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L'ÉMIGRÉ ET LA MORT

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L'ÉMIGRÉ ET LA MORT

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Ouvrage publié à l'initiative du CIDIM (Centre d'information et de documentation sur l'immigration

et le Maghreb), avec le concours de la DGAC de la Ville de Marseille.

ISBN 2-7449-0121-0-

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Collection CIDIM Mémoire et Culture

Yassine CHAÏB

L'ÉMIGRÉ ET LA MORT La mort musulmane en France

Préface de Abdelmalek SAYAD

Edisud

La Calade, Aix-en-Provence

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A ma mère, A ma fille Kenza, A ma famille.

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Préface

Il faut remercier Yassine Chaïb de nous avoir donné ce travail qu'il nomme modestement : l'émigré et la mort : la mort musulmane en France, car à travers et par-delà ou au-delà de la mort, ce travail a le mérite de mettre en perspective, dans le temps et dans l'espace, ce que sont l'émigration et l'exil, la signification qu'ils vont avoir, non pas pour l'émigré et l'exilé eux-mêmes, qui ont suffisam- ment payé de leur personne pour le savoir concrètement et empiriquement, sur le mode pratique, mais plus assurément et plus exceptionnellement pour tous les autres, tous ceux qui de part et d'autre les regardent vivre, jusqu'à leur mort ; pour les uns, leur vie d'immigré et d'exilé, c'est-à-dire leur présence ici, une pré- sence que la mort en intervenant sur le lien et le moment de cette présence rendra comme saugrenue ; pour les autres, leur vie d'absents, cette absence que la "mort inachevée" : ce qu'est la mort de tout absent - rendra comme éternellement regret- table et à jamais inconsolable.

L'auteur nous donne à cette occasion une œuvre pionnière, une œuvre fonda- trice, car elle constitue à notre connaissance une véritable innovation, un travail vraiment inaugural. Quand la considérerions-nous sous ce seul rapport, elle s'im- pose à nous avec plus de force encore et, pour cette même raison, elle requiert de la part de chacun d'entre nous tout l'intérêt et toute l'attention qu'elle appelle et qu'elle mérite amplement. Il faut savoir gré aussi à Yassine Chaïb de nous pro- mener constamment entre vie et mort, entre émigration et immigration, entre par- tir et revenir, entre exil et retour. Et sans doute faut-il passer par toutes ces médiations, toutes nécessaires, pour réaliser ce que peuvent être l'émigration et l'exil, la vie de l'immigré et de l'exilé, la vie en immigration et en exil. C'est face à la mort et à travers la mort ou après la mort que devient possible la vraie mesure de l'isolement de l'émigré et de l'exilé. Moment de vérité que la mort en immi-

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gration et en exil, moment de vérité pour tous que la mort de l'étranger et la mort en terre étrangère, il faut toute l'épreuve de cette mort pour se faire une idée, encore qu'elle soit vague et approximative, de la condition morale, morale plus que matérielle de l'immigré et de l'exilé où qu'ils se trouvent et de quelque temps qu'ils soient.

Travailler sur la mort (qui est nécessairement la mort des autres), travailler sur les survivants et avec les survivants à la mort, car la mort est plus pour les survi- vants que pour le mort lui-même (qui n'a qu'à mourir et n'a fait que mourir, qui ignore l'expression de quelque dernière volonté et ignore jusqu'à l'expression même "les dernières volontés"), c'est travailler aussi sur la mort en personne pourrait-on dire, sur la personne du mort, sur le corps même du corps.

Bien que ce ne soit pas là une "recherche-action", comme on a l'habitude de nommer certains exercices de sociologie empirique - d'ailleurs ne jamais s'inter- roger sur la compatibilité des mots associés dans cette expression : la recherche n'exige-t-elle pas rupture avec l'action et par rapport à l'action, n'exige-t-elle pas qu'on se retire de l'action, qu'on se mette en posture d'observateur de l'action, quand même cette rupture et ce retrait devraient intervenir, idéalement après l'ac- tion-, ou plutôt, parce que c'est une recherche-action au bon sens du terme, l'ac- tion étant ici subordonnée à la recherche, conduite spécialement et seulement à des fins de recherche (même si cela donne inévitablement une action insuffisante, maladroite), Y. Chaïb s'est attaché à se donner une expérience pratique de la "mort en immigration" (ce ne peut-être, bien sûr, l'expérience du mort lui-même, car cette expérience ultime, celle dont on ne revient pas, est quelque chose d'indi- cible) en se faisant l'employé d'une agence de pompes funèbres. Il s'est constitué de la sorte, comme on dit, son "terrain d'étude", son observatoire de la mort, il a mis pour ainsi dire la main à la pâte en même temps qu'il y mettait ou, plus exac- tement pour pouvoir y mettre aussi, ceci n'empêche pas cela, toute sa pensée, c'est-à-dire toute son intelligence pratique et théorique (inséparablement), son sens aigu de l'observation, son esprit d'analyse ainsi que son extrême sensibilité au malheur et à la douleur des autres, une sensibilité qui se dissimule, pour qui le connaît bien, soit derrière une indifférence seulement affectée, soit derrière des propos de dérision.

Sans doute, pour pouvoir être traitée comme objet d'étude ou tout simplement pour être fréquentable, la mort demande-t-elle qu'on la dédramatise et ce faisant, qu'on adopte à son égard et à l'égard de la réflexion qu'on y mène cette attitude toute prompte à simuler une indifférence proprement professionnelle et à user en même temps de cette dérision faussement cynique qui a pour elle l'avantage de la dissuasion, l'avantage de dispenser d'avoir à pleurer. Mais aussi indispensable qu'elle soit, l'observation active, quand même elle s'autorisait d'un profond enga- gement dans la réalité pratique comme ce fut le cas, ne saurait se suffire à elle- même et ne saurait à elle seule contribuer à la bonne compréhension des faits sociaux, si elle ne s'appuyait sur une solide culture sociologique et sur une réflexion théorique qui, dans le cas d'espèce, a le mérite, en raison précisément et principalement de ce que lui apporte l'expérience pratique, de n'apparaître

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jamais comme une réflexion déréalisée, totalement abstraite, et en l'occurrence, une réflexion oublieuse, comme l'est assez souvent malheureusement, tout ce qu'on qualifie de théorique, du socle concret dont elle a été tirée ou, pour mieux dire, dont elle a été abstraite.

Il faut de plus toute l'audace de la jeunesse, cet âge pour lequel la mort, quand bien même elle fait partie de l'expérience (professionnellement parlant) quoti- dienne, quand bien même elle est d'un commerce familier, reste malgré cela une éventualité abstraite, pour s'attaquer sur les deux modes, le mode pratique et le mode théorique, à un objet pareil, objet aussi chargé de fantasmes, aussi lourd de préjugés et de craintes quasiment superstitieuses.

Mais en pareil cas, l'audace de la jeunesse est tempérée par la "sagesse de la vieillesse" si on peut dire. Ne dit-on pas "si jeunesse savait et si vieillesse pou- vait !" Et c'est sans doute là le critère peut-être le plus sûr pour délimiter et pour définir les âges (la jeunesse et la vieillesse) : à défaut de "sagesse" (en réalité, de savoir empirique et empiriquement constitué) qui ne vient qu'avec l'âge, la "puis- sance" serait l'attribut de la jeunesse ; et, à l'inverse, à défaut de pouvoir ce qu'on veut conformément à ce qu'on sait, à ce qu'on a appris de la vie (à défaut tout sim- plement de force), le savoir ou même la science serait l'apanage de la "vieillesse".

Mais à propos du travail de Y. Chaïb et parce qu'il s'agit d'un travail qui porte sur la mort, on oserait peut-être dire qu'il ne se situe exclusivement à aucun de ces deux pôles extrêmes ; il a l'art de conjuguer jeunesse et vieillesse, c'est-à-dire de concilier les qualités de l'une et de l'autre : la force du jeune âge, alors qu'il lui manque l'expérience que donne le temps qui passe ; la sagesse de l'âge plus avan- cé, acquise au cours du temps mais toujours trop tardivement pour être bien effective et pleinement efficace.

Les pérégrinations auxquelles nous convie l'auteur, s'agissant de la mort des pérégrins, sont aussi des pérégrinations à travers les différentes disciplines des sciences sociales : sociologie de la mort, de son traitement social, des funérailles ; anthropologie sociale, culturelle, politique, etc., du fait de mourir "autrement" (comme on a vécu et parce qu'on a vécu "autrement"), loin des siens, en dehors de sa terre natale, c'est-à-dire hors du groupe et hors de la portée des mécanismes qui travaillent à la cohésion du groupe ; science politique, car derrière le fait somme toute ordinaire de la mort et du rapatriement du corps du mort, se joue en réalité une véritable négociation non seulement dans l'ordre privé de la mort — c'est-à-dire dans le mort lui-même (à titre posthume, entre sa vie "immigrée" quelque part, ou quelque autre lieu, et la mort qui lui fait renouer avec sa "nais- sance"), dans l'entourage, la parenté du mort soucieux de récupérer, post mortem, parfois au prix de disputes autour du mort, un des leurs, mais aussi, et sans que cela soit toujours avoué et explicitement formulé, entre les puissances concernées (la puissance souveraine du lieu où est survenu le décès et la puissance dont le défunt ressortissait totalement ou partiellement) ; histoire sociale de la relation à la mort et, par conséquent à la vie (tant du point de vue individuel que du point de vue collectif) à travers le destin qu'on assigne au corps du mort, etc.

Objet extrêmement complexe, la mort et la réflexion sur la relation sociale entre-

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tenue avec la mort et avec le mort trahissent, on n'en doute pas, les ressorts les plus enfouis, les soubassements les plus profonds aussi bien de la personne indi- viduellement que de l'ordre social dans son ensemble. C'est, en fin de compte, cette vérité fondamentale que l'entourage donne à voir. L'espèce de divagation dans laquelle déambule et nous fait déambuler entre vie et mort et à travers, tour à tour, la mort, les funérailles, les rites d'inhumation, le sort de l'héritage laissé aux vivants et, par ricochet, à travers l'Islam, à travers l'émigration, à travers l'im- migration et l'existence dans l'immigration (la vie et puis la mort "expatriée toutes deux"), etc., une écriture qui ne manque pas de séduction — elle procède de manière allusive, impressionniste, par touches successives, usant de détours et de contours, ce qui en rend la lecture fort agréable ; mais pourquoi faut-il que les sciences sociales se méfient des charmes littéraires, des ruses de la bonne écriture comme si l'on craignait que celle-ci viserait à séduire plus qu'à convaincre, le style de la démonstration et de l'argumentation scientifiques étant d'ordinaire plus technique, plus direct, moins plaisant, gagnant en rigueur et en précision ce qu'il perd en poésie —, se prête fort bien à la tentative faite ici pour reconstituer de la manière aussi complète que possible un objet d'étude extrêmement complexe, un objet qu'on se saisit ordinairement que de manière partielle, par bribes et à travers des fragments éclatés. Ce n'est pas le moindre des mérites de l'ouvrage.

Faut-il revenir sur ce qui est dit dans cet ouvrage, sans se laisser aller au pla- giat ? Plutôt que des compléments à apporter, on aimerait simplement dire ce que la lecture de ce livre nous suggère. C'est aussi, pour nous, une manière d'en resti- tuer l'extrême richesse des points de vue soulevés sur une foule d'aspects aux- quels nous n'avions pas pensé jusque-là et auxquels nous ne pensions pas d'habitude.

En ces temps de rupture ou de fin d'époque, la fin de l'ère fastueuse de l'immi- gration, tout au moins telle que nous l'avons connue dans les décennies de pros- périté ; en ces temps aussi où, une chose entraînant l'autre, on parle beaucoup de l'intégration des populations immigrées, et où, selon la même logique, commen- ce à se dissiper le rideau des illusions que nous entretenions tous, notamment, quant au caractère "provisoire" de cette présence — un "provisoire" qui dure et qui, nous semble-t-il, est intrinsèquement constitutif de la condition même de tout étranger et, a fortiori, de l'immigré dans la mesure où la présence de l'immi- gré, aussi continue, aussi durable, aussi constante soit-elle, ressortit, sous ce rap- port tout au moins, de la même perception que la présence passagère de l'étranger —, il faut attendre que l'immigré meure, que la mort se saisisse de lui ("le mort saisit le vif", selon la belle expression de Proust à propos des Guermantes ; une expression qu'on peut répéter ici, même s'il ne s'agit que d'émigré et d'exilé tout à fait ordinaires), pour qu'on découvre enfin ce que peut être l'existence de tout immigré, une existence toute entière faite d'équivoques, de simulations et de dissimulations, toute entière placée sous le signe de l'incertitu- de des appartenances. Qui est-on ? Où est-on ? Quand est-on ? Une vie qui n'est pas d'ici, là où elle est présente, où elle s'accomplit présentement ; mais qui n'est pas non plus là-bas, là où elle a commencé mais où elle n'est plus, qui n'est plus

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de cet ailleurs qu'elle a déserté et, par là même, déréalisé en le marquant de son absence et en le refoulant ainsi dans l'imaginaire le plus total, le plus nostalgique rétrospectivement parlant, c'est-à-dire dans le temps antérieur à l'absence, et aussi le plus onirique prospectivement parlant (si on peut associer onirisme et prospective), c'est-à-dire dans la perspective d'un futur dont on attend qu'il soit le retour au paradis perdu, à l'âge d'or de la réconciliation avec soi-même, à l'âge de la cohérence de soi. Une vie, une présence, toute une existence qui se sont, là où précisément elles se situent et s'accomplissent, ni vraiment sur le mode du provisoire (car, en ce cas, la mort n'aurait jamais dû frapper cet immigré provi- soire, simple passager, là où elle le saisit, dans le cours de son immigration), ni sur le mode pleinement assuré du définitif ou définitivement, oserait-on dire (et, en ce cas, la mort ne ferait alors que consacrer pour toujours et sceller définitivement le caractère définitif, sans retour, de l'immigration).

Pour toutes ces raisons et pour bien d'autres encore, toutes contenues dans la vie même de l'immigré et dans la raison de l'immigration, la mort de l'immigré et aussi de l'émigré qu'il est encore et toujours — la mort est là, précisément, pour nous rappeler cette vérité si jamais nous avions tendance à l'oublier — ne saurait être, en aucun lieu, à aucun moment de l'histoire et pour personne, une mort ordi- naire. La mort de l'immigré est à l'image et à la mesure de ce que fut sa vie. Elle est une mort qui dérange tout le monde, car elle est une mort inclassable, une mort qui résiste davantage que l'immigré lui-même, de son vivant, ou que la vie de l'immigré à tout effort de classement ; elle dérange aussi parce qu'elle rappel- le à chacun et elle rappelle pour tout le monde ce qu'est la double condition de l'homme immigré ici et émigré de là. Elle est une mort partagée et disputée : une mort ici et là et aussi une mort d'ici et de là mais qui, en définitive, n'est totale- ment ni ici ni là, ni d'ici ni de là ; elle est une mort qui, à vrai dire, n'a sa place nulle part, en aucun lieu. Elle est aussi, bien sûr, la mort d'aujourd'hui en tant qu'elle est un fait d'actualité, l'événement du jour, mais aussi la mort d'hier qui ne fait que s'actualiser aujourd'hui. En bref, elle est une mort sans lieu ni date. Plus que cela, elle est une mort "déplacée" au sens propre comme au figuré, au sens phy- sique et au sens moral du terme (elle est déplacée comme on dit qu'un mot est déplacée, c'est-à-dire grossier, incorrect, impoli), une mort quasiment indécente, incongrue, qui se plaît à faire un pied de nez à tout le monde, à l'immigration et à l'émigration pour lesquelles elle reste comme un impensé social, quelque chose d'inconvenant et, par là, difficilement concevable. Mort au second degré en quelque sorte, la mort première étant l'immigration, la mort de l'émigré est une mort qui se saisit non pas d'un "vif" comme peut l'être tout vivant, mais qui sai- sit "un vif mort" (un vif déjà mort d'une autre mort) ou un "mort vif" comme on veut, car tel est l'immigré et telle est aussi la vie de l'immigré. En cela, elle est au fond d'elle-même une mort qui se rajoute, quand elle advient, à cette autre mort qui l'a précédée et qui correspond en fait à l'acte même d'émigrer de là pour immigrer ici. Cette mort-ci annonçait déjà cette mort-là avant qu'elle n'advienne ; l'une contenait déjà l'autre. La mort physique vient conclure en cette circonstance cette autre mort sociale, cette autre mort politique (ou civique) qui est constituti-

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ve de la condition de l'immigré, cette mort dans laquelle elle était déjà contenue sans que cela se donne à voir. Pour comble, il faut attendre que l'immigré meure pour apprendre par sa mort ce que fut sa vie et ce qu'est au fond la vie de tout immigré, une vie qui est tout entière un manquement à la vie précisément, une absence de vie dans tous les domaines de l'existence. Et l'absence ici est, en fait, une double absence, car si l'immigration est à l'évidence une affaire de présence et de présence quelque peu intruse, elle est aussi, à sa manière, une absence mora- le dira-t-on, une forme d'absence dans la présence, une absence en dépit de la pré- sence qui est ici une présence seulement physique, une présence purement corporelle, matérielle, instrumentale sans plus, une présence qui n'est donc pas incompatible avec cette forme d'absence, une présence qui contient en elle cette absence qui est précisément, on peut le dire, la marque de toute présence immi- grée et aussi la caractéristique essentielle de la condition de l'immigré.

La deuxième absence est, bien sûr, l'absence que laisse derrière lui tout émigré, l'absence par laquelle se traduit l'émigration : c'est d'abord une absence physique et seulement physique, tout au moins dans un premier temps, et à ce titre, cette présence n'est pas incompatible, jusqu'à nouvel ordre, avec une présence qu'on dirait à distance, une présence dans l'absence et en dépit de l'absence, et aussi afin de compenser cette absence. Si tout cela se savait au fond avant la mort et indé- pendamment de la mort de l'immigré ou, en d'autres termes, si tout cela se sa vait, se voyait, s'entendait du vivant même de l'immigré, pourquoi attendre que la mort survienne pour faire semblant de découvrir ce que pourtant on savait déjà. Faut-il attendre que l'immigré meure pour qu'on réalise, pour que tous les parte- naires (la société d'immigration, la société d'émigration, les intéressés eux- mêmes) réalisent, enfin, que la présence "immigrée" qui ne peut être pensé et même ne peut être voulue autrement que comme provisoire, ne fut pas provisoi- re comme on le pensait et comme on le voulait. Cela dit, est-il encore besoin de préciser que tout ce qu'on vient de dire de l'immigration vaut aussi, bien sûr, mutatis mu tandis, pour l'autre versant du phénomène, le versant de l'émigration. La mort de l'immigré est sous tous ces rapports fort riche d'enseignements ; elle continue à nous décerner, à titre posthume, des leçons de vie et des leçons sur la vie. Elle nous renseigne après coup sur ce qu'est l'immigration, sur ce qu'est l'existence de l'immigré et, à la limite, sur ce qu'est l'existence humaine tout court, c'est-à-dire l'existence libre. Il faut bien que le grain meure pour qu'il renaisse, de même faut-il ici aussi, sans doute, que l'immigré meure pour qu'on sache ce qu'il est, ce qu'il fut et ce que fut sa vie, pour qu'on sache combien cette vie était déjà marquée par la mort à laquelle elle pouvait s'identifier. C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles la mort de l'étranger (de l'exilé, de l'ab- sent, du banni, du solitaire, etc.) a, partout et pour tous, quelque chose de fasci- nant... et aussi de terrifiant.

Expatriation, émigration, exil... et, avec eux, nostalgie, le "mal du pays" — une "algie" qui dit elle même son nom, qui se connaît ou croit se connaître, qui sait (ou croit savoir) de quel mal elle est faite, de quelle cause elle résulte et qui, en cela, porte déjà en elle et énonce d'elle-même son remède, le retour (le nostos), n'est-elle

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pas à la lettre "l'algie du nostos", "le mal du retour" qu'elle appelle et auquel elle appelle, quant même ce retour serait post mortem (c'est d'ailleurs, le seul "retour" dont on est assuré qu'il est définitif) —; tout cela se confond dans une même représentation, se situe dans un même registre sémantique, se noue autour d'un même réseau de significations. La conscience nostalgique se donne alors comme l'expression la plus émotionnelle, mélancolique et dramatique, de cette configu- ration et de chacun des termes qu'elle associe, inclinant à leur adjoindre cet autre terme sans cesse évoqué car il est contenu en chacun d'eux et est comme leur aboutissement ultime, le terme de mort. Cette conscience peut soit s'appeler xeni- tia, "la xenitia ronge ma vie" (mais aussi la console), chante l'exilé poète grec (immigré en Amérique — la nostalgie est le thème favori des chants d'exil, des chansons typiquement grecques et aussi des chansons de la Méditerranée... et sans doute d'ailleurs aussi) — ; elle peut aussi s'appeler el ghorba (de ghorb, l'ouest, le couchant) et ne dit-on pas en arabe "qu'il n'y a d'exil qu'en occident", car tout exilé où qu'il se trouve est au pays du couchant (i.e. au pays des ténèbres, de la nuit, de la solitude, de la désespérance, de la désolation, de la peur et de toutes les peurs..., de l'inhumanité et, en fin de compte, de la mort), cela parce qu'il a quitté son pays natal et originel, parce qu'il a perdu le pays de "son levant" (qui est pour lui le seul pays qui soit de lumière, de clarté, de jour éternel, d'es- poir, d'avenir, de confiance..., d'humanité véritable, bref de vie), le "pays de son orient" dirait-on (il est désorienté au sens littéral du terme). Et si l'exil est mort, faut-il qu'il continue encore après la mort? Le lien commun à tous ces termes et à toutes les situations nommées, exil, émigration, mort... et mariage peut-on ajou- ter (le mariage de la femme qui est "donnée", qui "est prise" par la virilocalité matrimoniale, autre forme d'exil), c'est le ravissement, c'est la disparition, c'est la création de l'absence (absence ici pour une présence ailleurs, en pays étranger, dans une famille étrangère, dans un au-delà par opposition au ici-bas, au ciel par opposition à la terre). Quand la disparition définitive (la mort) survient, faut-il que se prolonge, faut-il prolonger encore au-delà de ce terme la disparition pro- visoire (l'émigration) et donc toujours susceptible, à tout le moins, d'être rattra- pée, d'être récupérée, d'être réparée ? C'est à ce travail de réparation, de récupération, que procèdent l'obligation morale et le rituel du rapatriement des dépouilles funèbres. C'est une manière comme une autre de faire le deuil, non pas de la mort elle-même et à elle seule, mais de tout ce qui a précédé la mort, de l'exil, de l'émigration, de l'absence qui en est la manifestation. On l'a dit de la mort qui n'est pas seulement pour la mort mais qui est autant si ce n'est davantage encore pour les survivants (cf. Paul Valéry, Le cimetière marin), comme on peut le dire plus généralement de toute absence qui n'est pas seulement pour l'absent (celui-ci est toujours présent à lui-même, où qu'il soit, même si les autres, les êtres chers, lui sont absents), mais pour ceux qui restent après l'absence pour la constater et l'en- dosser, l'exil, l'émigration et aussi la nostalgie qui les accompagne ne sont pas seulement pour l'exilé, le proscrit, l'émigré eux-mêmes, c'est-à-dire l'absent, et pour l'absent nostalgique des siens, de son pays natal, de tout ce qu'il a quitté et laissé derrière lui, tout cela qui est absent ; ils sont aussi (et ils sont pour beau-

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coup), pour ceux qui voient l'un des leurs partir, qui le regardent s'éloigner d'eux et qui, demeurant derrière lui, restant après son départ, se souviennent de lui et de son départ et sont encore là comme pour regretter le départ et regretter ce qui est emporté par ce départ. C'est la nostalgie de l'absent qu'on regrette et dont on regrette l'absence. Ce qui est, au fond, en cause dans la conscience nostalgique, c'est la moralité d'appartenir au groupe, c'est la relation qu'on entretient avec le groupe et que le groupe entretient avec chacun de ses membres présents ou absents, vivants ou morts, et en fin de compte avec lui-même. C'est le groupe qui qualifie l'absence de ses membres selon son propre degré d'intégration, selon la force de sa cohésion et c'est lui qui décide, au dernier moment, quand elle s'avè- re définitive, irrémédiablement révolue, quel sort lui réserver, quel traitement lui assurer et assurer à l'absent qui ne reviendra plus jamais, tout au moins plus jamais vivant. Parce que l'absence à supposer qu'elle soit décidée et menée soli- tairement par l'absent, sans l'agrément, voire contre l'agrément de son groupe mais jamais sans la complicité objective de son groupe, n'est jamais vécue dans sa totalité par l'absent tout seul, à l'exclusion de son groupe qui va, ici, de la famille stricte du défunt, de son groupe parental, de tout son pays d'origine, de sa nation, jusqu'à l'ensemble de la communauté musulmane (et la mort a toujours partie liée avec la religion ou, mieux et plus exactement avec le religieux), c'est le grou- pe et, à travers lui, tous ces autres partenaires qui décident, en définitive, ce que deviendra l'absent, une fois mort durant son absence, hors des siens : c'est le groupe qui indépendamment de la volonté du défunt — mais sait-on seulement quelle est sa volonté en cette circonstance, et pourquoi cette volonté serait-elle dif- férente de la volonté du groupe et la contrarierait-elle, celle-ci faisant celle-là, celle-ci étant au principe de celle-là, et c'est en cela d'ailleurs que la volonté indi- viduelle est ici volonté sociale —, décide et ordonne (au sens du commandement et au sens de la mis en ordre) le rapatriement un impératif, une obligation mora- le contractuelle qui le lie à chacun de ses membres s'il venait à décéder en terre étrangère et qui lie le dernier à revenir parmi les siens même à titre posthume quand on a manqué de le faire de son vivant.

On ne comprendrait pas autrement l'espèce de solidarité qui s'organise autour du mort en vue du rapatriement de la dépouille. Réconcilier l'émigré avec lui- même, le réconcilier en ce cas malgré lui, puisque le "retour" qu'on lui fait subir s'opère après sa mort, mais avec la certitude intime que c'est pour sa plus grande satisfaction — cela va de soi, car on ne saurait imaginer qu'il en aille autrement ; c'est là une affaire de croyance, une affaire de foi, non pas de foi religieuse, mais de foi et de croyance en l'appartenance au pays lors même qu'on l'a quitté ou déserté, en la primauté du groupe sur chacun de ses membres individuellement, bref en la religion du groupe ou mieux, en le groupe comme religion —, c'est une des fonctions possibles, la fonction patente du rapatriement. C'est aussi à cette occasion le groupe lui-même qui, en récupérant son "mort", en se réconciliant avec lui et avec la "faute" commise — la double faute, au sens d'absence, bien sûr, mais aussi au sens de manquement à la morale du groupe, le groupe a d'une cer- taine manière failli à l'égard de lui-même, se rendant coupable du départ d'un de

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ses membres, de même que celui-ci a incontestablement failli à l'égard du groupe en s'en étant séparé, aussi valables et aussi impératives, contraignantes que soient les raisons qui président à cette séparation —, se réconcilie avec lui-même. De ce point de vue, moment suprême de vérité, et d'une vérité ultime, la mort vient rappeler à tous et raviver ce qui dort dans l'imaginaire social, à savoir les liens d'appartenance de tout individu à son groupe d'origine. La "mort expatriée", comme elle est nommée ici, doit rentrer dans l'ordre : mort "perfide", "mort-sur- prise", "mort-traître" et mort par traîtrise, qui a agi comme en un guet-apens, le guet-apens que l'émigration a tendu à la vie de l'émigré et à sa mort (il n'a pas laissé le temps à l'une et à l'autre de s'achever comme il se doit et là où il se doit, comme au premier jour et comme au point de départ, commencement ou nais- sance avec lesquels il importe de renouer), il appartient au rapatriement du mort de réparer l'oubli, d'assagir, de "domestiquer" (faire revenir au lieu domestique) le côté malin, satanique, anarchique et même subversif de cette mort qui s'ac- complit en dehors de son lieu naturel et de son moment adéquat, si tant est qu'il y ait un moment adéquat pour la mort. On dit bien que partir, c'est mourir un peu, ce que ne saurait démentir la morale de tout groupe fortement intégré et par conséquent, la morale individuelle aussi, mais mourir après être parti et sans être revenu au préalable (pour mourir), c'est mourir beaucoup ; aussi ne reste-t-il plus qu'à espérer que le retour du mort et le retour après la mort, que ces retours-là servent à atténuer le trop-de-mort, à réduire et à compenser quelque peu le "mou- rir beaucoup". Rapatriement des dépouilles mortuaires (à défaut des vivants) ou parfois, plus simplement des os après coup, quand la première opération n'a pu se faire à temps, ou encore, à défaut de tout cela, simples cénotaphes, il importe que soit séparé après la mort et dans la mort, non pas ce que la mort a séparé, mais, dans le cas des rapatriements funéraires, ce que la vie (l'émigration) avait déjà séparé comme malgré elle.

Mort cruelle, la plus cruelle des morts ne serait-elle pas précisément la mort de l'émigré, de l'exilé, la mort à l'étranger et la mort de l'étranger? Mort "obscure", "secrète", "anonyme", "sans sépulture" par définition parce qu'elle est mort en pays étranger (ou seulement ailleurs qu'au lieu de naissance) ou mort d'un étran- ger, parce qu'elle est mort sans tombe parmi les siens, morts et vivants, sur la terre natale. La sépulture importerait-elle donc plus que la mort proprement dite? La sépulture est pour les vivants, elle est ce qui reste du vivant après sa mort. Les plus belles pages du livre qu'on lira, sont certainement celles qui sont consacrées à la taphonomie. Par opposition, mourir parmi les siens, entouré des siens, mou- rir chez soi et mourir comme on meurt chez soi, apparaît comme la plus belle des morts, une mort apaisée et apaisante, une mort connue parce qu'elle est en pays de connaissance, une mort maîtrisée, assistée, accompagnée, tout cela faisant par- tie de la "domestication" qu'on fait partie de la mort. L'autre mort, la "mort expa- triée", la "mort immigrée", n'étant qu'une étrange parce qu'elle est à l'étranger et elle vient de l'étranger, une mort qui est un retour, une mort qui est un renvoi, une expulsion, une mort "réexpédiée" (après qu'on en a épuisé la vie), "retournée" chez ceux qui se font un devoir de l'accueillir, de la recueillir et de se recueillir

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devant elle. Aussi, quoi de plus réconfortant, de plus recueillant dans ces condi- tions que la mort qu'on se souhaite les uns aux autres, la mort qu'on se souhaite à soi-même et à tous ceux qu'on aime : mourir et être enterré sur sa terre (la terre de sa naissance). Nombreux sont les préceptes qui recommandent de veiller à ce que toutes les morts soient de cette sorte. "Que Dieu fasse que tu sois enterré dans ta terre natale!". Que Dieu mette fin à ton exil avant qu'il ne soit trop tard!". Du vœu, du souhait, on passe facilement à la prescription. Le rapatriement mortuai- re devient une obligation sociale (donc morale) des plus impératives — on en parle presque en termes religieux et on va jusqu'à en faire presque une obligation religieuse : être enterré non parmi les siens mais, ce qui revient au même, en terre "musulmane" —, une nécessité, voire une fatalité : il ne peut d'ailleurs en être autrement, c'est la loi même de quelque volonté collective qui s'impose à la volonté individuelle, qui fait cette volonté ; la loi d'une puissance au-dessus de la volonté singulière des uns et des autres, du défunt et des siens. C'est là comme un ordre de sentences impérieuses : "Là où tu as ton berceau, tu auras ta tombe !" "Où que tu ailles, où que tu sois, la terre (natale) te rattrapera avec la mort !... La mort te ramènera au pays (natal) !" "Tu peux fuir de ton vivant ; mais de même qu'il n'y a pas de fuite devant la mort, il n'y a pas non plus devant la tombe qui t'attend (au pays) !" "Tu peux oublier la terre (natale), elle ne t'oubliera pas le jour de ta mort ; la mort t'y ramènera !" On ne compte pas les recommandations pour ne pas dire les commandements de cette espèce. Ne se trompent pas les "sages" (de la tradition) qui enseignent qu'on meurt comme on a vécu, qu'on meurt là où on a vécu (selon toute probabilité) et qui, de la sorte, savent prévoir, savent déchiffrer tous les signes et lire dans tous les indices que leur fournit la vie, pour en avertir tous les distraits que l'éloignement, l'absence peuvent amuser et abu- ser, pour rappeler à tous les "oublieux" que la mort ne leur laissera peut-être pas le temps, comme ils croient d'achever ce qu'ils ont commencé ; qu'un jour vien- dra où, à leur grand étonnement, "la mort ne manquera pas de les surprendre dans leur oubli pour leur rappeler le pays". Mais cela une fois qu'il est bien tard, tard pour eux-mêmes et pour le pays, tard pour la mort qui les saisit hors du pays! Et quand même, de nécessité faisant vertu, on a accepté quelque peu de perdre ses vivants, on souffre moins la perte de ses morts, on tolère moins de les perdre après leur mort, de perdre leur mort. Si, pour les plus grands d'entre eux, on a construit ou on a seulement imaginé des Panthéon, chaque cimetière est au fond à sa manière, un Panthéon, comme si, devant la mort, il ne saurait y avoir des grands (relativement) et de moins grands. Car, au fond, tout disparu est grand pour les siens, pour sa famille, pour ses familiers, pour ses proches, pour l'en- semble de ses parents, pour son groupe d'origine, car tout disparu est un être cher ou redevient un être cher, et la mort à l'étranger ne fait que le rendre encore plus cher au cœur de tout. En règle générale, on souffre beaucoup de ne pas avoir vu mourir près de soi, sous ses yeux tous ces êtres chers, et on souffre encore plus de n'avoir pu les enterrer et, parfois, de ne pouvoir à jamais les enterrer dans le cime- tière qui est ou aurait dû être le leur, le cimetière proche, le cimetière de chez eux, le cimetière de leur terre et de leur origine, celui de leur berceau. Toute commu-

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nauté un tant soit peu soudée, tout groupe social intégré a déjà ou voudrait avoir, pour ainsi dire, son Panthéon, c'est-à-dire un lieu où rapatrier, après leur mort, les corps de ses expatriés. C'est d'ailleurs là un indice du degré de cohésion et d'in- tégration de cette même communauté et de ce même groupe social. Ne dit-on pas que durant la guerre de Cent Ans, les Anglais exposaient les dépouilles de leur mort au sommet des arbres et attendaient que les corps soient dépecés et déchar- nés par les oiseaux de proie, que les chairs soienttotalement décomposées pour n'avoir à rapatrier (de manière plus commode et plus économique) que les osse- ments. A défaut du rapatriement des corps, ne dit-on pas qu'on rapatrie les cendres ?

On plaint, bien sûr, ceux des siens qui meurent en exil surtout quand, après coup, ils n'ont pas même une tombe ou un simple cénotaphe au pays, qui vien- drait entretenir la mémoire et conserver le souvenir. Le groupe en son entier, comme s'il avait une représentation stable de lui-même, une représentation incor- porée dans la personne de chacun de ses membres et qui de ce fait se perpétue à travers le temps et à travers les changements dans l'espace, se projette tel que se projettent ses structures, à la fois spatiales (quartiers et autres subdivisions terri- toriales) et sociales (hiérarchie sociale interne au groupe, composante numérique du groupe et de chacune de ses composantes, etc.) ainsi que toute son architecto- nie dans l'espace du cimetière. On a maintes fois relevé l'homologie structurale qu'il y a de la sorte entre le monde des vivants et le monde des morts, celui-ci étant comme la projection inconsciente de celui-là. Il y a hiatus, désordre imprimé à même le sol toutes les fois que cette homologie est perturbée. Elle peut l'être de deux manières, une première manière par défaut, par manquement ou paresse, par oubli du mort qui n'y a sa tombe, une tombe que la structure des vivants et par conséquent la structure de l'espace des morts lui avaient prévue ; une deuxiè- me manière par excès, par une présence marginale, une tombe qui serait de trop, une tombe excédentaire, une tombe qu'aucun ordre, ni celui des vivants ni celui qui lui correspond dans le monde des morts, n'avait prévue, une tombe étrangè- re. On plaint aussi bien l'un que l'autre, on plaint les deux morts et les deux tombes car celles-ci sont l'une et l'autre des tombes d'exilés et des tombes en exil, des tombes de passagers (surpris par la mort au cours de leur voyage ou durant leur séjour, et que nul survivant ne vient réclamer, ce qui atteste de leur errance, de leur rupture avec leur groupe d'appartenance et leurs origines, de leur margi- nalité d'une certaine manière), des tombes d'étrangers et des tombes étrangères, des tombes qui normalement n'ont pas à être là où elles sont. Tombe étrange que la tombe de l'étranger, étrange plus qu'étrangère. L'exil instaure toujours une frontière et ici, à travers le mot el ghorba, cette frontière oppose l'est à l'ouest ; ce faisant, l'exil impose une certaine expérience du monde, une vision du monde qui, à ce titre, amalgame à elle beaucoup d'ambiguïtés, d'ambivalences, d'ubiqui- té et aussi beaucoup de ténèbres et de peurs, beaucoup de superstitions et d'irra- tionnel. Avec ces tombes étranges parce qu'étrangères — on ne sait qui gît là —, est-on du côté du bien ou du côté du mal, du côté du connu ou du côté de l'in- connu, du côté qui rassure ou du côté de l'insécurité mais, à coup sûr, du côté de

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ce qui intrigue, du côté de ce qui est toujours susceptible de s'avérer comme un ennemi (peregrinus et hostis) ; en bref, est-on du côté du sacré ou du côté du malé- fice ? On ne saurait le dire en toute certitude. Même après sa mort et à travers sa sépulture, la même indétermination, la même équivoque continuent d'entourer l'étranger et d'envelopper sa tombe. Il n'est pas de village qui ne possède en son cimetière la "tombe de aghrib", la tombe de l'étranger. Un inconnu est enterré là ! Qui était-il ? D'où était-il ? D'où venait-il ? Où allait-il ? Pourquoi mourir là et avoir sa tombe là ? Une tombe mystérieuse, une tombe non identifiée et non iden- tifiable, si ce n'est à travers la désignation vague, véritable aveu d'ignorance, de "tombe de l'étranger". Un nouvel ex passefactor, somme toute. L'inconnu et l'in- connaissable, l'inidentifié et l'inidentifiable, l'indéterminé et l'indéterminable, l'inidentification et l'indétermination, recèlent en eux toujours un mélange de peur et de respect, une peur respectueuse — elle impose le respect et un respect craintif. Qui est cet errant venu mourir, là et peut-être venu mourir là ? Qui se cache derrière cet étranger qui a choisi de demeurer pour l'éternité un étranger — il ne pourra ni quitter les lieux disparaître physiquement, ni s'indigéniser, c'est- à-dire disparaître en tant qu'étranger — dans sa tombe d'étranger ? Que peut être cet inconnu, que peut être sa mort, que peut être sa tombe ? Quelle est la signifi- cation cachée de tout cela ? On ne sait et on ne peut le savoir. Ce peut être le meilleur et le pire ; ce peut être un saint comme ce peut être un démon et, peut- être, plus assurément, l'un et l'autre, car les deux virtualités sont là, coexistent dans le même personnage mort ou vivant et sans doute plus dans sa mort et après sa mort (dans sa tombe) que de son vivant. L'un et l'autre personnages portés par cette double virtualité peuvent être redoutables, peuvent être terrifiants comme peut être redoutable et terrifiante leur propre tombe. Dans le doute et en raison de ce doute, autant s'abstenir, autant adopter l'attitude de réserve qui s'impose en la circonstance par décence et aussi par pure et inquiète prudence ; faute de pouvoir surnaturel dont il peut être détenteur, uniquement parce qu'il a dû vivre toute sa vie en solitaire et en exilé, parce qu'il est mort en étranger et qu'il est enterré en terre étrangère pour lui, mieux vaut se concilier la grâce de ce mort ambigu, énig- matique. Sait-on jamais ? Tout est possible en pareil cas. Ces morts inidentifiés et inidentifiables — on ne sait rien d'eux, rien de leur ascendance, ni de leur des- cendance s'ils en ont une, rien de leur origine et de leur groupe d'appartenance, rien de leur vie et de leur mort — sont comme des morts derrière lesquels se cachent toujours, selon la tradition arabe du Maghreb (occident du monde arabe), un ange et un démon.

Abdelmalek Sayad Directeur de recherche en Sociologie au CNRS

(1933-1998)

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Hommage au père sauvage † 1998

J'ai attendu pour trouver les mots justes et aussi pour ressentir au plus profond ce silence de Malek. Lorsqu'on se "sépare" d'une personne qui a justement occu- pé une place importante dans votre existence, la quitte-t-on vraiment ?

Quand son langage est une peau : Malek frottait son langage contre l'autre. C'est comme s'il avait des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout des mots. Son langage tremble de désir.

Son émoi vient d'un double contact, d'une part toute son activité de discours vient relever discrétement/indirectement le sens des mots, l'alimente, le ramifie, le fait exploser, d'autre part il enroule l'autre dans les mots, il le caresse, il le frôle, il entretient ce frôlage autour d'un repas et il se dépense à faire durer le commentaire auquel il soumet la relation.

Quand l'autre est une constellation d'existences en exil. Je n'oublierai jamais cette vision et l'offre en hommage à votre visage-fleur, à la puissance-rang et à votre grandeur d'âme : "Un jour, en ramant sur ma petite chaloupe, j'ai rencontré mon père sauvage qui ramait également seul sur la sienne. Il faut dire que nous ramions en escadre d'émigrés, acharnés à rejoindre les rives de je ne sais quelle belle illusion. La chaloupe de tête était celle d'un vieillard, ce père sauvage, mon père sauvage. Et l'expédition semblait bien se passer même si quelquefois la mer nous malmenait. Du fait de ma jeunesse et de mon inexpérience, ma navigation était bien maladroite, aussi ramait-il plus lentement... comme s'il avait voulu m'attendre et m'accompagner un peu. Sécurisé, j'avais l'impres- sion qu'il ne m'abandonnerait pas.

Et puis, tout à coup, que s'est-il passé ? Je ne l'ai pas su exactement. Du moins, je ne l'ai pas très bien compris. Le père sauvage a subitement décidé de ramer plus vite. Il

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ramait un peu comme s'il craignait de ne plus avoir le temps d'arriver au port de je ne sais quel salut, avant je ne sais quelle nuit. Or, il n'échappa pas à cette nuit noire qui l'avala, lui et sa chaloupe. Rien ne laissait présager un tel naufrage...

Le lendemain matin, on m'apprit la nouvelle et je vieillis du même coup à l'annonce de ce terrible sort. Je vieillis davantage à la lecture de ce message qui me parvint plus tard : "Je t'ai masqué le gouffre qui risque de t'engloutir... Après moi, c'est ton tour."

Quand les enfants illégitimes cachent un désarroi associé à l'idée d'un abandon dans l'abandon. Quitter son enfance n'est chose facile pour personne. Sayad avait cette connaissance au-delà des contreforts de nos intuitions, cette intimité avec les enfants issus de l'immigration, pris au piège dans la grande solitude intérieure d'un lieu de naissance entre parenthèses.

Dans cette épreuve, Sayad saisit la sincérité essentielle de son correspondant pour disséquer et accompagner cette sagesse/révolte de l'enfance partagée, les conduisant plutôt vers l'avenir fixe que chacun porte en lui-même. A ces/ses enfants, il demande de n'être ni dans l'exil, ni dans le paradis, mais de vivre dans la nostalgie de ce qu'ils n'ont jamais perdu. Sans lui, la quête de sens de repère migratoire a perdu de son éclat. Son sombre et innocent sourire qui se joue, sur les lèvres de son entourage, témoigne certes encore de bon nombre d'illusions. Il est un grand enfant gourmand de mots. Il est pour tous les enfants déplacés le père sauvage rédempteur du péché, de la faute atypique de l'absence. Il reste le chasseur de ces malentendus entre les générations et de la souffrance que cause le sentiment géographique du départ et de la perte.

Le 17 avril 1998

1. Par référence au livre de Pier Paolo Pasolini Le père sauvage, éditions Les formes du secret, 1980, Paris (pour la traduction française).

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Avant-propos

Les débats sur l'immigration laissent plus d'un observateur perplexe. L'émancipation verbale de l'immigré, si elle a permis d'apporter enfin le point de vue de l'immigré notamment par l'arrivée d'une "élite" associative, l'a-t-elle aussi noyée et "confondue" dans le flot incessant d'images et de paroles tantôt apaisantes et souvent inquiétantes véhiculées sur l'immigration.

Ce travail de recherche fut l'occasion de contourner cet écueil - s'abstraire de la parole de l'immigré et surtout, de la parole sur l'immigré - par une sorte de ruse de la raison : s'intéresser à l'immigré mort, celui qui ne parle plus mais dont tout en lui - son corps, son histoire, son entourage, etc. - témoigne de ce que fut son existence. Fi des entretiens d'opinions ! Inutile de sortir l'enregistreur ! Il suffit d'attendre que le sablier de la vie s'épuise, regarder et écouter au-delà du silen- ce de la mort. Regarder et écouter attentivement ce qui se donne à voir et à entendre : une fois mort, la parole de l'immigré remonte par touches impres- sionnistes - des émotions, des souvenirs - à travers plusieurs voix. Avec un mort, c'est en effet l'entourage qui est silencieusement questionné. Les circonstances sont appropriées pour ne laisser échapper que les rares paroles significatives qui en disent long sur ce que fut la vie de l'immigré. Cette parole est aussi à recher- cher - paradoxalement mais ce paradoxe n'est qu'apparent - dans les archives consulaires du ministère tunisien des Affaires étrangères, qui donne à voir de l'extérieur, véritablement l'intimité personnelle des défunts immigrés et des rap- ports à leur entourage : les procès-verbaux et dossiers constitués à chaque cas de décès à l'étranger, de ressortissants tunisiens, consignent, avec minutie, les détails de la vie de l'immigré et de sa mort (circonstances de décès, coupures de presse, entretiens, courriers de la famille voire testament du défunt, recensement

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de ses effets personnels, etc.). Ce formidable terrain de recherche nous offre là l'occasion d'entrer dans la banalité secrète de la vie de l'immigré et, comme l'a clamé Flaubert, la magie de vivre toutes ces vies... Ainsi, nous avons pu com- pulser sur une dizaine d'années, dossier par dossier, 3 500 cas de décès. Ce trésor de la misère et du pathos de l'immigré nous retrace à lui seul, plus que tout autre discours, la condition de l'immigré...

L'obligation d'agir, de scruter et de comprendre pour le chercheur se substitue dès lors à l'obligation de faire parler. La mort de l'immigré le réconcilie avec le travail de terrain. En découvrant cette nouvelle approche du fait migratoire, le chercheur ne peut prouver qu'en s'éprouvant. Il ne peut réfléchir que sur des actes, sur la preuve de fait, la confirmation expérimentale. Comme le souligne Louis-Vincent Thomas, "parler de la mort reviendrait donc à empêcher qu 'elle ne parle et, sous le prétexte qu'elle ne dit rien, à parler à sa place et d'autre chose. Pourtant, mal- gré l'infirmité afférente à l'objet mort, essentiellement absent, un discours sur la mort devrait, par la multiplicité des horizons qu'il rapproche, conduire à une méditation féconde. "

L'ouvrage que nous présentons ici est tiré d'une thèse de doctorat de Sciences politiques, soutenu en décembre 1992 à l'Institut d'études politiques d'Aix-en- Provence. Ont été réduits certains points, que le spécialiste pourra retrouver dans la version universitaire de ce travail, ainsi que tout ce qui concerne la démarche, les étapes de la recherche et l'élaboration de la grille de traitement.

Mais dans cette version allégée, que nous souhaitons et espérons facilement abordable, l'essentiel a été conservé.

Dans l'approche du sujet, j'ai cherché un dépaysement dans la mort et un voi- sinage habituel des morts à travers un dialogue constant entre la démarche quantitative et l'implication du chercheur pour construire le rite funéraire de l'intégration. A cet effet ma première initiative a été de travailler dans une socié- té de pompes funèbres. Un effort nécessaire à faire sur moi-même face au trau- matisme du silence de la matière.

La reconstitution de plusieurs rapatriements dans toutes leurs phases entre la France et la Tunisie, en partenariat avec la société Roblot à Tunis (et plus tard avec le Maroc et la Turquie), a permis de me donner le beau rôle de gardien de l'isthme funéraire entre le pays d'accueil et le pays d'origine.

Comptable de cette mort immigrée, le passif et l'actif de ces nombreux décès fut un jeu d'écriture à travers le dépouillement des archives consulaires du ministère tunisien des Affaires étrangères de 1970 à 1992, des cimetières mili- taires et confessionnels des communautés européennes du Maghreb, des cime- tières musulmans de Bobigny et de Berlin et les registres de décès de la mosquée de Paris et des sociétés de pompes funèbres.

Douceur et cruauté de l'absence, l'image de la mort est présente d'un bout à l'autre de la vie de l'émigré. Le triomphe de l'intégration repose sur un malen- tendu parfait : d'une part, revenir sur ses pas et aller sur ses traces dans le pays d'accueil, et d'autre part dire sa mort dans le pays d'origine par un ultime voyage.

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Introduction

La mort dans l'immigration : l'enterrement comme repère migratoire

L'interrogation fondamentale dans le débat sur l'immigration n'est que la per- pétuelle préoccupation des avantages et inconvénients apportés par les migrants, ou, exprimée en d'autres termes, la question de l'utile et de l'indési- rable. C'est ce ressort fondamental du débat sur l'immigration qui explique les questions "dérivées", notamment celles de l'installation temporaire ou définiti- ve des migrants dans la société d'accueil ou encore de leur capacité d'assimila- tion-intégration à cette société. Aussi, c'est avec cet arrière-fond idéologique que le migrant sera soumis à la question toute sa vie, question chargée non sans soupçons des liens maintenus avec la société et la culture d'origine, cette derniè- re perçue comme une totalité homogène, fonctionnelle et transmise à l'identique. La constitution d'une famille viendra compliquer l'appréhension du problème puisqu'à la fois, elle n'entre pas dans la conception d'une immigration tempo- raire de travailleurs mais en même temps, elle représente un indicateur d'assi- milation-intégration à la société d'accueil. Ainsi, c'est en jouant sur ce paradoxe qu'hier, des immigrés devenaient des nationaux (Italiens, Polonais, Espagnols) et qu'actuellement, des immigrés, d'un cru peut-être différent, demeurent enco- re des étrangers.

La question de la mort de l'immigré vient rappeler ce paradoxe dont s'accom- mode la société d'accueil : ainsi, en vertu de la représentation de l'aspect tempo- raire de l'immigration, l'hypothèse de l'immigré malade, accidenté et surtout de

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l'immigré mort ne saurait se poser, celui-ci ne pouvant exister que vivant et prêt à offrir sa force de travail. Par ailleurs, les signes de sédentarisation de l'immi- gration - comme la constitution d'une famille - ne sont pas pour le moment opé- rants puisque la rhétorique consiste à jouer à la fois sur l'aspect permanent et temporaire de cette réalité, et également sur l'aspect endogène et exogène des membres de ce groupe à la société d'accueil. Ne voit-on pas cette rhétorique jouer pleinement pour les enfants de migrants englobés dans la catégorie "secon- de génération" où on les traite à la fois comme des individus dont l'ancrage est dans la société d'accueil mais aussi dans le pays d'origine, au risque d'une schi- zophrénie ? De toute évidence, le regard porté sur les migrants n'échappe pas à "la" question fondamentale, pour ne pas dire originelle.

La mort révèle ce paradoxe, et bien plus, se heurte à une sorte de tabou - le tabou lié à la mort elle-même et celui de l'immigration qui est, elle aussi, une sorte de parabole de la mort. En effet, la mort est, pour ainsi dire, omniprésente chez les immigrés. Tout d'abord, la migration est une première forme de mort : partir de son pays natal, quitter ses proches et ses lieux familiers entraîne une petite mort chez l'immigré. Ensuite, la vie de l'immigré faite de précarité et le sort qui lui est fait sont vécus comme des attaques visant sa sécurité, sa santé, et qui débouchent sur la maladie et la mort. La mort de l'immigré est le sommet du sentiment tragique de la vie immigrée, le fond même de la problématique du phénomène migratoire. En effet, l'ultime étape est la disparition de l'immigré, l'anéantissement complet, définitif et irrévocable de son corps et de sa conscien- ce individuelle.

Ainsi, si l'immigré est de son vivant sans cesse questionné de façon insidieuse ou ouverte, lui-même est rongé par une question, celle du retour au pays d'ori- gine, qui prend au fil des années la figure de mythe. La question de sa mort ne saurait se poser pour lui, ou tout au moins celle-ci ne peut que raviver la ques- tion du retour - celui qui ne s'est pas fait de son vivant. Aussi, que faire si la mort emporte l'immigré sans que celui-ci puisse s'occuper de son retour ? "Où vais-je me faire enterrer ?" se demande l'immigré, "déplacé" de son village natal, pour cause de carrière "économique" dans le pays d'accueil.

Ce qui adviendra du corps de l'immigré ne relève pas seulement d'une préoc- cupation individuelle mais implique le groupe dans son ensemble : la mort est collective en ce qu'elle concerne le groupe dans son ensemble (la famille, la com- munauté des immigrés, celle du pays d'origine, celle de la ville ou du village natal, etc.), et seule l'existence des forces d'expulsion et d'attraction mises en œuvre par la "communauté", sous quelque forme que ce soit, préside à la desti- née du corps de l'immigré. La mort est en effet une épreuve de vérité pour le groupe car comme le soulignent les anthropologues, aucun groupe ne se désin- téresse de ses morts ou ne les abandonne ; "l'homme est l'animal qui ensevelit ses morts", fait remarquer Louis-Vincent Thomas.

Aussi, ce sont ces forces "communautaires" sur lesquelles l'immigré compte pour effectuer le rapatriement de son corps (qui implique en définitive bien plus que cela, la paix de son âme), car il va de soi dans ces conditions, pour l'individu

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et pour le groupe, que le retour qui ne s'est pas fait du vivant de l'individu se fera dans sa mort...

La peur de la mort en immigration est de l'ordre de la superstition car elle ne représente en rien un dénouement - le dénouement du projet migratoire, pour ne pas dire le dénouement de la saga de l'immigré. Même mort, l'immigré subit les affres de la migration et la malédiction, pour ne pas dire l'anathème, jetée sur celle-ci.

En réalité, la mort effective d'un immigré, et sur laquelle l'information circule très vite au sein de la population maghrébine, ne manque pas d'alimenter la peur de mourir loin des siens. Cette peur contraste avec la manière de vivre la mort au Maghreb, puisque celle-ci est généralement une "mort voulue par Dieu" et l'heu- re dernière est un secret de Dieu. Aussi est-ce cette peur-là qui conduit une majo- rité d'immigrés - vérifiée ici dans le cas des immigrés tunisiens - à procéder au rapatriement quasi systématique de leurs morts vers le pays d'origine ?

LE LIEN SYMBOLIQUE DU RAPATRIEMENT DE LA DÉPOUILLE MORTELLE

Le rapatriement des dépouilles mortelles en terre d'Islam, s'il ne revêt aucun caractère obligatoire et orthodoxe, n'en constitue pas moins un geste lourd de symboles et de sens. Il ne convient donc pas d'étudier son caractère dogmatique, mais sa signification sociale ; c'est-à-dire ce qu'il symbolise auprès de ceux qui utilisent cette pratique. Le retour du défunt a valeur de mythème au sens où l'en- tend Claude Lévi-Strauss, c'est-à-dire qu'il est une unité constitutive d'un mythe, celui du retour à la terre d'origine, une allégeance plurielle à la terre sacrée de l'Islam, à la terre des Ancêtres et à la terre natale.

Les transferts de corps sont fréquents entre le Maghreb et la France et semblent concerner autant les premières générations que les secondes. Outre le vieux mythe de la terre-mère, au sein de laquelle on veut reposer, la mort comme la naissance en situation d'immigration, semble davantage commandée, à notre époque, par le mystère de "l'arrangement généalogique". Un corps est avant tout un support généalogique, une preuve de l'identité ; voire un titre qu'un tiers peut faire valoir sur nous-mêmes. C'est ainsi que les Italiens (Calabrais), migrants en Amérique du Nord, rapatrient parfois des cercueils vides pour continuer l'ordre généalogique du caveau familial 1

D'un point de vue anthropologique, la filiation post mortem est une commu- nauté de co-appartenance, focalisée sur un ancêtre éponyme, sur la valorisation d'un lieu de naissance et la malédiction de la mort en situation d'exil. La mort est un élément qui menace la filiation ; il suffit qu'un descendant choisisse un lieu de sépulture différent de celui des ancêtres pour que la patrilinéarité soit rompue. Les jeunes immigrés en particulier portent donc, à leur insu, une responsabilité de rupture ou non avec la terre native par le choix d'une inhumation ou le main- tien du retour des morts vers un sanctuaire originel.

Ce transfert de dépouille mortelle, dont nul autre que le sujet ne connaît les confins, est une mort sans frontières, une passion pour une certaine forme de

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géographie qui se réalise à son insu. A ce continent toujours inconnu, ne présen- tant aucun accès immédiat, il reste toujours beaucoup à redécouvrir sur l'intrica- tion du corps et de la terre d'origine. Dans le contexte du choix du lieu de sépulture, la terre renvoie à un "où" fondamental, à un fond stable par quoi se définit précisément la terre d'origine. L'inhumation dans une topographie où les êtres humains ne cessent, chacun, de se chercher, est interprétée comme le retour au fond de la terre comme fond de l'être.

POURQUOI CETTE RECHERCHE NÉCRO-SOCIOLOGIQUE ?

Notre démarche de recherche est un renversement de la problématique de l'im- migration en France par une accentuation et une anticipation, dans le temps et dans l'espace, d'une donnée majeure : la négation physique, la mort de l'immigré. La construction de l'objet passait par cette volonté de destruction, de faire table rase des idées préconçues, de retrouver, par le rite de la thèse, le don de l'inévi- dence. Aussi, il fallait mettre fin à l'éternel immigré. Sa mort annoncée comme une divine surprise notamment dans le projet de retour passait sous silence la mort réelle dans l'exil.

La mort est l'occasion, pour l'immigré, de la réouverture du roman familial, une lente réapparition et réappropriation de son itinéraire biographique qui, dans le cas de la migration maghrébine, est un vague à l'âme, un travail de rema- niement/reniement qu'il opère afin de supporter ce qu'il est devenu et de mini- miser ce qu'il aurait pu être.

A première vue, s'intéresser aux morts et à la place occupée par la mort dans la population immigrée peut paraître curieux. Pourquoi étudier comment les étrangers en France se représentent la mort et réagissent devant elle ? Pourquoi observer le déroulement de funérailles en situation d'immigration ? Notre étude n'est évidemment pas inspirée par un goût plus ou moins morbide pour les réa- lités macabres et ténébreuses.

En entamant une recherche sur les rapatriements d'immigrés tunisiens décé- dés, nous étions partagés entre des moments d'appréhensions, des craintes et des moments d'intense curiosité pour les rôles successifs que nous avons été amenés à tenir, chercheur "classique" qui dépouille des registres de décès d'un hôpital public et des calendriers journaliers de sociétés de pompes funèbres ; chercheur-croque-mort salarié d'une société de pompes funèbres ; chercheur- régleur de funérailles ; chercheur-aménageur de cimetière pour le compte de la municipalité de Tunis ; enfin, chercheur-accompagnateur de dépouille mortelle à partir de l'aéroport de Tunis. De retour en France, nos dernières implications portaient sur la réalisation d'une maquette d'un monument aux morts dédié aux "martyrs musulmans", morts pour la France depuis la première guerre mondia- le et une expertise sur le futur aménagement du cimetière musulman de Bobigny afin de donner une reconnaissance durable aux racines souterraines de l'intégra- tion des immigrés.

Notre recherche sur la mort n'a pris consistance, en tant que projet valable,

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qu'au prix d'un long travail de distanciation par rapport à l'objet car la mort en elle-même, et les discours tenus sur elle, ne signifient rien. Le fait de travailler comme croque-mort dans une société de pompes funèbres nous a permis de suivre, à défaut de vivre véritablement la mort, les étapes et "l'itinéraire mortifè- re" suivi par l'immigré décédé. Cet itinéraire nous a conduit par delà la Méditerranée. Là-bas, nous avons pu observer sur les visages, d'après les silences mais aussi d'après les paroles, combien la mort en exil, et particulière- ment la mort de cette personne-là, l'immigré, est une malédiction, voire une faute - celle d'avoir failli à l'obligation à laquelle il ne fallait pas faillir : être parti. Nous avons même entendu un authentique du pays se plaindre que les immi- grés rapatriés au village natal "viennent manger les meilleures terres" ! Pathétique ? Assurément. On comprend véritablement que la mort nous parle de la vie et de la manière dont les vivants se préoccupent les uns des autres. Elle ne saurait mettre un terme aux rapports de force qui ont pu naître du vivant de l'im- migré... Et très vite, la première pensée du chercheur appelé à constater le décès d'un immigré sera de songer tout d'abord à la mort non encore admise comme réelle, la mort du vivant de l'immigré, le mort vif qu'il a été...

DE LA MALVIE À LA MALMORT : UNE PANNE SYMBOLIQUE

L'analyse d'entretiens conduits par nos soins ou par d'autres chercheurs fait apparaître un thème fortement sous-jacent dans la vie quotidienne de l'immigré, à savoir : la "mort culturelle". Tout le vocabulaire mortifère transparaît dans la "malvie" et son double "la malmort".

Que ce soit par les entretiens que nous avons réalisés avec de vieux immigrés ou ceux recueillis par les auteurs de La Malvie, l'analogie entre la vie de l'immi- gré et celle des mort-vivants, l'incessant balancement entre vie et mort ne peu- vent que frapper l'esprit : "Ces hommes sont en train de consumer leur vie dans quelque chose qui sent déjà la mort, quelque chose qui a expulsé de ses entrailles la vie (...) et qui s'acharne à imiter le souvenir de la vie. C'est la malvie, une absence avec l'ombre de l'oiseau, une apparence derrière une grande détresse sur laquelle on a déposé un voile, une déchirure lente, sourde, qui fait son chemin et qui apporte la mort. Mort violente dans le chantier. Mort précoce dans la rue Mort par usure. Par défaut. Par manque 2

Comme une panne symbolique, l'image de l'immigré s'est fixée au vocabulai- re de la mort, c'est l'extrême limite qui est atteinte : celle qui signifie que seule la mort peut le ramener au pays. "Il reste à savoir la mort de qui", s'interroge Noureddine, l'un des immigrés de La Malvie. Sorti des quatre murs de l'usine, l'immigré réintègre les ténèbres : "Il y a que le soir : là ça ne va pas. Quand je rentre, c'est tout noir. C'est comme une tombe. Le sommeil ne vient pas. Je pense à l'Algérie. Dans deux ans, mon fils ira à l'école. Quand même, je voudrais pas mourir ici, tout seul"

Le sommeil est un cauchemar ; l'espace onirique détache l'esprit du corps, la mémoire et la matière : "Alors quand je suis couché, mettons que je suis ici parce que

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Yassine Chaïb est né en 1963. Chercheur, actuellement chargé de mission au Fonds d'action social (FAS), il est diplômé des Instituts d'études politiques de Paris, d'Aix-en-Provence et de Grenoble (démographie économique, développement politique dans le monde arabe, histoire contemporaine). Il consacre l'essentiel de ses travaux aux questions d'intégration et d'identité

en Europe. En une démarche tout à fait pionnière, il questionne aujourd'hui les significations de la mort en exil. En voulant étudier les rituels de la mort et le rapatriement des défunts musulmans – notamment maghrébins - dans leurs pays d'origine, il révèle les pansements secrets qui apportent un éclairage nouveau sur les rapports de l'Islam avec la société française... Le symbole du rapatriement de la dépouille mortelle vers la terre des ancêtres s'interprète ici à la lumière de la notion de dette : dette à payer pour que le projet de migration fasse sens ; dette envers les pères et les héritiers. Ce faisant, il aborde ici une dimension cardinale de la problématique migratoire : l'intégration des populations immigrées dans la société française par le choix du lieu de sépulture.

L'Émigré et la mort est le premier volume de la collection « Mémoire et Culture » mise en œuvre par le CIDIM.

La proximité géographique, les liens historiques actuels et futurs avec les pays du Maghreb, la présence dans la région d'une importante commu- nauté d'origine maghrébine et les liens qu'entretient l'immigration avec les pays d'origine sont autant d'éléments qui ont présidé à la création du CIDIM (Centre d'Information et de Documentation sur l'Immigration et le Maghreb) à Marseille en 1980. Ses objectifs sont de contribuer à la préservation d'une mémoire vivante de l'immigration et de favoriser pour tous les publics une meilleure connais- sance des cultures des pays d'origine.

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