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L’œil de l’espadon - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782881829536.pdf · Monsieur giordino dit que le poisson ça pue pas sauf quand il est pas frais. C’est

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l’œil de l’espadon

arthur Brügger

l’œil de l’espadonroman

Les Éditions Zoé remercient de leur soutien l’État de Genève et le Service des bibliothèques et archives de la Ville de Lausanne.

l’auteur remercie eugène pour l’avoir accompagné lors de la naissance de ce texte, puis au cours de son écriture.

©Éditions Zoé, 11 rue des MorainesCh-1227 Carouge-genève, 2015

www.editionszoe.chMaquette de couverture : silvia Francia

illustration : © hong hao, Book-Keeping of 2007 B, 2008, Beijing, China

ISBN: 978-2-88182-953-6 ISBN pdfweb: 978-2-88927-295-2ISBN epub: 978-2-88927-294-5

Les Éditions Zoé sont au bénéfice d’une convention de subventionnement avec la Ville de Genève,

Département de la culture.

Je n’aime pas la société des adultes, des hommes, des grandes personnes ; c’est une chose que j’ai remarquée depuis longtemps : je n’aime pas cette société parce que je ne sais pas comment m’y comporter.

L’Idiot, dostoïevski

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Monsieur giordino dit que le poisson ça pue pas sauf quand il est pas frais. C’est le chef de mon rayon dans le grand Magasin, monsieur giordino. une fois je lui ai dit, à monsieur giordino, que j’aimais bien tra-vailler ici, parce que c’est le seul endroit où il y a de la neige toute l’année. Monsieur giordino, quand je lui dis ça, il sourit avec les yeux. il a une toute petite tête sur un gros corps, et il a pas de cheveux, j’ai jamais osé lui demander pourquoi, sûrement qu’il avait de la cal-vitie et qu’il a préféré se raser la tête. le matin il a de gros cernes, son regard est très gros quand il a les yeux fatigués. ses yeux sont clairs, bleus et brillants, un peu injectés de sang comme ceux des rougets grondin. Je saurais pas dire l’âge qu’il a, monsieur giordino, je dirais environ vieux mais pas trop. depuis l’ouver-ture du grand Magasin, la poissonnerie marche du tonnerre, et de ça je sais que monsieur giordino, il en est fier. Même qu’il aimerait bien se reposer mais monsieur Werner, le chef du rayon alimentation, veut pas prendre d’autres employés, parce que le grand patron du grand Magasin, qui est le chef du chef de

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monsieur giordino, il a ses raisons, budgétaires. alors monsieur giordino travaille beaucoup, tous les jours. Moi je travaille à quatre-vingts pour-cent, cinq jours par semaine : le lundi, le mardi, le mercredi matin, le vendredi matin, et le samedi.

le matin je vais chercher les poissons du jour dans le frigo des poissons, celui qui est tout au bout des frigos du grand Magasin, dans les coulisses. Monsieur giordino aime bien appeler ça les coulisses, il a l’im-pression d’être comédien. pendant que je prépare la glace pour les présentoirs où je m’applique ensuite à aligner les filets tout joliment pour les clients, mon-sieur giordino, prépare les salades de poisson « faites maison » du self-service. Je me souviens la première fois que je l’ai vu faire, ça m’a fait tout drôle parce qu’il vide trois bidons de deux litres d’huile pour pré-parer une grande salade de poulpe. au grand Maga-sin il faut s’habituer à voir tout en grand.

plus tard dans la matinée il y a les premiers clients qui arrivent, et moi le premier client ça me stresse toujours un peu. Je m’emmêle les pinceaux avec la machine à mettre sous vide le poisson dans du papier aluminium pour qu’il se garde plus longtemps. Mon-sieur giordino me répète tout le temps son proverbe en italien, « qui va sano, va piano, va lontano ». Je fais semblant de comprendre, je parle pas un mot d’italien.

C’est vrai que le stress, c’est pas productif contre les bêtises. et des bêtises, j’en fais pas mal. avec les clients je suis tout rouge et un peu brouillon. Quand je vois travailler angela, je me sens, je dirais, maladroit. J’aimerais bien être aussi efficace qu’elle. angela c’est

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l’assistante de monsieur giordino, elle a des cheveux dorés et un joli sourire, je pense qu’elle ferait une bonne maman. angela c’est elle qui m’a montré com-ment on vide un poisson.

d’abord enlever les écailles en frottant dur le pois-son avec l’appareil en forme de cœur et ça des fois c’est pas évident parce que ça glisse beaucoup. on peut le faire simplement au couteau par exemple pour les poissons fragiles comme le colin. il y a aussi des poissons qui ont pas d’écailles, comme le maque-reau par exemple. ensuite couper les nageoires, mon-sieur giordino dit qu’on leur fait la séance de coiffure, et puis prendre le ciseau et l’enfoncer dans le trou du cul avec le bout pointu et puis remonter jusqu’au cou, et puis ensuite ouvrir et fourrer la main dedans pour tout sortir les entrailles. des fois on se pique parce qu’il y a des arêtes alors il faut faire attention. ensuite, enlever les branchies et toute la partie de la gorge et puis jeter les gants parce qu’ils sont tout rouges et puis nettoyer l’intérieur à grand coup de jet d’eau pour que le client croie qu’en fait un poisson mort à l’in-térieur, c’est tout joli. des fois c’est pas évident parce que les entrailles ça glisse et qu’on oublie des bouts, et ça, le client aime pas trop. Je me souviens de mon premier poisson, c’était une dorade royale. angela m’avait regardé, elle m’avait un peu aidé aussi. Je me souviens de son sourire, elle m’a dit bravo. Ce jour-là, j’étais fier de moi.

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Quand les premiers clients arrivent, je fais toujours semblant d’avoir quelque chose d’autre à faire que de les servir. C’est des consignes que nous donnent les subordonnants, il faut qu’on ait l’air occupé, que le client ait la sensation qu’on travaille tout le temps. alors je vais rincer un couteau, nettoyer une planche, ou chercher du papier pour les mains à l’économat. ou bien des gants. on utilise beaucoup de gants en plastique, c’est pour les gens de l’hygiène quand ils viennent, pour qu’ils soient contents. il faut jamais croiser les bras non plus, jamais les mains dans les poches, c’est pour l’image, sinon on se fait gronder. et puis sourire aux clients, c’est essentiel, même ceux qui sourient pas et qui disent pas bonjour. angela est très douée pour ça, elle a une voix qui porte loin, et elle crie toujours « Bonjour » très fort pour que les clients se sentent obligés d’acheter quelque chose. Moi je suis timide alors je les salue tout doucement. souvent ils ne répondent pas.

angela me dit que la vente c’est tout un jeu de séduction. d’ailleurs c’est pas un hasard si elle vend toujours mieux avec les hommes qu’avec les femmes. elle me dit que si je m’y prends bien, ce sera la même chose. Mais je suis pas du tout doué pour la séduction alors bon. les clients leur phrase préférée c’est « merci je regarde », mais il faut qu’ils comprennent que moi ça m’est égal, ils peuvent regarder tant qu’ils veulent. d’ailleurs si je leur dis bonjour, c’est bien parce que je suis obligé, comme les caissières qui leur demandent systématiquement s’ils ont la carte-fidélité. C’est une consigne.

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en général j’évite de parler tant que je suis pas obligé. C’est que quand je suis stressé j’ai ce qu’on appelle un défaut d’élocution et j’ai beau être allé chez la logopédiste étant petit, elle a rien logopédisté du tout. un petit défaut de rien du tout, on me dit par-fois. tu parles. C’est comme si les mots voulaient pas sortir de ma bouche et qu’ils jouaient avec ma langue, ils la chatouillent en se moquant de moi, ils veulent pas cracher le morceau, alors ça reste coincé là dans la gorge avec la honte et puis ça sort tout d’un coup, d’un seul souffle. le pire c’est quand on me demande de répéter ce que je viens de dire. Je pourrais les assas-siner ceux qui me demandent ça. pourtant je suis pas violent, j’ai jamais fait de mal à une mouche.

plus tard dans la journée je fais une pause café et c’est vrai que les employés du grand Magasin des fois j’ai l’impression qu’ils travaillent que pour leur pause café. ou encore mieux leur pause clope, à croire qu’ils se rendent accros juste pour se donner le plaisir d’avoir quelque chose à attendre. Moi je fume pas, c’est bête, et le café, en vrai, j’en bois que pour la forme. Mais pour ma pause je monte quand même au réfectoire. il faut prendre l’ascenseur jusqu’au dernier étage et puis passer devant les bureaux de la direction. des fois je les croise, les directeurs et responsables de départe-ment, ils me disent bonjour mais je vois bien le mépris dans leurs yeux parce que moi j’ai un polo blanc et un tablier – mon uniforme d’apprenti poissonnier – et eux un beau costume de cadre supérieur. Monsieur giordino dit qu’il faut toujours sourire aux subordon-nants. eux je les salue très fort, je crois que certains

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me prennent un peu pour un idiot mais j’aime autant ça, au moins ils me fichent la paix. d’ailleurs l’été je rigole bien quand ils sont comme des gros cochons à suer dans leur costard trop serré.

le réfectoire passe de la musique qu’on entend à la radio. il y a une machine à café avec un distributeur de capsules, ça coûte un franc. le réfectoire donne sur le toit du grand Magasin avec une terrasse pour les employés. il y a deux parties au réfectoire, une pour les fumeurs et une pour les non-fumeurs, elles sont séparées par une porte coulissante. Je reste toujours dans celle des fumeurs, ça pue mais tout le monde y est : quitte à boire du café pas bon autant pas le boire seul.

Quand j’entre au réfectoire souvent il y a Mike du rayon boulangerie ou bien natacha de la froma-gerie, qui boivent un verre ou fument leur clope, ils me disent « salut Charlie ! » alors moi je réponds d’un signe de tête et je viens m’asseoir près d’eux. Quand c’est natacha je deviens tout rouge parce qu’elle est terriblement jolie. trop jolie pour un garçon comme moi qui ai jamais eu d’amoureuse à vingt-quatre ans, mais ça je le dis à personne. elle me raconte toujours ses histoires de garçons et j’aime bien l’écouter se plaindre de son copain qui a jamais le même nom mais qui fait toujours les mêmes erreurs. après elle me dit : « Charlie t’es un type bien » et puis : « au moins toi tu sais écouter ». elle me dit aussi : « tu vas rendre un jour une fille très heureuse. »

Je sais pas si je sais écouter, mais c’est vrai qu’on me le dit souvent. peut-être que si c’est le cas c’est parce

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que je sais pas bien parler, il faut croire que les défauts servent à quelque chose. Monsieur giordino dit tou-jours ça d’ailleurs, que personne n’est parfait mais heureusement parce que sinon le monde, ça serait triste. Mike de la boulangerie m’agace parfois, parce qu’il fait son malin avec tout le monde. il m’appelle « l’autiste » en me donnant une tape dans le dos, je sais que derrière la provocation c’est sa façon à lui d’être amical par manque de sensibilité, parce qu’il a un blo-cage au niveau des sentiments, alors je laisse couler. C’est vrai qu’on m’a toujours dit qu’avec mon gabarit il valait mieux pas chercher la bagarre, comme cette fois dans la cour de l’orphelinat qui m’a soi- disant servi de leçon, c’est ce qu’ils ont dit, mais je sais tou-jours pas laquelle.

J’aime bien la dame de la boucherie, Claudine. une fois, j’étais en train d’emballer cinquante paquets de saumon fumé dans de la cellophane avec la machine qui brûle quand on fait pas attention. elle était occupée à mettre sous vide du foie gras avec l’autre machine qui fait beaucoup de bruit et qui a l’air de respirer. la machine inspire, elle fait un gros bruit, et quand elle a fini elle pousse un gros soupir et ta-da ! c’est emballé. il suffit d’ouvrir le couvercle. et puis donc Claudine coincée entre les deux machines m’a dit « Je te jure mon p’tit Charlie, ça me dégoûte tout ce foie gras, si je m’écoutais je travaillerais plus ici mais qu’est-ce que tu veux, faut bien vivre, hein, pis penser aux enfants ». et puis elle a ajouté : « Mais c’est quand même fou de se dire que pour que mes gosses aient à bouffer faut que des canards se fassent

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enlever leur foie pour que des vieilles biques assai-sonnent leur salade de noël. »

J’ai pas su quoi répondre. C’est vrai que c’est pas évident, quand il faut jeter toute la nourriture, tous les non-vendus, même qu’on peut rien récupérer, c’est interdit. parce que le chef de Monsieur giordino dit que c’est du vol. C’est marqué dans le règlement, j’ai vérifié, article 7 : « vol de déchets ». on risque une grosse amende, ou pire. alors on jette, et des fois je dois aller au zéro. C’est comme ça qu’on appelle la rampe des déchets du grand Magasin, parce que c’est à l’étage zéro. on dit « je vais au zéro » et ça veut dire qu’on va jeter les déchets. Moi j’aime pas aller au zéro, surtout quand c’est avec les déchets des poissons. le frigo-poubelle des déchets compostables, qui est à gauche en sortant de l’ascenseur, fait la taille de ma chambre. Je dois poser le bac en inox par terre, ouvrir la grande porte et puis il y a l’odeur. tout au fond du frigo-poubelle il y a un immense container avec dedans du sang et des entrailles. alors je déverse les morceaux de poissons sur les cailles farcies et les steaks marinés, et puis je ressors aussi vite que possible, en refermant bien la porte derrière moi. des fois je m’imagine que le container c’est comme un gros animal qui avale tout. le container a toujours faim.

Monsieur giordino me donne toujours des choses à faire, parce que comme il dit on est pas là pour faire de la figuration. d’ailleurs on est souvent débordés. on dirait que les clients se donnent le mot. pendant une demi-heure personne au rayon, on s’ennuierait

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presque, et puis juste après ils arrivent en troupeau et on sait plus où donner de la tête. Monsieur giordino dit que c’est l’effet papillon, moi je lui ai dit « plutôt l’effet cabillaud » et ça l’a fait rire – pourtant c’est vrai le cabillaud est souvent à moitié prix.

J’aime bien quand je le fais rire, monsieur giordino.au rayon certains jours il y a Juju qui est apprenti

ici, je veux dire dans le grand Magasin. il change de rayon régulièrement. il fait deux fois ma taille mais il est quand même sympa. il travaille ici depuis plus long-temps que moi, et comme il est arrivé alors qu’il était encore ado tout le monde l’appelle par son diminutif, je sais même pas si son vrai prénom c’est Jules ou bien Julien. en tout cas Juju fait son malin parce que soi- disant il sait tout mieux faire que moi. pourtant angela dit qu’il est un peu empoté, elle l’appelle le grand dadais. Mon jour préféré c’est le samedi parce que le samedi c’est la fin de la semaine. Comme dit Juju quand je lui demande comment ça va : « Ça ira mieux ce soir. » Moi j’aime le samedi surtout parce que ce jour-là, natacha travaille aussi. et dans le grand Magasin, les rayons poissonnerie et fromagerie sont juste à côté l’un de l’autre donc je peux la regarder. Quand elle coupe du fromage, elle a toujours un visage tout calme et un peu triste même si elle sourit. elle fait tout avec une grande application, j’aime regarder ses mains qui parcourent les croûtes, qui emballent avec attention les fromages triangulaires dans des immenses feuilles à demi plastifiées. parfois elle me jette un regard sou-riant et alors je détourne les yeux en rougissant, parce que oh, quand même, faudrait pas qu’elle pense que.

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Monsieur giordino a remarqué je crois, parfois il me charrie. C’est pas méchant, monsieur giordino non plus ferait pas de mal à une mouche malgré son allure massive de videur de boîte, les seules boîtes qu’il vide ce sont celles des poissons non- vendus après la date de péremption.

Monsieur giordino dit qu’on est pas des collègues, il dit qu’on forme une équipe. Je crois que c’est parce qu’il est passionné de football, il suit tous les matchs, il m’impressionne drôlement pour ça. le lendemain d’un match important il me dit : « t’as vu ? 3 -1, c’était de la folie. » il se rappelle de tous les résultats, tous les noms des joueurs. J’ai une mémoire de poisson rouge à côté.

parfois quand je m’ennuie je regarde les clients passer et je m’imagine quel animal ils seraient. Comme ce monsieur qui avait une tête de morse ou bien la dame avec la tête de langoustine. le plus drôle c’est qu’elle a pas commandé de crustacé. les crustacés, c’est ma partie préférée dans le rangement à la fin de la journée, parce qu’on les emballe dans des sacs en plastique et pour ça il faut les saisir par poignées, le plus amusant c’est les seiches, les cala-mars ou bien les poulpes. un poulpe une fois on en a eu un énorme : il pesait lourd et sa tête faisait deux fois la taille de mon poing. Je me suis toujours demandé pourquoi on appelait ça des fruits de mer parce que sincèrement, quel est le point commun entre un abricot et un mosca dillo ?

Quand la journée est finie, je dis à monsieur giordino qu’au fond entre la poissonnerie, la