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L’occupation américaine et les larmes de sang prédites par Hannibal Price (5 de 5) Par Leslie Péan, 28 juillet 1915 À la faveur de la crise économique mondiale de 1929 et de la grève des étudiants de Damiens, les forces d’occupation sont contraintes d’organiser des élections au cours desquelles les nationalistes de l’Union Patriotique remportent la victoire. Mais au lieu de Seymour Pradel, la magouille électorale installe Sténio Vincent. Un chantre de la futilité qui se donne de l’éclat en écrivant : « Nous mangeons, Monsieur, et nous buvons. Nous ne comprenons pas autrement le Progrès. Il n’y a de patriotique que la "bobote" et de national que le tafia. […] C’est notre tour de spéculer. Nous le faisons consciencieusement. Nous appartenons à une curieuse variété d’Haïtiens. Nous sommes obligatoires et déconcertants. On nous appelle électeurs dans les classifications de citoyens. Nous allons à l’urne, gais et contents. Nous nous saoulons à toutes les buvettes et nous votons pour tout le monde 1 Un tel énergumène devenu président met en orbite la corruption. D’abord, en achetant la trahison du député Dumarsais Estimé (futur président) pour empêcher la révision de la Constitution de 1918 imposée par les Américains. Puis en organisant les élections législatives frauduleuses de 1932 au cours desquelles tous les députés nationalistes sont éliminés. Joseph Jolibois fils, Président de la Chambre des Députés, est arrêté par le juge Élie Lescot (futur président) et jeté en prison, ce qui l’empêche de faire campagne. Son siège est raflé par Nemours Vincent, frère du président Vincent. Les fascistes à la solde de Vincent remportent 33 des 36 sièges de députés. Le président Vincent profite d’un congé des parlementaires pour signer l’Accord du 7 août 1933 établissant sur Haïti un contrôleur financier américain au pouvoir illimité qui durera jusqu’en 1944. Finance noire et occultisme Enfermée dans le périmètre des quatre points cardinaux constitué par le « Pito nou lèd nou la », « tout voum se do », « se pa fòt mwen » et « nou fè sa nou pi pito », la société haïtienne approfondit 1 Sténio Vincent, Haïti littéraire et sociale, Janvier 1912. Lire aussi Sténio Vincent, En posant les jalons, Tome premier, Haïti, Imprimerie de l’État, 1939, p. 115-117. 1

L’Occupation Américaine Et Les Larmes de Sang Prédites Par Hannibal Price-5 de 5

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À la faveur de la crise économique mondiale de 1929 et de la grève des étudiants de Damiens, les forces d’occupation sont contraintes d’organiser des élections au cours desquelles les nationalistes de l’Union Patriotique remportent la victoire. Mais au lieu de Seymour Pradel, la magouille électorale installe Sténio Vincent. Un chantre de la futilité qui se donne de l’éclat en écrivant : « Nous mangeons, Monsieur, et nous buvons. Nous ne comprenons pas autrement le Progrès. Il n’y a de patriotique que la "bobote" et de national que le tafia. […] C’est notre tour de spéculer. Nous le faisons consciencieusement. Nous appartenons à une curieuse variété d’Haïtiens. Nous sommes obligatoires et déconcertants. On nous appelle électeurs dans les classifications de citoyens. Nous allons à l’urne, gais et contents. Nous nous saoulons à toutes les buvettes et nous votons pour tout le monde. »

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Loccupation amricaine et les larmes de sang prdites par Hannibal Price (5 de 5)

Par Leslie Pan, 28 juillet 1915

la faveur de la crise conomique mondiale de 1929 et de la grve des tudiants de Damiens, les forces doccupation sont contraintes dorganiser des lections au cours desquelles les nationalistes de lUnion Patriotique remportent la victoire. Mais au lieu de Seymour Pradel, la magouille lectorale installe Stnio Vincent. Un chantre de la futilit qui se donne de lclat en crivant : Nous mangeons, Monsieur, et nous buvons. Nous ne comprenons pas autrement le Progrs. Il ny a de patriotique que la "bobote" et de national que le tafia. [] Cest notre tour de spculer. Nous le faisons consciencieusement. Nous appartenons une curieuse varit dHatiens. Nous sommes obligatoires et dconcertants. On nous appelle lecteurs dans les classifications de citoyens. Nous allons lurne, gais et contents. Nous nous saoulons toutes les buvettes et nous votons pour tout le monde.

Un tel nergumne devenu prsident met en orbite la corruption. Dabord, en achetant la trahison du dput Dumarsais Estim (futur prsident) pour empcher la rvision de la Constitution de 1918 impose par les Amricains. Puis en organisant les lections lgislatives frauduleuses de 1932 au cours desquelles tous les dputs nationalistes sont limins. Joseph Jolibois fils, Prsident de la Chambre des Dputs, est arrt par le juge lie Lescot (futur prsident) et jet en prison, ce qui lempche de faire campagne. Son sige est rafl par Nemours Vincent, frre du prsident Vincent. Les fascistes la solde de Vincent remportent 33 des 36 siges de dputs. Le prsident Vincent profite dun cong des parlementaires pour signer lAccord du 7 aot 1933 tablissant sur Hati un contrleur financier amricain au pouvoir illimit qui durera jusquen 1944. Finance noire et occultismeEnferme dans le primtre des quatre points cardinaux constitu par le Pito nou ld nou la, tout voum se do, se pa ft mwen et nou f sa nou pi pito, la socit hatienne approfondit le suicide collectif avec les idologues de lcole des Griots qui vont continuer la faire marcher sur la tte. Loccultisme et lsotrisme sont promus comme sources du pouvoir et de la richesse.

Analysant les superstitions hatiennes, le libral Hannibal Price disait: ce compte, les houngans auraient d tre les princes de la finance, les millionnaires dHati. Or, les individus rputs sorciers dans nos campagnes sont toujours plongs dans un tat de misre profonde, crasse, qui pourrait laisser croire un vu sacr leur imposant une pauvret volontaire, sils ntaient le plus souvent des mendiants et parfois, de fieffs voleurs.

Trois dcennies plus tard, au dbut de lanne 1932 marqu par une grimace dlections selon Le Nouvelliste, Jacques Roumain publie La montagne ensorcele avec une prface logieuse de Jean Price-Mars. Les souffrances de la multitude aux prises avec la nature et les rapports sociaux dexploitation nourrissent les pages de Jacques Roumain quelques mois aprs la publication du roman Les fantoches en 1931, qui fut accueilli sans enthousiasme.

Lauteur y dnonce les injustices et mauvais traitements quune famille multre du Bois-Verna fait subir une restavk, une sale ngresse comme lappellent les fils de la famille Tiballe. Roumain dnonce les dboires de Charmantine, cette jeune fille aux prises avec la violence des monstres qui veulent profiter de son adolescence par le viol. De lesclavage des enfants celui des Dieux, en refusant de brouiller les pistes pour comprendre les malheurs dHati qui se veulent ternels, lauteur droute dans un milieu expert en calbindage.

Dans tous les cas, Jacques Roumain balaie les mensonges construits pour rendre supportables nos trahisons. Do le regard critique quil jette sur loccupation amricaine. Un regard critique exprim par un personnage du roman Les fantochesqui dit : Qui massure que loccupation amricaine, dans quarante ans, ne se renouvellera pas? Prmonitoire, nest-ce pas!

Bloque dans son origine raciste avec ses deux mamelles multriste et noiriste, doubl dun anti-africanisme carabin de la part des Noirs croles contre les Bossales, la socit hatienne, entraine dans la spirale infernale de lendettement, va voir dans la sorcellerie une solution ses maux. Franois Duvalier au cours des annes 1932-1940 en fait son cheval de bataille pour prparer les bases idologiques de son pouvoir tyrannique. Sous prtexte de relativisme culturel, les droits de la personne et autres valeurs universelles sont rejetes. Hati est terrifie par des charlatans qui prtendent pouvoir faire descendre des toiles du firmament.

Lesprit du temps est la perversion du vodou et la gnralisation de la sorcellerie travers la mercantilisation du vieux culte et la simonie (vente et achat) des sacrements avec les lwa achte. Dans sa paranoa, Duvalier nhsita mme pas envoyer en 1964 un missaire zobop au cimetire dArlington en Virginie pour une mission diabolique. Ce dernier devait prlever quatre pinces de terre de chaque coin de la tombe du prsident John Kennedy, une fleur fltrie et un chantillon dair provenant du lieu denterrement quil place dans une bouteille emmene spcialement de Port-au-Prince. Duvalier voulait avoir ces ingrdients pour ses incantations et capturer lme de Kennedy. Le but final tait dinflchir la politique amricaine son endroit.

La numrologie vodou est aussi utilise par la tyrannie duvaliriste pour zombifier la population. Le chiffre 22 est mis en avant pour toutes les sauces. Duvalier laisse mme croire que cest sa puissance diabolique qui a fait tuer Kennedy le 22 novembre 1963. Cest en peu en raction la satanisation du vodou que lorthographe a chang. Au lieu de vaudou qui renvoie Vaudois et des pratiques de magie et de sorcellerie au XVIe sicle en Europe, le consensus a opt pour vodou signifiant esprit et divinit dans les langues ewe et fon du Bnin (Dahomey).

Depuis que le dictateur Franois Duvalier sest lui-mme prsent comme le Baron Samedi du vaste cimetire quil a fait dHati, nimporte quel quidam se dclare houngan, divin, bk. La zombification du peuple hatien progresse un rythme sans prcdent. Comme lindique lcrivain William Seabrook dans son ouvrage The Magic Island publi en 1929, les investisseurs amricains de la HASCO ont t les premiers utiliser des moyens occultes des fins matrielles. Leurs profits nen ont t que majors en faisant travailler des zombis dans les champs de canne sucre et en les payant pratiquement rien. De tels moyens occultes et magiques sont utiliss aujourdhui en Afrique du Sud.

Rien nest nglig depuis loccupation amricaine pour annihiler les consciences, y compris le programme de contrle de la pense (MKULTRA) dont les recherches ont aussi eu lieu en Hati. Les forces conservatrices ont travaill avec Duvalier pour dtruire la conscience hatienne. Le rsultat est la corruption des esprits et mme de lair quon respire au quotidien pour employer cette expression de lhistorien Achille Mbembe. Hati est ainsi devenue un laboratoire dexprimentation de la modification des comportements et de la zombification de tout un peuple. Les larmes de sang dHannibal Price coulent encore!!! Stnio Vincent,Hati littraire et sociale, Janvier 1912. Lire aussi Stnio Vincent,En posant les jalons, Tome premier, Hati, Imprimerie de ltat, 1939, p. 115-117.

Hannibal Price, De la rhabilitation de la race noire, Ibid, p. 421.

Jacques Roumain, Les fantoches (1931), Port-au-Prince, ditions Fardin, 1977, p. 77.

LannecHurbon, Le statut du vodou et lhistoire de lanthropologie,Gradhiva, numro1,2005.

Nicolas Vonarx,Le Vodouhatien. Entre mdecine, magieetreligion, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Lesens social , 2012.

Derek Sambrook, Diplomatic Dancing , Latin letter, Offshore Investment 258, July/August 2015, p. 40. Lire aussi Hati: Crushing a Country Time 27, August 1965, Vol. 86, no. 9. pp 25-26.

William Seabrook, The Magic Island, New York, Harcourt and Brace, 1929, p. 95-96. Lire aussi Peter James Hudson, Dark finance: An unofficial history of Wall Street, American Empire and the Caribbean 1889-1925, New York University, 2007, p. 238.

Jean Comaroff and John L. Comaroff, Occult economies and the violence of abstraction: notes from the South African postcolony, American Ethnologist, Vol. 26, No. 2, May, 1999.

United States Congress, TheProject MKULTRACompendium:The CIA'sProgram of Research in Behavioral Modification, Joint Hearing before the Select Committee on Intelligence and the Subcommittee on Health and Scientific research, Washington, D.C., August 1977.

Bernard Diederich, Zombificateur dune nation, Port-au-Prince, 2015.

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