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Jean-Marie BESSE
L'OEUVRE ÉDUCATIVE D'O. DECROLY
ou
LE PROJET D'UNE SCIENCE DE L'ÉDUCATION
t - ^ n ^ > - n ^ ^
Thèse pour le Doctorat de 3e cycle,
présentée à l'Université LYON II
LYON, 19' 6 5ô§£0
TABLE DES MATIERES.
INTRODUCTION.
PREMIERE PARTIE : LES FONDEMENTS THEORIQUES. - p
Chapitre 1 - L'axiologie decrolyenne. - p
Chapitre 2 - Les principes pédagogiques pour
l'éducation des irréguliers. - p
Chapitre 3 - La généralisation du pathologique
au normal. - p
DEUXIEME PARTIE : DE LA PEDOLOGIE A LA SCIENCE DE
L'EDUCATION. - p
. Chapitre 4 De la pédologie à la psychologie
pédagogique. - p
. Chapitre 5 - Vers une pédagogie scientifique. - p
TROISIEME PARTIE : LA PEDAGOGIE DECROLYENNE.
. Chapitre 6 - Les principes pédagogiques. - p
. Chapitre 7 - La "Méthode" DECROLY. - p
QUATRIEME PARTIE : APRES DECROLY ... - p. 215
. Chapitre 8 - L'influence decrolyenne sur la pédagogie. - p. 216
. Chapitre 9 - Pérennité de la "méthode DECROLY" ? - p . 246
CONCLUSION : - p. 269
-
-
-
p . 279
p . 280
p . 303
BIBLIOGRAPHIE :
Textes de DECROLY
Textes concernant DECROLY
INDEX NOMINAL : - p. 325
INDEX THEMATIQUE : - p. 334
TABLE DES MATIERES : - p. 337
CHAPITRE HUITIEME
L'INFLUENCE DECROLYENNE SUR LA PEDAGOGIE.
C'est l'origine scientifique des conceptions et pratiques de
DECROLY, leur construction patiente à partir d'expériences rigoureusement
et longuement contrôlées, avec les jeunes irréguliers tout d'abord, puis
revérifiées au contact des écoliers de l'Ecole de l'Ermitage, qui devrait
donc, à ses yeux, garantir la qualité, la validité et assurer la pérennité
de son oeuvre. Praticien de la médico-pédagogie, nous l'avons ainsi vu
élaborer, avec d'autres chercheurs, les premières bases de cette "pédolo
gie" dont il situe la référence, en définitive, dans une prise en compte
privilégiée de la dimension bio-sociale de la nature humaine. Pour lui,
l'éducation devrait ainsi devenir l'objet d'une science authentique,
l'application concrète des connaissances sur l'enfant, conduite selon
des principes objectifs et non plus en déduction de concepts empruntés
à la métaphysique. Mais quel fut donc l'écho de cette tentative ? Ses
fondements "scientifiques" lui ont-ils obtenu une audience décisive ?
Par qui, et de quelle manière, fut reconnue et acceptée comme positive
son action éducative ?
DECROLY avait pu, dès ses premières années à la direction de
l'Institut d'Enseignement Spécial, commencer à mesurer l'impact de ses
recherches et de son action propres. Puis, au cours de ses contacts
(congrès, rencontres, rédaction de la revue Pour l'Ere Nouvelle, ...)
avec la Ligue Internationale pour l'Education Nouvelle, il percevait
déjà la valeur reconnue par de nombreux éducateurs de premier plan à
ses conceptions et réalisations.
De plus, l'affluence des visiteurs à l'Ecole de l'Ermitage le
confortait dans ses convictions et 1'incitait à persévérer dans sa
démarche. On sait qu'il espérait qu'après lui l'entreprise de rénovation
pût continuer : la qualité des collaborateurs qu'il avait réunis lui
semblait ainsi le meilleur gage d'une fidèle continuité dans la recherche
d'une adaptation permanente de l'éducation et de l'institution scolaire
à la vie. De même souhaitait-il que l'Institut d'Enseignement Spécial
poursuive sa fonction d'assistance et d'innovation et contribue, lui
aussi, à conférer à la démarche positive une audience généralisée.
En outre, dès 1907, nous l'avons vu, des amis de DECROLY,
personnalités du milieu médical ou intellectuel, l'avaient soutenu,
après le constat de la réussite obtenue avec les écoliers irréguliers,
dans sa tentative d'appliquer des méthodes comparables pour l'éducation
"ordinaire". Et l'Ecole de l'Ermitage, alors située à Ixelles, avait vu
ses effectifs croître régulièrement : dès 1910, l'on put ouvrir une
section pour les enfants âgés de 12 à 15 ans ; en 1918, l'Ecole fut
subventionnée par le gouvernement belge. En 1926, il fallut même
déménager à la campagne, à la limite de l'agglomération bruxelloise :
elle s'y trouve aujourd'hui encore, au 45, drève des Gendarmes ; mais
la ville s'étend toujours davantage et encercle l'Ecole, qui est située
à la lisière du Bois de la Cambre et de la Forêt de Soignes. Les trois
années supérieures de l'enseignement secondaire y furent assurées dès
1930 : les enfants purent alors parcourir le cycle complet de leur
scolarité "chez DECROLY", du jardin d'enfants aux portes de l'enseigne
ment supérieur. Les certificats de la section scientifique seront
homologués en 1933, ceux de la section gréco-latine en 1938. Quant aux
effectifs, ils étaient de 240 élèves en 1932, après que l'établissement
ait fêté, en présence de son directeur-fondateur, le 21 Mai 1932, le
vingt-cinquième anniversaire de sa création. Ils sont présentement
limités, du fait de la double contrainte que représentent l'exiguité
des locaux et l'exigence maintenue d'un nombre maximal de vingt-cinq
élèves par classe. Il y a donc là autant de signes du succès de
l'entreprise decrolyenne.
Cependant, le fonctionnement de cette institution ayant donné
lieu à de nombreux articles et plusieurs ouvrages ayant été rédigés à
son propos, notamment par des disciples désireux de communiquer leur
expérience et d'assurer, ainsi, un rayonnement à l'oeuvre de leur Maître,
il nous faut d'abord préciser sur quels aspects prépondérants des
conceptions du médecin-éducateur bruxellois ils choisissent de porter
1'accent.
G'est assurément le livre d'A. HAMAIDE qui demeure le plus
connu des témoignages sur la "méthode". Préfacé par E. CLAPAREDE, ce
texte ne cesse d'être réédité depuis 1922 (1).
Les éléments principaux des conceptions decrolyennes y sont
retracés, après qu'ait été longuement citée la Conférence prononcée
par DECROLY au Congrès pour l'Education Nouvelle de Calais, en 1921
et l'article publié par lui dans la Rivista di Psicologia (1921, i).
En plus de notations sur l'esprit éducatif qui règne à l'Ecole de
l'Ermitage, le livre contient de nombreux exemples de répartitions des
activités scolaires (HAMAIDE A., 1976, pp. 27-83). Des monographies
d'enfants sont ensuite présentées, qui manifestent un souci d'observa
tion attentive des écoliers. L'ensemble de l'ouvrage permet d'approcher
de manière très concrète les réalisations effectives permises par la
rénovation éducative opérée à l'Ecole DECROLY. Selon l'intention même
de l'auteur, il s'agissait de rapporter "aussi objectivement que possible
les résultats de notre expérience et (de montrer) comment nous avons fait
l'application de la méthode" (op. cit., p. 226. C'est nous qui soulignons).
(1) Les éditions DELACHAUX et NIESTLE, de Neuchâtel et Paris, en font
paraître une huitième édition en 1976.
C'est donc par erreur que ce texte est présenté comme "une synthèse
de la pédagogie decrolyenne écrite "après la mort" de DECROLY.
(LAVERGNE L., 1970, n° 7, p. 3).
L'impression que retire le lecteur de ce récit bien argumenté
est ainsi que la "méthode DECROLY" existe, et qu'elle est précisément
définie par un ensemble de pratiques, de"résultats". L'esprit d'évolu
tion permanente conféré par DECROLY à son oeuvre éducative y est-il pour
autant suffisamment traduit et se réfracte-t-il pleinement dans cette
illustration ? Le succès d'édition que constitue ce mode de présentation
indique sans doute que l'ouvrage répondait à une attente réelle de la
part d'un public nombreux ... Ce même auteur écrivait, à propos de
1'audience que pourrait connaître l'oeuvre decrolyenne : "Nous ne dési
rons pas du tout voir notre méthode s'introduire partout avec rapidité.
Nous savons que cette méthode, qui fait appel à l'intelligence du
personnel, à son initiative, à son dévouement, peut donner de très
mauvais résultats, si la personne qui l'applique n'est pas intelligente
et si elle n'a pas compris exactement la méthode. De sorte que nous
sommes assez inquiets pour l'avenir, parce qu'il n'y a pas une formation,
une Ecole où l'on forme le personnel enseignant, et que vraiment ce
personnel doit se former à la tâche, au travail régulier dans cette
atmosphère de la petite Ecole de l'Ermitage" (HAMAIDE A., 1932, p. 77).
A propos du recrutement du personnel enseignant 1'auteur
souligne aussi les précautions à prendre pour sauver l'authenticité du
message decrolyen : "à part quelques exceptions, nous préférons avoir
des institutrices qui n'aient pas passé par l'Ecole Normale, pour ne
pas avoir à leur enlever d'idées préconçues (...) Nous demandons le
diplôme de régentes scientifiques" (HAMAIDE A., 1932, p. 76) (1). Il
conviendra que l'on choisisse "des jeunes filles qui ont surtout de
l'initiative, qui aiment le travail, qui s'intéressent aux enfants.
Nous ne demandons jamais les premières avec les diplômes les meilleurs,
parce que généralement nous avons constaté que ce sont précisément
celles-là qui nous donnaient le moins de satisfactions" (idem.). C'est
la même conviction que la possibilité de coopter l'équipe éducative
constitue une condition indispensable au bon fonctionnement d'une
(1) Ce qui correspond au diplôme de professeur du premier cycle de
l'enseignement secondaire, dans le système scolaire français.
Ecole Nouvelle qui a incité, récemment, les maîtres de l'Ecole de
l'Ermitage à demeurer en dehors du système institutionnel officiel :
leur intégration aurait supposé l'acceptation d'un recrutement profes
soral selon les normes des Ecoles publiques.
Peu après la mort de DECROLY, d'autres disciples rédigent,
en cinq cahiers (GALLIEN G. et FONTEYNE L. ; FONTEYNE L. ; CLARET A. ;
FONTEYNE L. et CLARET A. ; DEGAND J. ; 193 7), une Initiation à la
Méthode DECROLY. Or ils insistent avant tout sur le fait que "la méthode
DECROLY ne peut pas être à proprement parler une méthode, nous pourrions
presque dire qu'elle s'oppose à toute méthode" (GALLIEN G. et FONTEYNE L.,
1937, p. 5), et se refusent à une interprétation du message decrolyen
qui consisterait à le réduire aux centres d'intérêt et la lecture globale.
L'attention de trop nombreux éducateurs, selon eux, se cristallise -et se
fossilise- autour de ces deux thèmes et conduit à scotomiser ce qui en
sous-tend l'utilisation. Bien plus, "les centres d'intérêt et la lecture
globale constituent une merveilleuse façade derrière laquelle, souvent,
on n'a pas déplacé grand-chose" (FONTEYNE L., 1937, p. 3).
De même, au cours de ces dernières années, la brochure
présentant l'Ecole DECROLY de Bruxelles s'ouvre-t-elle, après une
introduction du Professeur F. HOTYAT, sur cette citation de son fon
dateur : "Ce qu'on a appelé la méthode DECROLY n'a pas, à vrai dire,
le caractère habituel des méthodes dont on parle habituellement, elle
n'est pas limitée à un côté du problème éducatif ou instructif ; elle
n'a pas non plus un caractère absolu ni exclusif s'opposant aux autres
d'une manière irréductible ; elle ne prétend pas imposer un code de
dogmes immuables et définitifs. Elle cherche bien plutôt à embrasser
toutes les faces de l'éducation et de l'enseignement ; elle se défend
d'être figée et parfaite, mais elle veut être éminemment souple et
prête à toute évolution vers le mieux ; elle emprunte aux autres méthodes
les buts et les moyens qu'elle considère comme utiles : elle s'inspire
des règles qui dominent dans toutes les branches des sciences, sans pour
cela se défendre, de recourir à des hypothèses de travail" (cité in
Ecole DECROLY, s.d., p. 25) (c'est nous qui soulignons. Ce texte daterait
"d'avant 1926").
Les principes ensuite exposés sont indiqués comme "un
aperçu de la ligne de conduite suivie actuellement par l'ensemble de la
communauté scolaire" (cité in Ecole DECROLY, s.d., p. 26). Ainsi l'en
seignement doit-il demeurer "en contact avec la vie" "que mènent et à
laquelle se destinent nos enfants" (idem.), les méthodes être "actives"
et favoriser la "connaissance des autres", la prise de "responsabilités",
l'acquisition d'une "discipline" individuelle et collective. Chaque
classe "est confiée à un professeur titulaire, responsable de l'évolu
tion intellectuelle, sociale et psychologique des élèves". L'Ecole
essaie de rester en contact avec les recherches pédagogiques et
psychologiques menées dans le monde entier et poursuit ses travaux pour
continuer à mériter "la réputation acquise" (ib., passim.).
Ainsi l'Ecole de l'Ermitage se présente-t-elle comme un lieu
particulièrement propice à l'innovation pédagogique ; en témoignent
certes les travaux publiés dans la série des "Documents Pédagogiques
de l'Ecole DECROLY", qu'ils concernent les mesures préventives et
thérapeutiques appropriées à la dyslexie (TOUSSAINT, 1970, a) (VERLYNDE
N. et VAN BREUSEGHEM J., 1970), à l'écriture (TOUSSAINT, 1970, b) , au
programme de mathématiques utilisé à l'Ecole secondaire (cf. Nos quatre
centres d'intérêt, 1968-1969) (TROMPLER S., 1970) (BAREAU C., 1970)
(VANDENBOGAERT N., 1970) (Ecole DECROLY, fasc. 7, 1971). Une expéri
mentation destinée à vérifier la validité d'une méthode de rattrapage
des difficultés en orthographe est ainsi conduite par la psychologue
attachée à l'établissement (VAN BREUSEGHEM J., 1970). D'autres
fascicules exposent les études de différentes équipes et témoignent
de la permanence d'une activité de recherche scientifique de qualité.
A propos de l'apprentissage de la grammaire à l'Ecole DECROLY,
les conceptions de DECROLY sont aussi confrontées aux travaux contempo
rains, sur la linguistique notamment, et particulièrement ceux de
CHOMSKY (cf. DUBREUCQ F., CLARINVAL B., et TROMPLEUR S., 1974). De
même convient-il de rappeler les recherches sur l'enseignement des
mathématiques poursuivies à l'Ecole de l'Ermitage, sous la conduite de
M.P. LIBOIS, Professeur à l'Université de Bruxelles (cf. CASTELNUOVO E.,
1970 ; et Madame LIBOIS, 1970). Enfin tout récemment, un article
précisait les positions des "decrolyens" face aux travaux engagés dans
le sens d'une "pédagogie par objectifs" (DUBREUCQ F., VANDENBOGAERT N.,
1977).
Ainsi l'institution s'efforce-t-elle, en demeurant un centre
renommé d'innovation en éducation, d'être fidèle à l'esprit de son
fondateur. F. HOTYAT n'écrivait-il pas récemment : "Qu'une telle éduca
tion ait réussi à s'épanouir près de quarante ans après la mort de
DECROLY, à travers l'extension considérable et la complexité croissante
de l'Ermitage est le plus bel hommage qu'ait pu rendre une équipe à la
pensée du Maître" (HOTYAT F., 1971, p. 127). Les transformations de
l'environnement affectent sans doute l'Ecole DECROLY, l'amènent à
s'adapter continuellement Cl) et à orienter son personnel éducatif vers
cet esprit de recherche permanente.
L'Ecole semble bénéficier d'un recrutement privilégié. Dès
l'origine, en effet, ce furent les amis de DECROLY qui lui confièrent
leurs propres enfants et, peu à peu, les milieux scientifiques,
intellectuels, .,. reconnurent la qualité d'une éducation conduite
selon ces principes. "A l'Ermitage, nous avons affaire à une popula
tion privilégiée, à un monde sortant plutôt d'un milieu intellectuel",
reconnaissait d'ailleurs A. HAMAIDE, lorsqu'elle dirigeait l'établisse
ment (HAMAIDE A., 1932, p. 66). La situation n'a guère varié aujourd'hui
(cf. LEBELLEY F., 1973) : l'Ecole reçoit surtout des élèves issus de
classes sociales favorisées par la fortune matérielle ou l'intelligence.
L'établissement demeure en outre un lieu de rencontre pour les
éducateurs ; tout récemment, un visiteur le décrivait comme un "chantier
de vie où l'intelligence, le caractère, l'adresse manuelle, tout est
formé à travers des contacts multiples avec les objets, les écrits, les
(1) Sur la vie sociale des enfants à l'Ecole de l'Ermitage, on pourra
noter l'évolution des procédures de participation des élèves
(cf. par exemple le fasc. Nos Quatre Centres d'Intérêt, 1969,
pp. 1-4).
camarades et l'adulte" (BASSAN V.J., 1976, p. 136). Il observait
notamment que, "dans les salles de classe, à chaque niveau, l'impression
d'activité et de participation à la vie est remarquable. Les murs et les
portes sont couverts d'affiches avec des phrases et des dessins colorés,
faits par les élèves. Ce sont des pièces où les richesses du dehors
font irruption, matériel et occupations n'arrêtent pas de se renouveler"
(op. cit., p. 137).
o o
Peu à peu, le succès des théories de DECROLY déborde son
Ecole : après la guerre de 1914-1918, les autorités scolaires de la
ville de Bruxelles s'intéressent à ses réalisations éducatives. Aussi
un essai fut-il tenté en Septembre 1920, dans de nombreuses classes
de première année (cours préparatoire) de la capitale belge. Nous devons
à M. DALHEM (1932, p. 68) "un court historique de l'introduction de la
méthode DECROLY dans les Ecoles officielles de Bruxelles". On apprend
ainsi que l'Ecole n° 7 appliqua la méthode idéo-visuelle de lecture dès
1907, puis ce fut le tour de l'Ecole n° 10 en 1911, avec M. SMELTEN.
La ville de Bruxelles permit ensuite à plusieurs Ecoles de tenter
l'expérience, en 1920 donc. Après les interventions de DECROLY et
d'A. HAMAIDE, notamment, pour la formation des instituteurs, d'autres
classes participent à cette rénovation (cf. 1924, k). Dans un article
destiné à la revue de l'Ecole des Roches, A. HAMAIDE signale que "dans
la ville de Bruxelles, nous avons à peu près 53 classes qui marchent
avec nos idées et qui appliquent la méthode DECROLY" (HAMAIDE A., 1932,
p. 67). De plus, "certains inspecteurs de l'enseignement officiel ont
introduit la méthode DECROLY dans toutes leurs Ecoles de campagne"
(idem.).
Mademoiselle DESCHAMPS a conçu, quant à elle, une application
particulière supplémentaire des principes decrolyens. Préconisant l'indi
vidualisation poussée des apprentissages, elle se propose, dans le cadre
de l'orphelinat qu'elle dirige, "d'appliquer au système DECROLY le
travail individuel dans la classe, de supprimer la leçon collective
en la remplaçant non par la leçon individuelle, mais bien par un
travail auto-éducatif de l'enfant" (DESCHAMPS J., 1928, p. 147). Elle
utilise des fiches individualisées, qui recoupent les éléments du
programme decrolyen ; ainsi, "les matières qui constituent notre
programme sont donc réparties par "centres d'intérêts". Les centres
d'intérêts occasionnels tendent à l'emporter sur les autres. L'étude se
poursuit graduellement par des exercices d'observation, d'association"
et d'expression" (idem.). En pratique, une telle organisation demande
au maître d'Ecole de préparer "sur fiches une série de questionnaires
découlant du centre d'intérêt et concernant les divers points du
programme" (op. cit., p. 148).
Inspecteur de l'Enseignement, F. DUBOIS relate, en 1932,
l'expérience dont il fut l'animateur, dans le canton rural de Nivelles
(province du Brabant Wallon). Il montre ainsi que, dans le cadre de la
pédagogie dont il préconise l'adoption par les instituteurs, il a pu
faire substituer les centres d'intérêts et les enquêtes dans le milieu,
dès le début de l'année scolaire, aux traditionnelles visites-excursions
organisées en fin d'année et qui se limitent essentiellement à chercher
à détendre et délasser les enfants (DUBOIS F., 1932, b). La revue belge
Vers l'Ecole Active signale la création d'une "Ecole Heureuse" à
Jemeppe-sur-Meuse, dans le quartier Bois-le-Mont : "on y applique la
méthode DECROLY. Elle est destinée aux enfants des ouvriers des environs"
(Vers l'Ecole Active, 1931, n° 3, p. 47).
Mais c'est surtout après la disparition de DECROLY que les
initiatives prises dans le domaine de l'enseignement "ordinaire"
montrent que son entreprise ne s'éteint pas avec lui. Sa collaboratrice,
A. HAMAIDE, fonde à Ixelles, Avenue Ernestine, en 1934, une Ecole
inspirée de ses principes qui comptait 200 enfants en 1956 (HAMAIDE A.,
La Méthode DECROLY ; éd. 1956, avant-propos de la 5ème édition). En 1947
une autre Ecole HAMAIDE est ouverte à Saint-Gilles, au 22, avenue
Brugmann. 325 enfants la fréquentaient en 1956.
De même, à l'Ecole communale de Clabecq, dans le canton de
Tubize, Monsieur CHERON et son équipe appliqueront avec souplesse, dans
une région ouvrière (un centre sidérurgique au sein d'une contrée
rurale) les principes decrolyens. Quatre-vingt pour cent des élèves
proviennent d'un milieu ouvrier et encore les nationalités des parents
varient-elles et aussi la langue employée dans le milieu familial (wallon,
flamand, italien).
Monsieur CHERON présente lui-même longuement son expérience
(CHERON R., 1952). Il indiqué tout d'abord que l'on trouve dans son
Ecole un petit élevage et un jardin. Là, les élèves "apprennent à
reconnaître la succession des saisons par l'évolution des plantes et des
bêtes du jardin ainsi que par la suite renouvelée de leurs travaux, tout
en y puisant l'amour de la nature. C'est pour eux un lieu favori d'obser
vation et d'expérimentation, sources principales de leurs connaissances"
(CHERON R., 1952, pp. 1-2). Les éducateurs de l'établissement sont "unis
par un esprit d'équipe dans une même compréhension attentive des enfants
qui leur sont confiés, ils essayent de faire, de chacune de leurs
classes et de l'Ecole, une communauté d'enfants s'inspirant de la devise
du Docteur DECROLY : par la vie, pour la vie" (op. cit., p. 3).
Car c'est bien à l'Ecole de DECROLY que les maîtres de Clabecq
ont été formés : "aussi souvent que possible et au moins chaque jeudi
après-midi, nous nous hâtions d'aller l'entendre" (op. cit., p. 4). Dès
avant 1935, ils appliquent la méthode globale de lecture, ce qui ne se
fait pas sans rencontrer des difficultés de la part notamment des
parents qui comprennent peu la nécessité de cette rénovation. La nouvelle
équipe éducative, reconstituée après la seconde guerre mondiale, est
invitée par l'Inspectrice, Mademoiselle CLARET, ancien professeur à
l'Ecole de l'Ermitage, "à se pénétrer des idées nouvelles par la lecture
d'ouvrages de pédagogie active et la visite prolongée des Ecoles de
'l'Ermitage" et de Mademoiselle HAMAIDE" (op. cit., p. 5). Ainsi l'équipe
des maîtres est-elle progressivement préparée à "adopter pleinement le
programme decrolyen dans notre petite Ecole" (op. cit., p. 6).
Un chercheur d'origine grecque évoquera lui aussi cette Ecole telle
qu'il pourra la rencontrer au cours de l'année scolaire 1953-1954
(XIROTIRIS E. , 1956). Elle lui paraît significative des réalisations
de l'Education Nouvelle en Belgique.
Dès avant la guerre de 1939-1945, les idées decrolyennes sont
l'objet d'une attention privilégiée de la part des autorités de l'ensei
gnement en Belgique. C'est tout d'abord une circulaire datée du 15 Juin
1935 qui annonce une prochaine réforme des programmes de l'enseignement
élémentaire, invite les instituteurs à s'associer à son élaboration et
indique que le nouveau Plan d'Etudes "sans bouleverser ce qui existe,
(..) tiendra surtout compte des possibilités de l'Ecole primaire et des
progrès réalisés dans la connaissance de la psychologie de l'enfant"
(Circulaire ..., p. 9). Le programme de l'Ecole élémentaire devra être
simplifié sans qu'il s'agisse pour autant de chercher à abaisser le
niveau des études : ce sont les bases de la formation intellectuelle
qu'on s'efforcera de fournir avant tout aux élèves. En effet, "meubler
l'esprit et l'exercer, ce sont deux fins qui doivent être considérées
comme deux aspects d'un but unique" (op. cit., p. 10).
Les précédents "Plans d'Etudes" comportaient essentiellement,
pour celui de 1897, une énumération des matières à enseigner à l'Ecole
primaire mais il ne parlait pas des méthodes, limité le plus souvent à
n'être qu'un enseignement verbal et "magistral" des connaissances
classées selon une certaine logique adulte, et pour celui de 1922,
malgré une invitation à la prise en compte de l'esprit d'observation
de l'élève et une utilisation de la "méthode active", malgré aussi un
rappel de ce que "l'Ecole est faite pour l'enfant et non l'enfant pour
l'Ecole", une conception d'ensemble hétéroclite où les concessions
faites à la novation étaient noyées dans la lourdeur de programmes
encyclopédiques.
La circulaire de 1935 fixe ainsi les acquisitions primordiales :
"savoir s'exprimer, savoir lire et écrire et savoir calculer" (Circulai
re •.., p. 10). On commencera donc par "enrichir l'expérience de l'enfant",
et les maîtres s'attacheront à associer "l'observation des choses et les
exercices pour les exprimer" (idem.). D'autre part, et "afin de conserver
à 1'enseignement primaire le caractère concret et cohérent qui doit être
le sien, nous estimons que les leçons de géographie, d'histoire et de
sciences naturelles peuvent être en quelque sorte confondues dans une
seule et même rubrique : exercices d'observation" (op. cit., p. 12). La
méthode d'analyse des faits proposée ressemble fort aux trois temps
decrolyens : observer, associer, exprimer ; de même, par cette approche,
il est noté que "toute une série d'intérêts jaillissent et gravitent
autour d'une idée et un beau travail d'association et de concentration
se fait en profondeur" (op. cit., p. 13). L'étude du milieu par les
exercices d'observation est donc à la source du travail scolaire pendant
les premières années de la scolarité.
Le Plan d'Etudes, ainsi préparé, parut le 13 Mai 1936. Dès sa
publication, les novateurs l'accueillirent avec satisfaction et beaucoup
y lurent l'empreinte de DECROLY. Ainsi A. HAMAIDE considère-t-elle qu'il
est "une reconnaissance, sur le plan officiel, des idées de DECROLY"
(1976, p. 11). De nombreux éducateurs expriment le même jugement, comme
le Professeur HOTYAT, pour qui le Plan d'Etudes était "d'inspiration
decrolyenne" (1971, p. 128). Les conceptions éducatives leur semblent
renouvelées par ce nouveau Programme qui s'appuie sur "l'étude des
psychologues et surtout à la lumière des expériences de pédagogues
d'avant-garde" (BALESSE L., 1965, p. 34). Mais le nom même de ces
derniers ne pouvait guère, semble-t-il, être cité dans des textes minis
tériels.
En avant-propos, le texte du Plan d'Etudes précise ainsi que
"l'Ecole se doit d'exercer une action éducative, de stimuler des intérêts,
de révéler des valeurs, enfin de provoquer la libération spirituelle et
l'élévation de l'âme. Nous voulons faire de nos enfants non des puits,
mais des sources jaillissantes et les préparer au gouvernement de leur
pensée comme à celui de leur conduite" (Plan d'Etudes ..., 1936, p. 18).
C'est ainsi non seulement l'instruction, mais encore l'éducation, qui
sont assignées comme finalités à l'Ecole. Dans cette intention, il
convient que l'éducateur "prenne l'enfant comme point de départ, et
comme centre constant de ses préoccupations, l'enfant, avec ses besoins,
ses tendances, ses instincts, en un mot ses intérêts" (Plan d'Etudes ...,
1936, p. 18).
Il ne sera pas exigé des élèves davantage "que ce que leur
constitution psychique peut assimiler" (op. cit., p. 19). Le programme
établi l'a été, en effet, en tenant compte des "observations toujours
plus précises et plus exactes de cette science qui a aujourd'hui droit
de cité : la psychologie de l'enfant" (idem.). Sans doute des questions
importantes sont-elles encore sans réponse définitive ; aussi le Plan
indique-t-il qu'il conviendra de poursuivre d'autres recherches, d'être
attentif à "l'évolution de la pédagogie expérimentale" (idem.),
d'encourager également les travaux de "psychologie expérimentale" tout
en n'oubliant pas que "pour la pratique éducative, les lois et les
faits, même scientifiquement établis, n'auront jamais qu'une valeur
indirecte" (idem.). Le Plan d'Etudes peut alors exposer les considéra
tions méthodologiques et les éléments du programme. Il est certes
significatif qu'il expose "l'étude du milieu par l'observation active"
avant que de s'intéresser à la langue maternelle, à l'enseignement de
l'arithmétique ou à l'éducation morale. C'est que, pour les rédacteurs
du Plan, les Inspecteurs Généraux JEUNEHOMME et ROELS, il importe
"surtout d'éveiller des intérêts qui poussent au travail et favorisent
l'effort éducatif" (Plan d'Etudes ..., 1936, p. 23).
L'atteinte d'un tel but suppose que l'enfant soit confronté
à ce qui l'entoure, à son milieu : "le maître puisera ses sujets parmi
les choses observables, étendra l'attention de l'enfant sur ce qui
l'entoure, l'intéressera aux phénomènes qui se déroulent sous ses yeux
et fera sans cesse appel à son expérience immédiate" (idem.). La fonc
tion du maître sera alors celle d'un "animateur", il guidera ses élèves
et fera en sorte que tous ces exercices gravitent "autour d'un thème ou
d'un centre d'intérêt" (op. cit., p. 24) pris dans les réalités de la
vie ambiante. Il ne s'agira certes point d'étudier seulement "la vie
matérielle et pratique, mais (...) toute la vie. Le côté moral, fait
d'émotion, de sympathie, de bonté et de justice, est aussi une réalité"
(Plan d'Etudes .., 1936, p. 24). Les instituteurs ne se verront pas
imposer un programme national, puisqu'il convient, tout à l'opposé, que
le milieu local soit largement exploité. Toutefois, parmi les considé
rations méthodologiques proposées à l'attention des maîtres, il faut
relever qu'ils sont incités, "au cours de ces études", à aborder
"nécessairement", les "quatre grands besoins vitaux qui constituent
le programme PECROLY" (op. cit., p. 25).
Le texte officiel reprend l'appréciation decrolyenne sur la
situation privilégiée des classes à la campagne : pour l'étude du milieu,
les Ecoles rurales, en effet, "ont un incontestable avantage, puisqu'elles
disposent d'un jardin et qu'elles trouvent à leur porte une profusion de
richesses naturelles. Celles-ci sont les plus éducatives" (Plan d'Etudes
..., p. 26). C'est la"nature" qui est invitée à entrer dans la classe,
ce qui se traduira déjà dans l'organisation matérielle des locaux sco
laires : "la salle de classe sera le reflet du travail auquel on se
livre et, dans sa disposition comme dans sa décoration, elle évoquera
une pédagogie active" (op. cit., p. 27).
On retiendra encore de ce Plan qu'il affirme la nécessité de
"préparer l'enfant à la vie" (op. cit., p. 31) et que les apprentissages
seront fonction de cet objectif premier : l'enseignement de la langue
maternelle sera conduit sur le modèle "de la façon dont l'enfant s'assi
mile la langue maternelle" et n'aura pas à se faire sans but, car "la
langue est un moyen d'expression, de communication et d'interaction
sociale" (idem.). Il importe donc tout d'abord que l'enfant s'exprime
sur ce qui le concerne, sur sa vie donc, et l'enseignement prendra appui
sur l'usage de la langue. Ainsi l'écolier la comprendra mieux, puis la
parlera, et enfin il l'écrira. Ici le texte officiel semble reprendre
des propos de FREINET : "vers la fin de la première année d'études,
l'enfant pourra écrire spontanément ce qu'il a à dire. Il écrira très
simplement et très brièvement des choses qui tiennent de sa vie.
Librement, il dira ce qu'il fait, ce qu'il a vu, ce qui l'intéresse"
(op. cit., p. 34).
Le Plan d'Etudes recommande ainsi d'organiser l'enseignement,
à l'Ecole élémentaire, à partir de l'observation active du milieu ; il
met la préférence sur l'éducation plutôt que sur l'accumulation de
connaissances, préconise l'emploi de la méthode globale pour l'appren
tissage de la lecture et l'utilisation des unités naturelles pour
l'acquisition des mesures mathématiques, insiste sur la primauté des
échanges oraux dans l'apprentissage de la langue maternelle, et rappelle
l'importance de la formation morale : "l'Ecole doit faire vivre l'enfant
dans une atmosphère d'activité morale qui permettra l'éveil des person
nalités naissantes et qui enseignera à mettre l'individualité au service
de la collectivité. La coopération dans le travail sera le procédé le
plus fécond de formation morale, car il donnera à nos enfants le sens
de la discipline, de l'obéissance et de la responsabilité" (op. cit.,
p. 49).
L'esprit général qui guide la rédaction de ces textes semble
donc bien témoigner de préoccupations proches de celles des tenants de
l'Education Nouvelle. C'est une pédagogie active, une éducation
fonctionnelle qui est définie, et l'accent est mis davantage sur la
méthode que sur le programme des connaissances. Avec le Plan d'Etudes
de 1936, la Belgique se situe ainsi à l'avant-garde de l'éducation
d'alors. Un vaste mouvement d'explication, de formation des maîtres
se met en route, qui sera malheureusement interrompu par la guerre
mondiale. Mais le bilan établi par la suite montre que les espoirs mis
dans ce Plan n'auront pu tous être réalisés. Sans doute les maîtres
s'étaient-ils sentis soutenus dans leur volonté d'innover par les
corps d'inspection ; une collection pédagogique "Plan d'Etudes" fut
même lancée sous la direction de 1'Inspecteur Général JEUNEHOMME, et
plusieurs ouvrages ainsi mis h- la disposition des maîtres.
Un nouveau Plan d'Etudes dut cependant être élaboré en 1957
(Plan d'Etudes •••, 20 Novembre 1957), qui tenait compte des difficultés
rencontrées par les praticiens et recommandait plus de souplesse dans
l'utilisation des centres d'intérêt. De même le choix était-il laissé
aux instituteurs de la méthode de lecture qu'ils adopteraient. Sans
doute les résistances à celui de 1936 avaient-elles été nombreuses et
s'étaient-elles cristallisées autour de la "méthode globale de lecture".
D'autre part -pour de nombreux observateurs- les textes officiels
formaient davantage un ensemble de déclarations généreuses, d'intentions
louables qu'un cadre précis et sécurisant qui aurait pu soutenir les
maîtres et favoriser leur capacité à l'innovation. Certains disciples
de DECROLY, même, s'étaient mis, en 1945, à rédiger un "projet complet
de rénovation de l'enseignement de masse" sous l'égide du "Comité
d'Initiative pour la Rénovation de l'Enseignement en Belgique" (CIREB).
Ce projet était "directement inspiré des principes éducatifs d'O. DECROLY"
(DECORDES V., 1947, p. 24).
Ainsi les "études du milieu" préconisées se seraient-elles
limitées trop fréquemment à des lectures de manuels, tandis que les
"centres d'intérêt" auraient été repris d'une année sur l'autre,
routinièrement : "le centrage" des leçons restait, certes, mais
l'intérêt avait depuis longtemps disparu ... Ce serait l'insuffisante
description de la didactique à adopter qui aurait conduit à des
fluctuations de la part des maîtres qui ignoraient sans doute trop les
exigences logiques propres aux disciplines intellectuelles. Il semble
rait, aux yeux de certains, qu'il ait manqué "un établissement de
formation de maîtres à la pédagogie nouvelle pour enraciner profondément
celle-ci dans la pratique scolaire" (HCTYAT F., 1971, p. 127).
Mais, pour d'autres analystes, c'est l'imprécision du Plan
de 1936 qui est à critiquer plutôt que son insuffisante parenté avec
les principes decrolyens ou une insuffisance de formation des insti
tuteurs : "jusqu'en 1936, la méthodologie était clairement codifiée,
un plan type existait pour chaque espèce de leçon. Ces règles, dont
tous les maîtres ne se contentaient pas, constituaient des havres de
sécurité pour les moins doués. Brutalement, elles furent remplacées
par des principes généraux et par des références aux apports des
sciences de l'éducation. Or, non seulement la pédagogie scientifique
n'était -et n'est encore- qu'à ses débuts, mais on ne comprit pas que
priver les maîtres de directives précises, c'était souvent les laisser
désemparés, leur formation et leurs aptitudes ne leur permettant pas
toujours la reconversion nécessaire" (DE LANDSHEERE G. et BAYER E.,
1974, p. 23) (1).
Si donc, d'un Plan d'Etudes à l'autre -le plus récent date
de 1971- la Belgique affine l'expression de sa doctrine pédagogique
officielle, celle-ci semble bien toujours s'inspirer de DECROLY et des
pédagogues de l'Education Nouvelle. Ainsi, la circulaire ministérielle
du 21 Juin 1971 prend-elle "comme point de départ de (sa) réflexion :
l'enfant tel qu'il est dans son originalité, dans sa totalité, dans
son dynamisme" ; l'idée fondamentale de l'axiologie est "de rendre
chacun apte au changement et à la mutation" ; "les progrès des sciences
de l'éducation commandent la collaboration (des enseignants) avec
l'équipe psychomédicosociale". On cherchera à "assurer une éducation
sociale par la pratique des activités de groupe et par la découverte
de l'environnement physique et humain" (CM., 21 Juin 1971, passim).
Le Plan belge des activités à l'Ecole Maternelle, promulgué
en 1951, est lui aussi salué par plusieurs comme une victoire de
l'Education Nouvelle (cf. CHATELAIN F., 1951). Il est en effet novateur
et met en avant le respect des intérêts de l'enfant ainsi que l'organi
sation d'un milieu éducatif stimulant. "Cette pédagogie enfantine basée
(1) On peut encore lire, sous la plume de l'un de ces derniers, la
réflexion suivante : un malentendu "a surgi, entre 1920 et 1940
surtout, lorsque l'adoption des idées, mal digérées, de la
pédagogie fonctionnelle des CLAPAREDE, DEWEY, et autres "progres
sistes" conduisit au culte de l'improvisation, au mépris de la
discipline rigoureuse, au centrage sur des intérêts n'existant
que dans l'esprit des théoriciens ..." (LANDSHEERE G. de, 1972,
p. 7).
sur l'intérêt et le milieu s'inspire en particulier des deux idées
directrices du grand éducateur belge DECROLY et nous nous étonnons
seulement de constater que son nom n'est pas mentionné une seule fois
dans le document que nous analysons" (CHATELAIN F., 1951, p. 227).
De plus, il convient d'évoquer,quoique succinctement, la
rénovation actuellement en cours de l'enseignement secondaire en
Belgique, encore appelée "l'enseignement rénové ". Certains ont pu
y lire l'inspiration même de DECROLY (par ex. HOTYAT F., 1971) ;
quoi qu'il en soit, il reste que cette expérimentation se situe dans
une perspective "puérocentrique" et "sociale" à la fois et que le souci
exprimé de favoriser l'épanouissement de chaque élève et son insertion
harmonieuse dans la société, de le nantir de capacités professionnelles
susceptibles de lui permettre d'affronter les responsabilités qui seront
les siennes (cf. ROGER Y., 1976) rappellent des objectifs préconisés
déjà par le fondateur de l'Ecole de l'Ermitage.
Lors d'une réunion d'hommage à DECROLY organisée en Août 1971
par la World Education Fellowship à Bruxelles, la représentante du
Ministre belge de l'Education Nationale évoquait l'actualité des concep
tions éducatives du célèbre éducateur bruxellois. Elle rappella qu'il
avait fait paraître son Vers l'Ecole Rénovée en 1921. Remarquant que
"cet appel a cinquante ans", elle en analysait ainsi l'impact : "1921-
1936 : un premier terme de 25 ans : le plan d'études primaires, des
esprits à convaincre. 1936-1971 : un second terme de 25 ans, des mesures
à généraliser. L'Ecole rénovée s'institutionnalise aux niveaux secon
daire et fondamental. Le pays consacre la lucidité prospective de
DECROLY" (JAUMAIN Y., 1974, p. 3).
Quant à l'action conduite en faveur de l'enfance anormale (1),
le Directeur de l'Institut d'Enseignement Spécial avait constaté lui-
même les résultats auxquels elle avait abouti : étudiant les institutions
créées depuis qu'il avait attiré l'attention générale sur ces questions
entre 1901 et 1905, il estime, en 1925, et en dépit d'une certaine
stagnation apparue depuis peu, qu'il est "réconfortant de voir ce qu'a
donné l'effort des pouvoirs publics et l'initiative privée" (1925, d,
p. 54).
L'analyse de l'influence de DECROLY en Belgique doit aussi
prendre en compte son action de chercheur et l'élan en ce sens qu'il
a contribué, plus que quiconque sans doute, à dynamiser. Nous avons
déjà évoqué les noms de ceux qu'il a formés. J.E. SEGERS conduira des
travaux sur le processus de globalisation (cf. 1926, m), puis rassem
blera, après la disparition de son Maître et en collaboration avec
J. JADOT-DECROLY, de nombreux textes inédits, sur le langage tout
particulièrement, et en permettra ainsi la publication. C'est à lui
encore que l'on doit l'ouvrage, préfacé par H. WALLON, qui présente la
(1) Dans l'enseignement pour jeunes inadaptés, les réalisations de
DECROLY trouvent un écho qui demeure profond. Ainsi observe-t-on
que ses conceptions à propos de l'apprentissage de la notion de
temps sont reprises par certains éducateurs (VERNET M., 1952) qui
disent tout l'intérêt qu'ils rencontrent à s'inspirer des pratiques
pédagogiques de l'éducateur belge.
Il convient également de signaler l'influence exercée sur
A. DESCOEUDRES qui se forma tout d'abord à Bruxelles auprès du
directeur de l'Institut d'Enseignement Spécial, puis continua
sa recherche et son action éducatives auprès des enfants anormaux,
en Suisse (cf. DESCOEUDRES A., 1932).
synthèse la plus complète des positions psychologiques decrolyennes
(SEGERS J.E., 1948).
Quant à R. BUYSE, qui commença à travailler avec DECROLY en
1916 et "fut son assistant de 1924 à 1927 à l'Institut des Hautes Etudes
de Belgique à Bruxelles" (GILLE A., 1969, p. 22), il l'accompagna aux
Etats-Unis au cours de l'année 1922 et co-signa avec lui des notes de
voyage qui firent l'objet de plusieurs publications communes (1923, m ;
1924, m et n ; 1928, 1 ; 1929, m) qui annoncent le magistral livre sur
1'Expérimentation en Pédagogie (BUYSE R., 1935). Le Laboratoire de
Pédagogie Expérimentale qu'il fonda à l'Université de Louvain jouit
aujourd'hui d'une large audience et poursuit sa recherche d'une "pédago
gie de l'efficacité" (BONBOIR A., 1974).
Il semble bien que les collaborateurs de DECROLY aient été
unanimes à reconnaître sa personnalité exceptionnelle, sa tranquille
assurance, sa sérénité, qualités certes de l'homme de science, du savant
que l'on respecte et admire, mais avec aussi ce refus, chez lui, de se
mettre en avant et de revendiquer, par- exemple, la paternité d'une
"méthode" d'éducation ; c'est pourquoi peut-être il ne chercha point
à organiser autour de lui un mouvement de réflexion et, encore moins,
un groupe de pression. Il rassembla plutôt des cercles d'étude, des
séminaires de recherche. Il n'était certes pas seul. En Belgique même,
des chercheurs éminents avaient déjà tracé la voie et A. SLUYS,
J. IOTEYKO (1), J. DEMOOR sont connus par leur enseignement ou leurs
travaux scientifiques. DECROLY, quant à lui, aida à la création de la
(1) Mademoiselle IOTEYKO, doctoresse polonaise, fit un séjour à
Bruxelles en 1912 et y créa un Institut Pédagogique dénommé
Faculté Internationale de Pédologie (cf. PERROTIN L., 1914 ;
IOTEYKO I., 1917).
Société Protectrice de l'Enfance Anormale, réunit des collaborateurs pour
fonder la Société Belge de Pédotechnie et d'autres organismes (1).
Aujourd'hui, certaines Universités belges continuent de
maintenir vivant le souvenir de DECROLY et proposent à leurs étudiants
des travaux en lien avec les préoccupations qui furent les siennes. On
peut ici, à titre d'illustration et à défaut de pouvoir dresser un inven
taire exhaustif de ces recherches qui sortirait de l'objectif de la
présente étude, signaler le séminaire de questions approfondies de
Didactique Spéciale organisé par Madame le Professeur DELEPINE à l'Uni
versité d'Etat à Mons, au cours de l'année académique 1971-1972,lors
donc du centième anniversaire de la naissance de DECROLY : différents
aspects de son oeuvre furent analysés par les étudiants et un rapproche
ment fut entrepris avec les débats contemporains sur ces mêmes questions.
L'oeuvre de DECROLY suscita un intérêt très vif à l'extérieur
même des frontières belges : "Alors même que la Belgique était lente à
la mise en marche, les idées decrolyennes franchissaient les frontières,
les océans, révolutionnaient véritablement les systèmes pédagogiques
lointains, créaient partout, oui partout, des îlots d'avant-garde où des
apôtres de la vie et de l'enfant devenaient leurs défenseurs enthousias
tes" (DECORDES V., 1947, pp. 24-25). Elle cite ainsi "tous les pays
d'Europe, mais aussi en Afrique, en Océanie, en Asie, en Amérique et
surtout peut-être en Amérique Latine. Mexique, Colombie, Brésil, Argentine,
(1) L'Institut Buls-Tempels, fondé en 1913, fonctionnait comme une
Ecole Supérieure de Pédagogie. DECROLY y collabora dès l'origine.
La section belge de la Ligue Internationale de l'Education Nouvelle
(LIEN) fut constituée en 1929, avec le concours de N. SMELTEN,
DECROLY, HAMAIDE et F. DUBOIS, notamment.
Uruguay, Chili ont "recherché et sollicité les conseils et les
directives du Maître et tenté des réalisations dont l'audace et
l'étendue ont dépassé ses propres expériences""(DECORDES V., 1947,
p. 25 ; le texte cité est de P. LANGEVIN).
De son côté, A. HAMAIDE évoquait le nom de plusieurs éducateurs
venus étudier à l'Ecole de l'Ermitage. Ainsi Mademoiselle Olympia
FERNANDEZ, qui dirigea l'Ecole de Malvin comme, toujours en Uruguay,
Monsieur Sabas OLAIZOLA, Directeur de l'Ecole de las Piedras. Le gou
vernement de ce pays demanda même à HAMAIDE de venir vérifier l'avancée
des expérimentations entreprises et d'aider ceux qui s'intéressaient à
la méthode. Quelques personnalités de premier plan se trouvaient parmi
"les plus fervents admirateurs et propagateurs de la méthode" : le
Président de la République, le Ministre de l'Intérieur et le Président
du Conseil de l'Enseignement (HAMAIDE A., 1931, a). A son retour, cet
auteur décrivit l'Ecole de Malvin, inaugurée le 11 Juin 1927. Cet
établissement fonctionnait dans un faubourg pauvre de Montevideo
("pauvres gens, palefreniers et pêcheurs"). Et cependant, Mademoiselle
HAMAIDE se déclara impressionnée par les résultats obtenus et parla même
de véritable "rénovation sociale ...par l'Ecole" (HAMAIDE A., 1931, b,
p. 37). Toujours en Uruguay, les jeunes élèves de l'Ecole Normale étaient
initiées à tous les problèmes d'Education Nouvelle et des classes DECROLY
ou DALTON créées dans les Ecoles d'Application. Il y fut assuré, de plus,
un cours de "Pédagogie decrolyenne".
Une pédagogie d'inspiration decrolyenne semble ainsi s'être
développée dans certains pays d'Amérique latine qui avaient déjà des
liens privilégiés avec la Belgique. En effet, c'est vers 1910 qu'un
"groupe de jeunes pédagogues belges, dirigé par ROUMA, a été engagé,
spécialement en Bolivie, en vue de la réforme de l'enseignement dans
ce pays. Des jeunes universitaires de langue espagnole ont été envoyés
en Belgique afin de s'initier à la méthode nouvelle" (HOTYAT F., 1971,
p. 127). On se souvient également que DECROLY effectua un séjour de
deux mois au Gymnase Moderne de Bogota "pour en étudier le fonctionne
ment et aider à ses progrès" (1926, a, p. 25).
A. FERRIERE, dans le livre où il retrace son voyage en
Amérique du Sud, montre combien l'Education Nouvelle y fut accueillie
avec espoir et quel rôle, en particulier, y jouèrent les idées decro-
lyennes (FERRIERE A., 1931). Cet auteur fut frappé, en effet, par la
grande diffusion de l'oeuvre du pédagogue bruxellois dans ces pays ;
il écrivit alors que l'on trouverait, "dans les livres d'histoire de
la pédagogie de l'avenir, deux grandes époques : celle d' "avant" et
celle d' "après" DECROLY" (FERRIERE A., 1932, b, p. 132) puisque "je
ne crains pas d'affirmer que le Docteur DECROLY est le plus grand
pédagogue de l'heure actuelle. Son nom peut être placé, à côté de celui
de John DEWEY, le plus haut dans l'estime universelle" (FERRIERE A.,
1933, b, p. 170). Le titre d'un article rédigé par un disciple sud-
américain semble, à lui seul, significatif des espérances alors
placées dans un système scolaire ainsi rénové : "Le renouvellement
d'un peuple par l'éducation" (CABALLERO N.A., 1937). Ajoutons encore,
dans le même sens, cette "épître" à DECROLY d'un éducateur brésilien :
"Je désire même, Monsieur, devenir pour mon pays un missionnaire de
l'évangile éducatif dont l'Ecole de l'Ermitage est le séminaire ...."
(OLIVEIRA J. de, 1928, p. 1).
La Turquie, qui adopta le principe decrolyen des centres
d'intérêt en substituant toutefois à l'étude des besoins de l'homme
celle des transformations de la nature au cours des saisons, l'Espagne
républicaine, qui avait pour directeur de l'enseignement primaire un
admirateur du pédagogue belge (M. LLOPIS), l'Autriche, où les programmes
des Ecoles élémentaires reprenaient l'idée des centres d'intérêt,
l'Union Soviétique, même, au cours de son Plan éducatif de 1922 et
jusqu'à 1930, avec sa "méthode des complexes" (cf. DEBESSE M., 1960,
b ; PISTRAK, 1973) reconnurent aussi, dans une certaine mesure, l'in
fluence du médecin-éducateur bruxellois.
L'Espagne de ces dernières années, même, a vu à Barcelone la
création d'une Ecole DECROLY, dirigée par un prêtre (cf. DECORDES V.,
1962). Il s'agit d'envisager "l'application intégrale de la Méthode à
tous les degrés scolaires", la "méthode" étant ici entendue comme un
"esprit qui doit imprégner la vie de l'Ecole" (BOSCH J.M., 1963, p. 40).
L'Ecole devrait constituer, ainsi, "une prolongation de la famille" et
s'efforcer de "placer les enfants dans la vie vers une plénitude de
leur vocation humaine, sociale et chrétienne" (BOSCH J.M., 1963, p. 43).
o o
o
L'influence de DECROLY est également sensible sur la pédagogie
française, où elle s'est exercée à plusieurs niveaux. Déjà, la proximité
géographique avait permis à de nombreux éducateurs, grâce à des visites
fréquentes à Bruxelles, de s'inspirer des travaux de l'Ecole de l'Ermitage.
Ainsi, avant 1939, une Inspectrice de l'Enseignement primaire, Mademoiselle
SOUSTRE, avait-elle créé pltisieurs classes, dans la Nièvre, inspirées des
principes decrolyens. De même, quelques établissements privés reprirent-
ils alors, plus ou moins largement, idées et pratiques du pédagogue belge.
Cependant, c'est essentiellement après la seconde guerre
mondiale que DECROLY est "découvert" en France. Le Groupe Français des
Amis de l'Ecole Nouvelle (G.F.E.N.), au sein duquel militent A. MEDICI,
pour qui "c'est dans l'oeuvre d'un des quatre médecins, le Docteur
Ovide DECROLY, que nous avons cru saisir la solution la plus parfaite
qui aît été donnée jusqu'à présent à la question pédagogique" (MEDICI A.,
1940, p. 22), E. FLAYOL, biographe enthousiaste (FLAYOL E., 1932 ; 1934),
P. LANGEVIN et H. WALLON, notamment, contribue à la diffusion des
conceptions decrolyennes. En 1944 est créé un "Comité Français DECROLY"
qui se propose de fonder, près de Paris, une Ecole-modèle appliquant
les principes du pédagogue bruxellois. Animé par une ancienne élève de
l'Ecole de l'Ermitage, Madame MORLEY, ce groupe aboutit à la création,
le 15 Octobre 1945, d'une Ecole à Saint-Mandé : elle regroupe 23 élèves
et 5 professeurs (MORLEY-GERARD R., 1952).
En 1948, l'établissement est reconnu par l'Education Nationale
et rattaché à l'Ecole Normale d'Instituteurs de Paris. L'Etat acquiert,
en 1952, un hôtel particulier du Second Empire, situé dans un parc de
6.000 m2 en bordure du bois de Vincennes, toujours à Saint-Mandé.
L'Ecole y est installée ; elle rassemblera 342 élèves en Octobre 1956
puis des bâtiments "provisoires" et des classes mobiles devront être
construits, au fil des années, pour accueillir les élèves. Des exigences
de sécurité motivent cependant, pour l'avenir immédiat, le projet d'une
installation de l'établissement dans d'autres locaux.
La pédagogie que l'on y pratique marque toutefois une distance
croissante par rapport à la "méthode" : "les éducateurs insistent sur le
recul qu'ils ont pris par rapport à l'expérience belge. Le "centre
d'intérêt" n'est pour eux qu'un cadre de travail, une manière de regrou
per. "Ou il y a un système, ou il y a des enfants ...". Cependant "des
principes sont respectés : l'activité livre de l'enfant, la vie et
l'intérêt de l'enfant, sa démarche intellectuelle de "globalisation"
(BONBONNELLE C., et coll., 1967, passim). Depuis les"évènements" de Mai
1968 surtout, ce clivage paraît encore s'accentuer. Madame VALL0TT0N, qui
fut longtemps Directrice de l'Ecole, réintègre alors le cadre de l'ensei
gnement primaire "ordinaire" ; elle est remplacée dans sa fonction par
un "coordonnateur" renouvelé tous les deux ans.
On semble s'orienter ainsi vers une expression plus totale des
élèves, notamment de leur "imaginaire", de leur "créativité" ; ils sont
associés, de plus en plus, à tous les aspects de la vie de l'Ecole :
ainsi, à propos du projet de construction de nouveaux locaux, a-t-il été
constitué une "commission d'architecture", composée de maîtres de
l'Ecole, de parents,d'écoliers et d'architectes. L'un de ces derniers
indique à ce propos que l'essentiel réside dans la démarche participa
tive : "même si le résultat final devait être une horreur sur le plan
architectural, il y aura eu une recherche en commun. C'est cela qui
compte" (cité in LE GENDRE B., 1974, p. 9).
Aussi, dans un texte qui présente les "groupes de travail
spécialisés", les maîtres de l'Ecole de Saint-Mandé rappellent-ils que
DECROLY "s'est toujours défendu d'avoir été l'instigateur d'une
méthode, avec ses risques de sclérose" (in CROS L, 1970, p. 124).
Certaines recensions de visites récentes à Saint-Mandé semblent indiquer,
en effet, que la pédagogie s'y développe,progressivement, vers une
prise en compte plus complète de"l'intérêt réel et spontané" de l'enfant,
de leur libre choix des activités, de clubs, de "l'autogestion", pour
tout dire, de leur vie scolaire (cf. MAGNIN B., 1973). Des contrats de
travail concernant les apprentissages scolaires sont ainsi passés entre
maître et élèves, au début de chaque semaine : "En fait, au début de
l'année rien n'est imposé aux enfants. Quand ils arrivent, ils font
d'abord connaissance entre eux, ou bien ils reprennent contact (car les
mêmes enfants se suivent de la maternelle à la 3ème). Et c'est d'eux que
vient le "qu'est-ce qu'on va faire ? Qu'est-ce qu'il faut faire ?"
Alors, on prend connaissance des programmes et on s'organise pour les
planifier. Les enfants savent très bien qu'ils viennent à l'Ecole pour
apprendre. Mais ils sentent très vite aussi qu'il y a maintes et maintes
façons d'apprendre" ("Le Maître du C.M.l",cité par MAGNIN B., 1973, p. 43).
Cependant., établissement public, l'Ecole de Saint-Mandé n'a pas
la maîtrise du recrutement de professeurs. De plus, elle semble réservée,
quoi qu'elle veuille, à des élèves issus de milieux privilégiés, trois
cents au total. Sa renommée est telle, en effet, que les enfants y sont
inscrits presque dès leur naissance ... : ceci n'indique-t-il pas, de la
part des parents, un choix ancien, donc mûri, en faveur de l'Education
Nouvelle ? N'est-il pas le fait d'une classe sociale favorisée culturel-
lement ? (cf. GAUSSEN F., 1973, p. 8).
Quoi qu'il en soit, ce que retient la visiteuse de 1973, "c'est
la vitalité et la joie des enfants, l'inquiétude des maîtres et des
parents, la multitude des dessins et peintures, la prolifération des
créations. Cela ne peut-il pas clairement signifier qu'au-delà des
contradictions, DECROLY vit ?" (MAGNIN B., 1974, a, p. 3). Conduisant
ensuite une analyse des conceptions decrolyennes en matière éducative,
le même auteur remarque que l'on peut craindre que les quatre centres
d'intérêt définis par le pédagogue belge "peuvent enfermer l'enfant dans
les intérêts proposés et décidés (même si c'est lui et le groupe qui les
décident) sans en faire surgir sans cesse de nouveaux" (MAGNIN B., 19,7,4,
b, p. 8). Elle constate toutefois, "après avoir visité l'Ecole DECROLY
de Saint-Mandé", que "les éducateurs semblaient avoir dépassé ces
limites pour répondre à la demande permanente de l'enfant" (MAGNIN B.,
1974, b, p. 8).
Quelle que soit l'audience dont bénéficie l'Ecole de Saint-
Mandé au sein de la pédagogie française (cf. par ex. Interéducation,
1968), il convient cependant de rechercher aussi les signes de l'influ
ence decrolyenne dans notre pays au travers de celle qu'exercèrent
H. WALLON et C. FREINET : l'un et l'autre, en effet, situent leur
réflexion pédagogique en relation directe avec celle du fondateur de
l'Ecole de l'Ermitage.
H. WALLON n'a guère cessé, au cours de ses interventions
nombreuses sur le terrain pédagogique (cf. TRAN-THONG, 1971), de mani
fester en quelle estime particulière il tenait DECROLY. Car pour le
psychologue français la valeur des conceptions decrolyennes tient à
leur origine scientifique : ainsi "1'action éducative à exercer sur les
enfants" a-t-elle une efficacité certaine puisqu'elle est "fondée sur
la connaissance exacte de l'enfant, de sa nature, de ses besoins, de
ses capacités. Elle est fondée sur l'étude psychologique de l'enfant"
(WALLON H., 1952, p. 14). Aussi bien "la pédagogie et la psychologie
sont-elles unies aussi étroitement que possible dans l'oeuvre de
DECROLY" (idem.)
H. WALLON est surtout sensible à la démarche adoptée par
DECROLY, cette "cohérence admirable entre l'oeuvre psychologique et
l'oeuvre pédagogique" (WALLON H., 1953, p. 6). Il ne faudrait, donc pas
confondre ce système pédagogique, doté de "tout un côté grandiose", avec
"des petits procédés", avec des petits "trucs" éducatifs. Il ne s'est
pas tenu à des réussites pédagogiques de détail. Il a fait une vaste
synthèse des besoins de l'enfant et de leurs rapports avec le milieu"
(op. cit., p. 13). C'est pourquoi "DECROLY a été un grand savant et un
grand humaniste en même temps qu'un bienfaiteur de l'enfance"
(WALLON H., 1952, p. 64).
De plus, l'originalité marquante du pédagogue belge, par
rapport aux autres protagonistes de l'Education Nouvelle, aura été,
remarque H. WALLON, de constamment marquer qu'il importe d'insérer
l'éducation dans la vie et de situer les fins éducatives dans l'axe
des finalités sociales : respecter l'évolution spontanée de l'enfant
sans omettre les objectifs d'insertion sociale. Le modèle biologique
utilisé par DECROLY, centré sur l'adaptation de l'être humain à son
milieu, permet en effet de poser en même temps l'individu et l'ambiance,
l'enfant et l'adulte, la personne et la société.
Quant à C. FREINET, il a déjà été rapporté que ce dernier
tenait DECROLY pour son "inspirateur direct" (cité in PIATON G., 1974,
p. 112). Mais on sait aussi que le fondateur de l'Ecole Moderne reven
diquait le mérite d'avoir réalisé, grâce à ses techniques propres -et
au contraire de la rigidité pratiquée par les disciples de l'éducateur
belge-, une approche concrète, plus satisfaisante, des mêmes principes
éducatifs : "Nous n'avons jamais dit que nous étions contre DECROLY.
Au contraire. Mais, actuellement, il est des pratiques dites decrolyennes
qui ne résisteront pas à l'expérience pratique d'une pédagogie organisée
hors de tout parti-pris scolastique. Il y a suffisamment dans le decro-
lysme de principes généraux vivants pour que nous puissions laisser
tomber et même combattre les erreurs de technique et ne mettre en
lumière que l'apport dynamique du Maître" (FREINET C., cité par FREINET E.-,
1977, p. 111).
Aussi bien FREINET préfèrera-t-il, par exemple, parler de
"complexes d'intérêt" plutôt que de "centres d'intérêt" pour mieux
manifester qu'il s'agit de se mettre constamment à l'écoute des intérêts
spontanés de l'écolier sans se satisfaire de soi-disants "intérêts"
définis à l'avance : "c'est parce que nous avons senti l'impossibilité
d'accommoder totalement la méthode des centres d'intérêt et le respect
intégral des besoins de l'enfant, et que, d'autre part, il nous a paru
que la dualité de méthode ne pouvait être qu'une mesure transitoire,
que nous avons définitivement adopté la pratique du centre d'intérêt
véritable, révélé par l'expression de l'enfant" (FREINET C , 1932,
p. 242). A propos de l'apprentissage de la lecture l'évolution est
comparable (cf. FREINET C., 1968).
Le type même du chercheur en psychopédagogie pour les uns,
source d'inspiration féconde pour les autres, DECROLY tient donc une
place originale : "Plus souple que celle de Maria MONTESSORI, parce
que moins systématique et plus ouverte à l'amélioration des techniques
au contact de l'expérience, la méthode du Docteur DECROLY est celle qui,
de toutes les pédagogies d'éducation nouvelle, a eu en France le plus
grand retentissement. Son influence a été certainement favorisée par le
fait que les idées de DECROLY, plus que celles de Maria MONTESSORI et
surtout de DEWEY, répondent au milieu culturel français et à nos habi
tudes de penser" (DEBESSE M., 1960, b, p. 533).
Quant à lui, R. COUSINET donnait ce conseil, citant les études
sur la fonction de globalisation : "relisons DECROLY." (COUSINET R.,
1966, p. 12). Notons encore cette réflexion d'une "psychopédagogue" :
"L'influence de DECROLY est actuellement mondiale ; sa méthode est le
type même de l'enseignement "sur mesure" et se prête tout aussi bien au
travail individuel qu'au travail en équipes" (DELONCLE J., 1972, p. 61).
Quant à M. MALAD0RN0, il ne tarit point d'éloges : "Existe-t-il
système éducatif plus scientifiquement, plus sérieusement, plus humaine
ment construit, autour d'une idée plus simple ?" (MALAD0RN0 J., 1972,
p. 11).
DECROLY semble ainsi l'objet d'une estime particulière dans
de nombreux secteurs de la pédagogie contemporaine. Des Ecoles qui
portent son nom existent dans divers pays et sont reconnues par les
autorités officielles ; ceux qui se réclament de son héritage semblent
préoccupés de poursuivre son action selon les principes mêmes qu'il
avait posés. Enfin, des gouvernements ont introduit telle ou telle de
ses propositions dans leur système éducatif tandis que des théoriciens
éminents ont mis l'accent sur la validité de son approche des questions
pédagogiques.
Cependant, un examen plus approfondi semble révéler certaines
ambiguités : les Ecoles DEGROLY recrutent leurs élèves dans une frange,
privilégiée, de la société et jouissent, le plus souvent, d'un statut
administratif distinct de celui de la majorité des établissements sco
laires publics ... Surtout, la question se pose, de plus en plus nettement,
de savoir ce qu'il convient de retenir aujourd'hui du message decrolyen :
est-il constitué par un ensemble de pratiques systématisées en une
"méthode" précisément décrite ou se définit-il par un "esprit", une
manière propre d'aborder les problèmes éducatifs ?
CHAPITRE NEUVIEME
PERENNITE DE LA "METHODE DECROLY" ?
Après la disparition de DECROLY, de nombreuses initiatives
semblent donc susceptibles de prolonger son action, assurés qu'en sont
leurs promoteurs de la caution de théoriciens et de praticiens en renom,
et confortés, au surplus, dans cette voie, par une certaine reconnais
sance officielle de la qualité des principes decrolyens et de ceux de
l'Education Nouvelle. Aujourd'hui encore des voix s'élèvent pour
rappeler combien est actuelle la conception du pédagogue bruxellois.
Cependant l'accent est-il toujours porté sur les mêmes points ? Certains
disciples insistent ainsi sur le dynamisme créatif caractérisant selon
eux l'oeuvre de l'éducateur belge et remarquent qu'il recherchait surtout
une "adaptation" toujours plus efficiente de l'individu à la complexité
-la globalité- de la vie humaine et l'intégration active des personnes
dans la communauté sociale. Pour d'autres, la fidélité nécessiterait
la conservation des techniques éducatives constitutives de la "méthode
DECROLY", et il ne se pourrait concevoir de "pédagogie decrolyenne" à
laquelle manqueraient les quatre centres d'intérêt, la méthode "globale"
de lecture, les séquences successives d'observation, association,
expression ... Il convient donc de poursuivre notre analyse afin
d'observer si la diversité des influences sur nos systèmes scolaires
que nous venons d'évoquer traduit une réelle validité du modèle pédago
gique proposé ou si elle en marque les limites.
C'est donc une étude de ces interprétations diverses qu'il
faut à présent engager : notre propos ne se limitera plus, ici, à la
prise en compte des seules positions favorables aux thèses decrolyennes,
dont l'examen privilégié, voire unique, pourrait se montrer insuffisant,
en définitive, à favoriser la compréhension de l'originalité de cette
oeuvre. Pour juger de sa cohérence et de son homogénéité, n'importe-t-il
point, en effet, de mobiliser ces différentes approches ?
o o
La "méthode DECROLY" constitue-t-elle une création originale
ou n'est-elle que l'une de ces "méthodes actives" qui s'efforcent de
réaliser l'idéal, théorisé par A. PERRIERE, de l'Ecole Active ? On se
souvient des remarques d'H. WALLON pour qui l'on est en présence d'une
entreprise particulièrement éminente qui se distingue, sur des points
fondamentaux, des positions des principaux théoriciens de l'Education
Nouvelle, mais on se rappelle aussi l'influence d'H. SPENCER et d'autres
penseurs.
En ce sens, et qu'il s'agisse de la méthode idéo-visuelle de
lecture, à propos de laquelle il rappelle les travaux de ces prédéces
seurs, des centres d'intérêt, dont l'idée figurait déjà chez certains
pédagogues allemands, de la globalisation (1), du rôle de l'observation,
(1) Paul ROBIN, déjà, et à propos de l'enseignement des sciences, se
demandait s'il convenait de commencer "par des considérations
sur les phénomènes les plus simples pour arriver aux plus complexes ?
Nous pensons qu'un tel ordre serait ici défectueux, l'initiation
naturelle de l'enfant se faisant à peu près dans l'ordre inverse"
(cité par LEGRAND L., 1961, pp. 78-79).
Ainsi l'écolier apprendra-t-il la biologie à partir de l'élevage
des animaux et de la culture de végétaux et la chimie, la physique,
l'astronomie, les mathématiques, ... selon des principes identiques.
de l'association et de l'expression (1) ..., DECROLY se situe au sein
d'une tradition éducative dont il a synthétisé l'inspiration de manière
personnelle ; il insiste sur le caractère "scientifique" conféré à ses
tentatives : il les a testées tout d'abord dans l'enseignement des
jeunes irréguliers, puis en a minutieusement vérifié l'applicabilité
générale au contact immédiat des écoliers normalement ou exceptionnel
lement doués.
Toutefois, ces propositions ne parviennent à l'éducateur
contemporain -et du fait de l'absence de théorie clairement explicitée
par leur fondateur lui-même- qu'au travers du filtre déformant des
applications effectuées ou transcrites par des disciples. Déjà FERRIERE
avait rappelé le risque majeur de dilution d'une pensée éducative
spécifique par la vulgarisation schématique et rigidifiante de colla
borateurs ou de fidèles trop zélés ; il écrivait, à ce propos, que
"les disciples des grands maîtres es pédagogie ont toujours mécanisé
leurs méthodes, comme ZILLER a mécanisé HERBART. En y mettant trop
d'ordre, ils en ont été l'âme" (FERRIERE A., 1928, p. 12). S'agissant
du pédagogue bruxellois lui-même, il remarquait que "le jour est proche
où les manuels de Méthode DECROLY seront publiés, donnant en détail,
point par point, les étapes du programme : alimentation, intempéries,
défense et travail solidaire, avec toutes leurs rubriques, divisions,
subdivisions et paragraphes. Ce jour-là, la "Méthode" DECROLY sera
définitivement consacrée, soit ... mais l'esprit qui doit l'animer,
menacera d'être définitivement anéanti. Pour les novateurs pédagogiques,
eux aussi, la Roche tarpéienne n'est pas loin du Capitole" (FERRIERE A.,
1924, p. 139).
(1) Les travaux de W.A. LAY, s'agissant de cette dernière phase, ont
sans doute été connus de DECROLY : cet auteur insistait, en effet,
sur le fait que ce qui constitue l'élément fondamental de la vie
psychique n'est point la sensation, non plus qu'une autre fonction,
mais bien l'ensemble de la réaction : réception des impressions du
milieu et réponse. Aussi bien l'élève doit-il exprimer sa réponse
aux sollicitations de l'environnement.
Une telle déviation aurait été cependant évitée, si nous en
croyons le témoignage de cette observatrice qui, rendant compte d'un
séjour d'étude en terre belge, signale que, loin d'avoir réduit les
conceptions decrolyennes à l'application formelle d'un programme arti
culé autour des quatre centres d'intérêt, nombre de classes qu'elle a
pu visiter lui ont donné l'impression d'avoir compris "l'essentiel du
message, qui peut se résumer ainsi : "il faut aller à la vie" (JASSON F.,
1950, p. 175). Cependant, des expérimentations conduites selon des
méthodologies récentes inciteraient a se montrer plus prudent au moment
de l'évaluation. Ainsi, comparant les résultats obtenus par deux
instituteurs de l'Ecole de l'Ermitage, au terme d'une analyse des
interactions verbales entre le professeur et la classe, à ceux de
vingt-cinq autres maîtres d'Ecole de la région liégeoise, des chercheurs
belges dégagent, en conclusion de leur étude, ces hypothèses :
1) "Un même modèle de comportement régirait la pratique scolaire des
maîtres comparés. Ce modèle ignorerait, dans une mesure importante,
les principes définis par DECROLY.
2) L'enseignement serait toutefois moins impositif à l'Ecole DECROLY".
(BAYER E., 1969, p. 106) (1).
Ainsi semble-t-on opposer la qualité et la valeur des principes
à la"rigidité"des applications effectuées par les praticiens. Telle est
encore l'opinion de cet observateur français selon qui, "si l'influence
decrolyenne a exercé sur le climat scolaire général, depuis un tiers de
siècle, une influence vivifiante et, au total, libératrice, la méthode
DECROLY, en tant que système précis et déterminé, est loin d'avoir connu
-du moins en France- la même fortune : les Ecoles DECROLY de stricte
observance demeurent rares et sporadiques" (CANAC H.., 1965, p. 37).
(1) Il faut rappeler que cette étude portait sur l'enregistrement des
seules interactions verbales. Diverses recherches récentes essaient
d'élargir le champ de l'observation des comportements pédagogiques
des maîtres (cf. POSTIC M., 1977 ; BESSE J.M. et coll., 1976).
Par ailleurs un autre analyste, évoquant le faible retentissement des
méthodes "nouvelles" d'éducation dans la pratique éducative française,
cite une enquête conduite par M. BROYER sur le "savoir", en matière
pédagogique, de trente instituteurs ayant "achevé" leur formation pro
fessionnelle trois ans auparavant : auctm d'entre eux ne connaissait
DECROLY ... (AVANZINI G., 1975, p. 31).
Plus généralement, de nombreuses études contemporaines,
quoique diverses quant à leurs intentions, conduisent à se demander
si les institutions scolaires qui auraient dû être influencées par
les conceptions de l'Education Nouvelle, et donc, pour partie au moins,
par celles de DECROLY, ne se caractérisent pas avant tout par leur
misonéisme (cf. AVANZINI G., 1975 ; LEROY G., 1970). L'inventaire et
l'analyse des motifs de cette stagnation amène certains à estimer
qu'elle ne relèverait point tant d'une absence de moyens matériels
(alors que les Ecoles Nouvelles sont fréquemment présentées comme
requérant une architecture, des locaux, des matériels, de la documen
tation ... particuliers et donc onéreux) ou humains (une meilleure
formation des maîtres, un recrutement de professeurs "d'élite") ...
que des déficiences de la théorie générale et de l'impossibilité, en
corollaire, de parvenir à la définition d'une "didactique univoque"
(AVANZINI G., 1975, p. 62).
Cependant, s'agissant de l'entreprise decrolyenne, il importe
de mentionner cette interrogation d'un chercheur en éducation : "Pourquoi
seuls les stéréotypes nous sont-ils parvenus ? Pourquoi se sont-ils
diffusés au point que tout (individu) qui jouit d'une formation élémen
taire en la matière -ici la pédagogie- les associe mécaniquement au
nom de l'auteur, croit qu'ils le résument tout entier et se sent ainsi
dispensé de le lire ?" (LANDSHEERE G. de, 1974, p. 13). L'analyse de
l'oeuvre de DECROLY oblige ainsi à une étude de sa pédagogie qui prenne
mieux en compte ses propres écrits plutôt que l'écho parvenu au travers
de ses disciples.
Ainsi remarquons-nous, au long de cette recherche des positions
centrales de la théorie decrolyenne, combien il convient d'être attentif
à tous ces"écrans" qui en éloignent l'analyste contemporain. Il reste
néanmoins que, parmi les éléments de l'oeuvre, certains ont acquis une
valeur signifiante telle que l'étude de la manière même dont ils ont été
reçus et pratiqués par les éducateurs pourrait autoriser une meilleure
compréhension de la cohérence du système entier. Tel est assurément le
cas des "centres d'intérêt".
Ces derniers ont donné lieu à une généralisation rapide telle
qu'il n'est guère de publication pédagogique, voire de manuel scolaire
qui n'emploie régulièrement l'expression. Mais s'agit-il encore de
fidélité aux conceptions decrolyennes ? La question ne manque certes
pas de se poser, lorsque l'on constate que "dans certaines Ecoles, on
croit que l'on utilise les centres d'intérêt parce que, certains jours,
la dictée, la leçon d'écriture, la lecture mettent sous les yeux des
enfants des textes se rapportant, par exemple, à la leçon d'histoire,
ou à la leçon de géographie" (FLAYOL E., 1934, p. 8). Des revues se
sont ainsi créées qui proposent aux maîtres des "centres d'intérêt"
modèles : ici, ce sont plusieurs activités scolaires qui s'articulent
autour du thème unique des "bourgeons" (Centres d'intérêt, 1965, n° 33).
Là, c'est autour du "mois de Marie" que pivoteront les travaux :
l'étude des mesures de capacités partira "des vases décorant l'autel",
celle de la notion de temps de la durée écoulée "depuis la fondation des
grands sanctuaires dédiés à la Vierge", celle du cercle "en traçant une
auréole avec le mot : Immaculée Conception" (ROGER M., 1958, p. 285).
En observation, les élèves s'intéresseront à la matière des grains du
chapelet. Ailleurs, le "centre d'intérêt" sera le mariage du Prince
Albert et de la Princesse Paola : pour le vocabulaire, par exemple,
l'on étudiera les "termes relatifs à la cérémonie du mariage, à ses
préparatifs, au cortège, aux costumes et toilettes. Les titres de la
noblesse. Familles de mots : roi, prince, voyage ..." (ROGER M., 1959,
p. 24).
Suffit-il donc de regrouper les activités scolaires autour
d'un thème privilégié pour être assuré de pratiquer une pédagogie
active ? Cette question donna lieu à un échange assez vif, entre 1931
et 1932, de la part d'A. FERRIERE et de F. DUBOIS, ce dernier se
présentant comme un disciple de DECROLY. L'origine du différend venait
d'un livre du pédagogue helvétique (FERRIERE A., 1931, pp. 111-116)
dans lequel étaient échelonnées, en quatre catégories, les principales
formes du progrès scolaire contemporain :
- au bas de la classification venaient les améliorations de détail,
qui ne sont que des "méthodes actives" ;
- puis les centres d'intérêt, méthodes actives eux aussi et non point
signes de "l'Ecole active", car leur programme serait "fixé à l'avance
par les maîtres" et "donné" sous forme de leçons ;
- ensuite, les intérêts actuels des élèves, différents selon les indi
vidus et les groupes ;
- enfin, l'Ecole sereine, de Madame BOSCHETTI, d'Agno, où les enfants
sont libres, dans la manière de procéder et dans le choix du moment.
F. DUBOIS contesta cette analyse à propos de la place des
centres d'intérêt, car il estimait que "la vie, les métiers, les phéno
mènes naturels, l'effort de l'homme dans tous les domaines intéressent
tous les enfants et les passionnent à tous les moments ... pourvu qu'ils
aillent les voir et qu'ils y participent. C'est quand les Ecoles restent
calfeutrées dans leurs murs qu'elles ont des aspirations en ordre
dispersé" (DUBOIS F., 1931, p. 19). A. FERRIERE revint alors sur cette
critique : "Je condamne la méthode des centres d'intérêt là où on la
considère comme un simple succédané des programmes anciens. En d'autres
termes : dans les cas où le maître, sans tenir compte de l'intérêt
véritable des élèves, allant de l'avant même lorsque celui-ci est
absent, impose ses développements, je dis : il n'y a pas ici Ecole
active authentique" (FERRIERE A., 1931, pp. 33-34).
Se demandant si l'on ne pourrait pas préconiser des Centres
d'intérêt quotidiens F.DUBOIS répondait encore qu'on courrait alors le
risque de l'éparpillement : "Nous faisons, nous aussi, une grande place
à l'imprévu,, à l'actualité, mais ils ne sont pas tout. Nous les accep
tons quand ils s'imposent, quand ils viennent violemment se glisser
entre notre grand centre et nous. A l'Ecole de l'Ermitage, on dit que
ce sont des extras. Mais ces extras doivent avoir un poids réel, surtout
dans les classes supérieures" (DUBOIS F., 1932, pp. 129-130).
A. HAMAIDE, de son côté, insistait sur la richesse des pratiques
decrolyennes dans ce domaine : "Le programme DECROLY se prête admira
blement à la collaboration libre des enfants. Comme il est basé sur
les besoins de l'enfance, il est compris par elle. Malgré qu'il soit
choisi et déterminé d'avance, il reste si vaste, si libre, que les
sujets varient toujours suivant l'intérêt momentané des enfants, le
milieu, le matériel dont ils disposent. Le centre d'intérêt déterminé
pour toute l'année est présenté aux élèves et ceux-ci soumettent leurs
idées quant aux sujets différents qu'ils voudraient voir traiter"
(HAMAIDE A., 1928, p. 161).
Mais ces réponses sont-elles totalement satisfaisantes ?
Elles ne paraissent point convaincre, en effet, ceux qui estiment que
les "centres d'intérêt" sont fixés en dehors d'une consultation directe
de leur concordance avec les intérêts réels et actuels des enfants :
si la programmation des activités a été faite à l'avance, est-on assuré
qu'elle corresponde à l'ordre "naturel" des acquisitions et des questions
des élèves ?"Au niveau de chaque demi-journée, l'arbitraire demeure
entier. Car c'est précisément à ce niveau que le problème se pose",
écrit ainsi un auteur pédagogique contemporain (VUILLET J., 1962, p. 165).
Ce même auteur invoque l'opinion de C. FREINET dont il cite ces réfle
xions : "Si nous pouvions , comme l'avait imaginé DECROLY, établir
d'avance ces intérêts et y pourvoir par des manuels ou des livres, le
problème scolaire serait pratiquement résolu. Mais, au degré primaire
du moins, cette prévision est totalement impossible. Vous avez préparé
un beau travail scolaire sur la neige qui est tombée toute la nuit et
qui, ce matin, va passionner vos élèves. Et puis des bohémiens erraient,
inquiets, autour de l'Ecole et les enfants en ont été bouleversés. Vous
pouvez maintenant parler neige, les enfants entendront et réagiront
bohémiens" (cité par VUILLET J., op. cit., pp. 189-190).
La pédagogie FREINET qui permet, grâce à des techniques
comme l'imprimerie, le texte libre, la correspondance interscolaire,...
de faire s'exprimer les enfants sur leur vécu et d'orienter en consé
quence l'activité des élèves, faciliterait donc plus sûrement
l'atteinte des objectifs avancés par le pédagogue bruxellois. FREINET
expose d'ailleurs en ces termes sa conception des "complexes d'intérêt" :
"C'est en somme, dira-t-on, la méthode des Centres d'Intérêts. Oui, c'est
cela au fond. Et nous seuls, pourrions-nous dire, sommes techniquement
en mesure de réaliser la véritable méthode des Centres d'Intérêts. C'est
à ce titre d'ailleurs que nous nous séparons totalement de la forme
scolastique que la pédagogie a donnée à cette méthode depuis DECROLY.
Faute de moyens techniques suffisants pour répondre à la complexité ori
ginelle des intérêts enfantins, on se rabat sur une concentration plus
ou moins arbitraire autour de certaines tendances dominantes" (FREINET C ,
1946, p. 111).
Pour d'autres analystes, il s'agit surtout de montrer que ce
qui est essentiel chez le pédagogue belge, c'est la philosophie évolu-
tionniste, scientiste, qui sous-tend son oeuvre : elle aurait envahi
les aspects plus proprement pédagogiques et psychologiques des innova
tions qu'il a suscitées (1). On regrettera ici, par exemple, que les
besoins fondamentaux décrits réfractent davantage les préoccupations
propres à leur auteur qu'une observation attentive et "scientifique"
des manifestations de l'être humain. Ainsi M. CLAUSSE note-t-il que si
DECROLY a bien mis en évidence la dépendance mutuelle de l'individu et
de son milieu : "c'est à DECROLY que revient l'honneur d'avoir exprimé
et défendu avec le plus de vigueur cette théorie extrêmement féconde.
Il affirmera que milieu et enfant sont des variables dépendantes qu'il
faut préalablement connaître pour les mettre en oeuvre avec une effi
cacité totale" (CLAUSSE A., 1961, p. 28), il se montre en revanche
critique par rapport au "système decrolyen" dont il estime que, "dans
la structure générale de son économie, (il) appartient chaque jour
davantage à l'histoire" (op. cit., p. 43). C'est que, en effet, pour
(1) Telle est bien l'opinion de M. BLOCH : il estime certes légitime
que la "méthode DECROLY" ait bâti son programme à partir des
"intérêts primaires communs à tous les enfants", mais observe qu'il
est "bien plus aléatoire, et étrangement systématique" de prétendre
que ces intérêts primaires sont définis par les quatre besoins
fondamentaux décrits par DECROLY (BLOCH M.A., 1973, p. 34).
cet auteur, de telles conceptions révèlent un esprit de systématisation
abstraite à partir de "bases authentiques mais trop étroites" (GLAUSSE A.,
1961, p. 43). En particulier, des vues théoriques reposant sur des
postulats fragiles seraient présentées comme "scientifiques", et abu
sivement justifiées par des résultats d'observations psychologiques
limitées.
Sur la question des centres d'intérêt, par exemple, M. GLAUSSE
estime que la conception ayant présidé à leur choix est "plus philoso
phique que psychologique ; c'est par une abstraction qui méconnaît les
besoins immédiats et véritables de l'enfant qu'on organise en un
programme les notions et les techniques à imposer" (CLAUSSE A., 1961,
p. 45). Il reproche encore à DECROLY d'avoir confondu, sous le même
terme d'intérêt, "les tendances naturelles, liées aux préoccupations,
aux possibilités et aux moyens actuels de l'enfant et des intérêts
abstraits, érudits en quelque sorte qu'on ne peut éprouver qu'au terme
d'une longue évolution intellectuelle" (op. cit., p. 45). Aussi bien
ces élèves qui reconstruisent sous ses yeux, à l'Ecole de l'Ermitage,
des huttes de la forêt équatoriale lui semblent-ils travailler en
dehors de leurs intérêts propres, même si l'habileté des maîtres
stimule leur zèle et facilite leur plaisir : "l'intérêt évident que
prennent les enfants semble se concentrer essentiellement sur le
plaisir ludique de la manipulation, de la construction, d'une activité
surtout manuelle qui, pour être organisée et méthodique dans ses inten
tions, n'en va pas moins a contresens d'un véritable apprentissage.
(...) l'hiatus qui sépare l'Ecole de la vie reste aussi profond, malgré
les apparences, que dans l'Ecole traditionnelle" (op. cit., p. 46).
Ainsi les centres d'intérêt auraient-ils été détournés de
leur sens premier : le cadre méthodologique décrit par DECROLY serait
utilisé pour véhiculer des contenus fortement distincts des siens,
tandis que la programmation même qu'il préconisait serait présentée
comme contradictoire, en pratique, avec l'exigence de prise en compte
des intérêts réels de l'enfant. De plus, la conception philosophique
sur laquelle s'appuyait le pédagogue bruxellois serait suspectée de
désuétude : quels sont les besoins "naturels" et au terme de quelle
analyse choisit-on de considérer qu'ils sont seulement au nombre de
quatre ? Faute de pouvoir en décider de manière définitive, ne
conviendrait-il pas d'entreprendre des recherches afin de préciser
l'acception exacte des notions employées ? Ainsi BLOOM et son équipe
prétendent-ils montrer qu'un concept aussi usité que celui d' "intérêt"
regroupe en fait des comportements distincts et relève de plusieurs
catégories de leur classification (KRATHWOHL D.R., 1970, pp. 42-43).
N'en est-il pas de même pour ce qui est de la "motivation" -qui tend
à remplacer aujourd'hui le terme "intérêt"- dont le contenu sémantique
gagnerait sans doute à être explicité ? (cf. MARTIN R., 1974).
o o
La méthode idéo-visuelle de lecture, quant à elle, n'a guère
cessé d'être l'objet d'un débat passionné, avant même que le Plan
d'Etudes belge de 1936 ne l'officialise en quelque manière. On sait
que le grand public l'accusa volontiers des pires maux, crise de
l'orthographe, dyslexies, goût de la facilité ... Plus fréquemment
appelée "méthode globale" (à la suite, semble-t-il, de l'article de
Madame ROUQUIE, publié dans le Bulletin de la Société A. BINET)
(ROUQUIE C., 1921), elle donna lieu à des recherches nombreuses et son
emploi fut préconisé par plusieurs psychologues et pédagogues, tels
que Monsieur DOTTRENS et Madame MARGAIRAZ, en Suisse (DOTTRENS R. et
MARGAIRAZ E., 1947). La notion de "syncrétisme" sur laquelle était
fondée une part importante de sa pertinence devint d'une utilisation
courante dans les milieux psychologiques, avant que d'être réétudiée
et précisée.
C'est ainsi que des travaux sur la perception enfantine ne
cessent de se poursuivre, afin de mieux en cerner les diverses modalités.
Déjà BOURJADE, en 1942, remarquait que les "différentes formes de
perception pourront donc être distribuées le long d'une ligne imaginaire
dont la perception syncrétique et la perception pointilliste occuperaient
les deux extrémités opposées. Entre ces deux extrémités, se rapprochant
tantôt de l'une, tantôt de l'autre, se situeraient les perceptions
d'ensembles organiquement structurés ... L'enfant percevra d'une façon
syncrétique et globale lorsqu'il se trouvera en présence d'un ensemble
à forme simple en même temps qu'à structure peu complexe et forte, et
d'une façon morcelée et pointilliste lorsqu'il se trouvera en présence
d'un ensemble à structure complexe et faible dépourvu de signification
pour lui" (BOURJADE J., 1942, pp. 91-92, passim).
Quant à lui, H. WALLON constatait que, généralement, chez
l'enfant, "la perception des choses ou des situations reste globale,
c'est-à-dire que le détail en reste indistinct. Cependant l'attention
de l'enfant nous paraît souvent se porter sur le détail des choses.
Il en relève même de si particuliers, si ténus ou si fortuits qu'ils
nous avaient échappé. Cependant, ce n'est pas comme détails d'un
ensemble qu'il les saisit, et c'est même pour cela qu'il y est sensible.
Subordonnés à l'ensemble, l'intérêt s'en serait détourné ; soit comme
ayant leur sens ailleurs qu'en eux-mêmes, soit comme trop accessoires.
La perception de l'enfant est plutôt singulière que globale ; elle
porte sur des unités successives et mutuellement indépendantes, ou
plutôt n'ayant entre elles d'autre lien que leur énumération même"
(WALLON H., 1968, pp. 163-164). Le psychologue français estimait alors,
pour ce qui est des activités d'apprentissage lexique, que le pédagogue
devait favoriser "cette appréhension immédiate par l'enfant de ce qui
l'entoure" (WALLON H., 1933, p. 182) ; ce n'est qu'ensuite que pourra
intervenir 1'analyse.
L'étude de Madame GALIFRET-GRANJON faisait le point des
investigations conduites par plusieurs psychologues sur cette question
et notait en particulier, à propos de DECROLY, l'infiltration chez
lui de préoccupations philosophiques, ainsi résumées : "seule l'activité
spontanée de l'enfant est naturelle ; l'influence des enfants entre eux
reste dans les limites du naturel, mais non pas l'intervention de
l'adulte. La seule activité spontanée de l'enfant, c'est le jeu"
(GALIFRET-GRANJON N., 1961, p. 413). Elle indiquait, de plus, combien
il importe que les recherches se précisent afin d'approcher davantage
la réalité des mécanismes de l'apprentissage, plus complexes, à ses
yeux, que ne l'indiquait le psycho-pédagogue bruxellois.
Quant à eux, les pédagogues expérimentalistes ne pouvaient
manquer de s'interroger sur cette question. Th. SIMON, déjà, rassemblait
nombre d'informations à ce propos, et remarquait que toutes les méthodes
permettaient d'apprendre à lire. Toutefois, il lui semblait que "pour
donner aux enfants le sens de la lecture, la méthode globale, cette
dernière venue, soit particulièrement heureuse, et c'est pourquoi elle
a notre sympathie. Elle plaît aux maîtres et elle plaît aux enfants,
parce qu'elle donne d'emblée le contact avec le mot et sa signification.
Des étiquettes, des jeux, des récits au tableau noir empruntés à la vie
de l'enfant sont d'emblée à la portée de ce dernier. Par là aussi la
méthode globale éveille cette avidité de savoir lire que déjà réclamait
ROUSSEAU" (SIMON Th., 1924, p. 158). Prudent cependant, en expérimenta-
liste averti, il reconnaissait : "Nous nous excusons auprès des auteurs
de méthodes du peu de confiance que nous attribuons à leurs constructions.
Nous avons dit (..) qu'il y avait deux méthodes ... et la manière. Eh
bien, c'est la manière qui a nos préférences, et c'est elle, nous semble-
t-il, qui peut surtout trouver un point d'appui dans la pédagogie
expérimentale" (op. cit., p. 161).
Monsieur MIALARET avoue de même ses préférences pour cette
méthode globale de lecture, tout en notant que "au sens strict du
terme, aucune expérience scientifique ne permet d'affirmer que l'une
des méthodes soit supérieure à l'autre" (MIALARET G., 1966, p. 96).
En effet, la démarche expérimentale doit envisager des facteurs nombreux
et complexes, dont Monsieur PIAGET donne d'ailleurs quelques exemples
(PIAGET J., 1969, pp. 37-41), et où jouent notamment les questions de
la personnalité même de l'éducateur, de sa compétence, sa maîtrise de
la méthode (1) ... Les "preuves expérimentales" ne semblent donc point
suffire à assurer, comme le croyait cependant DECROLY, la supériorité
de sa méthode.
(1) Les recherches en ce domaine ont été particulièrement nombreuses.
Citons seulement celle de Messieurs MERLET et SIMON (MERLET L. et
SIMON J., 1959).
La psychologie génétique ne pourrait-elle toutefois fournir
cette caution de scientificité ? De ce point de vue se rapproche celui
de G. MIALARET, pour qui "l'apprentissage de la lecture par la méthode
globale s'inscrit dans la genèse de la personnalité et il est à la
fois un effet et une cause de cette genèse" (MIALARET G., 1966, p. 97).
De plus, l'élève est ainsi attentif à la fois au sens de ce qu'il lit
et à la forme du message. N. GALIFRET-GRANJON, cependant, ne semble
point attacher autant d'importance à ces facteurs : les "hommes de
science" peuvent-ils donc décider, et uniquement eux, de la plus ou
moins grande efficacité de la méthode analytique ou de la synthétique ?
Ces critères sont-ils en fait les seuls pertinents ?
"La "méthode" globale utilisée pour l'apprentissage de la
lecture se situe-t-elle -comme le soutiennent certains- au niveau des
"techniques" dans le cadre général de la méthode decrolyenne"
(MIALARET G., 1973, p. 93) ? Elle est définie, certes, comme la décou
verte d'un moyen d'expression et de communication parmi d'autres dont
l'acquisition ne doit point être isolée, ni faire l'objet d'une "leçon"
spéciale, ni surtout intervenir trop précocement : "si l'enfant commence
à lire beaucoup trop tôt d'une manière trop rapide, trop abondante, il
n'a plus le bénéfice des avantages de la lecture. Il faut d'abord lui
fournir des expériences qu'il puisse contrôler avec ses lectures. Si la
lecture dépasse le capital mental, elle demande de se rappeler des cho
ses dont on n'a pas l'expérience" (1974, p. 13).
La technique est donc au service d'une conception d'ensemble :
en ce sens, elle doit pouvoir faire l'objet de remaniements qui tiennent
compte des connaissances scientifiques nouvelles ; les travaux des
psycholinguistes, linguistes, psychologues et pédagogues doivent ainsi
permettre de mieux identifier la nature de l'acte lexique (cf. ainsi
DEVA F., 1965) et quelle signification il revêt dans un milieu culturel
envahi par l'image (cf. les analyses de MAC LUHAN, 1967 et 1969 notam
ment). L'important, pour DECROLY, demeure toutefois que l'écolier ait
été mis au contact des réalités de son environnement, de sa "vie",
afin que la lecture lui permette un prolongement de son expérience au
lieu de s'y substituer : "s'il est important de savoir s'exprimer, il
est autrement plus important encore d'avoir des idées à exprimer. Et
le livre, s'il est mis trop tôt dans les mains de l'enfant, devient
plutôt un agent de passivité qu'un facteur de développement" (cité
par DECORDES V., 1947, p. 14).
o o
o
Il semble donc bien que ce soit une "méthode" que nous
propose le pédagogue bruxellois ; elle constitue un projet original,
dont la théorie se dégage peu à peu des intuitions premières. Les
préoccupations philosophiques qui finalisent ainsi l'oeuvre éducative
sont, aussi bien, perçues comme centrales par ceux des critiques qui
analysent surtout les "présupposés" des principes decrolyens. Mademoiselle
DECORDES reconnaît, quant à elle, que la pensée de son Maître, "au-delà
d'une science de l'éducation, au-delà d'une psychologie de l'enfant, est
une philosophie" (DECORDES V., 1953, p. 16).
DECROLY, nous l'avons déjà noté, s'inspire de conceptions
essentiellement "biologiques" : ses "centres d'intérêt" réfractent
ainsi la prise en compte privilégiée des besoins de conservation de
l'espèce et de l'individu et de la nécessité de faciliter l'adaptation
au milieu. Sa psychologie est nourrie des théories évolutionnistes et
sa pédagogie s'articule autour de l'hypothèse récapitulationniste.
Aussi comprend-on le rôle qu'il confère à l'observation, à l'expérience
propre de l'enfant : l'apprentissage doit se faire par la "redécouverte"
plutôt que par un enseignement livresque qui favoriserait tous les
dogmatismes et les fuites hors du réel. La démarche adoptée veut
s'opposer, de fait, à celles pour qui les vérités sont posées en
préalable et doivent donc être inculquées à l'écolier sans que ce
dernier aît à les (re)construire.
Ainsi la critique qu'adressent au pédagogue belge certains
milieux catholiques tient-elle tout d'abord à des réserves sur l'axiologie.
Les "besoins naturels" qu'il a décrits leur paraissent singulièrement
matérialistes et "à supposer même qu'ils intéressent le petit animal
qui est dans l'enfant, répondent-ils à ses besoins vraiment primordiaux
d'homme et d'enfant de Dieu ?" (LEROY J., 1961, p. 297) C'est que, même
si les centres d'intérêt pratiqués à l'Ecole de l'Ermitage permettaient
d'étudier efficacement les conditions de la vie humaine, il conviendrait
de faire remarquer qu'ils n'indiquent point à l'élève la signification
dernière de son existence. Aussi bien la priorité méthodologique donnée
à l'observation doit-elle être contestée, car, prévalant "sur la
lecture des beaux textes qui transmettent une sagesse possédée en
commun, (elle) affaiblit dans l'enfant le sens du témoignage et de la
tradition. La suppression de l'enseignement magistral, l'atténuation
du rôle de l'éducateur, le self-government adopté intégralement altèrent
dans l'enfant l'aptitude à être enseigné, l'ardente docilité et l'humble
prière qui ouvrent l'âme à la foi" (LEROY J., 1961, p. 298).
La contradiction est-elle cependant aussi évidente entre les
principes chrétiens et ceux que DECROLY défend ? Monseigneur DEVAUD,
en particulier, se demandait si la tradition thomiste elle-même ne
justifiait point, d'une certaine manière, l'option en faveur des quatre
centres d'intérêt : "on a qualifié ce choix d'arbitraire. J'ai longue
ment cherché mieux. En vain. Toujours, j'en revenais aux objets centraux
d'étude du Docteur DECROLY, que Saint Thomas appuie de son autorité.
J'ouvre la Somme (I, q.102, a.2) ; je lis que l'homme sur la terre est
soumis, de par sa nature, à deux nécessités auxquelles il ne pourra
obvier qu'en travaillant de ses mains : celle de se nourrir, celle de
s'abriter contre les intempéries" (cité par JADOT R., 1936, p. 143).
Cette proximité de vue entre le pédagogue bruxellois et
l'universitaire fribourgeois, jointe à une estime réciproque, devait
toutefois subir des évolutions. Monseigneur DEVAUD, en effet, revint
ensuite sur des positions plus prudentes pour "souligner, ou dénoncer,
le matérialisme de la doctrine" decrolyenne (DURAND S.M., 1952, p. 425).
Car il ne serait point possible de "plaquer un enseignement religieux
par dessus sa puissante synthèse biologique" et tout au plus pourrait-on
tirer parti "de quelques éléments d'une méthode qui a ses bons côtés"
(idem.). Aussi bien importe-t-il que l'élève apprenne "à établir la
hiérarchie de ces valeurs par rapport à la vérité essentielle : ce
pour quoi il fut mis au monde" (DEVAUD E., 1934, p. 14).
Les thèses decrolyennes, au surplus, conduisent à un
"naturalisme" qui serait "opposé au véritable culte de l'esprit",
lequel suppose une hiérarchie des tendances et une claire détermina
tion des finalités (FOULQUIE P., 1948, p. 158). Le présupposé ruraliste
conduit à préconiser la construction des Ecoles à la campagne ; mais
"n'est-ce pas à une sorte d'abstraction et de formalisme qu'aboutit le
recours à un milieu simple qui, pour les enfants des villes, est aussi
inattendu, déroutant et irréel que les matières abstraites que présen
taient les programmes traditionnels" (CLAUSSE A., 1961, p. 52). Le
milieu physique et social dans lequel l'écolier parisien a puisé ses
premières notions de la réalité, où il s'est formé ses "schèmes d'action
et de pensée" initiaux (op. cit., p. 55) n'est-il point aussi et d'abord
la télévision et la Tour Eiffel, davantage que la charrue pu la herse 7
DECROLY n'a-t-il point assimilé hâtivement l'enfant à l'adulte
primitif "lorsqu'il lui assigne les quatre besoins fondamentaux de se
nourrir, de lutter contre les intempéries, de se défendre contre ses
ennemis, de travailler et de se récréer solidairement. Centrer toute
l'éducation de l'enfance sur des intérêts témoins de ces besoins, c'est
postuler que l'enfant revit la phase primitive de l'humanité, et que les
activités ancestrales, au contact de l'expérience, s'éveillent en lui de
leur long et profond sommeil" (RENARD A., 1941, p. 113). De même, ne
conviendrait-il pas, plutôt que de débuter en arithmétique, par exemple,
les mesures par "la pincée, le clin d'oeil ou le haricot", favoriser
plus précocement l'abstraction, laquelle "permet l'adaptation univer
selle ..." (op. cit., p. 212).
L'esprit scientifique, en effet, ne se forme-t-il pas plus
sûrement par ce passage à l'abstraction ? "Dans l'enseignement élémen
taire, les expériences trop vives, trop imagées, sont des centres de
faux intérêt. On ne saurait trop conseiller au professeur d'aller sans
cesse de la table d'expériences au tableau noir pour extraire aussi
vite que possible l'abstrait du concret" (BACHELARD G., 1972, p. 40).
Jusqu'où doit donc aller le respect des rythmes spontanés de l'écolier :
la réponse à cette question peut-elle être fournie par les sciences de
l'enfant elles-mêmes ou l'éducation doit-elle admettre que des fins lui
soient assignées par la philosophie et l'axiologie ... ?
L'ambition decrolyenne de parvenir à dégager une "science de
l'éducation" rejoint celle des "pédologues" soucieux d'aboutir à l'in
troduction des procédures scientifiques dans le domaine scolaire, mais
recoupe aussi le projet de ceux qui veulent rénover l'éducation à
partir d'intentions différentes au départ : FERRIERE, par exemple,
écrivait que "l'Ecole active n'est pas une méthode parmi d'autres métho
des, mais l'application à l'éducation des lois de la psychologie
génétique" (FERRIERE A., 1931, p. 75). On sait qu'une telle aspiration
fut alors dénommée "psychopédagogie" ou, selon la définition de PIERON,
une "pédagogie scientifiquement fondée sur la psychologie de l'enfant"
(PIERON H., 1957, p. 292).
Mais, s'il partage ces perspectives et se montre l'un des
premiers à introduire en éducation les démarches empruntées à la
connaissance scientifique de son temps, DECROLY conçoit les liens
entre psychologie et pédagogie de manière originale : "Apprendre à
observer, apprendre à regarder. Et c'est dans ce sens que DECROLY est
pour moi le symbole même du psychopédagogue. Il n'a pas, comme d'autres
l'ont fait avant lui, appliqué à la pédagogie des connaissances psycho
logiques venues d'un laboratoire. Il a, dans son Ecole, il a, au contact
des réalités pédagogiques, étudié les problèmes psychologiques, et chez
lui il y a une telle unité entre sa pensée psychologique et sa pensée
pédagogique, qu'il représente pour nous le symbole même du psychologue
de l'éducation d'un côté, du psycho-pédagogue de l'autre" (MIALARET G.,
1974, p. 9) Aussi bien a-t-il "par son impulsion, porté ce mouvement
pédologique à son épanouissement. Il est devenu le modèle du psycho
pédagogue, comparable à un BINET ou à un CLAPAREDE" (ESPALLIER V. d',
1954, p. 42). L'originalité de cette démarche résiderait, entre autres
motifs, dans le fait que DECROLY "se trouvait ..au milieu des enfants
d'Uccle avec, comme laboratoire, le local de classes" (ESPALLIER V. d1,
1954, p. 43) et non pas seulement les murs clos d'une salle d'expérience
coupée de la vie. Il est encore remarqué que "DECROLY n'attachait guère
d'importance aux larges hypothèses mais bien aux faits établis scienti
fiquement, qu'il soumettait avec une patience infinie à de nouveaux
contrôles" (idem.).
En matière de recherche psychologique, de plus, il ne se
réclamait d'aucune Ecole ; aussi semble-t-11 quelque peu excessif de
considérer que sa méthode "se réfère principalement aux théories de
la Forme" (MIALARET G., 1973, p. 94). Il définissait plutôt, en préface
à ses études de psychologie génétique, son rôle propre en ces termes :
"Nous nous sommes surtout efforcés de classer ces documents et de les
commenter, avec l'objectif de contribuer, par l'apport de ces matériaux
et surtout par la manière dont nous les avons groupés et analysés, à
permettre bien plus de poser des problèmes et de susciter de nouvelles
recherches que d'échafauder des théories définitives" (1932, b, p. 8).
C'est bien "l'éclectisme raisonnable" qui est ici encore recommandé.
L'orientation scientifique dont se prévaut l'oeuvre
decrolyenne a-t-elle pour autant permis la constitution d'une démarche
réellement expérimentaliste ? Tel n'est point l'avis de celui qui,
après avoir été le collaborateur de DECROLY, définit les règles de la
pédagogie expérimentale : R. BUYSE. Considérant les essais "pré
scientifiques" des pédagogues de l'Education Nouvelle, ce dernier
estimait en effet qu'ils ressortissaient, et celui de DECROLY pareil
lement, de la "pédagogie expériencée". A propos de ces innovations,
il écrivait : "Dans sa partie théorique, ce mouvement se prétend, sans
modestie, scientifique, mais il faut entendre par là qu'il s'inspire
surtout des conclusions osées ou des hypothèses hasardeuses des sciences
connexes de la pédagogie : la biologie (loi de la récapitulation
abrégée), la psychologie infantile (loi de l'intérêt), la sociologie
(interprétation de l'âme enfantine en comparaison de la mentalité
primitive)" et voyait là "une redoutable confusion entre la science
expérimentale et une sorte de philosophie, dite scientifique, qui
n'est en aucune façon la science" (cité par GILLE A., 1969, p. 27).
Aussi bien le système DECROLY n'est-il point, pour ces expérimenta-
listes, un "ensemble scientifiquement établi" (op. cit., p. 28).
La "philosophie scientifique" dont il se réclamait, outre
qu'elle conduit, dans la pratique éducative, à l'adoption de métho
dologies dans lesquelles l'essentiel devient l'exercice, même formel,
des fonctions psychiques, est-elle aussi démunie d'à priori que
l'affirment ses défenseurs ? Des approches épistémologiques ne sont-
elles point nécessaires pour mettre à jour ces présupposés et les
fonctions qu'ils remplissent, de manière plus ou moins consciente ?
BUYSE semble ainsi reprocher à DECROLY de n'avoir pas
suffisamment senti la spécificité de l'action pédagogique, trop
préoccupé qu'il aurait été de conduire des recherches psychologiques.
Et c'est une remarque assez proche que formule E. FREINET : "DECROLY
est certainement le Maître qui a influencé le plus profondément le
Mouvement d'Education Nouvelle, parce qu'il tente, plus que tout autre
pédagogue, de lier sans cesse la théorie à la pratique" (FREINET E.,
1977, p. 77), mais il "ignore les avantages de prendre chaque jour le
bain de foule enfantine qui lui donne le pouls de la communauté
scolaire, le fait participer à ces échanges spontanés où l'on ne cesse
de donner et de prendre parce qu'ils sont tissés dans les circuits
mêmes d'une vie sans frontière" (op. cit., p. 92).
Aussi bien la formation médicale du Directeur de l'Ecole de
l'Ermitage, ses travaux avec les écoliers irréguliers, ses thèses
"médico-pédagogiques" ... ne contribueraient-ils point à rendre crédi
bles ses conceptions pédagogiques auprès des maîtres d'Ecole, plus
attachés à la valeur de ce que leur enseigne leur propre "expérience"
et plus confiants en leurs qualités personnelles d'éducateurs qu'en
des théories présentées comme "scientifiques". De plus, cette "prise
de pouvoir" tentée par l'institution médicale sur le système scolaire
n'était-elle pas contemporaine d'entreprises visant à "exploiter les
classes sociales défavorisées" ? Telle est l'analyse à laquelle
procède F. MUEL pour qui c'est à la fin du siècle dernier, et de manière
simultanée dans plusieurs pays occidentaux, que l'on commença à classer
les jeunes anormaux, à les répertorier pour les isoler et ainsi insti
tutionnaliser, sous le couvert de procédures "scientifiques", l'installation
d'un "appareil de domination" d'une classe sociale dominante sur une autre>
puisqu'il semblerait que ces enfants aient appartenu, dans leur grande
majorité, aux populations laborieuses. Avec l'apparition des notions de
prévoyance sociale, aux dépens des attitudes charitables individualis
tes, il s'agissait "d'assurer la sécurité de l'ordre social" (MUEL F.,
1975, p. 21).
Sans doute DEGROLY n'était-il guère conscient de participer
à des activités ainsi répréhensibles aux yeux de certains critiques
actuels et se croyait-il plutôt assuré d'oeuvrer pour le bien de l'hu
manité. Nous avons précédemment indiqué comment il situait les rapports
entre l'éducation et le milieu social : un enseignement rénové pourrait
aider à l'amélioration du système social, certes, mais dans une mesure
limitée et au terme de délais, hélas, trop longs ... L'idée d'une
"promotion collective de la classe ouvrière" grâce à des changements
structurels notables lui est sans doute étrangère ; c'est à l'avènement
de nouvelles élites qu'il songe et au fonctionnement démocratique des
sociétés évoluées qu'il confie ses espoirs : "le gouvernement démocra
tique doit être considéré comme la forme d'Etat la plus appropriée pour
favoriser l'évolution et l'adaptation au progrès. Il impose des tâches
plus complexes et plus variées, de plus grandes responsabilités aux
dirigeants. Plus que tout autre, il exige le concours de l'élite, mais
d'une élite préparée spécialement à son rôle et recrutée par des procé
dés plus rationnels que ceux qui ont présidé le plus souvent à la
sélection des castes aristocratiques d'autrefois" (1972, p. 66).
Une telle vision des réalités socio-politiques semble
aujourd'hui désuète : elle fait même l'objet de sévères critiques
de la part de Monsieur SNYDERS, pour qui la conception decrolyenne
de la pédagogie aboutit à mettre sur le même plan tous les éléments
constitutifs du milieu. C'est là un reproche déjà adressé par
certains éducateurs catholiques pour qui les contenus éducatifs
doivent être hiérarchisés ; pour Monsieur SNYDERS, ce sont les éléments
d'une pédagogie de "gauche", "progressiste", qui manquent à l'éducation
decrolyenne dans laquelle "il n'apparaît pas qu'on parvienne à énoncer,
dans leur ampleur réelle, aucun des problèmes que posent les inégalités
criantes qui sévissent dans la répartition des biens de première néces
sité. Ici encore on en reste au niveau des secours charitables"
(SNYDERS G., 1975, p. 66).
Certes, la pensée decrolyenne paraît plus complexe que ne la
décrit G. SNYDERS (lequel, au demeurant, puise ses exemples dans les
textes des seuls disciples du pédagogue bruxellois et omet de se réfé
rer à ceux de ce dernier). On se rappelle en quelle estime H. WALLON,
de qui G. SNYDERS semble partager l'idéologie, tenait la conception de
DECROLY, du fait notamment de leur souci commun de penser les rapports
entre individu et société sur d'autres bases que celles établies par
les protagonistes de l'Education Nouvelle : "c'est cette opposition
de l'individu et de la société, de l'enfant et du monde adulte que
DECROLY n'a jamais admise, pas plus que le biologiste ne pourrait se
représenter l'existence ni la croissance d'un organisme en opposition
avec son milieu vital ... Respecter les droits de l'enfant ne doit donc
pas consister à le murer en lui-même, à ne lui donner que le spectacle
de lui-même, comme si son développement ne devait être et pouvait
n'être que de source purement endogène" (WALLON H., 1933, p. 181).
Il reste que les positions "adaptatives" de DECROLY risquent
d'entretenir une certaine ambiguïté : le succès durable de l'Ecole de
l'Ermitage, comme de Saint-Mandé, n'indiquerait-il point que la péda
gogie decrolyenne facilite une intégration aisée à la société telle
qu'elle est, ce que confirmerait -d'une certaine manière- le fait que
les classes dirigeantes choisissent ces Ecoles pour leurs enfants ;
c'est une analyse de cet ordre que propose F. LEBELLEY, lorsqu'elle
remarque que l'Ecole DECROLY ne favorise point les prises de position
critiques, les conscientisations politiques nécessaires à la remise
en cause des structures sociales et politiques actuelles (LEBELLEY F.,
1973). De même, le dessein que nourrissait le pédagogue bruxellois de
favoriser une instruction "rentable", à la suite notamment de son
séjour aux Etats-Unis, pourrait-il paraître compromettant aux yeux de
certains. Ne manifestait-il point, en effet, à propos de l'organisation
des Ecoles américaines destinées aux enfants irréguliers, ses sympathies
envers les conceptions tayloristes et son désir "d'améliorer le rende
ment des Ecoles" en utilisant "au maximum les aptitudes de chacun"
(1924, n, p. 37).
Les conceptions decrolyennes ne paraissent donc pas pouvoir
échapper à la remise en question qui atteint aujourd'hui l'Education
Nouvelle : tout à la fois, il est reproché à la "méthode DECROLY" et
à ses adeptes de n'avoir point toujours réussi à se maintenir dans
cet esprit d'innovation continue que manifestait le fondateur de
l'Ecole de l'Ermitage et d'avoir contribué, de ce fait, à la rigidi-
fication des pratiques (centres d'intérêt ... "inintéressants",
méthode globale de lecture "génératrice" d'échecs scolaires, de
"dyslexies" ...) et de persister à s'inspirer de théories et de
techniques datant d'un demi-siècle. De plus, la philosophie scientiste
qui imprègne cette action pédagogique est parfois présentée comme
partiale ; elle ne permettrait plus de répondre aux questions posées
par la dynamique des rapports entre éducation et développement général
de nos sociétés : elle favoriserait même, selon certains, par l'illusion
entretenue autour de ses fondements "objectifs", le maintien de pro
cédures conservatrices de l'état social actuel. Le doute semble ainsi
porté sur la validité de la "méthode DECROLY" quant à ses finalités
propres mais aussi sur l'actualité qu'elle pourrait présenter, comme
"modèle éducatif". Son fondateur aurait-il échoué dans son entreprise ?