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Jean-Marie BESSE L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE SCIENCE DE L'ÉDUCATION t-^n^>-n^^ Thèse pour le Doctorat de 3e cycle, présentée à l'Université LYON II LYON, 19' 6 5ô§£0

L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

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Jean-Marie BESSE

L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY

ou

LE PROJET D'UNE SCIENCE DE L'ÉDUCATION

t - ^ n ^ > - n ^ ^

Thèse pour le Doctorat de 3e cycle,

présentée à l'Université LYON II

LYON, 19' 6 5ô§£0

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TABLE DES MATIERES.

INTRODUCTION.

PREMIERE PARTIE : LES FONDEMENTS THEORIQUES. - p

Chapitre 1 - L'axiologie decrolyenne. - p

Chapitre 2 - Les principes pédagogiques pour

l'éducation des irréguliers. - p

Chapitre 3 - La généralisation du pathologique

au normal. - p

DEUXIEME PARTIE : DE LA PEDOLOGIE A LA SCIENCE DE

L'EDUCATION. - p

. Chapitre 4 De la pédologie à la psychologie

pédagogique. - p

. Chapitre 5 - Vers une pédagogie scientifique. - p

TROISIEME PARTIE : LA PEDAGOGIE DECROLYENNE.

. Chapitre 6 - Les principes pédagogiques. - p

. Chapitre 7 - La "Méthode" DECROLY. - p

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QUATRIEME PARTIE : APRES DECROLY ... - p. 215

. Chapitre 8 - L'influence decrolyenne sur la pédagogie. - p. 216

. Chapitre 9 - Pérennité de la "méthode DECROLY" ? - p . 246

CONCLUSION : - p. 269

-

-

-

p . 279

p . 280

p . 303

BIBLIOGRAPHIE :

Textes de DECROLY

Textes concernant DECROLY

INDEX NOMINAL : - p. 325

INDEX THEMATIQUE : - p. 334

TABLE DES MATIERES : - p. 337

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TROISIEME PARTIE

'. LA PEDAGOGIE DECROLYENNE ' i i

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CHAPITRE SIXIEME

LES PRINCIPES PEDAGOGIQUES.

DECROLY ayant déclaré son intention de contribuer activement

à la constitution d'une "science de l'éducation", nous avons cherché à

en situer l'élaboration, depuis la "médico-pédagogie" destinée aux

jeunes irréguliers jusqu'au projet d'une pédagogie scientifique. Mais

les domaines qui relèvent de cette approche objective et la manière dont

l'Ecole rénovée doit définir ses principes et ses méthodes n'ont guère

été précisés.

La question se pose, tout d'abord, de déterminer les rapports

entre cette entreprise rationnelle dont nous venons d'étudier les

ambitions et les finalités que le corps social entend assigner, plus ou

moins explicitement, à l'action éducative : ces deux mouvements

concourent-ils au même but ou leurs dynamiques propres sont-elles anta­

gonistes ? L'examen de la conception pédagogique du directeur de l'Ecole

de l'Ermitage devrait aider à cerner l'articulation qui est la leur

dans les perspectives decrolyennes.

L'analyse des positions philosophiques de DECROLY a permis

d'observer quels espoirs il met dans l'entreprise éducative à condition,

certes, qu'elle parvienne à se renouveler. La voie de la recherche

scientifique est adoptée afin d'étayer les transformations perçues comme

nécessaires : aussi bien accepte-t-il d'emblée de considérer que ces

changements se feront lentement, liés qu'ils seront à la prise de

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conscience de leur caractère positif. Sans doute des obstacles de tous

ordres entraveront-ils une telle progression et devra-t-on compter avec

les résistances venues des dogmatismes de tout bord ou des forces

irrationnelles mais, au moins à long terme, le sens de l'évolution

générale ne peut prêter à aucune incertitude.

Aussi les fins actuelles de l'éducation dans un pays démocra­

tique n'ont-elles point à être remises en question : c'est qu'en effet,

"en éducation, comme dans toutes les autres sciences appliquées, si l'on

peut prétendre que les principes derniers ne subissent que de légères

modifications de forme, les procédés, la pratique doivent, eux, être en

perpétuel'remaniement" (1972, p. 7. Manuscrit de 1923). Quant à lui, il

observe que "le but de l'éducation est de favoriser l'adaptation de

l'individu à la vie sociale" (1932, e, p. 1).

Il s'exprimera peu sur cette question, préférant faire porter

l'attention de ses interlocuteurs sur la nécessité d'évaluer les

meilleurs moyens susceptibles de conduire à ces buts ou la manière dont

ils ont été acquis. Il propose, à cet effet, l'exemple des Etats-Unis :

"nous avons donc de bonnes raisons pour imiter les Américains ; idéalistes

et pratiques à la fois, ils réunissent précisément les deux éléments du

succès : un but élevé mais accessible et l'emploi systématique des

moyens pour y atteindre" (1924, m, p. 43).

La représentation traditionnelle de l'enfance et les techniques

éducatives doivent donc "être en perpétuel remaniement. Il importe, en

effet, que les moyens s'adaptent aux circonstances, au milieu, qu'ils

tiennent compte des nécessités du moment et des conditions locales, tout

en ne perdant pas de vue le point capital : l'enfant lui-même" (1972,

p. 7. Manuscrit de 1923). Cependant, si l'éducation doit respecter

l'originalité de ce dernier, c'est pour réussir au mieux l'insertion des

jeunes générations dans le milieu social existant : car "le but social

ne peut être atteint que si nous tenons compte des possibilités des

individus. En dernière analyse, 1'individu ne peut être adapté qu'à

un régime social conforme à 1'évolution. Il faut donc se préoccuper

du milieu matériel pour en tirer parti -du milieu social pour y adapter

Page 7: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

des individus, pour les préparer à vivre " (1932, e, p. 1). (C'est nous

qui soulignons) Sur ce conflit éventuel entre régime social non conforme

et entreprise éducative, DECROLY n'entreprend cependant pas d'autre

réflexion, comme s'il ne voulait -ou pouvait- le croire possible.

Le principe fondamental est emprunté à la biologie : il s'agit

de préparer l'individu à la vie, de le mettre en mesure de s'adapter

aux conditions diverses et variées qu'impose l'existence. L'éducation

tire son inspiration de la volonté d'adéquation au mouvement général de

l'existence de l'espèce humaine, de ses adaptations successives : centrée

sur l'homme, son histoire et son devenir, elle envisage ses méthodes en

prenant en compte, grâce à des études scientifiques, la nature réelle

de l'individu ; elle se méfie des constructions théoriques préétablies

et attend seulement de ses investigations minutieuses la révélation de

la spécificité de 1'être humain.

Nous retrouvons là les préoccupations philosophiques de

DECROLY : il n'est donc pas étonnant qu'il décrive ainsi ses "principes

fondamentaux de 1'enseignement" :

1) "Imprégner tout l'enseignement de la notion d'évolution.

2) Partir de l'enfant, autant que possible, lui faire sentir les

mécanismes de son être.

3) Lui faire observer la nature, les phénomènes qui s'y passent, les

avantages et les inconvénients qu'elle lui offre.

4) Faire passer l'enfant par les stades de civilisation où l'humanité

a passé pour s'approprier la nature, en le mettant dans l'obligation

de se tirer d'affaire.

5) Aboutir à la compréhension de la nécessité inéluctable du travail et

du respect de celui-ci, tout en l'y préparant graduellement".

(1932, e, p. 18)

Il n'est donc point question, au contraire de certains des

protagonistes de l'Education Nouvelle, de placer l'individu, seul, au

premier plan : il convient de prendre en considération "d'une part

l'enfant lui-même, d'autre part les besoins de la société" (1932, e,

p. 2), afin d'établir des conditions pédagogiques telles que l'écolier

puisse s'adapter à la vie sociale.

Page 8: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

Il reste qu'il ne suffit pas d'affirmer ce principe : comment

agir pour qu'il se traduise effectivement dans la réalité éducative ?

Pour cela, on s'attachera tout d'abord à observer les besoins de

1'enfant ; puisque celui-ci "est un être vivant, il faut donc que

l'Ecole réponde à des conditions biologiques" (1932, e, p. 4) ;

puisqu'il est l'un être doué de fonctions mentales" (idem.), elle s'ef­

forcera d'en respecter l'originalité de structures et de fonctionnement ;

puisqu'il "est un être social et est destiné à vivre dans la société",

elle agira en sorte "qu'elle favorise l'éclosion et l'épanouissement des

tendances sociales latentes de l'individu, la connaissance et par suite

1'adaptation du milieu social dans lequel il devra vivre" ( ibidem.) ;

puisqu'il "est un être en évolution constante physiquement et mentale­

ment", elle devra organiser ses méthodes en fonction de ce développement.

Ainsi conviendra-t-il d'établir -ou de rétablir- les

caractéristiques d'une vie sociale aussi "naturelle" que possible,

afin de parvenir à une "neutralisation relative de certains effets

néfastes exercés par l'ambiance extra-scolaire" (idem., p. 6). Pour

atteindre cet objectif et "en attendant que les villes se dissolvent

et se transforment en cités-jardins, il faut que l'Ecole soit une

cité-jardin en réduction où l'enfant puisse trouver le complément de

stimulants sociaux que la vie dans la famille ne peut lui fournir"

(1932, e, p. 6).

Mais, plus encore, pour respecter sa mission essentielle de

faire vivre les élèves, l'Ecole devra "se trouver partout, partout où

est la nature, partout où est la vie, partout où est le travail" (idem.).

La "vie", telle que l'entend DECROLY, est plus que le simple fait

biologique de la conservation de l'existence grâce à la satisfaction

des besoins élémentaires ; c'est cela aussi, sans doute, et il insiste

sur ce point en voulant réagir contre un certain "idéalisme" en

pédagogie, mais c'est encore, et surtout, l'activité humaine, hier et

aujourd'hui, ici et ailleurs : "il s'agit de faire vivre l'enfant, de

le faire devenir un homme dans le vrai sens du mot et pour cela de

développer rationnellement ce qu'il y a de meilleur et de plus élevé

en lui : l'intelligence, la volonté, le sentiment" ( ibidem.).

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On ne devra donc point s'égarer dans des apprentissages

parcellaires, coupés de leur sens et de leur référence à la vie ;

ainsi avons-nous déjà pu observer comment l'on procède à l'Ecole de

l'Ermitage pour l'acquisition de la lecture, qui n'est pas la finalité

de l'enseignement élémentaire et non plus une discipline d'enseignement

particulière, auréolée du prestige qui s'y attache dans certains

milieux : elle vient seulement comme un moyen de communication mis à

la disposition de l'élève ; elle n'est donc pas une fin en soi mais

participe de cet ensemble d'activités qui concourent à ce que les

élèves vivent et connaissent la "vraie vie". Les apprentissages sco­

laires répondront aux besoins mêmes des écoliers, car "il faut partir

de l'enfant pour faire un homme social et non se donner comme tâche

l'homme social sans tenir compte de l'enfant" (1932, e, p. 8). Ainsi

DECROLY paraît-il accorder une certaine priorité aux exigences du

développement individuel sur celles de l'adaptation sociale.

Les principes decrolyens ne marquent donc point de rupture

avec ceux qu'il voit assigner à l'ensemble des oeuvres éducatives

publiques de son pays. Puisque ce dernier semble bénéficier d'un

"régime social conforme à l'évolution" il devient possible de recher­

cher la facilitation de l'intégration sociale grâce à l'action

pédagogique. On s'attachera seulement à retrouver les conditions d'une

vie plus "naturelle", donc plus "rurale", où l'individu aît à s'affron­

ter aux besoins fondamentaux de l'humanité : mais cette démarche, même,

est susceptible de mieux conduire aux finalités posées par la société.

Le travail scientifique -sociologique, psychologique ou pédagogique- se

confond avec le mouvement vers le progrès : il permet une éducation plus

radionnelle, donc plus efficiente.

C'est dans cette perspective qu'il présente au public, avec

G. BOON, un ensemble de propositions destinées à permettre une refonte

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du système d'enseignement belge. La récente guerre mondiale a accentué

les difficultés sociales de tous ordres et oblige à concevoir une

éducation de qualité qui, parallèlement aux mesures prises aux niveaux

économique et politique, exerce une "action favorable et profonde sur

l'avenir des peuples" (1921, 1, p. 7).

S'appuyant sur l'expérience acquise à l'Institut d'Enseignement

Spécial et à l'Ecole de l'Ermitage, il préconise l'adoption de sept

mesures :

a) il s'agirait tout d'abord d'opérer un classement des enfants, en

fonction de leurs performances scolaires et de leurs possibilités

physiques et psychiques ;

b) on chercherait ensuite à homogénéiser les groupes d'élèves pour

obtenir des classes spéciales destinées à recevoir les enfants

exceptionnels, ou mieux-doués, ou arriérés ;

c) puis il conviendrait de limiter les effectifs, trente élèves pour

une classe ordinaire étant le maximum, ce dernier venant à douze

pour les classes d'anormaux vrais ;

d) on conduirait ensuite des enquêtes pour déterminer quelle est la

langue qui doit être enseignée la première et si une seconde langue

peut l'être et à quel âge ;

e) il importerait de bâtir de nouveaux programmes en fonction des

intérêts des enfants, du mécanisme de leur pensée, des conditions

locales : ce serait un programme d'idées associées ;

f) dès l'âge de six ans, il faudrait appliquer la méthode des centres

d'intérêts ;

g) les maîtres devraient s'attacher à aller dans le sens de l'indivi­

dualisation des exercices et de la discipline scolaires et favoriser

l'activité personnelle.

Une telle rénovation est rendue nécessaire du fait du faible

rendement de l'enseignement : quinze pour cent seulement des enfants

"bénéficient dans toute la mesure désirable des efforts faits par les

éducateurs et des sommes consacrées au fonctionnement de l'enseignement

primaire" (1921, 1, p. 11). Chez les autres, on observe "un préjudice

plus ou moins considérable représenté par des connaissances incomplètes,

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mal coordonnées, mal assimilées et surtout par des habitudes de

distraction, de désintéressement pour l'activité intellectuelle, de

dégoût pour l'étude, souvent de paresse et, ce qui est plus grave

encore, d'aversion pour le travail en général, sans compter les levains

de révolte, de découragement, qui résultent des froissements d'amour-

propre, des déceptions, subis au cours de la vie scolaire" (1921, 1,

pp. 11-12).

Après avoir classé les écoliers en fonction de leurs capacités,

les éducateurs doivent s'attacher à établir un programme d'idées asso­

ciées : sur ce point, DECROLY peut proposer l'exemple des applications

de ce principe à l'Ecole de l'Ermitage. La justification bio-psychologique

de cette manière de procéder repose pour l'essentiel sur une analyse des

besoins fondamentaux et la prise en compte du processus de globalisation.

Le système le plus couramment répandu dans les Ecoles n'offre

"pas ou trop peu de cohésion entre les différentes activités de l'enfant"

(1921, 1, p. 22) : on lui oppose donc un programme d'idées associées à

partir de l'examen par l'élève de ses propres besoins (se nourrir, lutter

contre les intempéries, se défendre contre les dangers et les ennemis

divers, agir et travailler solidairement, se récréer et s'améliorer) et

des "conditions du milieu naturel et humain dans lequel il vit, dont il

dépend et sur lequel il doit agir" (idem., p. 24).

Dans la conduite de ces études, les écoliers respectent les

étapes "d'une activité mentale synthétique comportant :

1) le travail des sens stimulés par l'intérêt, travail aboutissant à

2) l'élaboration, grâce aux associations d'idées, plus ou moins

générales (induction), et d'applications de ces idées à des cas

particuliers (déduction) ;

3) le contrôle et la traduction de celles-ci par l'expression concrète

et abstraite".

(idem., pp. 27-28). L'utilisation de jeux éducatifs permet en outre

d'individualiser les exercices et favorise les apprentissages par les

répétitions qu'ils supposent.

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On s'attache enfin à "organiser une discipline de confiance,

favoriser l'initiative, développer le sens de la responsabilité,

entraîner à l'activité solidaire" (1921, 1, p. 45). Pour atteindre cet

objectif, il importe toutefois que soient éloignés "les indisciplinés

chroniques pour lesquels un régime d'intimidation peut être utile"

( idem.).

Ce nouveau programme peut être assimilé par les écoliers si

l'on tient compte de leurs capacités et de la connaissance que l'édu­

cateur acquiert de leur psychologie : le programme doit tout d'abord

"tendre à l'unité en ce sens que ses différentes parties doivent

former un tout indivisible. Le calcul ne doit pas porter sur d'autres

matériaux que la lecture ni que l'histoire" (1932, e, p. 10). C'est

en somme le principe reconnu par l'Education Nouvelle, cette "idée

fondamentale d'ordre psychologique et éducatif", que "les questions

d'éducation ne peuvent être traitées d'une façon fragmentaire, que

l'enfant comme l'adulte forme un tout psychique avec ses différentes

parties liées étroitement, de sorte qu'on ne peut obtenir une action

réelle, profonde et durable que si l'on s'adresse à l'enfant tout

entier" (1930, d, p. 147). Il convient, en plus, de s'assurer que

1'éducation ainsi instaurée s'adapte aux élèves en fonction de leurs

différences individuelles, permette l'apprentissage des connaissances

minimales nécessaires et favorise le développement intégral de toutes

les facultés (cf. 1932, e, p. 10).

DECROLY reconnaît que ce programme n'est guère précis, mais

c'est "à dessein car il ne saurait être détaillé sans restreindre

l'initiative du maître" (idem., p. 12). Ce dernier doit renouveler son

attitude pour comprendre chacun des écoliers ; il ne peut se dissimuler

derrière un savoir, même psychologique, fermé en lui-même : "l'étude

de l'enfant ne doit pas être apprise par coeur. Il faut se mettre à la

place de l'enfant lui-même" (1932, f, p. 11). Mais, pour cela, il

importe de remarquer comment ce dernier se comporte dans sa vie quoti­

dienne, dans la situation scolaire, car "l'éducateur qui n'est pas

observateur sera toujours mauvais éducateur" (op. cit., p. 2).

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Le cadre dans lequel s'insère l'Ecole est, de préférence,

celui "d'une maison familiale, d'une maison avec un jardin (..) le

plus souvent éloignée des centres agglomérés, malsains et bruyants.

Les enfants peuvent ainsi participer à la culture de quelques plantes,

à l'élevage des animaux, et jouir par là des avantages hygiéniques,

intellectuels et moraux de ces activités. Quant à la classe, elle est

un laboratoire ou un atelier plus qu'un auditoire ou qu'une salle de

conférences et le matériel, l'ornementation et le mobilier y sont à

l'avenant" (1930, d, p. 147).

La pratique pédagogique usuelle fait débuter l'élève par

l'étude des éléments pour le conduire peu à peu vers les ensembles,

le global. Ainsi en est-il de la lecture, où l'apprentissage commence

par les lettres, et du dessin, où l'écolier s'essaie tout d'abord à

tracer des lignes, des courbes, des formes géométriques ... Cette

manière de procéder traduit, en fait, l'attitude d'esprit des adultes

qui, considérant le savoir comme une totalité close, achevée, s'inquiè­

tent des moyens les plus économiques pour que l'enfant l'assimile, sans

se demander si pareille démarche correspond vraiment à la sienne ou même

à celle de la science en cours d'élaboration. DECROLY évoque à ce propos

l'image de ce savant qui, tel un alpiniste parvenu au sommet par des

chemins sinueux, propose à d'autres la voie directe sans s'imaginer que

cette dernière puisse être autrement plus ardue !

Les expériences sur l'apprentissage de la lecture aux anormaux

ont indiqué que "chez l'enfant, et aussi chez l'adulte, il y a des per­

ceptions, une idéalisation, et une activité réalisatrice qui s'effectuent

sans passer nécessairement par des éléments" (1927, k, p. 66). En fait,

c'est la perception globale qui semble bien être la première, comme

paraît l'indiquer la reconnaissance précoce du visage de la mère chez

le nourrisson de quelques mois : "dans la prise de contact avec le monde,

Page 14: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

la connaissance de celui-ci se fait peu à peu en réajustant les images,

idées et adaptations globales du début par des retouches portant sur

les détails intéressants qui ont échappé lors des premières perceptions"

(1927, k, p. 67).

Dans sa relation à l'extérieur, le jeune individu apprend et

accumule les expériences sans aucun ordre : il saisit globalement les

êtres et les choses dans leurs relations entre eux et par rapport à lui-

même. Sous l'impulsion de ses intérêts, il perçoit le monde comme une

totalité vivante : nombreux sont les apprentissages ainsi effectués,

"sans analyse consciente préalable, sans dissociation voulue si l'on

peut dire1' (1929, i, p. 13). C'est d'ailleurs cette méthode que la mère

"utilise inconsciemment pour éduquer l'enfant et lui faire acquérir

diverses techniques importantes, notamment le langage" (idem., p. 5 7).

L'enseignement doit donc s'inspirer de ces modalités naturelles

d'apprentissage : nous avons déjà pu observer comment DECROLY met en

chantier des recherches, d'ordre psychologique particulièrement, pour

découvrir les mécanismes mentaux spécifiques de l'enfance. La globali­

sation, quant à elle, permet "d'étayer le programme d'idées associées

par des arguments nouveaux et, comme nous l'avons vu, la méthode de

lecture idéo-visuelle, le système d'écriture globale, le procédé de

dessin par croquis, le travail manuel rattaché aux idées-pivots, les

méthodes actives en général" (1925, a, p. 505).

Ce sont ainsi les procédures d'acquisition des différents

savoirs qui varient par rapport à celles que connaissent et pratiquent

la majorité des maîtres (lecture, écriture, dessin . . ) , comme aussi la

conception d'ensemble de l'assimilation du nouveau programme : en

effet, les apprentissages ne sont pas effectués pour eux-mêmes mais

sont intégrés dans l'activité de recherche entreprise par la classe à

partir des idées-pivots. Ainsi, à l'Ecole secondaire, devrait-on

essayer de "concentrer les cours de morale, de sciences naturelles,

d'hygiène, d'histoire et géographie et même de littérature autour des

centres qui prendraient pour pivot ces stimulants" (1929, i, p. 56).

Mais, "en s'appuyant sur le principe de la globalisation, il y a lieu

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d'aller plus loin encore, de faire tout ce qui est possible pour que

le nombre de branches soit encore réduit et que la matière des

connaissances soit elle-même conçue de manière à éviter des divisions

arbitraires et artificielles" (1929, i, p. 52).

Le motif essentiel de cette centration des activités et des

apprentissages scolaires tient en ce que l'on respecte ainsi la voie

naturelle des acquisitions de l'enfant : la présence tout d'abord d'un

intérêt, lequel stimule alors les interrogations et la recherche des

réponses. DECROLY rencontre là "une nouvelle confirmation de l'impor­

tance qu'il y a de baser l'enseignement des connaissances sur les

intérêts de l'enfant et aussi de rattacher l'enseignement des techniques

à l'enseignement des connaissances (centres d'intérêt)" (idem., p. 58).

Centrer les travaux scolaires sur l'intérêt des élèves, certes,

mais que faut-il précisément entendre par là ? Sur cette question, le

pédagogue belge se présente en effet de manière originale par rapport

aux conceptions des protagonistes de l'Education Nouvelle. Que l'ensei­

gnement ne soit pas seulement affaire d'exercices intellectuels, cela

lui paraît très tôt évident et il en dégage immédiatement les conséquences.

Dès ses premières tentatives pour éduquer les "irréguliers", il note que

les tâches qui ne retiennent pas l'intérêt des enfants sont inefficaces

pour l'acquisition scolaire ; les expériences sur l'apprentissage de la

lecture le confirment sur ce constat : "ce qui intéresse le plus est

aussi le mieux retenu ; en d'autres termes, la rétentivité est en raison

directe de l'intérêt" (1906, f, p. 293).

Ainsi le fait de proposer à l'écolier des apprentissages qui

portent sur des phrases complètes et ont une signification pour lui

mobilise-t-il de sa part une attention soutenue et 1'incite-t-il à

retenir ces signes écrits dont il perçoit alors l'utilité. Cette procé­

dure sera davantage efficiente encore si l'on prend soin de ne plus

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présenter le "moment de lecture" comme une"leçon" en soi, isolée des

autres activités. On s'efforcera, au contraire, d'agir en sorte que

l'activité lexique retrouve sa fonction de communication écrite et

tire ainsi sens et nécessité de ce que vit effectivement l'enfant,

dans et hors la salle de classe. Car c'est dans cette "vie" que prennent

naissance les intérêts de l'écolier.

Le rôle de l'intérêt apparaît en effet essentiel dans de

nombreuses activités enfantines ; ainsi, alors qu'il étudie le processus

d'imitation chez de jeunes sujets, DECROLY est-il conduit à noter que

"l'intérêt immédiat (..) est le seul mobile des actes des petits" (1909,

f, p. 261)'. Puisque l'enfant, au cours de ses expériences spontanées,

agit en fonction de ses tendances et désirs propres, n'importe-t-il pas,'

au vu de l'efficacité de ces apprentissages en quelque sorte naturels,

d'imprégner également l'enseignement de tels principes ?

Au delà même de ce constat sur le rôle de l'intérêt dans les

. conduites enfantines, il faut s'efforcer de rechercher dans quelle

{mesure l'éducation peut en tirer l'impulsion nécessaire aux acquisi-

! tions scolaires. Il convient tout d'abord d'approfondir cette notion

et de la situer. C'est dans le cadre de sa conception générale de

l'affectivité (cf. 1920, h) que DECROLY se demande si l'intérêt est en

soi un instinct. Rappelons que, pour lui, le besoin "ne peut se signaler

.à l'individu jeune que comme une sensation spéciale inconsciente, mais

provoquant des réactions spontanées" et qu'il "peut aussi devenir

conscient (...) c'est ce que certains auteurs appellent le DESIR"

(1927, c, p. 10).

L'intérêt, lui, n'est pas "un instinct, mais bien plutôt un

signe de besoin, d'instinct" (idem., p. 63). En ce sens, il se rappro­

che surtout de la curiosité et tous deux manifestent "l'existence d'un

besoin instinctif ou acquis ou d'un sentiment, besoin inférieur,

primaire, (individuel, spécifique, social) ou besoin secondaire" (1926,

h, p. 154). Ils apparaissent lorsque les tendances n'ont pas été

satisfaites et se traduisent par ce processus "d'attention active".

Entre la curiosité et l'intérêt, la distinction prend en compte le fait

Page 17: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

que la première est une manifestation "externe", apparente à

l'observateur, alors que l'intérêt en serait la face "interne".

L'évolution des intérêts sera ainsi fonction de celle des besoins et

l'on sait que, étudiant les étapes de l'apparition de ceux-ci,

DECROLY croit pouvoir observer une gradation qualitative, depuis les

besoins d'oxygène, la faim, la soif, l'équilibre thermique, le repos,

l'évacuation, l'évitement de la gêne et de la souffrance, le mouvement,

parmi les besoins individuels primaires ; l'amour-propre, l'instinct de

propriété, les tendances sociales, les sentiments supérieurs ... (cf.

1927, c).

Puis il compare ses recherches propres à celles qu'ont

entreprises, à propos du développement des intérêts chez l'enfant, des

auteurs tels que SIGISMUND, NAGY, FERRIERE, CLAPAREDE et LA VAISSIERE.

Le rapport est étroit, chez ces écrivains, entre une telle succession

et celle des opérations intellectuelles. Or, sans vouloir scotomiser

l'influence de l'intelligence sur le développement des intérêts,

DECROLY se demande s'il est de bonne méthode de confondre les deux

dimensions. Il s'oppose ainsi, par exemple, aux conceptions éducatives

d'un HERBART qui fondait "l'intérêt sur les idées" alors que, pour lui,

celles-ci trouvent plutôt une de leurs bases dans l'intérêt" (1927, h,

p. 63). Il est certes évident, en retour, que l'intelligence, comme

d'ailleurs la constitution, le tempérament, l'état de l'affectivité,

les aptitudes sensori-motrices, le langage ..., affecte les intérêts

et les module selon les individus.

C'est pourquoi, lors de l'application à l'éducation de

méthodologies prenant en compte les tendances de l'enfant, l'on ne

devrait point se satisfaire aussi aisément de ces tableaux généraux

de leur évolution : une pareille schématisation "peut toutefois servir

de guide, permettre d'organiser à peu près le milieu convenable pour

des normaux d'un âge déterminé, mais peut cependant induire en erreur

dans des cas individuels plus nombreux qu'on ne pense" (1925, b, p. 10).

Il convient bien plutôt, estime-t-il, de se montrer attentif

à établir les conditions optimales pour mettre à jour les intérêts réels

Page 18: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

des écoliers, de chacun même, puisque les facteurs intervenant au cours

de leur genèse obligent à cette étude différentielle, rendue d'autant

plus nécessaire que le sujet est plus jeune. De même, il importe de se

garder de considérer l'intérêt apparent manifesté par l'enfant comme

significatif en soi : "il ne faut pas oublier, en effet, que ce qu'on

appelle l'intérêt n'est qu'un signe (...) il ne peut pas toujours nous

fixer exactement sur la cause profonde de l'impulsion qui le détermine"

(1924, j, pp. 148-149). Ainsi peuvent être variés et nombreux les

motifs qui poussent plusieurs personnes à accomplir le même acte :

DECROLY cite l'exemple des mobiles divers qui incitent à la pratique

d'un culte. C'est bien que "les mêmes gestes ont donc des significations

cachées très différentes et l'intérêt montré pour un objet, la tendance

à agir d'une certaine manière n'est pas due, tant s'en faut, à une cause

toujours pareille" (idem., p. 149). Le développement propre des intérêts

et des tendances, celui des pouvoirs moteurs d'expression et d'activité,

des fonctions intellectuelles, le rôle du milieu, celui des expériences

personnelles, de l'éducation, de l'imitation, enfin l'action des habi­

tudes et des tendances acquises expliquent d'une certaine manière une

telle variation selon chaque individu.

Aussi bien, si l'éducation veut "tenir compte des intérêts de

l'enfant, favoriser la libération des forces intérieures" (1926, b,

p. 49), conviendra-t-il de ne pas négliger les difficultés inhérentes

à pareille entreprise, au nombre desquelles figurent :

1)"Celle qu'il y a de déterminer le vrai sens des signes apparents

pour déceler l'intérêt ;

2) celle de fixer l'influence du milieu, du cadre où se trouvent les

enfants, sur l'éveil et la fixation d'intérêts latents ;

3) celle qui résulte de 1'imppssibilité où l'on est généralement de

soumettre l'enfant à des conditions qui, dans la vie naturelle

absolue, mettraient en relief le rôle de certaines tendances

importantes ;

4) de la variété des intérêts suivant les individualités, les âges,

les moments ;

Page 19: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

5) et de l'embarras où l'on est encore sur le point de savoir quels

sont les intérêts les plus importants à favoriser, quels sont ceux

qu'il vaut mieux tempérer ou dériver" (1926, b, pp. 49-50).

La pensée de DECROLY quant à la manière d'envisager la place

des intérêts dans sa théorie générale de l'éducation et de l'enfance

-telle que nous l'évoquions précédemment- apparaît ici comme très

prudente : il n'est pas question d'établir une conception éducative

théorique qui prétende comprendre chaque élève dans son idiosynerasie ;

l'observateur lui-même peut être induit en erreur en interprétant le

sens d'un comportement, car "il n'est pas toujours possible de connaître

le fond interne, le primum moyens d'un acte ; l'enfant l'ignore le plus

souvent lui-même tout autant que l'adulte qui l'observe ; il donne le

change aux autres et à lui-même" (1926, b, p. 50).

' Si l'individualisation paraît donc nécessaire en éducation,

! l'observation des écoliers l'est également, quoique,l'une et l'autre,

insuffisantes : il convient encore d'instaurer les conditions extérieures

les plus propices à favoriser l'éclosion et la formation des tendances

favorables. Ce climat éducatif "ne peut être obtenu dans le milieu

scolaire qu'en rapprochant celui-ci le plus possible du milieu naturel

et des conditions de la vie simple, mais réelle" (1925, b, p. 10).

Le cadre naturel "est celui que nous offre la nature, telle quelle ou

telle que l'homme l'approprie pour répondre à ses besoins et à ses

goûts" (1926, b, p. 50).

Car 1'environnement urbain ne constitue pas, aux yeux de

DECROLY, le milieu propice à l'émergence d'intérêts profonds : il croit

remarquer que les écoliers ruraux ont "plus de jugement pratique, plus

d'initiative" (1924, k, p. 5), ils se "débrouillent mieux". Mais cette

capacité est fréquemment voilée, comparativement aux citadins, par une

moindre facilité verbale, en tout cas au cours des premières années de

la scolarité. Mais ensuite, ce sont souvent eux qui l'emportent, notam­

ment dans les disciplines "où il faut le plus d'attention volontaire,

de ténacité, de logique : calcul, géographie, travaux manuels, etc."

(idem.).

Page 20: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

C'est que le milieu rural, plus naturel, présente davantage

d'occasions pour la manifestation des besoins fondamentaux : "les

musées, les cinémas, les cortèges, les étalages ne remplacent pas le

spectacle grandiose de la nature, la prestigieuse métamorphose de celle-

ci aux diverses saisons, la contemplation, jour par jour, des aspects

du ciel, de la campagne et des bois, la constatation directe des

conséquences de la chaleur, du froid, du vent et des averses ..."

(1924, k, p. 6). Les enfants de la campagne sont plus proches des

réalités de la vie artisanale et sociale, tandis que les conditions

d'existence dans les ensembles urbains ne cessent de se détériorer et

de s'éloigner d'être "naturelles", accroissant par là même les respon­

sabilités de l'Ecole. C'est donc le modèle de cette vie campagnarde

dont il importe de s'inspirer pour la conduite de l'action éducative.

A partir de ces considérations DECROLY va pouvoir élaborer,

progressivement, une méthodologie propre à rapprocher l'enseignement,

le plus possible, des modes spontanés d'apprentissage. C'est tout

d'abord, la prise en compte effective des intérêts, car "depuis qu'on

s'est donné la peine d'étudier l'enfant pour découvrir la vraie base

d'une pédagogie naturelle, on sait que seul l'intérêt biopsychologique

provoque et soutient l'attention, dirige et règle l'assimilation

mentale. On sait aussi que les intérêts natifs des enfants de tous

les pays sont en dehors de l'Ecole, comme l'ont conçue les pédagogues

logiciens" (1923, m, p. 55).

Il ne s'agit pas, pour autant, de recommander aux maîtres

d'Ecole de subordonner leur action éducative au mouvement immédiat des

intérêts enfantins : le risque existe de constater que ces derniers ne

soient que fugaces et ne se maintiennent pas tout au long de l'étude

entreprise ou ne conduisent pas directement aux éléments du programme

et aux exigences de l'apprentissage intellectuel ; l'éducateur, de

plus, ne sait plus trop alors quels sont les objectifs qu'il poursuit

et si, même, il peut s'en fixer.

Conscient de ces difficultés, DECROLY dresse un plan d'études

qui doit guider l'action des enseignants tout en s'accordant au mouvement

Page 21: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

"naturel" de la curiosité et des tendances chez l'élève : il importe

de prendre appui sur les intérêts liés aux "instincts primaires

individuels", lesquels comprennent "l'alimentation, la lutte contre

les intempéries, la défense contre les dangers et ennemis divers"

(1929, i, p. 54) et d'autres comme l'amour-propre, l'instinct de

propriété et les instincts sociaux.

Ces besoins "premiers", pourquoi ne pas en faire les données

de base du programme d'enseignement ? Tel est bien le choix que fait,

pour les écoliers "normaux", le directeur de l'Ecole de l'Ermitage

comme il avait déjà procédé, auparavant, avec les irréguliers, et cette

option lui est dictée, comme nous l'avons vu, par ses convictions

scientistes et évolutionnistes, mais aussi par ses observations psycho­

logiques qui.l'ont conduit à vouloir proposer une démarche d'apprentissage

qui soit celle-là même des "opérations d'une activité mentale synthétique"

et comprenne donc tout d'abord un "travail des sens stimulés par l'intérêt'

(1921, 1, p. 27).

Il s'agit donc, pour l'enseignement,

1) "de prendre la base commune dans les besoins les plus généraux, les

plus profonds, et les plus permanents ;

2) d'organiser le milieu et d'appliquer les méthodes de manière à

répondre, au moment de leur apparition, aux intérêts spéciaux

favorables (..) ;

3) de l'organiser en outre de façon à favoriser les habitudes ou ten­

dances acquises favorables, utiles, nécessaires ou indispensables ;

4) d'utiliser des jeux dans la classe, de manière à satisfaire des

techniques et des connaissances"

(1924, j, p. 151).

Le besoin ainsi choisi fait l'objet d'une étude approfondie

et constitue le centre autour duquel convergent toutes les activités

durant une période plus ou moins longue ; en pratique, il est distingué

quatre besoins fondamentaux : se nourrir, lutter contre les intempéries,

se défendre contre les dangers et les ennemis divers, enfin travailler

solidairement, se récréer et s'élever. "Chez nous, nous ne commençons

Page 22: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

le système du centre unique qu'à partir de la troisième année

(groupe de neuf ans) ; dans la section préparatoire (enfants de 4 à

6 ans) et à la section primaire, premier degré (enfants de 6 à 7 et

7 à 8 ans) nous donnons des centres multiples dépendant en grande

partie du cadre et des saisons : c'est après 8 ans seulement que tous

les enfants, d'âge mental de 9 à 14 ans, sont soumis au même programme,

lequel se renouvelle tous les quatre ans" (1923, n, p. 50). Toutefois,

cette organisation est née de l'expérience et peut encore être amélio­

rée : "qu'est-ce qui vaut le mieux ? Nous expérimentons depuis 1901

chez les arriérés et les irréguliers et depuis 1907 chez les normaux

ou soi-disant tels, et nous sommes arrivés à l'étape actuelle, sans

affirmer que nous nous y tiendrons" (idem.).

On aura remarqué que, si le dernier "besoin" ne se situe pas

sur le même plan que les autres, il n'est cependant pas moins important,

car il constitue le moyen privilégié de satisfaire les besoins essen­

tiels : "on cherchera ainsi à développer les habitudes les plus

importantes, notamment celles du travail joyeux et collectif ; c'est

dans cette intention que le travail doit être traité sur le même pied

que les besoins essentiels et comme leur conséquence naturelle" (1924,

j, P. 152).

L'observation des enfants irréguliers a donc appris à

DECROLY que c'est l'intérêt -lorsqu'il est pressant- qui mobilise

efficacement l'activité du sujet et unifie les apprentissages techni­

ques en leur donnant un sens. Ainsi, à propos de l'éducation morale

des élèves handicapés intellectuellement, écrit-il que "s'il y a une

éducation de la volonté, elle se fait le plus sûrement en créant les

habitudes utiles, en partant encore une fois de l'imitation et du jeu

et en rattachant les actes à des intérêts, d'abord personnels et très

proches, de plus en plus élevés, plus lointains et plus altruistes

ensuite" (1929, b, p. 42). De la même manière, "ce sont les intérêts

qui orientent l'attention aussi bien perceptive et motrice qu'intel­

lectuelle ; il va de soi que le rendement de l'intelligence, surtout

chez les insuffisants de cette fonction, sera fatalement déterminé par

le centrage des intérêts, donc des tendances" (1929, b, p. 45).

Page 23: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

C'est pourquoi le centre d'intérêt assure le regroupement

des disciplines d'enseignement et compose l'axe du programme, tout en

permettant l'expression de motivations plus spontanées : "bien entendu,

le programme est interrompu lorsqu'un événement important permet une

leçon d'actualité : pour les petits (jusqu'à 8 ans environ), un fait

intéressant et fortuit, qu'ils pourront observer (naissance ou mort

d'animaux et de plantes, neige, gelée, incendie, accidents, etc.) ;

pour les grands (8 à 12 ans), un fait analogue, mais se passant à

distance dans la ville, le pays ou à l'étranger et auquel ils ne

peuvent assister (épidémies, accidents de chemin de fer, de mine,

tremblement de terre, éruption volcanique, avalanche, etc.). Les

documents en nature, en image ou en texte qu'on pourra recueillir à

cette occasion seront conservés et classés selon les rubriques du

programme, pour être utilisés au moment voulu" (1908, h, p. 361).

De telles positions ne manquent pas d'assurer à la pédagogie

decrolyenne une place originale au sein de l'Education Nouvelle. Certes,

l'importance à accorder à l'intérêt de l'enfant n'est-elle pas préci­

sément une idée neuve ; HERBART, déjà, proposait une concentration idéo-

centrique comme fondement des apprentissages, mais aussi HEUSINGER dont

"le principe de la concentration représente incontestablement la forme

primitive des centres d'intérêt" (JONCKEERE T., 1934, p. 1), ou encore

ZILLER, lequel "insiste sur la nécessité d'établir des liens entre les

différentes branches, et, s'il s'agit d'une seule branche, entre les

parties constitutives de celle-ci. Il veut que chaque année le maître

prenne pour centre de son enseignement un ordre de matières auquel il

rattachera et réunira tout le reste" (idem., p. 2). JONCKEERE cite

également l'Américain F. PARKER ou l'Allemand KONIGBAUER qui préconi­

sait, en 1894, des "Interessenkreisen" (cercles d'intérêt), et élabora

un programme concret axé sur 19 intérêts (cf. BRATU A.E., 1934).

On se souvient aussi que DEWEY avait marqué l'importance de l'intérêt :

"il est psychologiquement impossible de provoquer une activité sans

quelque intérêt" (DEWEY J., 1947, p. 42), et proposé sa "méthode des

projets".

Page 24: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

Il reste que la démarche de DECROLY a un caractère spécifique,

même si l'étude historique enseigne qu'elle correspond, lors de son

apparition, à une convergence de préoccupations. Chez lui, en effet,

les centres d'intérêt sont des "idées-pivots" où l'on retrouve à la

fois les besoins qu'il tient pour naturels, car relevant de sa concep­

tion biosociale, et l'étude du milieu dans lequel l'enfant aura à

s'insérer : la connaissance des animaux, des plantes, des éléments, de

la société humaine ... Ce programme est étudié à partir de la prise en

compte des étapes de toute opération mentale complète : l'observation,

tout d'abord, l'association ensuite, dans le temps et dans l'espace,

puis l'expression, enfin, sous ses formes abstraite et concrète.

Il s'agit ainsi, grâce au "centre d'intérêt", de respecter

à la fois les motivations de l'élève, car l'enseignement doit être une

réponse à ses interrogations, mais aussi les exigences du travail

intellectuel, l'habitude, par exemple, d'intégrer les connaissances

acquises dans des ensembles ordonnés. Un plan général d'études peut

alors être établi, qui sécurise le maître et lui permette d'organiser,

quoique de manière souple, les démarches collectives. Par le choix des

quatre besoins essentiels on replace l'écolier dans des conditions

naturelles : on se rapproche donc du mode de vie rural et artisanal

qui reconstitue le mieux l'existence "réelle".

L'Ecole rénovée doit être un lieu où l'enfant puisse

exprimer ses aspirations propres : or tel est bien l'un des défauts

majeurs de l'Ecole dite "traditionnelle" que d'obliger l'élève à une

écoute quasi permanente de la parole du maître, ce dernier monopoli­

sant la direction des échanges et contraignant ses auditeurs obligés

à une passivité qui n'est pas seulement corporelle. Elle abuse du

verbalisme et ne laisse qu'une place très limitée à "l'activité

personnelle, spontanée de l'enfant" (1921, 1, p. 23). On ne peut donc

Page 25: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

prétendre, usant de telles méthodes, "réaliser l'Ecole pour la vie

dans une caserne sans vie, avec un enseignement de choses inertes"

(1908, h, p. 8). DEGROLY est ainsi particulièrement critique à l'endroit

de cette institution sclérosée : "la transmission des techniques et des

connaissances, des idées et des principes qui constituent le patrimoine

de l'humanité ne peut se réaliser, sauf dans des cas tout à fait

exceptionnels et d'ailleurs sujets à caution, par un procédé purement

abstrait ou verbal" (1972, p. 17).

Il reconnaît sans doute que des connaissances se transmettent

fréquemment grâce à des modes de communication oraux ou écrits (les

cours ou les livres), mais c'est l'adulte surtout, et l'adolescent, qui

peuvent en tirer profit. Encore le bénéfice est-il alors meilleur si

ces sujets ont pu entreprendre leurs apprentissages grâce à une

première expérience en contact direct avec les réalités. Aussi le

programme de l'Ecole rénovée préconise-t-il des "méthodes intuitives,

actives et constructives", associées à "la pratique des occupations

manuelles (diverses réalisations en rapport avec les centres d'intérêt)

et par l'emploi des jeux éducatifs" (1921, 1, p. 23).

L'erreur que commettent en effet de nombreux éducateurs

consiste à oublier que l'enfant est différent d'eux, et que pour

accéder au "travail cérébral pur" (1921, e, p. 1291) il est indispen­

sable qu'il y ait une progression étagée au long de la scolarité. La

scotomisation de cette réalité conduit à instituer un enseignement

axé sur la seule culture intellectuelle : or les travaux de la

psychologie génétique, la mise en évidence du rôle de l'affectivité

et de l'expérience personnelle, motrice notamment, dans le développement

des conduites intellectuelles s'inscrivent en faux contre les pratiques

de l'Ecole "traditionnelle". Il faut donc rappeler qu'il convient, si

l'on veut respecter le mouvement naturel de l'enfance, de favoriser

l'activité chez les écoliers.

Mais vouloir que l'élève soit actif ne signifie pas seulement

instaurer le "travail manuel" à l'Ecole, ou la substitution du geste à

la parole ; il ne s'agit point de retomber dans les errements de

Page 26: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

l'ancienne "psychologie des facultés" et croire que l'on peut développer

la fonction motrice isolément des autres ; car "agir, c'est mettre en

branle toutes les parties du corps, y compris le cerveau" (1921, e,

P. 1293). Aussi bien l'action qui consiste à balayer la cour de l'école

durant une partie de la journée n'est-elle point éducative lorsqu'elle

est imposée par le maître, car "il faut faire exécuter ce que la

réflexion a montré comme devant être résolu de telle ou telle manière"

(idem.).

L'éducateur devra donc lutter en permanence contre son

inclination première à intellectualiser l'enseignement et à réclamer

de l'élève' des habitudes d'écoute, d'immobilité et de silence, car

"même la discipline a tout à gagner à permettre aux énergies de l'en­

fant de se dépenser au cours des leçons" (op. cit., p. 1294). Car si

l'écolier a pu se constituer seul une riche expérience au cours de

ses premières années d'existence, il convient de s'inspirer de cette

démarche spontanée pour établir, par comparaison et au moins pour

l'instruction primaire, des méthodes d'enseignement efficaces :

"l'enfant doit vivre un fait, parce qu'alors seulement ce fait a

pénétré par les voies les plus activés (les mains et la vue), et aussi

parce qu'il y a été intensément intéressé. L'image et le mot ne sont

que des adjuvants utiles s'ils accompagnent l'intuition concrète ;

inutiles ou dangereux s'ils sont seuls" (1908, h, p. 17).

L'Ecole rénovée sera donc active dans la mesure où elle \ i

favorisera l'expression fonctionnelle des besoins de l'enfant et \

permettra une recherche et une création authentiques de la part des I

écoliers : aussi bien, "autant que possible, pendant tous les moments

de séjour à l'école, les élèves seront-ils occupés activement, ils

vivront les notions au lieu de les entendre exposer d'une manière

forcément incomplète" (1908, h, pp. 17 - 18). Mais cela suppose une

conception renouvelée de l'éducation ; en effet, "pour cultiver l'acti­

vité, il faut donner les occasions les plus fréquentes d'intervention

des aptitudes motrices en fournissant des matériaux et outillages

divers, appropriés à l'âge, au sexe, aux intérêts et aux ressources

locales, en organisant le milieu pour faciliter le maniement des

divers matériaux et favoriser les essais" (1932, e, p. 2).

Page 27: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

L'Ecole fera donc appel à la curiosité et aux intérêts de

l'enfant et lui proposera des activités d'observation en milieu réel ;

quant à elle, elle y gagnera une réussite plus probable dans ses

objectifs, puisque l'éducateur pourra ainsi individualiser les appren­

tissages ("grâce à la méthode de participation active et personnelle

aux leçons, chaque enfant est en somme traité pour son compte" (1921,

1, pp. 33-34). Toutefois il faut bien être conscient de ce que chercher

à rendre l'élève actif implique que l'on soit parvenu à "organiser une

discipline de confiance, favoriser l'initiative, entraîner à l'activité

solidaire et pour cela éloigner les indisciplinés chroniques" (idem.,

p. 45).

Si DECROLY se montre insistant sur cette nécessité de créer

une Ecole "active", il note aussi que l'on doit "bien se persuader que

l'être vaut par ce qu'il fait, non par ce qu'il sait" (cité in GALLIEN G.

et FONTEYNE L., 193 7, p. 11), et inscrit au nombre des besoins fonda­

mentaux de l'homme celui "d1agir et de travailler solidairement" (1921,

1, p. 26. C'est nous qui soulignons). Cette préoccupation est donc

constante dans son oeuvre.

Le programme decrolyen est bâti de manière telle (globalisation

de l'enseignement, centres d'intérêts, séquences successives d'observa­

tion, d'association puis d'expression ...) que cette organisation puisse

rendre compte exactement des caractéristiques de la mentalité enfantine :

sa justification avouée est en effet constituée par 1'approche scienti­

fique qui en a constamment guidé l'expérimentation. Le milieu, de plus,

est agencé de façon à permettre aux tendances spontanées et naturelles

de l'enfant de s'y exprimer pleinement.

L'on peut ainsi comprendre en quel sens DECROLY entend

respecter la "libre"expression des besoins et curiosités de l'élève.

Page 28: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

En effet, "tout en reconnaissant que si l'on n'avait, comme Jean-Jacques,

qu'un seul Emile à diriger, il y aurait un certain avantage à suivre

les curiosités de l'enfant à mesure de leur apparition, nous devons

cependant ne pas oublier que ces curiosités elles-mêmes sont suscitées

en partie au moins par les phénomènes qui se passent et les objets qui

se présentent, qu'en conséquence elles sont déterminées dans cette

mesure au moins par le milieu" (1972, p. 39).

Il ne s'agit donc point d'accorder à l'enfant une totale

liberté ; il est, certes, fait une place essentielle à son activité

spontanée, orientée vers la recherche d'objectifs acceptés par lui.

Mais l'on se préoccupe tout d'abord "d'organiser" l'environnement

éducatif (Ecoles à la campagne, présence de métiers ruraux ou artisa­

naux dans l'entourage . . ) , et certes cela "ne réalise pas entièrement

ce que certains prétendent obtenir, à savoir la liberté entière laissée

à l'enfant, dans le choix des sujets sur lesquels porte l'activité de

la classe" (1972, p. 39. Manuscrit de 1930), car le maître a des

orientations éducatives définies. DECROLY ne manque d'ailleurs pas

de se demander si les systèmes qui se réclament de la liberté absolue

y parviennent effectivement. Il se borne, pour sa part, à constater

que, si l'on veut mettre l'écolier en contact "avec le monde qui

l'entoure, en tenant compte des contingences diverses qu'il doit

d'ailleurs apprendre à connaître" (idem., p. 40), il est nécessaire

de l'amener, dès l'Ecole Elémentaire, à participer à des activités

collectives, organisées en commun. Car "il va de soi que l'on ne peut

pas, sur le simple désir exprimé par un enfant, imposer à tous les

enfants telle ou telle orientation du travail ou de 1'attention.

D'autre part, si même l'intérêt de tous les enfants était identique

à un moment donné, il faudrait bien, le plus souvent, tenir compte

des moyens qu'il y a à ce moment d'y donner suite" ( ibidem. )•

Des considérations ressortissant à d'autres critères

interviennent ici, qui lui font préférer certaines formes d'éducation.

En particulier, "on parle d'individualiser l'éducation. C'est bien.

Mais l'individualisation excessive, si elle peut former l'intelligence,

est néfaste pour le coeur et le caractère. Faute d'éducation collective,

Page 29: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

l'individu devient un déséquilibré" (1924, i, p. 16). On s'en tiendra

donc à tenir compte, "dans la mesure du possible", de la spécificité

de chaque élève et on cherchera à "concilier les avantages des deux

systèmes sans s'exposer à leurs inconvénients" (idem.). L'exemple du

travail manuel pour lequel chacun collabore à la réalisation de l'en­

semble indique vers quelle voie il convient de s'engager. L'enseignement

collectif, de son côté, amène trop fréquemment à laisser les élèves

dans une situation de passivité et contraint le maître à rechercher

un langage qui s'adresse à tous, sans être toutefois assuré de se

faire bien comprendre de chacun, du fait des âges différents, des

possibilités variées : "ce sont les anormaux qui nous ont enseigné à

individualiser. Entre eux les différences sont encore bien plus

colossales" (1924, i, p. 17). Les expériences du travail libre chez

COUSINET, la méthode MONTESSORI, les jeux éducatifs de DECROLY et

MONCHAMP, le système de WASHBURNE, celui de Mademoiselle DESCHAMPS à

Bruxelles, le Plan DALTON ... sont cités comme autant d'exemples de

recherches en ce sens : "comment individualiser ? Tout tient dans cette

formule : le pédagogue ne doit pas enseigner, mais orienter" (idem.,

p. 17).

L'exigence de liberté individuelle risque parfois de s'opposer

à la revendication d'une liberté collective ; dans un tel cas, DECROLY

demande que, "dans l'intérêt même des individus, le groupe devant être

considéré d'abord, l'intérêt de l'individu doit être sacrifié quand

celui du groupe l'exige" (1927, e, p. 184). Car accorder toute "liberté"

à l'enfant, ce pourrait être aussi accepter l'expression des tendances

négatives, donc choisir de les voir se développer, puisque "le laisser

libre, c'est surtout lui permettre d'être gourmand, grossier, bruyant,

bavard, remuant, malpropre, cruel, indiscipliné, désobéissant, révolté,

paresseux" (op. cit., p. 185). Telle est d'ailleurs la manière dont

réagit l'opinion lorsqu'on lui parle de la liberté en éducation. "Or,

laisser l'enfant libre, c'est aussi lui permettre de manifester ses

tendances favorables, le laisser libre de bien faire. (..) C'est encore

lui aider à découvrir le monde, à faire des expériences à propos de ce

qu'il rencontre, à essayer ce qu'il imagine, à construire ce qu'il

invente" (1927, e, p. 186). Il conviendra donc de se montrer restrictif

Page 30: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

lorsque la liberté octroyée à l'écolier le conduit à ces manifestations

négatives mais d'être, en revanche, valorisant dès lors que l'usage

qu 'il en fait le mène à une action responsable et constructive.

L'action éducative, ici, sera renforcée par l'étude attentive

des réactions propres à chaque enfant, car "toute généralisation est

impossible et fautive. Dire à l'instituteur : laissez vos élèves libres,

c'est lui faire subir des échecs qui en feront un adversaire de la

liberté en éducation. Armez-le plutôt à l'avance en lui montrant les

difficultés dues aux différences individuelles. Un des problèmes les

plus urgents à l'heure actuelle est d'étudier l'enfant afin de le

connaître et de distinguer ses particularités. Apprendre au jeune

maître à examiner ses élèves est beaucoup plus important que de lui

enseigner une méthode de calcul ou de lecture" (1927, e, p. 190).

La discipline ne doit pas intervenir comme une exigence

extérieure ; elle est un élément qui permet d'assurer l'obtention des

buts que la classe s'est fixés. En fait, outre l'observation attentive

des enfants, l'essentiel de la tâche de l'éducateur consiste dans

l'organisation du milieu éducatif ; or c'est trop fréquemment encore

que l'Ecole est agencée pour le confort de l'adulte et non en fonction

des "exigences de la nature enfantine : "à mon avis, tout le problème

est là : faut-il que le milieu soit organisé pour l'adulte ou pour

l'enfant ?" (idem., p. 186).

Dans les villes, les écoliers disposent d'un espace bien

trop limité pour que puissent s'exercer leurs dispositions positives.

"A la campagne seulement, ou aux confins des petites agglomérations

(..), le long des chemins qui conduisent au village, à l'Ecole et à

l'église, l'enfant a mille occasions d'observer, de muser, d'expéri­

menter, de constater les grands phénomènes naturels et leurs effets

sur la vie et celle des hommes dont il constate et apprécie les

efforts d'adaptation" (1927, e, p. 187). La présence d'un tel milieu

permet de suggérer des expériences, des recherches, que le maître

s'efforcera d'exploiter au mieux. Son rôle est en effet essentiel :

"nous considérons l'influence de l'adulte comme indispensable, mais

Page 31: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

pas moins dans le sens restrictif et frénateur que dans le sens

stimulateur et organisateur d'un milieu adéquat. Pour ce qui regarde

le milieu scolaire, c'est celui, de l'Ecole active qui est le plus

propre à réaliser les conditions optima pour répondre à ces desiderata"

(1927, e, p. 187).

Dans le cadre de l'Ecole rénovée les questions de discipline

trouvent plus facilement leur solution : "on peut affirmer que plus le

professeur est lui-même un exemple d'activité, mieux il organise les

occupations dans sa classe, plus il y a de chance qu'il ait le maximum

de discipline et le minimum de difficultés, avec le maximum d'initia­

tive et de liberté accordées aux élèves et le minimum de punitions"

(1927, e, p. 187). Le souci d'assurer une formation morale et sociale

compte parmi les préoccupations essentielles de DECROLY. On l'a vu

insister sur la nécessité de faciliter le travail personnel de l'élève

lorsqu'il répond à un intérêt et mobilise de sa part un effort soutenu,

et mettre en garde contre le risque de favoriser un certain individua­

lisme. Les activités en équipe seront nombreuses et les responsabilités

assumées par les écoliers réelles.

Il s'inspire ici des expériences de "self-government" pour

proposer que l'Ecole rénovée vise à constituer une petite communauté

dans laquelle chacun, élève ou professeur, se sentirait participant de

la vie et de la discipline de l'ensemble. Sans doute le degré de

responsabilité des écoliers est-il fonction de leur maturité intellec­

tuelle et morale, mais "après une première période de contrainte

intellectuelle et éclectique, il y a plus d'avantages à ce que l'enfant

se discipline peu à peu lui-même qu'à être discipliné de l'extérieur ;

pour cela l'exercice de la responsabilité et l'habitude de l'initiative

sont de nature à jouer un rôle de premier ordre" (1930, f, p. 160).

Page 32: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

Ainsi les élèves auront-ils la charge de la culture des

plantes, du soin des animaux, de l'animation des ateliers divers

(bois, fer, tissage, imprimerie . . . ) . De plus ces tâches seront

partagées entre les enfants et les groupes d'écoliers et ils les

rempliront à tour de rôle, afin que chacun puisse éprouver sa parti­

cipation à l'existence de la collectivité. Une certaine vie sociale

sera donc expérimentée, avec ses "charges", ses responsables (les

"capitaines"), l'administration du Journal de l'Ecole, l'organisation

des fêtes, la représentation de pièces de théâtre, de chants, de .

danses ... Mais les compétitions entre élèves seront évitées et on ne

les notera, ni ne les classera.

Il s'agit toutefois davantage d'instaurer une participation

active des élèves à l'animation de leur Ecole que d'organiser un réel

"self-government", car les fonctions assumées par les écoliers portent

surtout sur des tâches parallèles au travail scolaire proprement dit,

même si elles assurent une motivation et un point de départ aux

exercices d'observation. En fait c'est le milieu physique et humain

dans sa globalité qui exerce un rôle éducatif ; DECROLY se montre peu

préoccupé d'organiser, dans le moindre détail, le milieu scolaire. De

plus, et même si l'Ecole "doit représenter un milieu où l'enfant

s'initie peu à peu aux activités et responsabilités matérielles et

sociales de la vie réelle" (1932, e, p. 8), il n'est point indispen­

sable de faire en sorte que ces travaux soient directement utiles à la

société adulte ; le pédagogue belge s'écarte ici des conceptions de

J. DEWEY.

Si l'Ecole est une préparation à la vie, elle est aussi, et

déjà, "la vie" : aussi bien les espoirs que l'on peut placer en elle

pour la transformation de la société dans le sens d'une rationalité plus

complète, d'une instauration plus satisfaisante de conditions d'existence

Page 33: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

"naturelles" sont-ils justifiés. Améliorer l'éducation, c'est, à plus

long terme, oeuvrer pour le progrès social. Sans doute DECROLY n'est-

il point ici d'un optimisme exagéré et l'on se rappelle ses positions

prudentes sur le mouvement général des sociétés humaines, comme aussi

ses réflexions modérées sur les possibilités de l'éducation comparati­

vement au poids des facteurs innés et des contraintes d'un environnement

défavorable. Ne se voulant ni fataliste, ni utopiste, il se borne à

constater que l'Ecole conserve un rôle non négligeable.

Il serait certes précieux pour les pédagogues de connaître

le détail des influences qui conduisent à la formation des personnali­

tés équilibrées, mais "même lorsqu'une éducation a réussi, c'est

presque toujours par l'intervention indirecte et indéterminable de

facteurs qui sont le plus souvent malaisés à définir même a posteriori"

(1923, e, p. 2). Il ne reste alors, si l'on cherche à prévenir au mieux

les influences négatives, qu'à "réunir dans un milieu le plus de condi­

tions favorables, et d'éliminer le plus de conditions défavorables à

l'évolution normale"(idem.). Les questions d'éducation restent toutefois

primordiales et DECROLY s'attache à montrer que tout un chacun, à

quelque titre et .plus ou moins directement, est concerné par ce problème.

Le paradoxe lui semble alors d'autant plus aigu de constater la place

fort limitée occupée par ces questions dans les journaux ; il lui sem­

blerait nécessaire qu'elles aient "une place au moins égale à celle des

sports et des théâtres" (1919, a, p. 6). Il est vrai que de nombreuses

interrogations demeurent sur les modalités de l'organisation éducative,

en des domaines d'importance où l'on n'a pas encore découvert de

réponses satisfaisantes. Ainsi, se demande-t-on encore, "comment pré­

parer la jeunesse à la conscience civique et à son rôle familial et

social ?" (idem.).

Ces lignes sont écrites au lendemain de la guerre mondiale,

alors que l'éducation est l'objet de grands espoirs, car c'est la

seule entreprise humaine à même d'assurer l'avenir d'une société :

" c'est dans la préparation des jeunes, à laquelle tout homme doit

participer, que se trouve le gage, le seul, d'un avenir où la justice

et le droit dans le travail solidaire l'emporteront sur la force

aveugle et 1'iniquité" (idem., p. 7).

Page 34: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

Aussi bien ce thème du rôle de l'Ecole dans la société

était-il précisément celui qu'avait retenu le Congrès de la Ligue

Internationale pour l'Education Nouvelle, tenu à Nice, du 29 Juillet

au 12 Août 1932. DECROLY avait préparé un rapport mais son état de

santé (il devait décéder au mois de septembre suivant) ne lui permit

point d'effectuer le voyage. Nous disposons toutefois du résumé de

son intervention (1932, a), qui fut lue à Nice par l'un de ses colla­

borateurs.

Il y examine tout d'abord l'ensemble des conditions sociales

actuelles pour constater les importants et rapides changements survenus

au cours du dernier demi-siècle, l'ampleur prise par les questions

économiques, la toute-puissance de la "finance internationale et

anonyme", le rôle des moyens rapides de communication, l'interdépen­

dance entre les diverses parties de l'humanité. Il note encore les

effets néfastes des "spectacles sportifs et cinématographiques, le

goût de la toilette, de la vie facile, des jouissances matérielles" :

dans leur majorité, les individus sont portés "à rechercher les profes­

sions qui procurent un gain rapide, à échapper à la contrainte des

métiers exigeant.un travail consciencieux et régulier, à recourir à

des moyens hasardeux ou illicites de s'enrichir en évitant l'effort,

et en comptant sur la chance et le hasard" (idem., p. 179). De plus,

les parents exercent une influence moindre car, peu présents à leur

famille du fait de leurs activités professionnelles, ils peuvent moins

protéger et surveiller leurs enfants. Aussi bien le rôle de l'Ecole

s'en voit-il accru, car "c'est sur elle surtout qu'il faut compter pour

rétablir l'équilibre" (ibidem.).

L'efficacité d'une action à un niveau international suscite

le scepticisme : l'exemple des difficultés que connaît la Société des

Nations (S.D.N.) incite, pour le moins, à la circonspection. Mais il

ne saurait être question de cesser tout effort en ce sens. C'est ce

que DECROLY affirme dans une lettre qui, adressée en Août 1932 aux

enfants d'une Ecole australienne et destinée à leur journal scolaire,

fait part de ses réflexions sur le thème de la paix à construire entre

les peuples. Il demande tout d'abord que chacun soit attentif à

Page 35: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

"développer l'habitude de donner au lieu de celle de recevoir, la

tendance à servir au lieu d'exploiter" (1933, b, p. 170). Pour ce

faire, il convient d'accepter la double nécessité de la loi du travail

solidaire et de la règle de bonté active. Sans doute ne parviendra-t-on

point ainsi à supprimer tous les conflits mais, d'une manière générale,

"c'est par les moyens sincères, droits et pacifiques que toutes les

discussions entre enfants doivent s'aplanir" (idem.). On ne craindra

pas alors de faire appel à des arbitres pour qu'ils examinent "ce qui

est la vérité et la justice" et "se conformer à leurs décisions" (ibidem. )

Le monde des adultes connaît ces mêmes problèmes dont

l'assemblée des arbitres est constituée par la Société des Nations,

juges que "les peuples ont délégués pour intervenir quand il y a des

différends qui n'ont pu se liquider directement" (idem.). S'adressant

ici à des écoliers, DECROLY fait surtout ressortir le rôle positif de

cette assemblée : "tous les enfants doivent admirer ceux qui ont eu

l'idée de créer cette société et honorer ceux qui s'efforcent de lui

faire réaliser son but" (ibidem. ).

Dans son rapport au Congrès de Nice, il se montre toutefois

plus soucieux en ce qui concerne l'avenir. Il lui semble que l'urgence

impose de commencer "par préparer l'élite, à la sélectionner et à la

former dès l'Ecole" (1932, a, p. 180). Une classe supérieure doit en

effet pouvoir se dégager, et c'est en elle que l'on peut placer une

large part des espoirs de progrès social : "font partie de cette élite

ceux qui, par un développement aussi harmonieux que possible des

facultés de compréhension, d'invention, de réalisation, sont capables

de remplir les plus délicates fonctions sociales" (1922, e, p. 15).

Ils équilibrent ainsi ce "poids mort colossal" que représentent les

"parasites" (idem.), mais ils n'ont pas à tirer orgueil de leurs

capacités : "la chance énorme que constitue cette richesse intellec­

tuelle, (l'élite) ne saurait la payer assez en s'occupant des autres",

car, "si (elle) est indispensable, c'est pour se donner" (ibidem. ).

Il conviendra de la recruter "par des procédés plus

rationnels que ceux qui ont présidé le plus souvent à la sélection

des castes aristocratiques" (1932, a, p. 180). Sa formation ne

Page 36: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

visera pas seulement "l'intelligence et les connaissances", mais

s'attachera essentiellement à développer les "dispositions de carac­

tère" (désintéressement, générosité, dévouement à l'intérêt commun,

courage, sincérité, modestie, sens du devoir social . . ) .

Pour atteindre ces objectifs, DECROLY propose un programme

d'action éducative en huit points :

1) mettre l'accent sur la qualité intellectuelle à dominante verbale

comme sur l'intelligence sociale, les dons artistiques, les

capacités d'invention ;

2) l'Ecole sera active ;

3) les maîtres auront été formés à cette tâche et l'Ecole sera dirigée

"par un chef capable de comprendre son rôle et de le réaliser" (1932,

a, p. 180) ;

4) on essaiera de réaliser autant que possible un système "d'auto-

éducation et l'individualisation des activités" ;

5) on donnera à cette future élite "l'occasion d'apprendre à diriger,

d'organiser, à prendre des initiatives et à les mener jusqu'au bout" ;

6) on préparera les élèves à mettre leurs capacités au service du bien

commun ;

7) les connaissances et la culture ne devront donc pas être acquises

"seulement pour satisfaire l'amour propre et procurer des joies

passives, mais comme des biens qu'ils doivent sauvegarder, étendre,

et partager avec leurs semblables" (idem.) ;

8) l'élite sera conduite à rechercher ses joies dans "l'accomplissement

modeste de sa tâche sociale".

Le succès de l'Ecole rénovée suppose, bien évidemment, des

éducateurs spécialement préparés à cette mission. On s'attachera donc

à améliorer les conditions de leur vie matérielle et de leur prestige

social "pour les mettre au moins au niveau de celles des professions

Page 37: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

libérales" (1932, a, p. 180), on rendra le travail des maîtres "moins

monotone, plus varié, plus sain et plus libre (programme et méthodes

de l'Ecole active)" ; les meilleurs des enseignants, les plus méritants

pourront atteindre "les situations de direction, d'inspection et les

postes supérieurs de l'administration", et l'organisation pédagogique

sera séparée de l'organisation administrative ; l'influence des

facteurs politiques sur les nominations et la surveillance des Ecoles

sera éliminée dans la mesure du possible ; enfin, on améliorera les

Ecoles normales, et on facilitera la poursuite d'études supérieures

"aux maîtres les mieux doués".

Car l'éducateur a cette lourde responsabilité d'être "pour

le peuple le guide intellectuel et moral" (idem.) ; " constamment au

courant du mouvement des idées" ( ibidem.), il doit les mettre au

contact des enfants et préparer la génération actuelle à faire en

sorte "que le labeur de tous profite à chacun, et que les jeunes

comprennent et pratiquent effectivement la solidarité" (idem.).

C'est à lui, en définitive, qu'il revient "de conserver

intacte ou plutôt d'élever encore cette tendance profonde et pour

ainsi dire rivée à toutes les particules de notre être, que des

poètes pressentants et imagés ont appelée -l'âme de l'espèce-" (1908,

h, p. 362).

Il n'est pas sans intérêt, croyons-nous, d'observer ici

comment DECROLY envisage de sélectionner les éducatrices du Foyer des

Orphelins : sans prétendre, en effet, extrapoler directement de ces

éléments à une typologie des maîtres d'Ecole, des comparaisons peuvent

toutefois être esquissées qui permettent d'utiles réflexions sur les

priorités retenues pour le choix du personnel enseignant. Pour lui,

il est certes évident que "la valeur du home dépend en effet de la

valeur des éducatrices" (1920, c, p. 1).

Ces dernières doivent être "de préférence, célibataires,

ou veuves sans petits enfants" (idem.), de plus, "plutôt jeunes", et

dotées "des qualités de santé, de force, d'endurance, d'activité qui

Page 38: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

sont des plus importantes et commandent les autres" (1920, c, p. 1).

En effet, elles seront toujours "sur la brèche". Elles doivent encore,

"être allantes, énergiques, bien portantes" (idem., p. 2)."Aussi la

femme qui n'a pas l'amour de l'enfance ne doit-elle pas s'orienter

vers la profession, disons l'apostolat d'éducatrice ; elle ne pourra

jamais, quoi qu'elle veuille, remplir son rôle avec la joie et l'entrain

qui sont le prix du dévouement maternel" ( ibidem.).

Les qualités personnelles ainsi requises ne sont déjà point

communes ; encore convient-il, de plus, que ces personnes exercent

une action éducative appropriée aux besoins réels de chaque enfant,

car "s'il suffit d'aimer pour se dévouer, il ne suffit pas toujours

de se dévouer, même à l'extrême, pour agir bien" (idem.). Il importera

donc que les éducatrices du Foyer des Orphelins soient "instruites de

ce qu'est l'enfant, de la manière dont il se développe physiquement

et mentalement, de ce qui lui est favorable ou désavantageux, tant au

point de vue du corps que de 1'esprit et du coeur" ( ibidem.).

L'ensemble de ces exigences est ainsi résumé : "le trépied des qualités

indispensables qu'on est en droit d'exiger d'une éducatrice est donc :

d'être jeune, en.bonne santé, vigoureuse et active, d'aimer l'enfant

mais avec intelligence, de connaître l'enfant et les méthodes éduca­

tives. Ce trépied comprend en somme : force, amour éclairé, savoir"

(idem., pp. 3-4).

La correspondance n'est certes pas possible dans sa totalité

entre ces positions et celles que le directeur de l'Ecole de l'Ermitage

aurait pu exprimer quant à la sélection des futurs professeurs de

l'Ecole rénovée : l'on peut toutefois retenir de ces réflexions la

nécessité pour les éducateurs de disposer de réelles disponibilités

affectives, physiques et intellectuelles pour accomplir leur "vocation".

C'est que le rôle qui leur est confié est essentiel pour la réussite

de l'Ecole : il leur revient de favoriser la démarche active de l'élève,

d'organiser le milieu éducatif afin qu'il stimule les intérêts latents

de l'écolier et d'assurer l'acquisition des finalités générales et

sociales fixées à l'éducation...

o o

Page 39: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

La volonté decrolyenne d'instaurer une éducation "biologique"

et de contribuer ainsi, progressivement, à la constitution d'une

pédagogie scientifique, semble donc pouvoir s'accorder avec les réali­

tés et les exigences du milieu social global. Gela suppose certes une

répartition préalable des compétences réciproques : les questions

concrètes de définition des programmes scolaires et de choix des

méthodes d'enseignement ne doivent point relever des autorités politi­

ques, mais incombent aux hommes de science qui, grâce à leur méthodologie

objective, peuvent seuls en décider après expérimentation. Le pouvoir

politique, quant à lui, prévoit l'organisation matérielle de l'ensei­

gnement, le financement de l'éducation et des structures indispensables :

centres de recherche, structures administratives ... L'indépendance

effective des chercheurs est la garante de la qualité de leur travail

et favorise leur contribution positivé à l'amélioration du système

éducatif et, par voie de conséquence, du champ social tout entier.

Ces conditions établies, les principes éducatifs retenus par

DECROLY apparaissent dans toute leur originalité : l'éducation doit

être "naturelle", dans "la vie", centrée sur les besoins primordiaux

de l'homme de tout temps et de tout pays, individualisée et adaptée

aux capacités de chacun, appropriée à la connaissance acquise sur la

spécificité des processus psychiques de l'enfant -en particulier, le

phénomène de globalisation, le rôle de l'intérêt, la nécessité de

l'activité de l'élève-, mais elle doit aussi assurer une formation

sociale qui permette une intégration sans heurt des jeunes généra­

tions ; il lui faut donc éviter les pièges de l'autoritarisme, du

libertarisme et du spontanéisme ... L'Ecole exerce ainsi tout son

rôle et contribue, à sa mesure, au progrès social en permettant le

renouvellement des élites : c'est dire qu'il lui est nécessaire de

pouvoir compter, pour accomplir cette mission, sur des éducateurs de

grande qualité ...

Page 40: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

CHAPITRE SEPTIEME

LA "METHODE" DECROLY.

Entre 1901 et 1932, DECROLY s'efforce de traduire ses

conceptions éducatives dans le concret de l'organisation des institu­

tions qu'il a créées et met ainsi au point des procédures originales

qu'il expérimente avec ses collaborateurs, puis dont il observe les

résultats. C'est un ensemble de pratiques qui est donc élaboré, dont

beaucoup sont aujourd'hui largement connues : les centres d'intérêt,

la méthode idéo-visuelle de lecture, la distribution des séquences

d'apprentissage selon les trois temps de l'observation, de l'association

et de l'expression, l'ouverture sur la vie grâce, notamment, à l'étude

du milieu environnant ...

Mais toutes ces techniques définissent-elles, dans l'esprit

de celui qui les préconisait, ce qu'il est convenu d'appeler une

"méthode" et, dans le cas d'une réponse positive, sont-elles solidaires

l'une de l'autre : en quelque sorte, un éducateur peut-il se déclarer

"decrolyen" et si oui, comment l'identifier ? Doit-il, pour mériter

cette fidélité, accepter telles quelles les procédures pratiquées par

DECROLY lui-même et ses collaborateurs immédiats ? Les réponses appor­

tées par le fondateur de la "méthode" constituent donc un élément

essentiel sur lequel il importe de s'interroger.

o o

Les formes de l'activité scolaire doivent être déterminées

par l'observation directe de l'enfant ici et maintenant, par ce qu'elle

apprend au psychologue sur la spécificité des modalités d'apprentissage

Page 41: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

à chaque âge. L'Ecole tiendra donc compte de ces processus psychiques

pour conduire les élèves à ses objectifs éducatifs propres : en ce sens,

les conceptions éducatives de DECROLY procèdent bien d'une approche

rationnelle, articulée sur une connaissance psychobiologique de l'enfant,

et devant aboutir à une insertion adaptée dans le milieu social : la

didactique sera plus directive que spontanéiste et l'appel à l'intérêt

de l'élève sera comme filtré par la présence du programme, axé, lui,

sur les besoins les plus profonds, les plus durables. Mieux connaître

l'enfant pour mieux l'éduquer, telle est bien la démarche decrolyenne

et nous avons pu observer déjà comment la recherche scientifique sur

l'enfance est un élément fondamental dans sa construction théorico-

pratique.

Si cette connaissance doit permettre une meilleure action

éducative, c'est notamment à travers l'élaboration de programmes

renouvelés d'enseignement. En effet, les idées habituelles en la

matière relèvent de préoccupations adultes et s'appuient "uniquement

sur la valeur approximative des acquisitions dites de culture et des

acquisitions techniques, telles que la conçoivent des esprits adultes

en dehors de la vie réelle et préoccupés surtout de l'importance

théorique de la partie du savoir ou de connaissances qu'ils explorent

ou ont acquise" (1930, m, pp. 5-6). Le programme est alors bâti élément

par élément, "c'est une construction qui n'a pas été élevée selon un

plan unique et profond, mais pièce par pièce par des architectes

différents inspirés de principes et de buts souvent divergents et qui

manquent en tout cas de coordination" (op. cit., p. 5).

A l'opposé d'une pareille manière de voir, DECROLY compose

le programme d'une Ecole rénovée, à partir de plusieurs critères ;

il doit :

a) "tendre à l'unité ;

b) convenir au plus grand nombre de mentalités possibles ;

c) permettre l'acquisition d'un minimum de connaissances indispensables ;

d) favoriser le développement intégral de toutes les facultés, et

l'adaptation au milieu naturel et social où l'enfant devra passer son

existence".

(1908, h, p. 324).

Page 42: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

L'acquisition du premier objectif sera facilitée par la

centration sur les intérêts, le second par une certaine individualisation

et une adaptation aux conditions locales : "un jour, on n'enseignera

plus au moyen d'un programme uniforme tous les enfants d'un pays, mais

dans chaque localité on tirera parti des ressources naturelles et des

activités humaines qu'elles déterminent" (1908, h, p. 325). Les savoirs

à acquérir ne doivent pas être l'objet d'une quantification préétablie,

alors que l'objectif est bien plutôt de donner à l'enfant "le goût de

connaître et la clef pour apprendre" (idem.). Il s'agit alors "de posséder

logiquement les connaissances indispensables se rapportant aux grands

mécanismes de la vie individuelle et sociale ; et par dessus tout, de

s'être imprégné de la grande loi qui domine l'univers et les êtres :

l'évolution, synonyme de progrès, basée bien entendu moins sur la lutte

pour la vie que sur la solidarité pour la vie" (idem.).

L'adaptation au milieu peut être préparée par l'Ecole, qui

s'attache donc à initier l'enfant à ce qu'est la vie :

a) "la connaissance de l'être vivant en général et de l'homme en

particulier ;

b) celle de la nature, y compris l'espèce humaine en tant que groupement

et considérée comme formant une partie du milieu".

(idem.). On doit commencer par donner à l'enfant une connaissance sur

"les mécanismes accessibles de son organisme physique et mental" (op. cit,

p. 360).

On lui fait prendre conscience de ses besoins ("se nourrir, se

reposer, se garantir contre les intempéries, les accidents, les mala­

dies ; il doit aussi s'instruire, se préparer à gagner sa vie, il a des

besoins moraux et esthétiques" (1908, h, p. 360), de la manière dont ils

sont satisfaits et de quelle dette il est redevable par rapport à ses

aînés.

Ensuite, c'est l'étude du milieu, la manière dont ce dernier

répond aux besoins humains. Cette partie du programme peut être

décomposée en deux parties : l'enfant et l'humanité (les autres hommes) ;

l'enfant et la nature. Le milieu est en effet constitué :

Page 43: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

- du milieu humain : l'enfant et sa famille, l'Ecole, la commune,

le pays, la société ;

- du milieu vivant : l'enfant et les plantes, les animaux ;

- du milieu non-vivant : l'enfant et la terre (l'eau, l'air, le sol) ;

l'enfant et le soleil, la lune et les astres.

Chacun des points ci-dessus évoqués esf'traité sous trois

aspects :

a) avantages au point de vue de l'homme et moyen d'en tirer parti ;

b) inconvénients et moyens de les éviter ;

c) conclusions de vie pratique sur la manière dont l'enfant doit se

comporter pour son bien et celui de l'humanité".

(1908, h, p. 361).

L'étude est adaptée aux possibilités de chaque classe d'âge

mais ce programme, qui peut être appliqué "très tôt, dès l'âge de 3 à

4 ans" (idem.) se répète "chaque année en s'étendant chaque fois, en

approfondissant des points différents de la matière, tout en conservant

la même trame, et en récapitulant les grandes lignes" (idem.). Ainsi

construit, le programme "d'une Ecole dans la vie" est-il sans doute

"pré-établi dans ses grandes lignes, mais il faudra aussi tirer parti

des circonstances pour traiter occasionnellement des questions dont

l'intérêt domine à un moment déterminé" (1930, f, p. 159).

Les méthodes d'acquisition des connaissances sont celles qui

"permettent la redécouverte, l'expérience personnelle, l'activité, la

réalisation individuelle ou collective, en un mot la solution complète

de problèmes réels, de "projets", comme on dit outre-Atlantique"

(idem.). Ainsi les manuels d'enseignement ne sont-ils plus nécessaires ;

on les utilise seulement comme document informatif (1) : mais leur

(1) A l'Ecole de l'Ermitage, l'on a "supprimé tous les livres qui ne sont

pas des livres de référence, nous avons supprimé toutes les études qui

étaient des études de mémoire uniquement, sans supprimer pour cela la

mémorisation, et nous avons donné une importance considérable à toute

la partie observation, au travail scientifique" (HAMAIDE A., 1932,

p. 70).

Page 44: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

structure même n'est pas adéquate à la démarche préconisée. C'est pourquoi

les élèves disposent d'un"livre de vie", un classeur dans lequel ils

notent, au jour le jour, les acquisitions nouvelles de connaissances. Les

fiches sont regroupées par thèmes, discutées en commun par le professeur

et les élèves et constituées après une enquête personnelle ou en équipe.

Ainsi l'éducation intellectuelle prend-elle une forme originale

dans la conception decrolyenne et se voit-elle attribuer une fonction

centrale. C'est que "l'éducation est le procédé destiné à agir sur l'in­

dividu par le moyen de son intelligence, afin de le préparer à la vie

individuelle et sociale. L'intelligence est le facteur spécial par lequel

seront transformées, sublimées, spiritualisées nos tendances instinctives"

(1923, a, p. 116). Mais, puisque "seuls les sentiments entraînent

l'action" (op. cit., p. 117), l'éducation ne pourra échapper à la néces­

sité de prendre en compte, d'une certaine manière, la vie émotionnelle,

mais ce sera pour la canaliser. Car il n'est pas question pour l'adulte

de se réfugier dans une attitude "non-interventionniste" : "avons-nous

même le droit de ne pas intervenir ? Ne serait-ce pas la négation de

toute éducation ?" (1923, a, p. 117).

L'intelligence est une fonction essentielle de l'être humain,

et elle constitue un progrès biologique, car "le fait de comprendre la

vie, de connaître et de prévoir les dangers auxquels elle est exposée,

les moyens de les éviter, les avantages qu'on peut tirer de tel ou tel

objet, ou phénomène, ou circonstance, ou acte, la faculté de choisir,

prévoir, organiser et combiner son effort avec celui d'autres, tout

cela accroît les moyens de lutter et de s'adapter" (1921, g, p. 140).

Il écrit encore, sous une autre forme, que "la faculté intellectuelle

n'est qu'une partie de l'être total ; c'est celle qui se sert des

expériences et des observations pour s'adapter à de nouvelles difficul­

tés" (1923, a, p. 117).

L'éducation intellectuelle, dans de telles perspectives, n'est

guère éloignée d'être, en même temps, éducation morale ; c'est que, en

effet, "l'intelligence est le véritable et principal outil qui permet à

l'homme de se créer un idéal conscient et personnel, puis d'y atteindre"

(1921, g, p. 140). L'éducation, de même, cherche à amener l'enfant à

Page 45: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

discipliner ses sentiments pour les "soumettre à la raison" (1923, a,

p. 118). Les modalités éducatives varient selon chaque élève, selon que

celui-ci agit plutôt sous l'impulsion du sentiment ou que celui-là

répond à des motivations plus rationnelles : mais il ne saurait être

question d'opposer raison et sentiment. L'éducateur s'efforce au contrai­

re de "s'adapter à l'enfant, se montrer souple, flexible, tenir compte

du type, du sexe et de l'âge" (op. cit., p. 117). Ainsi emploie-t-on

"l'éducation du sentiment" pour les jeunes écoliers, pour "passer

graduellement à celle de l'intelligence, vers treize ou quatorze ans"

(1923, a, p. 118). C'est que cette dernière n'est pas une fonction déjà

constituée à la naissance, mais se forme en développement continu durant

l'enfance ; de plus, elle "ne peut fonctionner que par l'action et

gardons-nous de lui imposer les règles de l'adulte" (idem.). En ce

sens, "on forme plus sûrement l'intelligence en ne s'adressant pas

directement à elle au début" (idem.).

Les études de psychologie génétique doivent ainsi être portées

à la connaissance des maîtres d'Ecole ; il importe également de s'assu­

rer "de la valeur de l'intelligence" (1930, e, p. 796) de chaque enfant.

Pour ce faire, l'utilisation des test mentaux est à généraliser ; ils

présentent des garanties puisque "ces examens d'un type nouveau, tout

en tenant compte des nécessités pratiques, sont inspirés des procédés

scientifiques" (op. cit., p. 797). Certaines épreuves, même, telle la

- boîte à fermetures multiples imaginée par DECROLY, peuvent "mettre en

évidence des dispositions intellectuelles pratiques insoupçonnées dans

le régime scolaire ordinaire" (1928, f, p. 2). Il n'est pas, en effet,

qu'une forme d'intelligence et l'éducation doit respecter variétés et

rythmes individuels (1), dans la mesure où cela conditionne l'efficacité

des apprentissages et adaptations : la connaissance des capacités de

chaque élève favorise une meilleure organisation scolaire, dans laquelle

les enfants sont répartis en fonction de leur "valeur mentale", les

(1) Mademoiselle HAMAIDE fournit dans son livre (HAMAIDE A., 1976) des

exemples de monographies d'enfants réalisées grâce à la méthode

d'observation préconisée par DECROLY.

Page 46: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

examens de passage étalonnés, des classes spéciales créées pour les

écoliers retardés, mais aussi pour les mieux-doués, car "c'est une

erreur de retarder le développement naturel des meilleurs sous le

prétexte de réaliser une conception aussi peu logique qu'illusoire

de "l'égalité dans la médiocrité" (1923, m, p. 46).

L'Ecole rénovée regroupe peu d'élèves, mais ils auront des

âges divers compris entre quatre et quinze ans, et l'établissement sera

mixte. Les groupes d'enfants doivent être aussi homogènes que possible

et une classe ne pas comprendre plus de vingt ou vingt-cinq élèves.

Mademoiselle HAMAIDE précise les modalités adoptées à l'Ecole de

l'Ermitage : "Nous avons maintenant divisé nos enfants en groupes,

nous n'avons plus d'années, afin de permettre aux enfants doués de la

même façon d'être groupés ensemble et de pouvoir travailler avec plus

de facilité. Nous avons donc testé nos enfants au début de chaque

année, et nous formons des classes homogènes et des classes de récupé­

ration, ce qui facilite le travail. Nous avons donc 14 groupes, et ce

sont ces 14 groupes qui ont toute la responsabilité d'organisation de

-la petite Ecole de l'Ermitage" (HAMAIDE A., 1932, p. 74).

En ce qui concerne la méthodologie, on observera encore que

les élèves doivent être en mesure d'exercer des responsabilités et de

faire preuve d'activité, grâce à la présence du jardin, du matériel,

des animaux, grâce encore à l'organisation spatiale de la salle de

classe. L'objectif permanent demeure de faire comprendre à l'enfant

ce qu'il fait et ainsi l'amener à se discipliner lui-même. C'est

pourquoi "il n'y a pas de compétitions, ni de système de classement ;

nous ne le voulons pas ; c'est une chose a laquelle nous sommes tout

à fait opposés, parce que nous voulons que l'enfant travaille pour

lui-même et pas pour remporter un premier prix" (HAMAIDE A., 1932,

p. 87). Aussi bien, au cours de leurs travaux, les enfants se déplacent-

ils et échangent-ils entre eux des réflexions à propos de leurs activités.

Page 47: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

Ils ont la possibilité d'exposer à leurs camarades, sous la

forme de "causeries", des sujets qu'ils ont choisis et travaillés eux-

mêmes, approuvés par le professeur. La collaboration active des élèves

est recherchée en permanence pour les diverses tâches et réalisations.

Ainsi pour ce qui est de la cuisine : "Nous habitons à la campagne et

nous devons donc organiser le repas de midi pour à peu près 200 enfants

qui restent avec nous. Or nous avons, pour assurer tout le service, un

ménage de deux personnes ; toute la cuisine est donc faite par les

enfants, ce qui est excellent, parce que nous avons malheureusement

chez nous une quantité d'enfants qui appartiennent à des milieux riches

où les enfants ne sont pas habitués à travailler ou à penser aux autres"

(HAMAIDE A., 1932, p. 74).

DECROLY (cité par HAMAIDE A., 1976, p. 18) décrit ainsi les

activités scolaires à l'Ecole "pour la vie, par la vie" : à la première

heure de la matinée les élèves ont des cours de technique du langage

parlé et écrit et de calcul, trois ou quatre fois par semaine, et sous

forme de jeux. Le reste de la matinée est occupé à des activités

d'observation, de comparaison, d'association, d'expression graphique ...,

en lien avec le programme d'idées associées. Encore certaines matinées

sont-elles consacrées à des excursions et à des visites. Durant les

après-midi, les élèves sont affairés à des activités manuelles ou des

cours de langues étrangères.

Nous avons déjà pris connaissance, avec le récit de la

visite des normaliennes de Mons aux Instituts DECROLY, en 1908, des

caractéristiques de l'Ecole de l'Ermitage à cette époque. Ajoutons

seulement ce qu'il en était alors de l'agencement des locaux et qui

frappa fort les visiteuses. Les élèves disposaient en effet, dans

cette Ecole, de huit salles : la salle de la vie (où sont classés

animaux et végétaux, selon leur place dans l'évolution des espèces) ;

la classe de la mesure (où l'on trouve des instruments destinés à

mesurer les phénomènes, les sensations) ; la classe de cuisine ;

l'atelier pour le travail du bois ; la salle de jeu et de récréation ;

le jardin ; la salle de la vie dans l'espace (la géographie) ; de la

Page 48: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

vie dans le temps (l'histoire) ; le musée ; la salle d'examens

(physiques et intellectuels).

Les disciplines d'enseignement doivent être considérées comme

des outils pour la connaissance et la maîtrise des contenus auxquels

s'intéresse l'enfant. Déjà, nous avons observé que,à l'Ecole DECROLY,

l'apprentissage de la lecture n'est plus une activité à part : "la

lecture et l'élocution sont des mécanismes indispensables (..) cependant

ils doivent ne pas constituer des branches considérées comme telles, mais

se greffer sur les leçons que l'Ecole doit donner, à savoir les leçons de

choses, et mieux encore, les leçons de vie" (1907, s, p. 353). Aussi bien

DECROLY se croit-il fondé à estimer qu'il ne propose pas seulement une

autre technique d'apprentissage de la lecture mais une visée éducative

profondément novatrice, "une conception fondamentalement différente de

la manière dont l'enfant doit grandir en esprit, en volonté et en somme

en moralité" (1927, k, p. 73).

Tel est bien le sens de la controverse qui, en 1910, l'oppose

à VANEY, lequel, dans le Bulletin de la Société Libre pour l'Etude

Psychologique de l'Enfant, avait traité de la question de l'âge le plus

approprié à l'apprentissage lexique. DECROLY estime en effet que là

n'est point la vraie question, car "pour ce qui est de débuter tôt dans

l'initiation à la lecture, je puis apporter des faits personnels qui

prouvent que cela est possible, avec certaines méthodes, dès trois ans"

(1910, a, p. 151). Mais à quoi servirait pareille précocité ? C'est que,

à ses yeux, "les enfants qui mordent rapidement à la lecture sont souvent

aussi ceux qui ont une tendance à s'y passionner trop tôt et renoncent

malheureusement à regarder autre chose que des mots. Il est bien plus

aisé de lire, de boire les idées d'autrui que de se les forger pénible­

ment soi-même. (..) On a si vite l'air instruit, on peut parler de tant

de choses" (idem.).

Page 49: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

Et il poursuit : "la lecture aboutissant à ce résultat est

peut-être un moyen économique de fabriquer à la grosse des diction­

naires ambulants, des érudits de surface ; mais s'il n'y a pas avant,

à côté et au-dessus d'elle d'autres activités bien plus importantes

pour l'être appelé à déchiffrer ce qu'on a appelé par dérision -le

livre de la nature- non écrit en lettres celui-là, mais en formes,

en mouvements, en faits et en actes, à savoir : l'observation,

l'expérimentation, la création .., s'il n'y a pas ces activités, dis-je,

les idées les plus utiles et les plus importantes que l'homme ait

exprimées dans les livres resteront -et le terme convient fort bien

ici- lettre morte" (1910, a, p. 151).

La lecture n'est donc pas une fin en soi ; elle risque,

sinon, de conduire au verbalisme, au psittacisme, et de n'exprimer en

rien l'expérience réelle et la maturité propre de l'écolier. C'est la

perspective d'ensemble qu'il convient de modifier : "Qu'on me prouve

donc qu'avant d'entrer à l'Ecole primaire, les enfants ont assez vu,

assez manié, assez exécuté, qu'ils ont aperçu les aspects variés des

saisons, des plantes et des animaux dans les multiples endroits,

assisté aux mille transformations de la matière, aux cent mille

occupations auxquelles l'humanité actuelle se consacre pour préparer

le milieu à l'humanité future, et je dirai dans ce cas : qu'ils lisent

maintenant, pour qu'ils puissent vérifier si leurs observations sont

exactes, pour qu'ils puissent étendre le champ de leur savoir et

surtout de leur savoir-faire, pour qu'ils puissent pénétrer et

comprendre les lois, les règles, les principes qui sont à la base

de notre organisation sociale et morale ! Qu'ils lisent alors, car

je n'ai pas peur qu'ils lisent des choses insipides ou fausses, sans

s'en rendre compte ! Avant cela, qu'ils ne lisent pas !" (op. cit.,

p. 152).

Dans ces textes, DECROLY, dont on n'oublie pas qu'il a

"découvert" la méthode idéo-visuelle par expérimentation tâtonnée

puis a cherché à en étayer la construction par des expériences

complémentaires fréquemment renouvelées, élargit son argumentation

et montre que la méthode "globale" de lecture réfracte des vues

Page 50: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

originales : il ne s'agit pas seulement d'une technique renouvelée

pour l'apprentissage lexique ; c'est bien d'une méthode éducative qu'il

est question, telle que M. AVANZINI en rappelait récemment les caracté­

ristiques : la présence tout à la fois d'une finalité ou d'un système

de fins déterminant les orientations générales, d'une conception

psychologique témoignant de la représentation que l'on se forme de

l'enfance, des procédures éducatives, enfin, permettant de diriger

vers les finalités (AVANZINI G., 1975).

A propos, donc, de la question de l'âge d'apprentissage de

la lecture, DECROLY conclut :

1) "La lecture est un moyen puissant d'éducation.

2) Elle ne doit cependant venir qu'après une période plus ou moins

longue de préparation.

3) Je ne pense pas qu'à six ans l'enfant moyen ait subi cette

préparation ; j'ajoute : surtout dans nos grandes villes."

(1910, a, p. 152). Car, répétons-le, "si la lecture dépasse le capital

mental, elle demande de se rappeler des choses dont on n'a pas l'expé­

rience. Mais parce que certaines de ses tendances sont flattées, il n'a

pas besoin de comprendre, puisque rien n'est jamais faux dans l'irréel"

(1974, p. 13).

La méthode idéo-visuelle pour l'acquisition lexique, qui

"consiste à faire associer des ordres écrits avec des actes, puis des

phrases avec des représentations imagées d'actes ou de situations

grâce à unetechnique qui soutient l'intérêt des enfants et permet de

nombreuses répétitions" (1926, k, pp. 1-2), repose sur le principe

psychologique de la globalisation, dont nous avons précédemment étudié

les caractéristiques. L'application qui en découle amène à lier "la

lecture à la vie même de l'enfant" (1929, i, p. 27), et assure "la

possibilité de prendre les textes de lecture dans le domaine de ses

pensées, de rattacher la lecture, comme le langage, à sa vie affective.

La lecture n'est pas une branche séparée, mais est liée, pour les

débutants, aux leçons de choses (leçons d'observation)" (idem.). Les

nécessaires répétitions se font sous forme de jeux et aussi les

"exercices analytiques visuels ou phonétiques". Le contrôle des

Page 51: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

acquisitions s'opère essentiellement au moyen d'épreuves de "lecture

intelligente ou de lecture silencieuse" (1929, i, p. 27). Ainsi

l'enfant est-il lui-même en mesure de juger de la qualité de sa

compétence linguistique.

Lorsqu'il analyse, en 1930, un ouvrage de Madame G.L. ANDERSON,

La Lecture Silencieuse, qui essaie de dresser un bilan des recherches

conduites à propos des mécanismes en jeu dans l'apprentissage de la

lecture, DECROLY constate, entre autres remarques plus "pratiques",

qu'un accord se dégage entre l'auteur et lui-même sur "l'utilité qu'il

y a de donner à l'enfant la conscience du but de la lecture" (1930, a,

p. 53). Puis il rappelle : "la méthode que mes collaborateurs et moi

appliquons depuis 25 ans a montré une supériorité telle que, tout en

admettant qu'elle est encore susceptible de perfectionnement, et nous

voyons bien dans quel sens il faudrait pousser pour cela, nous sommes

convaincus qu'elle peut constituer une base excellente et répond à

plusieurs desiderata fondamentaux concernant la lecture elle-même et

tout particulièrement aux relations de celle-ci avec les autres

branches" (op. cit., p. 54).

DECROLY détermine donc un programme d'idées associées,

centrées par les intérêts qui renvoient aux quatre besoins fondamentaux

de l'homme et aux relations qu'il noue avec son environnement physique

et humain ; puis il le fait étudier par l'enfant en débutant "directe­

ment par l'intermédiaire des sens et de l'expérience immédiate" (1921,

1, p. 27) : ce sont les exercices d'observation active, qui permettent

une "acquisition personnelle et directe" (idem.). Réception des impres­

sions par les sens, puis associations mentales et enfin expression :

telles sont les étapes des apprentissages. Pareille distinction ne fait

que reprendre en compte les "trois étapes bien connues de l'activité

mentale, la réception ou impression, l'élaboration et l'expression"

(1924, k, p. 14).

Page 52: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

A propos de l'observation, il est indiqué que cette première

étape correspond à ce qui figure dans les programmes traditionnels sous

les rubriques des "leçons de choses et mots et les leçons de sciences

naturelles élémentaires" (1921, 1, p. 28). Il convient encore d'y

adjoindre l'hygiène et la morale, au moins en partie, dans la mesure

en effet où ces disciplines utilisent des données immédiates, surtout

le calcul, lorsqu'il s'agit d'établir des mesures à l'aide d'unités

naturelles ou conventionnelles. Cette première étape requiert l'acti­

vité de l'élève, car c'est à lui d'aller à la recherche des faits et

de s'efforcer d'en étudier les caractéristiques grâce aux moyens à sa

disposition. Ces recherches "partent des matériaux palpables, accessibles

aux sens, avec lesquels l'enfant peut être mis directement en contact"

(1924, k, p. 14).

Les exercices d'observation sont le matériau de base des

autres activités, "le moyen de déclancher naturellement toutes les

autres activités mentales dont il vient d'être question ; aussi forment-

ils la base rationnelle de tous les exercices" (op. cit., p. 15). Il

s'agit donc que les enseignants en comprennent toute l'importance, car

"observer, c'est.plus que sentir, c'est plus que percevoir, c'est à la

fois cela, mais aussi établir des relations entre les degrés des

sensations, des perceptions, établir des rapports entre leurs inten­

sités, leur nombre, leur succession, leurs enchaînements, leurs

relations spatiales et temporelles, c'est faire les comparaisons,

c'est établir le pont entre la matière et la pensée, c'est faciliter

celle-ci, pour tout dire même, lui donner l'occasion d'être aussi

conforme que possible avec la vérité" (1972, p. 26).

Cette activité conduit donc à une exploration active du

milieu ; elle constitue une démarche spontanée chez l'enfant ; encore

faut-il que l'Ecole n'annihile point cette disposition mais sache la

développer. Cela implique de ne pas s'en tenir à des leçons "par

l'aspect" : "un exercice d'observation avec des animaux empaillés,

des plantes mortes en dehors de leur cadre, des tableaux ou des

dessins est inopérant, parce qu'il ne donne pas l'occasion à l'esprit

de recevoir par toutes les voies sensorielles principales les vrais

aspects de la nature, ceux qui sont les plus intéressants et par suite

Page 53: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

les plus susceptibles d'être conservés et de servir d'élément à la

pensée" (1972, p. 43).

La mise en place de cette méthodologie risque sans doute de

ne guère convenir à ceux des maîtres qui craignent "de se salir les

doigts, de se déranger pour trouver un objet, un animal, pour le

transporter à l'Ecole, pour le soigner chaque jour ou veiller à ce que

les enfants le soignent, lorsqu'on craint de faire une démarche pour

obtenir une autorisation de visiter un atelier, une exposition, un

musée" (1924, k, p. 16). L'éducateur digne de ce nom peut toutefois

être assuré, en respectant les consignes de DECROLY, de globaliser les

acquisitions puisqu'aussi bien "les exercices d'observation consistent

à faire travailler l'intelligence sur des matériaux recueillis de

première main, c'est-à-dire recueillis par les sens de l'enfant, en

tenant compte des intérêts latents de celui-ci et en associant à ce

travail à la fois l'acquisition du vocabulaire et, par suite, des

éléments sur lesquels porteront la lecture et l'écriture, ainsi que des

exercices de comparaison dont une partie servira d'occasion de calcul,

enfin des exercices de jugement aboutissant à fournir à la mémoire un

bagage d'idées à.conserver" (op. cit., pp. 24-25).

L'observation conduit ainsi à établir des liaisons avec

d'autres éléments, situés tant dans une perspective temporelle (la

dimension historique) que dans l'espace (la dimension géographique au

sens large) : c'est "l'association" -seconde étape-, qui n'est en somme

qu'un exercice d'observation indirecte, soit lorsque l'élève se réfère

à son propre souvenir d'une réalité déjà rencontrée, soit lorsqu'il est

conduit à examiner des documents ou des objets actuels ou qui témoignent

du passé. Les associations doivent ainsi permettre l'élaboration

"d'idées plus ou moins générales (l'induction) et l'application de ces

idées à des cas particuliers (déduction)"(1921, 1, p. 27).

Le troisième temps de l'activité mentale est constitué par

les faits d'expression, qui ponctuent en quelque manière la séquence

d'apprentissage. Les idées dégagées par l'observation et l'association

sont "contrôlées et traduites" (op. cit., p. 28) par "l'expression

Page 54: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

verbale, mais aussi l'expression graphique (dessin) ainsi que l'expression

concrète au moyen de matières diverses et avec l'aide d'outils appro­

priés" (1921, 1, p. 28). Comparés aux programmes habituels, ces actes

d'expression recoupent "tous les exercices de langue, y compris l'ortho­

graphe, la mémorisation de textes, etc., ainsi que les travaux dits

manuels et le dessin. Quant au chant et aux exercices physiques généraux

(gymnastique), ils rentrent également dans les exercices d'expression"

(op. cit., p. 29).

La formation et la spécialisation habituelles des instituteurs

et professeurs ne correspondent guère aux exigences pédagogiques ainsi

définies. C'est pourquoi l'Ecole rénovée comprendra des maîtres plutôt

attachés aux activités d'observation, d'autres à celles d'association,

les autres, enfin, aux exercices d'expression, tout en s'efforçant de

relier au mieux et de manière vivante toutes ces recherches au centre

d'intérêt.

Une fois le milieu organisé et l'éducateur en mesure d'observer

les élèves, il convient de permettre à l'écolier d'exercer son initiative,

notamment de s'exprimer selon son propre registre : le jeu de l'enfant

est pris au sérieux, comme une manifestation préparatoire aux activités

adultes. Car il engage l'élève dans une activité où il déploie tous ses

efforts de manière spontanée et exerce déjà des fonctions complexes.

"C'est par le jeu surtout que l'enfant diffère de l'adulte. L'enfant

joue tout le temps : il joue quand il a sommeil, il joue en mangeant,

en promenade. Quoi qu'il fasse, il joue. Il est si exact que jouer est

synonyme de vivre, lorsqu'il s'agit de l'enfant, que la première inquié­

tude d'une maman devant son enfant malade, naît à l'instant où il cesse

de jouer" (1952, p. 20). DECROLY rejoint les positions de CLAPAREDE sur

l'importance psychologique de l'activité ludique chez l'enfant. Comme

ce dernier, il différencie les comportements de jeu et de travail :

"le jeu n'implique pas de but conscient ou en tout cas n'est pas pratiqué

Page 55: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

pour ce but seulement ; le travail implique un but conscient, est

effectué pour atteindre ce but, l'activité elle-même n'est pas une

source de joie, elle est souvent plutôt pénible et exige un effort"

(1914, e, p. 17).

La satisfaction naît de l'activité ludique en elle-même et

l'on peut considérer le jeu "comme étant un instinct qui, grâce à deux

facteurs : un surplus d'énergie disponible et une disposition structu­

rale héréditaire, pousse l'individu à anticiper par une sorte d'activité

en réduction, de coordination simplifiée, et aussi par le recours au

procédé des essais et erreurs, à suppléer à ce que la curiosité et

l'imitation ne parviennent pas à fournir seules. En jouant, l'enfant

se prépare, aidé par la curiosité et l'imitation, à répondre à ses

tendances et par suite à vivre la vie d'adulte" (1923, e, p. 4). Il faut

toutefois remarquer que, tout comme il est des travaux "impliquant une

part de joie dans leur accomplissement" (1914, e, p. 18), il est des

jeux où la conscience d'un but à atteindre suscite un réel plaisir à

l'enfant : il existe donc "des formes de transition incontestables

entre le jeu pur et le travail pur" (idem.).

Le jeu comporte ainsi une valeur et l'éducation doit chercher

à en tenir compte, puisque c'est par lui "surtout que l'enfant diffère

de l'adulte. L'enfant joue tout le temps" (1952, p. 20). L'Ecole exige

habituellement de l'élève des efforts dont ce dernier ne perçoit guère

la finalité car ils n'ont que peu de rapports avec ses intérêts immédiats.

C'est pourquoi les maîtres sont conduits à "recourir aux procédés qui

servent à suppléer et remplacer le but même du travail par des buts

accessoires, artificiels et indépendants du travail lui-même, tels les

récompenses et les punitions ou d'autres attraits ou agents indirects"

(1914, e, p. 19). Mais alors, est-ce bien une préparation efficace au

travail "pur" ? Pourquoi ne pas chercher à exploiter "cette force dont

l'aide est certaine chez tous les enfants, à savoir le besoin de jeu,

et favoriser ainsi la conscience d'un but de plus en plus éloigné en

augmentant graduellement les difficultés ? " (idem.) Car "le jeu, indis­

pensable, doit être exploité. Il faudrait découvrir le grand secret de

ne jamais imposer à l'enfant un travail qui ne soit un jeu" (1952, p. 22).

Page 56: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

Ainsi des Ecoles actives insistent-elles sur les travaux

manuels récréatifs, pendant lesquels "l'enfant confectionne des objets

intéressants en réduction et d'autres qu'il peut utiliser dans la vie

pratique" (1914, e, p. 20). Mais le jeu peut aussi avoir sa place dans

"les exercices scolaires proprement dits, comme moyen de faciliter

l'acquisition et la répétition de certaines connaissances indispensables,

grâce à des procédés d'auto-éducation et d'individualisation" (1914, e,

p. 21).

Dans cette intention, DECROLY met au point, avec Mademoiselle

MONCHAMP, une série de "jeux éducatifs" destinés à faciliter le déve­

loppement des capacités de l'écolier, en même temps d'ailleurs qu'ils

permettent un diagnostic éventuel de certaines insuffisances. Leur

objectif diffère selon que les actions proposées s'accordent plutôt

à l'une ou l'autre des tendances décrites dans sa Sémiologie de

l'affectivité (1920, h) ; il varie également en fonction de l'âge des

écoliers et de leur développement mental, vu que ce dernier "a pour

effet d'étendre et de multiplier les types de jeux dans lesquels

interviennent la compréhension, l'imagination, l'invention, le jugement,

le langage ..." (1914, e, p. 27). Le jeu fait en effet concourir des

fonctions psychiques différentes au cours d'une même activité.

Il ne s'agit toutefois pas de construire des jouets sans

s'interroger préalablement sur ce qui intéresse réellement les élèves.

Ici, DECROLY manifeste son désaccord avec l'élaboration, par Madame

M0NTESS0RI, d'un matériel "éducatif" qui veut imposer de "belles"

formes sans savoir ce que l'enfant lui-même reconnaît comme étant "beau".

L'observation attentive de ce dernier indique certes que chez lui

"l'activité personnelle spontanée et l'intérêt vont plutôt vers les

objets qui rappellent des formes vivantes naturelles que vers les

formes de beauté et plutôt vers les formes concrètes que vers les

formes abstraites" (1914, e, p. 31).

Les jeux éducatifs proposent donc comme support aux exercices

des formes complètes et proches des écoliers. Cette caractéristique se

retrouve dans l'ensemble des matériels élaborés, que ces jeux se

Page 57: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

rapportent au développement des perceptions sensorielles et de

l'aptitude motrice (jeux visuels, visuels moteurs, moteurs et auditifs

moteurs), ou à l'initiation arithmétique, la notion du temps, l'initia­

tion à la lecture, la grammaire ou encore la compréhension du langage.

Utilisés individuellement, en petits groupes ou par la classe entière,

ils peuvent être auto-contrôlés et renseignent le maître sur les

performances de chacun, ce qui facilite l'adaptation nécessaire de son

action aux besoins individuels. Peu à peu, ces activités laissent la

place à de véritables travaux collectifs, puisqu1aussi bien l'une des

fonctions de l'Ecole consiste "à développer les habitudes les plus

importantes, notamment celles du travail joyeux et collectif ; c'est

dans cette intention que le travail doit être traité sur le même pied

que les besoins essentiels, et comme leur conséquence naturelle"

(1924, j, p. 152).

L'enseignement de l'écriture répond à des perspectives

semblables à celles de la lecture. Les écoliers reproduisent, par

imitation, les modèles qu'ils ont lus, puis, après une phase de

tâtonnement, ils parviennent à l'écriture "sans passer par les exer­

cices que l'on pratique habituellement sur les jambages, lettres et

syllabes" (1927, k, p. 68). Au terme de quatre mois d'une telle méthode,

la majorité des élèves a acquis l'écriture "d'une manière aussi parfaite

que par la méthode habituelle" (idem.). "Mais en plus, les enfants

acquièrent l'orthographe, car les mots n'étant pas analysés phonétique­

ment pour être lus ni écrits, l'aspect visuel., qui est le plus important,

prédomine" (1927, k, p. 70). C'est que, dans cet apprentissage, "nous

avons envisagé l'écriture non pas seulement comme un exercice moteur

d'imitation directe, telle qu'elle se réalise dans la copie lettre par

lettre, mais comme'un exercice d'expression graphique d'une idée

comprise et dont l'image a été retenue globalement par l'enfant" (1927,

d, p. 332).

Page 58: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

On peut recourir à de semblables méthodes, inspirées par la

prise en compte du processus de globalisation et des conceptions édu­

catives decrolyennes, pour de nombreuses activités scolaires. L'activité

globalisatrice "peut être appliquée non seulement dans l'initiation aux

techniques (lecture, écriture, orthographe), mais aussi aux branches

des connaissances relatives à la nature et à l'homme (sciences naturel­

les, histoire et géographie) et à l'expression de ces connaissances

dans la langue maternelle ou une autre langue (rédaction, langues

classiques et modernes, dessin, etc...)" (1929, i, pp. 5 7-58). Egalement,

"les débuts de l'arithmétique et des mathématiques doivent tenir compte

de l'activité globalisatrice" (op. cit., p. 58).

Il convient à présent d'étudier plus longuement comment

DECROLY illustre ces positions à propos de l'enseignement des diverses

disciplines. Ainsi, pour ce qui est de l'orthographe, fait-il remarquer

que le mouvement spontané de l'enfant est d'apprendre globalement les

mots et les phrases et que les "associations auditives phonétiques" ne

sont que d'une moindre utilité lorsque, même, elles n'entraînent pas

une certaine perturbation (1929, i).

S'agissant de la grammaire, il explique que "le langage ayant

été formé avant la grammaire, l'acquisition d'une langue est possible

sans elle ; la voie qu'utilise la grammaire convient surtout à certains

esprits qui ont des dispositions spéciales pour le travail abstrait

dans l'ordre verbal ; en tout cas, cette méthode ne convient qu'à des

types d'intelligence peu répandus et ne devrait être utilisée dans les

Ecoles qu'après une période plus ou moins longue d'initiation linguis­

tique par les procédés globaux, en tenant compte de l'âge et des

variations individuelles" (op. cit., p. 42).

Quant à elles, les sciences naturelles se présentent trop

fréquemment aux élèves comme un ensemble de nomenclatures, d'inven­

taires, de lois et conduisent de ce fait à "un travail logique

déductif et inductif" (op. cit., p. 34), sans que l'on aît suffisam­

ment accordé d'importance au premier stade, indispensable cependant,

d'activité globale. Car ce qui intéresse l'enfant, ce sont les

Page 59: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

phénomènes naturels dans leurs causes et conséquences respectives et

dans leurs rapports avec lui, "ce qui est bon ou mauvais pour lui, ce

qui peut lui faire du bien ou du mal, ce qui peut être une source de

joie ou de peine" (1929, i, p. 35). Une telle manière de procéder, par

la voie globale, présente par ailleurs l'avantage d'être conforme à

celle qu'utilisent les êtres humains dans leur expérience spontanée :

ce n'est que peu à peu qu'ils organisent et structurent intellectuel­

lement le monde qui les environne, en fonction à la fois de leurs

besoins et de leurs capacités.

L'histoire et la géographie sont abordés comme des activités

d'association, en tant que "vie dans l'espace" ou "vie dans le temps".

Si l'Ecole doit poursuivre son action dans le sens même des premières

expériences, globalisantes, de 1' élève sur ces questions, sa tâche

consiste à "fournir à l'enfant des occasions multiples d'accroître sa

documentation en ne se préoccupant que de l'intérêt que les matériaux

envisagés du point de vue spatial ou temporel peuvent présenter pour

lui, en répondant notamment à son goût pour les images, à son instinct

de collection, à son besoin d'imitation et de jeu" (1929, i, p. 39).

Même pour le cas de l'apprentissage des langues étrangères,

DECROLY remarque que l'application du principe de globalisation apporte

une perspective qui en renouvelle les modalités scolaires d'acquisition.

Ainsi chacun peut-il noter qu'il est plus aisé d'acquérir les connais­

sances de l'anglais ou de l'allemand, par exemple, en se rendant

directement dans ces pays ou en apprenant le vocabulaire et la syntaxe

selon des besoins réels nés de l'existence quotidienne, de ses exigences

de communication, donc de la "vie".

L'enseignement du latin se fait par "un procédé global

affectif, puis inductif-déductif" (1933, a) : la première étape consiste

en une stimulation de l'intérêt des élèves par l'emploi de procédés

globaux. Ainsi sont étudiées des notions sur la vie des Romains, puis

l'on cherche des "aphorismes, proverbes, dictons, formules et citations

latines", à partir desquels sont effectués divers exercices visant à

leur mémorisation active. Dans la deuxième étape, il est procédé à

Page 60: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

l'analyse des phrases, en français tout d'abord, puis, comparativement,

en latin. La troisième comporte, ensuite, une reprise de chaque point

et 1'étude des cas spéciaux et exceptions.

Quant à l'enseignement du dessin, il convient de s'attacher

a ce qu'il garde pour l'enfant son caractère spontané, d'expression

"naturelle", et ce n'est que progressivement que le maître montre comment

améliorer certains détails, "il insistera graduellement sur les propor­

tions des objets entre eux et des parties d'objets entre elles, sur les

divers plans et la perspective" (1929, i, p. 30). Il ne faudrait pas,

en effet, se tromper sur les finalités assignées à cet enseignement :

habituellement, l'objectif fixé est de favoriser l'éducation de "l'oeil

et de la main". Or, si l'on étudie de près les fonctions physiologiques

tant de l'oeil que de la main, on remarque, estime DECROLY, qu'elles

sont développées bien avant que l'on n'enseigne le dessin à l'Ecole

primaire, car elles sont utilisées, donc exercées, par les exigences

de la vie quotidienne. Ainsi le but de l'enseignement du dessin ne

saurait-il se réduire à "développer ces sens et les centres cérébraux

qui s'y rattachent" (1906, c, p. 547). Sa fonction serait plutôt d'aider

l'écolier à "mieux connaître ce qui nous entoure, d'avoir donc des idées

plus précises" (idem.), et, surtout, c'est "un mode d'expression impor­

tant qui est naturel à l'enfant. (..) C'est un langage plus précis, plus

concret que le langage verbal" (idem.).

Aussi bien fixe-t-on un double objectif à cet enseignement :

"servir à la culture intellectuelle et devenir un moyen d'expression"

(idem.). Il importe donc que l'enfant ait la possibilité effective de

s'exprimer, par cette technique notamment ; mais on n'oublie point que

le dessin "ne sera jamais qu'une partie d'un tout constitué par l'étude

de la vie et la préparation à celle-ci, but véritable et unique de

l'éducateur, seul objectif digne de l'Ecole" (1906, c, p. 548).

L'éducateur sera aidé dans cette tâche par les études psychologiques

effectuées par DECROLY lui-même sur "la psychologie du dessin" et "le

développement de l'aptitude graphique" (1912, a), dont il reprend

plusieurs conclusions dans le texte qu'il rédige pour la présentation

d'une exposition de dessins d'enfants scolarisés, organisée à Bruxelles

Page 61: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

en 1924 (1924, b). Il rappelle que l'enfant utilise le dessin pour

s'exprimer et que, agissant ainsi, il manifeste de nombreux traits

de sa personnalité ; puis il évoque les étapes de l'évolution graphique :

- jeux moteurs sans intention de produire une forme ;

- comparaison des résultats obtenus sans intention préalable avec des

formes existantes ;

- expression intentionnelle d'une idée ;

- aptitude à dessiner d'après un modèle, à rendre les détails de

proportion et de direction ;

- représentation exacte des effets de perspective.

Pour enseigner la musique, il est préconisé de commencer par

les mélodies pour parvenir ensuite, progressivement, aux éléments

mélodiques des sons et de leur durée (cf. CREMERS E. et R., 1925). La

démarche utilisée est donc analytique et conduit activement à une

expression, par le soutien d'une mémorisation efficace car appuyée

sur l'intérêt des enfants.

o o

L'apprentissage du calcul donne lieu à des applications

particulières à l'Ecole de l'Ermitage : la mesure n'intervient que

lorsque les élèves en ressentent la nécessité et elle s'effectue avec

les instruments à leur disposition : la main, des fruits pour comparer

le poids, des bâtons, des pots ... Le passage aux unités convention­

nelles est assuré progressivement, lorsque les élèves en voient le

bénéfice.

DECROLY se demande en effet si "l'enseignement de l'arithmétique

et des mathématiques en général n'a pas essentiellement pour but de favo­

riser l'activité analytique synthétique consciente et si, en conséquence,

il ne faut pas le considérer comme étant précisément l'occasion par

excellence où l'on peut s'efforcer d'échapper à l'influence exclusive

ou dominante de l'activité globale" (1929, i, p. 33). Mais il continue ;

Page 62: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

"Encore peut-on se demander si ce n'est pas en voulant y échapper trop

vite qu'on dégoûte tant d'enfants de cette étude éminemment formative

pour l'esprit et utile aux autres branches du savoir humain" (1929, i,

p. 33).

Il a d'ailleurs entrepris lui-même des études psychologiques

pour tenter d'observer à travers quelles étapes l'individu accède à la

notion de nombre ; il s'agit de monographies à propos desquelles il

recommande les précautions méthodologiques suivantes :

a) "l'enfant sera examiné dans un endroit agréable, familier, par une

personne connue de lui, de façon à ce qu'il soit dans des conditions

bien normales ;

b) les expériences seront faites autant que possible dans la matinée ;

c) les agissements, les réflexions de l'enfant, au cours des expériences,

seront minutieusement notés ;

d) l'expérimentateur se munira d'avance de tout le petit matériel

nécessaire aux expériences"

(1913, e, p. 259). A la suite de ces expériences, il situe ainsi les

étapes de l'acquisition des notions de nombre :

1) "notion de la.présence ou de l'absence ;

2) faculté de discrimination et d'identification ;

3) stade de répétition ;

4) notion de pluralité et d'unité, notion de deux ;

5) notion de trois ;

6) faculté de comparaison des grandeurs continues (stade de synthèse) ;

7) notion de quatre (stade d'analyse et de synthèse) ;

8) notion de cinq ; première notion de la fraction"

(1914, e, pp. 74-75). D'autres études sont encore publiées, dans

lesquelles il décrit les tests utilisés et les résultats enregistrés

(1914, d, notamment).

Les perspectives ainsi ouvertes lui paraissent suffisamment

probantes pour qu'il publie, avec A. HAMAIDE, un ouvrage qui reprend

l'ensemble de leurs positions sur cette question (1932, j) ; après un

rappel de leurs conceptions générales, les auteurs rappellent que ce

sont les séquences d'observation, où les écoliers sont conduits à

Page 63: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

évaluer des faits, des phénomènes, des objets ..., qui sont les plus

susceptibles de favoriser la conscience de la nécessité d'une mesure

et de calculs. Pour que s'opère cette compréhension, "il faut autant

que possible relier l'emploi des nombres et les calculs à des mesures

réelles à propos des problèmes vécus, dont les données ont été recueil­

lies de première main par les enfants" (1932, j, p. 35).

L'emploi des unités "naturelles" ("pour les capacités :

la tasse, le verre à goutte, le verre à vin, des flacons divers, le dé

à coudre, les diverses cuillers, la poignée, etc." (op. cit., p. 40)

est revendiqué non seulement parce qu'elles permettent davantage de

rester proche des réalités des premières expériences enfantines, mais

encore parce qu'elles ont longtemps servi à de nombreux peuples :

"sans doute il faut amener l'enfant à se servir du système métrique à

un moment donné ; mais est-il bien sûr qu'il ne vaut pas mieux passer

par certaines des étapes traversées au cours des progrès de l'humanité

et où se trouvent encore actuellement divers peuples pour établir

mieux la transition entre le chaos des premières comparaisons et la

précision parfaite ?" (1972, p. 47).

o O

DECROLY revendiquant sa parenté avec le mouvement pédagogique

de l'Ecole active, il n'est guère surprenant de le voir insister autant

sur la nécessité de faire au travail manuel une place de choix dans son

Ecole. Déjà, avec les enfants "irréguliers", il s'est aperçu des dangers

d'une éducation presque exclusivement verbale ; sans vouloir répudier

l'importance du langage, il s'emploie à montrer qu'il est "un outil pour

assimiler les idées exprimées et pour rendre celles que (l'intelligence)

élabore" (1911, d, p. 272-2). Or, une action éducative appuyée avant

tout sur l'activité et particulièrement l'activité manuelle "a une

valeur fondamentale pour favoriser l'épanouissement des aptitudes" et

"ces aptitudes une fois développées auront souvent besoin de l'outil

langage pour se manifester" (op. cit., pp. 272-2 et 272-3).

Page 64: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

L'Histoire confère d'ailleurs une place notable aux travaux

accomplis grâce à la main : les activités artistiques en témoignent

à l'évidence. Le travail manuel à l'Ecole répond à un objectif précis :

créer, transformer un matériau, construire un objet. "L'enfant est

surtout préoccupé par la fin à réaliser" (1935, a, p. 2). De plus, cette

activité est formatrice : elle exige de l'élève qu'il se mobilise tout

entier, ce qui peut ainsi favoriser "l'accord entre l'esprit et le

corps, il aide à faire que l'âme saine se développe dans un corps sain,

il aide à établir l'équilibre total de l'individu" (idem.). En tant que

procédé thérapeutique, il peut être efficient pour les irréguliers

(cf. 1932, i).

Puis DECROLY avance quelques conclusions éducatives à ce

propos : "Pour réussir avec la plupart des enfants, il faut :

1) donner la préférence d'abord aux travaux manuels utilitaires et

spécialement au jardinage, puis au petit élevage, à la cuisine,

à la confection des jouets, au tissage ;

2) les autres travaux manuels (modelage, reliure, cartonnage, sciage,

menuiserie, travail du fil de fer) peuvent être ajoutés graduelle­

ment et appliqués surtout l'hiver ou les jours de mauvais temps ;

3) donner des responsabilités, de la liberté, de l'initiative ;

4) dès que possible, favoriser l'instinct de propriété, en donnant

un lopin de terre, en rémunérant certains travaux ;

5) procéder par degré, non d'après des formules pédagogiques théoriques

et apparemment logiques, mais en tenant compte de l'âge mental et

du caractère" (1935, a, p. 8).

Dans ces activités se constate également l'illustration du

principe de globalisation appliqué à l'éducation : l'on trouve ici,

en effet, à la fois des tâches qui conduisent plutôt l'enfant à repro­

duire un modèle, à imiter, à réciter, reconstruire et dans lesquelles

c'est bien l'analyse qui prédomine, et d'autres où il a la possibilité

de créer, de construire en fonction de ses intérêts propres. Dans ce

dernier cas, c'est un processus global qui intervient : "l'esquisse

d'une solution, la silhouette d'une réalisation, la maquette d'un

projet se présentent d'abord en bloc, en totalité à l'esprit, et c'est

Page 65: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

en fait sous forme globale que se réalise d'abord l'idée qui cherche

à se traduire" (1929, i, p. 46). Aussi s'attache-t-on à laisser à la

disposition de l'élève des matériaux de toutes sortes, "appropriés à

ses forces", et organise-t-on ainsi le milieu pour que l'enfant y trouve

les occasions d'élaborer des projets personnels.

Le travail manuel exerce ainsi un ensemble de fonctions,

mentales et motrices particulièrement ; proche de lui, l'éducation

physique poursuit des objectifs assez complémentaires. Toutefois, cette

dernière activité "n'a pas pour but de créer, de transformer une matière,

de construire quoi que ce soit ; elle se sert d'engins, pas d'outils.

Dans le travail manuel, par contre, le plaisir est surtout dans le but ;

le mouvement peut avoir une valeur hygiénique, il peut être parfois

joyeux, mais l'enfant est surtout préoccupé par la fin à réaliser" (1935,

a, p. 2). C'est la gymnastique d'HEBERT qui est préconisée, puisqu'elle

favorise plus nettement l'activité globale. Ici comme en d'autres domaines,

les meilleurs résultats sont obtenus lorsque l'éducateur respecte les

conditions de l'apprentissage spontané des enfants et, notamment,

lorsqu'il comprend l'importance des jeux. C'est ainsi que le sport, "tel

qu'il est pratiqué pour préparer à des concours et fixer des records,

n'est pas à conseiller avant l'âge de dix-huit ans" (1921, k, p. VI).

DECROLY traite encore de la question de l'éducation sexuelle,

à laquelle il fixe la finalité suivante : "préparer l'enfant à une vie

sexuelle normale l'amenant d'une part à concevoir les rapports qu'elle

a avec le bonheur individuel familial et social, en le mettant d'autre

part à l'abri des accidents et des inconvénients qu'entraînent le vice

et l'activité sexuelle anticipée, et en s'appuyant sur les sentiments

de dignité, de responsabilité et de solidarité, de respect de la vie et

du bonheur des autres" (1923, f, p. 11). Pour atteindre cet objectif,

diverses méthodes sont habituellement employées : le système dans lequel

Page 66: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

règne le silence autour de ces questions et pour qui "certaines parties

du corps sont honteuses" ; celui où l'on pratique une initiation collec­

tive brutale ou une "initiation individuelle par l'observation des

phénomènes de la sexualité sans préparation préalable" (1923, f, p. 11)

et dont se rapprocherait la "méthode freudienne de la recherche des

instincts refoulés" (idem.) ; le système, enfin, où est dispensé un

enseignement moral.

DECROLY semble préférer une méthode éclectique, "partiellement

collective, partiellement individuelle, tenant compte des âges, des

tempéraments, des circonstances de milieu, des occasions qui se présen­

tent, des questions posées par l'enfant" (op. cit., p. 12). Plusieurs

moyens faciliteront cette éducation : indirects tout d'abord, comme le

contact avec la vie animale, et tout ce qui favorise "la dérivation

grâce à un effet de transfert, de sublimation des tendances sexuelles

latentes en tendances intellectualisées ou socialisées" (op. cit., p. 13).

Moyens éducatifs généraux ensuite, comme la coéducation, car "il serait

favorable de réunir dans les mêmes classes et d'associer aux mêmes

travaux filles et garçons de façon à les habituer à se retrouver ensemble

et à se respecter mutuellement. La séparation des sexes à l'Ecole est

en contradiction avec la vie normale de la famille, elle est le résultat

de préjugés que rien ne justifie. Elle est généralement cause de ce que

filles et garçons en dehors de l'Ecole ne se considèrent pas toujours

aussi sainement qu'il le faudrait. Elle provoque plutôt qu'elle ne

préserve" (cité par DEGORDES V., 1947, p. 21). Les éducateurs s'emploie­

ront également à pallier ces tendances grâce à la dérivation entraînée

par des activités attrayantes et mobilisatrices. L'information des

parents et du public complétera utilement ces mesures.

Il conviendra enfin de retenir divers moyens en liaison directe

avec la question sexuelle : l'information portera sur "le mécanisme de

la fécondation et des conditions qui la favorisent", la "question de la

chasteté et des mauvaises habitudes", enfin celle des "maladies vénérienne:

(1923, f, p. 13). Le silence sur ces questions ne peut que conduire l'en­

fant à rechercher ses réponses en dehors de la famille et de l'Ecole,

"au hasard des compagnonnages et (ce) sera toujours d'une façon grivoise,

Page 67: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

souvent vicieuse, parfois dangereuse" (cité par DECORDES V., 1947,

p. 15). L'Ecole, si elle se veut dans la vie, ne peut ignorer cette

"expression biologique" et "c'est une longue et lente influence qu'il

faut organiser assurant une orientation favorable des idées et des

sentiments. Seule une éducation biologique peut la réaliser. Elle

commencera lorsque l'enfant entrera à l'Ecole. Le problème sexuel

n'apparaîtra pas directement, il surgira de lui-même au moment évolutif

approprié et il aura l'aspect simple et naturel de tous les autres pro­

blèmes de la vie. L'enfant s'initiera aux faits principaux de l'origine

et de l'extension de la vie par des moyens qui susciteront chez lui la

curiosité, l'admiration et le respect de tout ce qui est vivant" (idem.).

L'instinct sexuel est considéré par DECROLY comme une tendance

primaire mais qui, à l'inverse de la position qu'il prête à S. FREUD,

n'est qu'une tendance parmi les autres, à laquelle il ne s'agit pas

d'accorder plus d'importance. L'accord se réalise toutefois entre eux

sur la nécessité de diriger l'énergie sexuelle vers des voies socialement

acceptables, de la "sublimer", somme toute, pour reprendre une expression

de la psychanalyse. Des conditions éducatives favorables, dans un milieu

proche des réalités de la "nature", une information adaptée à l'enfant

et fournie en réponse à ses interrogations, une attitude non empreinte

de tabous ou de peurs irraisonnées de la part des éducateurs, ce sont

là autant de possibilités de conduire au mieux à l'intégration réussie

de l'instinct sexuel par l'individu. On pourra observer que la conception

decrolyenne, ici encore, ne manque pas de réfracter l'influence positi­

viste qui s'exerce sur lui et l'amène à accorder une part décisive à la

fonction intellectuelle : la raison, l'intelligence, correctement

exercées (ici par le jeu d'une information adéquate, au moment propice

et en respectant l'intérêt de l'enfant), sont susceptibles d'assurer à

1'individu le contrôle de son affectivité. Le caractère individuel module

certes les formes d'intelligence, assure l'énergie nécessaire au fonction­

nement mental et permet, dans une certaine mesure, de comprendre les

motifs de tel ou tel comportement ; il reste, toutefois, que la fonction

intellectuelle est perçue comme intégrant les éléments du psychisme et

orientant efficacement les conduites.

Page 68: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

Ainsi, dans la conception decrolyenne, les techniques

éducatives ne paraissent-elles point essentielles ; elles interviennent

plutôt pour permettre de fixer les connaissances acquises grâce à l'obser­

vation active du milieu. Il importe avant tout de faciliter la formation

intellectuelle et les disciplines d'enseignement sont des outils dans

dans cette conquête du savoir. Une accommodation de la méthode doit

certes intervenir en fonction de l'âge et des capacités des élèves, mais

il s'agit d'un second temps : l'éducation active est première. Elle est

favorisée par l'implantation de l'Ecole rénovée dans un cadre naturel,

celui de la "vie", riche en sollicitations de tous ordres accordées au

questionnement spontané de l'enfant.

L'effort de l'écolier est orienté par le centre d'intérêt,

synthèse entre les exigences de respect des aspirations propres de

l'enfance et les contraintes de la formation intellectuelle, organisé

à partir d'une phase préalable d'observation qui s'étend, par l'asso­

ciation, aux dimensions spatiale et temporelle lointaines, puis se

traduit sous les diverses formes de l'expression. Puisque la perception

de l'enfant est initialement globale, il convient d'organiser l'ensei­

gnement à partir.de cette constatation et de ne faire intervenir

l'analyse que dans une phase ultérieure. Ainsi l'élève exercera-t-il

activement ses capacités intellectuelles à s'adapter efficacement à son

environnement humain et physique.

Mais ces formes qu'a prise la "méthode" sont-elles définitives ?

DECROLY se montre constamment réticent -et ce n'est pas seulement chez

lui une marque de sa modestie personnelle- à l'éventualité de qualifier

ses travaux pédagogiques de "méthode DECROLY". 11 rappelle que ce sont

ses collaborateurs (et tout d'abord, semble-t-il, A. HAMAIDE, dans son

livre de 1922, puis L. DALHEM, en 1923 ...) qui ont employé cette

formule. Quant à lui, il se borne à constater que "cette méthode s'ins­

pire en fait des principes des grands pédagogues de tous les temps, mais

elle adopte aussi le caractère scientifique, c'est-à-dire qu'elle est

modeste, mais pleine d'espoir en un avenir plus fécond" (1927, j, p. 2).

Il remarque même qu'il ne s'agit pas "réellement de méthodes nouvelles,

mais d'une conception autre de la méthode qui ne doit plus être considérée

Page 69: L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY ou LE PROJET D'UNE …

comme immuable et définitive, comme la meilleure pour toujours, mais

comme quelque chose qui doit évoluer, qu'on doit continuer à parfaire

constamment" (1927, j, p. 1).

De plus, il se montre sceptique sur la possibilité et la

profondeur éventuelle de changements brusques dans le domaine éducatif.

Certes, des mutations sont observées en biologie, mais l'évolution des

groupes humains tient aussi, pour une large part, à l'influence des

idées : de ce fait, il n'existe guère de simultanéité entre les prises

de conscience, par nature plus ou moins limitées à l'individu ou à de

petits groupes, et le changement social. En matière d'éducation, et

même si les autorités responsables décident d'abandonner un système et

d'élaborer un projet de substitution et "un règlement qui l'impose"

(1908, h, p. 362), on risque fort de n'aboutir qu'à "des apparences de

réalisation, mais la surface seule sera affectée, le fond restera

identique" (1908, h, p. 362).

Aussi convient-il de laisser le temps éprouver la valeur des

rénovations, des expériences, et doit-on commencer par s'engager dans

"des essais dans .une limite plus étroite pendant un temps suffisant et

dans des conditions bien précises" (idem.). C'est qu'en effet "l'erreur

constante est de vouloir en cette matière faire du définitif, de

l'immuable. L'oeuvre d'éducation plus que toute autre oeuvre humaine

doit être souple, plastique, capable d'évolution" (idem.).