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Propriétés mécaniques d’alliages réfractaires à haute entropie de mélange Lola Lilensten a ; Jean-Philippe Couzinié a ; Loïc Perrière a ; Guy Dirras b ; Ivan Guillot a a ICMPE UMR7182 CNRS/UPEC – 2-8 rue Henri Dunant – 94320 Thiais b Université Paris 13 - LSPM (UPR 3407) - 99 avenue J .B. Clément - 93430 Villetaneuse Résumé L’étude de la microstructure et des propriétés mécaniques de deux alliages multi-composants quinaires complexes contenant les éléments Ti-Zr-Hf-Nb-Ta et dits alliages à haute entropie de mélange (AHE) est présentée. La comparaison de ces deux alliages, un purement AHE Ti 20 Zr 20 Hf 20 Nb 20 Ta 20 et un second de composition Ti 35 Zr 27,5 Hf 27,5 Nb 5 Ta 5 plus proche de compositions d’alliages base titane permettent de caractériser plus finement l’apport de cette nouvelle famille au domaine de la métallurgie. Introduction Les alliages métalliques à haute entropie de mélange, également appelés alliages multi-élémentaires ou alliages à composition complexe (« compositionally complex alloys »), connaissent une attention grandissante depuis leur conceptualisation en 2004 [1]. Pendant des décennies, il a été considéré que la recherche de nouveaux alliages de composition (quasi-)équiatomique n’aboutissait qu’à la formation de mélanges complexes contenant des composés intermétalliques au comportement mécanique parfois fragile à l’ambiante. Cependant, une très forte entropie de mélange est susceptible de stabiliser une solution solide à cinq éléments, comme l’a montré l’équipe de Yeh avec la composition Cr 20 Mn 20 Fe 20 Co 20 Ni 20 [1] qui cristallise dans une structure cubique faces centrées. Les alliages à haute entropie de mélange ont alors été définis comme des alliages équiatomiques ou quasi-équiatomiques (concentration en chaque élément comprise entre 5 et 35 at %) de cinq éléments ou plus, formant une solution solide désordonnée. Une limite inférieure de cinq éléments est imposée car elle est considérée comme étant le point auquel l'entropie de mélange est suffisamment élevée pour contrebalancer l'enthalpie de mélange – autrement dit l’énergie de stabilité d’une phase cristalline – dans la plupart des systèmes d'alliage et ainsi assurer la formation de phases préférentielles au sein de la structure. Pour un panel de 13 métaux de transition, 1287 compositions quinaires peuvent être générées, offrant ainsi de très nombreuses possibilités d’exploration. Les avantages de tels matériaux sont intimement liés au comportement de la (ou des) solutions solides multi- élémentaires formée(s) avec notamment un durcissement plus efficace que celui des alliages conventionnels, et une ductilité importante. Parmi les nombreuses compositions quinaires possibles, le travail s’est focalisé sur la structure équimolaire réfractaire Ti 20 Zr 20 Hf 20 Nb 20 Ta 20 cubique centrée [2]. En parallèle, l’étude d’une seconde composition à la limite du domaine des AHE est présentée, afin de faire le lien entre ces nouveaux alliages et la métallurgie classique, et de comparer leurs propriétés mécaniques. Partie expérimentale Des lingots d’alliage de composition Ti 20 Zr 20 Hf 20 Nb 20 Ta 20 et Ti 35 Zr 27,5 Hf 27,5 Nb 5 Ta 5 ont été élaborés par fusion à l’arc et fusion à induction. Les microstructures obtenues ont été étudiées par microscopie électronique à balayage (MEB), diffraction des électrons rétro-diffusés (EBSD), et microscopie électronique à transmission (MET) [3,4]. Des traitements thermo-mécaniques ont été effectués par laminage et recuits de recristallisation sous balayage d’hélium afin de contrôler la taille de grains. Les essais en traction ont été effectués à une vitesse de 10 -4 s -1 avec un suivi par extensométrie. Résultats expérimentaux L’alliage équimolaire Ti 20 Zr 20 Hf 20 Nb 20 Ta 20 présente une structure cubique centrée de paramètre de maille a = 340,10 pm. La microstructure brute de coulée est dendritique et composée de zones enrichies en Ta et Nb et de zones inter-dendritiques riches en Zr, Hf et Ti [3]. La taille de grain après traitements thermomécaniques est illustrée par les cartographies d’orientation EBSD de la figure 1(a) et (c) (microstructure du même alliage après laminage à 60% et recristallisation à 1050°C pendant 30 min). La structure à l’échelle microscopique de l’alliage brut de coulée présente des dislocations organisées en sous-joints (Figure 1b). Le second alliage de composition Ti 35 Zr 27,5 Hf 27,5 Nb 5 Ta 5 , obtenu par optimisation de paramètres empiriques chimiques et structuraux caractérisant les AHE [4] permet, grâce à sa concentration plus élevée en titane, de faire le lien entre AHE et alliages de titane. Sa structure brute de coulée est martensitique orthothombique de type α’’, avec une faible quantité de phase β résiduelle (figure 1d). A l’échelle microscopique, les aiguilles de martensite sont finement maclées (figure 1e). Enfin, après des traitements thermo-mécaniques (laminage à 70%, recuit à 800°C pendant 30min), cet alliage présente également une structure cubique centrée β (a = 345,03 pm) caractérisée par diffraction des rayons X, répondant ainsi à la définition des AHE (figure 1f).

Lola Lilensten a ; Jean-Philippe Couzinié a ; Loïc … · Figure 1 : cartographies EBSD des grains (a) et de phase (d) des deux alliages bruts de coulée. Martensite en blanc, bcc

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Propriétés mécaniques d’alliages réfractaires à haute entropie de mélange

Lola Lilensten a ; Jean-Philippe Couzinié

a ; Loïc Perrière

a ; Guy Dirras

b ; Ivan

Guillot a

a ICMPE UMR7182 CNRS/UPEC – 2-8 rue Henri Dunant – 94320 Thiais

b Université Paris 13 - LSPM (UPR 3407) - 99 avenue J .B. Clément - 93430 Villetaneuse

Résumé

L’étude de la microstructure et des propriétés mécaniques

de deux alliages multi-composants quinaires complexes

contenant les éléments Ti-Zr-Hf-Nb-Ta et dits alliages à

haute entropie de mélange (AHE) est présentée. La

comparaison de ces deux alliages, un purement AHE

Ti20Zr20Hf20Nb20Ta20 et un second de composition

Ti35Zr27,5Hf27,5Nb5Ta5 plus proche de compositions

d’alliages base titane permettent de caractériser plus

finement l’apport de cette nouvelle famille au domaine de

la métallurgie.

Introduction

Les alliages métalliques à haute entropie de mélange,

également appelés alliages multi-élémentaires ou alliages à

composition complexe (« compositionally complex

alloys »), connaissent une attention grandissante depuis

leur conceptualisation en 2004 [1]. Pendant des décennies,

il a été considéré que la recherche de nouveaux alliages de

composition (quasi-)équiatomique n’aboutissait qu’à la

formation de mélanges complexes contenant des composés

intermétalliques au comportement mécanique parfois

fragile à l’ambiante. Cependant, une très forte entropie de

mélange est susceptible de stabiliser une solution solide à

cinq éléments, comme l’a montré l’équipe de Yeh avec la

composition Cr20Mn20Fe20Co20Ni20 [1] qui cristallise dans

une structure cubique faces centrées. Les alliages à haute

entropie de mélange ont alors été définis comme des

alliages équiatomiques ou quasi-équiatomiques

(concentration en chaque élément comprise entre 5 et 35 at

%) de cinq éléments ou plus, formant une solution solide

désordonnée. Une limite inférieure de cinq éléments est

imposée car elle est considérée comme étant le point

auquel l'entropie de mélange est suffisamment élevée pour

contrebalancer l'enthalpie de mélange – autrement dit

l’énergie de stabilité d’une phase cristalline – dans la

plupart des systèmes d'alliage et ainsi assurer la formation

de phases préférentielles au sein de la structure. Pour un

panel de 13 métaux de transition, 1287 compositions

quinaires peuvent être générées, offrant ainsi de très

nombreuses possibilités d’exploration.

Les avantages de tels matériaux sont intimement liés au

comportement de la (ou des) solutions solides multi-

élémentaires formée(s) avec notamment un durcissement

plus efficace que celui des alliages conventionnels, et une

ductilité importante. Parmi les nombreuses compositions

quinaires possibles, le travail s’est focalisé sur la structure

équimolaire réfractaire Ti20Zr20Hf20Nb20Ta20 cubique

centrée [2]. En parallèle, l’étude d’une seconde

composition à la limite du domaine des AHE est présentée,

afin de faire le lien entre ces nouveaux alliages et la

métallurgie classique, et de comparer leurs propriétés

mécaniques.

Partie expérimentale Des lingots d’alliage de composition Ti20Zr20Hf20Nb20Ta20

et Ti35Zr27,5Hf27,5Nb5Ta5 ont été élaborés par fusion à l’arc

et fusion à induction. Les microstructures obtenues ont été

étudiées par microscopie électronique à balayage (MEB),

diffraction des électrons rétro-diffusés (EBSD), et

microscopie électronique à transmission (MET) [3,4]. Des

traitements thermo-mécaniques ont été effectués par

laminage et recuits de recristallisation sous balayage

d’hélium afin de contrôler la taille de grains. Les essais en

traction ont été effectués à une vitesse de 10-4

s-1

avec un

suivi par extensométrie.

Résultats expérimentaux

L’alliage équimolaire Ti20Zr20Hf20Nb20Ta20 présente une

structure cubique centrée de paramètre de maille

a = 340,10 pm. La microstructure brute de coulée est

dendritique et composée de zones enrichies en Ta et Nb et

de zones inter-dendritiques riches en Zr, Hf et Ti [3]. La

taille de grain après traitements thermomécaniques est

illustrée par les cartographies d’orientation EBSD de la

figure 1(a) et (c) (microstructure du même alliage après

laminage à 60% et recristallisation à 1050°C pendant 30

min). La structure à l’échelle microscopique de l’alliage

brut de coulée présente des dislocations organisées en

sous-joints (Figure 1b).

Le second alliage de composition Ti35Zr27,5Hf27,5Nb5Ta5,

obtenu par optimisation de paramètres empiriques

chimiques et structuraux caractérisant les AHE [4] permet,

grâce à sa concentration plus élevée en titane, de faire le

lien entre AHE et alliages de titane. Sa structure brute de

coulée est martensitique orthothombique de type α’’, avec

une faible quantité de phase β résiduelle (figure 1d). A

l’échelle microscopique, les aiguilles de martensite sont

finement maclées (figure 1e). Enfin, après des traitements

thermo-mécaniques (laminage à 70%, recuit à 800°C

pendant 30min), cet alliage présente également une

structure cubique centrée β (a = 345,03 pm) caractérisée

par diffraction des rayons X, répondant ainsi à la définition

des AHE (figure 1f).

Page 2: Lola Lilensten a ; Jean-Philippe Couzinié a ; Loïc … · Figure 1 : cartographies EBSD des grains (a) et de phase (d) des deux alliages bruts de coulée. Martensite en blanc, bcc

Figure 1 : cartographies EBSD des grains (a) et de phase

(d) des deux alliages bruts de coulée. Martensite en blanc,

bcc en gris. (b) et (e) : images MET de la microstructure

brute de coulée. (c) et (f) : Images EBSD des

microstructures après traitements thermomécaniques

Les courbes de traction des alliages recristallisés sont

données dans la figure 2.

Figure 2 : courbes de traction des deux alliages

TiZrHfNbTa (trait plein) et Ti35Zr27,5Hf25,5Nb5Ta5 (trait

pointillé)

La courbe de traction de l’alliage équimolaire présente une

transition élasto-plastique très nette à la limite d’élasticité

(environ 950 MPa). L’écrouissage est ensuite constant

jusqu’à la localisation à environ 15% de déformation vraie.

L’alliage riche en titane présente quant à lui une

élongation à rupture de près de 25%. Sa courbe de traction

est caractéristique des alliages de titane super-élastiques

avec un plateau entre 2 et 5% de transformation, qui

correspond à une déformation par transformation de phase.

Discussion

Les résultats obtenus montrent que l’alliage équimolaire

possède une bonne limite d’élasticité, aux alentours de 950

MPa. Cependant, son taux d’écrouissage est assez faible,

et une étude MET de la microstructure de déformation

montre que cette dernière se localise très rapidement dans

des bandes de cisaillement. Les mécanismes de

déformation de cet alliage équimolaire rappellent les

comportements basse température des métaux cubiques

centrés, ce qui est confirmé par le calcul des volumes

d’activation obtenus par des essais de charge-relaxation-

décharge. Bien qu’ayant un durcissement supérieur à celui

des métaux purs Nb et Ta, l’apport de la haute entropie se

retrouve essentiellement dans la haute limite d’élasticité.

Aucun mécanisme de déformation particulier aux AHE

cubiques n’a pu être mis en évidence à température

ambiante.

L’alliage riche en titane a une limite d’élasticité beaucoup

plus basse mais également une élongation plus importante

et un taux d’écrouissage plus élevé, conséquence d’une

déformation multi-échelles et de sa capacité à se déformer

par transformation de phase réversible (caractéristique des

alliages de titane β-métastables). L’apport « haute

entropie » semble se retrouver dans la valeur très élevée du

taux d’écrouissage qui dépasse d’environ 50% les valeurs

traditionnelles pour les alliages de titane super-élastiques.

Conclusion

L’étude de deux AHE, l’un rigoureusement équimolaire et

l’autre plus proche d’une composition base titane nous

permet de d’illustrer « l’effet cocktail » dont bénéficient

les AHE. Un ajustement de la composition de l’alliage

peut permettre d’optimiser une propriété ciblée. Ceci ouvre

des pistes au développement de cette nouvelle catégorie de

matériaux, par exemple via l’optimisation de paramètres

empiriques adéquats pour la propriété recherchée.

Références

[1] Yeh J-W et al., Advanced Engineering Materials, 2004,

6, 299-303

[2] Senkov O. N. et al., Journal of Alloys and Compounds,

2011, 59, 6043-6048

[3] Couzinié J-P. et al., Materials Letters, 2014, 126, 285-

287

[4] Lilensten L. el al., Materials Letters, 2014, 132, 123-

125