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Christophe-Emmanuel LUCY L’ODEUR DE L’ARGENT SALE Dans les coulisses de la criminalité financière Préface de Valéry Turcey Magistrat © Eyrolles Société, 2003 © Éditions d’Organisation, 2003 ISBN : 2-7081-2880-9

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Christophe-Emmanuel LUCY

L’ODEUR DE L’ARGENT

SALE

Dans les coulisses de la criminalité financière

Préface de Valéry TurceyMagistrat

© Eyrolles Société, 2003© Éditions d’Organisation, 2003

ISBN : 2-7081-2880-9

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CHAPITRE 1

Historique et déf ini t ion du blanchiment ,

d ’Al Capone à

Pablo Escobar

Du comptable d’un parrainnew-yorkais aux fondateurs

des cartels de Medellin,de Cali et du Triangle d’or,

ou l’art de blanchir des fondsissus du commerce de la drogue,

des jeux et de la prostitution,dans les règles.

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Dès 1920, Maïer Suchowljansky dit Meyer Lansky, conseiller finan-cier d’Alfonso Capone dit Scarface (surnom lié à une balafre quiornait son visage) puis bras droit de Lucky Luciano, comprit que laprohibition de produits très demandés engendre les profits durisque : l’internationalisation du système bancaire et la garantie dusecret bancaire facilitent le blanchiment de l’argent sale, la corrup-tion garantit à la pègre une influence et un pouvoir grandissants.Conseiller des bootleggers, Meyer Lansky s’inspira rapidement desthéories des économistes d’Harvard pour mettre en exergue le lienentre la qualité d’un produit, sa rareté, la fidélité de l’acheteur etl’ampleur du bénéfice obtenu. La loi Lansky influença l’élite de lapègre qui proposa dès lors la meilleure qualité mais au prix le plusélevé.

Le syndicat du crime a déjà, dans les années vingt, inventé le blan-chiment au sens propre comme au sens figuré, ayant acquis unechaîne de laveries automatiques (les

laundromats

). Les profits illicitesdu trafic d’alcool sont ainsi noyés dans l’argent liquide dont leshonnêtes ménagères emplissent les caisses des machines à laver, puistranquillement déposés en banque et déclarés au fisc. L’argent, lavéde tout soupçon, est réinvesti dans une activité naissante maisprometteuse : le trafic de l’héroïne. Une partie de la drogue est utili-sée pour vaincre les hésitations des péripatéticiennes des deux centsmaisons de passe situées à Chicago et aux alentours (qui rapporte-ront jusqu’à 10 millions de dollars en 1935).

Tout semble aller pour le mieux, jusqu’à la date du 14 février 1929 :à 10 h 35, sept gangsters de la bande de Bugsy Moran, le grand rivald’Alfonso Capone, sont abattus lors du massacre de la Saint-Valentindans les ruelles de Chicago. Même si Capone ne le réalise pas, lapublicité entourant le massacre de la Saint-Valentin catalyse lesforces gouvernementales contre lui. Après seulement quelques joursà la présidence, Hoover met de la pression sur Andrew Mellon(1855-1937), le secrétaire du Trésor, pour faire avancer la batailledu gouvernement contre Capone. Selon l’auteur américain MarilynBardsley :

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« Andrew Mellon adopta une approche sur deux fronts :rassembler assez de preuves afin de prouver l’évasion fiscale

et amasser des preuves afin de l’accuser de violation de laprohibition

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. »

Une fois les preuves rassemblées, les agents de la trésorerie devaients’allier au procureur général, Georges E. Q. Johnson, afin d’engagerdes poursuites contre Capone et les membres clés de son organisa-tion. L’homme qui avait la responsabilité de rassembler les preuvesconcernant les violations envers la prohibition, soit la contrebande,était Eliot Ness ; il débuta en rassemblant un groupe de jeunesagents pugnaces. Le plus actif était sans contredit Elmer Irey, de labrigade spéciale du fisc, qui redoubla ses efforts à la suite du mandatde Hoover. Celui que l’on appelle l’Empereur du crime règne alorssur 7 500 tripots. Doutant que l’on puisse accuser et faire déclarercoupable Capone des accusations concernant la prohibition àChicago, peu importe le poids des preuves amassées (une partie dela colossale fortune qu’il a amassée provient de la vente d’alcool,exporté frauduleusement du Canada durant la prohibition de 1919à 1933), Mellon se concentre sur les accusations d’évasion fiscale.

Le 17 octobre 1931, Al Capone est condamné à une peine de onzeans de travaux forcés, cinquante mille dollars d’amende et 30 000dollars de frais de cour, par le juge Wilkerson. Enfermé dans laprison du comté de Cook, puis transféré au pénitencier fédérald’Alcatraz, il est libéré en novembre 1939 pour « bonne conduite »et se retire dans sa propriété de Miami. Rongé par la syphilis etatteint de paralysie, Al Capone meurt le 23 janvier 1947.

Dès 1932, Meyer Lansky confie à un passeur une valise de dollars àconvoyer jusqu’en Suisse. L’argent déposé sur un compte bancaire,dont la discrétion est assurée, revient aux États-Unis sous forme deprêt à son destinataire qui pourra par conséquent déduire les intérêtsde ses impôts. L’heureux bénéficiaire de cette innovation est le

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[email protected]

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gouverneur Huey Long de Louisiane, dont le syndicat du crimerécompense la bonne volonté. Il vient d’autoriser Lucky Luciano àinstaller des bandits manchots (jackpots) dans son État. La techni-que du

loan back

ou prêt dos à dos est née, et le blanchiment acquiertses lettres de noblesse.

Toujours désireux de recycler plus rapidement leurs bénéfices, les« familles » délaissèrent les blanchisseries au profit des casinos.Grâce à ces fonds « blanchis », Meyer Lansky et Benjamin Siegelpurent lancer Las Vegas, après avoir conseillé le dictateur cubainFulgencio Batista et régné sur les casinos de l’île. Les bases desméthodes modernes de blanchiment étaient posées, c’est-à-direl’utilisation des circuits de l’évasion fiscale conjuguée à l’utilisationdu secret bancaire. L’expression « blanchiment d’argent » a été utili-sée pour la première fois dans le cadre juridique en 1982, lors d’uneaffaire intéressant les États-Unis et impliquant la confiscation defonds provenant de la cocaïne colombienne. Notons que le terme« blanchiment » l’a emporté sur celui de « blanchissage » après unelongue lutte sémantique.

Les eighties

Au début des années quatre-vingt, les exportations physiques decash étaient fréquentes. Depuis, l’accroissement des recettes de ladrogue a contraint les trafiquants à plus de subtilité. La pratiquecourante est celle des « schtroumpfs » (petites mains) qui effectuentde multiples dépôts en banque, tous inférieurs à 1 000 dollars afind’éviter les formulaires d’identification. Puis d’innombrablescommerces sont utilisés pour couvrir des activités de recyclage del’argent sale : des achats de café colombien (on reste entre compa-triotes) aux importations de crevettes, en passant par les concession-naires automobiles, les agences de voyage, le blanchiment desrecettes de la drogue couvre à peu près tout le spectre imaginable desactivités économiques. Pour Jean-Pierre Murciano, juge d’instruc-tion à Grasse, l’attrait du milieu pour le football est une questiond’opportunisme : « Il a précédemment investi dans la boxe, puis

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dans les courses de chevaux. Aujourd’hui, il suit la mode et investitdans le foot

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. » Est-il facile d’enquêter sur ce type d’opérations ?

« Non. On tolère l’existence d’intermédiaires, quideviennent des passages obligés pour les achats de sportifs et

perçoivent des commissions. Il s’agit de Brésiliens,d’Uruguayens… dont on ne connaît pas l’identité. Tout celafavorise une opacité totale du système et permet de sortir de

l’argent pour acheter tel ou tel joueur. Les plus-valuesréalisées à cette occasion, dont les montants exorbitantsn’étonnent plus personne, peuvent servir à blanchir des

fonds

2

. »

D’autres organisations restées au stade de la blanchisserie se sontmodernisées et sont passées au

car wash

(tunnels de lavage automa-tique pour voitures). Aussi est-ce la raison pour laquelle l’

IRS

améric-ain (service du fisc) s’intéresse tout autant à la fraude fiscale qu’auxbénéfices trop importants. Clarcke et Tigue, dans leur ouvrage

DirtyMoney

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, citent un cas où l’

IRS

a découvert, à l’occasion du contrôlefiscal d’une chaîne de tunnels de lavage, que celle-ci avait, à une dateprécise, lavé deux cents voitures par tunnel et par jour, or il y avaitce jour-là une tempête de neige qui immobilisait tous les véhiculesdans la région.

À ce stade qui constitue l’antithèse de la planification fiscale, noussommes apparemment loin des paradis fiscaux puisque les organisa-tions criminelles sont prêtes à dégager des bénéfices fictifs et à payerles impositions correspondantes pour pouvoir utiliser officiellementleur argent. Ce procédé coûteux dut décourager quelque peu lesconseillers financiers de ces organisations qui réalisèrent que, s’ilétait possible de blanchir de l’argent sale en payant des impôts aux

1. J.-P. Murciano,

Juge sur la Côte d’Azur, une mission impossible

, Paris, Michel Lafont,2001.2.

Idem

.3. Clarcke Thurston & Tigue,

Dirty Money,

Simon et Schuster, 1975. New York

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Etats-Unis, cela était non seulement coûteux mais risqué en raisondes enquêtes de l’

IRS

et de l’absence de secret bancaire. Depuis, beau-coup d’autres « opérateurs délictueux » ne cesseront de perfection-ner la technique du prêt adossé compliquant le circuit des passeursvia le Canada, utilisant les moyens de paiement de plus en plussophistiqués offerts par le système financier international : chèquesde voyage, chèques au porteur, bons de caisse et billets d’avion enblanc. Le développement de l’électronique et la multiplication descentres

offshore

vont bientôt donner au système une ampleur que sespères eux-mêmes n’imaginaient pas. L’essor spectaculaire du marchémondial de la drogue génère des profits qui surpassent largementl’addition de tous les autres bénéfices illicites : trafics en tout genre,y compris les armes, racket, réseaux de prostitution, escroqueries…

Entre l’utilisation illégale des sociétés de commerce américaines auxsociétés et banques offshore des paradis fiscaux, il n’y avait qu’unpas, qui fut aisément franchi.

En cinquante ans, l’industrie de l’argent sale n’a pas changé denature. Elle a changé d’échelle. Aujourd’hui, pour blanchir dessommes importantes, le blanchisseur doit obligatoirement utiliserles services offerts par les secteurs bancaires et financiers. Il lui fautdes sociétés écrans pour masquer l’identité du propriétaire des fondset des sociétés ayant, ou supposées avoir, une activité économiqueou commerciale. Les sociétés de domiciliation, les sociétés exonéréeset les sociétés prêtes à l’emploi vont permettre le brouillage des pisteset interdiront d’identifier l’origine illicite des biens et des revenus. Lesecret bancaire et le droit des centres offshore (places financièresinternationales, installées dans les îles ou les ports bénéficiant d’unstatut exorbitant de droit commun) sont propices à cette premièreopération de camouflage.

Mais il ne sert à rien de posséder des comptes dans de telles zones sile trafiquant ne peut utiliser son argent. Il lui faut encore en rapatrierau moins une partie, qu’il pourra éventuellement dépenser ou inves-tir dans des sociétés et entreprises qui lui fourniront des revenuslégaux. À cet argent, il faut une cause. Un trafiquant d’héroïne qui

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obtiendrait un prêt de plusieurs millions de francs pour l’achat d’unbien immobilier, sans pouvoir justifier de ressources suffisantespour garantir le prêt, pourrait tomber sous le coup de l’article 222-39-1 du Code pénal qui punit de cinq ans d’emprisonnement et de76 224 euros d’amende…

« … le fait de ne pas pouvoir justifier de ressourcescorrespondant à son train de vie, tout en étant en relations

habituelles avec une ou plusieurs personnes se livrant àl’une des infractions à la législation sur les stupéfiants ».

Mais s’il justifie de revenus importants en rachetant une société endifficulté ayant des activités d’import-export ou de services, il luisuffit de quelques fausses factures pour montrer qu’il a une créancesur la caution ou la sous-caution, et que celle-ci a une cause. Ilfaudra alors aux autorités judiciaires des informations sur le contrac-tant. Rien ne sera plus difficile si celui-ci est immatriculé dans unparadis fiscal. La cause qu’apporte une fausse contrepartie contrac-tuelle ne permettra pas, à l’examen classique de la comptabilité, delaisser transpirer la nature véritable des activités de la société defaçade que le délinquant contrôle dans le pays où il souhaite trans-férer les fonds pour en disposer ; pratiquement tous les procédés deblanchiment utilisent le droit des contrats pour faire apparaître lacause.