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109 Edmond Biloa Université de Yaoundé 1, Cameroun Le déchirement dans le langage d’abord, comme dans la palilalie de Sony Labou Tansi, ou dans la fable onirique de Kourouma. Des récits se déroulent à la manière des contes fantastiques avec des images violentes, dans lesquelles la symbolique de la dissolution et de la désintégration s’ordonne comme un élément essentiel. Du reste, l’évocation permanente qui est faite des antédiluviens (Les chauves-souris de Nanga, Les cancrelats et Les méduses de Tchicaya, Ngando, Le crocodile de Lomami-Tchibamba, Toiles d’araignées d’Ibrahima Ly…), situe bien la narration dans un espace temporalisé autrement, différentiellement, proche des déluges pré-historiques (protohistoriques) qui procédaient à la disparition des espèces entières, et à l’avènement d’un cosmos remodelé à l’image actuelle et aux représentations anthropomorphiques de l’univers. C’est justement par le truchement des tels langages disphasiques et dysphoriques que les contours du discours social se pratiquent comme des paradigmes littéraires. Sans doute, ces paroles de l’incohérence et de l’ambiguïté se projettent-elles sur toutes les négations, sur les violences sociales démentes » 1. La violence et le déchirement dans le langage dont parle Pius Ngandu Nkashama se traduisent parfois par des termes ou des expressions incompréhensibles aussi bien pour le lecteur que pour l’auteur qui se voit obligé de les expliquer (ou expliciter) soit dans le texte par des mises en apposition, soit dans des notes infrapaginales. Le manque de lisibilité de certains mots ou de certaines Synergies Afrique Centrale et de l’Ouest n°2 - 2007 pp. 109- 126 Introduction Les écritures littéraires africaines d’expression française se caractérisent par un certain nombre de spécificités qui sont la marque de l’appropriation de la langue française par les auteurs négro- africains : introduction des mots, des expressions, d’une syntaxe et d’un rythme nouveaux ; influence de l’oralité ; interférences des langues africaines ; surcharge de la culture noire ; réaménagement des stratégies discursives ; mélange des niveaux de langues ; éclatement, explosion, déconstruction et réinvention de la langue française. Parlant précisément de l’histoire des littératures africaines, Pius Ngandu Nkashama (1989) disserte sur une des périodes qui « est surtout celle du déchirement. Appropriation, déconstruction du français et insécurité linguistique dans la littérature africaine d’expression française

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Edmond BiloaUniversité de Yaoundé 1, Cameroun

Le déchirement dans le langage d’abord, comme dans la palilalie de Sony Labou Tansi, ou dans la fable onirique de Kourouma. Des récits se déroulent à la manière des contes fantastiques avec des images violentes, dans lesquelles la symbolique de la dissolution et de la désintégration s’ordonne comme un élément essentiel. Du reste, l’évocation permanente qui est faite des antédiluviens (Les chauves-souris de Nanga, Les cancrelats et Les méduses de Tchicaya, Ngando, Le crocodile de Lomami-Tchibamba, Toiles d’araignées d’Ibrahima Ly…), situe bien la narration dans un espace temporalisé autrement, différentiellement, proche des déluges pré-historiques (protohistoriques) qui procédaient à la disparition des espèces entières, et à l’avènement d’un cosmos remodelé à l’image actuelle et aux représentations anthropomorphiques de l’univers. C’est justement par le truchement des tels langages disphasiques et dysphoriques que les contours du discours social se pratiquent comme des paradigmes littéraires. Sans doute, ces paroles de l’incohérence et de l’ambiguïté se projettent-elles sur toutes les négations, sur les violences sociales démentes »1.

La violence et le déchirement dans le langage dont parle Pius Ngandu Nkashama se traduisent parfois par des termes ou des expressions incompréhensibles aussi bien pour le lecteur que pour l’auteur qui se voit obligé de les expliquer (ou expliciter) soit dans le texte par des mises en apposition, soit dans des notes infrapaginales. Le manque de lisibilité de certains mots ou de certaines

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n°2 - 2007 pp. 109- 126

Introduction

Les écritures littéraires africaines d’expression française se caractérisent par un certain nombre de spécificités qui sont la marque de l’appropriation de la langue française par les auteurs négro-africains : introduction des mots, des expressions, d’une syntaxe et d’un rythme nouveaux ; influence de l’oralité ; interférences des langues africaines ; surcharge de la culture noire ; réaménagement des stratégies discursives ; mélange des niveaux de langues ; éclatement, explosion, déconstruction et réinvention de la langue française. Parlant précisément de l’histoire des littératures africaines, Pius Ngandu Nkashama (1989) disserte sur une des périodes qui « est surtout celle du déchirement.

Appropriation, déconstruction du français et insécurité linguistique dans la littérature

africaine d’expression française

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structures génère des sentiments d’insécurité linguistique de la part du lectorat et de celle de l’autorat.

Les divers contours de l’insécurité linguistique de l’auteur et du lecteur de la littérature africaine francophone sont appréhendés dans les lignes qui suivent après avoir égrené les spécificités du français approprié des / par les écrivains africains. Puis, l’insécurité linguistique de l’auteur et celle du lecteur sont tour à tour discutées. Ensuite, il est démontré que l’insécurité linguistique, chez certains auteurs, peut fonctionner comme le moteur de la création verbale. Enfin, il est conjecturé que le concept d’insécurité linguistique débouche sur celui d’insécurité culturelle, étant donné l’enracinement de toute œuvre littéraire dans une aire / ère culturelle.

Appropriation et déconstruction du français

Pierre Dumont (2001 : 115) cite Ahmadou Kourouma qui déclarait, dans une interview accordée à Michèle Zalessky dans Diagonales, ce qui suit :

« Les Africains, ayant adopté le français, doivent maintenant l’adapter et le changer pour s’y trouver à l’aise, ils y introduiront des mots, des expressions, une syntaxe, un rythme nouveaux. Quand on a des habits, on s’essaie toujours à les coudre pour qu’ils moulent bien, c’est ce que font faire et font déjà les Africains du français. Si on parle de moi, c’est parce que je suis l’un des initiateurs de ce mouvement. La francophonie intègre maintenant beaucoup de néologismes originaires d’Afrique, tient maintenant compte de notre usage du français comme le prouvent ces dictionnaires du français d’Afrique, ces dictionnaires pour la francophonie, etc. que je vois paraître de plus en plus nombreux. Pour nous, cela est très important : le fait d’entrer dans ces dictionnaires confère une légitimité à notre usage de la langue et nous libère en quelque sorte. Considérez le cas du portugais et de l’espagnol et voyez combien l’usage que font les Latino-américains de ces langues leur a permis de se développer et de se générer »2.

Ahmadou Kourouma a été, pratiquement, le premier écrivain à subvertir l’écriture du français en cassant le français et en le mélangeant avec la parole malinké. C’est l’une des raisons pour laquelle la parole africaine et les marques de l’oralité sont partout présentes dans les œuvres de Kourouma et d’autres auteurs africains par le canal de proverbes, de maximes, de contes et de fables et par la théâtralisation d’opérateurs de l’oralité (vieillards, griots, conteurs).Ces marques de l’oralité revêtent d’autres formes dans les textes contemporains ; lesquelles formes sont qualifiées, par Alioune Tine, d’oralité feinte. Jacques Chevrier (1999 : 97), qui cite Alioune Tine, observe que

« l’oralité feinte s’articule autour d’une série de stratégies narratives qui, à la citation pure et simple, préfèrent différentes procédures comme l’interférence linguistique, le calque structural, la surcharge burlesque, la théâtralisation, le recours au code de l’énigme et du merveilleux, la charge sémantique des patronymes africains, etc. »3.

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La parution du premier volume d’Ahmadou Kourouma, Les Soleils des indépendances 4, marque le départ de la subversion de l’écriture du roman africain. Dans ce roman, Kourouma mélange allégrement le discours français à la parole malinké pour produire un métissage linguistique truculent. La bizarrerie prend forme dès le début du roman par la première phrase du récit – « Il y avait une semaine qu’avait fini dans la capitale Koné Ibrahim… » - comme si le verbe finir était désormais employé dans un emploi absolu pour signifier « mourir ».Dans son second roman, Monnè, outrages et défis5, le terme monnè fonctionne comme une matrice sémantique et le mot outrage se réfère à la spoliation du peuple africain pendant la colonisation et au lendemain des indépendances. Kourouma pousse l’audace langagière jusqu’à la fabrication de néologismes et à la commission d’écarts morphosyntaxiques. Des créations lexicales et des tournures étranges ponctuent le lexique de ce roman : contrebander, un vidé, un assis, coucher sa favorite, courber la prière, tuer un sacrifice, etc. Tous ces artifices témoignent de sa volonté de couler le malinké dans le moule français ou vice-versa.

Un des adeptes de la méthode de Kourouma est le Congolais Sony Labou Tansi qui, tout en s’inspirant des auteurs latino-américains tels que Gabriel Garcia Marquez, Roa Bastos et Alejo Carpentier, déconstruit, littéralement, le langage dans ses romans. Voici ce que dit Jean-Claude Blachère (1993) de lui : « on ne reconnaît plus l’Afrique dans le roman de Sony Labou Tansi, car les lieux ne coïncident plus avec ce qu’on croyait savoir, et les mots pour le dire ne sont plus ceux des inventaires habituels. »6

Usant de la polysémie à outrance, Sony Labou Tansi défait et déconstruit la langue à telle enseigne que le sens des signes est en constante fluctuation, ce qui désoriente le lecteur. « Je fais éclater les mots pour exprimer ma tropicalité » clamait l’auteur de La vie et demie. Cette explosion néologique s’apparente à un « langage catastrophique » (J. Burgos, 1982)7 qui met en place une proposition de réaménagement de la forme romanesque par le biais d’une rupture fondamentale de la lisibilité langagière.

Lors de la journée d’études du Celfa, tenue le vendredi 14 mai 2004 à la Maison des Suds en France, et qui portait sur le thème Langage et poétique 2 : l’énonciation littéraire francophone, Georges Ngal a délivré une communication sur Ecritures et devenir autre de la langue dans les romans africains. S’intéressant particulièrement aux œuvres de Sony Labou Tansi et de Ahmadou Kourouma, il affirme que leur écriture présente la langue comme en perpétuel état de rupture. Faisant écho à la déclaration d’André Gide selon laquelle toutes les langues se réunissent en désordre, Ngal observe que c’est une écriture de la catastrophe, de la continuité qui met la langue en épreuve de crash.

Entre autres choses, Ngal indique qu’il faut considérer le texte comme discours ou comme poétique, en cernant la trace du locuteur. En outre, il apparaît important, d’une part, d’appréhender le texte comme travail de la langue, comme acte de langage et, d’autre part, de considérer l’ensemble de la situation de production.S’appesantissant sur la création néologique, Ngal relève qu’elle prend, chez les romanciers africains, une coloration spécifique. Par exemple, chez Sony Labou

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Tansi, les tropicalités comme néologismes maltraitent la langue française (exemples : excellentiel, regardoir, gestées, dévirginisation, les pas tout-à-fait, les près de mourir, les hommes bouts de bois, les hommes bouts de terre, chair-mots de passe, loque mère, ses trois ans d’eau dans la vessie, infernalement, des à-fusiller, pistolétographes, ancien vivant, garde-culs…)8.Par ailleurs, les patronymes présagent du destin des personnages ou expriment leurs identités (Guide providentiel, la loque-père, Bébé-hollandais-la-vache-qui-rit, le chevelu de Nazareth, Henri-au-cœur-tendre, Jean-cœur-de-pierre, Chaïdana-aux-gros-cheveux, Chaïdana-à-la-grosse-viande, Jean-brise-cœur, Jean-l’ami-des-peuples, Jean-au-cœur-plein-de-souris, etc.).

Georges Ngal montre que Sony Labou Tansi mélange plusieurs niveaux de langue (soutenue, familière) et qu’il a recours aux africanismes tels que recevoir une gifle intérieure, dormir une femme, les femmes s’appelaient bureaux, la plus tropicale énergie, souris-sonner, tu peux vivre deux cents saisons de pluies, regardoirs, regardeurs, qui remet à demain trouve hier en chemin. On peut aisément se rendre compte que Sony Labou Tansi, à l’instar d’autres écrivains africains, use et abuse de la néologie lexicale et sémantique, telle que théorisée par Louis Guilbert (1975)9. Ce recours à la néologie, remarque Ngal, est perçu comme « présupposition, mise en question de l’héritage, rajeunissement, orientation du texte et inscription d’une dimension critique du texte ».Réagissant face au vieillissement du français, le discours ne construit qu’en détruisant. Dans ce contexte, Georges Ngal pense que la poésie est un langage en catastrophe par le biais duquel la néologie oriente la lecture, engendre une nouvelle création dénommée critique.

Cette manière spécifique d’utiliser la langue française est un signe d’appropriation de celle-ci. Car, il est évident que les Africains ont une manière particulière de parler et d’écrire la langue française. C’est ce que G. Manessy (1993) a appelé la sémantaxe.10

Entre autres marques de la littérature africaine, il y a la fonctionnalisation de la langue française et la porosité de celle-ci aux langues du substrat (voir Queffélec, 2004 : 98-100). Queffélec indique que

« le suremploi (panafricain) du déictique –là en position post-nominale, qui permet d’actualiser commodément le substantif, tout en respectant les règles de la langue-cible, est abondamment utilisé par les écrivains [africains] quand ils font parler leurs personnages »11 :

Tu connais la fille du commissaire ? L’intellectuel-là (Labou Tansi, L’Anté-peuple, 1983, p. 45)

Mon vieux, le boeing-là, ça file (Lopès, Sans tam-tam, p. 95)La porosité du français littéraire aux langues africaines se manifeste par la présence massive des calques dans les textes littéraires africains :

Il était sûr qu’avec huit jours d’eau dans les cuisses il ne ferait pas piètre figure de mâle devant ce corps dormant dont il ne savait même pas le nom (LVD : 48) (huit jours d’eau dans les cuisses = huit jours sans avoir fait l’amour, donc huit jours d’économie de sperme).

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Il ne pécherait jamais des reins. Sa queue savait se taire selon la volonté du seigneur (LVD : 106) (queue = pénis).

Héroïquement les combattants des Pays des Djebels et du sable résistèrent douze lunes (Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages (EAVBS : 259) (douze lunes = douze mois).

On ne saura jamais qui vendit la calebasse (Ahmadou Kourouma, EAVBS : 137) (vendre la calebasse = vendre la mèche).

De ce qui précède, on observe dans le style des écrivains négro-africains d’expression française un mélange du français aux langues africaines, l’influence de l’oralité, un mixage de niveaux de langue, la fonctionnalisation de celle-ci et sa porosité aux langues identitaires locales d’Afrique. C’est cette batterie de traits qui constitue l’appropriation du français en Afrique noire francophone. Certains, à l’instar de Georges Ngal, pensent que ce méli-mélo de caractéristiques du français littéraire d’Afrique détruit celui-ci tout en le construisant, paradoxalement, (d’où le discours ne construit qu’en détruisant).

Mais la réinvention de la langue française par les écrivains négro-africains n’est pas toujours de nature à faciliter la lisibilité et la réception du texte littéraire négro-africain d’expression française. Des sentiments d’insécurité linguistique (IL) sont susceptibles de naître à la lecture de certains textes africains. Par ailleurs, les notes infrapaginales, présentes dans certains romans et expliquant certains termes, constituent des indices d’insécurité linguistique (IIL) de la part de l’auteur lui-même.

Insécurité linguistique de l’auteur

On observe dans l’œuvre du romancier ivoirien, Ahmadou Kourouma, un recours constant aux dictionnaires. Ainsi, dans Allah n’est pas obligé, publié en 2000, l’enfant soldat, Birahima, explique l’usage qu’il fait du dictionnaire (voir également Pierre Dumont, 2001 : 115) :

« Pour raconter ma vie de merde, de bordel de vie dans un parler approximatif, un français passable, pour ne pas mélanger les pédales dans les gros mots, je possède quatre dictionnaires. Primo, le dictionnaire Larousse, et Le Petit Robert, secundo L’inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire et tertio le dictionnaire Harrap’s. Ces dictionnaires me servent à chercher les gros mots et surtout à les expliquer. Il faut expliquer parce que mon blablabla est à lire par toutes sortes (sic) de gens : des toubabs (toubab signifie blanc) colons, des noirs indigènes sauvages d’Afrique et des francophones de tout gabarit (gabarit signifie genre). Le Larousse et le Petit Robert me permettent de chercher, de vérifier et d’expliquer les gros mots du français de France aux noirs nègres indigènes d’Afrique. L’Inventaire des particularités lexicales du français d’Afrique explique les gros mots africains aux toubabs français de France. Le dictionnaire Harrap’s explique les gros mots pidgin à tout francophone qui ne comprends rien de rien au pidgin. »12

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L’emploi des dictionnaires par Kourouma est, sans doute, la manifestation d’un sentiment d’insécurité linguistique. Comme l’affirme Pierre Dumont (2001 : 116), « On peut […] interpréter cette référence constante aux dictionnaires comme une marque d’insécurité linguistique, le dictionnaire étant par définition un gage et un instrument de légitimité. »D’autre part, il est observé qu’Ahmadou Kourouma se voit obligé d’expliquer certains termes ou certaines expressions à l’intérieur du texte dans EAVBS 13:

« Le récit purificatoire est appelé en malinké un donsomana. C’est une geste. Il est dit par un sora accompagné par un répondeur cordoua. Un cordoua est un initié en phase purificatoire, en phase cathartique. » (EAVBS : 10).

« Chez les paléos, les hommes nus qui furent abandonnés aux curés et aux ethnologues, l’homme le plus admiré est l’évélema, le champion de luttes initiatiques » ((EAVBS : 12-13).

« Ce sont des luttes initiatiques appelées évélas .» (EAVBS : 13).

« Ces jeunes Vietnamiennes avaient été mises sous les ordres des cheftaines prostituées qui avaient réalisé, organisé des bordels militaires de campagnes, des BMC, dans chaque camp ou poste » (EAVBS : 36).

« Il descendit de Tchaotchi pour Ramaka un après-midi d’orage en tête de sa smala : les cinq femmes qui étaient des sœurs et les vingt-deux enfants qui étaient des frères, sœurs, cousins et cousines » (EAVBS : 47).

Ces explications (de termes ou d’expressions) intratextuelles peuvent être considérées comme des manifestations de l’IL de l’écrivain.D’autres explications sont fournies par les auteurs africains à leurs lecteurs par le biais de notes infrapaginales. Dans les exemples suivants extraits de LVD de Sony Labou Tansi, Trop de soleil tue l’amour (TSTA)14 et BBNB de Mongo Beti15, les termes ou expressions expliqués dans les notes infrapaginales de ces romans sont repris ici entre parenthèses après les citations.

« Le Kampechianata, ça vous ajoute un peu de chair dans la chair »

(Kampechianata = nom que le Guide donnait à son plat de viande crue. LVD : 33).

« Le docteur Tchi, comme on l’appelait à l’époque, mena la vie des VVVF qu’on appelait la vie avec trois V. il construisit quatre villas, acheta une voiture à huit belles filles » (VVVF : villas, voitures, vins, femmes. LVD : 36).

« Mouf ! Débrouille-toi avec ton sale toubab, toi-même sale type » (Mouf : fous le camp ! TSTA : 108)

« C’est comme ça les mange-mille, patron, dit le taximan à mi-voix. Vous croyez qu’il est loin, il est là ». (mange-mille : ainsi appelés à cause de leur goût excessif pour les billets de mille [francs CFA] des petits transporteurs. BBNB : 16).

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Le recours aux notes infrapaginales pour expliquer certains termes du texte principal semble traduire un sentiment d’IL de la part de l’auteur qui se dit sans doute que ses écrits étant lus en priorité par un public non africain, il faudrait expliciter tout fait linguistique susceptible de le désorienter. La peur de ne pas être compris par le lecteur crée donc un réel sentiment d’IL chez l’écrivain.Le lecteur peut aussi éprouver un sentiment d’IL quand il se trouve en face de termes ou d’expressions dont le sens n’est pas évident.

Insécurité linguistique du lecteurLa démarche pédagogique de certains auteurs africains ne va pas jusqu’au bout de sa logique. Car leurs textes regorgent parfois de termes qui auraient mérité d’être clarifiés par une explication dictionnairique qui est, malheureusement, absente. Par exemple, dans LVD de Sony Labou Tansi, il faut une bonne dose d’imagination pour comprendre certains termes opaques mais inexpliqués :

« Elle pensa un instant à Ndolo-Mbaki bambara, un enfant qui se disait le petit frère de la vache-qui-rit, mais qui, en réalité, n’avait rien d’un petit frère de Bébé-Hollandais-la-vache-qui-rit : il apportait tous les jours une gourde de quelque forte boisson locale, parfois de ces alcools sophistiqués, il en distribuait à toute la rangée du fond, toujours au cours de Bébé, à la fin de l’heure, tout le fond était saoul, et le cours de Bébé-hollandais n’atterrissait que sur des vapeurs de Katchetanikoma, ou de Koutou-mechang » (LVD : 31).

On a beaucoup de mal à deviner le sens de Katchetanikoma et Koutou-mechang. L’auteur Sony Labou Tansi aurait donc dû les expliquer, soit dans le texte, soit dans des notes infrapaginales.Dans Assèze l’Africaine (AA) de Calixthe Beyala (1994), des mots tels que poulassi, kwen ou songo sont rencontrés, sans explication aucune16. Il faut être Camerounais et originaire de la partie Sud du Cameroun pour les comprendre :

« - Le Poulassie, merci ! (Puis elle se tourna vers moi) Va servir une platée de Kwen à Tara » (AA : 60).

Les mots poulassie, kwen ou songo constituent des emprunts au béti-fang, langue identitaire maternelle de Calixthe Beyala, et signifient respectivement français, plat de feuilles de manioc et jeu. Il est impératif de les expliquer au lecteur auquel la langue maternelle de l’auteur (e) serait étrangère.Dans EAVBS de Ahmadou Kourouma, on trouve également des mots qui mériteraient une explication, soit dans une note infrapaginale, soit dans le texte :

« C’est vrai que je suis le premier champion de lutte à avoir honte de la nudité, à avoir osé m’habiller. Il est vrai que c’est la nudité et rien d’autre qui, des millénaires durant, nous a protégés contre les Madingues, les Haoussas, les Peuls, les Mossis, les Songhaïs, les Berbères, les Arabes… » (EAVBS : 20).

« Après le djouna, les musulmans de Ramaka voulurent connaître le nom du marabout. » (EAVBS : 52).

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Il faut que le lecteur soit nanti d’une bonne connaissance de l’histoire africaine, de la géographie de l’Afrique de l’Ouest et de la religion musulmane pour comprendre certains termes employés dans le roman d’Ahmadou Kourouma.Cette façon de faire n’est pas l’apanage du seul romancier ivoirien. En effet, les auteurs négro-africains sont parfois tellement imprégnés de leur héritage socio-culturel qu’ils oublient de l’expliquer au lecteur. Il ne peut en résulter qu’un sentiment d’IL de la part de celui-ci. Ce qui revient à dire que les pérégrinismes, les toponymes, les anthroponymes et les ethnonymes gagneraient à être expliqués.En plus des termes qui restent sémantiquement opaques dans les productions littéraires africaines francophones, on rencontre également dans celles-ci des interjections modales qui proviennent des langues africaines et qui sont naturellement incompréhensibles au commun des lecteurs, surtout si celui-ci n’est pas de l’aire culturelle de l’auteur. Introductives ou conclusives, ces interjections modales ouvrent ou referment l’énonciation :

« -Aka, tu dis seulement Brunei, Brunei, mais, ouais, Brunei, c’est même où ? » (BBNB : 53)

« -Ekyé, tu crois que c’est la même chose ? Tu es même comment ? » (BBNB : 53).

Les exemples d’interjections modales présentés ci-haut et empruntés au roman de Mongo Beti, Branle-bas en noir et blanc, ne sont pas du tout expliqués. Ils proviennent des langues bantoues du Cameroun, notamment du groupe béti-fang, matérialisé par la langue ewondo qui est la langue native du romancier camerounais. Aka, ékyé peuvent, respectivement, traduire la désinvolture ou le dépit, l’étonnement et l’interrogation. Ces interjections modales gagneraient à être expliquées pour une compréhension optimale des œuvres littéraires concernées.Le même raisonnement peut s’appliquer à la présence des calques syntaxiques et traductionnels dans les œuvres littéraires africaines. En effet, comme il a été dit plus haut, celles-ci sont poreuses à ce type de constructions.Les calques syntaxiques « se manifestent par l’importation des structures des langues africaines en français dans une opération de traduction qui colle au texte de départ » (Lipou, 2001 : 127)17.

« Le calque opère des transformations dans la distribution et l’organisation linéaire des catégories grammaticales en langue cible » (Lipou, 2001 : 127) :

« C’est comme qui dirait notre mère à tous, la mère supérieure. Fais quoi fais quoi, il me dit la chose, moi je fais ça. » (BBNB : 307).

L’expression Fais quoi fais quoi est un calque syntaxique de la langue maternelle de Mongo Beti, l’ewondo, et signifie quoi que tu fasses :

twa bo dze twa bo dzeto + wa bo dze to + wa fais quoimême si tu fais quoi même si tu« quoi tu fasses »

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Quant aux calques traductionnels, « ils sont le résultat d’une double opération, la traduction littérale et la transposition en français des constructions lexico-sémantiques empruntées aux langues africaines » (Lipou,2001 : 128).

« -Grâce à Dieu, je connais d’autres lunes après lui » (Tu t’appelleras Tanga (TTT :51))18.

Connaître d’autres lunes veut dire vivre d’autre mois.

« Je prends un papier toilette, je balaie la pluie de ses yeux » (TTT : 121).

Balayer la pluie de ses yeux signifie essuyer les larmes de ses yeux.

« Le soleil en face. Je laisse pleuvoir mes yeux, car le bonheur, il faut y être habitué » (TTT : 169).

Laisser pleuvoir ses yeux, c’est tout simplement pleurer.

« Il était une fois… », commença Grand-mère, et je posai la bassine sur ma tête. Elle s’avançait devant, en s’aidant de sa troisième jambe. » (LPFR : 90)19.

La troisième jambe de Grand-mère est sa canne.Il n’est pas aisé pour le lecteur (non initié) de Calixthe Beyala de comprendre le sens de ces calques syntaxiques et traductionnels. Alors qu’on s’attendrait à les voir explicités par l’auteur dans le texte ou dans des notes infrapaginales, il n’en est rien. Ce qui peut générer l’IL du lecteur non averti, surtout si celui-ci est non Africain.

Cependant, on observe que les termes ou les expressions qui ne sont pas sémantiquement opaques sont expliqués ou à tout le moins accompagnés d’un commentaire sociolinguistique qui n’éclaire en rien leur interprétation. Ainsi, dans BBNB de Mongo Beti, une expression employée par Zam est assortie d’un commentaire en note infrapaginale qui n’avance pas le lecteur au sujet de sa signification :

« - Quoi ? En plus de mon compatriote ? vous voulez rire.

Puttanacia del anticristo !

Parce que vous croyez que ça gênerait une fille d’ici » (BBNB, 93).Voici ce que l’auteur, Mongo Beti, a jugé utile de dire dans la note infrapaginale :

« A en croire Eddie, Zam disait que c’était un juron italien, dont il ignorait malheureusement la signification ».

« […] Comme dit le sophiste Callicratidès, moraliste éminent de l’Antiquité grecque, puisque l’homme ne saurait vivre sans espoir,… » (BBNB, 205). (Callicratidès = inconnu au bataillon après enquête).

Dans le paradigme illustré ci-haut, les notes de bas de pages fournies par l’auteur apparaissent entre parenthèses après les citations. Cependant, elles ne semblent pas éclairer le contenu sémantique des expressions utilisées par l’auteur dans le texte du roman. Ce sont tout juste des commentaires

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sociolinguistiques relatifs au contexte ou sur les protagonistes.Naturellement, les occurrences des termes non expliqués dans les romans africains sont génératrices d’IL.

La cohabitation entre le français et les langues maternelles et régionales africaines est également une source d’IL de la part du lecteur. Il a été dit plus haut que les romans africains sont parfois truffés de termes issus de langues africaines. Par exemple, le roman de l’écrivain guinéen Tierno Monenembo, Les crapauds-brousse, regorge de termes en langues africaines : « fankou » (p. 24) ; « lougan » (p. 24) ; « Haaa Modis » (p. 24) ; « Tabalas » (p. 26) ; « Yetou Alla Jannâmo » (p. 26) ; « Là ilâha ilallàou » (p. 27) ; « nassi » (p. 27) ; « Tchoss » (p. 40) ; « tabaski », « Touppal », Latyri » (p. 49) ; « mâpe hâko (p. 73)20.

Cette mise en exergue des langues africaines est faite à dessein par les écrivains africains. Comme le dit Georges Ngal (1994 : 58),

« Le but poursuivi par les auteurs est manifestement une protestation contre la condition de minorisation de leurs langues face au français, d’une part, et une manière de promouvoir leur langue maternelle, d’autre part. »21

En dehors des emprunts lexicaux, l’alternance codique est également génératrice d’IL.Dans les romans de l’auteure sénégalaise Aminata Sow Fall, le français et le wolof font bon ménage. La romancière sénégalaise alterne des phrases en wolof et en français22. Les mots d’origine wolof sont mis en italique, quelques formules arabes exceptées : Inch Allah (p. 10) ; Bissimilaï (p. 14) ; Al handulilaï (p. 84) ; Taburakala (p. 120). Si elle a parfois recours à une note de bas de page, la lisibilité du texte peut être entravée par ces phénomènes d’alternances codique qui créent « ainsi des rapports syntaxiques particuliers » (Georges Ngal, 1994 : 59).

Du reste, Aminata Sow Fall a une façon très particulière de présenter ses notes infrapaginales et d’expliquer les expressions sémantiquement opaques qui fourmillent dans son texte de 1979 (republié en 2001), La Grève des bàttu (LGB). Alors que chez la plupart des auteurs africains ayant recours à cette stratégie, les termes à expliquer sont suivis d’un chiffre en exposant (ou superscript), chez Aminata Sow Fall lesdits termes sont suivis par un astérisque en exposant. Ainsi, à la page 20 de l’édition de 2001 de La Grève des bàttu, on voit un mot ainsi présenté : turki *. Et en bas de page, l’explication du mot est précédé du même signe : * sorte de tunique, qui se porte sous le boubou ou le caftan.

Par ailleurs, tout au long du roman, l’auteure sénégalaise ne précise nulle part de quelle langue il est question. Il faut une bonne connaissance de la sociolinguistique sénégalaise pour se rendre compte que l’un des codes utilisés dans ce roman est le wolof. Un lecteur non averti aurait beaucoup de mal à s’orienter.

Parfois, dans le roman de Aminata Sow Fall, des expressions wofof apparaissent

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en plein paragraphe en français, comme deus ex maquina, sans explication. Ainsi, à la page 21, on lit Céy yalla ! On a le sentiment qu’il s’agit d’une interjection ou d’une exclamation. Mais quel en est le sens exact ? Mystère ! Sauf à consulter un locuteur wolof !D’autres fois aussi, l’alternance codique est une stratégie discursive privilégiée par l’écrivaine sénégalaise. Des phrases wolof sont juxtaposées aux phrases françaises qui en seraient des traductions littéraires ou des paraphrases :

« - Gaa ni am na lu yew – quelque chose est arrivé. Etes-vous au courant ?

- Qu’est-il arrivé ?

- Lu yew waay ** ?

- Mbaa jamm la ***

Madiabel, répond Salla, a eu un accident.

Asbunalla ! Céy waay ! ****

Comment est-ce arrivé ?

Qu’a-t-il eu l’accident ?

Mbaa deewul ?

Céy waay ! (La Grève des bàttu, 2001 :27-28)

Ce dialogue entre les boroom bàttu (mendiants dont l’outil de mendicité est le bàttu, une petite calebasse) alterne les codes français et wolof. La première phrase de cet extrait, en wolof, n’est pas directement expliquée. On devine que la pfrase française qui suit est sa traduction. Mais d’autres expressions du même passage sont expliquées dans les notes infrapaginales de la page 27 :

** Que s’est-il passé ?

*** Rien de grave ?

****Que Dieu éloigne le mauvais sort ! Hélas !

De manière fort surprenante, dans le même dialogue, on retrouve des expressions en wolof à la page 28 dont l’auteure ne prend pas la peine d’expliciter le sens. Des exemples d’alternance et de mélange codique de ce type abondent dans le roman (pages 28, 37, 38, 39, 40, 46, 69…). Par exemple, dans la réplique suivante de Mademoiselle Dieng à Kéba, le mélange codique observé suscite des interrogations chez le lecteur puisque l’expression wolof yaa tardé est sémantiquement opaque :

« - Yaa tardé ! Tu es trop petit pour me donner des leçons. Puisque tes bons te sont si précieux, bouffe-les !Bouffe-les, mon gars, ma voiture n’en continuera pas moins de rouler ! Sagar, ton patron est fou ! » (LGB, 2001 : 90).

Néanmoins, dans certains contextes de mélange codique, il arrive que des termes wolof soient expliqués intratextuellement, comme dans cette réponse

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du marabout Kifi Bokoul à Mour qui lui demandait ce que c’est que les porteurs de bàttu :

« -Ce sont les mendiants qui courent la rue. Cette charité doit aller à sa véritable destination, sinon, tout risque de se gâter. Elle doit aller à des miskin, c’est-à-dire à de vrais pauvres, des gens qui n’ont rien, absolument rien, et qui sans le bàttu qu’ils tendent aux passants mourraient de faim… » (LGB, 2001 : 104).

Il faut remarquer que Amirata Sow fall se donne la peine de mettre en italique les mots wolofs de son texte. Mais elle ne le fait pas systématiquement. Ainsi, certains termes étrangers à la langue française se retrouvent dans son roman non italicisés et inexpliqués :

« Un soleil d’hivernage, à l’heure où les djinns prennent leur bain de chaleur, enfonce des pointes de flammes dans les chairs déjà meurtries » (LGB, 2001 : 69).

Tels sont autant de facteurs et bien d’autres qui contribuent à susciter des sentiments d’IL chez le lecteur de Aminata Sow Fall.Les stratégies de sécurisation linguistique du lecteur varient d’un auteur à un autre. Ainsi, Ahmadou Kourouma dans Allah n’est pas obligé n’a pas recours aux notes infrapaginales pour expliquer certains termes qui pourraient être opaques au lecteur. Il les explique à l’intérieur du texte, en mettant l’explication entre parenthèses.

Il arrive aussi que le narrateur en fasse un peu trop pour faciliter la visibilité de son récit. Au point que certaines informations sont tellement amplifiées qu’elles peuvent paraître redondantes. Les significations de certains termes (ou de certaines expressions) sont fournies au moins deux fois. Les mots malinkés faforo ! (Sexe de mon père ou de ton père ou de ton père ou du père), gnamokodé ! (Bâtard ou bâtardise), walahé ! (Au nom d’Allah) reviennent tout le temps dans le récit (aux pages 10, 12, 13, 15,16,19, 27, 28, 32, 34, 41, 43, 49, 51, 53, 58, ainsi de suite jusqu’à la fin du roman) . Les mots ou expressions suivants sont expliqués au moins deux fois dans le texte : imam (pp.30-31), faire pied la route (pages 45,61), gnoussou-gnouss ou (pages 57,60,184), le pet d’une vielle grand-mère (pages 9,63), appatam (pages 128,152), parcours (pages 96,183)…etc. Par ailleurs, on se serait attendu à ce que le narrateur Birahima explique certains termes qui seraient jugés sémantiquement opaques pour le commun des mortels, surtout par « des noirs indigènes sauvages d’Afrique »(p.11).Les mots tels que mânes (p.21), [la sorcière] exciseuse (p.22), ânier (p.25), malemort (p.28), orpailleurs (p.106), fumisterie (p.122) auraient gagné à être expliqués au lieu qu’on passât son temps à donner le sens (par ailleurs transparent) des mots comme circonstance (p.87) ou stricte (p.91). En somme, si certains termes méritent explication, d’autres peuvent s’en passer. En n’expliquant pas ceux qui mériteraient éclaircissement, le sentiment d’IL est automatiquement créé. Cependant, l’IL ne doit pas être que négativement perçue. En effet, comme l’écrit Pierre Dumont (2001 : 119), « il semble […] que l’insécurité linguistique puisse fonctionner comme un très puissant moteur de création verbale ».

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Insécurité linguistique : moteur de la création verbale

Il a été dit à plusieurs reprises, à maints endroits et par plusieurs experts que depuis la publication de Les soleils des indépendances par Ahmadou Kourouma et Le devoir de violence par Yambo Ouologuem23, les écrivains africains ont conquis une plus grande liberté et se sont libérés des carcans contraignants du classicisme (Séwanou Dabla, 1986 ; Pius Ngandu Nkashama, 1989 ; Georges Ngal, 1994 ; Jean Claude-Blachère, 1993 ; Jacques Chevrier, 1999). Ahmadou Kourouma, qui est le chef de file de cette ère qui se poursuivra jusqu’à la décennie 1980, traduit sa langue maternelle (le malinké) en français, en créant des tournures particulières. Comme le note Albert Gérard (1988)24, cité par Ngal (1994), cette littérature à la Kourouma « créolise les langues européennes, les vulgarise, recourt aux langues africaines. Bref, elle s’adresse à son public naturel ». Ce public naturel est d’abord africain. Mais il se trouve que la plupart des lecteurs des œuvres africaines ne sont pas du continent noir. Et c’est la raison pour laquelle il a été dit ci-haut que cet état de choses crée l’IL du lectorat des écritures négro-africaines.

Cependant, le recours à la langue maternelle par l’écrivain africain est un mal nécessaire dans la mesure où il lui permet de procéder à des transferts de sens qui seraient difficilement rendus par des (simples) calques. Dans ce contexte, l’intrusion massive des langues africaines dans le(s) discours littéraire(s) africain(s) francophone(s), si elle constitue une traduction (libre), n’en est pas moins un processus de re-création. Makouta-Mboukou (1980 : 303) le dit bel et bien : l’auteur africain « recourt à la langue maternelle par re-création »25. Ainsi, peut-on dire, l’IL, générée par le cocufiage de la langue française par les langues africaines, crée le verbe. C’est donc un moteur de création littéraire, pour paraphraser Dumont.

En d’autres termes, les faits linguistiques qui outragent la langue française et créent l’IL renouvèlent le français. Cet outrage et cette transgression de la langue française ont cependant besoin d’être légitimés. Pour ce faire, Ahmadou Kourouma cite les dictionnaires qui octroient, par le fait même, une certaine légitimité à sa variété de français qui ne semble respecter que la norme endogène. L’écrivain ivoirien, en sacrifiant à la norme autochtone, voudrait être lu par toutes les couches de sa société. Aussi, en ignorant la norme exogène et en triomphant de l’IL, use-t-il de la dérision et de l’autodérision (un peu à la Ferdinand Oyono), du burlesque et du carnavalesque (à la Sony Labou Tansi).La dérision, l’autodérision, le burlesque et le carnavalesque sont accompagnés d’une déconstruction de la langue française qui, en s’appuyant sur l’oralisation de l’écriture, génère un sentiment d’IL chez le lecteur. L’oralisation de l’écriture procure à celle-ci

« une fonction magique, incantatoire et charismatique » (Dumont, 2001 :119). « Tous ces efforts, observe Jacques Chevrier, (1999 :101), marquent bien la volonté, explicite ou implicite, de l’écrivain africain, non seulement de réintégrer le patrimoine culturel de l’oralité, mais de le vivifier, de le dynamiser, voire de le violenter dans la mesure où le sens n’est jamais donné une fois pour toutes, mais constitue un objet par nature

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problématique ». Chevrier cite Jean-Marie Adiaffi (1983) qui indique que « lorsqu’on opère un déplacement de langage, de signes, on déplace du même coup le système qui justifiait leur cohérence, leur logique interne. Alors seulement on peut aboutir à une nouvelle cohérence, de nouveaux symboles, de nouveaux mythes pour une nouvelle communication, une nouvelle compréhension du monde, une nouvelle vision du monde non seulement nationale mais universelle. »26

C’est dire que pour décrire et décortiquer les réalités de l’univers africain ou même pour esquisser une vision africaine du monde, l’écrivain africain peut se permettre de bafouer la norme académique française. Mais ce faisant, la langue française n’en sort pas pour autant diminuée. « Elle sort grandie, élargie, anoblie de ce commerce » (Dumont, 2001 : 121).

Insécurité linguistique et culturelle

Il ressort de ce qui précède que l’écrivain négro-africain de langue française a une attitude irrévérencieuse vis à vis des normes établies, et notamment à l’endroit de la norme exogène. Il faut sans doute se rappeler que le français est une langue d’importation coloniale qui véhicule aussi forcément une culture extravertie. En contexte africain, il devient impératif de se l’approprier si l’on veut dire/traduire l’être africain. Dans sa tentative d’appropriation, l’écrivain africain est amené à le transformer, le tropicaliser, le subvertir, le pervertir, le cocufier, etc.

La langue étant le véhicule d’une culture, en empruntant la langue française, l’Africain emprunte nécessairement la culture de l’Autre. En africanisant ou en négrifiant ainsi la langue française, l’écrivain africain court le risque de se taxer d’arriviste ou de parvenu intellectuel et de s’entendre dire :

« qui est cet indigène qui se permet de métamorphoser ainsi sa culture d’emprunt, de l’adapter sans l’aval des institutions, des savoirs et des pouvoirs établis ? Comportement de «parvenu» » (Serge Meitinger, 1994 : 170)27.

Ainsi, le contact de deux cultures, par-delà la cohabitation entre la langue maternelle de l’écrivain et sa langue d’adoption, ne se fait pas toujours de manière harmonieuse. En l’occurrence, c’est un truisme de dire que les textes littéraires africains francophones sont envahis par des néologies lexicales et sémantiques, des calques syntaxiques et sémantiques, des proverbes et des maximes, des traits intonationnels, des africanismes, parfois issus des langues africaines et qui sont générateurs des sentiments d’IL. Les écrivains du continent noir se muent parfois en apprentis anthropologues ou ethnologues, leurs écrits apparaissent comme des fresques d’histoire, d’ethnologie ou d’anthropologie africaine. Etant donné que ces clichés de la culture africaine sont exotiques aux yeux de beaucoup de lecteurs, l’IL peut être amenée à rimer avec l’insécurité culturelle (IC).

Comment pourrait-il en être autrement dans la mesure où, a priori, chaque

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texte littéraire s’enracine dans une culture. Ngal (1994 : 127) n’en dit pas moins lorsqu’il affirme que « tout texte en effet obéit à sa fonction enracinante ». Et J. Derrida (1966 : 3) de renchérir :

en sa syntaxe et son lexique, dans son espacement, par sa ponctuation, ses lacunes, ses marges, l’appartenance historique d’un texte n’est jamais droite ligne. Ni simple accumulation de couches. Ni juxtaposition de pièces empruntées. Et si un texte se donne une certaine représentation de ses propres racines, celles-ci ne vivent que de cette représentation »28.

C’est l’étrangeté de la culture africaine qui transparaît dans la littérature africaine qui est susceptible de générer des sentiments d’IL chez les lecteurs.En somme, l’espace de rencontre des cultures et des langues que constituent l’auteur et le lecteur de la littérature africaine d’expression française est celui de l’interaction et des tensions des cultures et des langues. Ces interactions et ces tensions devraient conduire à « la découverte d’une inassimilable, d’une irréductible, d’un absolu qui échappe aux langues et aux cultures […] ». Car l’écrivain,

« en tant que «parvenu» des deux cultures à la fois, […] n’échapperait à l’insécurité «culturelle» [ou linguistique] que pour entrer dans la dimension d’une insécurité plus foncière et plus fondamentale, celle où l’on meurt de l’universel, impossible et pourtant nécessaire » (Meitinger, 1994 : 178).

Conclusion

L’IL n’est, en définitive, que le reflet d’une insécurité culturelle. C’est la raison pour laquelle on peut dire, en paraphrasant Gervais Mendo Zé (1984), que pour comprendre, de manière optimale, une œuvre littéraire africaine, il faut être culturellement informé et linguistiquement parfait29.

Notes1 Ngandu Nkashama, Pius (1989), Ecritures et discours littéraires. Etudes sur le roman africain, Paris, L’Harmattan.

2 Dumont, Pierre (2001), « L’insécurité linguistique, moteur de la création littéraire : merci, Ahmadou Kourouma », in Diversité culturelle et linguistique : quelles normes pour le français?. IXe sommet de la Francophonie, Beyrouth 2001, Agence Universitaire de la Francophonie, pp.115-121.

3 Chevrier, Jacques (1999), Littératures d’Afrique noire de langue française. Paris, Nathan Université.

4 Kourouma, Ahmadou (1968), Les Soleils des indépendances, Paris, Editions du Seuil.

5 Kourouma Ahmadou, (1990), Monnè, outrages et défis, Paris, Editions du Seuil

6 Blachère, Jean-Claude (1993), Négritures. Les écrivains d’Afrique noire et la langue française. Paris, L’Harmattan.

7 Burgos, J. (1982). Pour une poétique de l’imaginaire, Paris, Editions du Seuil.

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8 Labou Tansi, Sony (1979), La Vie et demie. Paris, Editions du Seuil.

9 Guilbert, Louis (1975), La Créativité lexicale. Paris, Larousse.

10 Manessy, Gabriel (1993), « Normes endogènes et français de référence », in D. Latin, A. Queffélec et J. Tabi-Manga (dir.), pp. 15-23.

11 Queffélec, Ambroise Jean-Marc (2004), « variabilité morphosyntaxique des français parlés en Afrique noire », in Revue internationale des arts, lettres et sciences sociales (RIALSS), n°1, pp. 93-111.

12 Kourouma, Ahmadou, (2000), Allah n’est pas obligé, Paris, Editions du Seuil.

13 Kourouma, Ahmadou, (1998), En attendant le vote des bêtes sauvages, Paris, Editions du Seuil.

14 Mongo Beti (1999), Trop de soleil tue l’amour. Paris, Julliard.

15 Mongo Beti, (2000), Branle-bas en noir et blanc. Paris, Julliard.

16 Beyala, Calixthe, (1994), Assèze l’africaine. Paris, Albin Michel.

17 Lipou Antoine (2001), « Normes et pratiques scripturales africaines », in Diversité culturelle et linguistique : Quelles normes pour le français ? IXe sommet de la Francophonie, Beyrouth 2001, Agence universitaire de la Francophonie, pp. 122-135.

18 Beyala, Calixthe (1987), Tu T’appelleras Tanga. Paris, Stock.

19 Beyala, Calixthe, (1998), La Petite fille du réverbère, Paris, Albin Michel.

20 Monenembo, Tierno (1979), Les Crapeauds-brousse, Paris, Editions du Seuil.

21 Ngal, Georges (1994), Création et rupture en littérature africaine. Paris, L’Harmattan.

22 Aminata Sow Fall (2004), La Grève des bàttu, Paris, Le Serpent à plumes.

23 Yambo, Ouologuem (1968), Le Devoir de violence, Paris, Editions du Seuil.

24 Gérard, Albert (1988), « Problématique d’une histoire littéraire du monde Caraïbe », in Revue de littérature comparée, 1.

25 Makouta-Mboukou, Jean-Pierre (1980), Introduction à l’étude du roman négro-africain de langue française (problèmes culturels et littéraires). Abidjan, N.E.A.

26 Adiaffi, Jean-Marie (1983), Le Magazine littéraire, n° 195.

27 Meitinger, Serge (1994), « Autoportrait d’un « parvenu intellectuel », Rabearivelo, la langue et la littérature françaises », in Français régionaux et insécurité linguistique, Claudine Bavoux (dir.), pp. 167-178.

28 Derrida, Jacques (1966), « Nature, culture, écriture (de Lévi-Strauss à Rousseau) », in Cahiers pour l’analyse. publiés par le Cercle épistémologique de l’Ecole Normale Supérieure, n°4, sept.-oct.

29 Mendo Zé, Gervais (1984), La Prose romanesque de Ferdinand Oyono, Paris, SIM.

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