmarié, à son âge. Il se recule sur son siège, comme frappé par un coup à la poitrine.- Si c’est trop indiscret, Conrad…

- Non, Éva, c’est juste que j’essaye de pas trop penser à ... à elle. Une autre fois,quand j'aurai plus de temps, j'vous raconterai.

La semaine d'après, Éva et Adélard apprennent qu'en 1929, Conrad était fiancé à unedénommée Julienne. C'est à ce moment-là qu'il a été congédié et mis sur la liste noiredes patrons de la région de Québec:- Le curé voulait que je me confesse d'avoir collaboré avec un syndicat américain et

pas catholique. J'ai dit que j'étais un homme libre. Il a refusé de me donnerl'absolution. Il a dit, en plus, que je ne pouvais pas faire publier les bans à l'églisede la paroisse. À part de ça, la police m'avait à l'oeil. À la moindre anicroche, ilm'aurait arrêté pour cause de sédition. C'est arrivé à des gars que je connais.J’avais pas le choix, Éva, tu comprends? J’ai dit à Julienne de pas m’attendre. Pisj’ai demandé à ma mère de pas me donner de ses nouvelles, pis de pas lui endonner de moi.

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Les yeux pleins de larmes, Éva fait oui de la tête et se lève pour donner la suce à lapetite Noëlla. Adélard se lève et vient mettre sa main sur l'épaule de Conrad:- J'te comprends, mon ami, si j'avais pas pu marier Éva, en 23, j'sais pas c'que

j'aurais fait, mais j'serais ben malheureux. Ça, c'est cartain.

***

En juin, a la fin de l'année scolaire, Émile, son patron, annonce à Conrad que son neveuà fini l'école et qu'il peut travailler avec lui dans sa manufacture. Émile n’a plus besoinde Conrad et doit le congédier. Au milieu d'une partie de cartes, Conrad se confie:- Par icitte, y' a pas de job pour moi.

- Où c’est que tu vas aller, astheure, demande Éva?

Adélard lui suggère d’aller s’établir en Abitibi pour faire de la colonisation:- Y' donnent les terres là-bas, qu’y’ disent.

- Ouais, mais c’qui disent pas, Adélard, c’est que là-bas, y’ a pas assez épais de solpour faire du bon labour, pis que les étés sont ben courts. C'est un journaliste,Olivar Asselin, je pense, qui dit ça. Ma mère me l'a écrit y a pas un mois.

La décision de Conrad est prise, Il va aller saluer ses parents puis voir s’il peut trouverun emploi dans les environs de Québec. S’il ne trouve rien, il poursuivra sa routejusqu’en Ontario.

- Les boss de là-bas, y’ ont pas la même liste noire que ceux-là de Québec.

Deux jours plus tard, Conrad fait ses adieux aux Ouellet en promettant de leur écrire.Installé sur le bord de la route, il lève un pouce orienté vers l’ouest et se tient l'autremain sur le coeur. Éva et Adélard se disent qu'il doit penser à Julienne.

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Chapitre 17

Des nouvelles de Conrad, 1934

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Toutes les fois qu'il se rend au village de Saint-Hubert pour acheter quelques articles demaison ou pour faire moudre son grain, Adélard s’arrête au bureau de poste avant derevenir à la maison:- Y’ a une lettre pour vous, Monsieur Ouellet.

- A’ vient d’où, je demande.

Le postier examine l’enveloppe:- Ça vient d’Asbestos, là où c’est qu’y’ a des mines d’amiante.

Adélard pense à Alfred qui voulait changer de travail la dernière fois qu'il l'a vu, mais ilne le voit pas là. Aussitôt arrivé à la maison, il glisse la lame de son couteau de pochesous le rabat de l’enveloppe, en ressors les feuilles bien pliées et les remets à Éva.

Avant de commencer la lecture, elle tourne les pages jusqu'à la signature:- C’est Conrad Ouellette.

- Enfin, on a des nouvelles de lui.

Éva lit:

Bonjour mes amis,

Vous devez vous demander ce que je fais dans une ville de mineurs, moi qui m’en allaisà Québec ou en Ontario la dernière fois qu’on s’est vu. J’ai pris bien du temps à vousécrire parce que ce n’est pas facile de raconter ce qui s'est passé à Québec et ce qui m’aamené ici. À peine deux heures après mon départ du Rang Six, je roulais vers Québec dans uneDodge cabossée conduite par un homme d’allure joyeuse et en manque de conversation.Après quelques minutes à parler de tout et de rien, j'ai commencé à raconter ce quim'amenait à Québec. J'avais besoin de parler. Je lui ai fait des confidences à propos deJulienne. C'est une chose qui arrive souvent quand on rencontre des étrangerssympathiques, des personnes qu’on ne reverra jamais. Depuis le matin, vous comprenez,ma famille et Julienne occupaient toutes mes pensées:- J’vas faire une grosse surprise à ma mère, elle ne sait pas que je r’viens

aujourd’hui, j'ai dit.

Je lui ai parlé de ma mère, une ancienne institutrice, une femme qui aime lire et écrire:- A’ l’écrit ben, j'ai dit, mais des fois, y’ faut que j’lise entre les lignes. C’est sa

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façon de me parler de ses problèmes pis de ses secrets, itou.

Dans sa dernière lettre, ma mère m'avait composé un poème. j'’en avais pas oublié unmot: Joies et peines s’embrasentAmours meurtries se lassentDésirs dominant la mortUnissant l’âme et le corpsUn monde entre dans l’ombreAstre aux augures sombres

Surpris par ce langage qui lui était inconnu, le chauffeur s’est tourné vers moi:- Qu’est-ce qu’a’ voulait dire, ta mère, avec des mots tout mélangés de même?

J'ai réfléchi avant de répondre:- J’peux pas savoir exactement. La poésie, c’est comme ça, chacun peut

comprendre ce qu’il veut. Mais j’pense qu’a’ parle de moi quant a’ l’écrit: Astreaux augures sombres.

Ce chauffeur-là, mes amis, il ne connaissait rien à la poésie, mais il a compris ce quema mère voulait dire. Mine de rien, il a demandé:- Ton ancienne blonde, a’ sait-ti que tu reviens aujourd’hui?

- Non.

Jusqu’à mon arrivée à la maison de mes parents, je pensais à Julienne: si je peux metrouver du travail à Québec, je vais la revoir puis on va se marier, je me disais.

À Saint-Hubert, se souvient Éva, Conrad a fréquenté des filles plus jeunes que lui, maisjamais il ne s’est laissé aller à des sentiments amoureux. Un jour, elle lui a dit:- Une ben bonne fille, ça, Conrad.

- Oui, pis belle à part de ça, mais...

Ce jour-là, Éva a compris qu’il était toujours amoureux de Julienne. Elle n’a pas insisté.Elle continue sa lecture:

Joyeux, prêt à frapper à la porte, j'imaginais la joie de ma mère. Elle va me sauter aucou, je me disais. Enfin, la porte s’est ouverte sur elle en train de s’essuyer les mainsavec un linge. Un air d’épouvante s'est figé sur son visage. Elle a même reculé d’un pas.Quand j'ai ouvert mes bras pour l’enlacer, elle est restée immobile. Après un moment,

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elle a dit:- T’as compris, hein? C’est pour ça que t’es revenu.

- Comprit quoi? Maman.

Sans répondre, elle a repris ses esprits et m'a entraîné dans la cuisine. Elle n’avait pasle choix, elle devait me dire ce que je n’avais pas compris à la lecture de son poème:- Demain matin, à dix heures, ton frère, Gustave, y’ se marie.

- Quelle belle nouvelle! Des noces en arrivant en ville. C’est merveilleux! Maiscomment ça se fait que vous me lavez pas écrit?

Maman a gardé son air défait. Ça m'a rendu inquiet:- Ben coudonc, Maman, qu’est-ce qui va pas?

- Gustave, y’ se marie avec... avec Julienne.

Là j'ai compris son poème: Unissant l’âme et le corps. Un monde entre dans l’ombre.Le chauffeur de la Dodge, lui, il avait compris. Moi, il faut croire que je ne voulais pascomprendre. J'ai choisi d’associer les mots tristes de ma mère à ses chicanes deménage. Dans la poésie, chacun comprend ce qu’il veut. Mais moi, je n’avais riencompris du tout.

Amours meurtries se lassent, je me répétais. C’est le sort que je méritais. J’avais rienqu’à lui dire de m’attendre. Elle m’aurait attendue. Je me suis levé de table, j'aiembrassé ma mère, attrapé mon baluchon et j'ai marché vers la porte.- Attends, elle a dit, tu vas au moins manger avec moi pis boire un bon thé.

- Un verre d’eau, un grand verre d’eau, ça va suffire.

Une abondante nourriture préparée pour le mariage encombrait le comptoir de lacuisine. Maman a pris un sac et s’apprêtait à le remplir. Je l'ai retenu:- Non, Maman. J’serais pas capable d’avaler ça, j’aurais l’impression de fêter la

noce.

Désemparée, elle s’est essuyé les yeux de sa manche, ouvert une armoire et en a retirédes œufs cuits, des morceaux de fromage et du pain fait par elle:- Ça, c’est pas pour le mariage.

Le mot mariage m'a dardé au coeur. J'ai fait un sourire jaune en disant:- À l’avenir, Maman, écrivez-moi en langage ordinaire, en prose si vous voulez,

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mais pas en poésie. Pis dites pas à parsonne, que vous m’avez vu, aujourd’hui.

Une heure plus tard, aux abords du pont de Québec, je relevais mon pouce à la vue desconducteurs de véhicule. Bientôt je montais dans un camion bleu et très bruyant. Enjetant un œil à ses bagages, le chauffeur, un grand gars dans la quarantaine, embraya.Arrivé au-dessus du fleuve, je lui ai demandé où il allait:- À Asbestos, il a dit, en me montrant un bloc d’amiante qu’il avait toujours avec

lui.- C’est justement là que j’m’en vais, j'ai dit, sur un ton que l'autre a trouvé drôle.

Je serais allé n’importe où. Une seule chose importait pour moi, partir, m’éloigner deQuébec.

Dans ma vie, je l'ai su tout de suite, il y aura l’avant et l’après ce jour de mai 1933. Enroute vers une région inconnue, j'ai laissé mon passé derrière moi, un passé que jevoulais oublier pour ne plus penser à celle que j'ai aimée. Devant moi, la chausséecahoteuse s’ouvrait sur une autre vie. Le camion a suivi une route qui nous éloignait dufleuve. J'ai offert une part de ma nourriture au chauffeur en lui demandant:- Y’ a ti de la job, là-bas?

- Dans les mines, si t’es pas trop difficile, y’ a tout le temps de la job.

- Ça s’adonne que dans ma situation, j’peux pas me parmettre d’être ben exigeant.

Après un silence, je lui ai demandé:- Asbestos, c’est ti un mot indien, ça?

- Pantoute, c’est un mot grec, mon ami. Ça veut dire in-des-truc-ti-ble et inviolableau feu. Les Grecs, les Chinois avant eux, avaient découvert les propriétés de ceminéral à texture fibreuse. Ils en connaissaient aussi les dangers. Les esclaveschargés du tissage de vêtements d’amiante souffraient souvent de malacie despoumons. À cette époque, ils envoyaient travailler des condamnés à mort dans lesmines les plus dangereuses. Une méthode qui prenait plus de temps que lacrucifixion, mais le résultat était le même.

Impressionné par les connaissances du camionneur, je lui ai demandé comment il avaitappris tout cela: - Une longue histoire.

- J’ai du temps.- Moi, j’m’appelle Fecteau, il a dit. En 1876, mon Grand-Père, Joseph, farmier de

son état, a découvert de l’amiante sur la propriété de Robert Grant Ward, à

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Thetford-Mines.

Un jour, mes amis, je vous raconterai l’histoire de ce Monsieur Fecteau et des minesd’amiante de par ici. Là, ça serait trop long.

Arrivé à Asbestos j'ai ouvert de grands yeux sur des montagnes de pierres stérilesaccumulées à côté de fosses dont je ne voyais pas le fond. Le camion s’est arrêté dans lacour d’un moulin. J'ai demandé:- Vous connaissez tout le monde, par icitte, pouvez-vous me dire où je devrais aller

me présenter?- Pour à soir, tu t’en viens chez nous.

Il a hésité un peu, il avait l'air de se demander si un gars de la ville pourrait s’habituerau dur travail de la mine et des moulins. Il s'est tourné vers moi pour examiner macarrure avant d’ajouter:- Lundi matin j’vas te présenter à mon boss. Attends-toi pas à faire la même job

que moi. Tu commences par faire les jobs les plus durs. Pis t’améliores ton sortavec le temps.

Je n’ai pas chaumé une seule journée. Je travaille dans le moulin. Avec une foreuse, jeréduis les blocs de minerai que le dynamitage a laissés trop gros. Ici, ils appellent ça uncatineur, mais ce n’est pas un jeu d’enfant, je vous le jure. Au début, j’ai trouvé ça trèsdur, après un mois, je savais comment faire pour pas trop me fatiguer pis j’avais lesmains endurcies. Dans le moulin, il y a assez de bruit qu’on s’entend pas parler et assezde poussière qu’on ne voit pas vingt pieds devant nous autres.

Au revoir mes amis. Donnez-moi de vos nouvelles et embrassés vos enfants pour moi.

Conrad Ouellette.

Éva replie la lettre en regardant Adélard avec des yeux pleins d'eau.- Ouais, dis Adélard, pour un gars qui aime ça, jouer des tours, c’te fois là, c’est lui

qui s’en est fait jouer un méchant.- Pauvre Conrad, ça veut dire qu’y’ r’tournera jamais chez lui.

Le soir venu, après avoir couché les enfants, Éva relie la lettre à son mari. Ils sedemandent s’il pourrait revenir à Saint-Hubert, s’installer sur une terre, ou bien travailleren forêt. Après réflexion, ils décident de lui répondre. Le lendemain, Éva commence parlui donner des nouvelles de chacun des siens puis ajoute:

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On a ben de la peine pour toi, Conrad. On te souhaite bonne chance dans ta nouvellevie, puis n’oublie pas que tu seras toujours le bienvenu chez nous.

Adélard et Éva.

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Troisième partie

Les catastrophes

1935-1942

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Chapitre 18

L'incendie, 1935

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Au beau milieu de la grande messe du dimanche, les deux bras lancés à tout vent vers leciel, planté comme un intrus dans l’embrasure de la porte menant à la sacristie, le vicaireexhorte le célébrant à venir le rejoindre. De mémoire d’homme, jamais les paroissiensn’ont assisté à des gestes aussi incongrus. En émoi, retenant leur respiration, ils scrutentles moindres gestes du prêtre. Le curé Roy rompt le rituel, se dirige prestement vers sonsubalterne et tend l’oreille.

Les paroles prononcées à mi-voix par l’importun laissent le curé dans un état de torpeurvisible jusque dans le jubé. En alerte, les paroissiens se consultent de l’œil, cherchentautour d’eux et sur les murs de l’église les signes d’un drame pouvant justifier un telbouleversement. Le petit curé acquiesce d’un vif mouvement de tête, s’avance lentementvers l’escalier en colimaçon de la chaire et gravit les marches avec nervosité en portantla main droite vers son front, comme pour y trouver les mots appropriés.

Lorsqu’il étend son regard confus vers l’assemblée, depuis les premiers bancs réservésaux notables, jusqu’aux plus humbles sièges des colons juchés dans le jubé, sonembarras se communique à tous les fidèles. Comme le cloché de l’Église de Saint-Hubert dirige ses flèches droit vers le ciel, lesyeux des paroissiens interrogent le prêtre avec la fixité du marbre. Enfin il parle: - Mes bien chers frères, je me vois dans la triste obligation d’annoncer, maintenant,

qu’une maison du Rang Six du Canton Hocquart est actuellement la proie desflammes.

Les têtes des paroissiens des autres rangs se tournent dans tous les sens à la recherchedes habitants du sixième. En expectative, le cœur battant, les résidants de ce rangéloigné se figent d’angoisse. Sans perdre une seconde, le curé lève les yeux vers le jubéet pose son regard compatissant sur les victimes du drame. Se sentant visés, Éva etAdélard, objet de l’attention générale, regardent autour d’eux, comme pour dévier lamire du prêtre.- Monsieur Adélard Ouellet, vous devez rentrer chez vous de toute urgence. Les

voisins et amis de notre frère qui sont désireux de lui porter secours sont exemptésd’assister à la fin de la messe.

Ni Adédard ni Éva n’entendent la deuxième phrase du prêtre. Ce coup de masse lesatteint en pleine poitrine. Un courant électrique traverse les cœurs taraudés de douleur.Ne voulant pas y croire, Éva dit:- J’ai pas ben entendu! C’est pas chez nous? Ça ne se peut pas!

- Viens-t’en.

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Affolés, les enfants tentent de se cramponner à leur mère. Devant l’assistance, le petithomme descend l’escalier au pas de course, suivi de sa femme, enceinte de six mois etde leurs deux enfants de sept et huit ans. Sans faire la moindre génuflexion et sansoindre leurs doigts d’eau bénite, ils traversent le vestibule à la course. D’une cadenced’enfer, ils franchissent la grande porte que le bedeau s’est empressé d’ouvrir.

- J’vas atteler le cheval.

- J’te suis avec les petits.

Adélard ne pense qu’à une chose: sauter dans le boghei et pousser le cheval à coup defouet, pour aller au secours des enfants restés là-bas. Éva les imagine en panique. Avantqu’ils n’aient atteint la porte de l’écurie, la voix de Camil Lévesque les interpelle:- Monsieur Ouellet, Adélard, attendez. On va prendre mon char. Ça va aller plus

vite.

Ils s’engouffrent sur les banquettes de la Ford 1930, partent en trombe pendant que desvoisins sortent de l’église pour venir à leur secours. Albert Rousseau crie:- J’ramène ton cheval.

Enterrées par le bruit de la voiture et les pleures de la petite Liliane, les paroles inutilesd’Albert ne sont entendues par personne.- Les enfants, les enfants, ne cesse de répéter Éva, pourvu qui leu' soit rien arrivé.

Le cœur battant à tout rompre, Adélard enserre les épaules d’Éva. Partageant l’angoissede sa femme, incapable de trouver les mots qui pourraient les soulager, Adélard serre lesdents.

Le chauffeur tente de les rassurer:- C’est pas le temps d’imaginer le pire. Y' sont ben capables, vos grands.

Camil connaît Roland et Anita. Il sait qu’ils sont déjà sérieux et débrouillards:- C’est pu des bébés. Y' sont assez grands pour savoir quoi faire.

Adélard apprécie les paroles du marchand:- C’est vrai ça. Y' faut leu' faire confiance.

La course ne dure pas dix minutes. Pour Liliane et Adrien, c’est le baptême de la routeen automobile. Obnubilés par l’idée de la maison en feu, ni l’un ni l’autre n’apprécientla promenade. Seule la peur de se retrouver dans le fossé, quand les pneus crissent en

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descendant la côte croche, leur fait momentanément oublier le drame.

Rendu devant la maison de Jos Beaulieu, à un kilomètre de chez eux, la vue de la fuméegrise montant lentement dans un ciel sans nuage ajoute à l’anxiété:- Ho! mon Dieu, c’est donc ben vrai.

La pente de la route leur fait perdre la vue du désolant spectacle. Sur le dernier coteau, àtrois cents mètres de ce qui reste des bâtiments, ils constatent l’ampleur du désastre:- Y' reste pu rien baptême, y' nous reste pu rien, Éva.

- Dis pas ça Adélard.

Quelques secondes plus tard, la voiture s’immobilise dans un nuage de poussière grise,juste à côté des enfants réunis autour d’Anita. Tremblant sur ses longues jambes, Rolandaccourt en voyant ses parents sortir de la voiture. Voyant qu’ils sont tous là, Éva émet uncri sourd, un cri mêlé de rage et d’un soulagement indicible.- Y' sont tous là, Adélard, au moins y' sont tous là.

- Oui Éva, tous là.

C’est l’essentiel, bien sûr. Mais c’est bien la seule consolation de ce terrible dimanche dejuin 1935.

Pendant que Noëlla et Yvette se collent en pleurant aux cuisses de leur mère, les cinqplus grands s’éloignent de quelques pas, pressés de raconter:- Moi, j’cordais du bois avec Léopold, pis j’ai senti de la fumée, dit Roland. Pis

après, j’ai entendu du bruit, j'me suis r’tourné pis j’ai vu du feu sur le toit. Pis là,j’ai asseyé de crier, mais ça sortait pas. Léopold, y' courait déjà vers la maison.J’ai couru moi itou pis j’ai vu Anita qui sortait avec les petites dans ses bras.

En train de changer la couche d’Yvette dans sa chambre en haut, Anita a entendu unbruit de métal, comme une explosion. Quand elle a senti la chaleur monter par l’escalier,elle a pris Yvette et Noëla dans ses bras, puis elle a descendu les marches en courant. - Là, Papa, c’t’effrayant c’que j’ai vu.

Des morceaux de tuyau du poêle s’étalaient partout. Le feu s’attaquait au plancher et auxcloisons. Anita a juste eu le temps de courir entre les flammes. Dehors, elle était sinerveuse qu’elle s’est mise a compter les enfants. Pour être certaine qu’il n’en restait pasun dans la maison, elle les a comptés trois fois.

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Se souvenant de l’exploit d’un garçon de son âge qui avait éteint un début d’incendie enmontant sur le toit de sa maison par une échelle avec un seau d’eau à la main, Léopoldétait allé chercher de l’eau à l’étable et voulait monter sur le toit. - J’ai pas pu monter, Papa, y' manquait un barreau dans l’échelle pis le feu, y' était

pris en haut.

Adélard caresse la tête du petit et le félicite pour son courage. Et la grange? demande-t-il.- Les étincelles, y' montaient haut, très haut. Pis quand le toit de la maison y' a

tombé en dedans, ça a fait une explosion. Là, j’ai vu un monceau de bois plein defeu qui est tombé sur la grange, juste sur le coin là. Pis là, Alfred est arrivé encourant.

La voix noyée de sanglots, Roland fait signe à son voisin de poursuivre le récit desévénements:- Moi, dit-il, j’ai pensé aux animaux. Avec Roland pis Léopold, on a réussi à faire

sortir les cochons en les piquants avec des fourches. - Les cochons, y' avaient peur, dit Léopold, haletant.

Ils n’ont pas eu le temps de trouver les poules qui se cachaient dans des coins noirs.- Quand le feu a pris dans la tasserie de foin, les flammes montaient encore plus

haut pis ça faisait assez de bruit qu’on a couru dans le chemin. - Après ça, les murs y' ont tombés par en dedans.

- Pis quand y' a fait moins chaud, on est revenu.

- Pis là, on vous a vu arriver.

...

En quelques heures, voisins et curieux envahissent la cour. On veut voir les dégâts etconnaître le sort des enfants. Sur le champ, les gens offrent ce qu’ils ont sous la main etl’aide dont ils sont capables:- J’m’occupe de vous trouver de quoi manger, à midi.

- Chez nous, on peut en coucher plusieurs.

- Si vous voulez qu’on prenne soin des enfants, ça nous ferait plaisir.

Dans la cohue, on se demande où mettre les dons. Les regards se tournent vers la petite

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maison grise au toit vert, non habitée et située à cinquante mètres à l’est des ruinesfumantes, de l’autre côté du chemin. David Beaulieu, le propriétaire, prend Adélard enaparté et, montrant la bâtisse de son gros menton:- Installez-vous là-dedans. La porte est défoncée, y' manque des vitres aux fenêtres

du bas pis les fentes ne sont pas calfeutrées, mais c’est mieux que rien. Ça va fairede la place pour mettre les affaires que le monde vous donne.

Se tournant vers ce qui sera sa maison au cours des vingt-cinq années suivantes, la mortdans l’âme, Éva acquiesce d’un hochement de tête. Adélard conclut:- Marci Monsieur Beaulieu, j’vous r’vaudrai ça.

- Ne pense pas à ça, Adélard.

...

Faite du haut de la chaire par le curé, l’annonce de l’incendie suscite une vague decuriosité et de générosité, jusque dans les paroisses voisines. En quelques heures, lamaison se remplit de vieux meubles, de vaisselle, de literie, de vêtements, de victuailleset même d’une botte de tabac à pipe.

L’après-midi durant, malgré le sentiment de tristesse qui les habite, le désir qu’ils ontd’être prêts l’un de l’autre, la nécessité de se soutenir mutuellement, Éva et Adélard sontséparés par d’exigeantes corvées. Tous deux assurent les besoins des enfants, guident lespersonnes venues les aider, nettoient et aménagent une maison encombrée. Devant lanécessité de survivre, ils gardent leur sang-froid et dominent la crise.

Personne n’a l’idée d’offrir aux sinistrés du bois de chauffage séché pour remplacercelui qui a brûlé. C’est avec du bois vert et des restes de matériaux aux trois quartscalcinés qu’il faudra cuire les aliments et chauffer l’eau de lavage. L’hiver s’annoncedifficile.

La brunante venue, pendant que les femmes font manger les enfants et leur aménagentdes couchettes, Adélard se retire dans la solitude, près des restes fumants de sa grange.Pour chasser l’angoisse qui le tourmente, il se questionne: comment on va faire pourtirer les vaches. Puis, il se met à la recherche des cochons: ça sera pas facile de lestrouver, pis encore moins de les attraper. Il se demande s’il ne sera pas obligé de leschasser au fusil pour éviter de les perdre dans le bois.

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Marie-Rose suggère à Éva d’aller se reposer dans sa chambre. Elle refuse. La sage-femme insiste:- Pense au petit que t’as dans le ventre, Éva.

Éva craint de s’effondrer si elle se retrouve seule. Elle sait aussi que la vie de son fœtusprime sur ses angoisses. Pleurant comme une madeleine, elle trouve un regain de viepour remercier Dieu d’avoir épargné ses enfants. Pour la première fois de sa vie, elle oseadresser un reproche au Tout-Puissant: on est de bons chrétiens, on a rien fait pourmériter ça. Pourquoi mon Dieu? Se tenant le ventre à deux mains, elle dit: pis celui-làqui s’en vient, j’vas ti le pardre? À cette pensée, elle se ressaisit: y' faut que je trouveAdélard. Y' doit être encore plus malheureux que moi.

...

Quand ils se retrouvent enfin seuls, Adélard et Éva se laissent aller, lui à sacrer contre lemauvais sort, elle à pleurer devant le malheur qui les accablent. Éva cherche unesolution:- Les billots que t’as bûchés, y' ont ti brûlé?

- Non, y' étaient en arrière de la maison pis le vent poussait le feu vers l’est.

- Y' en a ti assez pour rebâtir la grange?

- Avec ce qu’y me reste à sortir du bois, ça pourrait suffire.

Pour cacher sa rage et son humiliation, Adélard tourne le dos à Éva. La vente de ce boisdevait lui rapporter assez d’argent pour payer les dettes accumulées chez les marchandsde la paroisse. Pour transformer ses troncs d’arbres en bois d’œuvre, il devra ajoutergros à ce qu’il doit déjà:

- Pis c’te maudite maison qui est même pas finie, y' va falloir que j’la paye pis quej’la finisse, calvaire.

- On va s’en sortir Adélard, on va s’en sortir. Not' petit Roméo va nous aider. Y'faut espérer.

Interpellé par les rêves des uns, les cauchemars des autres, les plaintes de ceux qui nedorment pas et les larmes d’Éva, Adélard ne trouve le sommeil qu’au petit matin.

...

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Le dimanche suivant, le curé de la paroisse revient sur l’incendie:- Je vous demande, mes bien chers frères, de faire preuve, une fois de plus, du don

de charité que Dieu, par l’entremise du sacrifice de son fils Jésus, a pourvu leschrétiens de ce monde. Pour aider ce père de famille, ce bon chrétien dontl’épouse mettra bientôt au monde un huitième enfant de Dieu, les dons recueillis àla quête d’aujourd’hui seront remis à ces paroissiens éprouvés.

Donnant un sens communautaire à son prêche, le prêtre insiste:- Je vous exhorte, mes bien chers frères, à faire montre de générosité, non

seulement par l’aide pécuniaire dont notre frère a un urgent besoin, mais aussi parvotre participation compétente et responsable, aux corvées qu’il mettra en œuvreet que nous annoncerons dans cette église. Dieu vous le rendra.

Recevant les dix-sept dollars et quarante-trois cents de la quête, émus, Adélard et Éva nesavent que répéter des mercis et des mercis beaucoup, qui font sourire les donateursréunis autour du curé Roy. La somme ne suffira pas à payer les matériaux manquants.Un marchand qu’on surnomme Tompouce, parce qu’il est court et large, vient à eux etdit:- Gérard Beaulieu m’a dit que t’avais besoin d’une porte pour la maison. J’en ai une

usagée qui ferait là. Viens la charcher, Adélard, j’te la donne.- J’vas y aller bettôt, marci a plein.

...

Informé par sa mère Émérence du drame de son frère Adélard, Léon, le prospère barbierde Nashua, lui expédie cent dollars, soit le prix de la maison qu’ils habitent dorénavant.Dans sa lettre, Léon rappelle le temps où ils bûchaient ensemble et écrit: Tu me lerembourseras quand tu pourras, pis y aura pas d’intérêt.

La grange rebâtie, la porte remplacée et les fenêtres de la maison réparée, comme larivière détournée de son lit s’en creuse un nouveau, la vie de la famille Ouellet reprendson cours. Mais combien de temps faudra-t-il pour que l’eau redevienne limpide etdouce comme avant? Comment la famille se remettra-t-elle de ce drame? Combien detemps il lui faudra pour cicatriser ses plaies?

Quatorze ans plus tôt, Adélard s’était cru capable de réussir là où son père avait échoué.

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Naïvement, il avait imaginé sa vie comme une suite d’événements heureux. Travailleurinfatigable, Adélard croyait aux vertus de la terre et du travail bien fait. Il voyait sadignité d’homme et sa liberté de citoyen dans le privilège d’être le propriétaire de songagne-pain. Armée d’une croyance profonde dans la volonté divine de transformertoutes parcelles de sol en jardin nourricier, Adélard se conférait la mission d’ennoblir lecoin de terre où il a vu le jour, d’en agrandir la surface cultivable, de faire du pays pourses enfants et ses descendants.

À trente-trois ans, criblé de dettes, plus taciturne que jamais, le petit homme n’ose plusregarder le lot à bois qui fait face au sien, il doit se satisfaire de ses lots incultes. Lasurvie de sa famille dépend de sa capacité de passer des hivers entiers dans des chantiersforestiers. Une famille qui ne cesse de grandir et qu’il doit laisser à la charge d’Éva.

Cette dernière ne croit plus au vieux rêve de son mari. Croyante, mais fataliste, ellechoisit de se réfugier en elle-même: quand on est né pour un petit pain, on a beauespérer... L’espoir, ce dernier refuge de ceux qui n’ont rien. Déjà meurtrie à trente ans,Éva regarde la vie comme un terrain joncher de chardons empoisonnés, de piègespropices à toutes les meurtrissures de l’âme et du corps. Seule la présence de ses enfantsdonne un sens à sa vie.

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Chapitre 19

Naissance d’Omer, 1935

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Au début de septembre 1935, trois mois après le terrible incendie, un vent froid du nordmarque la fin certaine d’un été trop chaud. Adélard commande: - Habillez-vous les enfants.

La voisine aide Adélard à emmitoufler les bébés. Yvette et Noëlla qui n’ont pasl’habitude de laisser leur mère se méfient de l’étrangère. Les grands, au contraire,reçoivent avec enthousiasme le signal du départ:- On va chez Monsieur Plourde.

- Moi j'vas chez Jos Beaulieu, y' a des gars de mon âge.

- Pis moi chez Gérard. Madame Germaine, a l’s.a tout le temps des bons biscuit

...

Depuis ce mal de ventre lancinant qu’elle a ressenti devant les restes fumants de samaison, Éva angoisse de mettre au monde un enfant malade. Tous les jours, les terriblesparoles du curé Roy, annonçant l’incendie du haut de la chaire, lui reviennent à l’esprit.Toutes les nuits, elle revoit les scènes horribles qu’elle a imaginées alors. Jour et nuit,Éva prie pour que l’enfant ne porte pas les stigmates de ces événements.

Après s’être assuré qu’elle a assez d’eau chaude et de serviettes, la sage-femme traversela cuisine d’hiver, passe devant l’escalier menant aux lits des enfants et se dirige vers lachambre des maîtres. À côté d’un gros poêle en fonte, le mûr est décoré de trois icônes.Au centre, un gros crucifix en bois noir sur lequel un Jésus miséricordieux, expie lespéchés du monde. À sa gauche, un Sacré-Cœur offre son sang à la gloire de son divinpère. À droite, près de l’entrée de la pièce où Éva attend sa délivrance, la Vierge Marietient dans ses bras protecteurs, un enfant Jésus serein et gracieux.- Comment ça va, ma belle Éva?

- J’ai assez peur, Marie-Rose.

Deux heures plus tard, le bébé émet son premier cri, un hurlement convaincant de qui nes’en laisse pas imposer par les aléas de la vie.- C’est un garçon, un beau bébé d’au moins huit livres.

- Y' est ti correct, Marie-Rose? Es-tu cartaine que y' a tout ce qu’y lui faut, là?

- Y' est parfait, Éva, beau, grand pis fort comme un petit veau.

Soulagée, Éva prend de longues respirations, elle a le sentiment d’expulser du fond de

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ses poumons, l’air vicié qu’elle a inhalé, en pleurant sur les restes calcinés de sarésidence.

- J’sais pourquoi j’avais mal au ventre, Marie-Rose. Le petit me disait de penser àlui. Y' voulait me changer les idées.

- Ma bonne Éva, dit la sage-femme, en riant, t’es une maman comme y' s’en faitpu.

En appétit avant même d’ouvrir l’œil sur le visage attendri de sa mère, le bébé têtegoulûment puis, comme s’il flottait encore dans le chaud liquide amniotique de sa mère,s’endort paisiblement. Éva sourit de bonheur et ferme les yeux à son tour.

À son réveil, Marie- Rose propose d'aller chercher Adélard- Attends, Marie-Rose, j’ai fait un rêve pis j’veux t’en parler, dit-elle d'un air

troublé.

Debout sur la plus haute pierre d’une montagne rocailleuse, Éva ouvre les yeux sur untroupeau de vaches, de veaux et de moutons. Les bêtes broutent ça et là les touffesd’herbes vertes reluisantes de rosée. Devant la beauté du spectacle, Éva lève les brasvers le ciel pour rendre grâce à Dieu. Au même instant, toutes les têtes du troupeau setournent vers elle. - Pis là, y' est arrivé queq' chose de ben curieux. Tous ces animaux-là me sourient,

comme si c’était du monde. Pis moi, j’trouve ça normal, pis beau itou. Tout àcoup, le ciel devient noir. L’orage s’en vient comme un mûr épais pis épeurant. Y'a des éclairs d’un côté du ciel pis un arc en ciel de l’autre côté. Quand le tonnerreéclate, j’me réveille en sursauts. Comprends-tu ça toi, un rêve de même?

Marie-Rose hésite un moment puis, souriante elle dit:- Des rêves, Éva, faut pas prendre ça au sérieux.

- J’sais, mais celui-là, y' m'fait réfléchir à plein.

- Ça t’dit quoi, à toi, ces images-là?

Plein de souvenirs confus surgissent dans la tête d’Éva. Elle ne sait par quoi commencer.- Quand t’as vu le petit, Marie-Rose, t’as dit qu’y' était fort comme un veau. J’t’ai

entendu dire ça, mais j’ai pas réagi, j’avais la tête ailleurs. J’voulais juste êtrecartaine que mon bébé était en santé.

Éva poursuit, se demande s’il y a un lien entre les paroles de la sage-femme et lesimages de son rêve. Au début du rêve, tout est beau pis à la fin, tout noircit.

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- Ça me fait peur, Marie-Rose.

- Va pas trop vite, Éva. Les rêves prémonitoires moi j’cré pas à ça. Les songes, c’estdes morceaux de vie passée qui sont tout mélangés dans nos têtes.

De l’image d’une femme dominant le monde du haut de la montagne, Marie-Rose donneune interprétation spirituelle. Comme Dieu a créé le monde pour sa gloire, Éva donne lavie avec amour pour perpétuer l’œuvre du Divin. Dans le sourire des animaux, Marie-Rose voit des enfants heureux, des enfantsqui rendent grâce à leur mère du plaisir qu’ils ont de vivre près d’elle.

- Pis les nuages noirs, pis l’arc en ciel?

- J’dirais que la tempête, c’est la peur que t’as eue. Pis l’arc en ciel, c’est le bébéen santé.

Éva sourit. Donner la vie, donner et recevoir l’amour des enfants, telle est sa mission surterre:- Mais t’es donc ben fine Marie-Rose. C’est tellement beau ce que tu viens de dire

là, pis tellement vrai itou.

À trente ans, Éva accouche pour la dixième fois. Elle sait qu’il en viendra d’autres,qu’elle les aimera tout autant. - T’as l’air tellement heureuse Éva. T’es radieuse comme une jeune mariée.

- La famille, Marie-Rose, c’est ma vie. Quand chu' enceinte, j’me pose pas dequestion. Pis quand j’regarde mes enfants, j’remarcie le Bon Dieu. Pis à part deça...

Elle fait une pause et ajoute:- Si j’avais pas mes enfants, ça serait quoi ma vie? Avec les malheurs qui nous

arrivent, c’est eux autres qui me donner le goût de vivre. Une vie de pauvremonde, si y' a pas d’amour, ça a pas de bon sens. Mais si y' a de l’amour, ça vautn’importe quelle autre vie.

Éva plonge dans ses souvenirs:- Quand j’ai eu Roland pis Anita, un grand garçon pis une belle fille, je me suis

demandé si je serais capable d’en aimer d’autres. Ben c’est le contraire quim’arrive. Plus que j’en ai, plus que j’me sens à l’aise d’en faire d’autres.

Éva ferme les yeux, se tourne vers le mûr un moment, revient à son amie avec un sourireénigmatique et explique qu’elle ne comprend pas tout ce qui se passe en elle:

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- Quand j’mets un enfant au monde, Marie-Rose, c’est comme si j’venais au mondemoi itou. C’est curieux, hein?

- Ça veut dire que pour toi, Éva, plus que t’as d’enfants, plus que t’es quelqu’un.

- Pis plus que chu' heureuse itou.

...

Le lendemain, dix septembre 1935, Alice Santerre, la jeune sœur d’Éva et son mariOmer Desbiens, portent le bébé aux fonts baptismaux. Avec son allure débonnaire, leparrain exprime le vœu qu’on lui donne le plus beau prénom qui soit, le sien. Le garçonse prénommera Omer.

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Chapitre 20

Les patates gèles, 1936

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Avant de déjeuner, Roland et Adrien s’habillent et courent à l’étable pour gratter lefumier des animaux, mettre un peu de paille sous les bêtes, leur donner à manger et àboire. Anita change les couches d’Omer et d’Yvette. Après avoir préparé le repas dumatin, Éva s’habille chaudement, chausse des bottes d’homme et marche rapidementjusqu’à l’étable pour y traire la seule vache non fécondée du troupeau de l’hiver 1935-36. Dans la maison, chacun a sa tâche. Tous les jours, au retour de l’école, aidé de sagrande soeur Liliane, Léopold rentre le bois de chauffage qu’Adélard et ses garçons ontrécolté après l’incendie et entreposé dans la cave de la cuisine d’été. Prenant garde à nepas tomber, il ouvre la trappe, descend une courte échelle, prend des rondins ou desquartiers d’érable et les soulève pour les mettre à la portée des mains de sa sœur Liliane.Elle les attrape et les dépose un peu plus loin sur le plancher. Les deux enfantstransportent ensuite le bois derrière le poêle de la cuisine d’hiver, près de la source dechaleur où il continue à sécher. Noëlla ne se lasse pas d’ouvrir et de refermer la portepour laisser le passage aux deux manutentionnaires:

- Moi itou je travaille.

Taquin, Léopold s’amuse d’elle:- On a même pas besoin de toi.

Liliane la rassure:- Oui, ma belle Noëlla, c’est important c’que tu fais. Grâce à toi, on prend des plus

grosses brassées de bois.

Amusée, voulant faire plaisir à la vaillante petite, Éva ajoute:- Pis quand tu r’farmes la porte, ça garde la chaleur en dedans.

Dans une maison pas finie, pis les frets qui s’en viennent, Dieu sait combien en en abesoin, se dit-elle.

Novembre est clément et décembre recouvre le sol d’une généreuse couche de neige.Entre Noël et le Jour de l’An, munis de pelles, Adélard, Roland et Adrien enchaussentles fondations de la maison d’un épais remblai de neige. Ce travail terminé, Adélard setourne vers les épinettes branchues qu’il a disposées sur l’emplacement des tuyauxd’alimentation en eau de la maison et de l’étable:

- Regardez combien les branches ont ramassé la neige. Y' en a pas loin de cinqpieds. C’te neige-là, mes enfants, a' protège les tuyaux contre le froid. Y' gèlerontpas c’t’hiver.

- On aurait dû mettre des arbres autour de la maison itou, Papa. Comme ça, onn’aurait pas eu besoin de pelleter, dit Roland, épuisé.

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...

Le quatorze janvier 1936, pendant qu’Adélard est aux chantiers de la compagnie Frazer,les cinq écoliers d’Éva rentrent à la maison à l’heure où les petits du primaire finissentles classes, même les plus grands sont là.

- La maîtresse a' l’a dit de s’en aller chez nous parce qu’y' faisait trop frette dansl’école.

- Pis parce qu’on va avoir une grosse tempête, qu’elle a dit.

En soirée, le mercure descend à trente degrés sous zéro et le vent du nord souffle desrafales de quatre-vingts kilomètres à l’heure. Une neige sèche et fine fait siffler lescombles de la bâtisse. Les murs craquent de partout. Le blizzard remplit le ciel de nuitd’une grisaille fantomatique. Éva a beau garder pleine la fournaise du poêle, elle neparvient pas à réchauffer toutes les pièces de la maison. Elle craint pour ses enfants:

- Venez m’aider, on va descendre les paillasses pis les couvartes devant le poêle.

- Après ça, j’vas farmer la trappe, dit Anita.

- C’est ça ma fille. On va garder toute la chaleur en bas.

Devant l’unique source de chaleur, Éva regroupe les matelas de paille en éventail. Lestrois plus petits lits de fortune forment un premier demi-cercle. Les cinq plus grands,tassés les uns contre les autres, occupent la seconde rangée.

Une fois la couche d’Yvette changée et Omer allaité, Éva s’assoit près d’eux sur saberçante et dépose ses pieds sur la bavette du fourneau. Toute la nuit, elle doit garder lefeu aussi ardent que possible: si j’le laisse dérougir, le fret va prendre le dessus pis toutva geler.

Même si Adélard a recouvert les tuyaux d’arbre et de neige, Éva craint la gelée. Pargrand froid, elle laisse couler un filet d’eau du robinet. L’eau s’accumule dans untonneau qu’Éva se charge de vider au besoin avec une soupière. À côté du tonneau d’eaucomestible, une grosse cuve en étain reçoit les eaux usées. Trois ou quatre fois parsemaine, Roland en remplit un seau et va le vider dehors, près des marches de la cuisined’été. Il recommence aussi souvent que nécessaire.

Depuis l’incendie de sa maison, Éva nourrit une crainte viscérale du feu. Quand elleajoute des bûches dans la braise ardente, elle lève les yeux vers le cylindre où la fumée

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chaude, gorgée d’étincelles brûlantes, transite du poêle à la cheminée et de là versl’extérieur. Toujours elle observe la couleur du métal: si y' fallait que le feu prenne dansle tuyau... Elle n’ose penser à ce qui surviendrait. Malgré elle, des images de l’incendiede juin dernier reviennent à son esprit, lui laisse un goût de fumée et de mort.

Au milieu de la nuit, épuisée, Éva se dit qu’elle peut dormir quelques minutes sur unechaise droite: quand j’aurai dormi un brin, où ben la douleur va me réveiller, où benj’vas tomber à terre. Sombrant dans un sommeil trop longtemps différé, elle ne ressentpas l’inconfort et dort plus d’une heure.

Réveillé par le froid de la neige sur son visage, Roland, celui dont le lit est le plus prêtdu mûr nord, s’écrie:- On gèle, Maman!

Elle sursaute. Autour d’eux, tout est blanc. Les bourrasques de vent ont fouetté lamaison jusqu’à faire tomber une partie du calfeutrage posé de l’intérieur du mur. Parautant d’interstices, des filets de neige pénètrent dans la pièce et s’accumulent sur etautour des lits de fortunes:- Oh mon Dieu! J’ai dormi trop longtemps.

Frissonnant, Roland s’approche du poêle:- Y' est pas complètement éteint, une maudite chance.

- Viens m’aider.

Après avoir jeter un œil aux enfants, s’être assurée qu’ils sont tous bordés et recouvertsjusqu’au menton, elle attaque les mesures d’urgence.

Déjà sous le point de congélation, la température risque de descendre encore. Sans êtreéteint, le feu n’est plus qu’une flamme indolente. Éva se met en frais de remplir lafournaise. La prudence s’impose. Elle sait qu’en le déposant sur le feu, le bois perd sonhumidité. Au contact de la braise, l’eau qui s’en dégage se transforme en vapeur. Si ellemet trop de bûches à la fois, la grande quantité d’eau produite peut éteindre la flamme.Par bonheur, dans une boite recouverte de tôle, Éva conserve des quartiers d’érable pluspetits et plus secs que les autres et des morceaux de planche à moitié calcinés que lesenfants ont ramassés au lendemain de l’incendie. Elle dépose les débris sur la braise,ajoute de l’érable séché et complète le remplissage avec des rondins de bouleau vert.

Mais le froid a déjà accompli son oeuvre pernicieuse. Là où coulait un filet d’eau, uneélégante stalagmite ronde et pointue soude maintenant le contenu du tonneau au goulot

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du robinet. Du revers de la main, Éva casse le glaçon. Trop tard, la glace a envahi letuyau en métal jusqu’à l’extérieur de la demeure, peut-être même jusqu'à la citerne. Parbonheur, le tuyau menant à l’étable a résisté au froid.

À l’aide de couteaux de cuisine, Éva et Roland ramassent les guenilles tombées sousl’effet du vent, les secouent tant bien que mal et rebouchent comme ils peuvent unepartie des fentes béantes par où la neige continue d’entrer. Ils travaillant avecacharnement, sans enlever leurs mitaines.

Prenant le balai pour mettre en tas la neige encore sèche, Éva s’émeut: quelle misère!Mon Dieu, quelle misère! À l’aide d’un porte-poussière, Roland ramasse les cristaux etles verse dans le tonneau d’eau usée.

...

À sept heures du matin, le ciel s’étant calmé, Marie-Rose frappe à la porte. Sans attendrela réponse d’Éva, elle entre:- Ma pauvre Éva, j’ai tellement eu peur pour toi, j’ai pas dormi de la nuit.

- C’est effrayant Marie-Rose, c’est effrayant de rester dans une maison de même.

Accablée, Éva raconte sa nuit d’enfer: - Essaye de dormir un peu, Éva, j’vas surveiller le feu pis m’occuper des petits.

Éva pleure à chaudes larmes. Marie-Rose l’encourage:- Soulage-toi ma belle Éva, soulage-toi.

Éveillée par les sanglots de sa mère, Anita sursaute:- C’est quoi qui se passe?

- J’vas t’expliquer, dit Marie-Rose, souriante.

Quelque peu rassérénée par la sollicitude de son amie, Éva se laisse tomber sur lapaillasse encore imprégnée de la chaleur de sa fille. Elle s’efforce de retrouver sasérénité puis sombre dans un sommeil agité. - Ta mère est ben fatiguée Anita, elle a besoin de dormir. Viens m’aider, on va

préparer le déjeuner.

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L’un après l’autre, les enfants émergent du sommeil. Anita change les petits de couchependant que la voisine mélange le gruau à de l’eau tiède. Une heure plus tard, Éva sejoint à eux et mange sans appétit un bol de céréales refroidies.

Dorénavant, une nouvelle tâche s’ajoute à celles, déjà nombreuses, de Roland:approvisionner la maison en eau. Se souvenant des paroles de son père à sa mère: si t’astrop d’ouvrage, tu garderas Roland pis Anita avec toi et se considérant investi de laresponsabilité de homme de la maison en l’absence de son père, le garçon de douze ansannonce:- J’irai pu à l’école, Maman.

- Hein! Éva encaisse en silence. Elle n’a pas le choix. Ce matin-là, personne ne va à l’école.

Aidées des enfants, les deux femmes, traînent le gros tonneau de glace près du poêlepour en accélérer la fonte. - Si on attend que ça dégèle à côté de la porte, on n’aura pas d’eau pour faire la

vaisselle pis laver les couches.

...

À onze heures et demie, après avoir remercié son amie, Éva se met en frais de peler lespatates.- Oh mon dieu, dit-elle!

- Qu’est-ce qui a, Maman?

Entreposées derrière la cloison de planches, à un mètre de la source de chaleur, lespommes de terre, seul légume restant de la dernière récolte, ont subi l’assaut du froid. Ladécouverte a sur Éva un effet désespérant: qu’est-ce que je peux ben faire avec ça?Malgré leur apparence de lait glacé et leur goût altéré, les pédoncules demeurerontcomestibles un temps. En attendant, les enfants doivent en manger:- Ark!

- C’est donc ben méchant, ces patates-là.

Les poches de pommes de terre sont transportées près du poêle. Une fois dégelées, onles ramène derrière la cloison. La nuit suivante elles subissent le même sort. Ce qui fait

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dire à Léopold:- C’est encore plus méchant, maudit.

- Mou, ça me lève le cœur.

- Vot' père revient du bois demain, y' va en acheter d’autres.

Sans attendre qu’on lui demande, Roland se met en train de s’équiper pour charroyerl’eau de la source jusqu’à la maison. Dans un coin de l’étable, il découvre le porteurd’eau fabriqué par Conrad, pour son père, quatre ans plus tôt. Il tente de l’utiliser.L’objet est lourd et même s’il pouvait le porter, les seaux qu’il y accrocheraienttraîneraient par terre: faut que j’trouve autre chose. Dans un recoin de la grange, ildécouvre un baril cabossé muni d’un couvercle tordu, l’amène dans la cuisine d’été, lenettoie au savon de potasse, le redresse aussi bien qu’il peut et le fixe avec de la brocheà foin sur un traîneau aux lices recouvertes de métal.

Patient, le garçon foule la neige avec ses pieds en traînant la charge vide à l’aide d’unpetit câble en jute attaché aux deux côtés de la traîne. Une fois le chemin damé, Rolanddéblaie le couvercle de la citerne et l’ouvre avec peine. Peu profond, mais alimenté pardes veines généreuses, le puits ne risque pas de se tarir. Le garçon foule le rebordencombré de neige, s’y couche, puis remplit un seau qu’il retient par un câble enroulé àl’anse en métal. Le garçon se lève et verse l’eau dans le baril. Par précaution, il rince lecontenant pour y enlever le résidu de savon puis recommence l’opération. Troischaudières remplissent le baril aux trois quarts: ça va être en masse pour le premiervoyage.

La charge est lourde, les lices s’enfoncent dans la neige. Tirant de toutes ses forces,Roland parvient à sortir le traîneau des ornières. Dégagé brusquement, le baril d’eau sedéleste d’une partie de son contenu. Un peu plus loin, la lice de droite du traîneaus’enfonce dans la neige damée. Le déséquilibre fait perdre une autre partie du liquide. Lecontenant à moitié vide, les mitaines raidies par la glace et les doigts gelés, Rolandrentre dans la maison, incapable de décharger son fardeau. Adrien profite de l’occasionpour démontrer sa grande force:- J’vas la rentrer, c’t’eau-là, moi.

Ce qu’il fait avec toute la fierté du monde. Une heure plus tard, l’eau aurait été prise enun bloc solide. Au gré des passages du traîneau et de la perte d’une quantité toujoursmoindre de liquide, le chemin menant à la citerne se recouvre bientôt d’une bonnecouche de glace. Avec l’expérience, Roland devient si habile qu’après deux semaines, ilremplit le baril jusqu’au bord et n’en renverse plus une goutte. La corvée quotidienne del’eau durera jusqu’au mois d’avril.

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...

De retour du chantier le samedi suivant, Adélard écoute Éva narrer les terriblesévénements:- J’ai jamais tant eu peur de ma vie, Adélard.

- T’as du courage comme dix.

- C’est pas du courage ça, c’est l’énergie du désespoir.

Pour la première fois de sa vie, Éva sent monter la colère en elle. Adélard dit:- C’est de ma faute, j’aurais dû revenir du bois.

Éva ne l’écoute pas. Après avoir vécu l’enfer, elle a besoin de se vider le coeur:- C’est pas une maison c’te bâtisse-là, c’est une shed à bois. On aurait été mieux

dans la grange avec les animaux. J’passerai pas un autre hiver là-dedans. Tum’entends, Adélard, jamais j’vas accepter de revivre ça! La vie des enfants est enjeux.

Atterré par le récit d’Éva, humilié de devoir laisser sa femme et ses enfants dans unemaison inachevée, Adélard écoute sa femme jusqu’au bout avant de suggérer:- Si tu veux, j’vas rester avec toi une quinzaine de jours.

- J’te demande pas ça, Adélard. Pour c’t’hiver, avec ce que j’ai vécu c’te semaine,ça ne peut pas être pire.

Voyant son mari ravagé, elle le soutient: - C’est pas ta faute Adélard. Tu fais c’qu’y faut. Si tu gagnes pas, on pourra pas

finir la maison.

Impuissant, incapable de trouver les mots qui réconforteraient Éva, pour lui épargner lespectacle de sa frustration et sa propre colère Adélard s’enfuit dans la grange: y a pas undiable qui va m’empêcher de réchauffer c’te maudite maison-là l’été prochain. Ma payede l’hiver va y passer si y' faut, mais ça, ça arrivera pu, baptême de baptême.

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Chapitre 21

Le contrat, 1936

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Deux semaines après la naissance d’Omer, revenant du village, Adélard s’empresse dedételer la jument et accourt auprès d’Éva. Nerveux, il sort de sa poche la lettre qu’ilvient de ramasser chez le postier et la remet à sa femme: - Ça vient du Département des terres et forêts.

Elle l’ouvre et lit:En vertu des dispositions de la loi relative aux Projets spéciaux de notre ministère

et considérant l’incendie qui a détruit votre maison et vos bâtiments de fermes, nousavons le plaisir de répondre favorablement à votre demande de recueillir du bois surdes terres de la couronne dans la forêt situées au sud-ouest des lots un et deux du RangSix du Canton Hocquart. En vertu du contrat ci-joint, vous avez droit de couper jusqu’àdeux mille billots ou l’équivalent en cordes de bois. (...)

Je l’ai, baptême!

Au bord des larmes, portée au découragement depuis l’incendie, Éva soupire. - J’y croyais pu, Adélard.

- Avec l’argent de c’te bois-là, j’vas payer mes dettes, pis p’t’être ben qu’y' va merester queq' centaines de piastres.

Même si le contrat est valide pour un an, ces terres de la couronne n’étant accessiblesqu’en période de gel du sol, Adélard n’a que les mois d’hiver pour couper le bois et letransporter au moulin à scie. Cyrice et Léo Gamache, deux hommes dans la vingtaine,sont prêts à travailler pour lui en retour de la nourriture et de quoi se payer du tabac àcigarette.

...

En attendant la réponse de l’état, Adélard s’était rendu sur les lieux et avait fait desplans. Le futur chantier étant situé à quatre kilomètres de la maison, Adélard et seshommes devront y passer la semaine et revenir à la maison le samedi après-midi. Surprisde devoir coucher dans le bois tout en étant si près de chez lui, Léo dit:

- L’hiver, les journées sont courtes, on pourrait faire ça à la noirceur.

- Nous autres on pourrait ben, mais pas ma Princesse.

Marcher une telle distance en plus de traîner les billots coupés durant la journée,épuiserait la jument.

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À un demi-kilomètre passé sa concession, un camp en bois rond a été bâti, trois ans plustôt par un autre sinistré:

- Tu t’installeras là, lui a dit ce dernier. C’est ma façon de t’aider, mon ami.

La visite du camp satisfit Adélard: le poêle est en bon état, se dit-il, pis y' a descouchettes pour trois. Y' manque juste les paillasses.

Une minuscule cabane, en appentis de la première, servira d’écurie au cheval et de lieuxd’aisance aux hommes.

...

Adélard s’assure qu’Éva ne manquera de rien durant les jours où il sera au chantier:- J’ai acheté une douzaine de pondeuses pour les œufs.

- Inquiète-toi pas Adélard, si y' me manque de quoi, j’peux demande à Marie-Rosepis à Albert.

Ce qu’Adélard craint plus que tout, c’est le gel des tuyaux d’alimentation en eau de lamaison et de la grange. Comme d'habitude, il les recouvre de grosses épinettesbranchues.

Sachant qu’Éva devra travailler aux limites de ses capacités, Adélard se sent coupable:- Ben voyons donc, Adélard, c’que chu' capable de faire, j’le fais. T’as pas le

choix, mon mari. Toi, y' faut que tu gagnes. C’est comme ça que ça marche. Pisc’est ben correct de même.

Femme de devoir, Éva accepte les épreuves et les sacrifices comme autant de fatalitéscontre lesquels elle ne peut rien. La Providence le veut ainsi.

À Marie-Rose qui s’inquiète de voir grossir la famille d’Éva, elle répond:- J’me plains pas. J’ai un bon mari qui m’aime pis des enfants adorables. Y' a rien

de plus beau que ça dans le monde.

Durant l'adolescence d'Éva, c’était la guerre. Quelques années après son mariage, c’étaitla Grande Crise. Le monde extérieur ne lui dit rien qui vaille. La ville, la richesse, lesbienfaits matériels sont bien peu de chose à côté des richesses de l’âme, de la foi en un

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monde éternelle, celui de l’amour.- Si tu te rends à quinze ou vingt, tu vas tomber dans la misère, ma pauvre Éva.

- La misère, c’est pas de vivre dix ou quinze dans une maison trop petite, Marie-Rose. La misère, c’est vivre sans amour pis sans le respect mutuel.

- Ben tu seras jamais dans la misère, pis tes enfants non plus. Mais c’est pas uneraison pour te faire mourir à travailler, ma belle Éva.

...

À la première bonne averse de neige, dès les premières lueurs du soleil, les troishommes s’empressent de remplir la traîne à rebords des victuailles de la semaine. Lefoin et le blé pour le cheval sont mis au fond de la voiture; les barils d’eau, la literie et lanourriture des hommes sont déposés par-dessus; les haches et les sciottes sont gardées àportée de main. - Y' a des bouts où c’est que le chemin n’est pas fait, dit Adélard. Y' va falloir

couper des branches pour passer.

Sur le point de prendre place à bord, la joie dans l’âme, Adélard embrasse Éva:- Si la neige fond pas, j’vas être icitte samedi vers cinq heures. Si a fond trop, on va

r’venir plus vite.- Bonne chance à toi, bonne chance les gars. Faites attention à vous autres, là.

À la fenêtre, Roland, Anita, Liliane, Adrien et Léopold, encore en pyjama, font degrands signes de la main. Riant de bon cœur, les trois hommes sautent dans la traîne:

- Envoye la Princesse, on a un gros contrat.

- La vie est belle, maudit baptême, dis Léo, le grand maigre.

- Tant qu’y' aura du bois à couper, on va pouvoir manger pis fumer, dit Cyrice, enlorgnant du côté du chaudron de fèves aux lard encore fumant.

Au sud de sa terre, là où jadis Luc avait une érablière, les hommes aménagent unpassage en forêt jusqu’à un ruisseau gelé. Sur deux kilomètres, ils suivent ce minusculecours d’eau jusqu’au camp. Tant qu’il est gelé, le ruisseau sert de route et permettra, plustard, de transporter les billots sur une sleigh, jusqu’au moulin à scie. En quelquesminutes ils déchargent et déposent les articles dans la cabane ou l’appentis. Avant derepartir, ils ramassent du bois d’allumage et des bûches pour le poêle. Puis ils reviennenten arrière sur un demi-kilomètre.

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Revenu dans la section qui lui a été octroyée, Adélard explique son plan de travail:- On commence par se faire de la place pour corder les billots.

Enthousiastes, les hommes se mettent à l’ouvrage. Des surfaces de cinq mètres de largepar autant de profonds sont nettoyées. Les premiers troncs d’arbres abattus sont couchéssur le sol, perpendiculaires au cours d’eau. Les autres sont transportés à force de chevalet déposés sur les premiers, parallèles au chemin, prêts à être chargés.

- On va bûcher jusqu’à la fin de février.

Année après année, la terre dégèle en avril:- Un mois, ça devrait suffire pour transporter ça au moulin.

- À trois hommes pis une bonne jument, on va en bûcher à plein, un mois c’estp’t’être pas assez.

- Si on voit que ça en fait trop, dit Adélard, on commencera avant.

Au déjeuner en forêt, les hommes ont droit à des œufs et des tranches de painrecouvertes de beurre salé. À la maison, les enfants mangent du gruau dans lequel ilstrempent des tranches de pain. Pour le reste, les repas préparés par Éva, pour leshommes, sont semblables à ceux de la maison. Le midi, en forêt, ils avalent de grosmorceaux de lard ou de hareng fumé et du pain grillé sur un feu de camp. Le soir, ils serégalent de fricassée, de macaroni, de fèves au lard, de pain trempé dans le jus, d’unetasse de thé et d’un biscuit. Cyrice et Léo n’en reviennent pas:- On est dans le bois pis on mange mieux qu’à la maison chez nous.

- C’est mon Éva qui fait le pain pis le beurre. Y' a parsonne qui fait ça mieuxqu’elle.

- Veux-tu ben me dire où c’est qu’elle prend le temps de faire tout ça ?

- C’est une grosse travaillante, une femme dépareillée. Y' faut dire qu’astheure, lesenfants l’aident à plein.

...

Les dimanches, après la grande messe, Adélard fait les achats pour la semaine. Sachantqu’il aura de quoi payer au printemps, quand le bois sera vendu, Léon Massé, CamilleLévesque et Antoine Santerre n’hésitent pas à lui faire crédit. Le reste du temps, Adélardle passe avec Éva et les enfants. En ce début de l’hiver 1936, la vie du couple est rude et

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exigeante, mais elle est aussi paisible et heureuse. Une fois de plus, après une effroyableépreuve, l’espoir renaît. Fol espoir, vilain cycle où la vie oscille entre la croyance en laréalisation d’un rêve et le désespoir de ne jamais améliorer son sort. Pour Adélard etÉva, l’espoir, c’est l’opiniâtre croyance en la destinée heureuse des enfants de Dieuqu’ils sont et resteront envers et contre tout.

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Chapitre 22

La Grande Coulée, 1937

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À la mi-février 1937, Adélard refait ses calculs pour établir combien de temps seranécessaire pour transporter les billots qu’avec Cyrice et Léo, ils ont coupés depuisoctobre. Sur un calendrier, il a noté les jours de travail, les fêtes religieuses et les autresabsences du chantier. En rentrant à la maison un samedi après midi, Adélard déclare:

- On a quatre-vingts journées de faites.

Pour établir le plan du transport, les bûcherons doivent répondre à trois questions:combien ils ont de billots de coupés, combien de voyages ils peuvent faire par jour etcombien de troncs ils peuvent transporter, par chargement.- Les bonnes journées, on bûche ben nos trente arbres. Pis les moins bonnes, on

n’en abat pas plus que vingt-cinq. - C’est pas mal ça, dit Cyrice.

- Si j’me trompe pas, dit Léo, ça fait pas loin de mille huit cents billots.

- C’est ça, pis j’ai droit à deux milles.

Situé dans le rang Saint-Pierre, sur la rive du ruisseau où ils empilent les troncs, lemoulin de David Ouellet se trouve à trois kilomètres en aval du chantier. Cyricedemande: - Penses-tu que ta Princesse est capable de faire ça quatre fois par jour?

- J’penserais ben que oui. Ça sera pas trop dur, ça descend un peu tout le long.

- Ça dépend de la grosseur du voyage itou, dit Léo.

Adélard réfléchit un moment:- D’après mon expérience, j’dirais une douzaine de billots par voyage, jusqu’à

quinze si y sont petits.- Pour ça, y faut que le chemin soit ben damé.

Adélard soumet son plan:- Mettons qu’on se met à deux sur le transport pis que l’autre continue à bûcher, on

va tout charrier pis on va se rendre à nos deux mille billots.- Quatre voyages de douze à quinze billots par jour, deux mille billots, ça veux dire

qu’y faut diviser deux mille par... Adélard l’interrompt en riant:

- C’est pas nécessaire de compter dans ta tête mon Léo, j’ai tous les chiffres qu’y'me faut.

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Avec Anita, il a établi qu’il lui faudra environ quarante jours de travail. Pour faire çaavant la fonte des neiges, dit-il, il doivent commencer lundi matin et ils n’ont pas unejournée à perdre.

Sur un attelage de deux traîneaux à patins réunis par des chaînes en croisée, ils chargentles troncs à force de bras et les enchaînent solidement. Quand l’un des frères reste auchantier, l’autre accompagne Adélard au moulin.

Au quatrième mois de sa dixième grossesse, Éva a fait une fausse couche. Au cours desmois suivants, son ventre continua pourtant à grossir, comme toutes les fois qu’elle a étéenceinte. Il a bien fallu se rendre à l’évidence, le fœtus perdu avait un jumeau qui lui asurvécu. Depuis lors, Éva s’inquiète pour ce futur nourrisson:- Toi, Marie-Rose, penses-tu que c’te bébé-là y' va être normal?

- J’en ai parlé à quatre sages-femmes. Y' en a rien qu’une qui a déjà entendu parlerd’un cas semblable. Elle m’a dit de pas s’inquiéter que dans ton ventre, y' étaientben séparés.

Le vingt et un février naît une belle fille forte et en santé. Baptisée le lendemain, elleporte un prénom à consonance portugaise, Selva. Soulagés, les parents remercient Dieude leur avoir laissé un des jumeaux, les seuls qu’aurait eus Éva.

...

Au début de mars, la moitié des billots sont rendus au moulin et vendus un bon prix. Ledimanche suivant, Adélard fait la tournée des marchands à qui il doit de grossessommes:- V’là la moitié de c’que j’te dois, Camille. Le reste va venir dans trois semaines ou

un mois, pas plus.- Chu' pas inquiet, Adélard, j’te connais assez pour ça. Marci ben mon ami, pis

lâche pas.

La scène se répète chez Léon Massé, le marchand général du village et chez AntoineSanterre, le vendeur de chaussures.

...

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Du neuf au treize mars, un vent du sud fait fondre la neige. Durant les nuits, sur lechemin du ruisseau, retenue en surface par la neige, l’eau de fonte se transforme en unecouche de glace vive:

- Ça glisse là-dessus comme syr une patinoire. La jument a le goût de trotter.

- Faut la retenir, Léo. J’ai pas envie qu’a se casse une patte.

Avec l’allongement des jours et la température clémente, les hommes travaillent dans labonne humeur jusqu’à cinq heures, sans se fatiguer. La chemise ouverte sur ses sous-vêtements de laine, Cyrice chantonne des refrains dans lesquels il y a toujours desbûcherons aussi braves au travail qu’heureux en amour. Adélard sourit. En ce printempsexceptionnel, les hommes trouvent la vie belle:Oh é il est un gars capableCe Canadien, le bûcheronOh é il est infatigableBon travailleur et gai luron

En Nouvelle-Angleterre, durant ces mêmes quatre jours, la dépression barométriqueprovoque des pluies torrentielles. La radio rapporte que dans les monts Blancs du NewHampshire, il est tombé vingt centimètres de pluie. La fonte rapide de la neige faitcraindre les pires inondations. Les treize et quatorze mars, des crues violentesprovoquent la rupture des barrages de glace.

Le quinze du mois, il pleut sur le Bas-Saint-Laurent. Adélard et ses hommes sont autravail, mais la glace du chemin défonce sous le poids de la jument. Le danger guettechacun de ses pas. Pour la protéger, Adélard avise:- On va arrêter de charrier une couple de jours.

À la place, ils vont employer Princesse à tirer près du ruisseau, le bois que l’un desfrères Gamache a bûché pendant que l’autre faisait le transport des billots avec Adélard.Dix minutes plus tard, Cyrice et Léo reviennent avec la jument, sans charge:

- La jument veut pu tirer, dit Cyrice.

- Là bas, a l’a de l’eau jusqu’au milieu du ventre, ajoute Léo.

En forêt, la neige n’ayant pas été damée, mêlée à l’eau de pluie, elle s’est transformée enune gadoue lourde et impraticable. - On s’en va à la maison.

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Du quinze au vingt mars, depuis le golfe du Mexique, un deuxième cyclone tropical àtrajectoire sud-nord, monte jusqu’au Bas-Saint-Laurent. La radio annonce que lesmontagnes Blanches ont reçu pas moins de trente-cinq centimètres d’eau.

Du vingt au vingt-deux et du vingt-six au vingt-sept mars, de nouvelles perturbations sedéchaînent sur la région. À pied, couvert d’un manteau ciré et chaussé de bottes encaoutchouc, Adélard se rend sur le site de son chantier. Monté dans un arbre, ses yeuxembrassent un plan d’eau d’un kilomètre carré. Le ruisseau est devenu un lac dont il nevoit pas les limites. Çà et là, à la surface de l’eau, des dizaines de billots flottent, sefraient lentement un chemin entre les arbres, s’éloignent au gré du vent et desmouvements de la crue. Adélard refuse d’admettre qu’il va perdre le fruit de tantd’effort, cette richesse qui lui permettrait de rembourser ses dettes et de rénover samaison. En été, le terrain n’est pas accessible avec un cheval: l’automne prochain,quand la terre va geler, j’vas ti pouvoir faire queq' chose? Non, les billots sont étendussur des milles carrés. Quand ça va geler, la neige va cacher les troncs. Catastrophé,Adélard a beau sacrer, il perd tout espoir de récupérer le reste de son bois.

Pensant à Éva qui en pleure, il se demande: qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu pourmériter c’te malheur-là?

On parle de déluge, de record de tous les temps et de catastrophe. À Saint-Hubert,Adélard demande à ses créanciers d’être patients:- À la radio, dit le marchand, y' parlent de deux cents morts et de centaines de

millions de dégâts.- Moi, la Grande Coulée, a m’a coûté la moitié de mon hiver, calvaire.

Sans assurance contre les aléas de la nature, comme l’arbre frappé par la foudre, Adélardsubit les affres de l’inondation dans le stress et l’angoisse. Seule Éva parvient à luiredonner goût à la vie:

- Écoute-moi ben Adélard, on est en santé pis on a huit beaux enfants pleind’énargie. Y' faut pas se décourager. Le Bon Dieu sait ce qu’y' fait. Un jour, onva avoir nos' récompenses.

- J’ai rien qu’une chose à faire Éva, travailler comme un damné. Dans quelquesannées, les enfants vont gagner, pis nous aider.

- C’est ça Adélard, y' faut espérer.

- T’es la meilleure femme du monde Éva. Si je t’avais pas, ça fait longtempsque j’me serais découragé.

Adélard tient le coup, mais la tristesse se lit sur son visage. L’homme de trente-quatre

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ans en parait quarante. Il devient de plus en plus sombre et jongleux.

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Chapitre 23

La rénovation de la maison, 1937

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- J’t’ai promis de finir la maison, Éva. j'vas la finir.

En ce dimanche de Pâques 1937, une averse de neige et un froid hivernal font palabrerles paroissiens:- Un vrai temps de chien.

- On aurait dû avoir ça au mois de mars.

- Quand la nature fait des siennes, c’est le ciel qui nous parle.

- Ben voyons donc, toi-là ! Le Bon Dieu y' a ben d’autres choses à faire que ça.

Sans qu’il ne s’en doute, un petit groupe d’hommes, voisins et parents d’Adélard,parlent de lui et de sa famille. Albert Rousseau, l’époux de Marie-Rose et amid’Adélard, rappelle les événements de l’année, le feu qui a tout ravagé, la perte de lamoitié de son bois, Éva et ses enfants ont gelé tout l’hiver:

- Comme à l’est-là, sa maison est juste bonne pour l’été. C’est effrayant ce qui estarrivé à c’te famille-là. Y' faut faire queq' chose.

Compatissant, Louis Plourde suggère aux autres de se mettre à la place d’Adélard:- Chacun des malheurs qu’y' ont eu là, y' aurait pu arriver à un de nous autres, pis

on serait dans le besoin à plein.- Ben là, y' sont toutes tombés sur la même famille.

Alfred, le frère d’Adélard se dit prêt à lui donner le peu d’argent qu’il a mis en banquepour aller aux États-Unis. Lisant la gêne sur le visage de ses interlocuteurs, Alfredajoute:- Ça prend des corvées itou.

- Oui, disent les hommes. Si Adélard fait ça, tous les voisins vont l’aider.

- Y' faut y' en parler, dit Albert.

Silencieux depuis le début de la conversation, Joseph Beaulieu suggère:- J’pense qu’Adélard aurait droit au Crédit Agricole. Le taux d’intérêt est fixe, deux

et demi pour cent. Duplessis nous avait promis ça. Il l’a fait.- C’est pas le temps de faire de la politique, Jos.

- J’fais pas de politique. J’dis juste que le gouvernement, y' est là pour aider lescultivateurs qui en ont besoin. Pis c’est le cas d’Adélard.

Tous tombent d’accord. Les frères Albert et Gaudiose Rousseau se chargent derencontrer Adélard le jour même:

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- Si tu fais une corvée pour finir ta maison, y' a plein de monde qui sont prêt àvenir.

- J’en ai fait pour bâtir la grange. J’peux pas en faire d’autres c’t’année. Chu' pas unquêteux, maudit joual vert.

- C’qui vous est arrivé ce printemps, dit Gaudiose, c’est quasiment aussi grave quele feu de l’année passée.

Albert insiste:- Ce qui t’es arrivé, Adélard, les Anglais, y' appelle ça un Act of Good, ça veut dire

que tu pouvais rien faire contre ça. C’est pas de ta faute si c’est tombé sur toi.

Silencieuse jusque là, Éva dit:- Le gros des dépenses, Adélard, c’est du travail d’hommes. Ça aiderait à plein.

- Le travail, c’est rien que la moitié des dépenses. Le reste...

Adélard s’interrompt, pense aux marchands à qui il n’a remboursé que la moitié de cequ’il leur doit:

- Y' vont ti continuer à me vendre à crédit ?

Albert répond:- Si tu leu' demande pas, Adélard, tu le sauras jamais.

- C’est vrai ça, dit Éva, y' faut leu' demander.

...

Au sortir de l’église, après la grande messe du dimanche suivant, David Ouellet, lepropriétaire du moulin à scie, s’approche d’Adélard et d’Éva. Sachant que la maisond’Adélard nécessite des travaux majeurs, il va droit au but:

- Si t’as besoin de bois d’œuvre, Adélard, tu peux compter su moi.

- J’t’ai rien demandé, David.

- J’le sais, Adélard, t’es trop fier pour demander de quoi.

En présence d’Éva et de quatre de ses enfants, le marchand ajoute:- Laisse-moi te dire rien qu’une affaire, Adélard, avec le bois que tu m’as vendu

l’hiver passé, moi j’ai fait des bénéfices. Ben j’peux m’en passer de ces profits-

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là. As-tu quelque chose contre ça?

Adélard reste silencieux. David insiste:- Pis à part de ça, mon ami, on est des cousins éloignés. Ça fait que...

David regarde les enfants impressionnés:- Si j’étais à ta place, pis toi à la mienne, j’pense que tu ferais c’que je fais là. Peux-

tu dire le contraire?

Adélard n’a plus d’argument:- Là tu m’as. Mais t’es pas obligé.

- J’le sais. Dans la vie, y' a des obligations, mais y' a la justice pis l’entraide itou.

Gérard Beaulieu, montre l’église de la main:- C’est humain de faire ça. Si tous les Canadiens s’aidaient, on serait un pays plus

catholique.- Pis plus riche itou, ajoute Nazaire Michaud, le constructeur de maisons du village.

Dix minutes plus tard, Adélard s’apprête à monter dans son boghei quand Nazairel’interpelle:- Quand t’as passé au feu, chu' allé voir ta nouvelle maison. Une grosse job ça là. Si

tu veux, j’vas te faire des plans de ce qui a à faire. Pis si tu fais des corvées, j’vasdiriger les travaux. Ça ferait ti ton affaire?

Certaine qu’en acceptant l’offre de Nazaire, Adélard sera à même de tenir sa promessede retaper la maison, Éva se tourne vers son mari, ne lui laisse pas le temps de répondre:- La générosité des autres, Adélard, on a pas le droit de la refuser. Si tu refuses, tu

fais un péché d’orgueil. Tu m’entends?

Il rougit:- Je... j’accepte ton offre, Nazaire.

- T’as rien qu’a me dire quand c’est que tu seras prêt. J’serai là.

Sentant la tension dans le couple, Nazaire s’empresse de les laisser. Gérard et sa femmehésitent un brin et en font autant.

Une dernière question angoisse Adélard: les marchands accepteront ti de me faire crédit

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une autre fois? Quand Adélard lui demande, Camille Lévesque propose, hésitant:- Astheure, le gouvernement accorde des prêts aux agriculteurs dans le besoin. Tu

penses pas que....- Non! J’ai jamais rien demandé au gouvernement pis c’est pas aujourd’hui que

j’vas commencer. - Wow! Adélard, l’argent du gouvernement, c’est l’argent de tout le monde. Tu y as

droit comme les autres. Pour Adélard, l’Étât et les communautés religieuses sont là pour aider les malades et lesnécessiteux. Demander de l’aide revient à s’abaisser au niveau des indigents. Il tourneles talons à Camille et sort en claquant la porte. Témoin, Jos Beaulieu, l’ami dumarchand et militant de l’Union National comme lui, connaît son fier voisin. Il sequestionne: c’est ti ben de la fierté, ça? Pour Adélard, un cultivateur est un homme libreet indépendant. Ayant la conviction de pouvoir les rembourser avec le fruit de sontravail, il peut accepter le crédit des marchands. Mais demander l’aide du gouvernement,c’est perdre sa dignité d’homme.

...

À la mi-mai, après avoir examiné la bâtisse et discuté avec Adélard et Éva, Nazaireétablit son plan:- On commence par les fondations pis la plomberie. Après, on s’occupe des

fenêtres, des murs extérieurs, du toit, pis des murs intérieurs. L’ajout d’unevéranda à la cuisine d’été viendra à la fin.

Dans son petit cahier noir, Nazaire fait la liste des matériaux dont il a besoin et lenombre d’heures qu’il faudra à cinq ou six hommes pour faire les travaux.

Lors de la première corvée, ils sont dix venus avec des pelles, des brouettes, des pics etd’autres outils et se mettent en frais de creuser la cave:- Ça prend un bon six pieds, dit Nazaire.

La bâtisse étant construite sur de la terre argileuse, la tâche s’avère longue et fatigante,mais pas trop difficile. Les fondations de la maison sont constituées de grosses pierresfixées ensemble par du mortier. À certains endroits, la tranchée jadis pratiquée dans lesol pour asseoir la maçonnerie n’atteint pas le niveau du gel. Les hommes doiventcreuser sous le béton, couler du ciment et boucher les fissures. On en profite pour

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installer le tuyau d’égouts réclamé par Éva, enfouir plus profondément celui qui sert àl’entrée de l’eau et aménager une porte de cave.

Quand il se retrouve seul avec Éva, Adélard dit: - Avec ça, on va pouvoir mettre les légumes dans la cave tout l’hiver.

- T’es ben sartain que les patates vont pas geler?

- Y' a pas de danger, Nazaire me l’a garanti.

D’autres corvées sont organisées pour remplacer le vieux bois du toit par un nouveaumatériau, des bardeaux d’asphalte.

Posées avant de sécher, les planches emboîtées ont laissé des fentes en séchant etprovoquer des déchirures dans le papier coupe-vapeur. Il faut tout enlever, remplacer lepapier et reclouer les planches.

Avant la saison des foins, suite à dix longues journées de travail, il ne reste plus qu’àcreuser les tranchées pour installer les tuyaux d’entrée d’eau et d’égout et achever laconstruction de la véranda. Heureux et gêné de recevoir tant d’aide, la voix brisée parl’émotion, Adélard s’adresse aux hommes: - Le reste, moi pis mes petits gars, on est capable de le faire. J’sais pas comment

vous r’marcier, mes amis. Si vous avez besoin de moi, j’serai toujours là.J’oublierai jamais ce que vous avez fait pour nous autres. Pis j’pense ben que leBon Dieu vous oubliera pas non plus.

Souriante, montrant la pile de tartes aux fraises des champs encore chaudes quiembaument l’air, Éva ajoute:- Moi itou j’vous r’marci à plein. Mes petits ont ramassé les fraises hier. Moi j’ai

fait des tartes à matin. Pis à soir, vous allez leu' goûter avec vos familles. Y' en apour tout le monde.

- Ouais, c’est un maudit beau cadeau ça, Éva.

...

Bâtie en porte-à-faux, la large véranda dont Adélard vient de terminer la constructionouvre sur la cuisine d’été par une porte d’arche pratiquée dans les trois quarts du mur.D’une profondeur de deux mètres cinquante, la pièce de séjour est percée de troisgrandes fenêtres et d’une porte donnant sur l’avant de la maison.

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Adossé au mur est de la pièce, le fauteuil berçant d’Adélard lui offre une vueexceptionnelle sur l’avant et le côté de sa maison, sur la route et sur les maisons de sesvoisins. À sa droite, entre la colonne fermant la porte d’arche et la tranche du mur,Adélard fixe son porte-pipes, y accroche ses deux pipes à tuyau droit qu’il préfère et uneretombante qu’il utilise à l’occasion. Sur une tablette aménagée à la hauteur de soncoude, le fumeur dépose sa blague à tabac et des allumettes. Pour la première fois depuisdes mois, Adélard prend un moment de repos:

- Tu l’as ben mérité. Pis moi, chu' ben contente de ma maison. Tu pourras allerdans le bois pis j’serai pas inquiète.

- Avant l’hiver, j’vas ramoner la cheminée.

...

Depuis que l’eau s’est remise à couler, au mois d’avril, son débit a diminué et elle prendde plus en plus la couleur de la terre. Le tuyau de transit ayant gelé, il s’est fissuré. Pourtrouver la brisure, il faudra creuser. En attendant, Éva tamise l’eau à l’aide d’un tissu.Pendant des jours, aidé de Roland et Adrien qui s’efforcent de ramasser les caillouxindésirables et de Léopold qui leur offre des verres d’eau fraîche, Adélard creuse unetranchée, jusque sous le niveau du gel, et y enfouit un tuyau neuf.

Adélard a tenu sa promesse. Sa maison maintenant verte est confortable et jolie. Évaapprécie tout particulièrement le fait d’avoir un évier avec un système d’évacuation.D’autres travaux seront nécessaires au cours des ans. Ce n’est pourtant que douze ansplus tard que la Catherine fera place à une véritable toilette.

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Chapitre 24

La mort de Luc, 1938

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- Enfin, te v’là, dit Éva.

Adélard dépose son sac à dos sur le tapis tressé par Éva, il laisse tomber son manteau surune chaise et embrasse sa femme qu'il n’a pas vue depuis deux mois. Ses yeux fontensuite le tour de la pièce où ses sept enfants encore debout l'observent en silence. Sesdeux plus petits, Omer et Selva sont couchés.- Bonjour, vous autres.

- Bonjour, Papa répondent-ils en même temps.

Yvette, la plus jeune avance de quelques pas et s'arrête au milieu de la pièce:- J'me suis ennuyé d’vous, Papa.

Malgré sa grande fatigue, Adélard avance à son tour. D’un geste énergique, mais doux, ilcaresse les cheveux bruns de la fillette, puis lève les yeux sur les autres:- Moi itou, j’me suis ennuyé de vous autres.

Après une longue journée de marche au cours de laquelle il n’a avalé qu’un grossandwich, quelques légumes crus et une tasse de thé, il se tourne vers les chaudrons d’oùviennent des odeurs de cuisson. Il respire en souriant de plaisir et se tape le ventre:

- Ça sent bon, à plein.

- Nous autres, on a soupé, dit Éva, mais j’t’en ai gardé pour autant que t’envoudras.

Adélard passe devant le sapin de Noël. Roland se tient fièrement à côté de l'arbre. En luitapant l’épaule, Adélard réalise que son fils est rendu plus grand que lui:- Ouais, un bel arbre que t’as trouvé là, mon gars.

- J’l’avais vu l’été passé en allant à la pêche. C’est le plus beau qu’j’ai trouvé.J’avais hâte d’aller le charcher. Y' était loin, mais Adrien m'a aidé à le traîner.

Tout au long de l’année, c’est la coutume, les enfants observent les abords de la forêt,examinent les jeunes sapins et s’efforcent de choisir le plus beau. L’arbre doit être assezgrand, bien pourvu de branches et se terminer par une pointe digne d’un clocherd’église.

Un peu plus loin, les mains pleines de papier mâché, Anita et Liliane fabriquent desguirlandes et des boules de toutes sortes de couleurs qu’elles accrochent aux branches:- On a quasiment fini, Papa.

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- Bravo les filles, c’est ben beau, c’que vous faites là.

Pendant qu'il se régale de sa seconde portion de pâté à la viande et de patates pilées, Évadépose sa main sur le bras de son mari. Une grande tristesse passe sur son visage pâle.Adélard fait une moue inquiète: - Veux-tu ben me dire pourquoi tu fais c’te tête là, toi?

Elle hésite un peu et répond:- Dimanche passé, après la messe, Alfred est venu me parler, y’ dit que ton père, y’

est ben malade, pis qu’y’ veut te voir, aussitôt que tu pourras.

Son père Luc ne l'a jamais appelé auprès de lui. Ça doit être grave, se dit Adélard. - Le docteur, y’ peut pus rien faire, a dit Alfred.

Adélard sort sa montre de sa poche:- À soir, y’ est trop tard. J’vas y aller, demain.

...

Le lendemain matin, Adélard attelle sa jument et la fait trotter jusque chez mon frèreLouis. Sa mère et Loui le saluent et l'amènent dans la cuisine avant de le laisser voir lemalade:- Y’ avait peur que t’arrives trop tard, dit Louis.

- Y' est pas beau à voir, j't'avartis, dit Émérence, mais y' a toute sa tête. Depuis qu’y'sent venir sa dernière heure, ton père repense à ce qu’a été sa vie, ses joies, sesmalheurs, ses réussites et ses échecs itou. Pis t'es le seul de ses enfants que tonpère appelle à son chevet. Enfin, il va pouvoir te parler.

Adélard entre dans la chambre. Émérence fait signe à Louis de le laisser seul avec Luc.Malade des reins depuis cinq ou six ans, le corps de Luc est gonflé et son visage bouffit,il n’est quasiment pas reconnaissable. Orgueilleux, il essaie de se lever pour paraître au-dessus de ses affaires, comme il l’a toujours fait. Il n’en a pas la force. Il est justecapable de parler en bougeant lentement sa tête.- J’achève mon règne, Adélard. Pis avant de m’présenter devant Saint-Pierre, y’ a

queq’s affaires que j’peux pas garder pour moi, tu comprends?- Voyons donc, Papa, vous avez toujours fait pour le mieux, y’ me semble.

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Adélard lui en veut encore d'avoir menti sur le don de la terre. - Quand j’étais jeune, Adélard, y’ a deux hommes que j’aimais ben gros, parce

qu’y’ m’ont fait comprendre des affaires importantes.

Adélard se demande pourquoi, à l’heure où il s’apprête à fermer la boucle de sa vie, Lucpense à son grand-père, Pépé La Houe, le conteur d’histoire et à son grand-oncle, Ti-Jean le quêteux, ce journaliste qui, après avoir été blessé à la bataille de Saint-Denis,s’est fait le messager des patriotes de Louis-Joseph Papineau. - Ces deux-là, y’ faisaient peur à mon père.

- Mon grand-père, dit Adélard, c’était pas un peureux.

- Ta raison, Adélard, mon père, y' avait pas peur des hommes, mais y’ avait peur desidées. Pis ces deux-là, y’ en manquaient pas.

L'été passé, Émérence lui a dit que depuis l’incendie de ses bâtiments et plus encoredepuis le déluge de la Grande Coulée, son père se sent coupable de ce qui lui est arrivé.Il commence à parler de ses vieux. Adélard reste silencieux: - Si j’les avais écoutés, Adélard, t’aurais pas vécu ces malheurs-là, pis tu serais pas

obligé de passer tes hivers dans le bois, loin d’ta famille.

Adélard a de la misère à le suivre. Depuis sa tendre enfance, il n'a pas souvent entendules noms de Pépé La Houe et de Ti-Jean le quêteux et ne sait pas grand-chose sur eux. Ilfaut que ces hommes aient eu beaucoup d'importance pour lui. Il veut comprendre : - Y’ disait quoi, vos vieux?

- Y' disaient que les montagnes, c’est pas fait pour l’agriculture, c’est juste bonpour le bois pis la chasse. Quand j’t’ai donné la terre, Adélard, j’le savais, ça, tucomprends?

Luc prend un moment de repos, fait un effort de concentration et ajoute:- Quand je suis revenu de mon premier séjour aux États-Unis, c'était pour marier

une Canadienne, me ramasser un peu d’argent et retourner aux États. C’est pourça que j’ai acheté les lots du Rang Six. J’voulais pas cultiver une terre de roche, tucomprends?

- Pis pourquoi c’est faire que vous êtes resté sur c'te terre-là?

En quelques mots, Luc explique qu’il n’a pas été capable de refuser à sa femme, cequ'elle lui demandait: un jardin pour les légumes, un champ de patates et de quoi nourrirquelques animaux pour le lait et la viande.

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- Y avait juste assez de terre cultivable pour ça. Avec l’érablière qui m’rapportait unbon revenu, pis le travail dans les chantiers l'hiver, j’avais de quoi faire vivre mafamille honorablement. Moi, j'attendais juste la bonne occasion de retourner auxÉtats-Unis. Quand j’ai passé au feu, j’avais des grosses dettes. Pour les payer, j’aiabattu mon érablière, pis ça se trouve que mes enfants commençaient à gagner.

Luc étire un bras pour saisir la main de son fils.- Toi, Adélard, t’as passé au feu, comme moi, mais t’avais pas d’érables à couper,

pis t’avais rien que des jeunes enfants qui gagnaient pas. Après ça, t’as subi laGrande Coulée. Astheure, t’as pas assez de terre cultivable pour faire vivre unefamille.

Luc s'arrête un moment, serre la main d'Adélard de toutes ses forces:- T’as toujours été ben généreux, avec moi, pis...

En pleures, il n'est pas capable de continuer. Adélard sais ce qu'e son père veut dire.Quand il est parti pour Nashua, Adélard lui a tout donné ce qu’il pouvait, même l’argentqu'il avait tiré de la vente des patates, deux mois après le départ de la famille. - J’r’grette rien, Papa. C’était à vous, tout ça.

Luc s'efforce de regarder Adélard dans les yeux et fait un petit non de la tête: - Quand j’t’ai donné la terre, Adélard, j’ai pas été correct.

- Vous avez fait pour le mieux, Papa. Si c’est ça qui vous inquiète, vous pouvezpartir en paix.

À l’époque, Luc père disait à qui voulait l’entendre qu’il donnait sa terre à Adélard, cequi n’était pas faux. Mais il n’a jamais dit qu’en retour, il réclamait une rente desoixante-quinze dollars par année. Depuis ce temps-là, Adélard passe pour être le seulhéritier de son père. Adélard se demande si son père va parler de cela et s'il sera capablede lui pardonner. Non, se dit Adélard, tant que mon père ne me demandera pas de lefaire, je ne le pourrai pas.

De retour à la maison, Adélard annonce à Éva qu'il ne partira au chantier qu’après ledécès de son père, ce qui ne peut pas tarder.

***

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Luc s’éteint le neuf janvier 1938. Au cœur de la cérémonie funéraire du lendemain, lecuré Roy s’approche du cercueil et prend un ton extraordinaire, comme il ne fait passouvent:

- Il y a cinq ans, le neuf janvier 1933, notre frère Luc a prononcé des paroles que jen’oublierai jamais.

Le prêtre fait une pose, élève son regard vers le ciel, puis, dans un silence plein dequestions, reprend:- Alors qu’il était très malade, ce bon chrétien m’a dit: Monsieur le Curé, faites que

le Bon Dieu me donne encore cinq ans. Après ça, il pourra venir me charcher,quand y’ voudra.

Dans l’église, on entend des ho!, des ha! des raclements de gorge et des murmures: - C’est quasiment pas crayable…

- C’est ti un miracle, coudonc?

Monsieur le Curé poursuit:- Pour obtenir cette faveur, notre frère m’a dit qu’il prierait autant qu’il peut. Il m’a

demandé de prier le Seigneur pour qu'il lui accorde ce temps. Ce jour-là, du plusprofond de mon être, j’ai adressé au Christ en croix, mes implorations les pluspressantes. Hé voilà, mes bien chers frères, voilà que la faveur nous a étéaccordée. Est-ce là, le fait du hasard? Non, nos prières ont été exaucées. Maisn’allez pas croire, non plus, qu’il s’agit, ici, d’un miracle.

Le prêtre croise les doigts, se penche légèrement vers l'avant et ajoute, avec force:- Non, mais cependant, nous sommes les témoins privilégiés de la démonstration

vivante de la grande puissance de la prière. Nous parlons, ici, de lamiséricordieuse bonté du Divin, de son infinie générosité pour ceux qui ont la foi,pour ceux qui prient.

Au même moment, des gouttes d’un liquide jaunâtre tombent du cercueil dans lequelrepose le mort. Ceux qui sont proches du cercueil grimacent, s’éloignent de plusieurspas. Le liquide devient un mince filet qui fait tache sur le plancher brillant de l'église. - C’est le carcueil, disent des fidèles.

- C’est le mort qui coule, disent d'autres.

Quand l’odeur arrive jusqu’à lui, le prêtre se retourne et constate le dégât. Du coup, ilaccélère le déroulement de la cérémonie. Dès qu’il prononce: Dieu ait son âme. Et

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prions pour lui, mes frères. Le Curé Roy fait quelques pas vers l’hôtel en se pinçant lenez. Aussitôt, les porteurs s’avancent, saisissent le cercueil et traversent l’allée centraleen accélérant le pas. Arrivé sur le parvis, Alfred, le premier porteur commande:

- On s’arrête pas. On le porte dans le charnier, au plus sacrant.

- C’est ça, dis Adélard, avec le fret qui fait là, au moins, y’ va geler…

- Ouais, pis arrêter de couler, ajoute Louis, le seul frère du mort encore vivant.

Dans la cour de l’église, des curieux s’étonnent:- Y’ sont donc ben pressés, à matin.

- Y’ a ti un autre mort qui attend son tour, coudonc?

En passant devant l’épitaphe de Jean-Baptiste, Émile le cousin d'Adélard se penche versÉmérence et lui dit à l'oreille:- Je me souviens des paroles blessantes, prononcées par le curé Roy, il y a trois ans.

Ce jour-là, le prêtre avait laissé entendre que le séjour de Luc à Nashua, était la causedes malheurs conjugaux et de la mort de son fils Jean-Baptiste. Émile poursuit:- Ces paroles accablantes l'avaient humilié et vous avaient choqué, ma tante.

Pendant un instant, vous me pardonnerez de dire cela, je me suis demandé si mononcle n’était pas en train de prendre sa vengeance sur l’arrogant curé.

***

Alfred et Adélard soutiennent leur mère puis l’aident à monter dans la carriole pour serendre chez Louis. Dans un froid glacial et sous un ciel sans nuage, le sentimentprovoqué par les paroles du prêtre se mêle douloureusement avec l’effroi qu’a provoquél’écoulement du liquide corporel du mort. Chacun voudrait oublier cette bavurephysique pour s’adonner entièrement à l’élévation de l’âme, mais la volonté ne suffitpas. L’horrible image persiste. Chacun garde un silence que seuls trahissent lescommandes adressées aux chevaux et le bruit des attelages sur la neige durcie.

Une demi-heure plus tard, assis autour de la table de la cuisine, les adultes s’efforcentd’évoquer des faits marquants de la vie du défunt. Hormis Émérence qui demeure graveet incapable d’avaler la moindre nourriture, les autres mangent avec appétit. Ons’efforce, enfin, de chasser les images malheureuses. Le moment est venu de seconvaincre qu’au-delà de la mort des uns, la vie des autres continue, avec ses peines et

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ses joies.

Pour illustrer la générosité du disparu, André L'Italien rappelle qu’en 1926, son beau-père est venu de Nashua, pour donner ses lots à son fils. Adélard lève de sa chaisecomme s'il était poussé par un ressort, ses yeux le brûlent et le sang lui monte au visage.Il n'en peut plus. Adélard décide de dire cette vérité qu'il a trop longtemps gardée pourlui:- Tu sauras, André L'Italien que la terre a’ m’a coûté cinq cent vingt-cinq piastres,

calvaire. Y' m'a rien donné pantoute.

Les yeux grands comme des cinquante cents, tous les regards se tournent vers Émérence.Sans la moindre marque sur son visage, elle les envisage et dit:- Ce qu'Adélard vient de dire, c'est la vérité.

En quelques mots, elle rappelle les faits. Conscient d’avoir été le colporteur innocent dumensonge de son beau-père, André reprend la parole:

- On savait pas ça, Adélard. Veux-tu ben me dire pourquoi c'est faire que t’as gardéça pour toi?

Adélard ne dit rien. Émérance répond pour lui:- Vous connaissez Adélard; dire que son père cachait une partie de la vérité, y’ était

pas capable de faire ça tant qu’y’ était vivant. Astheure, y’ a ben fait de parler.

Assise près d'Adélard, Éva lui caresse affectueusement le bras. Adélard baisse les yeuxvers elle où il trouve un peu de calme et il se rassoie. Éva essaie de ne rien laisserparaître, mais dans son for intérieur elle est heureuse de voir son mari se vider le cœur.Elle se penche vers lui et dit, tout simplement: - T'auras pu à porter c'te poids-là.

- Du reste de ma vie, je le promets, jamais je reparlerai du don des lots du Rang Sixet j'espère que jamais personne n’en reparlera non plus.

- T'as raison Adélard, les choses qu’on regrette peuvent bien mourir avec ceux-làqui nous les ont fait vivre.

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Chapitre 25

Omer cherche son père, 1938

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Ce samedi matin de mai 1938, Adélard attelle le cheval à la traîne à roches, une voitureen bois montée sur deux lisses aussi larges que hautes servant ar ramassage des pierresque le labour fait monter à la surface du sol. Avec Roland, Adrien et Léopold, ilss’apprêtent à partir. Omer, trois ans, se tient près d’eux:- Je veux y aller moi itou.

- T’es ben trop petit pour ramasser des roches.

- Chu' capable de ramasser les petites.

Taquin, Roland en ajoute:- Va jouer avec tes sœurs.

De ses petits poings, le gamin frappe son frère de deux fois sa taille. Roland le repousseen riant de plus belle. Coincé par la naissance entre des filles, Omer cherche lacompagnie des garçons. Débordant d’énergie, le garçonnet joue avec des bouts de bois etles outils de son père. Tout ce que fait Adélard, échelle, banc, cabane d’oiseau, Omeressaie de le reproduire en miniature. Doué d’imagination, il invente des jeux debâtonnets et de construction: - Si tu continues de même, tu vas faire un charpentier, dit Adrien.

- C’est quoi un charpentier?

Avec ses sœurs, Omer tente d’imposer ses jeux de garçon. Comme elles refusent, il serend désagréable au point d’obliger sa mère à intervenir. À quelques semainesd’accoucheur, Éva n’en peut plus de régler des disputes puériles. Depuis qu’Anita etLiliane travaillent au village, seule Noëlla, six ans, procure un peu d’aide à sa mère.

Revenant de l’étable avec un seau de lait, Éva observe la scène. L’insistance d’Omer luidonne une idée:- Tu me rendrais ben service, Adélard, si tu pouvais t’occuper de lui, à matin.

Adélard jette un œil à ses fils et réfléchit. Il y a de la truite dans la petite rivière quicoule à cent cinquante mètres au sud du champ où il va travailler. L’image du boisflottant sur l’eau de la grande coulée lui revient à l’esprit un instant, il secoue la têtepour penser à autre chose:- J’pense qu’on peut arranger ça.

À Léopold il dit:- Toi, si j’t’envoie à la pêche avec Omer, vas-tu être capable de t’en occuper comme

y faut.

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- Cartain, Papa

Les deux jubilent. Adélard s’adresse ensuite à Roland:- Toi pis Adrien prenez une pelle pis allez déterrer des vers.

Pendant ce temps, il se charge de trouver deux ficelles, des hameçons et deux poussesd’érables qui servent de cannes à pêche:

- On a tout ce qu’il nous faut.

Adélard demande à Omer de rester assis ou bien à quatre pattes sur la traîne, près de lui.Il prend les guides et oriente le cheval sur le chemin du sud. Les garçons marchentderrière l’attelage. Omer s’oppose:

- Chu' capable de marcher moi itou.

Adélard sourit et convient de le laisse marcher avec ses frères:- Quand tu seras fatigué, tu le diras.

...

Rendus au bout du champ labouré, les quatre fils et le père s’abreuvent à la source avecun casseau d’écorce fabriqué par Roland. Puis Adélard donne ses instructions à Léopold:- T’as rien qu’à suivre le ruisseau qui part de la source pis qui va jusqu’à la rivière.

Tu t’éloignes pas du ruisseau. Pis toi Omer, tu restes avec ton frère pis tu fais cequ’y te dit, compris?

- Compris, Papa.

- Quand on va être prêt à partir pour la maison, on va vous crier de revenir. Vousaurez rien qu’à prendre le même chemin.

- OK, Papa.

Au moment de pénétrer dans la forêt, Omer s’inquiète: - Moi, Papa, chu' pas capable de mettre mes vers su' mon... su mon asseçon, Ti-

Pauld, y' va ti m’aider?- Ben oui, y' va t’aider.

Léopold opine de la tête. Les deux garçons disparaissent derrière une talle de noisetiers.

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...

Toute l’avant-midi, à force de bras, Adélard et ses deux grands roulent les grossespierres sur la plateforme et y lancent les plus petites. Quand la voiture devient assezlourdement chargée, commandé par Adélard, le cheval se cramponne et traîne sonfardeau jusqu’à l’orée de la forêt.

Pendant ce temps, arrivé à la rivière, Léopold examine les lieux puis prend place avecOmer sur une pointe de terre rocailleuse, libre de végétation:

- Y' faut pas parler pour pas faire peur aux truites.

En mettant l’hameçon à l’eau, Léopold sent de la vie au bout de sa ficelle:- Ça mord!

Il soulève la tige d’un coup sec. Une petite truite longue comme la main d’un homme setord dans les airs:

- J’en ai une!

Pendant de longues minutes, ils regardent l’eau. À part quelques grenouilles sauteuses,ils ne voient rien, n’entendent rien. Tout à coup, un craquement de branches faittressaillir les enfants. Ils se tournent dans la direction du bruit. La peur les fige sur place.Léopold dit:

- P’t’être ben que c’est un ours.

Il se demande s’il doit crier à son père de venir à leur secours. La bête s’approche de larivière pour s’abreuver. Léopold l’aperçoit:

- C’est rien qu’un chevreuil.

En les voyant, l’animal s’arrête un moment puis s’enfonce dans la forêt. Léopold attrapetruite après truite, mais aucun poisson ne s’intéresse à l’appât d’Omer. Léopold examinel’hameçon:

- T’as pu de verre, c’est pour ça que ça mord pas.

Le grand frère lui en installe un beau gros et l’assure qu’avec ça, il va en attraper unebelle. Après deux minutes, Omer s’écrit:

- Ça mord!

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Sa truite est deux fois plus grosse que la meilleure prise de Léopold:- Une chance que je t’ai mis un gros verre.

...

Vers onze heures et demie, la voix d’Adélard suivie de celles de Roland et d’Adrien lesappelle. Les deux pêcheurs y répondent et s’empressent de se diriger vers les voix. Enles voyant, Omer s’écrit: - C’est moi qui a la plus grosse, Papa. C’est moi le meilleur.

Les ramasseurs de roches éclatent de rire. Léopold exhibe ses dix truites:- Moi j’en ai dix.

Adélard lui dit qu’il a fait une bonne pêche et ajoute: - Tu t’es ben occupé de ton frère, mon garçon. Chu' fier de toi pis ta mère va être

contente, elle itou.

Gaiement, ils rentrent à la maison où les attend un dîner fait de pommes de terre et d’unesauce béchamel garnie de petits morceaux de lard.

...

Après le dîner, pendant qu’Omer, en admiration devant sa truite, ignore ce que font lesautres, Adélard repart travailler sur une autre partie de la ferme avec Roland, Adrien etLéopold. Cette fois, comme ils doivent faire une longue marche pour aller brûler desbranches et des souches, un travail dangereux, il n’est pas question d’amener Omer. Ilspartent sans se soucier de lui. Adélard tient pour acquis qu’Éva et ses filles s’enoccuperont.

Quand le bambin constate que les hommes sont partis, il ne dit mot à personne et se meten route pour les retrouver. Suivant le chemin pris le matin, il marche jusqu’à la source,regarde autour de lui: personne. Il tend l’oreille. Des cris d’oiseau et des craquements debranches dans la forêt lui font penser aux ours et au chevreuil. Une grosse couleuvrepasse près du lui. Il sursaute. Il réalise qu’il est seul, loin de la maison. Enfin, des voix

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d’hommes lui parviennent, côté ouest. Omer traverse la première lisière de forêt puis unterrain défriché de cent mètres, en bas d’une pente raide. Il s’arrête à nouveau. Les voixsont plus fortes. Il se met en frais de franchir la bande de forêt. En traversant unruisseau, une branche accroche sa casquette, elle tombe à l’eau. En voulant la ramasser,il glisse sur une pierre polie et tombe sur les fesses. Il se relève et tombe à nouveau.L’eau glacée le fait frémir. Il écoute, les voix humaines le rassurent.

Entre deux talles de noisetiers où bourdonnent des guêpes menaçantes, Omer aperçoitdes hommes qu’il ne reconnaît pas. Il se met à courir dans les feuilles, s’accroche lespieds et tombe sur des branches sèches. Le craquement se rend jusqu’aux oreilles deJoseph, le plus vieux des fils d’Albert Plourde. Il se retourne et voit le gamin s’enfuirvers l’est. - Attends, tu vas t’écarter.

Omer court de plus belle. Joseph crie à son père déjà en route pour la maison:- C’est Omer, le p’tit gars à Adélard.

En entendant son nom et celui de son père, Omer s’arrête. Joseph le rattrape, le prendpar la main et l’entraîne vers les siens. - On est tes voisins. T’as pas besoin d’avoir peur. J'vas te ramener chez ton père.

Rassuré par la bienveillance des voisins dont il entend parler depuis toujours, Omer selaisse amener sans mot dire.

En train d’étendre sur la corde à linge, les couches que Noëlla vient de laver et d’essorer,Éva les voit venir: - Veux-tu ben me dire où c’est que tu l’as pris, celui-là?

- Au sud, y' charchait son père. Une chance que j’l’ai vu.

Pendant qu’Éva le pensait avec Adélard, ce dernier le croyait avec sa mère. L’heure dusouper venue, Éva raconte l’aventure à Adélard et ajoute:- Coudonc, y' va ti falloir l’attacher, celui-là?

- C’est de ma faute, Éva, j’aurais dû t’avartir que j’pouvais pas m’en occuper après-midi.

- Y' a pas de faute, Adélard. Y' a juste qu’avec une famille de neuf, ça prend desrèglements pis de la discipline.

- Faut ti le punir?

- C’est déjà fait. J’y ai donné du temps pour réfléchir, avant que t’arrives.

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Conscient d’avoir fait quelque chose de grave, Omer se tient coi. De leur côté, ses frèreset sœurs l’observent avec une admiration contenue. Éva et Adélard choisissent d’en rire:- Si ça continue, y' va falloir les compter comme les moutons.

- Ou ben les appeler, un par un, comme y' font dans l’armée.

Dans le gros ventre d’Éva, une vigoureuse petite fille donne des coups de pied, commepour dire qu’elle est aux portes du monde et qu’elle aussi occupera une part de l’espacede plus en plus restreint de la maison.

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Chapitre 26

Roland revient du chantier, 1941

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Adélard a appris le métier de bûcheron de son père Luc et de ses frères. Depuis un an, ill’enseigne à son fils Roland:- Du matin au soir, tu travailles tout le temps à la même vitesse, tu aiguises tes

outils tous les jours, tu t’habilles juste assez pour garder ta chaleur pis pas tropsuer, tu prends plusieurs petites pauses pis tu bois beaucoup d’eau.

Après quelques mois d’apprentissage, sans donner le change à son père, Roland leseconde avec une énergie grandissante. Pour éviter d’épuiser son fils de dix-sept ans, ungrand mince en pleine croissance, Adélard soulève les poids les plus lourds.

Arrivés en octobre 1941 au chantier forestier de Trinité-des-Monts, près de Rimouski,les deux bûcherons triment dur du lever au coucher du soleil, mais ne se plaignent pas.Ils sont là pour gagner le maximum d’argent possible, avant de retourner à la maisonpour y passer le temps des Fêtes.

Les conditions du travail et la vie ouvrière d’un bûcheron sont difficiles. Adélardcompare:- Icitte, on travaille à la job, c’est pas comme sur la terre chez nous.

- Le plus dur, Papa, c’est pas de travailler comme des nègres, au fret pis dans laneige aux genoux...

Le garçon s’ennuie de sa mère et de ses frères et sœurs. Ne voulant pas passer pourdouillet, dans un univers d’hommes rustres, il se tait. - C’est quoi le plus dur, si c’est pas ça?

Pour le jeune homme, le plus dur est de manger des fèves au lard et des œufs cuits dansla graisse animale, tous les jours; c’est de ne pas pouvoir se laver, sauf le visage, à mêmeun bassin commun à tous les ouvriers; c’est de faire ses besoins dans des bécossesconstruites en bois rond, non calfeutrées, situées à trente mètres du camp; c’est dedormir sur des branches de sapin recouvertes d’un peu de paille et d’un drap humide etc’est de coucher dans un dortoir avec cinquante gars. Des odeurs et des bruits quidérangent ses nuits, Roland ne parle pas.

Voyant la nostalgie s’emparer de son fils, Adélard essaie de lui faire voir les à-côtésheureux de la vie au chantier, le ramener dans l’esprit des jeux qu’à la maison, ilpratique avec ses frères: - Les soirs de semaine, on est trop fatigué pour s’amuser, mais les dimanches, t’as

du fun.

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Les airs de violon de Narcisse Leblond, les chansons à répondre des frères Castonguay,les trucs d’équilibriste d’Aubert Leduc et ses fils et les jeux de société des hommes dubois plaisent à Roland. Au jeu du tourniquet d’une bouteille vide, il est nul. Mais pourlancer une pièce de monnaie le plus près possible du mur, il excelle.

Adélard, lui, trouve son plaisir dans la dévotion, bien plus que dans le jeu: - La messe, icitte, c’est encore plus beau que dans l’église de Saint-Hubert.

Dans une chapelle improvisée, dépourvue de tout décorum, le sacré acquiert uneprésence intime et familière. Ces hommes rudes qui crachent des jurons au rythme descoups de hache la semaine se laissent attendrir par la dévotion religieuse le dimanche.

Quand le prêtre condamne tous les pécheurs à subir les affres de l’enfer, ils baissent latête en signe de soumission et de regret. Quand il les invite à rendre hommage à Dieu,créateur de toutes choses, ils élèvent leurs regards vers le ciel. Comme un refuge dans unpaysage bucolique, au cœur d’un champ de bataille, la messe dominicale procure à ceshommes privés de douceur, des moments d’élévation proche de l’état de grâce.

Retrempés dans le sentiment de ferveur qui a baigné leur enfance, les bûcheronsoccultent la dureté du labeur quotidien. La cérémonie terminée, l’âme en paix et le corpsreposé, ils attendent avec impatience la fin du dîner pour s’évader dans les histoires derevenants et de fantômes, racontées par de véritables artistes du conte populaire.

En forêt, les plaisirs simples et les prières font oublier la souffrance. Quand Roland veutconnaître les circonstances d’accidents du travail, parfois graves et mortels, survenusdans ce chantier ou ailleurs, Adélard s’assombrit:- Y' faut pas parler de ça.

Pour ne pas sombrer dans la dépression, l’esprit du bûcheron s’efforce de nier le dangerqui le guette, il s’évertue à mettre la peur dans une case de son cerveau qu’il gardeverrouillée. Faire un travail dangereux en pensant au danger, c’est s’exposer àl’incapacité, à la raillerie et au rejet de ses semblables.

...

À la mi-décembre, une chute de température fait jaser les hommes:- On a gelé toute la nuit.

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- C’est pas sortable dehors.

Sur le chemin traversant la clairière menant à la tranchée d’arbres qui leur est désignée,le vent glacial a le champ libre, ce qui accentue le froid. Roland marche rapidement àcôté de son père, sans parvenir à se réchauffer. Une fois au travail, transi de froid malgréses vêtements chauds, Roland s’empresse de se mettre au travail. En forêt, le vent seperd dans la cime des arbres et le froid s’en trouve moins intense. En adoptant un rythmede travail plus rapide que d’habitude, Roland se réchauffe, transpire, mais se fatiguejusqu’à devoir s’arrêter. En quelques minutes, n’ayant plus la force de faire suer soncorps, le froid l’atteint. Roland grelotte comme une feuille dans le vent:- Y' faut que j’arrête Papa. Chu' gelé pis trop fatigué pour me faire suer.

Absorbé par son travail, manoeuvrant aussi rapidement que possible pour garder lachaleur de son corps, Adélard pense que Roland est simplement fatigué:- Va-t’en au camp. J’vas faire la dernière demi-heure tout seul.

Devant la pâleur de Roland, Alexis Malenfant, le cuisinier, l’invite à prendre lemaximum de chaleur près de son gros poêle en fonte. Alexis est aussi soigneur de bobo,guérisseur, conseiller matrimonial, liseur et écriveur de lettres pour les analphabètes. Ausignal du retour au travail, les vêtements de Roland, les seuls qu’il possède, sont encorehumides de transpiration. L’après-midi se passe sans plus de problèmes que quelquesfrissons.

Une toux sèche apparaît quelques jours plus tard. Durant la semaine précédant le retourà la maison, le malaise persiste sans s’aggraver. Lorsqu’il se met à ressentir des douleurssous les côtes, il ne reste plus que trois jours avant le retour à la maison.

La veille de Noël, au moment de partir, Adélard avise son contremaître:- On va revenir après les fêtes.

- Vous êtes de bons bûcherons, on a toujours de l’ouvrage pour des hommesvaillants comme vous autres.

Il est cinq heures du matin lorsqu’Adélard et Roland se mettent en route. L’un sortant del’adolescence, l’autre près de la quarantaine, nul ne pourrait deviner qu’il s’agit d’unpère et de son fils. Petit, mais énergique, le pas court et bien assuré malgré un lourdbaluchon ancré à ses épaules musclées, Adélard regarde droit devant lui. Penché versl’avant pour faire contrepoids à son sac à dos, la longue échine courbée de Roland luidonne l’allure d’une tige d’avoine ployée sous le poids d’épis gorgés d’eau. Sesenjambées sont gauches et incertaines.

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Une pluie fine tombe doucement d’un ciel encore noir. Après deux heures de marche, lejour se lève timidement. Un jour gris comme un lièvre en été. Il pleut, une pluie froide etfine qui semble installée pour ne jamais cesser. À certains endroits, les bottes deshommes glissent sur la glace mouillée; ailleurs, elles s’enfoncent dans des flaques deneige gorgées d’eau. Impitoyable, la pluie traverse les vêtements et se mêle à la sueur.Le corps, par sa chaleur, mène contre le harcèlement du froid, un combat de tous lesinstants. Cinquante-quatre kilomètres séparent le chantier de la maison du Rang Six. Pour éviterl’épuisement, Adélard veut adopter un rythme de croisière lent, quatre kilomètres àl’heure, environ, mais dès qu’ils ralentissent, le froid marque des points:

- On toffera pas la run, Papa.- Y' a des cabanes de chasseurs un peu plus loin, on va se reposer là.

Dans une cahute servant d'affût aux chasseurs, ils se mettent à l’abri de la pluie. Aprèsquelques minutes, le froid les force à repartir. Plus loin, dans une baraque abandonnéepar d’autres bûcherons, ils espèrent, en vain, trouver de quoi faire du feu. Vers midi, à cent mètres de la route, ils remarquent une vieille cabane de chasseur d’oùs’élève un filet de fumée d’un gris assez pâle pour indiquer qu’on y brûle du bois sec:- Y' a quelqu’un là-dedans.

- P’t’être ben qu’on va pouvoir manger là.

- Pis faire sécher notre linge un peu.

À la vue d’un ermite qui ressemble à un ours, les deux voyageurs ont peur. Le curieuxpersonnage lève la main en signe d’amitié:- Bonjours, là, dit-il, en souriant.

- Bonjours, bonjour, Monsieur.

Rassérénés par la jovialité du barbu, Adélard et Roland se présentent. Avant qu’ils aientle temps de demander l’hospitalité, l’homme les invite à entrer.

En 1931, traqué par la police de sa Pologne natale pour un larcin qu’il n’a pas commis,Pavel s’est engagé comme marin pour traverser l’océan et vivre en liberté. Arrivé auCanada, le clandestin a travaillé comme bûcheron tout en fréquentant les Indigènes.Végétarien, il n’était bien ni avec les uns ni avec les autres. Finalement, il a choisi unmode de vie à mi-chemin entre le travail de la terre, qu’il a connu dans son enfance, etcelui des Amérindiens, avec qui il partage le respect de la nature.

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Les deux voyageurs se reposent, font sécher une partie de leurs vêtements, mangent lessandwichs que leur a donnés le cuisinier du camp et boivent de l’eau recueillie dans larivière, par le Polonais. Inquiété par la pâleur et les quintes de toux sèche de Roland, lebon samaritain lui offre de le garder chez lui aussi longtemps que durera la pluie.- Marci, marci à plein, mais, voyez-vous, c’est Noël demain pis on aimerait ben ça

être là pour fêter avec nos' familles.

Pavel se tourne vers l’unique fenêtre de sa cabane, lui aussi aimerait fêter la naissance deJésus avec les siens. Voyant qu’Adélard opine de la tête aux propos de son fils, l’hommen’insiste pas. Reconnaissant envers les habitants de son pays d’adoption, Pavel tient àoffrir quelque chose aux voyageurs:- Moi, donne manger et boire à vous autres pour finir ben le voyage, allez à la

messe, pis embrassez femmes et enfants.

Adélard ne proteste pas, rend grâce à Dieu d’avoir mis ce fascinant personnage sur sonchemin. Fier, il lui offre quelques sous. L’homme refuse:- Moi content de vivre dans ton pays.

Il jette un œil à Roland et ajoute:- Garçon malade, toi garde argent pour docteur.

Plusieurs années plus tard, lorsque la radio annoncera la découverte des ossements d’uninconnu d’une forte taille, Adélard se souviendra. Sans dire mot à personne, il fera brûlerun lampion et dira des prières pour le repos de l’âme de Pavel, l’homme ours.

L’après-midi est pénible. Même libérer des effets les plus lourds de son sac à dos,Roland doit s’arrêter de plus en plus souvent pour reprendre son souffle. Il pleuttoujours. Vers cinq heures, ils profitent d’une accalmie pour avaler le pain, les noisetteset la chair de poisson fumé donnée par le Polonais.

Traversant des petits villages égaillés par l’atmosphère de fête, ils se ravitaillent en eaufraîche et en nourriture. Compatissants, de gais fêtards les enjoignent à boire un peud’alcool.

Parvenus à Saint-Cyprien, ils n’ont plus que dix kilomètres à faire. Même s’il est tard,Roland regarde, ça et là, les lueurs blanches des fenêtres éclairées par une lampe àl’huile, un fanal ou des lampions.- J’ai pu de souffle. Faut s’arrêter Papa!

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- On arrive chez Welly Malenfant. J’ai déjà bûché avec lui. On arrête.

Il est vingt-deux heures et demie lorsque Rolland s’affaisse sur le banc du quêteux. - Y' est malade plus que je pensais, dit Adélard, j’vas l’amener voir le docteur

Lebel.- Y' a l’air vidé ben raide, ton gars. Si tu veux, on va le laisser dormir, pis demain

matin, j’irai le reconduire avec mon cheval.

Après une heure de sommeil sur le banc de bois, Roland se réveille en sursaut, seplaignant de douleur aux côtes. Le fils de Welley sort pour atteler le cheval pendantqu’Adélard et Roland revêtent leur manteau mouillé. Les deux voyageurs repartent endirection de leur maison alors que les Malenfant s’éloignent dans la direction opposée,vers l’Église.

...

À la maison, même après minuit, Éva et ses grands ne dorment pas. La taille gainée parson corset à baleines, Éva porte fièrement la jolie robe qu’elle s’est confectionnée pourNoël. Sur la table, un gros pain doré, des cretons relevés d’herbes salées du Bas-du-Fleuve, du hareng fumé et un pâté à la viande font saliver les adolescents. D’autantqu’ils ont vu la pile de tartes au raisin et aux citrons, qui les attendent. Mais Évas’inquiète:

- Y' mouille depuis le matin, y' ont p’t’être décidé d’attendre à demain.

Il est une heure du matin lorsqu’ils arrivent à la maison. En les entendant entrer dans lacuisine d’été, Éva bondit de son siège:- Mon Dieu Seigneur, mais ça se peut ti?

Elle tremble d’effroi devant le spectacle ahurissant de ces deux hommes, trempésjusqu’aux os, épuisés de fatigue et surtout de Roland, amaigri, blême comme un drap. Ila beau faire semblant que tout va bien, Éva ne le croit pas. Elle court chercher desvêtements propres et invitent les hommes à aller se changer, chacun dans sa chambre.

Régalé par le réveillon d’Éva, Roland trouve l’énergie de taquiner les enfants. Bientôt, lamaisonnée sombre dans un profond sommeil. Mais pas Roland. Éva l’entend tousser, sedécouvrir quand il transpire et s’éveiller en foisonnant.

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Dans ses vêtements chauds, Adélard dort tout habillé. À t-il remarqué la jolie robed’Éva? Le lendemain après-midi, lavé et reposé, il dira que oui.

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Chapitre 27

La mort de Roland, 1942

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Levé tôt le matin de Noël, Adélard se rend à la messe avec ses plus vieux, mais sansRoland qui dormira jusqu’au début de l’après-midi. Ceux-là n’écoutent pas le prêtre quis’évertue à glorifier la naissance de l’Enfant Jésus. Tristes, incapable d’oublier lamaigreur et la pâleur de Roland, l’esprit de Noël et du temps des fêtes ne les rejoint pas.

La cérémonie religieuse terminée, Adélard passe au bureau du docteur Lebel, s’assurequ’il sera là, le lendemain, attelle le cheval et repart vers la maison. Dans la carriole, lesenfants veulent savoir:- Pourquoi, Roland, y' est pas venu à la messe?

- C’est quoi qu’y' a, Roland?

- Y' est fatigué pis y' a l’air d’avoir une grosse grippe.

Peu loquace, Adélard donne les guides à Adrien et sombre dans le sommeil. Les enfantsconversent à voix basse:

- Roland, y' manque jamais la messe.

- Y' aime ça aller chez les voisins pis parler au monde.

- Y' doit être ben malade.

Le cheval trotte lentement sur un chemin de neige glacée. Arrivé dans le Rang Six, enproie à un effroyable cauchemar, Adélard s’exclame: - Attention Roland, la glace va déf...

Le visage crispé, Adélard se réveille en sursaut. Pris d’effrois les enfants le regardents’éponger le front:- J’ai fait un mauvais rêve.

- On appelle ça un cauchemar, Papa.

De cet instant jusqu’à l’arrivée à la maison, personne ne dit mot. Chacun des jeunescomplète le mot de la phrase laissée en suspens sur les lèvres de leur père: ... la glace vadéfoncer. L’horreur prend autant de formes qu’il y a de têtes pour la relayer.

Mais Roland est vivant. Est-il passé près de se noyer? Pourquoi l’image de la morthante-t-elle Adélard? Personne n’ose évoquer l’éventualité, mais personne n’enlève deson esprit l’image de la noyade qui ne s’est pas avérée.

...

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Ce matin-là, inquiète, Éva est restée à la maison pour observer le malade et s’occuperdes plus jeunes. Rassasié par le repas d’œufs, de crêpes et d’un grand bol de thé qu’ilprend en compagnie de sa mère, Roland demande:- Pourquoi vous m’avez pas réveillé pour aller à la messe, Maman?

- T’as toussé toute la nuit.

À l’arrivée des autres, retrouvant sa bonhomie, c’est lui, Roland, qui détendl’atmosphère lourde qui règne dans la demeure et dont il ignore la cause. Sautant d’unejambe sur l’autre, il déclare:- Chu' pas malade. J’ai fait semblant pour que le boss me laisse partir. À Noël, c’est

le temps de danser, c’est pas le temps de bûcher.

Les plus jeunes s’amusent des pitreries du grand frère. Les autres ne sont pas dupes,mais ils jouent le jeu. Même Éva trouve un bon mot:- C’est un cadeau que le petit Jésus vous envoie.

Impressionné par la force de caractère d’Éva, Adélard lui sourit. L’esprit de fête s’étantinstallé, chacun y va du récit de ses aventures:- Omer, y' est pas fin, y' a volé mes biscuits, dit Selva.

- La maîtresse, a m’a mis plein d’étoiles dans mon cahier, dit Yvette.

Les garçons ne sont pas de reste. Adrien raconte:- Y' a un cochon qui est passé à travers les planches de son clos. Y' voulait pas

retourner. J’l’ai piqué avec une fourche. - Moi, dit Léopold, j’ai fait un gros tunnel dans la neige. Pis là la pluie l’a fait

défoncer.

...

Tôt le lendemain, Adélard atèle son cheval le plus rapide et passe prendre le médecin.Sur le chemin du retour, le docteur Lebel s'endort. À son arrivée à la maison, Éva leguide vers le malade. Il examine Roland, le questionne sur l’apparition des symptômeset conclut:

- C’est plus qu’une grippe que vous avez là, jeune homme, c’est une pleurésie.Vous avez de l’eau sur les poumons.

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- C’est pas la tuberculose, toujours ben?

- Non, mais c’est grave.

- Quand c’est que j’vas pouvoir retourner au chantier avec mon père?

- Oubliez le chantier pour cet hiver.

Après quelques précisions données aux parents dans un langage hermétique, le médecinfait ses recommandations:- Le repos total et beaucoup de chaleur, le jour comme la nuit. Il faut faire sortir

l’eau de vos poumons. Pour ça, vous devez transpirer, autant qu’il est possible dele faire.

- On va faire tout ce qu’on peut docteur, assure Éva pendant qu’Adélard s’acquittedu prix de la consultation.

...

Roland a beau s’emmitoufler dans des couvertures de laine, il ne transpire pas beaucoup.Éva s’inquiète:- Ça prendrait un autre poêle, une truie comme y' disent, juste pour faire de la

chaleur.- J’ai peur du feu, Éva.

La cheminée est faite pour brancher un seul tuyau. Adélard sait qu’il pourrait enraccorder un deuxième, juste à l’entrée de la cheminée, mais ça, il ne le fera pas:

- Ça ferait trop de chaleur, le feu prendrait là dedans.

Sa première maison ayant brûlé, il n’est pas question qu’il prenne de chance. Évan’insiste pas. Mieux vaut souffrir du froid à quelques reprises, en hiver, que de risquerun autre incendie.

L’état de santé de Roland exigeant de fréquentes visites chez le médecin, Adélard neretourne pas au chantier, il coupe du bois sur ses lots et prend soin des animaux.

Les jours où il ne fait pas trop froid, Roland transpire abondamment; mais quand lemercure descend sous les dix degrés, il frissonne de froid. Le plus souvent, satranspiration est causée par des montées de fièvre.

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...

En avril, même s’il est plus facile de transpirer, Roland fait toujours de la fièvreaccompagnée de frissons. Découragés, Adélard et Éva vont consulter le docteur Paradisà Rivière-du-Loup. Roland se confie à sa mère:

- À l’hôpital, Maman, y' font pas de miracle.

- Ne dis pas ça, Roland. On va prier, toute la famille, pour que tu guérisses.

- J’ai prié tant que j’ai pu, pis je prie encore moi itou. J’ai demandé un miracle aupetit Jésus. Mais là, Maman, j’y crois pu au miracle.

Après un examen rapide, le médecin ordonne:- À l’hôpital, c’est urgent.

Adélard pense demander combien de temps Roland sera hospitalisé et combien cela luicoûtera, il n’a ni le temps ni le courage de poser les questions.

- Voici ma prescription, j’ai souligné le mot URGENT, ils vont l’admettre, dèsaujourd’hui.

À l’hôpital, deux médecins examinent Roland. L’un d’eux revient au chevet du malade:- Votre cas est grave. Nous devons consulter la direction médicale avant de décider

s’il est pertinent de tenter une intervention. Il est possible qu’on ne puisse pasopérer.

- C’est quoi que vous allez faire, si vous m’opérez pas?

- Une chose à la fois, mon jeune ami.

Le médecin fait signe à Adélard et Éva de le suivre à son bureau. Derrière une porteclose, le médecin précise:- Nous croyons que l’eau qu’il avait sur les poumons s’est transformée en pus. Vous

savez Monsieur Ouellet, dans ces cas-là, il faut intervenir dès les premierssymptômes. C’est en janvier qu’il aurait fallu l’hospitaliser.

- Êtes-vous en train de nous dire que vous pouvez pu rien faire?

- On va tenter l’opération, mais les chances de réussite sont minces.

Le soir, chez Alphonse Santerre, le frère d’Éva ou elle séjourne avec Adélard, la mèresonge aux paroles de Roland. Dans ses prières, elle remet son espoir entre les mains de

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Roméo:- Y' a rien que toi, mon petit ange, qui peux faire de quoi pour lui.

...

L’intervention est tentée dès le lendemain matin, mais en vain. Le chirurgien avise:- Monsieur, Madame Ouellet, nous avons tenté l’opération, mais le poumon est trop

affecté, il n’y a rien faire. - Y' peut ti guérir pareil?

- C’est bien malheureux, mais il est trop tard pour votre fils.

Les paroles désespérantes du médecin ébranlent les parents. Éva confie à son mari ceque Roland lui a dit la veille. Eux seuls croyaient encore aux miracles.

Atterré, les jambes flageolantes, Adélard craint s’effondrer. Laissés seuls, ils sedemandent s’ils seront capables de dire la vérité à leur fils. En approchant de lachambre, Adélard s’arrête: - J’ai peur de manquer de courage, Éva.

Il entrouvre la porte de la chambre. Les mots de l’infirmière s’adressant à Roland lesfigent.- Le docteur, y' a pas pu toucher à votre poumon.

- Ça veut ti dire qu’y' a pu rien à faire?

- La prière, ça aide à affronter le pire. L’aumônier va venir vous voir, à dix heures.

- Ça fait longtemps que je le sais. J’ai eu mon coup de mort en revenant d’Esprit-Saint, la veille de Noël.

Apercevant ses parents dans l’embrasure de la porte, Roland s’inquiète pour eux, ils’efforce de sourire. De tout coeur, il veut les aider à affronter l’épreuve. Adélard peine àle regarder dans les yeux. Roland comprend son malaise:- C’est pas de vot' faute, Papa.

- On n’aurait pas dû r’venir du bois sous c’te maudite pluie-là.

- C’est moi qui voulais revenir, Papa.

- J’aurais pu te laisser chez le gros homme ou ben chez Welly Malenfant.

- J’voulais pas, Papa.

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Il se tourne vers Éva:- Y' faut pas pleurer Maman. Astheure, j’me prépare pour aller trouver Roméo.

C’est ça qu’y' faut dire aux enfants. Allez les trouver. Y' ont besoin de vous autres.

Charmeur, il se tourne vers la soignante:- Icitte y' a plein de belles infirmières qui s’occupent de moi. Pis l’aumônier va

m’aider, lui itou.

...

Quelques jours plus tard, Roland reçoit son congé.- Prenez ces médicaments-là, dit le médecin, ça va soulager la douleur.

De retour chez lui, pour donner un sens à sa vie de mourant, Roland s’efforce d’amuserses frères et sœurs. Quand, mimant gauchement un tour de magie, il provoque l’éclat derire de Selva. Au même moment, Éva entre dans sa chambre. Liliane regarde la scène,tend l’oreille, puis confie à Léopold:- Maman est allée se cacher pour pleurer, je l’ai entendue.

Même si elle peine à admettre l’inéluctable, Éva se préparer au pire. Elle demande àAdélard de rester serein, de se préparer à aider les enfants à vivre la mort prématurée deleur frère.

Affaibli par l’opération inachevée qui n’aura servi qu’à précipiter sa fin, sans s’êtrejamais plaint, Roland s’éteint, deux semaines après son retour parmi les siens. Dans sonhomélie, le célébrant du service religieux parle des joies qui attendent les âmes pures auparadis. Ses belles paroles n’empêchent pas les obsèques de l’aîné de la famille Ouelletd’être tristes, tristes comme une pluie glaciale en hiver.

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Quatrième partie

La fin d'un rêve

1943-1951

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Chapitre 28

Adélard oublie le nom de Monique, 1943

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Une épaisse couche de neige recouvre le sol. C’est le signal qu’attendait Adélard pourreprendre ses semaines de travail dans le chantier de la Fraser, loin de l’autre côté du lacSload. Depuis le matin, Adrien, quinze ans, ne le laisse pas d’une semelle. Il attendl’occasion propice pour répéter sa demande d’aller au chantier avec lui. Au milieu del’après-midi, le père et son garçon se mettent en frais de soulever une herse pour laranger dans un coin de la grange. L’objet est lourd. Avant même que le père n’ait saisison bout, Adrien a déjà levé le sien. Sans sourciller, il dit:

- Chu' aussi fort que vous, Papa. Pis pour bûcher, ça sera pas long que j’vas êtrecapable de tenir mon boute de la sciotte.

Trop orgueilleux pour demander l’aide d’un autre de ses fils, Adélard plie les genoux, sepenche, saisit la tige de métal et se relève péniblement. La tâche terminée, le visagerouge d’avoir trop forcé, il reprend son souffle et dit:

- Je l’sais que tu veux venir bûcher avec moi. Mais ça prend un homme icitte,pour faire le train pis aider ta mère, si elle a des problèmes.

- Léopold est ben capable, lui itou, y' me l’a dit.

Adélard se souvient de l’hiver 1936, quand Éva à failli mourir de froid avec les enfants.Il s’est alors dit: jamais plus j’vas la laisserai toute seule. Serein, il s’assoit en face deson fils:- Quand je serai cartain que Léopold est assez fiable pour me remplacer icitte, les

jours de semaine, tu pourras venir avec moi. Pas avant, même si t’es capable debêcher autant pis plus que moi.

Le soir venu, quand les plus petits se retrouvent au lit, la maisonnée se met à genouxpour la prière du soir. Après le Notre Père, Éva dit: - À soir, y' faut demander au Bon Dieu de protéger vot' père pis de veiller su nous

autres, quand y' va être au chantier.

Après le dernier ainsi soit-il, elle se lève, demande le silence et laisse la parole au maîtrede la maison. Adélard parle aux plus vieux, donne des conseils et fait sesrecommandations à un et à l’autre. Chacun répond:- Inquiétez-vous pas, Papa.

- C’est ben correct, Papa.

Puis il s’adresse au groupe des plus jeunes, demande d’être sage à l’école et d’aider leurmère dans la maison:

- Oui, Papa.

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À sept heures, le lendemain matin, le cheval attend devant la porte. Adélard rentre dansla maison pour embrasser Éva une dernière fois avant de partir. Tous les enfants, petits etgrands, dorment encore.

Après le déjeuner, ceux qui vont à l’école étant partis, Irène, la plus grande des quatrequi, durant la prière de la veille, dormaient, demande à sa mère:- Pourquoi Papa y' est pas là?

Monique sursaute:- C’est vrai ça. J’m’en étais pas aperçu.

Éva dit: - Y' est parti au chantier, y' va r'venir tous les samedis.

Sylvio met son grain de sel: - Moi le savais, l’ai entendu parler avec Adrien, hier. Quand va être grand, je vas

faire un bûcheron, comme Papa.

...

Devant Adélard, une dizaine d’hommes attendent en file. Le commis de la compagniepose et repose les mêmes questions:- Nom, adresse, nombre de personnes à charge, prénom et âge?

Certains s’impatientent:- C’est les mêmes questions que l’année passée.

- Pourquoi qu’y' faut tout recommencer?

- C’est les mêmes questions, mais c’est pas toujours les mêmes réponses. Des fois,y' en a un ou deux de plus; des fois y' en a un ou deux de moins.

Adélard écoute la litanie et fait ses calculs: j’en ai ben dix à la maison. Adrien a quinzeans, Léopold en a quatorze, Noella en a dix. Yvette a neuf. Omer est venu au mondel’année que j’ai passée au feu, en 35, ça y fait huit. Après, c’est Selva, a doit avoir sixans. Si Selva en a six, Yrène en a ben cinq. Y' en as une autre, comment à s’appellecelle-là? À' l’est né l’été 39, ça y fait quatre ans. Après y' a Sylvio qui en a deux, pis

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Florian, le bébé d’un an. Mais comment c’est qu’a s’appelle c’te petite là?

Quand arrive son tour, Adélard ne se rappelle toujours pas du prénom de sa septièmefille. Le commis dit:

- P’t’être ben que vous en avez rien que neuf à déclarer.

- J’en ai dix joual vert. J’sais combien j’ai d’enfants, ciboire. Ma femme en a euquatorze, y' en a deux de morts pis mes deux plus vieilles travaillent au village.

- Mais il faut les nommer, Monsieur Ouellet. Sur les papiers d’impôt dugouvernement, j’peux pas juste dire combien vous en avez. Pis si je dis que lepère ne se rappelle pas du nom de son dixième enfant, y' voudront pas me croire.

Le nom de Bertha ne cesse de revenir à l’esprit d’Adélard: c’est la fille à Pit Plourde.C’est pas la mienne, sacrament. Chu' son parrain, pas son père, maudite affaire.

Le lendemain matin, tout en bourrant sa pipe, Adélard compte les bûches qu’il tirera del’épinette qu’il vient d’ébrancher. Il en compte une dizaine. Le nombre le ramène à satrâlée de personnes à charge. Il repense au baptême de celle dont il a oublié le prénom.Un détail lui revient. Quand Aurore Beaulieu, la marraine de la petite, a donné le nom debaptême, le curé a dit: Sainte Monique était une Berbère catholique, une Berbère et unebergère. Elle contemplait le ciel en gardant ses moutons. Une Berbère, avait répétéAdélard, n’osant pas dire qu’il ignorait le sens de ce mot.

Monique! C’est ça son baptême de nom.

Soulagé, mais honteux, Adélard se demande s’il va retourner au bureau de la compagnie:au nombre de dépendants que j’ai, un de plus, un de moins, ça changera pas grand-chose à mon impôt. Il décide d’y aller: on sait jamais.

Moins pressé que la veille, le commis éclate de rire et dit:- Ça vous en fait plusieurs à bercer en même temps, vous là.

- Ça fait une maudite secousse que j’ai pas fait ça.

- Bercer les petits, les laver pis les changer de couche, c’est une affaire de femme,on sait ça.

- Depuis que j’ai dépassé la dizaine, j’les r’garde pousser, mais j’ai pas grand tempspour m’en occuper.

Le jour suivant, en travaillant, Adélard réfléchit à son rôle de père: quand chu' dans lamaison, j’exarce mon autorité d’homme pis de père de famille. Mais chu' pas souvent là.

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Quand chu' pas dans le bois, icitte, chu' su la terre. Ça fait que c’est Éva pis mesgrandes filles qui élèvent les petits. C’est p’t’être ben pour ça que les noms...

Après le souper, Adélard raconte son oubli à Narcisse Pelletier:- Moi, j’en ai vingt. J’ai pas de misère avec les noms, mais les dates de naissance

pis les âges, jamais j’serais capable de m’rappeler de ça. Une de mes plus vieillesm’a tout écrit c’qu’y' faut sur un papier. Chaque année, j’donne une nouvellefeuille au commis.

- Une bonne idée. J’vas demander ça à Noëlla.

Les deux hommes parlent de leur famille, de la difficulté de trouver des prénoms et desparrains, du nombre d’enfants qu’ils pensaient avoir en se mariant, du nombre qu’ils ont.Adélard dit:

- T’en as vingt, ça doit achever ton affaire?

- Quand j’ai marié ma Marguerite, elle avait seize ans, a l’en a trente-huit. Pis moi,j’fais mon devoir conjugal comme y' faut. Ça fait qu’a l’est encore partie pour lafamille. Est bonne pour encore une couple.

Narcisse réfléchit un moment et ajoute:- Tu sais Adélard, un père de famille nombreuse, c’est pas comme un père de deux

ou trois enfants, c’est un père, pis c’est toute.- Les plus jeunes, j’les connais quasiment pas.

- Comment veux-tu les connaître, t’es jamais là.

- T’as ben raison, Narcisse. N’empêche, ça me crève le cœur de pas être avec euxautres, de parler à chacun. Y' sont tous beaux pis fins à plein.

...

De retour à la maison, le samedi suivant, Adélard embrasse Éva et fait la tournée de samarmaille, en taquine un, caresse les cheveux de l’autre, en lève un au-dessus de sa têteet donne la suce au bébé. Étonnée, Éva se demande ce qui a bien pu se passer pour qu’ildémontre autant d’affection. Il réserve Monique pour la dernière et s’arrête enl’examinant comme s’il ne l’avait jamais regardée:

- T’es une belle fille, Monique, pis c’est toi qui a le plus beau nom.

- Ha, fait la petite, les autres itou y' ont des beaux noms, Papa.

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Dans l’intimité de la chambre à coucher, Adélard raconte sa mésaventure. Éva sourit:- C’était donc ça, ton petit tour de la famille.

Après un moment, elle ajoute:- Tu sais depuis combien de temps t’n’avais pas fait quelque chose comme ça?

- Non.

La dernière fois, c’était juste avant l’incendie de la maison, huit années ont passé depuis.À cette époque, il n’avait que sept enfants.

Plus tard dans la soirée, Adélard rapporte les paroles de Narcisse: c’est normal quand ona une grosse famille de pas se rappeler des plus jeunes. C’est normal, parce qu’on lesconnaît pas. Pour les connaître, y" faut leu' parler, jouer avec eux autres, comme onfaisait quand on n’en avait rien que trois ou quatre.

Éva réfléchit:- C’est pas parce que t’as une grosse famille que tu les connais pas assez. C’est

parce que t’es obligé d’aller travailler dans le bois.

Dans les premières années de leur vie commune, ces gestes qu’Adélard a posésaujourd’hui, il les répétait tous les jours. Éva, se demande ce qui s’est passé dans la viede son mari pour qu’il s’éloigne ainsi de ses petits. Elle se lève pour jeter un œil à laforêt qui entoure la majeure partie de la maison. Adélard la rejoint:- Dis-moi ce qui te trotte dans la tête, Éva?

Elle dit énigmatique:- Quand un homme réalise ses rêves, y' clame son bonheur à qui veut l’entendre.

Pis y' a jamais trop de monde autour de lui. Mais quand y' peut pas les réaliser...

Elle s’interrompt. Dans sa tête, tout éclate: quand Luc, son père, est parti aux États-Unis, Adélard a voulu prouver qu’y' avait raison de rester sur la ferme. Y' pensaitpouvoir acheter autant de lots qu’y' aurait de fils, mais y' a toujours été pris pour payerdes dettes, toujours plus grosses. En vingt-cinq, quand son père lui a demandé une renteviagère, y' est devenu amer. En trente-cinq, quand on a passé au feu, y' étaitcomplètement découragé. En trente-six, quand on a failli mourir de froid dans lamaison, y' s’en voulait à mort. En trente-sept, quand y' a perdu son bois à cause de lagrande coulée, y' a pardu le goût de vivre. En quarante-deux, quand Roland est mort, y's’en n’est pas remis, y' vieilli de deux ans par année depuis longtemps. Toutes les foisque le ciel lui est tombé sur la tête, Adélard s’est refermé un peu plus sur lui-même.

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C’est comme ça qu’y' a vécu. Pendant ce temps, la guerre mondiale fait rage en Europe. S’il était vivant, Roland auraitl’âge d’être sous les drapeaux. Éva se dit: pourvu que ça finisse avant qu’Adrien aitl’âge d’y aller.

Elle se tourne vers son mari, mais garde ses réflexions pour elle. Éva sait qu'Adélards’entête à croire qu’il va pouvoir acheter des lots pour y établir ses fils. Elle ne veut pasle blesser avec tous ces malheurs. Elle dit:- Les enfants, moi, j’les aime pour deux. Toi, tu les aimes d’une autre façon. T’as

toujours fait le mieux pour eux autres pis tu vas continuer.

Les enfants d’Éva sont toute sa vie. Elle prend son mari par le bras et l’amène au lit:- Des enfants, j'vas en prendre autant que le Bon Dieu va m’en donner. Si tu veux,

on peut y demander si y' en a encore un pour nous autres.

Berthier naîtra en octobre 1944.

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Chapitre 29

Les échos de la guerre, 1945

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En entrant dans le magasin général pour acheter de la farine et du hareng, Adélards’étonne. Au fond de la pièce où ils ont l’habitude de jouer aux cartes et palabrer entreamis, un groupe d’hommes, silencieux, entourent une boîte brune déposée sur la table.Adélard s’avance. À travers des grincements insolites, une voix d’homme, à peineaudible, l’atteint. Un voisin lui fait signe d’approcher:

- Faut que t’écoutes ça, Adélard.

Depuis des années qu’on en parlait, la radio est enfin arrivée au village. La voix érailléede Marcel Ouimet répète: L'armée allemande d’Adolph Hitler a envahi France. Autourde la table, c’est la consternation:

- Sans la France, les alliés vont pardre la guerre.

- Les Allemands sont trop fort, y' vont venir jusqu’icitte.

Depuis l’entrée en guerre du Canada, en 1939, la radio a pris un essor immense dans lesvilles d’abord, dans les campagnes ensuite. Au début, les hommes se réunissaient dansdes lieux publics pour s’informer de la politique et du conflit armé. Après avoir obtenule droit de vote, en 1940, les femmes ont réclamé de leur mari qu’il achète des appareilsradio pour la maison:

- On veut savoir ce qui se passe au front.

- J’veux entendre le Général de Gaule, quand y' appelle les Français à larésistance.

Les mères qui ont des fils à la guerre veulent apprendre, en même temps que leshommes, l’annonce des noms de ceux qui sont morts sur le champ de bataille et desblessés qui reviennent.

...

Après l’armistice avec l’Allemagne, le conflit s’est déplacé vers le pays du soleil levant,là où des kamikazes donnent leur vie pour la gloire de la nation nipponne. Le six août1945, la radio ne parle pas de paix ni de soldats blessés ou morts. Une bombe atomique,l’extrême horreur, vient de détruire la ville d’Hiroshima. Le lecteur du bulletin cite leprésident des États-Unis qui évoque la supériorité de l’Amérique et la fin prochaine deshostilités. Ailleurs dans le monde, on rapporte les réactions des Japonais: Les morts sonttrop nombreux pour les compter. (...) Pratiquement tous les êtres vivants, humains etanimaux, ont été littéralement brûlés vifs par la déflagration. (...) L'emploi de lanouvelle bombe est une violation du droit international, la puissance de destruction de

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la bombe nucléaire s'étend sur une large zone dans laquelle les gens, dans les rues ou àla campagne, sont calcinés par la chaleur qui se dégage de l'explosion.

La référence aux gens des campagnes donne des sueurs froides à Éva. Elle saisit Adrienpar le bras:

- Avec c’te bombe-là, on peut se faire tuer jusqu’icitte, sur la terre.

- Pis pas besoin d’être un soldat, ajoute Adrien.

La guerre mondiale se termine par une deuxième bombe atomique, Nagasaki est détruiteà son tour. Les États-Unis ont décidé d’imposer leur puissance. Les armes sont venues àbout d’un conflit. Dans combien de temps les haines se chargeront-elles de les raviver?

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Chapitre 30

La fin des études de Noella et de Yvette, 1945

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Il pleut depuis trois semaines et les récoltes sont en péril. En chaire, le curé donne auxcultivateurs la permission de travailler le dimanche. Dans les champs, trois garçons etquatre filles, âgés de neuf à dix-sept ans, aident Adélard. Une semaine plus tard, lafenaison de l’été 1945 est sauvée. Quand viendra le temps de ramasser les pommes deterre, même si l’école est recommencée, on fera une autre corvée familiale d’unesemaine entière.

Quand elles ne sont pas au champ avec leur père, les filles aident leur mère. Ensemble,elles prennent soin des cinq plus petits, entretiennent la maison, traient les vaches,préparent les repas pour treize personnes, mettent des légumes en conserves, cardent etfilent la laine des moutons, confectionnent des vêtements chauds pour l’hiver, tissent descouvertures sur le métier, barattent le beurre et boulangent le pain. À quarante ans, Évaest au bord de l’épuisement. Pour une rare fois depuis la naissance de Roland, alors queBerthier, son nourrisson, aura bientôt un an, elle n’est pas enceinte.

Durant les vacances scolaires, sous le soleil ardent de l’été, les enfants cueillent desfruits sauvages, sarclent le jardin potager et font mille autres tâches.

...

Fin août, Adélard fait le compte de l’argent qu’il va retirer de la vente du bois, despatates et des animaux de boucherie. Comme chaque année, Éva s’inquiète: - L’école va recommencer la semaine prochaine, j’en ai six à préparer c’t’année, ça

coûte cher à plein.

Soucieux, sachant qu’il n’a pas de quoi payer la totalité de ses dettes, Adélard demande:- Y' ont quel âge les plus vieilles?

- Noëlla a douze ans, pis Yvette onze. Pourquoi?

- T’as trop de travail, Éva, tu devrais les garder pour t’aider.

- Noëlla m’aide beaucoup après l’école, pis Yvette est vaillante itou. J’en demandepas plus.

Quelques jours plus tard, Adélard revient sur le sujet:- Ça coûterait moins cher si y' en avait deux de moins à l’école, pis...

Devinant où son mari veut en venir, Éva répond sèchement:

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- Y' est pas question de les faire travailler, Adélard?

- Les petites filles sont fortes, pis en bonne santé, elles savent quasiment tout fairedans une maison. Y' en a ben qui travaillent à c’t’âge là.

- Un peu d’instruction, c’est ce qu’on peut donner de mieux à nos enfants.

- Y' savent lire, compter pis écrire, c’est ce qu’y' faut.

- Si on veut avoir une sœur ou ben une maîtresse d’école dans la famille, y' fautqu’elles aillent à l’école.

Éva touche un point sensible: une vocation dans la famille, Ça se peut ti? Non,Monsieur le Curé me l’aurait dit. Adélard insiste: - Anita pis Liliane ont commencé à travailler à c’t’âge là.

- Oui, mais avec un peu d’instruction, les filles seraient capables de gagner plus, pisavoir des meilleures jobs, itou.

- Avec les dettes qu’on a, Éva, on n’a pas les moyens de les faire instruire. Plusvieilles, elles vont se marier, pis avoir des enfants. C’est pas une année de plus àl’école qui va changer grand-chose.

...

Le jour de la rentrée scolaire, Noëlla et Yvette sont gaies, heureuses de retrouver lescompagnes de classe. Pour elles, l’école c’est la discipline, le travail, les devoirs et lesleçons, mais c’est aussi la découverte d’un autre univers, le plaisir de pouvoir dire: j’aicompris, Madame! La joie de jouer avec les chiffres, de réaliser des calculs que leursparents ne peuvent pas faire. Leur sac d’école sur le dos, la poignée de la porte dans samain, elles sont prêtes à partir avec les plus jeunes.

Étonnée de ne pas voir sa mère qui d’ordinaire s’inquiète pour tout et pour rien, quandc’est le temps de partir Noëlla demande:- Où elle est, Maman?

Hésitant, sur un ton chagriné, Adélard répond:- Vous êtes des grandes filles astheure. Vous êtes capables de vous rendre utiles

icitte ou ben au village, quand y' a de la job. L’école, c’est fini pour vous autres.- L’école Papa, c’est utile itou, dit Noëlla, en courant vers l’escalier menant à sa

chambre.

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Éberluée, Yvette reste là un moment, puis déguerpit, à son tour.- Ça veut ti dire qu’on peut pu aller à l’école, Noëlla?

- C’est ben ça, répond sèchement l’autre, encore sous le choc d’avoir répliqué à sonpère.

Éva est bouleversée, Noëlla ne pourra pas reprendre sa septième année et Yvette nefinira jamais son cours primaire.

Les yeux rougis d’avoir pleuré, incapable d’appuyer son mari par sa présence, Éva estrestée dans sa chambre. Revenu vers elle en silence, Adélard voudrait clamer sonimpuissance. Éva exprime son amertume:- J’sais que tu fais pour le mieux, Adélard, mais ça me fait ben de la peine pareil.

- Moi itou, ça me fait de la peine, Éva. Si j’avais le choix, j’les enverrais tous àl’école, les gars comme les filles, aussi longtemps qu’y' seraient capables.

Peu remise de ses émotions, Éva trouve le courage d’aller consoler ses filles. Elles nepleurent plus. Yvette joue avec des crayons de couleur. Noëlla ayant échoué sa septièmeannée à cause de ses nombreuses journées d’absences, elle tenait à la reprendre. Fière,elle dit:

- Chu' aussi intelligente que les autres, vous savez.

Elle n’aura jamais la chance de le prouver.- J’le sais pourquoi t’as pas réussi ton année, ma fille. C’est parce que Florian pis

Berthier y' ont été malades souvent. Pis toi, t’as pas arrêté de m’aider, pis de t’enoccuper. C’est pour ça que t’as pas réussi.

- C’t’année, les bébés sont plus grands, j’aurais pu me reprendre.

Au cours des mois suivants, les deux filles sont demandées pour travailler chez des gensde la paroisse. Les quelques dollars qu’elles gagnent servent à rembourser une partinfime de la dette familiale. Au Jour-de-l’An, elles reçoivent, en cadeau, un chapeletneuf. Un baume sur une douleur morale, un cataplasme dérisoire sur une plaie vive.

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Chapitre 31

L’école numéro six, 1946

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Au son de la cloche, deux par deux, des plus petits aux plus grands, les filles devant lesgarçons, les trente-deux élèves de l’école défilent en silence devant Magella, laMaîtresse des lieux.

Construite en bois, l’école numéro six du Canton Hocquart ressemble à quatre millesautres semblables, vouées à l’enseignement primaire, depuis plus d’un siècle, dans lescampagnes québécoises.

Monté sur une tribune, le bureau de l’enseignante fait face à deux rangées de pupitresfixés au sol. Éclairée au sud et à l’ouest par plusieurs fenêtres, la classe contient deuxtableaux noirs, une armoire vitrée contenant quelques livres, un poêle en fonte à deux-ponts, une horloge murale, un crucifix et des icônes religieux.

Adjacents à la classe, une cuisine et une chambre à coucher sont les appartements privésde la maîtresse d’école.

Derrière la classe, sous un toit en pente, vingt cordes de bois de chauffage sontentreposées. Au fond de cette remise, deux portes s’ouvrent sur les latrines. À l’intérieur,sur un banc en planches, un trou rond de vingt-cinq centimètres a été pratiqué.

Debout, les mains jointes, les élèves attendent l’ordre de s’agenouiller pour la prière dumatin. La dévotion terminée, ils sont autorisés à s’asseoir en attendant les consignes.Pendant que les plus jeunes sont conviés à faire des exercices d’écriture etd’arithmétique, les plus grands sont appelés, tour à tour et par niveaux, pour remettreleurs devoirs et réciter leurs leçons. Le catéchisme et l’histoire sainte passent avant lesautres matières, suivent l’histoire du Canada et la géographie. Une fois par semaine,l’institutrice initie les écoliers au dessin, à la couture et aux travaux manuels. Après laprière du midi, ils apprennent des cantiques et des chansons du répertoire folklorique.Tous les jours, ils reçoivent des leçons de bienséance.

Responsable de l’éducation scolaire des élèves qui lui sont confiés par les parents,l’institutrice a aussi le devoir d’agir en leurs noms, de récompenser et de punir lesenfants, comme ils le feraient eux-mêmes. À la fois surveillée et soutenue parl’inspecteur d’école, le curé du village, les commissaires et les parents, l’institutricevéhicule les valeurs sociales et religieuses de son temps.

L’exercice de ce vendredi après-midi consiste à reproduire en dessin, l’image d’unmouton blanc, bêtement représenté, sans décor, dans le cahier d’exercice des élèves dequatrième année. Avec application, Omer prend les mesures des parties du corps dumouton, fait plusieurs marques à l’aide de son crayon, regarde attentivement les courbes

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qui séparent les points noirs et trace les lignes les plus courtes en exerçant une légèrepression sur la mine.

En plaçant sa main sur les lignes du mouton, Omer constate que la courbe qu’il obtientdans l’espace entre son pouce et son index correspond parfaitement à celle de lacourbure la plus longue et la plus irrégulière de la bête, son arrière-train. Pour obtenirune forme identique à celle du modèle, il n’a qu’à placer sa main ouverte sur le cahierd’exercices, ouvrir ses doigts de manière à rejoindre la courbe, la soulever en gardant lamême ouverture des doigts, la déposer sur sa feuille et tracer la ligne en suivant la peauétirée de sa main. Le résultat est parfait, trop parfait. L’institutrice croit qu’il a triché:- Avoue que t’as calqué!

- Non, j’ai pas calqué!

Omer se défend, tente d’expliquer comment il s’y est pris, jure qu’il dit la vérité,Magella ne le croit pas. Il doit avouer sa faute.

Magella tient le poignet d’Omer. De sa claquette en bois d’érable jauni, elle frappe àrépétition sur le dos de la main du garçon. Dans un effort ultime pour dégager son bras,mobilisant toutes les forces de son corps, il donne un coup sec. L’effort est vain, lemouvement ne réussit qu’à faire pénétrer dans sa chair, les ongles élimés de Magella. Lamaîtresse d’école n’en démord pas:- Avoue que t’as calqué.

Omer a mal, mais il s’efforce de ne pas pleurer. Quand il réalise que les derniers coupsassénés sont moins douloureux que les précédents, que sa main est engourdie, il pense àautre chose. Une scène de sa tendre enfance lui revient à l’esprit. Dans sa couchette où ilmanque d’espace pour allonger ses jambes, écrasé sur les genoux, les hanches appuyéessur les barreaux, la jaquette relevée et les fesses à l’air, il est soulevé par Roland et lancésur le lit des grands. Il croit entendre son frère, aujourd’hui décédé, lui dire: cache touéle cul. Omer sourit. Pour se cacher le postérieur, il se tournait sur lui-même, le pénis àl’air. Ses frères riaient de lui. Il riait avec eux. La honte de se voir humilié devant la classe lui fait plus de mal que les coups declaquette. La vue de son sang sous les ongles de l’institutrice l’effraie. Mais de là àavouer une faute qu’il n’a pas commise? Jamais!

D’un coup d’œil rapide dans la classe, la maîtresse constate, stupéfaite, que les élèves,surtout les grands, loin de plaindre Omer, sont en admiration devant son courage.Magella lâche sa poigne:

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- J’vas le dire à ton père. Y' va régler ton cas.

Pour bien des parents, une punition appliquée par la maîtresse d’école doit êtreconfirmée par un châtiment encore plus rude de la part du père.

Les enfants regardent Omer revenir vers son pupitre. Pour être sorti gagnant des griffesde Magella, il acquiert le statut de héros. Elle le sait. Jamais elle ne mettra sa menace àexécution.

Dans sa vie professionnelle, Magella ne dispose pas d’une seconde par mois pourprocéder à des évaluations autres que celles des matières académiques. Le rôle del’institutrice n’est pas d’observer et de mettre en évidence les qualités personnelles desélèves. Ce n’est le rôle de personne, sauf pour une exception, les signes d’une vocationreligieuse. Dans ces cas, les parents, l'institutrice et même les voisins doivent féliciterl’enfant, lui dire qu’il bénéficie d’une grâce du ciel et l’inciter à confier au curé son désirde consacrer sa vie à Dieu. Reconnaître et stimuler les talents individuels n’entrent pas dans la mission del’institutrice. Au contraire, elle doit niveler les têtes qui veulent trop se distinguer etcontraindre les plus récalcitrants aux vertus de l’obéissance.

De retour à la maison, Omer tente en vain de cacher à sa mère, sa main enflée:- Veux-tu ben me dire c’qui t’es arrivé?

- C’est la corde de bois qui a déboulé sur ma main. Sauf sa mère qui n’en parle pas pour éviter qu’on se moque du lui. Personne neremarque le talent d’artiste en herbe de l’écolier. Il est comme il est. Ça ne veut rien direde plus. S’il en était conscient, il s’en cacherait, par peur de passer pour un artiste.

Non, Omer ne passera pas pour un artiste. N’empêche qu’il sera toujours aussiimaginatif et porté à créer quelques objets originaux. Plus tard dans sa vie, il construirade ses mains, avec des matériaux recyclés, un tricycle géant. L’oeuvre fera partie dupatrimoine familial d’un riche collectionneur américain. Omer sera fier quand on luidira:- T’es un vrai artiste, mon frère!

Dans son âme, il aura toujours été un créateur. Mais dans le monde de son enfance, lecréateur s’est rangé du côté des Mozart assassinés.

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...

Dans le cours de l’automne, Magella cherche en vain sa claquette. Comme elle la gardetoujours près d’elle, il ne lui vient pas à l’esprit d’accuser un élève. À la fonte desneiges, sur le bord du fossé, du côté qu’elle n’emprunte jamais, elle retrouveral’instrument, flottant sur l’eau comme un cadavre.

Venue de Sainte-Rose-du-Dégelé, à cinquante kilomètres du Rang Six, MagellaThibault, vingt et un ans, possède déjà quelques années d’expérience dansl’enseignement. Quand elle a offert ses services à la Commission scolaire de Saint-Hubert, elle exigea d’être logée et nourrie chez un voisin de l’école. Dans le passé, àl’époque où les jeunes femmes habitaient sur le lieu de travail, plusieurs ont été victimesd’agressions. Aujourd’hui, seules les habituées de longue date acceptent de perpétuercette pratique.

Formé dans la tradition des dogmes religieux et des vérités immuables, Magellas’évertue à faire respecter à la lettre les règles de l’école et la bienséance. Donner ourecevoir quelque chose de la main gauche ou monter un escalier devant les filles nepasse pas sans un coup de férule sur le dos de la main. Ne pas s’excuser en passantdevant la tribune de l’institutrice, ne pas demander la permission pour aller à la toiletteet ne pas baisser les yeux quand elle parle à un élève sont autant d’occasions de faire dudressage de caractère.

Sur le Rang Six, Magella a la réputation d’être une véritable éducatrice, une femmedigne du titre de Maîtresse. À l’école, les filles la craignent et l’admirent tout à la fois:- Elle nous apprend à vivre, dit Selva.

- Toi, t’as toujours été la chouchoute des maîtresses, dit Omer.

Quand les élèves sont turbulents, Magella passe dans les allées et claque à gauche et àdroite. Tous y passent. Mais, du côté des filles la main à moins de poids que du côté desgarçons:- Pis à part de ça, dit Omer, toi, à te touche quasiment pas.

- Si les garçons étaient obéissants comme les filles, a taperait pas parsonne. C’estde vot' faute.

Dans les cahiers d’exercices, les petites filles sages ont toujours les plus beaux rôles.Joyeuses et souriantes, elles obéissent à l'autorité sans trop se poser de question. Plus

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elles s’approchent de la septième année, plus l’accent est mis sur la chance qu’ont lesmeilleures élèves de travailler chez des gens importants et de rencontrer des futursépoux qui seront capables de les rendre heureuses, de bons chrétiens.

Dans les cahiers scolaires, le rôle de l’homme est souvent mystérieux alors que celui dela femme ne laisse aucune place à l’imprévue. Chef de famille, le mari pourvoit auxbesoins des siens, s’intéresse à la politique et participe aux œuvres caritatives. S’il luiarrive de rentrer tard à la maison, d’avoir des sautes d’humeur, de se laisser aller à boireou à d’autres faiblesses, sa femme doit redoubler de compréhension et de soinsaffectueux. Le rôle de la femme est de soutenir son mari, sans jamais l’importuner avecses soucis à elles. Comme le prêtre est le serviteur de Dieu, la femme est la servante del’homme. Première de classe, jolie comme un cœur et toujours prête à rendre service àl’institutrice, Selva est dans les bonnes grâces de Magella. Un jour que la petite a eu unproblème avec un exercice d’arithmétique, l’enseignante lui suggère de rester aprèsl’école pour qu'elle puisse l’aider. Tout en donnant les explications, Magella lui caresseles cheveux et dit:- Ça te ferait bien, des tresses. Tu permets que je t’en fasse?

- Cartain, Madame.

Un autre jour, elle prend Selva à l’écart et lui dit:- J’pense que tu ferais une bonne maîtresse d’école.

- J’aimerais ça, mais j’serais pas aussi bonne que vous, Madame.

- Faut pas dire ça, voyons...

Quelques semaines plus tard, un jour où elle a des problèmes de discipline avec ungarçon de deuxième année, elle dit à Selva:- Si tu veux devenir institutrice, il faut que tu te pratiques.

- Si vous pensez que j’serais capable, Madame...

- C’est toi qui vas surveiller les petits de première et de deuxième année.

Selva s’empresse de terminer ses travaux et se met en frais de jouer à l’enseignante avecl’autorité d’une maîtresse d’école. Magella sourit. Au milieu de l’exercice, le garçon quiavait manqué de respect pour un autre élève et forcé l’institutrice à sévir se met àregimber. Magella s’approche et remet sa férule à Selva: - Si tu veux devenir une institutrice, tu dois apprendre à te faire respecter.

- Oui, Madame.

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Selva prend l’objet, le met sur le coin de son pupitre et s’empresse d’aider l’élèverécalcitrant. Par bonheur, il se calme. À la fin de la journée, Selva remet la férule àMagella:- J’en ai pas eu besoin, Madame.

Après un silence, elle ajoute:- J’aimerais mieux me servir de ma règle.

- C’est comme tu voudras, Selva.

Est-ce par crainte de la réaction des élèves ou par scrupule? Elle n’utilisera jamais larègle ni autre chose que son autorité personnelle pour se faire respecter des petits.

...

Dans les grosses familles du Rang Six, les moeurs varient d’une maison à l’autre. Pouréviter les disputes entre voisins, personne ne parle ouvertement de ce que tous savent, dumoins les adultes. Tel père bat ses enfants à coup de fouet. Un autre et son frère sontincestueux. Une femme se réfugie dans sa chambre quand il vient quelqu’un chez elle.La pauvreté culturelle et les mœurs dépravées ne sont cependant pas la norme. Certainesfamilles sont des modèles de dignité et de respect des autres. Dans ce microcosme de lasociété environnante, les parents comptent sur l’enseignement de la religion pourmaintenir les valeurs civilisatrices auxquelles ils adhèrent: - Avec les gangs de tannants, pis les têtes de cochon qu’on a par icitte, dit Albert

Plourde, ça prend des maîtresses qui ont de la poigne.

Un mois après l’épreuve de force entre Magella et Omer, les élèves de sixième annéesont en rang devant Magella. Celui qui reçoit les meilleures notes passe à la tête de larangée, à la droite de l’institutrice; le moins bon se retrouve à l’autre bout, à la queue. Ladernière question s’adresse à ce dernier, Jean-Guy:- Le Pape est-il infaillible?

Incapable de répondre, le garçon reste coi. Magella lève la voix:- T’as pas appris ta leçon. Pis quand t’as marché au catéchisme, t’as pas écouté

Monsieur le Curé. Tout le monde doit savoir que sur les questions théologiques, lepape ne peut pas se tromper. C’est une vérité immuable.

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Jean-Guy tente de justifier son ignorance:- Quand y' parle avec des mots longs de même, moi, j’comprends rien.

C’en est trop, ce garçon aussi grand qu’elle mérite une punition exemplaire. Magella setourne vers Omer:- Va me chercher un rondin.

- Oui, Madame.

Se doutant qu’il s’agit d’un instrument de correction, Omer ne sait que faire. Il attrape leplus petit rondin de bouleau blanc qu’il voit et, gardant la tête basse, le remet àl’institutrice. Elle dépose l’objet contondant sur son bureau.- Toi, viens ici, ordonne-t-elle à Jean-Guy.

D’un geste brusque et rapide, elle attrape le garçon par le cou, lui met la tête entre sesjambes, saisit la pièce de bois et, devant les trente et un élèves médusés, lui administreune volée de coups sur les fesses et le bas du dos.

Quand enfin elle le lâche, il se redresse avec peine. Ses frères, Émile et Marius, se lèventpour venir à son secours.- Restez à vos places.

Balayant la classe d’un regard glacial, elle ajoute:- Pis pas un mot de ça à personne.

Craignant de voir Jean-Guy recevoir une autre fessée, ni lui ni ses frères ne se plaignentà leurs parents de ce qui s’est passé à l’école ce jour-là. Mais Edmond, leur père, n’estpas aveugle, les blessures qu’a subies son fils le révoltent. - Qui c’est qui t’a fait ça?

Jean-Guy choisit de mentir:- J’ai tombé en jouant dans la grange.

- Tu mens, ta mère t’as vu r'venir de l’école de même.

- Toi, Émile, dis-moi ce qui s’est passé.

- J’peux pas Papa, a' nous a dit de pas parler de ça.

Edmond lève le poing vers les deux qui n’ont pas subi les foudres de Magella:- Parlez, ou ben vous allez en manger une maudite.

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Par peur d’un châtiment aussi terrible que celui subi par Jean-Guy, les deux frèresracontent. - La prochaine fois, dit le père, t’apprendras tes leçons. Pour c’te fois citte, ça m’as

l’air que t’a eu ce que tu méritais.

Les images de violence de ce jour-là demeureront gravées à vie dans l’esprit desécoliers. Des décennies plus tard, ils en parleront encore.

...

Le printemps suivant, au moment où Magella convie les élèves à la prière du matin, elleest mise en alerte par des bruits de sommiers et des mugissements d’animaux provenantde la pièce voisine.- Salomon, ordonne-t-elle à un gros garçon joufflu, doux de caractère, va voir ce

qui fait ce bruit-là?

Sachant ce qu’il y trouvera, il hésite un moment: qu’est-ce que j’vas y' dire? En voyantle veau se débattre sur le matelas pour se dégager des entraves qui lui retiennent lesquatre pattes, le garçon ne peut retenir un rire sonore. En l’entendant, une demi-douzained’élèves éclatent en écho, ce qui provoque l’ire de la maîtresse.

D’un pas militaire, elle marche vers la chambre. Plié en deux dans l’embrasure de laporte, Salomon ne la voit pas venir. Elle l’attrape par la chemise et le fond de culotte etle laisse choir sur son pupitre. La main droite de Salomon glisse sur la charnière de sonpupitre et lui déchire la peau. Il ne rit plus.

Pointant l’index vers les garçons qui ne trouvent pas ça drôle, elle ordonne:- Vous autres, sortez moi c’te veau-là, dehors!

En vitesse, deux d’entre eux transportent l’animal, le déposent sur le perron de l’école ettentent de le libérer. Les garçons n’arrivent pas à dénouer le lien:- On n’a rien pour couper la corde.

- Voulez-vous qu’on le laisse su le perron?

Les couteaux de poche des élèves ayant été confisqués en janvier, Magella hésite uninstant avant d’en rendre un. Elle lance une paire de ciseaux en direction des deux

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garçons:- Débrouillez-vous avec ça.

- Oui, Madame.

Âgé d’à peine trois semaines, l’animal se relève péniblement et se réfugie dans la courdu voisin d’en face, là où habitent Jean-Guy et ses frères. L’enquête de l’institutricecommence:- Quelqu’un peut me dire à qui appartient c’te bête-là?

Personne ne répond. Est-ce par solidarité avec les malfaisants? Est-ce par peur desreprésailles de ses derniers? Personne ne les trahit. - Vous ne voulez pas parler, j’le saurai bien pareil.

Tous ceux qui ont eu le malheur de rire sont invités à passer dans la cuisine, un aprèsl’autre. Chacun reçoit une dizaine de coups de fouet sur le dos et les fesses. Une semaineplus tard, le fameux fouet en cuir, muni d’une douille en métal à son extrémité, seretrouve dans le lac à Wilfrid Plourde. Magella ne retrouvera jamais l’instrument. Ellene saura jamais non plus qui le lui a subtilisé.

Après le départ des élèves, Magella rend visite aux parents. Tous ont de jeunes veaux.Personne n’est au courant du tour joué à l’institutrice. Certains se pincent les lèvres pourne pas rire. Opiniâtre, elle fait la tournée des étables et finit par trouver l’animal encoremarqué par la blessure laissée par les entraves. Le père se confond en excuses, jure qu’ilignorait tout et promet de punir ses fils comme ils le méritent.

...

Le premier dimanche des vacances, par la publication des bans, les paroissiensapprennent le mariage de Magella avec le fils de ses logeurs. Mariée, elle ne pourra plusenseigner. Les élèves sont soulagés, surtout les garçons. Chez les parents, lescommentaires divergent:- C’était une ben bonne maîtresse, mais elle était trop sévère.

- Pour enseigner par icitte, ça prend de l’autorité pis de la poigne.

Dans l’appréciation du règne de Magella, Éva a le dernier mot:- Y' me semble, moi, que l’autorité pis la sévérité, ça va pas toujours ensemble. À

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force de donner des coups, Magella a' l’a fini par endurcir les plus durs.

Tout au cours de sa vie d’épouse et de femme de commerçant, Magella conservera une réputation de personne douce et chaleureuse. Ses anciens élèves lui pardonneront ses excès, mais aucun n’oubliera son autoritarisme.

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Chapitre 32

L’achat d’un troisième lot, 1946

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À la veille de la pâque de 1946, Adélard et Adrien rentrent du chantier, musclé commedes athlètes, débordant d’appétit et les poches bourrés d’argent. Après de joyeusesretrouvailles, Adélard et Éva font le bilan de la situation:

- Adrien pis moi, on ramène chacun quatre cents piastres claires.

Réjouie de voir tant d’argent, Éva ajoute aux bonnes nouvelles:- Avec ce que les filles m’ont donné, j’ai pas eu besoin de faire marquer autant que

de coutume.

À ces revenus s’ajoutent, année après année, les bénéfices tirés de la vente de cinquantecordes de bois coupées sur les lots un et deux, d’une douzaine de brebis, d’une demi-douzaine de veaux et d’autant de porcs engraissés.

Fébrile, Éva demande:- On va ti pouvoir payer toutes nos dettes?

- J’ai additionné ce qu’on doit aux marchands, ça fait pas loin de quatre centspiastres.

Ni lui ni elle ne mentionnent les factures de l’hôpital de Rivière-du-Loup et desmédecins qui ont soigné Roland. Après quatre ans, la note n’a pas baissé. Adélard nepaye que les intérêts.

Il sourit quand même. Un de ses projets va se réaliser:- Je pense acheter le lot du nord, icitte. Not' maison est construite dessus.

Depuis toujours Adélard pense acheter ce lot au quart défriché et bien pourvu en bois.Avec ce lot il pourrait récolter plus de céréales, semer et vendre plus des patates,augmenter son cheptel de vaches et de moutons. Mais, le plus important:

- J’aurai pu besoin d’aller passer tous mes hivers dans le bois, Éva.

- Y' a rien qui me ferait plus plaisir que ça, Adélard.

- Ça fait longtemps que tu me demandes un deuxième jardin, ben tu l’auras.

Adélard a déjà fait les premières démarches:- Gérard Beaulieu, qui a hérité de son père David, m’a dit qu’y' me le laisserait

pour huit cents piastres, deux cents comptant, pis le reste à cent piastres parannée.

Réaliste, Éva avise:

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- Moi, j’ai besoin de tissu, d’un rouet pis du fil pour le métier à tisser. Pis lesenfants, y' en a cinq ou six qui ont besoin de chaussures.

Elle réfléchit et ajoute:- Si on a plus de vaches, on va être capable de vendre de la crème, mais pour ça, ça

nous prend une centrifugeuse.

Dix-neuf mois sans grossesse, Éva se touche le ventre: j'ai quarante et un an, ça se peuttique j’m’arrête à quinze enfants? Plus de nourrissons, moins de dépenses et plus derevenus pour la famille, elle voit l’avenir avec l’espoir de vivre des jours heureux.

Pour cultiver une plus grande surface de sol, Adélard doit acheter un troisième cheval etlui faire de la place dans l’étable. Depuis longtemps, il souhaite construire une porcheriepour y loger les cochons. Adélard devient songeur:

- Ça coûte cher tout ça. J’pourrai même pas rembourser la moitié de c’que j’dois àLéon Massé.

Le vingt-cinq juillet 1946, Adélard et Gérard passent chez le notaire. Avec dix-neuf ansde retard sur ses prévisions, Adélard réalise un de ses rêves, agrandir sa propriété.

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Chapitre 33

Le mariage d’Anita, 1946

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Les yeux rivés au catalogue Eaton, Anita maugrée: j'me vois pas là-dedans. Elle poussele gros volume devant elle, les pages tournent et s’arrêtent à la section des vêtements desoirée des grands couturiers. Un ensemble d’allure française l’a séduit: C’est c’te robe-làque j’veux.

Elle demande à sa patronne si elle peut se servir de sa machine à coudre. Couturièred’expérience, elle s’offre à l’aider. Souriante, Anita s’empresse de lui montre la photo:- Pensez-vous que j’serais capable de me faire c’te robe la?

La femme sursaute:- Ça! Mais c’est pas une robe de mariée.

- Moi, ma robe, j’veux la faire moi-même.

- Si c’est ton choix, tu peux compter su moi.

Quelque chose inquiète la future mariée:- Raymond, y' va ti être d’accord avec ça?

Le soir venu, elle lui demande son avis en soulignant qu’elle pourra la porter plusieursfois. Spontanément, son fiancé dit: - C’est la meilleure chose que tu peux faire.

Silencieux un moment, il ajoute:- Pis moi, comment y' faut que j’m’habille?

Souriante, Anita lui montre le costume du marié que porte l’élégant mannequin ducatalogue:- Tu serais beau là-dedans, y' manque juste une cravate assortie. Pis ça, j’m’en

occupe.

...

Le dimanche suivant, elle demande à Jos Malenfant, le marchand de lingerie du villagede lui procurer le tissu.

...

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Éva s’affaire à planifier le repas de noces. Le dîner aura lieu au canton et le souper àSaint-Louis du Ha Ha, chez les parents de Raymond. Elle prévoit cinquante-cinqconvives, quarante adultes et quinze enfants. Les petits vont manger dans la cuisined’été, les grands dans la grande pièce d’à côté.

Déçus, les jeunes essaient de faire changer les plans d’Éva: - C’est pu l’été, Maman, y' fait fret dans la petite cuisine.

- Quand j’aurai fait cuire le ragoût de lièvre, y' va faire assez chaud.

De savoir qu’ils mangeront de la viande sauvage les réjouit. - De toute façon, ajoute Éva, à l’autre table, y' aurait pas de place pour vous autres.

Pendant qu’Éva planifie le repas, Adélard s’occupe des meubles. Pour accommoder lesquarante adultes, Adélard propose sa façon d’allonger la table :- J’vas me servir des portes de chambre.

Dévissés des cadrages et délestés de leur poignée, les quatre panneaux sont déposés surdes tréteaux qu’Adédand fabrique à cette fin. Avec des madriers, il construit des bancsde fortune. Pour cacher le fini rustique du bois et protéger les vêtements de sa rugosité,Éva y déposera des draps pliés en quatre.

En plus du ragoût de lièvre, les enfants auront droit à de la soupe, des pommes de terreet, pour dessert, du pouding aux fraises des champs et à la rhubarbe. Aux adultes onservira un potage aux légumes, un rôti de veau, des pommes de terre, des carottes, deslégumes verts et du gâteau de mariage.

C’est la première fois en vingt-trois ans de mariage qu’Adélard garde un veau de lait.Noces obligent.

Pour ces invités, travailleurs et gros mangeurs, Éva prévoit quatre rôtis d’environ cinqlivres chacun: pour être cartaine qu’y' en a assez, y' faut qu’y' en reste.

Pour la confection du gâteau de noce, Marie-Rose vient aider sa voisine: - On va le faire ensemble, ma belle Éva.

- C’est le temps que j’apprenne, j’marie la première de mes sept filles, pis qui sait siy' en aura pas une autre.

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Marie-Rose donne la recette et explique la façon de monter les trois étages du dessertmonumental. La symbolique intrigue Éva:- Pourquoi c’est fait de même un gâteau de mariage?

- D’après moi, les deux premiers étages, c’est comme les deux familles des mariés,pis l’étage du dessus, c’est pour la nouvelle famille.

- Pis les figurines, pourquoi ça prend ça?

- J’me suis jamais posé la question.

...

Anita demande à Magella Thibault, la maîtresse d’école, de composer une chanson queSelva chantera le jour de son mariage. La petite hésite: - J’vas être ben trop gênée.

Pour l’inciter, Anita lui promet de l’amener au souper de noces, chez les Dubé.

Après quelques répétitions, Selva se sent d’attaque:- C’est moi qui va faire le spectacle.

...

Dans sa robe en georgette rose pâle agrémentée de dentelle blanche, cintrée à la taille,Anita, le teint accentué par un léger maquillage, rayonne de bonheur. Sur un coquetdécolleté en V, bordé d’un col de dentelle ajourée, repose un camé retenu par unechaînette en argent. Le voile traditionnel fait place à une passe faite d’une délicate bandede tissu qui, portée légèrement vers l’arrière, accentue l’éclat de son épaisse chevelurebrune. Gantées de roses, les mains de la mariée tiennent un bouquet de margueritesenrubanné de satin. Des manches courtes enjolivées d’un plissé souple accentuent lecôté parisien de l’ensemble.

Raymond porte un complet noir dont l’éclat contraste avec la blancheur lumineuse de sachemise. Le puissant cou du jeune homme s’engonce dans un col empesé. Pour faireécho aux couleurs de la mariée, Raymond porte une cravate rose confectionnée par Anitaet un chapeau beige. Le blanc immaculé du bouquet de marguerites qu’il porte à laboutonnière symbolise la pureté de leur union.

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Au terme de la cérémonie religieuse, empruntant l’allée centrale de l’église, accordantleurs pas aux mesures de la marche nuptiale, les mariés gratifient les invités de leurs plusbeaux sourires. Tenant son mouchoir à la main, Éva s’efforce de ne pas pleurer. Fier desa fille, Adélard bombe le torse. Le cortège débouche sur le parvis.

Hier, une première averse de neige a recouvert le sol d’un voile blanc. Mais la nuit a étédouce et la matinée baignée de soleil. À midi, ce dix-neuf octobre 1946, toute trace deblanc a disparu. Les feuilles d’érable encore accrochées aux arbres donnent un air defête au paysage gris de l’automne.

Éblouie de soleil, Anita lève ses bras au ciel:- J’avais assez peur qui fasse frette.

Coincé dans son col, Raymond apprécie la brise fraîche. Derrière eux, penchées àl’oreille l’une de l’autre, des voisines jasent, certaines ricanent, les plus hardies disentque les parents de la mariée n’ont pas les moyens de lui procurer une vraie robe de noce,blanche et gonflée de crinolines.

Éva se demande pourquoi elle pense à Roland: y' aurais vingt-deux ans, y' serait p’t’êtreben marié, lui itou. Essuyant une larme, elle se dit: c’est pas le temps de pleurer celuiqui est mort. Elle contemple sa fille. Pour la première fois de sa vie, encore incertaine dene pas avoir d’autres enfants, Éva s’imagine Grand-mère: Anita vient d’avoir vingt-et-unans, a pourrait en avoir autant que moi. Elle n’imagine pourtant pas sa fille avec unetrâlée de bébés.

Adélard serre les mains, accepte fièrement les congratulations:- C’est une belle mariée que vous avez là.

- J’connais ben votre fille, Monsieur Ouellet, a' va faire une ménagère dépareillée.

- Pis une bonne mère de famille, itou.

Adélard rougit d’admiration pour Anita: travaillante pis généreuse comme elle, j’enconnais pas beaucoup. Il prend Éva par la taille et dit:- Ça te rappel ti des souvenirs?

- J’pensais pas à ça, mais quand tu le dis...

...

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Arrivés à la maison, les invités attendent le repas à l’extérieur tout en gardant un œilvers les fenêtres de la cuisine. L’atmosphère est à la fête. Les hommes tournent autourdes voitures automobiles, certains vantent les nouveautés du modèle Ford, ses essuie-glaces électriques, son dégivreur arrière et son moteur de cent chevaux-vapeur. D’autresfont valoir la beauté de la nouvelle Dodge avec ses pneus à parois blanches et lesrondeurs des ailerons qu’ils caressent affectueusement.

Ti-Noir Dubé, le frère de Raymond, sort de sa poche sa flasque d’alcool de patates.Adélard y goûte. Joyeux il frissonne un peu et en reprend une bonne lampée. Raymondn’en revient pas de voir son beau-père devenir loquace:- Faites attention Monsieur Ouellet, c’est frelaté pis ben fort, c’te boisson-là.

Adélard jette un œil autour de lui. Ses fils l’observent, inquiets. Il s’éloigne de Ti-Noir etva causer avec Albert Plourde, son voisin qui n’a jamais bu une goutte d’alcool.

...

Endimanchés, les enfants jouent comme s’ils ne l’étaient pas. Florian se laisser tombersur les fesses dans la terre battue encore humide. En voyant son fond de culotte souilléde boue, Yvette l’accroche par le bras et l’entraîne dans une chambre pour lui mettre dulinge de semaine propre. Florian chiale, il ne comprend pas l’empressement de sa grandesœur, elle toujours si douce et patiente avec lui.

Ti-Noir se paye la traite et s’amuse de tout. Lorsqu’il aperçoit Sylvio dans sa petitevoiturette à quatre roues, prêt à entreprendre sa descente vers la maison, il ne peutrésister à la tentation de lui donner une poussée:

- J’vas y' faire peur un peu.

C’est mal connaître le gamin. Emballé par la sensation que lui procure la vitesse, Sylviose met à crier sa joie. Se faufilant entre les voitures, il passe à un cheveu d’accrocher desflâneurs, traverse la route sans se soucier du passage des voitures et continue sa descentejusque devant la maison. Les automobiles étant stationnées en double, il n’a plus deplace pour passer. Sylvio se penche pour passer sous la galerie. Trop tard, son mentonheurte le cadrage en bois, sa tête se renverse vers l’arrière et ses genoux se soulèventpour frapper le dessous du perron rempli de fêtards. Il saigne et pleure, mais s’en tiresans fracture. Lui aussi doit passer par la chambre des enfants d’où il ressort avec dulinge propre, mais trop petit pour sa taille. La plaie ouverte de Sylvio se cicatrisera

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d’elle-même, mais toute sa vie, il en portera la marque.

...

À l’intérieur, les femmes s’affairent à la préparation du repas. Sur des ronds de poêlepleins rouges, les viandes et les légumes achèvent de cuire. Dans la chaleur fiévreuse,les odeurs de transpiration se mêlent aux arômes des aliments. Prise de nausée, Évacraint de s’effondrer. Ses menstrues retardent: chu' en famille, y' manquait pu rien queça. Elle jette un œil à Marie-Rose, la sage-femme comprend, sourit et lui fait signed’aller se reposer. D’un mouvement silencieux de ses lèvres, Éva répond: - J’ai pas le temps.

Oisive, Anita se sent mal dans son rôle de jubilaire. Elle s’avance vers sa mère:- J’peux vous aider, vous savez.

- Ben voyons donc, t’es la mariée. Va trouver ton amoureux.

Flore Plourde, l’amie d’Anita, comprend son désarroi. Elle la prend par le bras etl’entraîne à l’écart:

- Ben coudonc, tu vas pas commencer à t’ennuyer astheure?

- C’est la première fois de ma vie que j’ai rien à faire... Ça me fait drôle.

- T’en fait pas ma fille, ça durera pas longtemps.

Flore est en charge du service aux enfants, dans la cuisine d’été. Anita insiste:- Laisse-moi t’aider. Icitte, Maman m'verra pas.

...

Les enfants sont servis en premier. Au fur et à mesure qu’ils en finissent avec lescouverts, les trois filles d’Albert Plourde les ramassent, les lavent et les transportentdans la grande pièce où ils serviront pour le service aux adultes.

Éva et sa belle-sœur Adèle préparent les bols et les assiettes. Liliane et Noëlla lesdéposent devant les invités. Yvette et Selva ramassent les couverts vides. Les sœursPlourde transportent le tout dans la cuisine d’été et les lavent.

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Éva a mal au cœur, les quelques minutes qu’elle passe assise près d’Adélard et desmariés lui procurent un répit salutaire. Elle surveille tout:- Vous êtes ben sûr que vous en avez assez là, Monsieur Dubé. Faut pas vous gêner,

y en a en masse. - Noëlla, rajoute un peu de veau pis de patates à Roger.

- Non, Madame Ouellet, j’ai déjà ben mangé. Pis j’veux me garder de la place pourle gâteau.

Pendant que les convives rient d’une plaisanterie, Éva se penche à l’oreille d’Adélard:- Chu' en famille, mon vieux.

Sous l’effet de l’alcool, Adélard veut faire un toast pour annoncer l’heureux événement.Éva le retient:- C’est pas le temps, Adélard.

Depuis le mois d’octobre 1923, c’est la seizième fois qu’Éva lui annonce qu’il sera père,seize fois en vingt-trois ans de mariage. Adélard se recueille un moment et dit:- On a huit garçons pis sept filles, y' nous en manque une pour faire égal.

- Y' nous manque les deux petits qui sont au ciel, itou.

...

Entre le met principal et le dessert, Anita demande le silence, fait venir Selva près d’elleet demande à tous de l’écouter chanter. Fier de se produire en public, Selva regarde au-dessus des têtes, comme lui a recommandé Magella et entonne sa chanson:

C’est aujourd’hui les noces de ma sœur, En ce beau jour, béni par le Seigneur

Je te souhaite le plus grand des bonheurs(...)

Suivent des bravos et des applaudissements. Une joie indicible transporte l’enfant dansun rêve exaltant: j’vas faire une chanteuse.

...

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Au moment de partir, Anita prend Selva par la main et fait la tournée des automobiles:- Y a ti de la place pour notre petite chanteuse, icitte?

- On est déjà deux rangées de quatre su le siège d’en arrière.

- Elle est toute petite, on peut ti en mettre une de plus sur la banquette d’en avant?

Rien à faire, la petite cantatrice restera à la maison avec les autres enfants, gardées pardes voisines.

...

Après la deuxième réception de la journée, épuisés, les mariés se réfugient à Cabano oùRaymond a réservé une chambre d’hôtel. En route, Anita sourit en pensant à laconversation qu’elle a eue avec sa mère la veille:- Y a des choses qu’une jeune mariée doit savoir pour... quand... le soir des noces.

Anita lui a facilité les choses.- Vous voulez parler de ce qui va se passer quand on va se retrouver tout seuls.

- Oui, c’est ça.

- Ben, y' va se passer ce qui doit se passer, Maman.

Refusant de s’aventurer en ignorante dans son rôle de femme, Anita a questionné sapatronne. Elle ne s’est pas fait prier pour l’éclairer. Devant l’assurance de sa fille,sourire en coin, Éva a dit:- J’aurais pu, tu sais.

Quand Anita se remémore l’interrogatoire que lui a fait subir son confesseur, quelquesjours avant, elle serre les dents.

- Le sacrement de mariage est une chose importante, ma fille. Vous devez être pureet chaste.

- J’ai pas de péché d’impureté, mon père.

- Vous êtes bien sûre de n’avoir pas eu de mauvaises pensées, de n’avoir pas voulutoucher le corps du vôtre amoureux?

- Ben, on s’est touché les mains pis...

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- Soyez plus précise là? Il faut tout me dire, ma fille.

- On s’est juste touché les mains pis donné des petits becs, Monsieur le Curé. J’aipas d’autre chose à confesser.

Raymond pour sa part a eu une leçon de vie de son père:- Faut pas que t’ailles trop vite la première fois. Les femmes sont sensibles, pis...

- Pis quoi, Papa?

- Pis ça va peut-être ben y' faire lâcher un petit cri, quand tu vas faire ça.

- Ben, j’ai vingt et un ans, Papa, pis chu' pas si ignorant que vous pensez.

La réplique du fils a satisfait le paternel. Il passa aussitôt à un autre sujet.

La nuit venue, les époux sont épuisés et intimidés. Sans se dire plus que des bonnesnuits nerveux, suivis d’un baiser rapide, ils sombrent dans le sommeil. Au matin, ilss’éveillent blottis dans les bras l’un de l’autre. La passion fait place à la gêne. Pour lapremière fois de leur vie d’adulte, ils font la grasse matinée.

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Chapitre 34

Selva et ses parents, 1948

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Six ans après la mort de Roland, Éva et Adélard ne retrouvent pas le courage qu’ilsavaient auparavant. Les aléas de la vie sont autant d’épreuves qu’ils peinent à surmonter.La mère de famille vit des périodes de dépression qui, entrecoupées par les événementsheureux où elle donne naissance à ses trois derniers rejetons, durent parfois plusieursmois Affecté par un sentiment de culpabilité et d’une santé précaire, le père demeuretriste et plus taciturne que jamais.

Depuis la naissance de Rose-Aimée, Éva s’en remet de plus en plus à ses filles pour lestâches ménagères et la traite des vaches. Dans sa chambre où elle se retire pour nourrirson bébé, elle songe aux paroles de la sage-femme: plus longtemps tu l’allaiteras, plustu retarderas la venue du prochain. Ce n’est pas la première fois qu’elle utilise ce moyende prolonger les périodes où son corps se repose entre deux grossesses: mes dernierssont plus espacés, pis là, ça me fait quatorze mois sans grossir. Peut-être ben que çamarche.

Sans refuser les avances de son mari, il arrive à Éva de se dire trop fatiguée et d’éviterde se retrouver dans des circonstances favorables aux ébats amoureux. Adélard, moinsfringant depuis que sa santé se détériore, n’insiste pas.

Après la messe du dimanche, Éva se présente au confessionnal pour s’accuser de fautesdont elle se rend coupable, toujours les mêmes péchés véniels que le prêtre absout sansposer de question. Elle attend. Sa main sur la grille, le curé hésite puis demande:

- Votre dernière, la petite Rose-Aimée, elle a quel âge, maintenant?

Avec sa grosse paroisse, pis les grosses familles de par icitte, comment y' fait pour sesouvenir des prénoms, se demande Éva. Inquiète, elle se tourne vers le prêtre avant derépondre:

- Quatorze mois, mon père.

- Vous me semblez encore jeune et en bonne santé, ma fille...

Éva ne saisit pas tout de suite l’allusion. Après un moment, elle répond, sèchement:- J’ai eu seize enfants, mon père.

Sans porter attention au ton irrité d’Éva, il poursuit:- Ma fille, si Dieu veut que vous en ayez d’autres, il ne faut pas s’y opposer. C’est

votre devoir d’épouse et de chrétienne. Ne l’oubliez pas.

Allaiter longtemps, se dit la mère, ça peut pas être un péché, coudonc. Mais dessouvenirs lui viennent à l’esprit:

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- Des fois, chu' fatiguée, mon père. Pis mon mari, itou. Y' est pus... vous savez.

Elle songe: chu' ti en train d’accuser Adélard, moi là? Le curé s’empresse de la rassurer:- Je comprends ma fille. Allez en paix. Je ne doute pas qu’en bonne chrétienne,

vous continuerez à faire votre devoir conjugal.

La grille se ferme, une autre s’ouvre. Les yeux humides et l’esprit en feu, Éva sort del’isoloir: j’y ai pas tout dit pis j’ai parlé d’Adélard. Elle se tourne vers la statue deMarie: j’ai ti faite un sacrilège, moi là?

À Adélard, le confesseur ne pose aucune question. Le pénitent s’attend à une peine d’unchapelet. À sa surprise, le curé lui en impose deux et dit:

- Votre épouse est une bonne chrétienne et une femme dévouée. Aussi, vous mesemblez bien jeune pour ne plus fréquenter les fonts baptismaux, mon fils.

Sans laisser à Adélard le temps de réagir, il le bénit: - Allez en paix et ne péchez plus.

En après-midi, Éva se retire dans sa chambre en disant qu’elle a besoin de dormir. Yvetteet Selva la regardent aller en songeant à la scène de la sortie du confessionnal:

- J’l’ai vue s’essuyer les yeux avec son mouchoir, dit la plus grande.

- Pis là, j’pense qu’a va pleurer, dit l’autre.

Selva s’approche de la chambre. Les gémissements de sa mère la troublent. Elle revientauprès d’Yvette:- Le curé, y' a dû la chicaner.

- Voyons donc, toi. Maman fait pas de péché mortel.

- Peut-être ben qu’elle a de la peine.

Au même moment, Adélard rentre de l’étable et va rejoindre Éva. Les deux adolescentesse consultent du regard:

- Penses-tu qu’a vas y' dire pourquoi a' pleure?

- J’vas aller écouter, dit Selva.

Elle n’entend que des froissements de draps. La petite revient à sa sœur. Tout en mettantun doigt sur sa bouche, Yvette lui fait signe de la suivre en haut de l’escalier. Selva laretient et lui dit à l’oreille:

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- Y' parlent pas.

- Y' doit la consoler, répond Yvette.

- J’vas aller voir. Pis j’te rejoins en haut.

Selva tourne doucement la poignée de la porte, l’ouvre, s’approche, jette un œil vers lelit. Éberluée, elle referme vivement et court vers l’escalier. De la chambre, la voix deson père l’interpelle:- Attends.

Selva s’arrête, médusée, la tête basse, prête à recevoir les foudres qu’elle mérite.Adélard s’approche, lève un doigt autoritaire:- Ce que t’as vu là, y' faut pas parler de ça à parsonne. Tu m’entends, à parsonne?

- Oui, Papa.

Sans dire un mot de plus, Adélard retourne auprès d’Éva. Selva se ressaisit et grimpel’escalier sans se retourner. Bouche bée, Yvette l’accueil de ses deux bras:- C’est quoi que t’as vu?

- Voyons donc, toi. T’as entendu c’qu’y' a dit. Tu sais ben que j’peux pas parler.

- J’ai quatorze ans, Selva, pis t’en a onze. J’le sais ce que t’as vu. Y' faisaientcomme les....

De la main, elle montre l’étable.- C’est ça. C’t’effrayant de faire ça à Maman. J’m’en veux à mort. Pis toi, si tu

savais ce qu’y faisaient, pourquoi tu m’as pas empêché d’aller mettre mon nez là,itou.

- C’est pas de ta faute, Selva. T’as voulu voir si Papa y' consolait Maman. Tuvoulais pas qu’a' pleure.

Après un silence, Selva se tourne vers sa sœur, l’air trouble et les yeux hagards:- J’ai fait un péché grave. Comment j’vas faire pour me confesser si j’peux pas

parler de ça à parsonne. J’vas rester dans le péché toute ma vie. Pis j’vas brûleren enfer toute l’éternité, moi.

- C’est vrai ça. Ou ben tu désobéis à Papa, ou ben tu ne confesses pas ton péché pistu désobéis au Bon Dieu.

Après réflexion, Yvette évalue la situation:- Papa, lui, y' t’enverra pas en enfer. Ça fait que, si c’était moi, j’me confesserais

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d’avoir péché par curiosité pis après j’m’accuserais d’avoir désobéi à mon père.

...

De retour dans sa chambre, Adélard demande à Éva s’il aurait dû la punir davantage:- Non, Adélard, c’est pas de sa faute. À l’est juste curieuse. Pis ça c’est normal.

J’t’avais dit de mettre un crochet su la porte, itou.- Ouais, t’avais raison. J’vas en acheter un.

Sur ces mots, Éva se retourne en sanglotant. Adélard lui caresse les cheveux et tente dela consoler:

- A parlera pas de ça.

Incapable d’entendre sa femme pleurer, il pense à se retirer dans la grange. Évademande:

- Le curé, y' t’a ti dit quelque chose, à toué?

Adélard repense aux paroles étonnantes du prêtre:- Oui, y' m’a dit que t’étais une bonne chrétienne.

Il hésite:- Y' a parlé des fonts baptismaux, itou.

- Ben moi, y' m’a quasiment dit que j’empêchais la famille.

- Y' trouve pas qu’on en a assez, calvaire.

- Blasphème pas, Adélard. Y' a un peu raison.

Après quelques échanges, Adélard conclut:- T’as rien à te reprocher, baptême.

Soulagée, Éva se calme et se retourne vers son mari:- Tu peux finir c’que t’as commencé, tu sais.

- Non, Éva, la petite a m’a enlever le goût.

- Toi, c’est Selva, moi, c’est le curé.

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...

Selva attend son tour devant l’isoloir. Dans sa tête, elle répète les mots qu’elle doit dire:faut pas que j’me trompe... Son tour arrive:- Mon père je m’accuse d’avoir fait un gros péché de curiosité pis d’avoir menti à

mon père.- La curiosité, ce n’est pas une bien grosse faute, mon enfant. Pourquoi dites-vous

que c’est un gros péché? - J’voulais savoir si mon père y' consolait ma mère, Monsieur le Curé.

- Et qu’avez-vous fait pour le savoir.

Déconcertée, Selva ne sait pas comment se tirer d’embarras:- J’ai... J’ai ouvert la porte de la chambre.

- Et qu’avez-vous vu?

- J’ai promis à Papa de ne pas le dire à parsonne. Pis j’veux pas aller en enfer. Pissi j’vous le dis, j’vas désobéir à Papa.

Les propos qu’il a tenus aux parents de la fillette reviennent à l’esprit du confesseur. Ilsourit: avec de bons chrétiens, on ne parle jamais dans le vide:

- Oubliez ça mon enfant. Le Bon Dieu vous pardonne. Allez en paix.

...

Après la prière du soir en famille, tous dans leur lit, les jeunes ne s’endorment pas.Yvette et Selva chuchotent. Les plus petites veulent savoir pourquoi elles se cachent latête sous les couvertures. À trois dans le lit situé dans le passage, juste en haut del’escalier, les garçons se chamaillent. D’un pas alourdi, Adélard s’approche de lapremière marche:

- C’est le temps de dormir, là. Si j’en entends encore un, j’monte avec ma strappe.

Adélard menace, mais sa longue bande de cuir ne servira jamais qu’à aiguiser son rasoir.Pourtant, ses paroles sont toujours suivies d’un grand silence. Le couple ne fera rienpour empêcher la famille. Mais, l’âge, la maladie et la fatigue aidant, il ne fréquenteraplus les fonts baptismaux.

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Chapitre 35

Le bulldozer et l’eau pascale, 1948

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Après trois jours de doux temps, les sentiers de neige défoncent sous le poids dechevaux. À midi, les commis de la compagnie Fraser annoncent:- La saison est terminée, les gars. Passez prendre vos payes.

Trois heures plus tard, Adélard rentre à la maison. Sur la table de la cuisine, il déposeune liasse de dollars:- Mon hiver est fait. Ça me fait du cash pour acheter la terre à Félix Dumond.

- Pis pour acheter des chaussures aux enfants, itou.

Faisant semblant de ne pas avoir entendu, il demande à Éva d’appeler les enfants. Il aune bonne nouvelle à leur annoncer:- Le bulldozer s’en vient, y' est rendu chez Eugène Beaulieu. Y' va être icitte pas

plus tard que demain. - Ouais! L’hiver est fini.

En hiver, damée par le passage des attelages de chevaux et des voitures à chenilles, uneépaisse couche de neige s’est accumulée sur la route. Là où la voie longe des pentesabruptes, le blizzard forme des congères qui atteignent trois mètres d’épaisseur. Ledéblaiement du chemin, c’est l’annonce des joies du printemps.

Pour Éva, le passage des voitures automobiles et des camions signifie qu’après avoirpassé l’hiver au Lac Saint-Jean, Adrien et Léopold vont bientôt revenir. Dès lors, à tousles repas, il manquera de place autour de la grande table. Les plus jeunes vont devoirrecommencer de s’asseoir dans les marches de l’escalier. Pendant quelques mois, il nemanquera que les trois grandes filles, Anita, déjà mariée, Liliane qui travaille à Sorel etNoëlla à Saint-Honoré.

Devant la fenêtre, Sylvio, Florian et Berthier se mettent aux aguets. Le bulldozer est envu. Florian tend l’oreille:- J’l’ai entendu.

- Ça se peut pas, y' est ben trop loin.

- Oui, ça se peut.

Sylvio propose de jouer à qui va le voir le premier. Moqueur, Berthier se tourne versFlorian et dit:- P’t’être ben que j’vas gagner, p’t’être ben que j’gagnerai pas, mais chu' cartain

que ça sera pas toi.- Toi Ti-gnace, avec tes p’t’être ben que oui, p’t’être ben que non, tu gagneras rien

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pantoute, réplique Florian.

Florian sait qu’il n’a aucune chance à ce jeu. Il est toujours le dernier à voir arriver lesvéhicules sur la côte la plus éloignée. Quand les autres ont fini de s’exclamer: j’le vois!J’le vois! Il ne le voit toujours pas, il le devine. En écho aux autres, il crie comme eux.Mais c’est seulement quand les voitures arrivent sur l’autre côte, beaucoup plus près desa maison, qu’il la voit à son tour. Les deux sobriquets dont Florian est affublé, laMolasse et la Lune, traduisent bien sa lenteur à réagir à toutes choses. Florian ne sait paspourquoi il est si différent des autres. Son infirmité n’a jamais été nommée, ni par unobservateur compétent ni par un profane. Florian ne sait pas non plus pourquoi on ritsouvent de lui et de ses façons singulières d’être: y' faut que je rie des autres, moi itou.Mais quand la plaisanterie lui vient à l’esprit, il est trop tard, il parle dans le vide.

Cet après-midi encore, Sylvio, le plus grand des trois, gagne facilement la partie. À cinqheures, lorsqu’ils aperçoivent le fabuleux engin qui les libèrera des tracas de l’hiver, lesoleil pourpre se trouve juste à la même hauteur que la grosse machine. La lumière dujour et le bruit rocailleux du puissant moteur s’éteignent pour la nuit. Sylvio y voit lecôté positif:- Ça tombe ben en maudit, y' a pas d’école demain.

- On va tout voir pis on va être les premiers à passer sur le chemin d’été.

Amusée de voir l’enthousiasme de ses fils, Éva s’avance doucement vers eux: - Y' faut vous préparer à du gros travail les petits gars. Le bulldozer, y' va ouvrir le

chemin, mais y' ouvrira pas les entrées.- On le sait Maman, le bull va faire des mottes de neige grosses comme le ventre du

joual à Albert Rousseau.

Le lendemain, la large pelle de la machine à chenilles fait son chemin. De chaque côtéde la voie carrossable, elle laisse des sillons grotesques, des rouleaux de neigecompactés de la hauteur d’un homme et des trous à travers lesquels les enfants tentent depasser. Éva attrape un seau à lait. Ils comprennent:- Y' faut me faire un chemin pour aller tirer les vaches.

- Pas de chemin pour Maman, pas de lait pour les enfants, dit Monique.

Sylvio ne se le fait pas dire deux fois. Comme un écureuil, il saute par-dessus la plusgrosse motte, se laisse glisser jusqu’au chemin, le traverse et escalade l’autre remblai.Une minute plus tard, il revient avec une pelle et une hache:- Moi, j’vas faire des petites mottes. Vous autres, envoyez-les plus loin.

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Petit à petit, un passage apparaît. Sylvio demande à sa mère si elle peut y passer. - En marchant de côté, ça va aller.

- Demain, on l’élargira.

Ce jour-là, aucune voiture n’apparaît à l’horizon et aucun des garçons voisins, tropfatigués d’avoir pratiqué des brèches dans les murailles glacées, ne profitent du cheminprintanier pour venir jouer avec les petits Ouellet.

...

Enfoui sous des couches de neige, resté invisible durant des mois, le filet d’eau de lapetite rivière renaît de son immobilité glacée. Stimulé par la chaleur ambiante, leserpentin mine dans sa nuit blanche, les dessous attendris du matelas de neige. Affaibliepar l’agitation du fond, la croûte de cristaux s’enfonce, çà et là, creusant autant decheminées blanches.

Près d’Éva en train de confectionner des vêtements, Irène et Monique essayent les robesdevenues trop petites pour leurs grandes sœurs, des robes, trop grandes pour elles, maisqu’elles porteront quand même à Pâques.- Irène, j’ai besoin de toi pour couper mon tissu. Pis toi Monique, es-tu assez

grande pour aller chercher l’eau de Pâques cette année?

La coutume de la bénédiction de l’eau pascale veut qu’on recueille le liquidedirectement de la rivière. Personne ne se demande pourquoi celle de l’évier ne ferait pasaussi bien l’affaire. Ce qui est sacré est sacré. Tout au long de l’année, on gardera leprécieux liquide pour soigner les petits bobos, ou pour prévenir des infections.L’efficacité du placebo ayant été maintes fois démontrée, rien n’incite à mettre en cause,le rituel. - Oui, Maman, j’vas demander à Sylvio de venir avec moi, comme ça on va être

deux pour porter la chaudière.- Oublie pas d’apporter une tasse, pis de prendre de l’eau ben propre.

- Oui Maman, y' faut pas toucher le fond du ruisseau. Je sais ça.

Incapable de laisser passer une si belle occasion de taquiner sa cadette, Irène dit:- Prends-en à plein, quand les bouteilles seront pleines, y' va peut-être ben t’en

rester un petit fond.

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La référence à son surnom de Fond de plats irrite Monique. Elle-même affublée d’unsurnom peu enviable, Irène s’attend à une réplique acerbe:- Toi, Gripette, t’es rien que bonne pour faire des crises de nerfs pis aller brailler

dans ton coin. Ça fait que...

Comme le ruisseau sous la neige, l’affection des frères et sœurs des famillesnombreuses, passe parfois par de curieux détours. Chacun fait sa place comme il le peut.Personne ne laisse passer l’occasion de s’affirmer et de taquiner l’autre. Les mots sontsouvent de véritables dards, dirigés au cœur de l’identité de l’autre. Pour ne pas êtredémoli, chacun doit se former une carapace. Les paroles malicieuses et les railleriesrappellent que l’amour fraternel est toujours là, caché sous des dehors incultes, maisvivant comme l’eau pascale.

À Monique, Sylvio répond:- J’connais une place où c’est que le trou y' est grand pis que y' a de l’eau à plein.

- Y' est où ton trou?

- Suis-moi.

Au cours des jours précédents, avec son camarade Cyril, Sylvio a couru sur la croûte deneige durcie, longé la rivière d’un bout à l’autre de la terre à la recherche des plaquesd’eau qu’ils s’amusent à agrandir, pour en accélérer la fonte. Le cours d’eau n’a pas desecret pour lui.

Couchée sur la croûte de neige, Monique allonge le bras, remplit sa tasse et la passe àson frère. Après cinq minutes, la banquise craque et l’eau s’embrouille. Monique glisseun peu, mais s’arrête quand sa main touche le fond du bassin:

- Aide-moi!

Sylvio lâche le seau et attrape sa sœur par son bras libre. - Maudit que c’est fret.

Sylvio tire de toutes ses forces, accroche le seau qui se renverse et sort sa sœur de savilaine posture. Sitôt debout, il montre du bras une autre dépression. Monique hésite:

- J’ai la main gelée. J’serais p’t’être mieux d’aller me réchauffer.

- Mets-la dans ta poche pis viens m’aider. C’est moi qui va prendre l’eau.

Le gamin s’installe à son tour et demande à Monique de s’asseoir sur ses jambes:

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- Comme ça, j’glisserai pas.

Cinq minutes plus tard, le seau est rempli au trois quarts:- On en a assez.

Une main dans la poche et l’autre sur son côté de l’anse, ils transportent l’eau jusqu’à lamaison. Pendant de temps, Irène a lavé les bouteilles de l’année dernière. C’est elle quiva les remplir.

...

À la sortie de l’église, les paroissiens s’empressent d’aller chercher les cruches et lesbouteilles d’eau dans les voitures et reviennent devant l’église. Le prêtre avancelentement. Des chuchotements imposent le silence. Les fidèles baissent les yeux et serecueillent. Le prêtre dit:- Au nom du Dieu tout puissant, de son fils Jésus ressuscité des morts et de la

Sainte Église, je bénis cette eau pascale. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, amen.

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Chapitre 36

De la visite de Nashua, 1948

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La grosse Ford noire ralentit en passant devant la maison, le conducteur gesticule enprononçant des mots que Florian court rapporter à son père. Adélard a juste aperçu lavoiture au moment où elle accélérait pour monter la côte:- C’est Léon, baptême.

Fier d’être le messager, Florian traduit ce qu’il a compris: - Y' a dit Poléon, pis y' a faite ça.

De son bras nerveux, le gamin fait le geste d’une aiguille de montre qui recule de midi àsix heures. Adélard comprend. Dans sa lettre, Léon a écrit: On va être quatre. René pisLaurette vont être avec nous autres. On va d’abord aller chez Napoléon, pis chez vous,après dîner.

Adélard jubile. Tout doit être propre et en ordre. Il fait la tournée des bâtiments et metses plus beaux habits. Pour passer le temps, incapable de demeurer en place, il fait lanavette entre la grange et la maison. Ses yeux ne quittent pas le chemin par lequel Léonet les siens vont bientôt arriver. Il pense à l’époque où il partageait ses jeux d’enfantavec ce frère d’un an son cadet. Il se revoit en train de couper du bois avec lui avant sondépart pour les États-Unis. Léon, le prospère barbier de Nashua, lui qui, avec sa femmeAlice, a adopté René, le fils de leur frère Jean-Baptiste, mort en 1934. Léon, que tousaiment et admirent.

Enfin ils arrivent. Adélard appelle Éva. Elle s’empresse de le rejoindre en bas du perron.Pendant qu’ils souhaitent la bienvenue aux Américains, le reste de la famille sort de lamaison. Du plus petit au plus grand, la fille indienne n’en finit plus de s’allonger, puis des’agglutiner sur la petite galerie. Ils sont tous là, y compris Anita et son mari. Cesderniers tenaient à tout prix à rencontrer leur oncle.

Sortant de l’automobile, les yeux écarquillés, Laurette, la femme de René, dit:- What a nice portrait de famille.

Léon trouve l’idée charmante:- Si vous êtes pas contre, Laurette va tirer vot' portrait. On fera les présentations

après.

La plupart n’ont jamais été photographiés:- Oui, un portrait.

René sort l’appareil de la valise et l’installe sur son trépied. Alice et Léon demandent

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aux uns de s’avancer, aux autres de se mettre en évidence:- Y' faut voir tout le monde.

Au premier plan, appuyé contre les jambes des parents, se tiennent les touts petits. Rose-Aimée, le bébé d’un an, sourit aux anges. Berthier, craintif, ne bouge pas. Florian,interdit, plisse les yeux pour envelopper les visiteurs d’un regard flou.

Derrière eux, le groupe des écoliers gesticule. Le corps droit comme un pic, Sylvio selève sur le bout des pieds. La discrète Monique cherche un appui sur les hanches de samère. Levant le nez au-dessus des épaules de Florian, Irène se fait grande. Pour s’assurerd’être en évidence, Selva se tasse du côté des petits pendant qu’Omer joue du coude,pour se placer à côté des hommes.

Viennent ensuite ceux qui travaillent sporadiquement chez des notables de la paroisse ouchez des cultivateurs: Yvette, la grande fille de quatorze ans, regarde René avecenchantement. Noëlla, la brunette aux yeux moroses, ne montre que la moitié de sonbeau visage. Léopold, le plus grand de la famille, n’a d’yeux que pour Laurette.

Tout en arrière, Adrien, l’homme fort de la famille, regarde les larges épaules de soncousin René. Il bombe le torse. Liliane, la grande mince revenue de Sorel pour sesvacances d’été, étend sur les visiteurs, un regard d’une tristesse sans nom. Anita,enceinte, et Raymond, offrent à Léon, un sourire invitant auquel il répond par un discretgeste de la main.

Après la photo, Adélard descend les trois marches de l’escalier d’un pas assuré. Éva lesuit:- On va faire les présentations.

- J’vas essayer de me rappeler de tous les noms, dit Laurette.

Le jeu amuse la maisonnée. Non seulement elle réussit l’exploit de répéter les prénoms,elle le fait dans l’ordre. Laurette a la cote d’amour.

Adélard demande s’ils ont fait un beau voyage. - C’est ben loin, le Canada, dit Alice.

Des groupes se forment. Un malaise tracasse Adélard, il entraîne Léon à l’écart. Treizeans auparavant, quand il a passé au feu, Léon lui a prêté les cent dollars que coûtait lamaison qu’il occupe depuis. Léon lui a toujours dit de ne pas se presser avec ça. Obligéde rembourser ses dettes les plus urgentes, Adélard ne lui a encore rien remis. Effacé

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depuis longtemps dans l’esprit de Léon, l’emprunt hante la conscience d’Adélard:- L’année prochaine, Léon, j’vas te rembourser ce que j’te dois.

Léon sourit et dit:- Oublie ça, Adélard. Tu m’doué rien.

Se demandant si la pitié motive son frère, Adélard se raidit: - J’t’ai pas demandé ça, Léon. J’ai toujours payé mes dettes, tu sauras.

Loin de s’apitoyer, Léon pose un geste de libération. S’il n’a pas dégagé Adélard de cefardeau avant, c’est pour ne pas atteindre à la fierté de son frère.- Écoute-moi ben Adélard, quand on est parti de par icitte, t’as été le plus généreux

des hommes.

Avec l’argent que leur père, Luc, a tiré de la vente des animaux, Léon a pu apprendre lemétier de barbier. - Si chu' à l’aise aujourd’hui, c’est grâce à toi, Adélard. N’importe quel catholique

ferait comme moi. C’est ti vrai ça?

Adélard entend la voix du cœur, il a une pensée pour Éva: ça nous enlèverait une épinedu pied. D’un sanglot retenu par l’orgueil émergent des larmes brûlantes. Adélard étreintson frère:- J’t’oublirai jamais dans mes prières, Léon.

- J’t’oublie pas moi non plus. Mais c’est pas le temps de pleurer. Parle-moi de toi,de ta santé, de tes projets.

- Ma santé, c’est pas fort. J’ai pu la force que j’avais quand on bûchait ensemble.

Côté propriété, Adélard ne cache pas sa satisfaction. Depuis l’achat d’un troisième lot,en 1946, avec ses fils, il coupe et vend cent cordes de bois par été, ce qui lui procure unbon revenu. En mai, Adélard a acquis de Félix Dumond, le lot six du Rang Cinq, pour lasomme de huit cents dollars:- Y' a du bois là-dessus, mais c’est surtout de la bonne terre pour les semences.

- T’as de la suite dans les idées, mon Adélard, c’est c’que tu voulais que not' pèrefasse, en 1921.

- J’serai pas content, tant que j’aurai pas un lot pour chacun de mes garçons. Léon fait le compte et sourit discrètement: quatre lots pis six gars. Y en manque deux.En silence, les deux hommes regardent les collines vertes du nord et s’avancent vers la

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maison. Adélard entraîne Léon vers la cave et dit:- Chu' pas riche, baptême, mais chu' encore capable de t’offrir une bonne grosse

bière canadienne.- Ben c’est pas de refus. Avec la chaleur qu’y fait là, on a besoin de faire le plein.

Pis la Canadienne, c’est comme les Canadiens de Montréal, c’est encore lameilleure.

Les deux hommes rient de bon cœur, oublient les tracas, parlent de la famille, de lapolitique d’après-guerre et se rappellent des souvenirs heureux.

...

Demeurée sur la galerie avec ses cousines, Laurette lorgne sur l’intérieur de la maisonqu’elle trouve trop petite. Anita s’empresse d’aller au-devant des désirs de l’Américaine.- Aimerais-tu voir la maison, Laurette?

- J’me demande comment c’est possible de vivre à seize dans si petit.

- C’est ben rare qu’on est seize, astheure. Pis quand on a de la visite, les jeunes secouchent en travers des lits. Comme ça, on peut en mettre trois ou quatre sur lamême paillasse.

Laurette veut tout voir. Le grenier de la cuisine d’été impressionne:- On dirait une usine.

Elle touche la couverture de laine en chantier sur le métier à tisser, s’installe un momentdevant le plus gros des deux rouets qu’elle fait mine d’activer, fait tourner la manivelled’un dévidoir ceinturé de trois écheveaux de laine, manipule un paquet de matièrecardée, prête à être filée et s’arrête devant la baratte à beurre encore odorante. Devantune grande cuve vide, elle demande:- C’est pourquoi, ça?

- C’est pour les bains des enfants.

- Ah! Pis où sont les toilettes?

- On n’en a pas, pas encore.

Laurette n’ose pas demander de précision: that is a question for my mather and law.Redescendue, passant devant la cuisinière, Laurette demande:

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- C’est ti ma tante Éva qui fait les repas pour tout ce monde-là?

- C’est elle qui décide, mais les filles sont là pour l’aider.

Anita fait une pause et ajoute:- Icitte, Laurette, c’est comme dans une ruche d’abeilles, tout le monde travaille

tout le temps, pis chacun sait ce qu’y' a à faire.

Le tour du propriétaire se termine par une visite éclair des bâtiments. Anita suggère:- Tu reviendras quand on va tirer les vaches. Si tu veux, j’vas te montrer comment

on fait ça.- Ben cartain, ça me tente d’essayer.

À quatre heures et demie, Omer fait rentrer les vaches dans l’étable. Aussitôt, les fillesse mettent en train de les traire. Quand Laurette se présente prêt de la porte, un concertde voix l’incite à s’arrêter, elle connaît ces chansons: Partons la mer est belle. MaGrand-mère chantait ça. Immobile, elle attend la prochaine: Sous le grand mat d’unecorvette, un petit mousse un soir chantait. Suit: Sur la route de Berthier, il y avait uncantonnier. Celle-là j’la connais pas.

Elle profite d’une pause pour entrer:- Vous chantez tellement ben. Chu' rester dehors pour vous écouter.

- Si tu veux apprendre à tirer les vaches, y' faut apprendre à chanter. Les vachesdonnent plus de lait. Ha! Ha!

- Si je chante en anglais, le lait va ti être aussi bon?

- Je sais pas, dit Noëlla, les vaches sont pas bilingues. P’t’être ben qu’elles vontdonner juste du petit fait.

Elle s’installe, écoute les consignes et entonne: Till the end of time de Perry Como, puisse ravise:

- Ma préférée, c’est une chanson de Frank Sinatra: I’ll be seeing you.

...

Pendant que Laurette initie les vaches aux charmes des crooners américains, entraîné parAdrien, René marche vers en enclos avec Léopold et Raymond:- On vient d’acheter un nouveau joual, viens voir ça.

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Habitué aux chevaux de course, des bêtes racées, au corps élancé et aux muscles fins,René fait un pas en arrière en apercevant la poitrine large et musclée du gros cheval noir,bâti pour déraciner des souches, tirer des roches d’une tonne et labourer des sols pentus.

...

Restée seule avec Éva, Alice profite d’un moment de solitude pour demander:- Veux-tu ben me dire comment tu fais, grand dieu?

- J’le sais pas, Alice.

- Tu dois ben travailler seize heures par jour!

- J’ai pas le temps de regarder l’heure. Alice a élevé le garçon de Jean-Baptiste et d’Henriette: - Toi t’en as eu seize, t’en as encore une douzaine à la maison, pis t’as pas l’air de

te plaindre. Es-tu une sainte, Éva?- Chu' juste une bonne catholique. Les enfants m’aident à plein, tu sais. Ce qui me

fatigue, c’est que j’peux jamais finir ce que je commence. Mais y a un bon côté àça, j’sais tout le temps ce que j’ai à faire.

Étonnée de la tranquillité qui règne sur les lieux, Alice s’informe: - Veux-tu ben me dire où sont passés tes enfants? J’en vois pu un.

- Y' en a deux ou trois qui sont allés cueillir des fraises, les petits gars s’amusentdans la grange, pis Selva s’occupe des deux plus jeunes.

- Tes enfants jouent ensemble. Y' ont pas l’air trop demandant. C’est pas comme lesenfants des États.

- C’est quoi la différence?

- À Nashua, y' a pas de grosses familles comme par icitte. Mais les enfants sont benplus ...

Alice hésite, ne veut pas commettre d’impairs.- Y' sont plus quoi?

- Y' sont plus exigeants. Si on les laisse tout seuls, ils se chicanent. Pis y' faut lesaider à faire les devoirs, les reconduire à des cours, les amener à la piscine et aumagasin pour acheter du linge. Ça ne finit jamais.

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- Les miens, y' ont appris à pas trop demander. Pis c’est pas moi qui va leu parlerdes nouvelles affaires. J’fais tout ce que je peux pour qu’y' me demande rien.

À cinq heures, les convives sont appelés pour le souper. Au menu, de la soupe auxtomates, du bouilli de légumes dans lequel baigne un gros morceau de rôti de palette, dela tarte aux fraises des champs et du thé.

Alice demande à Éva si elle peut avoir du bon pain de ménage pour tremper dans le jusde légumes. Toute fière, Éva se lève:- J’ai mieux que ça, Alice. J’ai du pain acheté fait.

- T’aurais pas dû, Éva, ton pain de ménage, y' est ben meilleur que le pain dumagasin.

Après un silence, Laurette, à qui Alice avait vanté les talents de boulangère d’Éva, veutatténuer la gaffe:- J’vas le prendre, moi, votre pain acheté, ma tante.

Le souper à peine terminé, la maison se remplit de cousins, de cousines et de voisins. Lameilleure façon de fêter la présence de visiteurs, surtout quand il s’agit de la parenté,c’est de danser des quadrilles, des sets carrés et de chanter.

Dès l’arrivée de Maurice, le cousin violoneux, Anita le presse d’accorder son violon.Pour rendre le plancher glissant comme de la glace, Adrien le saupoudre d’acideborique. D’un geste de la main, il invite sa cousine Rita à danser avec lui. Anita ne jettepas le moindre regard à Raymond qui ne danse pas et tire son cousin Robert sur la piste.Adélard, grisé par l’alcool, prend Éva par la taille et commande un set avec ses frères etsoeurs. Léon en profite pour danser avec sa belle-fille Laurette. Quand Napoléoncommande les premiers mouvements de L’oiseau dans la cage, une joie inénarrables’empare des danseurs.- Tout le monde balance et pis tout le monde danse.

Épuisé de jouer, Maurice se retire à l’extérieur pour se reposer et boire un petit coup degin avec Camil. Les voisins sont invités à chanter. Marie-Ange Plourde, des trémolosdans la voix, chante un succès du Soldat Lebrun: L’adieu du soldat. Émile Morin suitavec ses complaintes: Quand je suis né à l’ombre d’une église, quand je suis né, monpère me l’avait dit. La chanson se termine comme elle a commencée, le pauvre ivrogne àraté sa vie et il dit à son père: c’est la bouteille qui sera ton héritier. Il en va autrementpour la complainte du mendiant des ruelles. Le pauvre enfant vient de retrouver sa mère:Dieu faite que tous les mendiants retrouvent leur maman.

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Au troisième arrêt, Laurette trouve l’occasion belle pour faire valoir les talents devioloniste de René. Il hésite: - T’es capable, voyons donc.

- Qu’est-ce que je peux ben jouer?

- T’as qu’a jouer un des airs que ton professeur t’as enseigné, tu les joues encoredes fois quand on est tout seul.

Napoléon s’avance vers l’américain. Du haut de ses six pieds, il le met au défi:- Jamais j’crairé que t’es pas capable de jouer aussi ben que mon garçon. Lui, y' a

jamais suivi de cours, ni à l’école ni ailleurs.- J’vas jouer, mon oncle.

L’exécution lente, mais juste d’un extrait du concerto pour violon en majeur deTchaikovski, à l’effet d’une douche froide. Certains se demandent si René accordetoujours son violon ou s’il joue une oeuvre. On se questionne du regard. Jamais on a vuun archet si paresseux, jamais on n’a entendu un violon se plaindre avec autant detristesse, jamais on n’a entendu une musique si peu entraînante.

Laurette applaudit la première, suivit des Américains et des Ouellet. Les autres tapentdes mains, par politesse.- On peut pas danser là-dessus, dit un voisin éméché.

Un autre ajoute:- On écoute ti ça quand on veut dormir, coudonc?

Laurette réalise qu’elle a fait une erreur:- C’est de la musique classique, c’est pas fait pour danser, mais pour écouter.

N’ayant convaincu personne, elle se reprend:- Sur une musique classique, on peut danser du ballet classique.

Les ricanements des enfants et l’impatience des adultes ne lui laisse pas beaucoup detemps pour trouver des arguments convaincants:- Écoutez-moi ben, là, quand on va à la messe, la musique qu’on écoute, c’est pas

de la musique pour danser, c’est de la musique classique. C’est ti vrai ça?- Oui, oui.

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Consciente de marquer un point, elle cherche une manière élégante de se sortir dubourbier. Arborant son sourire contagieux, elle dit:- À soir, mes amis, c’est pas l’heure des vêpres. À soir, c’est l’heure de danser.

Attrape ton archet, Maurice, c’est le temps d’un set carré.

Là se termine la carrière de soliste invité en terre inculte de René. Alice se penche àl’oreille de son fils:- Pour eux autres, ce qu’ils entendent à l’église, c’est pas de la musique classique,

c’est de la musique de messe. C’est pour ça qu’y' aiment ça.

Découvrir que la musique peut être un moyen d’élévation spirituelle, si elle est entenduedans un lieu de recueillement, un somnifère si on la transpose dans un cadre ludiquen’intéresse pas René. Tout ce qu’il veut, c’est oublier cet épisode de sa vie:- J’aurais jamais du accepter de jouer.

C’est Flore Plourde, l’amie d’Anita qui a eu la palme:- La chanson que j'vas vous chanter, c’est là plus belle chanson d’amour au monde.

Elle entonne:Quand nous chanterons le temps des cerises

Et gai rossignol et merle moqueurSeront tous en fête

Les belles auront la folie en têteEt les amoureux du soleil au cœur

(...)Et Dame Fortune, en m'étant offerteNe saura jamais calmer ma douleur

J'aimerai toujours le temps des cerisesEt le souvenir que je garde au cœur

...

Le lendemain, Florian fait rire tout le monde en disant:- René, y' joue de la musique pour faire danser le monde avec des balais.

- Moi, j’trouve ça plate en maudit c’te musique-là, pis lui...

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Éva ne laisse pas Sylvio terminer sa phrase, elle n’accepte pas qu’on ridiculise René etsa musique. Depuis l’entrée de la radio dans la maison, Éva écoute tout ce qu’elle peut,y compris le répertoire classique. Elle avertit:- Si on avait plus d’instruction, on serait capable de comprendre c’te musique-là.

Que j’en entende pas un autre se moquer de René. C’est un homme courageux, pisintelligent.

Les plus vieux en ajoutent:- Y' en a même pas un qui sait jouer de la musique à bouche, icitte.

- On pourrait commencer par se fabriquer une flute en bois.

- Y' a ben des affaires qu’on pourrait apprendre si on allait à l’école plus longtemps,conclut Liliane.

...

Dans l’automobile les ramenant à Nashua, les passagers sont songeurs. Laurette rompt lesilence:

- C’est drôle hein, quand j’ai vu ces champs de roches pis le chemin de terre pleinde trous, j’ai pensé que les habitants de c’te pays-là étaient les plus misérables dumonde. Ben, j’me suis trompée. Y' ont beau pas être riche, y' chantent, y' ont dufun pis y' se plaignent pas.

Léon se rappelle son enfance, dans ce coin de pays: - Tu sais, Laurette, le confort qu’on a chez-nous, c’est important, mais c’est pas

tout c’qui peux rendre les gens heureux. Au Canada, y' a de la misère en masse,mais y' a du monde qui se contente de ce qu’y' ont, des familles qui s’entraident,des voisins qui chantent pis des jeunes qui dansent en serrant les filles dans leubras. Ça, ma fille, ça n’a pas de prix.

Laurette sourit:- Moi, j’vas vous dire ce que j’ai trouvé de plus beau dans c’te monde-là, c’est

quand j’ai entendu les filles chanter en tirant les vaches. Le plaisir de vivre, ils letrouvent en dedans d’eux autres. J’ai trouvé ça assez beau que j’ai fait commeelles. J'vas jamais oublier le bonheur que j’ai connu là, dans une étable, assis surun banc à trois pattes, à tirer sur les pis d’une vache blanche, pis à chanter duFrank Sinatra.

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René éclate de rire. Il trouve l’occasion propice pour ajouter son grain de sel: - À l’école, le professeur, y' appelait ça de la culture populaire.

- Penses-tu qu’un jour y' va y avoir de la place pour la musique classique, dans c’teculture-là?

- Tant qu’y' a de l’amour pis de la joie, y' a de la place pour toutes les sortes demusique. C’est juste une question de temps.

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Chapitre 37

Conrad, 1949

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Au beau milieu du mois de mai, quand le printemps parvient enfin à imposer sa loirégénératrice, un conflit de travail agite les consciences. La grève des cinq milletravailleurs de l'amiante dure depuis trois mois, une grève qui s'est transformée en unelutte de pouvoir à finir entre le syndicat catholique des mineurs et les compagniesminières américaines appuyées par le gouvernement de Maurice Duplessis.

Du haut de la chaire, le Curé tient une feuille blanche entre ses mains, il y jette un œiltrouble, hésite et se tourne vers l'assemblé des fidèles. Un silence de tombe envahitl'église. Pourquoi a-t-il besoin d'un texte? Pourquoi hésite-t-il? Même pour rappeler lesparoles du Christ et les évangiles, il n'a jamais besoin d'un texte. Quand il harangue lespêcheurs, il garde son regard enveloppant sur son auditoire, comme pour fouiller laconscience de chacun, mais n'hésite jamais. Rivés aux moindres gestes du prêcheur, lesparoissiens se questionnent: est-il malade? Va-t-il annoncer un malheur? Il parle enfin:Vous savez tous, mes bien chers frères, qu'un conflit de travail sévit dans la région del'amiante, vous savez aussi que Mrg Joseph Charbonneau, évêque de Montréal, faitappel à la générosité des paroissiens de tous le Québec pour aider des hommes et desfamilles qui en ont un urgent besoin.

Depuis deux semaines que le prélat montréalais s'est prononcé en faveur des mineurs dela région de l'amiante, le sujet est sur toutes les lèvres. Au magasin général, lesdiscussions s'animent:- Ce sont des catholiques, membres d'un syndicat catholique et l'Église catholique

se doit de les aider, soutient Albert Rousseau.- Veux-tu dire que Mrg Courchêne, l'évêque de notre diocèse à nous, y' est pas aussi

catholique que celui de Montréal, parce qu'il défend Duplelles et les compagnies,réplique son voisin, organisateur de l'Union Nationale?

- Ouais, Charbonneau vient de l'Ontario, y' connaît pas le monde de par icitte autantque notre évêque.

- Moi j'dis qu'y' connaît peut-être pas le monde de par icitte, mais y' sait que sil'épiscopat n'aide pas les syndicats catholiques, les unions américaines anglaises etprotestantes vont s'installer partout, surtout dans les mines, explique le bedot.

Et voilà que le Curé de la paroisse s'apprête à prendre position: Aujourd'hui, nous feronsune quête spéciale pour aider les mineurs catholiques d'Asbestos et de Therford Mines.Après quelques références à l'évangile et à l'encyclique Rerum Novarum de Leon Xlll, ilajoute: Permettez-moi de lire un passage de la lettre de Mrg Charbonneua: "La classeouvrière est victime d’une conspiration qui veut son écrasement et quand il y aconspiration pour écraser la classe ouvrière, c’est le devoir de l’Église d’intervenir."

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Les paroissiens savent que les conditions de travail des mineurs sont pitoyables, que lasécurité et la santé des mineurs sont en cause, la radio en parle tous les jours, mais de làà penser que la classe ouvrière est victime d'une conspiration, ils peinent à y croire.

...

Sur le parvis de l'église, les esprits s'échauffent:- Ceux-là qui organisent des grèves sont des communistes qui veulent éliminer la

propriété privée. Après les compagnies, ça va être nous autres, les cultivateurs, ditun gros homme en habit du dimanche.

- Ben voyons donc, toi, les mineurs sont pas des fous. Après trois mois sans salaire,y' pense pas à des affaires de mêmes, y' veulent juste une paye raisonnable pournourrir leu' famille, dit un homme du village.

- C'est ça, les compagnies font de gros profits avec le sous-sol de not' pays, pis y's'en vont aux États avec c't'argent la.

- Moi, je dis que Duplessis sait ce qu'y' fait. Si s'était pas des compagniesaméricaines pis anglaises, y' en aurait pas de mineurs parce qu'y' aurait pas demines. On serait dans la misère.

La grève des mineurs est illégale, le syndicat s'est fait retirer son accréditation, il y a eudes bagarres entre la police et les grévistes, ces derniers ont dynamité la voie ferrée descompagnies, deux cents hommes ont été mis en prison, et là, l'église et leur curé lesinvitent à appuyer ce syndicat, contre la loi2, contre l'ordre établi, contre legouvernement élu. Nombreux sont ceux qui ne savent quoi penser.

Éva se penche à l'oreille d'Adéard:- Penses-tu que Conrad est pris là-dedans?

- Comme j'le connais, y' doit être un des meneurs.

Dans sa dernière lettre, Conrad disait que son frère, celui qui a marié Julienne, était mortà la guerre et qu'il avait revu sa mère et sa belle-sœur lors des funérailles à Québec.Depuis, ils n'ont pas eu de nouvelles.

2. À un reporter de la Presse venu le rencontrer, M. le curé Camirand déclare son soutien sans réserve : « Les mineurs d’Asbestos, que je connais bien (…) ne se sont pas temporairement privés de leur gagne-pain et de celui de leurs enfants pour le plaisir de la chose, mais ils ont été forcés par d’inqualifiables tactiques provocatrices. Et si j’étais mineur, je serais moi-même en grève... je suis avec eux jusqu’au bout… ».

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À ce moment, un homme très grand et au visage émacié lance un cri: - Vous parlez ben, mais savez pas ce qui se passe dans les mines d'amiantes?

Les visages éberlués se tournent vers l'inconnu. L'homme s'avance au milieu du groupe,prend un ton grave, mais calme pour dire:- C'te grève-là, c'est une question de dignité, nous autres les mineurs, on est

humiliés, on a tout le monde contre nous, la police nous a tiré dessus, la loi nousdit de rentrer à genoux, les compagnies nous remplacent par des briseurs de grèvequi connaissent rien aux mines, le gouvernement nous a enlevé notre accréditationsyndicale, pis ben des journaux défendent la politique de Duplessis. Moi,j'm'appelle Léo Dussault pis j'peux vous dire qui le soutient de Mrg Charbonneau,ça nous aide à nous tenir debout. Si les compagnies s'organisent pas pour éliminerle gros de la poussière d'amiante dans les moulins, on va tous crever des poumons.

- C'te gars-là à raison, dit une femme âgée, j'connais un gars qui est r'venu de làmaigre comme un clou pis qui est mort deux mois après.

- La poussière d'amiante, on l'amène à la maison. Nos femmes pis nos enfants enrespirent comme les mineurs.

Par ses paroles, l'homme suscite la curiosité des femmes:- Y' ont pas parlé de ça à la radio. Comment ça se fait, dit une jeune brune qui tient

trois enfants près d'elles et un autre dans ses bras?

Le mineur s'approche d'elle. Le curé se joint aux paroissiens. Tous attendent les parolesdu mineur:- Sur l'ouvrage, on n'a pas de place pour se laver. On revient chez nous tout

recouvert de fibre, quand on vient pour se déshabiller, ça tombe à terre.

Quand l'homme passe à deux pas d'Éva et Adélard, elle insiste: - Demande-lui si y' connaît Conrad Ouellette?

Timidement, Adélard s'informe. Léo connaît Conrad. Il sourit et dit:- Conrad m'a dit qu'il avait des amis dans la paroisse, des Ouellet comme lui, mais

pas de te. Adélard pis Éva, ça s'peut-ti?- C'est ben nous autres. Comment y' va?

Léo plisse les lèvres et lève les yeux au ciel avant de répondre sur un ton grave: Le jour de la bataille entre les grévistes et la police de Duplessis, Conrad était très

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malade, mais il a tenu a se joindre aux grévistes avec un bâton en main. Unpolicier l'a frappé et il s'est retrouvé par terre, incapable de se relever.

Deux heures plus tard, c'est lui, Léo, qui l'a conduit à l'hôpital de la compagnie:- Y' ont pas voulu le soigner, dit-il.

- Pis c'est quoi que vous avez fait?

Conrad ne s'est pas remis de ses blessures, mais ce n'est pas ce qui l'a emporté, il estmort de l'amiantose à Québec, six mois plus tard. C'est sa femme, Julienne, qui me l'aécrit. Adélard et Éva sont consternés. Ils remercient le mineur et l'invitent chez eux. Léone peut accepter, il a d'autres paroisses à visiter.

Éva et Adélard reviennent à la maison en se rappelant combien Conrad aimait la vie etcomment il s'est toujours battu pour défendre les travailleurs et les travailleuses de sonpays.

Durant le dîner, en quelques phrases qu'il avait repassé dans sa tête en revenant de lamesse, Adélard explique à ceux de ses enfants qui n'y sot pas allé, ce qui s'est passé àl'église.

Pis vous Papa, avez-vous donné des sous aux mineurs, demande Florian? Oui, mon petit, j'ai donné c'que j'pouvais.

Le garçon n'oubliera jamais le geste de générosité de son père non plus que ce momentsi particulier de la vie familiale et dans sa vie à lui. C'était la première fois qu'il posaitune question à son père et c'était la première fois que son père lui parlaitpersonnellement.

Un mois et demi plus tard, les mineurs signaient une entente qui ne leur accordait pasbeaucoup plus que ce qu'offraient les employeurs en février: dix cents d'augmentation desalaire, l'acceptation de la compagnie de retirer à la source la cotisation syndicale et bienpeu de choses encore. Il n'y était pas question de l'élimination de la poussière d'amiante.Mais plus important que ce maigre gain, le syndicalisme québécois venait de faire lapreuve qu'en se battant, on pouvait faire fléchir les puissants de ce monde. Les annéessuivantes le démontreront.

Quelques années plus tard, dans un livre devenu célèbre, Pierre Elliott Trudeau écriraque "La grève des mineurs de l'amiante allait marquer «une étape dans toute l’histoirereligieuse, politique, sociale et économique de la province de Québec". Et le Québec nesera pas l'Afrique-du-Sud de l'Amérique-du-Nord.

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Chapitre 38

Yvette au travail, 1949

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La voiture de Gérard Beaulieu avance lentement vers la maison. Il ramène Yvette quivient de relever son épouse d’un accouchement difficile. Fière de rentrer chez elle et deremettre à sa mère les onze dollars qu’elle vient de gagner, la grande fille de quinze ansne comprend pas pourquoi le conducteur serre la bride à sa jument. Derrière le siège du véhicule, une toile cache des poches de choux et un grand panier despetits pois fraîchement cueillis du jardin potager. Après avoir salué Éva d’un timidebonjour, Gérard décharge ses denrées et les pose près de l’escalier du perron.Impressionnée, croyant recevoir un cadeau de son amie, Éva dit:- Mais a' l’est don ben généreuse, ta Germaine!

Mal à l’aise et confus, les yeux fixés sur les légumes, Gérard dit:- Ben... c’est pas ça, Éva. J’ai pas une maudite cent à donner à Yvette. Ça fait que

ma femme pis moi, on a pensé que ça ferait p’t’être ben ton affaire si on payaiten... en nourriture.

Interdite, Yvette recule d’un pas. Elle ne touchera pas le fruit de son labeur, n’aura pas leplaisir de l’offrir à sa mère et n’aura pas non plus le bonheur de s’en voir remettre unepartie.

Éva comprend et sourit. Elle connaît la pauvreté de cet ami de la famille, un hommehonnête et généreux.- Ça vaut ben ce que tu dois à ma fille, ça, Gérard.

- J’dirais que ça vaut un peu plus.

Tout comme Germaine, Éva cultive des choux et des petits pois, Gérard le sait que trop.Elle ne dit rien. Après le départ précipité de l’homme honteux, Éva avise:

- C’t’automne on va manger plus de choux pis moins de patates. Ça fait qu’on vaen vendre plus que d’habitude.

- Pis ma paye?

- Ben tu vas pouvoir te reprendre, y' a un cultivateur du rang d’en haut du villagequi a besoin d’une bonne à tout faire. Tu peux commencer dans une semaine. Y'paye plus que Gérard.

Yvette répond d’un signe de tête et court à la rencontre de ses frères et soeurs quil’accueillent avec des taquineries et des gestes affectueux.

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...

Depuis son embauche chez Onézime Caron, un dimanche sur deux, Yvette vient àl’église et assiste à la messe avec ses parents. À la mi-septembre, six semaines après ledébut de son engagement, Éva et Adélard s’inquiètent. Yvette n’est pas à l’église,Onézime non plus. - Y' devaient avoir quelque chose de pressé à faire.

- Ça se peut, mais j’aime pas ça pantoute.

À la sortie de la grand-messe, les parents inquiets regardent dans toutes les directions etscrutent l’horizon à la recherche d’un indice pouvant expliquer l’absence de leur fille.Rien. Désiré Ouellet, un cultivateur habitant le même rang qu’Onézime, les observe. Ilhésite, se gratte la tête puis s’approche d’eux: - Vous charchez vot' fille, hein?

- Ben oui, ça fait deux semaines qu’est pas venu à la messe.

Désiré, un cousin éloigné d’Adélard regarde du côté nord, en direction de la ferme deCaron et plisse les lèvres: c’est ti ça de la délation? pense-t-il. Puis il dit:- J’sais pas si tu le sais Adélard, mais Onézime, y' fait travailler ta fille comme si

s’était un homme?- Y' est pas supposé de faire ça. Y' l’a engagée comme bonne.

Inquiète, Éva demande:- C’est quoi qui y fait faire?

Homme de devoir, Désiré se convainc qu’il pose un geste de charité chrétienne et dit: - Ben, moi je les ai vus charger du fumier sur une voiture, pis l’étendre au broc,

dans le champ. Onézime en avant du voyage pis Yvette en arrière.

Le patron d’Yvette a de drôles d’habitudes, il mange sa soupe froide et ne s’arrête pas detravailler pour avaler ses sandwichs. Désiré hésite encore. Éva insiste:- Y' a autre chose, hein?

- Oui, pis t’aimeras pas ça. Y' l’a fait manger dans ses mains.

Horrifiée, Éva attrape le bras d’Adélard:- Va atteler le cheval. On va la charcher, pis ça presse.

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- Marci Désiré, on y va, dret-là.

- C’t’une belle fille que vous avez-là, vous faites ben de vous en occuper.

L’allusion ne laisse pas de doute. Yvette est en danger. En route, Adélard fouette sajument. Éva tente de chasser de son esprit les images d’horreur qui l’assaillent: Yvette estpeut être abusée par c’t’e gros cochon-là. Quand y' sont dans les champs, tout peutarriver. Éva ne sait pas si elle doit crier ou prier.

Dix minutes plus tard, surprise et heureuse de voir ses parents, Yvette, habillée d’unerobe de coton sale et déchirée, sort de la cuisine et s’avance vers eux en boitillant. Lajeune fille, elle si fière, est à peine reconnaissable. - On est venu te charcher. Va préparer tes affaires. Y' est pas question que tu restes

icitte une minute de plus.- As-tu eu un accident, coudonc? Tu boitais pas avant, demande Adélard.

- Non, j’ai rien eu. Ça me faisait mal avant. C’est ben pire astheure.

À la recherche d’Onézime, Adélard rumine sa colère: y' va savoir ma façon de penserc’te calisse-là. Un cri provenant de l’étable le met en alerte.- Yvette, j’ai besoin de toi pour étriller les chevaux.

Marchant d’un pas nerveux, le visage rouge de rage, Adélard apostrophe le groshabitant:- C’est pas un travail de fille ça. T’as fini de lui donner des jobs d’homme mon

écoeurant.- Wow! Adélard, Yvette est grande pis ben capable de faire ça.

- C’est-y vrai que tu y fais charrier du fumier?

- Ben... Ben...

- Réponds, salop!

Dépassant Adélard d'une tête, le costaud se met en garde pour affronter le petit homme:- Tu ferais mieux de te tenir tranquille, j’en ai couché des ben plus gros que toi.

- Répond moi, calvaire d’innocent.

Alertée par les cris d’Adélard, Éva accourt. Avec Yvette, elles s’interposent:- Fais pas de folie Adélard. L’important c’est qu’on la sorte d’icitte au plus sacrant.

Sur le chemin du retour, Yvette confirme les dires de Désiré:

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- Pis y' se lavait jamais, le cochon. Quand j’y ai dit que j’aimais mieux mangertoute seule, y' a trouvé ça drôle.

- Comment ça se fait que t’es pas venu à la messe?

Yvette regarde sa robe:- J’avais pu de robe propre.

- Pis Onézime, pourquoi y' est pas venu, lui?

Onézime s’est bien gardé de dire qu’il ne voulait pas rencontrer Adélard et Éva. Lesinquiétudes d’Éva ne lui laissent aucun loisir:- Y' t’as pas touché, toujours ben?

- Non, y' m’regardait à plein, mais y' m’a pas touché.

Quand le vent soulevait le bas de sa robe, Yvette s’empressait de la retenir pour cacherses jambes. Amusé par le spectacle, Onézime commentait:- Des belles grandes jambes de même, t’es pas obligé de les cacher. J’en ai vu

d’autres, tu sais.

Affectant un air avisé, Adélard regarde Éva: - C’était rien qu’une question de temps...

Assise entre ses parents qu’elle dépasse en grandeur, Yvette prend la mesure du bonheurd’être en sécurité, d’être libérée. Tremblante, elle baisse la tête pour cacher ses larmes.Pour la calmer, Éva la prend par les épaules. De ses doigts rugueux et chauds, Adélardlui caresse la main:- Dis-le ce que t’as su le cœur, ma grande.

- C’est pas pour rien que ma jambe a me fait mal plus qu’avant, Papa. Chez nous,quand ça m’arrive, j’m’assis pis ça se passe. Avec lui, on arrête jamais. Ça fait queça empirait tout le temps.

- Tu y as-tu dit que t’avais mal de même?

En sanglots, Yvette n’arrive plus à parler:- Tu peux te calmer astheure.

- Prends le temps qu’y' te faut. Tu parleras quand tu seras prête.

Rassérénée, elle répond:- J’y ai dit que ça empirait tous les jours.

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- Pis?- Y m’a répondu: Tu me montreras ça. J’connais p’t’être ben un remède pour c’te

mal là, moi.- J’y en ai jamais reparlé. J’avais peur de lui. Vous comprenez? J’avais peur.

- On te comprend, Yvette.

- Marci d’être venu me charcher, Papa. Y' m’aurait rendu malade c’te fou là.

Pris de culpabilité Adélard avise Éva: - La prochaine fois, on fera plus attention.

- T’as ben raison. Y' aura pas toujours un Désiré Ouellet pour nous avartir.

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Chapitre 39

Les pierres morainiques, 1949

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Au printemps 1949, trois ans après l’achat du lot sur lequel est bâtie sa maison, Adélardet trois de ses fils descendent le chemin rocailleux menant au petit plateau qu’ils ontdéboisé et défriché. Debout sur une grosse traîne plate, le cultivateur retient lesmanchons d’une charrue et pense: un beau morceau de terre, de quoi semer assez depatates pour nos besoins pis pour en vendre autant.

À ses côtés, Adrien conduit le cheval. Le bûcheron aime comparer les forêts qu’ilconnaît: icitte, les épinettes sont plus longues, mais plus branchues qu’en Gaspésie pissur la Côte-Nord. Devant eux, marchant derrière deux chevaux de labour, Léopold etOmer sautent d’une pierre plate à une autre, pour éviter les trous de boue.

Arrivés dans l’espace en friche, Adélard et Adrien déchargent la charrue et y attèlent lapaire de chevaux. Les deux autres s’éloignent pour ramasser les grosses roches qu’ilsn’ont pas eu le temps d’enlever après l’abattis et le dessouchage de l’automne précédent.

Adélard lève les manchons de l’instrument et fait signe à Adrien d’y aller. Comme uncouteau de boucherie dans la chair grasse, la pointe s’enfonce dans un sol profond. Lafierté égaie le visage d’Adélard: de la belle terre neuve, se dit-il, en examinant l’humusbrun foncé, presque noir. Après cinq mètres, la pointe de la charrue ricoche sur desroches et remonte près de la surface:- Wow! Arcule un peu. On va reprendre ça.

Revenu au point de délestage de l’instrument, Adélard relève les manchons de la charrueun peu plus haut:- Hue, dit Adrien.

La pointe s’enfonce. Mais ce que le versoir rabat sur le côté contient plus de pierres quede terre. Certains cailloux sont arrondis comme des galets, d’autres sont plats commedes débris de cran. D’un passage à l’autre, le phénomène se répète. Adrien s’inquiète: - Y' a ti assez de terre pour semer des patates?

- Non, ça nous en prend six pouces.

Adélard fait signe aux ramasseurs de pierres de venir. Léopold et Omer n’en reviennentpas. - On dirait une décharge de roches.

- Ça se peut pas. C’te forêt-là, y' a parsonne qui y a touchée avant nous autres. Les deux hommes remplissent la traîne et vont en déverser le contenu à l’orée du bois.Ils reviennent presque à la même place et recommencent des dizaines de fois pendant

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que les laboureurs continuent à dégager tant et plus de ces indésirables cailloux.

Après deux jours de ce travail harassant, ils se demandent toujours d’où peut bien venircet amoncellement de pierres disparates. Ils consultent les voisins, les commerçants etmême le curé de la paroisse. Personne n’a d’explication.

Comment Adélard et ses fils pourraient-ils savoir qu’une partie des roches qui bloquentla charrue provient des profondeurs de la terre et que l’autre, la pierre morainique, s’estdétachée des glaciers, il y a dix mille ans.

Depuis ce temps, des centaines de générations d’arbres et de végétaux ont produit autantde couches d’humus et laissé en surface un sol gras et fertile.

La tâche du labour et du ramassage des roches aurait dû prendre une journée. Elle enprend huit. À la fin, le tertre que formait le sol avant l’opération fait place à un légeraffaissement. Le neuvième jour, à l’aide d’une lourde herse en métal tirée par deuxchevaux, ils brisent les mottes de terre et ramassent les nouvelles roches quel’instrument a fait remonter à la surface. Enfin, ils creusent des sillons, y déposent lestubercules germés et les enchaussent soigneusement.

...

Mi-septembre, toutes les mains disponibles sont réquisitionnées pour la cueillette dulégume. Seuls les enfants de huit ans et moins sont dispensés de l’ouvrage. Sur le terrain,ils sont dix, le père, quatre garçons et cinq filles.

La large pointe métallique d’une machine tirée par deux chevaux, pénètre sous lessillons et soulève le mélange de terreau, de tiges jaunies, de tubercules et d’unemultitude de petits cailloux. Secoué par un tamis, le rang se défait avant d’être rejeté,pêle-mêle, sur le sol.

Pliés en deux ou à genoux, les cueilleurs se mettent à la tâche. Comme ses frères etsœurs, Selva ramasse les légumes tombés à la surface, pousse les tiges et les mottes deterre derrière elle, creuse de sa main nue aux endroits ou l’arracheuse n’est pas allée ets’assure qu’elle n’oublie aucune pomme de terre. Quand elle sent que ses ongles secassent, elle jure en silence. Son seau rempli, elle se met en frais d’en transvider lecontenu dans une poche en jute. Ébréchés ses ongles s’accrochent dans les fils, letiraillement la fait frémir, elle voudrait être à mille kilomètres de cet insignifiant petit

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champ de roches et de patates.

Quelques semaines plus tard, le marchand qui a acheté son surplus de pommes de terred'Adélard lui dit, souriant:

- Coudonc, ça se peut-ti que tes ramasseurs de patates y' aient mélangé quelquesroches?

- Ben, ça m’surprendrait pas pantoute. Mais j’peux te dire une chose, y' a parsonnequi a fait exprès.

Étant un de ceux qu’Adélard a consultés pour comprendre le phénomène d’accumulationde roches dans un champ vierge, le commerçant a profité du passage récent d’uningénieur anglais dans son magasin, pour lui poser la question:

- Un savant c’te gars-là. Y' a appelé ça de la moraine. Y' m’a expliqué ça ben vite.Y' était ben cartain que c’est la glace qui a transporté ces roches-là par icitte.

Comment Adélard pourrait-il comprendre les phénomènes qui se sont produits là il y ades temps immémoriaux. Comment pourrait-il savoir que les monts appalachiens sont lerésultat de la poussée des continents sur la surface du globe, que le mont qu’ils ont sousles pieds a déjà été une immense plaque rocheuse enfouie sous l’océan Atlantique, quesur des centaines de millions d’années, des pressions latérales d’une force inimaginableont provoqué des déformations de la couche terrestre, que ces plissements sont devenusdes chaînes de montagnes, que des rochers grands comme des cantons se sont émiettésen milliards de débris et que ces éclats sont les roches et les morceaux de crans que sesfils se sont échinés à ramasser?

Comment pourrait-il savoir que ces montagnes ont déjà été recouvertes d’une couche deglace deux fois plus haute que le plus haut de ses monts, que ces glaciers recouvraientl’Amérique tout entière, qu’ils se déplaçaient vers le Sud et qu’ils se sont arrêtés,bloqués par les montagnes? Comment imaginer que ces glaciers ont pris des siècles àfondre et qu’en se faisant, ils ont délesté sur place des tonnes de pierres amasséesailleurs?

En entendant le mot moraine, Adélard entend marraine. Une profonde confusion s’ajouteà son ignorance. Il choisit de changer de sujet:

- Si y' en a qui ont trouvé des roches dans les patates, j’vas leu' remplacer.

Attentive à l’échange, Selva pense qu’elle est probablement la coupable de ce mélange.Elle n’en dira jamais rien.

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Chapitre 40

La mort de deux chevaux, 1949

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Comme tous les matins de ce printemps 1949, avant de déjeuner, Omer entre dansl'appentis donnant sur l’étable pour y faire le train. Des vaches meuglent. Des bruits dechaînes et de carcans secoués l’intriguent: qu’est-ce qui se passe icitte, à matin? Audéclic de la clenche, un cheval se met à piétiner et à renâcler comme une bête enragée.Ce que voit Omer le terrifie. Affaler sur le dos dans la stalle de l’autre cheval, les pattesarrière étirées vers l’allée, la tête retenue par un câble et tournée vers lui, la Belle, lajument noire est figée dans une immobilité cadavérique.

Omer étouffe un cri d'effroi, tremble comme une feuille, recule d’un pas, une douleurintense monte dans ses viscères. Il se retourne et court vers la maison. En apercevant lejeune homme, Adélard se précipite vers l’étable.

Le cultivateur comprend ce qui s’est passé. Dormant debout, la bête est tombée à larenverse et a roulé sur elle-même, dans la stalle voisine occupée par le Guy, le fougueuxcheval brun.

Omer ne cesse de répéter: - C’est de ma faute, Papa, c’est de ma faute.

- C’est pas plus ta faute que la mienne, mon gars.

Depuis des années, se laissant porter vers l’arrière dans son sommeil, la bête exerçaitune force considérable sur le câble qui retenait son licou à un madrier de sa mangeoire.Plusieurs fois, la pièce de bois s’était rompue et on la remplaçait par une plus grosse. Ladernière fois que cela s’est produit, Omer s’est dit: j’vas t’attacher à la poutre duplafond, comme ça, tu briseras pu rien icitte. La seule poutre accessible est située dansle coin droit de la stalle, entre les deux stalles.

Cette nuit fatale, quand la jument s’est laissée porter sur son arrière-train, le câble s’esttendu et le centre de gravité de la jument s’est déplacé vers la droite, tirant son corpsvers le côté au-dessus du petit muret qui sépare les deux bêtes. N’étant pas plus haut quele ventre des chevaux, le rempart n’a pas retenu la jument. En déséquilibre, elle a roulédans l'espace de son voisin. Le câble a résisté. La Belle s’est pendue.

Apercevant Adélard, manquant d’espace, coincé depuis des heures, sentant la mort à sescôtés, le Guy piétine et hennit de plus belle.

- Wow, wow, tranquille, mon beau.

Adélard caresse la tête du cheval: Y' est narveux comme le maudit, si j’le détache, y' vasortir de là en fou. Y' risque de se blesser pis de tuer les vaches. J’ai pas le choix, y' faut

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d’abord que je sorte la Belle de la crèche Il appelle Omer:- Va dire à Albert de venir icitte.

Cinq minutes plus tard, Adélard demande l’aide de son ami:- Avec mon Bijou, j’vas te sortir ça de là sans misère.

- J’t’attends, Albert.

D’un coup de hache, Adélard coupe la corde de la pendue. Déjà raidi, le corps s’affaisse,sa tête tombe lentement sur le sol, comme si la Belle faisait attention pour ne pas seblesser.

...

Dès que les écoliers sont partis, Éva se rend à l’étable pour traire les deux vaches qui ontvêlé la semaine précédente. Anxieuse de savoir ce qui a fait courir Adélard et Omer, elleavance d’un pas rapide. Stupéfaite, elle s’arrête, échappe son seau:

- Mais c’t’effrayant!

Incapable de traire les vaches tant que la morte sera là, Éva s’approche de son mari.Blanc comme un drap, Adélard la prend par la main, comme pour y puiser de l’énergie.

À l’autre bout de l’allée, une génisse se tord de douleur, meugle, piétine et force pourexpulser son premier veau. Omer s’empresse de gratter l’allée et d’y répandre de lapaille sèche. Figée à côté d’Adélard, allant d’une scène à l’autre, Éva dit:

- Un qui meurt, pis un autre qui vient au monde...

- Le problème, Éva, c’est que l’un remplace pas l’autre. Un cheval, ça coûte cheren baptême.

Éva dit à Omer: - Quand la jument sera sortie, tu viendras me chercher.

Au même moment, Albert Rousseau entre dans la grange avec son percheron, la bête laplus forte du canton. Les deux hommes examinent la situation:

- On va tirer par les pattes.

La principale difficulté n’est pas de traîner la bête sur le ciment. Supérieur en poids et

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bien ferré, le cheval d’Albert n’aura aucune difficulté à transporter le cadavre. Leproblème est de tourner dans l’appentis. Il y a moins de quatre mètres entre la porte del’étable et le mur de l’appentis. Adélard s’inquiète:

- Quand ton Bijou va tourner vers la sortie, si les hanches de la Belle sont encoreen dedans, a va rester coincée dans le cadrage.

Albert suggère: - On va raccourcir au maximum les trais pis la chaîne. Comme ça, quand j’vas

arriver au mur, le gros des pattes va être passé.- Si les hanches pouvaient passer itou, ça serait parfait.

- On perd rien pour essayer.

Albert fait reculer son cheval près du cadavre. Adélard arrime la chaîne aux pattes de labête, en haut des genoux. Albert commande:

- Envoie mon Bijou, t’es capable.

Sous son énorme poitrail, les grosses pattes hérissées de longues touffes de poils griss’agrippent aux moindres lézardes du ciment. Les six cents kilogrammes de la Bellesortent de la crèche du Guy et glissent sur l’allée. Sur le plancher en ciment rugueux, lesfers du percheron font des flammèches, mais l’animal trouve toujours de quois’accrocher. La charge suit lentement.

Arrivé près du mur de l’appentis, le cheval s’arrête. Albert lui commande d’avancer. Ilfait un pas. Quand son maître lui demande quelques centimètres de plus, la bête touchele mur de son nez et recule d’un pas. Albert comprend:

- On peux pas avancer plus que ça.

Le train arrière de la morte est passé. Les deux hommes se consultent. Il faut sortir lecadavre par la porte de gauche, Adélard suggère d’enligner Bijou, une première fois,vers le coin droit de la pièce.

- Comme ça, on peut gagner quelques pouces.

- On fait ça. Le corps de la Belle s’en trouve déplacé vers le côté, mais avance à peine. Il ne resteplus qu’à faire confiance aux forces du percheron. Albert l’oriente vers la sortie. Bijous’élance. Albert lâche la bride. Ses quatre pattes maintenant encrées dans le sol damé, lecheval peut y aller de toutes ses forces. De grosses mottes de terre s’échappent de sessabots. La morte se plie en deux, de gros éclats de bois volent dans les airs, la porte perd

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son cadre et son seuil. Rien n’arrête la puissante bête. En quelques secondes, la Belle seretrouve sur le petit coteau. Bijou s’arrête, son travail est accompli.

Adélard et Omer n’ont plus qu’à atteler le Guy pour transporter le cadavre jusqu’à lalisière du bois où il sera abandonné aux rapaces. Encore sous le choc de sa nuit d’enfer,la cheval refuse de tirer. Adélard le caresse et lui parle. Après cinq minutes, la bêterépond l’ordre de son maître.

...

La prière du soir se passe dans la gravité. L’histoire de la jument, ses exploits et sesmalheurs défilent dans l’esprit de chacun. Plus âgée que la plupart des enfants, la Belle atoujours fait partie de leur vie.

Le recueillement terminé, Florian demande à sa mère si les âmes des chevaux vont auciel, comme celles des humains:- J’le sais pas mon petit gars. On peut pas le savoir, mais y' faut faire comme si

c’était pareil. Le Bon Dieu, y' a créé les chevaux pour nous aider. J’cré ben qu’y'doit pas les abandonner quand y' meurent.

Adélard, affaibli par la maladie, en perd subitement l’appétit.- C’est pas ça qui va me r’donner la santé.

Les jours suivants, il répare le cadrage et le seuil de la porte tout en pensant à l’achatd’une autre bête. À la première occasion, Adélard se rend chez le maquignon du villageet achète un cheval noir. Au retour, il s’arrête chez Albert Rousseau pour lui présenter labête. En le voyant s’avancer, Albert suggère de l’appeler Ti-Pit. - Pourquoi c’te nom là?

- Parce qu’à côté de mon Bijou, ton cheval à l’air d’un chien.

...

Au cours de l’été, Adrien et Léopold, aguerris au travail exigeant des chantiers, sejoignent à Adélard et Omer pour couper du bois sur les lots du canton. Pour servir quatrehommes, deux chevaux ne suffisent pas :

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- On pourrait en louer un pour l’été, propose Adrien.

Léopold se rappelle:- Quand j’ai dit à Léo Beaulieu que la Belle s’est pendue, y' m’a parlé de sa jument

noire. J’pense qu’y' veut la vendre. P’t’être ben qu’y' accepterais de la louer.

Dès le lendemain, une entente est conclue. Léo précise:- Ma jument est vaillante, mais a l’est pas entraînée pour du gros travail.

- Inquiète-toi pas Léo, on va y faire attention.

Peu alimentée, la bête est maigrichonne et manque d’entrain. Adélard avise ses garçons:- Donnez-y du foin en masse, pis du blé, itou.

Habitués aux chantiers où ils ont un cheval par bûcheron, Adrien et Léopold travaillentavec le Guy et Ti-Pit. Adélard et Omer se contentent de la jument noire qu’ils entraînentavec patience.

Après un mois, la bête louée travaille avec ardeur. Elle ne se fait pas prier pour tirer degros troncs d’arbres. Léopold demande à son père s’il peut changer Ti-Pit pour la jumentà Léo. Adélard accepte: - C’est une bonne bête. À donne tout c’qu’à peut. Tas pas besoin de la pousser.

Fin juillet, en pleine canicule, blancs d’écume et piqués de partout par les taons, leschevaux transpirent et boivent comme des éponges. La jument noire fait le travail qu’onattendait d’elle et plus encore. En fin d’après-midi, elle sort de la forêt une épinette devingt centimètres, une charge que même Ti-Pit traînerait en trottinant. En arrivant ausentier menant à la corde du billot, la bête tourne sur la droite. Coincé entre une rocheaux arrêtes pointues et une souche, l’arbre plie, résiste et reprend sa rectitude. Commesous l’effet d’un énorme ressort, la jument est tirée vers l’arrière. En déséquilibre, la bêteglisse sur une racine et s’enfarge sur une souche. Elle hennit. Du sang jaillit de sa patte,l’os cassé sort de la plaie. Léopold appelle son père et ses frères. Adélard examine lacassure:- Y' a rien à faire avec ça, maudit Baptême.

Une jument pendue, une autre qui se casse la patte, Adélard ne peut retenir une litanie desacres.

La bête souffre. La torpeur passée, le cultivateur fait face à la réalité. Il demande à

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Léopold d’aller chercher Léo Beaulieu:- Faut ti que j’y dise que sa jument à s’est cassé une patte?

- Dis-y qu’on voit le bout de l’os.

Revenant avec le propriétaire du cheval, Léopold lui rapporte les détails de l’accident.Son fusil à la main, Léo fait le tour de l’animal et constate la gravité de la blessure. Sanshésiter, il se place en face de sa jument et lui tire une balle entre les deux yeux. La bêtes’affaisse comme une pierre.

Conscient de devoir assumer sa part de responsabilité du drame, Adélard se tourne versLéo:- J’étais content d’avoir loué ton cheval, Léo.

- Moi itou, j’étais content.

Les deux hommes se demandent comment ils vont régler la perte de la jument. Adélarddit:- L’accident qu’y' a eu, c’est pas de ma faute pis c’est pas la tienne non plus.

- Chu' d’accord avec ça.

- D’après moi, on devrait régler ça, moitié-moitié.

Léo hésite un peu, le sang jaillit de la tête du cheval:- Oui, ça… ça m’a l’air ben correct.

- C’est ben de valeur parce que c’était une bonne bête que t’avais là. Sais-tucomment ça valait?

- Je l’ai payé cent cinquante piasses.

Pour la seconde fois de l’année, attelé au cadavre d’une bête de sa race, le Guy répugneà tirer, mais se laisse amadouer. Le corps est traîné près des ossements encore humidesde la Belle.

Le dimanche suivant, avant la messe, Adélard sort son porte-feuilles de sa poche, en tireune pile de billets, donne les soixante et quinze dollars à Léo et lui sert la main. Durantl’été 1949, le travail des quatre hommes ne suffit pas à payer les pertes occasionnées pardeux accidents de chevaux. Une fois de plus, les douleurs qu’Adélard ressent dans sapoitrine s’accentuent. Une fois de plus, alors qu’il prévoyait payer le gros de ses dettes,c’est le contraire qui se produit.

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Chapitre 41

Adélard se fâche contre Camil Lévesque,1949

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- Le docteur Desjardins m’a dit de me reposer. J’fais rien que ça, baptême.

À quarante-sept ans, Adélard n’a plus la force d’aller passer ses hivers dans leschantiers. À peine est-il capable de vaquer aux travaux de la ferme et de couper un peude bois sur ses lots: si ça continue, j’gagnerai pu une crisse de cent.

En achetant le lot du nord en 1946 et la terre de Félix Dumont en 1949, Adélard a doublél’étendue de sa propriété et doublé le travail qu’elle exige. Il a dû agrandir la grange,construire une porcherie et un poulailler, acheter deux chevaux. Pour augmenter soncheptel, il a gardé les rejetons de ses vaches, de ses truies et de ses brebis, ce qui adiminué ses revenus d’autant.

Avec ce que lui donnent ses enfants, Adélard parvient à réduire le poids de ses créances.À certaines périodes de l’année, des biens essentiels manquent, il doit alors les acheter àcrédit. Les marchands, plus fortunés que leurs clients, prêtent ainsi de l’argent, commes’ils étaient des banquiers. Mais la pratique du prêt sans intérêt a ses limites.

Au mois d’août, au magasin du bout du Rang Six, Omer s’approche du comptoir etdemande une poche de farine:

- Mon père y' a dit de faire marquer, Monsieur Lévesque.

La main posée sur un gros cahier aux feuilles écornées, Camil Lévesque le regarde dansles yeux: - Ben tu diras à ton père que y a pu de place pour écrire dans sa page de comptes.

Omer reste figé. Trois clients sont témoins de la scène. Omer se tourne vers eux. Lesyeux baissés sur le pantalon trop court de l’adolescent, ils s’amusent de sa bouillehonteuse. Omer déguerpit.

Une demi-heure plus tard, les mains vides et la mine déconfite, Omer saute du boghei etcourt vers son père:- Y' dit qu’y' a pu de place dans son livre noir. Pis ces maudits-là, y' ont ri de moi,

Papa.- Si y' pense que j’vas laisser ça de même, y' se trompe en baptême.

Éva essaie de le calmer:- Tu sais que t’es malade, Adélard, fais attention à toi. Attends à demain, quand tu

seras calmé.

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Sans répondre, Adélard prend sa réserve d’argent et repart vers le magasin du carrefouravec le même cheval, déjà trempé de sueur. Maudissant le marchand, il ne cesse de serépéter: y' a pu de place dans ton calvaire de livre noir, hein, ben tu vas le r’gretter, monjoual vert.

...

Un mois plus tôt, devant un groupe d’hommes en train de palabrer, le marchand généraldu village de Saint-Hubert avait dit à Adélard:- Si j’avais rien que des bons clients comme toi, j’perdrais jamais une cent.

Touché, Adélard avait répondu:- Ça, c’est une question d’honneur, Monsieur.

Même s’il ne parvient pas à effacer la totalité de ses dettes, Adélard a la réputation derembourser tout ce qu’il peut.

...

Sacrant, Adélard tourne au bout du rang, passe devant le commerce de Lévesque et sedirige vers l’autre magasin, celui de Nanaire Belzil:

- Ça me prend cent livres de fleur.

Sans dire un mot de plus, il paye comptant et demande de l’aide pour transporter lafarine dans le boghei. Un sourire aux lèvres, Nazaire dit:- Tu reviendras quand tu voudras, Adélard. Si tu veux faire marquer, y pas de

problème. J’vas te faire confiance, moi.

La nouvelle du refus de Camil Lévesque a fait le tour du carrefour. Nazaire veut enprofiter. Son indiscrétion ajoute à la furie d’Adélard. Il repart en fouettant son cheval.Arrivé devant le magasin de Lévesque il s’apprête à lui montrer le majeur de sa maindroite : y' va apprendre à me respecter, l’animal.

Depuis sa fenêtre, Camil n’a rien manqué du manège d’Adélard. Avant qu’il n’ait levéson doigt narquois, le marchand sort du commerce et l’apostrophe:

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- Sur mon concurrent, tu payes cash. Pis icitte, tu fais marquer, Y' faut qu’on separle.

- Ben tu vas savoir ma façon de penser, mon baptême.

Adélard ne sait retenir les mots qu’il répète depuis qu’il a pris l’argent de sa réserve. Lesyeux en feu, il regarde Camil comme on regarde la mort:

- Tu me feras pas passer pour un ciboire de misérable qui paye pas ses dettes.- Wow là! Ça fait quinze ans que j’te fais crédit, sans te charger une crisse de cent

d’intérêt. Tu pourrais au moins être poli.- T’as ri de mon garçon. Tu m’as insulté pis tu l’as blessé. T’avais rien qu’à

m’avertir moi, pas lui, pis pas devant le monde, comme tu l’as fait. Chu' pas unquêteux.

Camil connaît l’état de santé précaire d’Adélard. Il le laisse se vider le cœur: je l’aijamais vu de même. Y' va me faire une crise d’apoplexie. Au premier signed’apaisement, sur un ton ferme, plus compatissant que bagarreur, le marchand le pointedu doigt et dit:- Écoute Adélard, ça fait quatre mois que tu m’as pas donné une maudite cent.

- À l’automne, quand je vends mon bois, j’te donne ce que j’peux. Avant ça, chu'pas capable. Pis tu le sais.

- J’le sais, Adélard, mais faut ben que j’paye mes fournisseurs moi, baptêmed’affaires.

Au bord de la faillite, Camil n’a pas le choix de limiter le crédit. Un peu calmé, Adélardse revoit, quatorze ans plus tôt, quand Camil l’a ramené chez lui en automobile, le jourde l’incendie de sa propriété. Adélard décolère un peu, son ton passe de la rage à laplainte: - J’ai quatorze enfants à nourrir moi, pas juste quatre comme toi. Mes garçons me

donnent tout ce qu’ils gagnent baptême, pis ça n’en fait jamais assez, bonyeux.

...

Sur le chemin du retour, Adélard pense à son frère Léon: là-bas, y' gagne ben del’argent, y' a jamais laissé sa famille pour aller dans le bois. Son gars est instruit. Pourla première fois de sa vie, Adélard regrette d’être resté sur la terre du canton, en 1921.Puis il pense à son père, Luc: Papa, y' a travaillé comme un esclave, là-bas. Pis après,

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y' a été obligé de revenir, la queue entre les jambes. C’est ti ça qui me serait arrivé, moiitou. Il se ravise: dans trois ou quatre ans, mes dettes vont être payées. J’vas être ungros cultivateur. Il s’assombrit: j’ai six gars pis quatre lots. Y' m’en manque deux, sij’veux les établir. Su les quatre lots, y en a trois qui sont juste bons pour le bois. Si jeretrouve pas la santé, j’vas avoir de l’héritage rien que pour un.

Arrivé chez lui, Adélard entre péniblement dans la maison, demande à Omer des’occuper du cheval et de la farine, puis il se laisse tomber sur sa berçante. Consternée,Éva comprend qu’il s’est fâché:- T’aurais pas dû faire ça, Adélard, t’aurais pu attraper ton coup de mort.

- Y' a humilié mon garçon. Tant que j’vivrai, Éva, j’laisserai jamais parsonne faireça.

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Chapitre 42

La toilette et le téléphone, 1949-50

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Au printemps 1949, après que les garçons et les filles eurent donné le fruit de leur travailà Adélard et à Éva, le père de famille dispose d’assez d’argent pour répondre à unedemande insistante de sa femme et de ses enfants, avoir une toilette au rez-de-chausséede la maison, dans une pièce fermée avec un lavabo, du savon acheté au magasin et dupapier hygiénique.

Rose n’a alors que deux ans. La chanceuse ne se rappellera jamais des commentaires deses sœurs et frères:- On verra pu la maudite chaudière blanche dans le passage.

- Pis on se trempera pu les fesses dans la pisse des autres, le matin, quand lacatherine est pleine.

Finie l’époque où, tous les matins il faut descendre le seau d’aisance dans l’escalier, levider derrière la maison, hiver comme été. Finis les petits tours à l’étable pour faire sesbesoins. Ce jour-là, en rentrant de l’école, Irène exprime le sentiment de tous:- C’est le plus beau jour de ma vie.

- Enfin on va avoir une place pour se laver en paix, dit Sylva.

Florian fait rire tout le monde:- Ça doit être ça qu’y appelle le progrès dans les livres d’école.

- Moi, j’dirais plutôt que c’est le bonheur, dit Monique.

- Si y' fallait que l’eau gèle dans les tuyaux l’hiver prochain, ça serait l’enfer.

Bien avant les premières gelées du sol, en septembre, Omer abat plusieurs résineux trèsbranchus, les traîne près de la maison avec l’aide du cheval et les dispose sur le sol, justeau-dessus des conduits souterrains qui amènent l’eau du puits à la maison: pourvu qu’y'neige avant que ça gèle trop fort.

Retenue par les longues branches, la neige des derniers jours de novembre forme uncoussin de protection:- L’hiver peut venir astheure.

- Pis si on a de la visite aux fêtes, on n’attendra pas qu’ils nous demandent où sontles bécosses.

...

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Depuis que plusieurs de ses enfants s’éloignent de la maison durant de longues partiesde l’année pour aller travailler dans les chantiers ou dans les villages voisins, Éva se ditqu’avec le téléphone, elle communiquerait avec eux plus souvent, pourrait les rejoindreen cas d’urgence et s’ennuierait moins. Depuis la fin de la guerre, la plupart des famillesdu rang l’ont fait. Quand Adélard s’informe d’Anita enceinte depuis plusieurs mois, Évarépond:

- Si on avait le téléphone, on n’aurait pas besoin d’attendre une lettre pour savoirsi a va ben.

Adélard réfléchit un moment, bourre sa pipe et dit:- Si tu penses qu’on a besoin de ça, on va le demander.

- J’serais ben contente, Adélard. Pis les enfants arrêteraient de me casser lesoreilles avec ça.

Le 30 juillet 1949, dès que la sonnerie résonne dans la maison, tout le monde se tait. Oncompte les coups. Deux grands et trois petits:

- C’est icitte.

Avec la sonnerie du téléphone, un ailleurs inconnu pénètre dans la maison, ce qui faitrêver Selva. Dès qu’elle entend un premier long coup, avant même de savoir si le signalest le bon, la fillette court vers l’appareil:- Allo!

- (...)

- C’est pour vous, Papa.

Nerveux, Adélard s’approche en s’essuyant les mains sur les manches de sa chemise:- C’est qui?

- C’est Anita.

Depuis un an, qu’il a le téléphone, Adélard n’est toujours pas familier avec cet objet quitransporte mystérieusement les voix à travers un fil, d’un bout à l’autre du monde. Il

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prend l’appareil dans sa main, se demande à quelle distance du cornet il doit se tenir, seracle la gorge et prend un ton affecté pour dire:- Allo!

- C’est Anita qui parle. J’ai accouché hier. C’est une fille. On va l’appeler Francine.

- Ouais, c’est une belle nouvelle, ça Nita. Chu' ben content pour toi.

- Passez-moi Maman.

Fixée au mur de la grande cuisine, près de la porte de chambre à coucher des parents, laligne téléphonique compte une douzaine d’abonnés. Dorénavant, dans les campagnes,les nouvelles vont vite. Gardant une main bien appuyée sur le réceptacle de la voix, dèsque l’abonné répond, il est probable que deux ou trois écornifleurs décrochentfurtivement l’appareil. Non, le téléphone ne remplace pas le confessionnal non plus quele journal, mais pour ce qui touche aux petites nouvelles, l’entrée au couvent de l’une, ledépart aux chantiers de l’autre, pas besoin de journaux, encore moins de confesseurspour être bien informé.

- Comme ça Anita a eu une fille.

- Comment t’as su ça, toi?

- Ben, c’est la femme à Gérard qui me l’a dit.

- Ha! Elle a dû écouter sur la ligne.

Éva ne s’offusque pas outre mesure. Chez elle, il ne manque pas de curieux.

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Chapitre 43

Léopold est malade, 1949-50

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En 1916, lorsqu’il y installe un bureau de poste, le colonel Robert R. McCormick,propriétaire du Chicago Tribune, donna à ce village de la Côte Nord le nom de ShelterBay, plus tard Port-Cartier. Ce jour-là, il n’eut aucune pensée pour Samuel de Champlainqui, en 1603, avait donné à cette région le nom de Rivière-aux-Rochers. Non,l’américain ne pensait qu’au papier dont il avait besoin pour produire son journal et auxprofits qu’il tirerait du travail de ses employés.

En 1949, dans le chantier de la Quebec North Shore Paper Company's, de l’aube aucrépuscule, Adrien, Léopold et Camil Kirouac, le mari de Noëlla, abattent des résineux,les coupent en bûches et les cordent. Au fur et à mesure qu’ils avancent vers le sommetde la colline escarpée, deux cordées de bois s’allongent en parallèle, de chaque côté duchemin de hallage, au centre de la tranchée de coupe qui leur a été assignée.

À gauche et à droite, également confinés à une lisière de résineux, une soixantained’hommes s’acharnent comme eux, à déboiser la montagne. Confronté aux épaissescouches de neige déposées entre les arbres, chacun des pas des bûcherons est assuré pardes crampons métalliques incrustés dans la semelle de leurs bottes.

Dans ce chantier de la Quebec North Shore Paper Company's, l’organisation du travailest basée sur un curieux principe de coopération entre les bûcherons. Le contremaître aété clair:

- Icitte, y a pas de place pour les traînes la patte. Au bout de la run, tous les gars ontla même paye, ça fait que si vous en voulez une bonne, organisez-vous pour quetous les hommes fassent leu' possible.

Pour Adrien, la coopérative, ça fait que les meilleurs travaillent pour les pas bons.- Moi, dit-il, j’pense que chacun devrait garder ce qu’y' gagne.

L’idée de la compagnie n’a rien à voir avec le véritable esprit coopératif. Il ne s’agit pasde prendre des décisions sur la base d’un homme, un vote; ni de partager, à parts égales,les bénéfices du travail. Non, l’idée est que les meilleurs bûcherons vont forcer lesmoins bons à se dépasser, sans que les contremaîtres n’aient à s’en occuper.

...

En janvier, épuisé, Léopold ne pense pas plus à Champlain qu’à McCormick, quand, lesouffle court, il s’avance vers Adrien. Non, le bûcheron songe à son frère Roland, mortd’une pleurésie, sept ans plus tôt. Entre deux coupes à la sciotte, Adrien se roule une

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cigarette et l’allume avec le minuscule mégot de la précédente. Il s’inquiète:- Y' a ti queq' chose qui va pas, t’as l’air fatigué comme le diable? Pis t’es dans la

lune la moitié du temps. - J’sais pas trop, depuis une dizaine de jours, j’ai mal dans le côté pis j’ai le souffle

coupé, c’est pas normal c’t’affaire là. J’ai peur d’avoir attrapé la même maladieque Roland.

- Ben voyons donc, t’as pas l’air si malade que ça. Va te reposer au camp.

Après deux journées d’un ennui mortel, le cuisinier du camp conseille à Léopold de serendre consulter un médecin à l’hôpital de Shelter Bay. Dans le snowmobile qui lestransporte au village, il prête l’oreille aux propos de deux autres bûcherons, aux prisesavec des malaises comparables aux siens:- C’est assez humide dans c’te baptême de camp-là, on peut ben être malade

comme des maudits chiens.- Les chiens, y' ont pas besoin de lit pour se coucher, pis nous autres, on pourrait

quasiment tordre nos couvertes, à force qu’y' sont humides, crisse.

Construit en bois rond encore gonflé de son eau, le camp où dorment les bûcheronsdégage une humidité que seul un puissant chauffage, doublé d’un système d’aérationcontinue, pourrait rendre vivable. Au contraire, le camp est construit pour minimiser lescoûts de chauffage et le système d’aération y est inexistant. La chaleur est produite parune rudimentaire fournaise installée au milieu du dortoir. Dans ce chantier, le premiertravail de Léopold a été de sortir du camp, les grabats de fortune faite de branches desapin et d’épinette et de les remplacer par des lits de l’armée, munie de véritablesmatelas. Une grosse amélioration, disent les patrons.

Après une dure journée de travail, quand ils rentrent au camp, en sueur, n’ayant pas delinge de rechange, les hommes n’arrivent pas toujours à faire sécher leurs vêtementsavant de se coucher. Certain, plus chanceux que d’autres, ont leur lit près de l’appareilde chauffage et y trouvent des couvertures sèches et confortables. Léopold n’a pas cetteveine, son lit étant au fond de la grande pièce rectangulaire, c’est avec la chaleur de soncorps qu’il doit sécher ses vêtements et réchauffer ses couvertures humides.

...

Dans la salle d’attente du petit hôpital, assis près d’une fenêtre, sur une chaise en bois,Léopold regarde tourbillonner dans le vent froid, de minuscules flocons de neige. Dans

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la grisaille du matin, les montagnes vertes se confondent à la tristesse du ciel gris.Léopold anticipe le pire: pourvu que ce soit pas la tuberculose. Le diagnostic dumédecin est formel:- Vous faites une pleurésie.

La maladie de Roland, se dit Léopold:- C’est ti une pleurésie liquide?

- Non, une pleurésie sèche, c’est moins grave. On va vous garder quelques jours. Jerecommande le repos complet. Si ça ne suffit pas, on vous enverra à Rivière-du-Loup.

Durant les huit jours qu’il passe dans cet hôpital perdu en forêt, Léopold reçoit la visitedu médecin une fois, ne bénéficie d’aucun examen et ne prend aucun médicament. Aprèshuit jours, le verdict tombe:- Vous n’allez pas mieux, Monsieur Ouellet, il faut aller en ville, le plus tôt

possible.

Abattu et triste comme une pelure de patate, Léopold honore la facture, revient au camp,passe chercher sa paye chez le commis, ramasse ses effets personnels et avise son frèrequ’il part à sept heures et demie le lendemain matin. Adrien pense à Roland: ça serait tipareil? Non, Roland, c’est la pluie qui y a donné son coup de mort. - À l’hôpital de Rivière-du-Loup, y' vont te soigner comme y' faut.

- As-tu assez d’argent pour payer l’avion pis le train?

Quand un employé est malade, il ne travaille plus pour la compagnie et elle n’a plusd’obligation à son endroit. Léopold doit payer de sa poche l’avion qui le déposera àRimouski et le train qui l’amènera à destination. Il rassure Camil et Adrien: - Pas de problème, j’ai mes six semaines et demie de paye, pis Papa m’a donné de

l’argent avant de partir, au cas où j’serais obligé de r'venir.

...

Quand Léopold arrive à la gare de Rimouski, il est à peine midi et le train pour Rivière-du-Loup ne part qu’à onze heures du soir. Levé à six heures du matin, Léopold est déjàfatigué. Au restaurant de la gare, il s’efforce d’occuper son esprit en observant lespersonnes qui s’activent autour de lui. Il n’est pas seul à admirer les formes généreuses

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et l’allure doucereuse de la serveuse. Timide, mais charmeur, Léopold lui exprime sonappréciation par un sourire discret. Il aimerait lui adresser la parole, mais n’ose pas.Deux marins taquinent la brunette:- On va lever l’ancre dans une heure, dit l’un.

À moitié soul, riant de sa trouvaille avant de la dire, l’autre ajoute:- Quand j’te regarde te dandiner avec ta petite jupe serrée, c’est pas l’ancre que j’ai

envie de lever, pis c’est pas su le bateau que j’ai le goût de monter.

Ce sans gène incroyable scandalise le pudique Léopold. La serveuse se montre amuséeplus que vexée.

- Paquetés comme des œufs, vous n’êtes plus rien que bon pour parler.

Léopold trouve les deux hommes insolents et la serveuse ne lui inspire désormaisaucune confiance: c’est pas catholique de parler de même. C’est du monde de la ville,ça respecte rien. Léopold se dit qu’une ou deux bières le dégêneraient : c’est pas letemps de faire des niaiseries. Il regarde sa montre de poche: j’vas aller au cinéma, ça vapasser le temps. La question de savoir si le programme double est intéressant ne se posepas.

En prenant place dans son siège moelleux, Léopold souhaite dormir. Mais lorsquel’hilarante comédie Abbott et Costello, les vedettes de Deux nigauds légionnaires, selancent dans leurs pitreries, Léopold se laisse emporter de rire.

Dans le second film, quand Vivien Leigh et Clark Gable font leur apparition à l’écran, ilne pense plus à sa maladie. Au contraire, totalement captivé par des personnages del’histoire des États-Unis: Autant en emporte le vent, il se laisse transporter dans un autretemps, un autre monde. La représentation terminée, il se dit: quand on s’en va àl’hôpital, ça fait du bien de se faire raconter des histoires, pis de pas penser à autrechose.

Le reste de l’attente se passe au restaurant. Fatiguée d’une longue journée de travail, laserveuse ne se dandine plus avec autant de grâce. Léopold l’observe, mais il n’a pasenvie de lui parler. Lorsqu’il commande un sandwich au jambon et du thé, il lui souritfurtivement, un peu malgré lui, mais sans velléité charmeuse.

...

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Dans le train, Léopold dort. Il se réveille en sursaut toutes les fois que le sifflet du trainannonce un arrêt ou un passage à niveau. Enfin, il en descend, plus endormi qu’éveillé.L’horloge de la gare de Rivière-du-Loup marque minuit vingt. Avançant comme unsomnambule dans la nuit, il s’assoit sur le premier banc de bois rencontré et s’endort ànouveau. Dix minutes plus tard, un homme s’adresse à lui:- Y' a pu de train pis d’autobus à c’t’heure icite, attends-tu quelqu’un?

- Non, faut que j’aille à l’hôpital, mais... j’pense que ça doit être farmé.

- C’est ouvert jour et nuit. Embarque, j’vas aller te r'conduire.

À l’urgence le médecin confirme le diagnostic du médecin de Shelter Bay. Léopold estinstallé dans une chambre avec trois autres malades. Après une visite éclair d’un jeunemédecin, une infirmière lui fait une piqûre. Il dort.

Des sept heures et demie, une préposée qui lui fait penser à sa sœur Liliane, déposesèchement sur la tablette de son lit, un petit déjeuner déjà refroidi. Sa première journéeest sans histoire: trois repas, suivis de trois périodes de sommeil. En après-midi, iltéléphone à ses parents:

- Chu' à l’hôpital, Maman.

- As-tu eu un accident?

- À Shelter Bay, y' m’ont dit que je fais une pneumonie.

- Ho mon dieu!

Bouleversée, se voyant revivre l’épreuve de la mort de Roland, Éva échappe:- Pas toi itou? Dis-moi pas ça!

- Non, Maman, j’fais une pneumonie sèche, c’est moins grave.

Le lendemain, conduit par Wilfrid Plourde, Éva et Adélard se présentent au chevet deLéopold. Faible et amaigri, blanc comme les draps entre lesquels il est étendu, Léopolddonne l’impression d’être au bord du coma. Éva s’émeut:- Oh mon Dieu!

- C’est quoi que t’as? demande Adélard, bouleversé.

- J’ai une pleurésie sèche, c’est moins grave qu’une pleurésie liquide. Pis chu' benfatigué.

Pour avoir des précisions, Adélard tente de voir le médecin. Peine perdue. Desinfirmières pressées l’avisent:

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- Le docteur Couturier est en visite à l’extérieur.

- Votre garçon à besoin de repos.

Voyant le désarroi de ses parents, Léopold s’évertue à les réconforter:- Icitte, j’mange pis j’dort ben, Maman, ça me fait du bien à plein. Faut pas vous

inquiéter, Papa, j’vas guérir pis j’vas aller travailler avec vous.

Pour ne pas laisser transpirer les effroyables doutes qui les assaillent, les parents jouent,tant bien que mal, le jeu de ce fils courageux:- C’est ben correct ça, mon Paul, y' a ben de la job sur la terre.

- T’es mieux dans un bon lit d’hôpital que sur ta paillasse, dit Éva.

Pis chu ben mieux icitte que dans les draps humides du camp, pense Léopold.

La petite comédie ne berne personne. Sur le chemin du retour, une extrême tristesses’empare de la mère. L’attitude de son fils malade, lui rappelle amèrement celle de sonfils décédé: - Roland itou y' était de-même, y' essayait tout le temps de nous encourager.

Quelques minutes plus tard, causant avec son voisin, Wilfrid Plourde, le taxi de ce jour,dit:- Celui-là, mon vieux, j’cré ben que tu le reverras pas en vie.

...

Pendant neuf jours d’une attente troublante, Léopold ne reçoit aucun soin et ne prendaucun médicament. On lui répète, inlassablement: - Le docteur a dit qu’il faut vous reposer.

Tous les matins, on lui fait prendre un petit verre d’un liquide pâteux que les mèresdonnent aux bébés quant ils ont mal aux dents: ça vaut rien c’t’affaire-là!

Quand, enfin, le docteur Couturier vient le visiter, c’est pour lui annoncer laconique:- Toi, tu t’en vas chez-vous, repos complet. Tu reviens dans un mois.

Le médecin n’a pas fini de prononcer ses paroles qu’on se met en train de le sortir de la

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chambre. Léopold n’a pas le temps de poser une seule des questions obsédantes qu’ils’est posées à lui-même, en faisant les cent pas entre sa chambre et le petit salon desvisiteurs: mon cas s’améliore ti ou ben si y' s’aggrave? Combien de temps ça va prendrepour guérir? Pourquoi y' m’envoie pas au dispensaire?

...

En après-midi, fébrile, Léopold monte dans le snowmobile qui le ramène à la maison.Derrière les nuages, le soleil descend vers la nuit. D’hallucinants tourbillons de neigeannoncent une tempête. À Saint-Épiphane, à dix kilomètres de l’hôpital, un des pneus duvéhicule à chenilles fait une crevaison. Armel Rousseau, le chauffeur, demande auxpassagers de sortir du véhicule:- Ça va prendre du temps. Trouvez-vous une place pour attendre.

Transi de froid, Léopold aperçoit de la lumière dans une maison: ça m’a l’air d’être lamaison du mari d’Aliette Simard. Il avertit le chauffeur.- J’vas aller m’réchauffer là.

Gêné de déranger des gens qu’il connaît à peine, il frappe à la porte. Une femme luiouvre et fait un mouvement de recul. L’homme de la maison jette un œil:- J’te connais, toi. T’es un des fils à Adélard. Rentre.

Personne ne lui offre de s’asseoir. Debout à côté de la porte, il raconte ce qui lui estarrivé au chantier et à l’hôpital. Vingt minutes plus tard, la mère de l’homme, voyant queLéopold n’en peut plus, pousse vers lui une chaise en bois qu’il s’empresse d’attraper.D’un regard égaillé et trouble à la fois, Léopold lui exprime sa reconnaissance. Elle sepenche à son oreille:- Y' ont peur que tu seilles contagieux.

Léopold se raidit, initie un geste de protestation, puis se calme en tournant la tête vers lanonagénaire. Du plus profond des deux détresses, deux sourires se croissent, deux âmescompatissent.

...

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Les heures passent, morte d’inquiétude, Éva guette le reflet des fars du snowmobile quiramènera son fils. Au fur et à mesure qu’un quartier de bois se consume, elle s’empressede remplir la fournaise du poêle. Elle fait dix pas vers la chambre des visiteurs. La piècechauffée servira de lieu de repos pour le convalescent. Éva s’approche du lit, tâtel’épaisseur des couvertures et passe ses mains sous les draps pour en vérifier latempérature. Elle revient se river à la fenêtre.

Il est une heure du matin quand, plus mort que vif, Léopold entre dans la maison etdépose son baluchon sur le comptoir de la cuisine:- Enfin te v’là!

- Vous pouvez pas savoir comment chu' content d’arriver.

Examinant son fils de la tête aux pieds, elle tente de le réconforter:- On va ben s’occuper de toi. J’t’ai préparé la chambre de la visite. Derrière le

poêle, tu vas être au chaud pis les enfants te dérangeront pas.

À la question de savoir pourquoi il arrive si tard, Léopold répond qu’il racontera tout lelendemain.- Tu dois avoir faim? J’t’ai préparé queq' chose à manger.

- Non, Maman, j’veux aller me coucher.

Tout habillé, Léopold tombe sur son lit et dort jusqu’au lendemain midi.

...

Un mois plus tard, les célébrations de Noël et du Jour de l’An approchent, mais la santéde Léopold ne s’améliore pas. Il se rend à l’hôpital pour son rendez-vous. Cette fois onlui fait passer une radiographie pulmonaire et le retourne chez lui. Après deux semainesd’attente, anxieux d’avoir les résultats, Léopold téléphone à l’hôpital. On lui répond quele docteur est très occupé, qu’il va recevoir les résultats par la poste, qu’il n’a pas besoinde s’inquiéter. Mais ce n’est qu’en mars, deux mois et demi plus tard, après qu’il eutécrit deux fois et téléphoner plus souvent encore, qu’il reçoit une lettre dans laquelle onlui recommande, une fois de plus, le repos complet.

Pendant ce temps, le docteur Couturier, futur député et ministre, déjà engagé dans unefoule d’activités publiques et professionnelles, va de village en village, serre des mains,fait des discours et sollicite le vote des électeurs.

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Léopold ne croit plus aux avis et aux prescriptions du médecin politicien. Marie-RoseRousseau lui conseille d’aller passer une radiographie au dispensaire de Rivière-du-Loup:

- Tout le monde peut y aller. T’as pas besoin de papier du docteur.

Dix jours plus tard, le dimanche vingt-trois avril, avant d’entrer à l’Église pour la messe,Léopold se présente au bureau de poste. Une enveloppe mauve, il se rappellera toujoursde sa couleur, l’attend depuis deux jours.

Tremblant de la tête aux pieds, il l’ouvre et lit: Vous avez jusqu’à mardi, le vingt-cinqavril, pour vous présenter au Sanatorium de Mont-Joli, où vous serez admis.

Pendant la messe, Léopold n’entend pas les paroles du célébrant. À peine parvient-il àsuivre les gestes rituels. Pour plusieurs, le Sanatorium ne sert à rien. Les paroles de sonvoisin Albert Plourde et celles de Roger Desbiens rapportées par le fils d'Albertrésonnent dans sa tête: Aller au Sanatorium c’est pire que d’aller en prison, c’est unehonte. Vaut mieux mourir que d’aller là. Mais Léopold se dit: si c’était une placedangereuse, le curé en parlerait en chaire. Or, le prêtre n’en a jamais parlé, ni en bien nien mal.

Albert et son fils ne font que traduire dans ses mots de simple citoyen, ce qu’ils ontcompris des paroles du Docteur Raymond, de Saint-Louis du Ha Ha, appelé au chevet deMarie-Louise, la fille d'Albert, aux prises avec une tuberculose déjà très contagieuse.- Pour trouver du grand air et pour se reposer, votre fille n’a pas besoin d’aller à

Mont-Joli.

Peu de temps après avoir refusé d’envoyer sa fille au Sanatorium, Albert Plourdechangera d’idée, Marie-Louise y sera admise d’urgence, pour y mourir deux semainesplus tard.

En mai et en septembre, deux des fils d’Albert, Flavius et Cyril, contracteront latuberculose. Pour eux, le père de famille n’hésitera pas. Il ira lui-même les reconduire auSanatorium avant qu’ils ne deviennent contagieux. Il retournera les chercher, guéri,quelques mois plus tard.

Au moment de sortir de l’église, Léopold pense à son frère Roland: peut-être ben qu’y'serait pas mort si y' était allé là. Y faut que je fasse queq' chose avant qu’y' seille troptard. S’il décide l’aller au Sanatorium, craint Léopold, cela pourrait jeter du discrédit sur

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sa famille. Les rumeurs souvent entendues l’assaillent:- Y' a plein de malades contagieux, là-dedans.

- Quand tu rentres là, c’est pour en sortir les pieds devant.

En sortant de l’Église, les yeux tournés vers l’enveloppe mauve, Éva et Adélardattendent la décision de Léopold:- J’vas y aller, Maman.

Se tournant vers le visage défait de son père, il s’efforce de le rassurer:- Là-bas, y' vont me soigner. Si Roland était allé au Sanatorium, j’pense qu’y' serait

vivant. Pis moi j’veux vivre. J’ai pas de chance à prendre. Vous comprenez?- Oui! On va aller t’acheter du linge demain matin, pis tu vas prendre l’autobus, à

Saint-Honoré, mardi.

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Chapitre 44

L’électricité, 1950

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L’électricité, Éva en parle depuis des mois. Plus l’heureux jour approche, plus elle enrêve:

- Enfin, on va pouvoir ranger les lampes pis le fanal dans le grenier.

- Vas pas trop vite, Éva, le pouvoir, ça manque des fois.

Assis au bout de la table de la cuisine d’été, Adélard regarde le chèque de cinquantedollars préparé par Éva à l’attention de la Compagnie du Pouvoir du Bas-Saint-Laurent.C’est le prix à payer pour être branché au réseau électrique:

- Ça pourrait-ti attendre?

- Non, Adélard, y' font pas de crédit, eux autres.

D’une main gauche et hésitante, il trace avec soin les lettres de son nom, les deux seulsmots qu’il sait écrire. Pour Adélard, l’électricité n’est pas une priorité: moi, j’mepasserais ben de ça.

Au cœur du mois de juillet, accablées par une chaleur humide, penchées surd’éreintantes planches en verre ondulé, Éva et ses filles savonnent et frottent draps,serviettes, tabliers, robes, pantalons, chemises et sous-vêtements. Le lavage terminé,Selva, forte pour ses treize ans, tord les vêtements à force de poignet et les remet à Irène,sa cadette d’un an. La fillette dépose le linge essoré dans un panier d’osier, le soulève deses deux mains et le transporte, le dos voûté, près de la première corde à linge. Là, elleattrape un autre panier, vide celui-là, puis retourne auprès de sa soeur. Sous un ciel sansnuage, Éva prend le panier plein, marche vers l’une des trois cordes et y étend lesvêtements qu’elle fixe à l’aide de pinces en bois. Le soleil fera le reste.

Pendant ce temps, Monique se charge d’amuser la petite Rose-Aimée. Les garçonsaident leur père dans la grange ou bien jouent à la marelle à l’ombre d’une talled’épinettes.

Quand il n’a plus rien à faire dans la grange, Adélard passe des heures dans la maison àse reposer. L’homme de quarante-huit ans à le souffle court et s’épuise rapidement. Assisdans sa berçante, sa pipe toujours allumée, il observe Éva et les filles, toussebruyamment et crache du noir.

Les poteaux sont maintenant fichés dans le sol et les monteurs de ligne ont entrepris d’yaccrocher les fils métalliques porteurs du courant. Dans moins de deux semaines, leRang Six et tout le Canton Hocquart seront raccordés au réseau.

Au village, des marchands offrent déjà toutes sortes de machines électriques. Certains

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vendeurs viennent de Rivière-du-Loup et vont de porte en porte, jusque dans les rangsles plus reculés, pour offrir les nouveautés électriques. Les arguments fusent:- Avec une machine, c’est ben moins fatigant qu’à la main.

- Vous allez sauver ben du temps.

- Laissez travailler les machines pis faites des choses plus importantes.

- On peut pas refuser la modarnité.

Après la visite d’un de ces colporteurs, Adélard sort sur le perron et s’avance vers Éva. Ilhésite un peu et dit:- L’électricité, ça vient avec ben des machines. Y' en a ti une que tu voudrais plus

que les autres? - Une laveuse, Adélard, une laveuse à linge, dit Éva, on devrait commencer par ça.

Se séchant le front avec les manches de leur robe à fleurs, Selva et Irène suspendent leurmouvement, se tournent vers leur père et disent en coeur:- Maman a raison Papa, une laveuse à linge, tout le monde va avoir ça.

Adélard hoche la tête:- Pis ça serait quoi après?

- Un frigidaire, avec un frigidaire, le beurre fonderait pu dans l’armoire, pis le laitse conserverait plus longtemps.

- La viande itou, Maman.

- On va ti être capable d’acheter ça, Adélard?

- Oui, Éva, on va être capable, mais pas tout d’un coup.

...

L’heure tant attendue arrive enfin. Qui sera le premier à faire apparaître la lumière auplafond:

- L’électricité, c’est pour toi, Éva.

- Ça me fait peur, ces affaires-là.

- J’vas le faire moi, s’écrit Selva.

Adélard insiste. Avec précaution, Éva tire sur une ficelle sortant de la douille d’uneampoule du plafond. Un bruit de chaînette égrainant ses mailles l’étonne, elle lâche la

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ficelle.- Allez-y Maman.

- Tirez plus fort.

Éva tire autant qu’il le faut. Comme par enchantement, une ampoule blanche s’allume.Adélard dit:- Ça éclaire pas plus que la grosse lampe à l’huile.

- C’est le jour, Papa.

- Pis des ampoules, y' en a des plus grosses que ça, dit Selva.

- Y' a même des fluorescents longs de même, dit Omer. Pendant que les enfants s’extasient sur les merveilles de l’invention, Adélard pense auxfactures du médecin et de l’hôpital, aux lots qu’il faut payer, à Léopold, isolé dans unsanatorium:- Une chance qu’Adrien gagne gros pis que les filles rapportent un peu.

...

Au moment de grimper dans les poteaux de bois, pour y fixer les fils et lestransformateurs, les monteurs de lignes ont laissé tomber leurs mégots au sol. Certainssont presque des cigarettes entières. Dès que les hommes sont partis, Sylvio et Florianaccourent les ramasser. Les gamins en font une réserve qu’ils fument en cachette. Il n’enont jamais vu de si longs et si bien roulés.- Des cigarettes toutes faites, dit Florian, ça se fume ben mieux que des rouleuses.

- Tu sais même pas fumer.

- J’fais de la boucane comme toi.

Dans les familles plus aisées, l’électricité marque l’entrée de la télévision dans les salonset celle de la trayeuse à vache dans les étables. Jos Beaulieu, l’organisateur de l’UnionNationale pour le Rang Six, est de ceux-là.

Les dimanches après-midi, Sylvio, Florian et Berthier se rendent chez ce voisin pourregarder défiler sur un écran noir et blanc, des spectacles de marionnettes. En silence, ilsregardent les espiègleries de la pétillante Capucine et les exploits du courageux Pépino.Épisode après épisode, le héros affronte le petit méchant qui ne cesse de clamer:Pampam il est toujours le vainqueur. Pendant que Berthier prend l’histoire à coeur, ses

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frères s’ennuient.

Avant de rentrer chez eux, sachant qu’il est l’heure de traire les vaches, les garçonsdemandent la permission de regarder comment fonctionne la trayeuse électrique.Impressionné par l’efficacité et la vitesse de la mécanique, ils entrent à la maison encourant, presser de raconter ce qu’ils ont vu à leurs parents:- Y' lavent les trayons des vaches, Maman. Après ça, y' les rentre dans des tubes en

métal. Y' ont juste à peser sur un bouton pis ça part.- Ça fait un peu de bruit, pis là, on voit passer le lait dans un tuyau jusque dans une

grosse chaudière brillante. - Même si les vaches s’énervent pis s’envoient la queue mouillée partout, y' tombe

pas de cochonnerie dans le lait.- Nous autres, Papa, quand c'est qu’on va avoir une trayeuse électrique?

- J’cré ben que ça coûte trop cher pour nos moyens.

La trayeuse n’entrera jamais dans l’étable des Ouellet. Mais l’arrivée de l’électricitémarque le début d’un air de relative prospérité.

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Chapitre 45

La guérison de Léopold, 1950--1951

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- Le Sanatorium est juste là, jeune homme, bonne chance.

Ses vêtements dans un sac à main, le cœur battant, Léopold marche vers l’édifice enforme de H. tout ce qu’on a pu dire sur l’endroit lui revient à l’esprit: j'm’en viens timourir là-dedans ? Il se revoit, désespéré, à l’hôpital de Rivière-du-Loup: icitte aumoins, y' ont pas pris trois mois pour me répondre. Il chasse ses pensées morbides: non,icitte y' vont s’occuper de moi. Il pense à Roland. Sa lettre d’admission à la main, il seprésente au comptoir. Le temps de se nommer, une garde-malade l’accueil, souriante: - Votre chambre est prête, Monsieur Ouellet, suivez-moi.

Les yeux portés vers les hanches ondulantes de la femme, Léopold esquisse un discret,mais durable sourire. Ses appréhensions s’estompent: ça s’annonce ben en maudit. - Votre chambre se trouve dans la nouvelle partie.

- Ça sent encore la peinture neuve.

Dirigé par les Filles de la Sagesse depuis sa construction en 1939, le Sanatorium Saint-Georges de Mont-Joli vient d’être agrandi. Six cents patients y séjournent.

Bordée de larges fenêtres, la chambre du bout du couloir compte quatre lits. L’infirmièredépose une fiche sur la table mobile:- Installez-vous et passez une bonne nuit. Le docteur Beaulieu va vous voir à son

bureau, demain matin, à huit heures. On va venir vous chercher. - Marci, marci beaucoup.

Trois lits en métal, blancs comme neige, sont occupés par des hommes d’à peu près sonâge. Ils se présentent:- Nous autres, on est les frères Truchon de Causopscal.

- Moi, chu' un Turcotte du Lac-Saint-Jean.

Enjoués, les hommes reprennent les paroles de la garde-malade:- Icitte, mon gars, t’en as pour une maudite secousse.

Léopold repense aux histoires d’horreurs qu’on raconte sur le centre:- Ben moi, du temps j’en ai en masse.

Devant les sourires figés des trois hommes, il réfléchit et ajoute:- Pis j’ai rien qu’une vie. Ça fait que....

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- Une bonne philosophie, ça, mon ami.

...

Sitôt le déjeuner pris, une religieuse d’allure sévère dans sa longue robe de serge grise,montée d’une cornette blanche, invite Léopold à la suivre:- Le docteur vous attend.

Calme et souriant, le médecin explique ce qu’est un sanatorium, les maladies qu’on ysoigne, les examens qu’on y pratique et les perspectives de guérison. Puis il demande àLéopold s’il a des questions. Surpris d’avoir un mot à dire, il répond:- Non, non, c’est parfait de même.

Le médecin ajoute:- Le traitement peut être long, vous savez.

- Un an, s’empresse de répondre Léopold.

Le médecin sourit: - On va essayer de faire un peu mieux que ça.

Le jour même, Léopold passe une radiographie pulmonaire. Le lendemain, on leconvoque pour une fluoroscopie.

- Avec cet examen, on en saura plus sur votre plèvre et vos poumons.

La radiographie donne une image instantanée, la nouvelle machine garde son œil à rayonX sur l’intérieur du corps aussi longtemps qu’on le veut. De la pointe d’une aiguille, undes médecins touche la paroi du poumon:

- Votre plèvre est dure comme du cuir.

L’autre ajoute:- On voit une petite lésion sur votre poumon. Encore un peu de retard et vous

auriez été tuberculeux.- Le traitement va être long, mais on va vous guérir.

Guérir, Léopold n’arrête pas de se répéter ce mot. Sur la base d’un diagnostic précis, ledocteur Beaulieu prescrit une piqûre de pénicilline par jour, du repos et du grand air.

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Toutes les chambres du sanatorium donnent sur des balcons autour desquels sont fixésde solides moustiquaires. L’infirmière explique:

- À deux hommes, vous poussez votre lit dehors pis vous restez là, le pluslongtemps possible.

- Pis quand c’est qui va faire frette?

- Cinq couvertes de laine et un bonnet, cela devrait suffire. Dans le gros de l’hiver,vous ne sortez pas dehors, mais vous ouvrez les fenêtres aussi grandes quepossible.

Roland, le plus vieux des frères Truchon, commente:- Pour un bûcheron comme moi, passer vingt heures par jour sur un lit, c’est pas du

repos, c’est un supplice.

Le gars du Lac s’oppose:- Quand chu' arrivé icitte, moi, j’étais pas plus fort qu’un petit enfant, pis aussi

fatigué qu’un vieillard à moitié mort, ça fait que passer vingt heures couché, çafaisait mon affaire, tu sauras.

L’infirmière se souvient:- C’est pas une raison pour recommencer à faire des plaies de lit, vous-là.

Habituée à ces réflexions, la soignante sourit et ajoute:- Vous Roland, à palabrer comme vous le faite, huit heures par jour, y' vous reste

juste le temps de manger et de dormir.- Wow-là, chu' pas tout seul à inventer pis raconter des histoires.

- Une chance qu’on a des jeux de cartes, dit le jeune frère au tempérament discret.Y' a rien comme ça pour passer le temps.

Pis surtout, se dit-il, quand on joue aux cartes, y' parle un peu moins.

...

Un mois après son admission, convaincu qu’en venant au sanatorium il a pris la bonnedécision, Léopold écrit à sa mère:

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Icitte, Maman, c’est pas comme à l’hôpital de Rivière-du-Loup, y s’occupent bengros de moi. Y m’ont expliqué ce que j’ai, pis ce qui va m’arriver. Y ont l’air bencertains de pouvoir me guérir. Y en a plusieurs qui ont eu la même maladie que moi, pisqui sont rendus chez eux. C’est certain que ça va être long. Y disent que ça prend entrehuit pis dix mois. J’vas tout faire pour que ça se passe ben. Y me dise que ça me fera pasde tort de rien faire parce que chu épuisé, pis fragile, itou. Dite à Papa que j’ai hâte deretourner travailler avec lui. Je m’ennuie pas trop pis, comme y disent icitte, j’ai un bonmoral. Ça va m’aider.

Quand il n’est pas sur le balcon avec ses trois compagnons de chambre, Léopold aime seprélasser dans les gros fauteuils rembourrés des petits salons. Là, il rencontre deshommes intéressants qu’il écoute avidement. Certains discutent d’agriculture, d’autresde religion. Mais il apprécie surtout ceux qui ont des idées politiques. Petit à petit, il sefait sa propre opinion et ose l’exprimer:

- Vous direz ce que vous voudrez de Duplessis, mais y' a fait des bens bonnesaffaires pour les cultivateurs.

- Vous n’avez pas tort sur ce point. Mais il n’y a pas que des cultivateurs auQuébec. Duplessis est contre les syndicats, contre les artistes, contre lesintellectuels pis contre les gens des villes.

- N’empêche que c’est lui qui a fait agrandir le sanatorium pis qui paye pour nousfaire soigner. Sans ça, j’serais en train de moisir dans mon coin.

Obnubilés pas la peur d’être contaminé, certains patients ne vont jamais dans les salons.Dans sa deuxième lettre à sa mère, Léopold raconte:

La semaine passée, j’ai reconnu un April de Saint-Honoré. Il revenait du bureaudu docteur Beaulieu. Je l’ai suivi pis j’ai rentré dans sa chambre. Y m’a rien dit. Yvoulait pas me voir. Le lendemain, un des hommes qui était là m’a raconté qu’aussitôtque j’ai sorti, il à pris un chiffon pis y a essuyé la poignée de la porte. Y avait peurd’être contaminé. Dans les salons, je rencontre toute sorte de monde. Y en a qui me fontrire pis d’autres qui me font réfléchir. Icitte, Maman, y a personne qui a l’air malade.J’le sais, astheure, que les tuberculeux y sont pas toujours contagieux. Pis quand ils lesont, c’est que y a pu grand-chose à faire pour eux autres.

...

À la fin du troisième mois, Léopold repasse les examens qu’il a subis à son arrivée. Les

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résultats sont encourageants, mais le docteur demeure prudent:- On continue avec le même traitement. Si votre plèvre continue à guérir au même

rythme, dans trois mois, on parlera de guérison.- J’vas ti pourvoir m’en aller chez-nous, docteur?

- Pas si vite. Avant de vous laisser partir, il nous faudra consolider votre état desanté. Après ça, vous pourrez rentrer à la maison et reprendre une vie normale.

Léopold écoute, soupèse chacun des mots du médecin. Enthousiasmé, il demande:- Comment ça se fait qu’y' a des docteurs qui veulent pas envoyer les malades au

sanatorium?- La réponse à votre question n’est pas simple.

Avant la découverte de la pénicilline par sir Alexander Fleming, en 1928 et l’utilisationde cet antibiotique à des fins thérapeutiques, en 1941, le seul remède était le repos etl’air frais, ce qu’on trouvait partout dans les campagnes. Depuis ce temps, certainsmédecins se méfient de ce remède produit avec de la moisissure. D’autres refusent quel’État paye pour soigner les malades, comme ici. Ils disent que c’est du communisme.Le médecin se lève, regarde vers le cimetière de Mont-Joli et ajoute:

- Avec ce qu’on sait aujourd’hui, je le dis à qui veut l’entendre, les médecins quirefusent nos soins aux malades sont des bourreaux.

Les mots, état de santé et guérison prononcés par le médecin n’arrêtent pas de résonnercomme une musique céleste dans la tête de Léopold. Revenant vers sa chambre, léger etsouriant de bonheur, il cherche de bonnes oreilles à qui se confier. Une employée qu’ils’apprête à croiser, le remarque:

- Vous avez ben l’air de bonne humeur? Ça serait ti que vous allez nous quitterbientôt?

- Pas tout de suite. Ça va prendre encore du temps. Mais j’vas guérir. J’vas sortird’icitte en santé.

...

Les mois passent et la guérison se confirme. À sa mère il donne les nouvelles:

Ça doit faire un mois que j’ai plus jamais de douleur dans le côté, ça fait qu’ilsme font travailler deux heures par jour. Avec un autre gars, je sors les lits des femmessur le balcon pis je les rentre quand c’est l’heure. Je gagne douze cents et demi de

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l’heure, c’est pas avec ça que je va me mettre riche, mais j’aime ben mieux travaillerque rien faire.

...

Au début de décembre, Léopold obtient le droit de sortir une heure ou deux pendant lajournée. En apprenant la nouvelle, son voisin se redresse sur son lit:

- Tu me ferais-ti une commission?

- Ben, ça dépend quoi?

Excité comme un enfant à qui on promet la lune, Gérard saute en bas de son lit, s’assureque le personnel ne l’entend pas et dit, à voix basse:

- Un vingt-six onze de Gin. V’là l’argent que ça coûte.

- Penses-tu qu’on a le droit?

- Y' on pas parlé de ça, ça fait que...

L’idée sourit aux deux autres patients de sa chambre:- Moi, ça va être du Rhum.

- Pis moi, de la Vodka.

Gérard se reprend:- Amène-moi un Rye, itou. J’ai de quoi payer.

Au magasin de la Commission des liqueurs, pour lui-même, Léopold choisit un dix onzede Whisky. Impassible, il paye, prend le coupon de caisse et le glisse dans sa poche. Lecaissier dépose les bouteilles dans un sac et le remercie. Dehors, Léopold marche vers lesanatorium en se demandant comment il va faire pour entrer et se rendre à sa chambresans être découvert. Avant de tourner dans l’allée menant à l’entrée, il s’avance entredeux dépendances et exécute son plan de camouflage. Il commence par mettre le dixonze dans la poche arrière de son pantalon. Cintré d’une solide courroie de toile, sonpaletot peut recevoir le reste des bouteilles sans qu’il n’y paraisse trop.

D’une démarche discrète, Léopold passe devant le gardien et le salue d’une manière quine demande pas de retour. Reconnaissant le jeune homme, le gardien lève à peine lesyeux. Sans bruit, Léopold monte l’escalier menant à l’étage de sa chambre, replace lesquatre contenants pour éviter qu’ils se touchent et marche avec assurance dans le long

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couloir. Il ne rencontre personne. En le voyant arrivé, ses complices s’empressent del’accueillir:- Ouais, ta réussie.

- On va se payer la traite, à soir.

- Garde le petit change.

Incapable d’attendre la noirceur et la dernière visite d’une garde-malade, Gérarddécapsule une de ses bouteilles et se régale. Il en offre aux autres qui se laissent tenter:

- Goûte ça mon chum, c’est du bon.

- Goûte le mien.

En entrant dans la chambre, la religieuse hume l’air:- C’est quoi c’t’odeur-là?

- On se demande ça, nous autres itou, ment Léopold.

À l’heure où les comparses savent qu’il ne viendra plus personne, Gérard s’en envoiequelques solides rasades derrière la cravate. La bouche molle et le sourire débordant sesoreilles, il dit:

- Toi, mon grand Léo pa pold, j’te, j’t’oublirai pas dans mes prières.

Saoul, Gérard sombre dans le sommeil avant de terminer sa prière et avant de ranger sesflasques. Moins ivre que les autres, Léopold s’en charge. Plus tard, quand on luidemande de répéter l’exercice, il refuse. Est-ce par mauvaise conscience? À t-il compritl’incongruité d’une buverie dans un centre de santé? Était-ce parce qu’il n’a pas assez desous pour se payer une autre traite? Il se garde bien de le dire. Gérard insiste, Léopoldréplique:

- J’vas m’arranger pour faire disparaître les bouteilles vides. Pis y en aura pasd’autres.

Dans les années suivantes, avec l’utilisation de la pénicilline, les sanatoriums du mondeentier fermeront leurs portes. Dans les archives de celui de Mont-Joli, l’anecdote de labuverie de Léopold, Gérard et leurs complices, manque et manquera toujours.

...

En janvier 1951, au moment de signer son congé, le médecin avise Léopold:

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- Au cours de la prochaine année, il faudra être prudent, ne pas vous fatiguer, vousreposer tous les jours et surveiller votre alimentation.

Le vingt-cinq du mois, Léopold reprend, en direction inverse, l’autobus qui l’avait laissédevant l’édifice. Il reconnaît le chauffeur:

- Quand j’ai débarqué icitte, ça fait neuf mois et demi de ça, vous m’avez souhaitébonne chance. Ben comme vous pouvez le voir, j’en ai eu.

- Bravo mon gars. T’es pas le premier qui me dit ça.

Dans le véhicule, Léopold réfléchit: j’ai eu de la chance. C’est-ti ça être chanceux. Êtrechanceux, c’est ti juste le contraire que d’être malchanceux? Non. C’est pas une affairede chance pis de malchance. La chance pis la malchance, ça arrive par hasard. Lesanatorium y' est pas arrivé là par hasard, y' est arrivé là parce que y a des médecinsqui ont convaincu le gouvernement faire ça. C’est pas par chance que j’ai écouté unmédecin pis pas un autre. C’est parce que j’ai compris qu’il fallait faire quelque chose.Pis je l’ai faite.

En après-midi, Léopold rentre chez lui, guéri et joyeux comme un pinson. Éva l’examineavec bonheur et admiration:- Mon beau grand Paul! Enfin te v’là! J’me sus tellement ennuyée de toi!

Attendri par la scène, Adélard ne cesse de dire:- Y' t-on sauvé!

- Oui, y' m’ont ben soigné, pis j’vas pouvoir recommencer à travailler. Le docteur adit que j’vas être plus fort que je l’étais avant d’être malade.

- C’est pas une mauvaise nouvelle ça non plus, dit Adélard, taquin.

Un événement marquera à jamais la mémoire de Léopold. La veille de son départ, ayantappris que la cousine de sa mère, la fille de Charles Santerre, vient d’être admise dans unétat lamentable, il est allez la voir:

- J’ai jamais vu une parsonne faible de même. A l’avait pu assez de force pourparler. Pis son souffle, c’était rien qu’un râle de petit chat malade. J’ai ben peurqu’a va mourir là. Vous me croirez pas Maman, mais le docteur Beaulieu lui adonné du sang, en direct, un lit à côté de l’autre. Ça, c’est quelqu’un qui s’occupede ses patients.

Quarante ans plus tard, à Montréal, par un pur hasard, Léopold reconnaîtra cette femmesur la rue. Elle aura passé trente ans chez les religieuses avant de reprendre la vie civile.

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À Léopold elle dira:- Pour remercier le Bon Dieu pis le docteur Beaulieu, j’ai donné trente ans de ma

vie aux Filles de la Sagesse, pis aux malades.

De retour dans les chantiers, Léopold deviendra un des plus habiles bûcherons. Peud’hommes feront mieux que lui.

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Chapitre 46

Monique la gaffeuse, 1951

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Pour se faire une place où elle aurait les coudées franches, entre Irène l’exubérante, etSylvio l’hyperactif, il aurait fallu que Monique soit diabolique. Bien au contraire, elle estangélique. C’est tout en douceur qu’elle occupe sa petite plage de liberté, sur la grèvedensément peuplée de la famille Ouellet.

À la fin des repas, Monique se lève avant les autres, marche jusqu’au poêle, ouvre lesmarmites les unes après les autres et gratte les miettes séchées. Quand il reste unsoupçon de dessert, elle trempe un croûton de pain dans le liquide de cuisson et sepourlèche. Ce n’est pas qu’elle soit impolie ni qu’elle ait encore faim. Non, c’est parsouci d’économie qu’elle s’assure qu’il ne reste rien dans les plats. Cette habitude luivaut le surnom de Fond de plats, un sobriquet qu’elle n’aime pas, mais qu’elle neconteste pas non plus.

Il n’y a pas que les ustensiles de vaisselle que Monique a l’art de mettre dans les plats,elle s’évertue joliment à y mettre les pieds. Effacée, presque invisible, ses bévues ont lavisibilité d’un éclair dans un ciel sans nuage.

Un dimanche de l’été 1950, au retour de la messe, Gérard Beaulieu, se présente chezAdélard. Timoré, el parle de la pluie et du beau temps:- J'sais pas comment te demander ça... Adélard...

Candide, voyant l’hésitation de Gérard et la gène de son père, Monique se tourne vers cedernier:- J’pense qu’y' est venu emprunter de l’argent, Papa.

Mal à l’aise, conscient que dans sa naïveté la fillette tombe juste, Adélard se tourne verselle pendant qu’Éva l’accroche par le bras pour l’envoyer réfléchir dans sa chambre.Gérard vient à sa rescousse: - Faut pas y en vouloir, c’est une enfant.

Il confirme:- C’est ben pour ça que chu' là, Adélard.

- Chu' pas ben riche de ce temps-là...

- Ça m’en prend pas beaucoup, pis j’vas te le rendre dans deux semaines.

Ce n’est pas la première ni la dernière fois que Gérard emprunte un peu d’argent pouracheter des vêtements à ses enfants ou de la nourriture. Il rembourse toujours à la dateprévue. Adélard jette un œil du côté d’Éva. Elle prend le porte feuilles de la cachettefamiliale et en sort quelques billets et les remets à son mari.

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Est-ce parce qu’un jour il a oublié son nom? Est-ce parce qu’il s’en remet à Éva pourfaire la leçon à sa fille? Adélard ne dit rien. Monique s’en tire avec les remontrances desa mère:- La prochaine fois, tu te tourneras la langue sept fois dans la bouche avant de

parler.

...

Quelques mois plus tard pendant qu’Éva discute avec Camil Dubé, un ami agentd’assurance, un vendeur d’aspirateurs électriques se présente à la maison.Prestidigitateur, il fait rêver Éva et emballe les enfants: - Une bonne balayeuse Madame Ouellet, ça fait plus que balayer, ça lave les

planchers, sans eau pis sans savon. C’est de la propreté, de l’hygiène pis toute uneéconomie ça, Madame.

Pendant que Berthier va chercher Adélard, le vendeur retourne à sa voiture pour yprendre les accessoires complémentaires de sa miraculeuse Filter Queen, Moniques’approche de l’agent d’assurance et dit:- C’est ça, ma mère, a va se faire fourrer, encore une fois.

Rouge de colère, Éva l’apostrophe: - Va voir si les poules ont pondu.

- J’les ai ramassés à matin, les oeufs.

- Vas-y pareille. Pis prends ton temps.

Au moment de quitter la maison à la suite du vendeur de balayeuses, Camil ri encore duquiproquo de l’enfant. Plusieurs années plus tard, quand il est question de croûtes ou depetits pains fourrés, dans un livre de recettes, Monique ne peut s’empêcher de sourire.

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Chapitre 47

Monique et les couleuvres, 1951

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L’été 1951 s’achève avec les récoltes. Adélard et tous ses enfants capables de tenir unrâteau à la main sont là pour couper et racler le champ d’avoine qu’il a semée auprintemps. Le père prend les guides des chevaux et monte s’asseoir sur le siège en métalde la faucheuse dont il a pris soin d’aiguiser les couteaux:- Toi Omer tu commences icitte. Les autres vous me suivez.

À environ le sixième de la distance qui sépare le début et la fin du champ, Adélardindique à ses fils et à ses filles, la place où ils doivent commencer à racler. Pendant quel’attelage fait un tour, les racleurs tirent la céréale sur le côté, en un ourlet continu.Quand la faucheuse revient, le passage est dégagé et les chevaux peuvent circuler sansabîmer l’avoine.

Ratissant les gerbes dans un mouvement répétitif et monotone, Monique pense auxscènes bucoliques décrites dans son livre d’écolière. Elle revoit ces images d’hommes etde femmes moissonnant les blés dorés et labourant le sol brun. Rendus plus beaux quenature, par la main de l’artiste peintre, ces tableaux lui rappellent son père, quand ilfauche à la main les recoins inaccessibles à la machine. Romantique, Monique ne veutpas oublier le spectacle du laboureur, le maître de la terre nourricière. Dans son souvenir,Adélard tient les manchons de la charrue, pendant qu’Adrien conduit la paire dechevaux. Derrière les deux hommes, des lacets d’humus noirs et humains, se couchentles uns sur les autres.

Sous le soleil encore chaud d’août, le travail du raclage de l’avoine, donne soif. Une foisl’heure, Adélard arrête les chevaux et fait circuler la cruche d’eau au goulot de laquellechacun s’abreuve en la soulevant du coude. Pendant la pause, certains cherchent un peud’ombre, d’autres s’assoient dans l’herbe ou vont faire leur besoin derrière un écrand’arbres ou d’arbustes.

Un cri d’effroi met tout le monde en alerte. Monique, les culottes aux genoux, court tantbien que mal vers le champ fauché. Elle fuit une vilaine couleuvre qui, comme un lacetvivant, vient de la surprendre en pleine action. Les garçons rient de bon cœur, cependantque les filles, plus effrayées par ces inoffensives bêtes rampantes que par douze taureauxen course, se demandent si elles doivent se priver d’eau toute la journée, ou, quellehorreur, s’exposer à voir une de ces indiscrètes se faufiler en leur direction, pendantqu’elles sont accroupies. Celles qui avaient bu laissent leur vessie se gonfler jusqu’à lesfaire souffrir, les autres endurent la soif malgré l’effet désaltérant de l’effort et de lachaleur.

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Chapitre 48

Léopold fête sa guérison, 1951

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- Ça fait trois mois que chu' r’venu du sanatorium pis j’ai pas encore fêté ça, mauditjoual vert!

- Ben là, mon Ti-Paul, le carême est fini, baptême, pis moi chu' ton homme dit Robert.

À l’hôtel d’Armel Rousseau de Saint-Cyprien, Léopold avale, d’un coup sec, sondeuxième verre de gin. Son cousin Robert, le fils de Napoléon et son voisin, plus porté àl’alcool que lui, en fait autant. Les deux hommes ont le cœur à la fête. Robert à une idée:- J’me demande si la bière à Bébé Malenfant est prête à boire.

- Si on veut le savoir, y' faut aller voir.

Les gais lurons ne sont pas les seuls à s’intéresser à la production clandestine del’habitant. Wilfrid Plourde, son ami et gros buveur est passé le matin même:- Est pas tout à fait prête, qui a dit.

- On peut ti y goûter nous autres itou?

- J’l’ai fait pour fêter le printemps pis on est rien qu’à Pâques. Pour être mature, çay prendrait encore deux ou trois semaines.

Léopold, déjà éméché, demande:- Depuis quand c’est qu’on saute les fêtes de Pâques pour célébrer le printemps,

astheure?

L’autre comprend que les cousins ést sérieux:- Ben... j’vas y goûter.

L’homme trempe une louche dans la cervoise qu’il fabrique avec de l’orge et d’autrescéréales, sans houblon. L’œil rieur, il filtre le liquide doré à l’aide d’un linge encorehumide, et goûte:- Pas parfaite, mais pas loin.

- Wais! Wais! disent les joyeux clients.

Ils goûtent à leur tour. Léopold devient pensif et dit:- Au sanatorium, y a un gars qui disait tout le temps:la parfection mes amis, c’est

pas dans c’te monde icitte qu’on va la trouver. Ça fait que pour moi, ta bière al’est ben correct de même.

- Ben dit ça, mon Paul.

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Enchantés de pouvoir s’attaquer au tonneau, les deux buveurs éclatent de rire. Bébé sortses grands verres et s’en verse une portion. Devinant ce qui se passe chez Malenfant, desvoisins s’amènent. Toute la soirée, ils s’en donnent à cœur joie. À minuit, plus personnene s’interroge sur le degré de fermentation de la boisson. Certains ne savent plus cequ’ils boivent, mais ils boivent encore.

Quand vient le temps d’atteler le cheval sur la sleigh, Léopold n’arrive pas à boucler lecollier du harnais. Pour cause, la bourrure de la bête est placée à l’envers:- Veux-tu ben me dire qui c’est qui à mis ça de même toué, crisse?

Robert rit un bon coup et dit:- J’pense que c’est moi qui s’est mêlé, calvaire. Y' fait noir en ciboire, icitte, à soir.

Le bon vieux Guy les ramène en trottant sur une route recouverte d’une mince couche deglace. Arrivé chez lui, Robert s’inquiète pour son cousin à qui il reste un kilomètre àfaire:- Vas-tu être capable de dételer le joual tout seul? Veux-tu que j’aille te... t’aider?

- Non, non, j’doué... j’doué être capable de m’ar... de de m’arranger tout seul.

Léopold réussit, sans trop de mal, à dételer le cheval de la voiture. Il laisse la bête là etentre chercher le fanal. Comme il ne parvient pas à l’allumer, Omer, éveillé par les éclatsde voix inhabituels de Léopold, s’offre pour l’aider. Au même moment, Adélard sort desa chambre:- T’as bu toi, coudonc?

- Ouais, j’pense que... j’en ai pris un p’tit peu trop.

Le fanal à la main, Léopold sort de la maison pour le conduire le cheval à l’étable etfinir de lui enlever son harnais. La bête n’est plus là:- J’ai pardu le joual, calvert.

- Va te coucher, dit Adélard, Omer va s’en occuper.

Pendant que Léopold est entré prendre le fanal pour éclairer l’intérieur de l’étable, labête, délestée de la voiture, n’a pas attendu le commandement de son maître pour sediriger vers la porte de l’étable. Sauf que cette fois, contrairement à l’habitude, ilrevenait de l’est et non de l’ouest. La bête est donc retournée sur ses pas, à la recherchedu premier sentier foulé qui la mènera à l’étable. Ne le trouvant pas, elle a poursuivi saroute vers l’est.

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S’efforçant de suivre ses traces du cheval, Omer monte la côte jusque devant la maisonde son oncle Napoléon. Comprenant ce qui s’est passé, il imagine la promenade du Guy:y' trotte tout le temps. J’le rattraperai jamais. Omer décide de revenir à la maison.Adélard convient qu’il n’avait pas d’autre chose à faire:- Attèle la jument, pis fouette là un peu.

Omer voudrait bien prendre la sleigh du dimanche, encore chaude de la présence deLéopold. Pas possible, le Guy est parti avec le harnais. Il atèle la jument sur la lourdetraîne et part vers l’est. Pendant que son cheval blanc trottine dans la nuit noire, legarçon de quinze ans surveille les entrées des maisons et des granges, sans s’arrêternulle part. Après cinq kilomètres de recherche nocturne, il aperçoit enfin le cheval.Rendue chez Bébé Malenfant, la bête à reconnu la place d’où elle venait. Elle s’estavancée dans l’entrée de l’étable et y est restée.

Omer l’amène derrière le traîneau, attrape les guides et se remet en route. Heureux deretrouver un personnage familier, le cheval brun le suit de près.

...

Les chevaux étant dételés et attachés dans leur stalle, Omer peut enfin rentrer à lamaison. Il est passé deux heures du matin. Passant près du lit de celui qui dort comme unloir, il pense: lui, y' a eu du fun, pis moi j’ramasse le trouble.

Peu de temps après, pas du tout heureux des péripéties de son aventure de buveur,Léopold signe une adhésion au Cercle des Lacordaire, une organisation vouée à lasobriété. Il y restera fidèle pendant les neuf années suivantes.

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Cinquième partie

Les dernières années

1952-1953

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Chapitre 49

Adélard est malade, 1951

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À quarante-neuf ans, Adélard n’est plus que l’ombre de ce qu’il a été. Au printemps1951, il confie à Éva qu’il n’a plus la force d’aller couper du bois sur ses lots:

- Mes gars m’ont fait sentir que j'ai trop de misère à les suivre. J'pense que chu'trop vieux.

- T’es pas vieux, Adélard. T’es malade. C’est pas pareil pantoute.

Depuis des mois, Éva lui demande de rester à la maison et l’exhorte d’aller voir lemédecin. Il soutient qu’à son âge, il est normal d’être fatigué. Il refuse de consulter: y'va me dire de prendre des pilules. J’ai pas d’argent pour ça.

Au village où il se rend pour faire moudre son avoine, son cheval boite. Pendant que sescéréales se font broyer en moulée, il passe chez le forgeron. Un des fers de la bête esttordu. - J’ai une job à finir. Dans une heure, ton cheval va être ferré pis t’auras pu à

t’inquiéter.

Adélard va se recueillir au cimetière, fait de courtes prières devant les pierres tombalesde son frère Jean-Baptiste, de son père Luc, du petit Roméo puis s’arrête devant la pierretombale de Roland: t’aurais vingt-sept ans, astheure, tu serais marié pis t’aurais desenfants. Adélard porte une main à sa poitrine. Une vive douleur lui pince le cœur.Agenouillé, il s’assoit sur ses talons: t’es parti juste quand t’a eu l’âge de m’aider àplein, c’est ti parce que j’ai fait de quoi de pas correct? Adélard revoit les péripéties duretour du chantier sous la pluie froide, le vingt-quatre décembre 1941: j’savais pas quet’étais déjà très malade, mon Roland.

...

De retour à la forge, voyant l’air épuisé d’Adélard, le forgeron s’étonne:- As-tu couru, coudonc? Tu pompes comme le soufflet de mon feu.

- Non, mais tu sais, j’ai pu le souffle que j’avais.

Le forgeron s’inquiète:- Dis-moi une chose Adélard: as-tu déjà fait prendre ta pression?

- C’est quoi c’t’affaire-là?

Il explique:

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- Un cœur, c’est une pompe. Si ton sang y' est trop épais où si les vaines sont unpeu bouchées, la pompe travaille plus fort. Plus ton cœur se fatigue, plus tumanques de souffle, pis plus tu fais de la haute pression. Astheure, les docteursont ce qu’y' faut pour mesurer ça. On en a un nouveau au village, y' s’appelleDesjardins, tu devrais aller le voir.

- J’vas faire ça. J’te r’marci ben.

- J’veux pas t’énerver, Adélard, mais j’connais des hommes qui sont morts parcequ’y' ont négligé ça.

Retournant chez le meunier, Adélard passe devant le bureau du médecin. Il pense auxparoles d’Éva, arrête son cheval et entre:- Que puis-je faire pour vous, Monsieur Ouellet?

- C’est le forgeron... Y' m’a dit de faire prendre ma pression.

Le médecin sourit:- De nos jours, un bon docteur commence toujours son examen par ça.

Le médecin enveloppe le bras d’Adélard d’un brassard gonflable, place son stéthoscopeau niveau du pli du coude, sur l’artère humérale, active sa poire et observe sa montre.Au premier test, le médecin compte: cent quatre-vingt-quinze sur quatre-vingt-cinq.Incrédule, il recommence et obtient un résultât comparable:

- Le forgeron avait raison, Monsieur Ouellet. Votre pression est beaucoup tropélevée. Dans votre état, le moindre effort peut s’avérer dramatique.

- Ça peut ti me faire mourir, docteur?

Le médecin acquiesce d’un hochement de tête. Le matin, en chargeant les pochesd’avoine dans la charrette avec l’aide d’Omer, Adélard s’est senti mal:

- J’ai pas été capable de soulever mon bout, confit-il au médecin.

- Vous avez été chanceux de ne pas rester là.

Tout en prononçant ces mots, il prend le téléphone et demande l’hôpital de Rivière-du-Loup:

- J’ai un patient qui a besoin d’être hospitalisé pour un examen général.

Un silence:- Il présente une condition dangereuse: près de 200 de tension artérielle.

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Autre silence:- Urgent, oui.

Sur une page de son carnet de notes, le médecin écrit la date et l’heure de l’admission:- Il s’agit de Monsieur Adélard Ouellet.

Il raccroche l’appareil et remet la note au malade: - Présentez ça au comptoir des admissions de l’hôpital, lundi prochain, à huit

heures du matin:- Y' vont ti me garder longtemps, docteur?

- Pas moins de trois jours.

Le médecin se lève, ouvre une petite pharmacie et prend une bouteille de comprimés:- Voici des pilules qui vont vous aider. Prenez-en une tous les matins. Dites à ma

secrétaire que je vous les donne. Pour la visite, vous recevrez une facture par laposte.

Une heure plus tard, soulagée et inquiète, Éva écoute le récit de son mari:- Au moins, tu vas savoir ce que t’as.

...

Adélard et Éva se présentent à l’hôpital à l’heure prévue. Pendant qu’Éva s’installe chezson frère Alphonse, deux médecins se présentent au chevet du patient, le questionnent etl’examinent. Le lendemain, on lui fait passer des tests et des examens. Après analyses, lemédecin se présente au chevet du malade. Il salue Éva et, sans détour, débite des motsqu’ils ne comprennent qu’à moitié: - Vous faites de la haute pression. Votre cholestérol est très élevé. Vous êtes

extrêmement nerveux. Votre condition est dès plus sérieuses. Vous n’avez pasencore cinquante ans, mais vous avez le corps d’un homme de soixante-dix ans etplus. Je vous recommande le repos complet et un régime alimentaire sans mauvaisgras et sans sel. L’infirmière va vous donner les détails.

Hébétés, ils n’ont pas le temps de dire un mot que le médecin s’éloigne. L’infirmière,une religieuse souriante, entre dans la chambre, un papier à la main et se met en fraisd’expliquer le régime et les précautions qu’Adélard devra prendre pour éviter une crise

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cardiaque. Une fois seule, Éva dit: - J’vas lire ça avec Alphonse, y' est épicier, y' va savoir ce que ça prend.

Adélard prend la main d’Éva:- La semaine passée, tu m’as dit que la maladie pis la vieillesse, c’est pas pareil

pantoute. Ben dans mon cas, ça se ressemble en maudit.- Le docteur a dû exagérer. Y' a dit ça pour être cartain que tu prendras tes pilules.

Mais c’est pas vrai que t’es comme un homme de soixante-dix ans.

Au cours des semaines et des mois qui suivent, angoissé et plus taciturne que jamais,Adélard souffre en silence. Éva essaie de le stimuler, lui dire que les médicaments vontle guérir. Il n’y croit pas. Les paroles du médecin lui reviennent à l’esprit.

Dorénavant, l’homme hyperactif qu’il a été passe ses journées à se bercer, fumer sa pipeet regarder passer les voitures et le temps. Éva s’assure qu’il prend tous les médicamentsprescrits par le médecin et lui prépare des repas conformes à son régime. L’âme enpeine, Adélard comprend qu’il n’arrivera jamais à acheter d’autres lots, qu’il ne pourrapas donner à ses fils le minimum qu’il faut pour commencer une vie de cultivateur. Sonrêve s’écroule. Il pense à son père Luc: peut-être ben qu’y' avait raison, des terrescomme on a icitte, c’est juste bon pour deux personnes, pas pour des grosses familles.

...

Le foin, la nourriture de base des animaux, remplie la partie nord de la grange et formeun écran contre les vents du nord. L’avoine et l’orge, récoltées en vrac durant l’été, sontdéposées dans la partie sud, au-dessus des animaux. En hiver, ainsi protégés, lesanimaux produisent assez de chaleur pour leur confort.

Trois ou quatre fois par année, quand les bêtes manquent de nourriture, il faut séparer lapaille de la graine des céréales. Ces samedis-là, à part le bébé de quatre ans, toute lafamille Ouellet est convoquée pour battre le grain.

Une équipe de sept personnes, la batteuse et un moteur fixe monté sur lices sont

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nécessaires. L’unique piston jauni d’huile de l’engin produit plusieurs explosions à laseconde. Le bruit est tel qu’il faut crier ou se faire des signes pour communiquer. De lahauteur d’un homme, la batteuse mesure quatre mètres de long par un de large. Réuniespar une large courroie en cuir, les deux machines sont installées à proximité de lamontagne de graminées.

Monté sur la tasserie de céréales, Omer pique les épis à l’aide d’une fourche et lestransporte près de la batteuse, à la hauteur du tambour. De là, Sylvio en fait des petitsamas qu’il dépose à la portée d’Adélard, le maître batteur. Debout sur une plateforme, lepetit homme pousse dans les dents de la déchiqueteuse une quantité toujours égale,d’épies. La tâche exige une habileté qu’on acquiert avec l’expérience. Trop d’herbe faitbloquer la machine. Une préhension trop rigide sur les gerbes, tire les mains del’opérateur vers la gorge de la gobeuse. Un accident peut s’avérer grave, fatal. C’estpourquoi Adélard, malgré sa maladie et les avertissements d'Éva, tient à la faire lui-même:- J’ai pas besoin de forcer pour faire ça, Éva.

- J’aime pas ça pareil.

Dans le tambour, la déchiqueteuse départage la tige du fruit. Des fourches rotativestransportent l’herbe sèche vers l’arrière pendant que le grain tombe dans deux auges enmétal. Sortant du flanc de la machine, les graines glissent dans des boisseaux qu’Irène etMonique surveillent. Dès que les contenants sont pleins, elles les remplacent puistransvident le contenu dans des poches en jute.

En arrière de la batteuse, mêlée à une poussière opaque et irritante, la paille et les autresrésidus sont crachés sur le plancher, près d’une trappe. À l’aide d’une fourche, Berthier,le plus jeune des opérateurs, pousse dans le trou, la paille qui n’y tombe pas d’elle-même. Seul dans ce réduit de vingt mètres carrés fermé par une porte donnant surl’étable, Florian a charge de répartir les restes de la graminée sur les côtés et dans lescoins de la pièce. Dans ce cagibi non éclairé, il peut à peine voir quelques reflets delumière par la trappe.

À la fin de la journée, noirs comme des corbeaux, la gorge enrouée et le nez hérité,placés à la file indienne, les enfants attendent leur tour pour se tremper dans la cuve et selaver. Le père se lavera plus tard, dans la cuisine, quand les autres seront couchés.

Irène et Monique détestent battre le grain. Sylvio croit savoir pourquoi:- Vous autres les filles, vous êtes les choux choux de la maîtresse. Nous autres, les

gars, on aime mieux travailler dans la poussière par-dessus la tête.

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- Chu' d’accord avec toi, dit Berthier.

Parce qu’il n’y voit pas bien, Florian hérite des tâches ingrates. À l’école, comme iln’arrive pas à lire ce que la maîtresse écrit sur le tableau noir. Il se sent à part des autres,incapable de suivre. Entre ces deux univers où il ne trouve pas sa place, il ne sait danslequel il est le plus mal. Il ne dit rien.

Sans expliquer pourquoi, toutes les fois qu’il faut battre le grain, Éva prépare unefricassée dans laquelle baignent de gros morceaux de viande maigre. Le repas du soir nese termine jamais sans une large pointe de tarte aux raisins ou au citron, le mieuxaccompagnant parfois le pire.

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Chapitre 50

Le retour du chantier, 1952

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Au printemps 1952, à la fermeture du chantier, le chauffeur de la compagnie Price’sBrothers, transporte Adrien, Léopold et les vingt autres bûcherons, à Shelterbay. Deboutsur la plateforme du camion, ils gardent les yeux fixés sur la montagne et pensent auxgrands moments passés là, loin de leur famille. Une heure plus tard, ils montent dans unautobus qui les conduit à Rivière-du-Loup. À l’hôtel où ils vont passer la nuit, les deuxhommes ont le bonheur de se prélasser dans un bain chaud. Ce que Léopold n’a pas faitdepuis un an et demi, quand il était encore au sanatorium de Mont-Jolie et Adrien depuisun an.

Une fois lavés, rasés et habillés de leur costume de voyage, ils descendent à l’étage durestaurant. Apercevant le bar et son étalage de bouteilles, Adrien s’arrête:

- Ça me tante d’aller prendre un petit verre de Whisky blanc. Pis toi?

- Ben voyons, tu sais ben que j’bois pu.

Léopold hésite:- J’vas rester avec toi, pareille.

Sur le comptoir, le barman dépose un robuste verre de cristal et y verse une généreuseportion d’alcool. Par petites lampées, de plus en plus rapprochées, Adrien déguste laliqueur et se délecte:

- Ça fait du bien où c’est que ça passe.

Le serveur sourit et remplit le verre. Juste au dernier moment il en ajoute une rasade:- Quand on revient du bois, on mérite ben ça.

Membre depuis un an d’un Cercle Lacordaire, Léopold s’inquiète:- C’est pas le temps de perdre la tête, toi là.

Susceptible et orgueilleux, quand il a bu, Adrien se fâche de rien et n’hésite pas àmontrer la largeur de ses poings, à qui ose l’importuner. Léopold garde un œil sur sonfrère, l’autre sur les joyeux buveurs assis aux quatre coins de la salle sombre. Quand ilssont ivres, les poches pleines du fruit du travail d’un hiver, les bûcherons qui reviennentchez eux, sont des cibles par excellence pour les voleurs de toute espèces. Léopold segratte la gorge, prend son air sérieux, fixe Adrien dans les yeux et dit:

- Tu te rappelles de ce qui est arrivé aux jumeaux Bérubé, icitte, l’année passée?

- Ouais, y' ont pris un coup, y' ont faite une bataille, pis y' ont mangé une calvairede raclé.

- Pis y' sont rentré chez eux avec pas une maudite cent dans leu poches.

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Adrien tâte son pantalon, boit son second verre, jette un œil autour de lui:- T’as raison, j’ai assez travaillé pour gagner c’t’argent là, j’vas me tenir tranquille.

- Tranquille, Adrien, ça veut dire qu’on va manger tout de suite, qu’après on montedans nos' chambres, pis qu’on reste là, OK.

- Monte pas su tes grands jouaux, Ti-Paul, j’ai compris.

Au restaurant, ils commandent du steak et des légumes. En voyant la petite rondelle deviande au milieu de l’assiette, Adrien y pique sa fourchette:

- Coudonc, nous prenez-vous pour des enfants?

- C’est du filet mignon, Monsieur. On n’est pas dans un camp de bûcherons, ici.

D’un pas rapide, le serveur s’éloigne en hochant la tête. Léopold sourit et raconte:- Au Sanatorium, les steaks étaient mignons, là itou. Quand on fait rien de la

journée, c’est ben assez.

Après y avoir goûté, Adrien, rendu volubile par l’alcool, ajoute:- Ouais, y' sont tendres à plein. Mais petit de même, c’est rien qu’assez pour

m’ouvrir l’appétit. Quand on paye pour un repas, on devrait en avoir pour sa faim.

Au petit matin, avec deux autres voyageurs, des bûcherons comme eux, les deux frèresprennent un taxi qui les dépose au bout du Rang Six, à quatre kilomètres de chez eux.

Quelques jours après le passage du bulldozer, sur une route partiellement recouverte deglace, le bac sac sur le dos, Adrien et Léopold marchent d’un pas assuré.

...

De sa berçante, scrutant la route à travers les rouleaux de neige compactés par lebulldozer, Adélard aperçoit ses fils:

- Éva, les gars arrivent.

- J’les vois. C’est ben eux autres.

Dès qu’ils disparaissent derrière le coteau de la route, elle ajoute des patates, descarottes, des haricots et du lard salé dans son gros chaudron:- Comme ça, y' manquera pas de fricassée.

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Debout sur le perron, Adélard et Éva accueillent les hommes en les examinant de la têteaux pieds. Éva les embrasse sur la bouche pendant qu’Adélard tape les épaules de l’un etde l’autre:

- Y' a du muscle là-dedans, mes amis.

- Des muscles qui ont faim.

- À l’hôtel, le steak est bon comme le maudit, mais y' est mignon comme lediable.

Éva range les manteaux et les casques dans un placard:- C’est toi, Adrien, qui a un nouveau casque?

- Ouais, l’autre, y' était brisé. J’ai eu un petit accident. J’vous raconterai ça, plustard.

Le steak n’est pas au menu d’Éva. Mais les hommes mangent à satiété. Le repas à peineterminé, les jeunes garçons s’impatientent:- On a hâte d’écouter vos histoires de gars de bois.

Assis en cercle, ils racontent. Au moment de narrer l’accident qui lui a coûté son casque,Adrien demande à sa mère de venir. Durant la nuit qui a précédé l’accident, dans un cielsans vent, une neige épaisse et collante s’était déposée sur les branches des arbres. Aumilieu de l’avant-midi, après avoir entaillé une grosse épinette et l’avoir coupé de borden bord, l’arbre refusait de tomber. Adrien demanda à Léopold de l’aider:

- On va la pousser à côté de la souche, la neige va tomber pis on va mieux voir cequi la tient debout.

L’épinette glisse sur son socle jusqu’à l’entaille, tombe le long de la souche, puiss’enfonce dans l’épaisse couche la neige. Dans un bruissement doux, mêlé de millecraquements, la couverture de neige s’abat sur les deux bûcherons. Imbriqué dans lesramures de l’épinette, le chicot qui empêchait l’arbre de tomber se casse et vient choirsur la tête d’Adrien. Du coup, il s’est retrouvé à genoux. Léopold décrit:

- La peau de sa tête a fait comme une pointe de tarte qui s’est retournée sur sescheveux. J’ai vu l’os de son crâne, pis là, le sang s’est mis à couler.

En quelques secondes, Léopold replaça la pointe de cuir chevelu, secoua le casque enlaine de son frère et le déposa sur la tête du blessée. Étourdi, Adrien pense perdreconnaissance, mais résiste. En s’appuyant sur l’arbre coupé, il s’est levé. Sous lapression de sa main, le tronc de l’épinette coupée s’est mis à s’incliner:

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- Y' se tenait après c’t’arbre-là. J’ai juste eu le temps de l’attraper par le manteaupis de le tire vers moi.

Deux secondes plus tard, le rebond le l’arbre en chute aurait frappé Adrien en pleinepoitrine et l’aurait soulevé dans les airs. Après dix minutes de marche, à mi-chemin du camp, affaibli par la perte de son sang,Adrien avait peine à marcher.

- C’est là qu’on a rencontré Charles Gagnon.

- Quand Charles m’a vu, y' s’est concentré ben fort. Des grosses goûtes de sueur ycoulaient sur le front. Y' a rien dit pis y' a rien fait, mais j’ai arrêté de saigner,dret là. Sans lui, j’cré ben que j’serais mort au bout de mon sang.

Transporté à l’hôpital de Shelterbay où on l’attendait, une infirmière a nettoyé sa plaie etlui a rasé les cheveux. Aussitôt, le médecin lui a fait douze points de suture:

- Le docteur à dit que j’avais fait une commission cérébrale.- C’est pas une commission, Adrien, c’est une commotion, dit Léopold.

Après deux jours et demi de convalescence, Adrien a repris le travail. Éva frissonne detout son être en pensant qu’il aurait pu mourir là. Effrayés par les images du chicot quis’abat sur la tête de grand frère les enfants restent cois. Adélard dit:

- Si t’avais eu ça sur le dessus de la tête, tu... tu.

Il ne termine pas sa phrase. Pour la première fois de leur vie, les enfants voient pleurerleur père. S’efforçant de détendre l’atmosphère, Adrien dit:

- C’est pour ça que j’ai changé de casque, Maman.

...

Pendant qu’Adélard bourre sa pipe et qu’Adrien se roule une cigarette, Léopolds’avance sur le devant de sa chaise:- J’en ai une bonne à vous conter.

Son cheval s’étant blessé, il se présenta à l’écurie pour s’en choisir un parmi la dizainede bêtes disponibles:- J’en bûchais gros, ça m’prenait un maudit bon joual.

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Léopold examina les bêtes et porta son choix sur un étalon noir, pas très gros, mais debelle allure. Sourire aux lèvres, le contremaître demande:- Tu le trouves de ton goût, celui-là?

Léopold refait le tour du cheval, examine le harnais:- Ouais, j’le veux. Mais tu vas me changer sa bourrure, est ben trop petite pour lui.

Si tôt dit, si tôt fait. - Y' s’appelle Bi.

Après le dîner, Léopold retourna au travail, abattit une petite épinette, l’ébrancha, yattela son Bi et commanda. En entendant son nom, le cheval recula d’un pas et s’arrêta,buté comme un anne. Léopold répéta l’ordre et obtint le même résultat. Le bûcheron enavait vu d’autres, il continua à bûcher tout en regardant Bi du coin de l’œil:- Lui itou, y' me regardait. Quand j’ramassais des branches, y' s’énervait.

J’commençais à comprendre.

Assis sur un tronc d’arbre, assez loin du cheval, Léopold répète : Bi, Bi. Après unmoment, le cheval s’est mi à avancer puis s’est arrêté à nouveau. Léopold s’est alorsavancé, lui a caressé la tête: bon cheval, on va faire du beau travail, toi pis moi. - Y' me watchais tout le temps.

- Pourquoi y' voulait pas avancer? demande Sylvio.

- La bourrure de Bi étant mal ajustée, quand il tirait une charge, ça le blessait. C’estpour ça qu’y reculait.

Pour le forcer à obéir, on l’a fouetté. Ce qui n’a rien donné. - Quand y' a vu que moi, j’le battais pas pis que la bourrure y faisait pu mal, y' s’est

mis à travailler comme un bon. C’est le meilleur joual que j’ai jamais eu. Y' a tirémes six cordes de bois tant que j’ai pu travailler avec. Y' est devenu tellement bonque le contremaître me l’a enlevé.

- Comment ça, demande Adélard?

- Y' m’ont dit que Bi appartenait à un des bûcherons.

Il n’en était rien. Le gars qui avait mal traité Bi était un ami du contremaître. Léopoldeut beau se plaindre, personne ne l’écouta.

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...

Le jour de Pâques, au retour de la messe, avant de recevoir les assiettes de bouillispréparées par Éva, Adrien et Léopold se lèvent et sortent de leurs poches une pile decent dollars qu’ils déposent sur la table:

- Ça fait mille huit cents piastres, Papa.

Ébahi, incapable de retenir ses larmes pour la deuxième fois en autant de jours, Adélarddit:

- J’ai jamais vu tant d’argent de ma vie. Marci les gars, marci à plein.

Éva les embrasse:- Vous êtes tellement bon. Sans vous autres, on...

Elle ne finit pas sa phrase.

De ses mains tremblantes, Adélard prend les billets et en remet un à chacun de ses deuxfils. Rassérénée, Éva remarque:

- Ça vous prend des habits neufs, pis des souliers varnis, itou.

Elle sourit avant d’ajouter:- Pour vous faire des blondes, ça prend ça.

Riant de bon coeur, chacun y va de sa suggestion:- Marie-Joseph Plourde, à l’a dis que c’est toi le plus beau.

- Pis toi, Ti-Paul, vas-tu aller chercher ta Hildegarde, que t’as rencontrée ausanatorium?

Au cours de l’hiver, toutes les fois qu’il a disposé d’un heure ou deux, Omer a attelé lecheval, prit sa hache et sa sciotte et est allé couper des arbres près du petit lac, là où onne peut aller qu’en hiver. Fier de ce qu’il à accompli, il dit:

- Moi, Papa, sur la terre icitte, si j’ai pas bûché cinquante cordes de bois, j’en aipas bûché une.

- J’te r’marci, toi itou.

Yvette, Selva et Irène s’approchent et déposent les quelques dollars qu’elles ont gagnésdurant la semaine. Craignant que l’apport des filles passe inaperçu, Selva demande la

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parole:- C’est pas beaucoup, mais nous autres, les filles, on en donne toutes les semaines.

Éva lève la main:- Les gages des filles, c’est ben important. Sans leu payes, on aurait manquer

d’argent tout l’hiver. - C’est vrai, dit Adélard, c’t’hiver, on n’a pas eu besoin de faire marquer.

Fière, Selva nargue ses frères d’un œil malicieux. D’un geste de la main, Yvette et Irènela remercient. Adrien demande si son père n’aurait pas un petit fond de bouteille pourfêter ça. - C’est ben de valeur, mon gars, mais la seule bouteille qui restait, on l’a vidée au

Jour de l’An.

Pour la première fois depuis l’incendie de la maison en 1935, Adélard a de quoi payerles dettes qu’il a accumulé chez les marchands. À Éva il dit:- Y' me reste un terme à payer su la terre à Félix. L’année prochaine, j’devrai pu

rien à parsonne.

Adélard repense à ses rêves de jeunesse:- Si on n’était pas passé au feu, en 35, pis si y avait pas eu la Grande coulée, en 37,

j’aurais été capable d’acheter trois ou quatre lot de plus. J’s’erais un groscultivateur, astheure.

Non, se dit Éva, il ne changera jamais. Éva l’a compris depuis longtemps: ce rêve n’estqu’une chimère. Depuis son retour du Sanatorium, Léopold lui a répété: ce n’est pas laterre qui fait vivre la famille, mais la famille qui fait vivre la terre. Sur les quatre lots,seul celui acheté en 1948, est à moitié cultivable. Dans les trois autres, la charrue a bienpeu de sol à retourner. Le reste n’est que crans à fleurs de sol, pentes raides et tourbières.Ce qui y pousse nourrit mal les vaches, elles ne donnent pas la moitié du lait qu’ellesdevraient. À son mari malade, Éva ne dit rien.

Adélard se demande s’il peut trouver un autre lot et ainsi préparer l’avenir d’un de sesfils. Éva ne l’entend pas ainsi:- Non, Adélard, Adrien a vingt-cinq ans pis Léopold en as vingt-trois, y' sont d’âge

à se marier. À l’avenir, y' faudrait y eux laisser plus d’argent.

Adélard n’insiste pas. Condamné à ne rein faire, il laisse Éva prendre les décisions quis’imposent.

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Chapitre 51

Le décès d’Adélard, 1953

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Gravement malade, Adélard fait de fréquents séjours à l’hôpital. Astreint depuis deuxans à demeurer inactif, l’homme qui n’a jamais cessé de travailler à la limite de sa forceet même au-delà souffre en silence. Toute la journée, assis dans sa berçante, face à lafenêtre, il observe l’activité des voisins et scrute les allées et venues des automobiles,des camions, des tracteurs et des gens: ça, c’est le garçon à Narcisse Pelletier. (...)Adrien Rousseau commence de bonne heure à matin. (...) Celui-là, je le connais pas.

Le lendemain d’un retour de l’hôpital, Adélard reconnaît la vieille automobile Fordquarante-deux:- Ça, c’est le père Émile, dit-il.

Éva jette un œil à la fenêtre en espérant qu’il ne s’arrêtera pas. Le vieil homme l'irrite.Une fois de plus, il tourne dans la montée:- C’est quoi qui vient faire icitte, encore?

Devant la moustiquaire, l’air désespéré, il examine Adélard comme on examine uneplaie vive:- T’es décrépit à plein, mon Adélard.

Le malade reçoit le coup de massue sans broncher. Il voudrait dire à son voisin qu’ilconnaît son état de santé et qu’il n’a pas besoin qu’on le lui rappelle. Il n’en a pas laforce. Rougissant de colère en l’entendant, Éva se demande: y' veut ti le tuer coudonc!

La décrépitude c’est le délabrement du corps, sa chute vers l’anéantissement, vers lamort. Des décennies plus tard, les paroles d’Émile résonneront encore dans l’espritd’Éva et de ses enfants: - J’y en ai voulu a mort.

Ce même jour, pendant que Selva trait sa cinquième vache, sa cousine Rita Ouellet entredans l’étable. Le visage long comme la tête du cheval, elle s’approche en silence. Selvademande:- T’as queq' chose à me dire, Rita?

- Oui...

Selva s’impatiente:- Si t’as queq' chose à dire, ben dit le.

- Mon père y' a dit que mon oncle Adélard.... y' est ben malade.

- Si c’est pour me dire ça que t’est venu, Rita, tu perds ton temps.

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- Mon père y' dit, y' dit qu’y' va mourir avant l’hiver.

Après Émile, voici que Rita évoque la mort. Selva se sent envahi par la colère:- Sacre ton camp d’icitte. Je veux pu te voir.

Par des gestes brusques, Selva fait passer sa rage sur les pies de la bête. L’animal setourne vers elle et meugle son agacement. Dans l’esprit de la jeune fille, Rita et la vachene font plus qu’une:- Maudite vache de maudite vache...

- Faut te calmer, Selva, dit Irène. La vache a t’a rien fait de mal. Pis arrête de tirersu les trayons, y a pu une goûte de lait dedans.

- Toi, laisse-moi me dérager toute seule. Va-t’en.

...

En septembre 1953, l’avoine est engrangée, les vaches sont laissées libres de brouter lesrestes de tiges qu’elles trouvent encore dans les champs dénudés. Affamées, les bêtesfouillent les moindres recoins de verdure et se poussent pour saisir les brindilles d’herbejusque de l’autre côté des clôtures, chez les voisins.

Ce jour-là, les grands enfants sont au champ avec les adultes pour la récolte des pommesde terre. Seuls Berthier et Rose-Aimée sont à l’école. Au milieu de l’après-midi, quand ildescend la dernière côte avant d’arriver chez lui, une scène effraye le gamin. Attroupéesprès du boghei, les vaches du voisin lèchent et mâchouillent les guides, les sangles et lesautres pièces du harnais du dimanche. Affolé, Berthier court à la maison, y entre encriant:- Papa, Papa, les vaches à mon oncle Poléon, y' ont renvarsé la clôture, pis là, y'

mangent le cuir.

D’un bond, Adélard quitte sa berçante, marche vers la fenêtre nord de la cuisine d’été etconstate les faits. L’homme sait bien que les vaches ne mangent pas le cuir, elles ne fontque le mâchonner. Il s’inquiète pour le collier rembourrer qu’elles pourraientdéchiqueter. Il descend la pente menant à l’attroupement et chasse les vaches de sonfrère. Il les suit pour remettre les perches de la clôture en place. Un des piquets a étécassé, il n’a pas le temps d’en fabriquer un autre et de le planter. Les vaches vontrevenir. Il prend plutôt le harnais sur ses épaules, monte le coteau et le dépose sur larampe de l’escalier du perron, à l’abri du saccage.

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Épuisé et en sueur, Adélard monte les marches en se tenant la poitrine puis s’assoit sur lepremier fauteuil. La douleur l’étrangle. Il demande à Berthier d’aller chercher sa mère.Afférée à fabrique du savon de potasse dans la porcherie, elle n’a pas eu connaissance dela scène. Alertée par le récit bégayé de Berthier, elle accourt:- Mon Dieu Seigneur, qu’est-ce qui t’a pris de faire ça?

Il raconte avec peine et lui demande de l’aider pour se rendre à son lit. L’état d’Adélardinquiète Éva. Elle demande à Berthier d’aller chercher Léopold et les autres. Il court às’épuiser. Elle éponge le front de son mari. Il transpire et frissonne à la fois.

De la cuisine lui parviennent des arômes d’aliments cuits: - Y' faut que j’aille enlever les chaudrons du feu, dit-elle.

À peine a-t-elle placé les chaudrons à côté des ronds chauds, qu’Éva entend un bruitsourd provenant de la chambre. Elle s'y précipite. En essayant de se lever pour aller à latoilette, Adélard est tombé en bas de son lit. Éva réussit à l’asseoir par terre. Elle essaiede le relever. Adélard étant incapable de s’aider, elle n’y parvient pas. Éva attrape unoreiller et couche le malade sur le plancher en attendant le retour des grands enfants. - J’peux-ti vous aider, Maman, dit Rose-Aimée.

- Va tremper ma serviette dans l’eau froide pis tord-là comme y' faut.

Effrayée par le spectacle de son père sur le sol et de sa mère en larmes, la petite n’oses’avancer:

- Va dans ta chambre pis fais toutes les prières que tu sais.

- J’vas faire ça, Maman.

Après avoir fouetté les chevaux, Léopold et Omer bondissent dans la maison et vont auchevet de leur père. Ensemble, ils déposent le malade sur les draps. À son tour, Selvaarrive sur les lieux.- Viens pas icitte, dit sa mère.

Léopold ferme aussitôt la porte de la chambre pendant qu’Éva change les vêtements etles draps de son mari. Honteux, Adélard tente de se retourner pour ne pas voir les dégâts,il en est incapable. Il ferme les yeux. À travers la porte, Éva cri:- Selva, téléphone au docteur Desjardins, pis demande y de venir tout de suite.

Dans un état de faiblesse extrême, ne sentant plus la moitié gauche de son corps,

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Adélard comprend qu’il va mourir. Il essaie de parler, mais sa bouche ne répond pas.D’un seul côté de ses lèvres, il parvient à marmonner:- J’vas mourir, Éva.

- Dit pas ça, Adélard, dit pas ça, le docteur va venir.

En attendant le médecin, Éva se met à genoux à côté du lit et demande à Adélard deprier avec elle. Il bouge les lèvres en vain.- Prie en silence, Adélard, ça fait pareil.

Le médecin diagnostique une paralysie du côté gauche et donne un pronostic qui nelaisse aucun espoir. - Votre mari est gravement atteint, Madame Ouellet.

- Faut ti l’amener à l’hôpital, docteur?

- Je crois que ça ne changerait rien à son état. Il faut penser aux dernierssacrements. Veillez-le et priez pour lui, c’est ce que vous pouvez faire de mieux.

Le prêtre est appelé dès après le départ du médecin. Derrière une porte close, Adélardvoudrait confesser les fautes de sa vie. À peine a-t-il commencé que les sanglotsl’envahissent. Le curé lui dit de se reposer et l’assure qu’il est absout de toutes les fautesqu’il a pu commettre. Il lui parle ensuite des béatitudes de la vie éternelle, de ses enfantsmorts qu’il va rejoindre dans l’au-delà mystérieux du ciel.

Avec l’aide d’une voisine compatissante, pleurant en silence, Éva transforme ensuite lachambre en un sanctuaire afin de permettre au religieux de célébrer le sacrement del’extrême-onction. La cérémonie se passe dans le recueillement.

Seuls Liliane et Adrien manquent à la première veillée du malade. Rejointe partéléphone, la grande fille arrivera le lendemain. En partant de la maison, deux semainesplus tôt, Adrien a dit à sa mère:- J’prends l’autobus pour Chicoutimi, là-bas, j’vas aller voir les compagnies qui

engagent.

Il n’a pas encore donné de ses nouvelles. Éva s’inquiète. Elle craint ne pas pouvoirl’aviser. Les paroles du médecin lui tourmentent l’esprit: Il ne peut pas vivre plus quedeux ou trois jours. . Éva se tourne vers Léopold:- Y' faut le trouver. Pis y a rien que toi qui sais comment faire.

Se souvenant d’une histoire semblable entendue pendant qu’il était au sanatorium,

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Léopold dit:- J’vas appeler la police.

Le jour même, le téléphone résonne: deux grands coups et trois petits. Selva décroche etpasse l’appareil à sa mère:- C’est Adrien, Maman.

Anxieuse, mais soulagée, Éva dit:- Ton père est ben malade, Adrien, y' faut que tu t’en viennes tout de suite.

Adrien comprend la gravité de la situation et ne pose aucune question:- J’vas prendre l’autobus jusqu’à Rivière-du-Loup, pis un taxi pour le reste. J’vas

être là demain.

Une heure plus tard, de sa main droite, Adélard fait signe à Éva de s’approcher tout prèsde lui, il veut être certain qu’elle entendra ce qu’il va lui dire:- Je te demande pardon, Éva, pour tout le mal que je t’ai fait.

- Voyons donc, Adélard, tu m’as rien fait de mal, j’ai rien à te pardonner, c’est moiqui te demande pardon.

- Ben non, Éva, t’as été la meilleure épouse du monde pis la meilleure mère, itou.

Il reprend son souffle et ajoute: - T’as souffert à plein, tous les hivers. Pis c’est ma faute. C’est pour ça que je te

demande pardon. - C’est tout oublié, Adélard. J’ai fait mon devoir d’épouse pis de mère. Si le Bon

Dieu nous à envoyé des épreuves, c’est parce qu’il avait des raisons de le faire.C’est pas de ta faute, voyons donc.

- Marci Éva, astheure, j’peux partir en paix.

À la demande d’Éva, les enfants se succèdent, du plus vieux au plus jeune, pour parler àleur père. Adélard écoute, remercie les plus vieux, leur demande d’aider leur mère.Quand vient le tour des plus jeunes, le mourant cligne des yeux, mais ne dit rien.

- J’pense qu’y' comprend pas, Maman.

Quand vient son tour, la petite Rose-Aimée hésite:- J’sais pas quoi y dire, Maman.

- Donne-lui la main, pis demande-lui de la serrer si y' te reconnaît.

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Rose s’exécute et ajoute:- Chu' encore petite, Papa, mais j’vous jure que j’vas tout faire pour aider maman.

Adélard parvient à incliner sa tête vers elle. Ses lèvres font un rictus, mais ses yeuxparviennent à exprimer un sourire. Au même moment, d’un mouvement à peineperceptible, il presse la main de son bébé. Enfin, il marmonne:

- T’es ben fine ma Rose... Aimée.

Incapable d’absorber la nourriture qu’Éva lui offre, Adélard perd le peu de force qu’il aencore. Quand arrive un visiteur, le malade pose toujours la même question:- C’est ti toi, Léon?

De sa main valide, Adélard pose des gestes qui rappellent ses habitudes les plus ancrées.Gauchement, il fait comme s’il bourrait sa pipe et frottait une allumette sur sa cuissepour l’allumer.

Adrien arrive enfin. Sans hésiter, il s’approche du lit de son père, le regarde avecaffection, lui prend la main et, la voix tremblante prend un engagement solennel:- Papa, j’vous promets de faire tout ce que chu' capable pour Maman pis les

enfants. - Chu' cartain... de ça,... Adrien. Marci... à plein.

Délirant par période, le moribond marmonne des faits marquants de sa vie. Parfoisconfuses, les seules paroles que reconnaissent ses proches sont les prénoms de l’un oul’autre de ses enfants, celui de son garçon mort à dix-sept ans, revient souvent:- ... Roland,... non, non, Roland.

Parfois d’une limpidité étonnante, ses paroles font rire et pleurer tout à la fois. Quand ilprononce le nom de Liliane, de grosses larmes coulent de ses yeux entrouverts: pauvreLiane. La grande fille tourne alors vers sa mère, un visage complice que personne n’osequestionner. Dans un semblant de sourire, il ajoute: cruche. Toute la maisonnée sait qu’ilpense à cette grande fille à peine revenue de Sorel. La maigrichonne est affublée dusurnom de Cruche parce qu’elle à l’habitude de se tenir les poings sur les hanches, cequi donne à ses bras trop maigres, la forme des deux poignées du récipient. Quand sonpère ajoute le mot gorlot, il évoque les boules de farine pâteuses de sa béchamel ratée.Liliane est la seule à ne pas rire de sa sauce aux gorlots. Même Éva ne peut empêcher unrire blême de détendre ses lèvres crispées.

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Adélard ferme le poing en prononçant le nom d’Anita. Les plus jeunes se demandent s’ils’est déjà fâché contre elle, assez pour la frapper. Éva explique:- Ça, c’était chez sa soeur Adèle. Y' avait un soldat qui lui faisait des avances. Le

gars avait bu à plein. Vot' père s’est choqué. D’un coup de poing, il a défoncé unmur de la cloison. Le soldat a déguerpi.

L’esprit d’Adélard erre d’un événement à un autre. Il essaie de crier: cob... cob, mais n’yparvient pas. Il revoit la scène où, avec l’aide d’autres hommes, ils hissent la grossecloche dans le clocher de l’église de sa nouvelle paroisse, Saint-Pierre-Lamy. Il veut direque le câble de traction va casser, que la cloche va retomber sur le parvis si le tracteurn’arrête pas de tirer. Depuis le beffroi, ils étaient nombreux à crier. Le tracteur s’estimmobilisé au moment où le câble s’était rompu à moitié. À force de bras, au risque dese blesser, les paroissiens ont réussi à tirer la cloche vers eux et à l’installer sur ses axes.

Le mot orignal rappelle des souvenirs à tous, y compris aux voisins venus prier pourl’ami agonisant. Tous revoient l’énorme bête traverser la route du Rang Six, en directiondu sud. - Va charcher Émile avec son fusil, avait dit Adélard.

Ils partirent à la chasse, mais revinrent bredouilles. - Une grosse bête de même, dit Éva, ça nous aurait parmi de vendre un cochon de

plus. Pis de la viande sauvage, c’est tellement bon.

Les paroles d’Adélard sont maintenant incompréhensibles. Il fait des signes de l’œil etde la main droite.

Quand Léon arrive enfin, Adélard le reconnaît. De ses lèvres tordues par la paralysie, ilfait un semblant de sourire. Il écoute les paroles de réconfort de son frère et, d’un effortsurhumain, lui serre la main. Ce sont ses derniers signes extérieurs de vie. Il meurtquelques heures plus tard, entouré de ses proches parents et amis.

De ses doigts tremblants, Éva ferme les yeux aveugles de son mari. Le silence n’est trahique par les pleurs d’Éva et des enfants. Incapable de dire le chapelet, Éva demande àAnita de le faire. À genoux, les yeux fermés sur l’espoir du paradis des humbles, ilsprient pour le repos de l’âme d’Adélard.

Les voisins et amis saluent Éva et quittent la maisonnée. Les uns lui souhaitent boncourage. D’autres offrent leur aide pour tout ce qu’elle voudra. Vivant dans le cœur dessiens, l’esprit d’Adélard répand sur eux une vague de pensées mystiques, un baume

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apaisant. Venu constater le décès, le médecin prononce des paroles de réconfort qui fontréfléchir Éva et ses enfants:Libéré de son corps, Adélard ne souffre plus. Il entre dans la béatitude des cieux. Ilreçoit la récompense que Dieu réserve aux chrétiens à l’âme pure. Avec les autresdisparus de notre terre de misère, il veillera sur nous, nous protègera, nous ouvrira lesportes du paradis.

Éva et ses enfants insistent pour qu’il soit déposé dans un cercueil digne de lui, de soncourage, de sa dignité et de l’héritage humain qu’il laisse, ses enfants. La veille au mortcommence. Pendant deux journées, la maison se remplit le matin et ne se vide que lesoir. Avec l’aide de voisines et de ses filles, Éva prépare des sandwichs et du thé,s’agenouille près du décédé pour les prières, reçoit les visiteurs, prend les arrangementsavec la paroisse et raconte les derniers événements de la vie de son mari.

La nuit, Éva se recueille près du corps d’Adélard. Elle lui confie son désarroi et luiexprime sa peine. Mais, à l’instar de ce qu’a été sa vie depuis plus de deux décennies,elle est prise dans le tourbillon des urgences. Depuis la naissance de son troisièmeenfant, les obligations lui commandent de se hâter, de travailler, encore et encore. Évadort à peine quelques heures. C’est durant la nuit qu’elle trouve le temps de penser auxhabits de deuil des garçons et des filles et aux vêtements qu’elle portera elle-même.

Escorté par le célébrant de la messe funéraire, Adélard est porté vers son dernier repospar des voisins et des amis. À cause d’une hémorragie menstruelle, Éva est restée à lamaison. Une voisine l’accompagne.

Au moment de descendre le cercueil dans la fausse, Adrien demande qu’on l’ouvre pourqu’il puisse voir le visage de son père une dernière fois. Les porteurs hésitent, craignantque le corps ait bougé dans le transport. Le célébrant fait signe d’obtempérer. Commepour garder un œil sur la terre qu’il a cultivée avec peine, la tète d’Adélard s’est retournésur sa droite. En le voyant ainsi, Selva fait une effroyable crise de larmes. Une ragesourde, terrible, transforme son beau visage d’adolescente en une horrible contorsion. Lajeune fille exprime sa révolte, elle n’admet pas que la mort soit venue terrasser son pèreet laisser sa mère avec plusieurs enfants en bas âge. Plus que la descente en terre, plusque la mort même, le visage bouleversé de Selva symbolise cette mort prématurée, unemort résultant de la difficulté de vivre dans ce monde de désolation.

Les femmes portent toutes le noir. Donnée par une femme d’âge mûr, trop grande pourelle, la robe de Selva, lui rappelle son surnom de Grand-mère. Georgette Plourdes’approche d’elle, lui prend le bras, Selva apprécie ce geste affectueux, tente de sourire àsa voisine et se calme.

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- T’as une belle robe noire, Selva, mais les boutons, y' sont pas mal gros, parexemple.

Insultée, réfractaire à la critique, Selva se retient pour ne pas l’invectiver. Sitôt revenue àla maison, elle arrache les boutons décoratifs et les remplace par d’autres, plus sobres.

...

Tout au long de l’année suivante, deux fois par mois, Sylvio se lève à sept heures dumatin, atèle le cheval à la voiture du dimanche et conduit sa mère et un autre membre dela famille, à une des vingt messes chantées pour le repos de l’âme d’Adélard.

Au cours de cette année et même plus tard, quand ils entrent dans la maison, revenant del’école ou du travail, les enfants passent inévitablement devant la berçante de leur père,constatent sa vacuité et se tournent vers leur mère. Éva ne manque pas de voir latristesse de ses enfants. Passant vingt fois par jour devant le même fauteuil, elle sedemande si elle devrait évoquer, avec eux, le souvenir d’Adélard, s’enquérir de ladouleur que ressentent les orphelins, parler de la nostalgie qu’elle vit toute la journéedans la maison qu’elle a partagée avec lui au cours des dix-huit dernières années. Nesachant que dire, Éva choisit le silence, laisse les plaies des enfants, comme les siennes,se cicatriser d’elles-mêmes.

Fin du livre 5

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