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L'Or du Guadalquivirexcerpts.numilog.com/books/9782020065108.pdf · d'Or et sa voix qui n'était pas celle d'un Gitan ... roi du monde et ma prédisposition naturelle devient mon

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L'OR DU GUADALQUIVIR

D U M Ê M E A U T E U R

AUX MÊMES ÉDITIONS

L a f o n t a i n e d e S k o p e l o s roman

L e m a r i n d e L e s b o s roman

L ' A r m é n i e n roman

L e s é m i g r é s d u solei l nouvelles

L a m a i n r o u g e roman

L a rose d e B ü y ü k a d a roman

L a c o n q u ê t e d u f l e u v e roman

C y c l o n e s poèmes

CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS

L ' a m o u r d a n s la vi l le

poèmes (épuisé), Éd. du Toro

Bel lev i l le album, Éd. Veyrier

(en collaboration avec E. Jacomin)

Le m a l d e P a r i s récit, Éd. Arthaud

(photos de Robert Doisneau)

Bel lev i l le a u c œ u r récits, Éd. Vermet

M i l l e M i l l e r essai, Éd. Ramsay

M a r c h é s d e P a r i s Éd. ACE

(photos de S. Weiss)

A PARAÎTRE

A n d a l o u s i e

Histoire et sociologie de l'Andalousie Éd. Arthaud

(en collaboration avec sept auteurs espagnols)

D e s soleils à H o k k a ï d o nouvelles, Éd. Vermet

CLÉMENT LÉPIDIS

L'OR DU GUADALQUIVIR

roman

ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe

CET OUVRAGE EST PUBLIÉ DANS LA COLLECTION « MÉDITERRANÉE »

DIRIGÉE PAR EMMANUEL ROBLÈS

ISBN 2 - 0 2 - 0 0 6 5 1 0 - X

© ÉDITIONS DU SEUIL, JUIN 1 9 8 3 .

La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code

pénal.

à Ramon Cueto et à tous mes amis les Flamencos.

Qui t'a dite Petenera n'a pas su te donner un nom On aurait dû t'appeler la perdition des hommes

Copia traditionnelle

Des ombres à Zocodover

Antonio Gomez Berrocal est mon nom. Je suis né de parents grenadins. La fin tragique de mon père enflamme ma mémoire chaque fois que j'y pense. Malgré un salaire de galérien - il travaillait pour le compte d'un senorito de Carmona -, la pauvreté avait fait de lui un être silencieux mais non résigné. Andalou jusqu'au cœur de l'ongle, il se cabrait dès que l'arbitraire et l'injustice frappaient l'homme, son frère. Nourri d'afición flamenca 1 il chantait comme un cantaor du siècle d'Or et sa voix qui n'était pas celle d'un Gitan faisait penser malgré tout à Manuel Torre. Elle avait le souffle long, la force et l'âpreté des solitudes de la sierra. Il chantait le travail harassant du paysan penché sur les mottes, les amours malheureuses. Il chantait la maladie et la mort.

Il avait rejoint les journaliers vaincus par la misère dont les revendications irritaient les riches propriétaires ainsi que les militaires qui campaient en Afrique, impatients de déferler sang et or sur le pays. L'aigle de la tyrannie cherchant à décapiter un pouvoir révolutionnaire en marche. Revêtue de noir, l'Espagne cousait sans relâche des vêtements de deuil, engrangeant la récolte de douleurs à venir tandis que ses fils parcouraient à la lueur de leur seul courage les provinces dévastées. Soumis aux exécutions sommaires, le pays geignait, le bruit du canon ne parvenant pas à étouffer le cri des suppliciés, victimes des tortionnaires du nouveau régime, le gémissement des animaux abandonnés au cœur des campagnes fleuries, le meuglement des taureaux en rut dans le silence des haciendas désertées. Sous

1. Passion pour le flamenco.

l'emprise de la dictature resserrant son étreinte, des jougs et des flèches apparurent au fronton des édifices publics. Le blason des rois catholiques flottait au-dessus de Salamanque. Croix de fer et chemises brunes souillaient la patrie de Quevedo et de Cervantes tandis que s'installait le nouveau pouvoir. Mais des poètes préparaient à l'ombre des prisons les sillons qui verraient naître un jour le blé des moissons futures.

Mon père fut fait prisonnier le fusil à la main, exécuté par les Maures revenus mercenaires, comme si Franco eût permis la diabolique vengeance. Ma mère n'a pas survécu à sa disparition. J'avais huit ans à l'époque quand des cousins de Madrid vinrent me chercher pour me conduire chez eux. De braves gens qui se privèrent de l'essentiel pour que je pour- suive des études honorables. Malheureusement, incapable de m'adapter à quelque discipline que ce fût, je n'ai jamais su quel métier choisir. J'en ai pratiqué plusieurs sans m'attacher à aucun. J'ai travaillé dans une banque, me suis occupé de métaux précieux chez un lapidaire, d'imprimerie chez un éditeur d'ouvrages historiques. J'étais ce que l'on appelle un instable. Que se passait-il donc en moi qui me désarmait à tout moment? Être andalou à Madrid me devenait insupportable. Je mis sur le compte du déracinement cette incapacité à vivre pleinement loin de ma terre natale. L'Andalousie m'appelait au secours depuis ma naissance et j'ai dû attendre l'âge d'homme pour l'entendre. Je ne l'avais point quittée, on m'en avait arraché. J'avais fait de mon retour chez elle mieux qu'un but : une obsession. Je me voyais déjà parcourir les rues de Séville, frôler la Tour de l'Or et me rendre aux arènes. Retrouver sur le sable le pas immobile de Belmonte. Voir se fondre l'ombre et la lumière jusqu'à la dernière course puis, le soir venu, quand les toreros s'en vont à d'autres succès, traverser le pont Sainte-Isabelle pour Triana où m'attendraient à la peña mes amis les Flamencos.

Je tiens de mon père cette disposition qui fait de moi avant tout un Flamenco. Mes amis sont des guitaristes et des cantaores. Quand je me trouve près d'une guitare, que sonne le

premier accord de la soleá 1 le monde entier pourrait flamber que l'incendie n'atteindrait pas la dimension et l'éclat du feu qui me dévore. Ma passion du chant profond me conduit aux confins d'une existence où je rejoins la famille des Flamencos à laquelle j'appartiens. L me transforme et fait de moi son captif. En ce moment privilégié, mon corps, en harmonie avec ma façon de penser, occupe sa vraie place comme après l'amour. Je suis le roi du monde et ma prédisposition naturelle devient mon univers. Comme dans la mort qui menace le torero, tout m'est égal des problèmes de l'existence. Ce qui m'entoure n'a plus d'impor- tance. Il me suffit d'entendre chanter la seguiriya 2 pour que le désespoir me devienne familier, un fandango, pour que la joie soit mienne, même dans le désespoir. Au milieu de mes frères les Flamencos, je retrouve les entrailles de mon peuple et je découvre la pépite de vie qui me ressemble. Ses muses, ses légendes et ses drames, sa vérité pour tout dire, m'apparaît marquée au fer des copias dans les mélismes et les tercios de ses lamentations. L'Andalousie inventorie des richesses à ne savoir qu'en faire : vieux contrebandiers parcourant la montagne, une serrana au bord des lèvres, berceuses ponctuant de dentelles le sommeil des enfants. Des femmes plus belles que toutes les autres! Souvent, quand je me surprends à penser à eux, je divague et transforme ce que je vois d'un coup de baguette magique. Dans ma tête jaillit l'eau de mille fontaines et le miracle devient banal.

Ainsi me réclamait l'Andalousie autant que je la désirais; telle une femme inaccessible, elle m'attirait et m'intimidait à la fois. Au cœur de la mère Espagne j'avais vécu et mené une vie de citadin, privé de l'essentiel, ignorant les couleurs des paysages de nos campagnes. A part une visite à l'Escorial, je n'étais pratiquement jamais sorti de Madrid. Alors, en guise d'adieu à la Castille j'avais tenu avant mon départ pour Grenade à visiter Tolède, à deux heures de train de la capitale et que je ne connaissais pas. On dit que l'on ignore son pays si l'on

1. Style de chant. 2. Le plus tragique des styles de chants flamencos.

n'a pas traversé le Tage par le vieux pont d'Alcántara, par- couru le labyrinthe fondu dans le plomb de Tolède la Castil- lane.

J'ai quitté Madrid par un soir d'été sous un plafond de nuages noirs. Au cours d'une journée particulièrement chaude, Antonio Ordonez avait mordu le sable des arènes monumentales et gagné une oreille. L'orage éclata dès les premiers kilomètres et la pluie m'accompagna durant tout le parcours. Derrière la vitre du compartiment s'offrait à moi un paysage de cauchemar. Le crépuscule ayant fui avant l'heure prévue, la nuit était tombée comme une pierre sur la campagne, dissimulant le profil des moulins sur les hauteurs. La Castille courbait l'échine sous le fouet d'une pluie torrentielle, fustigeant le domaine des monts et des vallées. Quel mystérieux inquisiteur en tenait le manche? A peine si la célèbre colline émergeait de terre. Unique voyageur à descendre du train dans la gare aux lustres de fer, j'ai pris le chemin de la ville sous un ciel parcouru d'éclairs; là-haut, des mains célestes allumaient des bûchers dans un désordre de flammes ardentes. J'avais imaginé le paseo de la Rosa 1 sous une chaleur accablante, je m'y acheminai assailli de gerbes d'eau, pincé par un vent glacé qui soufflait depuis la Vega. Les arbres agitaient leurs plus grosses branches; même le spectre mutilé de l'Alcazar juché sur son nid d'aigle tremblait dans la nuit.

Je traversai le vieux pont d'Alcántara dans un fracas de bourrasques et de tourbillons. A mes pieds grondait le Tage à la manière d'un fauve tapi dans son lit de sable et de plomb. Dos courbé le long de Gerardo Lobo, la porte du Soleil surgissait des ténèbres, ruisselante, frappée d'éclairs. Zocodover, la célèbre place, était déserte et sinistre. Alors, pour mesurer le chemin parcouru depuis la gare, je lançai un regard sur la plaine à travers l'Arc du Sang qui chevauche la croix de Mendoza, lorsque retentit derrière mon dos une voix grave et mouillée.

- Bon voyage, senor?

1. Promenade de la Rose.

Une silhouette sortit de l'ombre : visage aux traits taillés à coups de serpe, l'œil embrasé, le chef recouvert d'une casquette de marin. Personnage de légende surgi de la tombe, il tenait à la main une lunette de marine cerclée de cuivre. Il s'approcha de moi et me frôla de son veston trempé. Il m'avait vu traverser l'Alcántara pendant un éclair alors qu'il appelait le sereno 1 sur la place.

- Cette nuit, le diable rôde à Tolède, m'a dit l'homme, à preuve le retard du train, le temps et l'absence du sereno dans les rues de la ville. Vous cherchez une pension, n'est-ce pas, senor? Alors suivez-moi!

Il me tourna le dos et s'enfonça dans l'ombre, happé par les méandres de la ville endormie. Mais il allait d'un pas inquiet à l'affût du moindre bruit comme s'il guettait quelqu'un. Au souffle des rafales répliquaient des fulgurances embrasant de blanc d'argent des fenêtres closes, grillagées, des lanternes et des portes gothiques. Malgré l'atmosphère inquiétante qui planait autour de nous, je n'étais nullement dépaysé dans les ruelles que nous traversions. Il me semblait au contraire y avoir toujours vécu. Sans mon guide, j'aurais pu prendre seul le chemin de la maison du Greco, celle de l'ancienne synagogue de Santa Maria la Blanca. J'avais emprunté tant de fois à Madrid leurs itinéraires sur des plans de la ville. Comme la femme désirée depuis toujours que l'on tient enfin dans ses bras, je foulais du pied le pavé de Tolède sans chercher à comprendre pourquoi le temps d'été manquait au rendez-vous. Qu'importe! j'allais où piétinèrent des Romains, des Wisigoths, des Juifs, des Arabes avant que la colline ne devienne monument historique.

Chasuble sur les épaules, Tolède des portes et des écussons dormait telle une cathédrale. Autant de rues, autant de nefs, autant de portes, autant d'ogives. L'orage poursuivait son requiem nocturne et, dans le dédale que j'empruntais, je croyais voir apparaître à tout moment des inquisiteurs, des cardinaux, des archevêques brandissant des lanternes de papier. Tolède de rêves et de cauchemars m'offrait ses vestiges, ses bâtisses

1. Gardien de nuit.

mozarabes, ses synagogues séculaires au cours d'une seule nuit et j'éprouvais, malgré la pluie qui me trempait, une joie intense à mêler ma modeste personne à l'histoire de la ville.

Les ruines de l'Alcazar dominaient la colline ceinturée de remparts et de chemins de ronde entourant la cité condamnée aux malédictions. Sous les arches du vieux pont d'Alcántara grondaient les eaux boueuses du Tage. Dans ce décor médiéval voué aux silences et aux méditations, j'imaginai la dépouille de quelque hérétique traînée sous l'œil attentif des rois de Castille rassemblés pour l'occasion.

- Ici, senor! L'inconnu poussa un portail clouté de bronze à demi entrou-

vert, me précéda, cherchant à tâtons un interrupteur. La lumière nous retrouva dans une grande salle voûtée, encombrée de gravats et de pneus usagés. Le feu avait déposé sur les murs la trace d'un incendie parmi des éclats de mosaïques et de pierres roses. Que faisions-nous dans cet univers de décombres et d'ordures? Avais-je traversé la ville sous la tempête pour me retrouver parmi des détritus? M'avait-on amené ici pour un mauvais coup ? M'attendant à tout instant à une agression, je pris peur et gardais un poing fermé dans la poche.

- La pension, demandais-je agacé, où est la pension? Tel un chat guettant sa victime, ses yeux dotés d'un

magnétisme singulier fouillèrent le moindre recoin du réduit. Il alluma une cigarette et murmura une phrase incohérente qui s'effrita dans la nuit. Il consulta sa montre. J'eus l'impression qu'il attendait quelqu'un. Il daigna enfin parler clairement.

- Senor, nous sommes ici à la mosquée des Tourneurs endommagée par les rouges lors du pilonnage de l'Alcazar. Depuis, la mort s'est installée ici pour mille ans. Personne n'y vient plus, pas même les amoureux pour s'y cacher. Allons, maintenant!

Malgré la fatigue et la faim, je le suivis docilement jusqu'à la cathédrale où il se tint devant l'ogive centrale, minuscule,

encastré dans le bronze de la porte. Plongé dans la nuit, il resurgissait ensuite sous la lumière aveuglante tombée du ciel. Pitoyable et grandiloquent, sa lunette sous le bras, il ressemblait à quelque commandant à la passerelle de son navire en perdition. Il prit une pose solennelle et cria majestueusement : « Sereno! Sereno! », tout en frappant des mains. Je m'attendais à voir arriver une houppelande grise, bâton à la main, composer pour mon regard avide et curieux la scène d'une vieille peinture espagnole en un retour aux entrailles du passé; mais l'homme de la nuit resta invisible malgré les appels répétés. D'ailleurs, pourquoi le réclamer? Quelle porte nous aurait-il ouverte? Il n'y avait près de nous ni hôtel ni pension.

Nous fîmes plusieurs fois le tour de la cathédrale sous l'appel réitéré au sereno. Je ne sais pourquoi je me laissais faire, pourquoi je talonnais si docilement cet espèce de fou qui se voulait mon mentor, mais je désirais aller au bout de la situation à laquelle j'étais confronté. Cette course au sereno penait dans la ville déserte soumise aux rafales une dimension à la mesure du lieu marqué d'exorcisme et de traditions séculaires. En vérité, ce n'était plus à un guide que j'avais à faire, mais à un meneur de jeu qui semblait avoir été placé sur mon chemin par je ne sais quelle volonté mystérieuse; je poussai derrière lui la porte d'une taverne encore ouverte.

La taverne de l'Homme en bois. L'endroit ressemblait à un repaire. Il était sombre et une forte odeur de vin en tonneau flottait dans l'air. Sous le peu de lumière qui sourdait d'une lampe vissée au plafond sous un abat-jour crasseux, l'inconnu prenait une dimension goyesque, ridicule pour l'époque. La ruse et l'hypocrisie faisaient bon ménage sur ses traits et je commençai à me méfier de cet inconnu apparu tel un fantôme dans la nuit. Qu'avais-je à voir avec l'absence du sereno dans la ville. Le vin de Métrida eut raison de ma crainte. Je bus mon verre d'un trait et en réclamai un autre.

- Où est le Vautour? Le Vautour c'était le sereno qu'il recherchait à la mosquée des

Tourneurs ainsi qu'aux abords de la cathédrale. Visiblement embarassé par la question, le tavernier haussa les épaules tout en fourgonnant derrière son comptoir. Il me regarda, puis se retourna comme s'il hésitait à parler en ma présence. Après un autre mouvement d'épaule qui me sembla être un tic, sa réponse fit mouche du premier coup :

- Le Vautour fait la grève! L'homme à la lunette de navigateur se rapprocha de moi, si

près que son haleine puante me souleva le cœur. Je vis comme à travers une loupe ses dents jaunies par le tabac, ses joues creuses, ses lèvres cultivées en milieu pourri.

- Le Vautour est un communiste! Un bolchevik! Par la grâce de Don Gonzalo comte d'Orgaz! Par la faveur du cardinal Jiménez de la Rada! Par l'agrément de San Fernando, roi de Castille et de toutes les Espagnes, la grève d'un sereno est un crime! Une tache indélébile dans l'histoire de la ville. En la décidant, le Vautour manque à ses obligations et à la tradition des veilleurs de nuit. Jamais, m'entendez-vous, jamais, du moins à Tolède, un sereno n'a failli au devoir de sa charge. On ne confie pas une arme à un sereno pour qu'il devienne un révolutionnaire. Le geste du Vautour équivaut à la désertion du militaire au combat!

Sa diatribe terminée, il m'a tiré par le bras et jeté dehors sous la tempête. Je me souviens avoir renversé mon verre en le touchant de la manche.

- Maudit soit le Vautour! hurlait le défenseur de l'ordre en gesticulant.

Les pieds dans ses espadrilles en capilotade, il courait sous la pluie au milieu des rues.

- Attendez-moi! criai-je à mon tour. J'avais un mal fou à le suivre à cause de mon bagage, de la

fatigue surtout. J'allais presque à l'aveuglette tant la pluie brouillait mes verres de lunettes. De rue en rue, j'essayais de deviner son ombre devant moi. Répondant à l'appel d'une nuit chargée d'encre le long des paseos enveloppant des synagogues

et des mosquées en léthargie profonde, un carillon sonna deux heures. Mon guide ralentit le pas et leva les bras au ciel!

- Santiago en avance sur la cathédrale! Le diable est à Tolède, senor!

Je le laissais à ses facéties et à ses extravagances malgré le dégoût qu'il m'inspirait. Incapable de mettre la main sur le sereno et son trousseau de clefs, il s'en prit aux horloges, aux démons qui voulaient la perte de l'Espagne. L'averse cessa quand nous revînmes à Zocodover mais le vent redoubla de violence et un nuage de frise d'un bleu sombre enveloppa la place en tournoyant au-dessus de nos têtes. Nous passâmes devant l'Arc du Sang et pénétrâmes dans une ruelle tortueuse jusqu'à une porte de gros bois. L'enseigne d'une pension me rassura.

- Senor Ferrero! lança-t-il dans ses mains en porte-voix. La charnière d'un volet grinça et une tête ébouriffée apparut à

l'embrasure de la fenêtre. - Qué hay, hombre? - Le senor arrive de Madrid et cherche une chambre... Il disparut à toutes jambes en direction de Zocodover.

Descendu de son perchoir, l'hôtelier vint m'ouvrir et j'entrai dans un vestibule pavé de mosaïques. Il me tendit une fiche de police à remplir, m'accompagna jusqu'à ma chambre et me souhaita une bonne nuit. Je m'endormis, bercé par le bruit d'une enseigne rouillée qui se balançait dans le vent...

Sitôt réveillé je consultai ma montre, étonné de la noirceur du temps. Huit heures du matin, il faisait aussi sombre que durant la nuit. L'aube ne remplissait pas son rôle et le jour semblait avoir contracté, lui aussi, un pacte avec le diable. Ni soleil ni lumière, quel maléfice s'abattait sur la ville? Je quittai ma chambre; harcelé par les mille et une questions que je me posai sur l'origine de ces ténèbres prolongées. La senora Ferrero m'attendait, assise sur un fauteuil à dossier haut, sculpté d'arabesques et de couleuvres. Avec ses cheveux tirés, piqués d'une rose, sa robe sombre sur un embonpoint naissant, les

épaules recouvertes d'un châle noir brodé, elle ressemblait à quelque madone prise dans le clair-obscur d'un Zurbarán parée de colifichets. Grâce et austérité se dégageaient de son beau visage. Ses mains jouaient avec la dentelle qui recouvrait les accoudoirs de son fauteuil. Sur les murs de la salle à manger, des gravures, des diplômes, le portrait d'un général encadré d'une photographie de l'Alcazar en ruine et celle d'un jeune homme au regard fier sous le calot à pompon du phalangiste.

- Mon fils mort au côté de Moscardô. Pour l'Espagne, Senor! ajouta-t-elle en me lançant un regard doux et malheureux.

Cette grande dame, hautaine en apparence, semblait porter sur ses épaules, outre son propre malheur, celui de la vieille cité castillane dont elle eût pu être la reine. J'ai pris le petit déjeuner - café accompagné de galettes - dans le silence, au milieu de meubles anciens, de chaises à colonnes. Sur un vaisselier à piliers rainés, le ciseau de l'artiste avait taillé des feuilles et des volutes comme on en voit sur les sculptures wisigothiques. Pourquoi, parmi ces reliques, la senora Ferrero restait-elle muette sur le temps?

Je suis sorti, poursuivi par l'énigme de ce triste début de journée. Place Zocodover, je me suis mêlé à la foule rassemblée devant l'Arc du Sang, les yeux braqués sur le ciel bouché. De l'Alcazar décapité de ses tours à Santa Maria la Blanca, le Tage disparaissait sous une croûte de ténèbres recouvrant la colline où quelques lampes frileuses tremblaient à la manière de chandel- les. Réunis par petits groupes devant les maisons, les Tolédans se questionnaient, à la recherche d'une explication sur la dispari- tion du soleil. Depuis le bombardement de l'Alcazar, Tolède recevait, aux dires de certains, son plus mauvais coup. On pointait le doigt en direction des nuages comme si la fin du monde était proche. En quête d'un imminent danger, on fouillait la plaine à travers l'Arc du Sang. Tout vient de l'horizon, semblait proclamer le chœur des habitants : le lever du soleil comme son coucher. Les navires qui sillonnent les océans. De mémoire de Castillan, pareilles intempéries ne s'étaient produi- tes en plein été. Des mauvais esprits parlaient d'un retour de Celestina la sorcière, d'autres allèrent jusqu'à imaginer en la

desséchait et ses mains, qui avaient pris la forme et la couleur des outils, semblaient, même dans la mort, tenir le manche de l'un d'eux.

Des aigles venus de la haute montagne vinrent se poser sur le toit de la maison du vieux Manzorro. Ils avaient abandonné la proie qu'ils convoitaient et restèrent ainsi toute la nuit, le bec refermé, les ailes repliées, l'œil aux aguets fixant la pierre des puits blanchis sous les rayons de la lune. Manuel voyait là un présage favorable, son frère Ricardo un avertissement, confir- mation des rumeurs qui circulaient et prévoyaient un été particulièrement aride. Il faudrait irriguer le terrain pour que les lauriers-roses ne soient pas les seuls à s'épanouir à la vie. Ainsi les combats, qui jamais ne cessent à Vejer de la Frontera, font de la ville repliée derrière ses remparts un éternel champ de bataille. C'est toujours la guerre au pays des oiseaux quand ils attendent de porter les nouvelles. Quand siffle l'étourneau. Quand l'aigle, sérieux et altier, surveille la plaine, la mer, comme si d'Afrique pouvaient arriver d'autres conquérants.

Je suis resté à l'écart des préparatifs de famille pour l'enterrement du vieux Manzorro, ne sachant comment partager la peine de ses enfants. J'oubliais, du moins pour un temps, la Séville en folie que j'avais traversée au milieu des pénitents. J'oubliais la cathédrale et ses pèlerins camouflés derrière l'écran des fumées d'encens. J'oubliais Sierpes. La Casa Martinete. J'oubliais Ana Rosa. Loli, la sœur de Manuel, alluma des cierges autour du mort allongé sur son dernier drap et l'on constata qu'ils brûlèrent sans pratiquement consommer de cire tant que les aigles restèrent sur le toit de la maison. Ils quittèrent leur faction dès l'aube. Diego Clavel et Jose Menese passaient la porte de la maison mortuaire.

- Quand on enterrera mon père, m'a dit Manuel, ils chan- teront por seguiriyas.

On avait disposé trois chaises entre les fleurs à l'entrée de la tombe, celle du milieu réservée au guitariste. Les cantaores de la Puebla de Cazalla se sont assis à ses côtés, statues de paille et de

sable noir devant la fosse aux cloisons d'argile, entourés des compagnons du vétéran et de ses enfants. A Vejer de la Frontera, la mer n'est pas loin et il suffirait de demander aux oiseaux qu'ils cessent leur bavardage, aux taureaux de mugir pour entendre le bruit des vagues. Des corbeaux tournoyaient, en visiteurs au-dessus de la colline avant de se perdre dans la vallée en pays gaditan. « Trop lourde est ma peine, disait le chant, mais qui dans notre monde se soucie du chagrin d'autrui? Qui pleurera quand retentira la cloche de la mort? Le livre de l'expérience ne sert à rien, poursuivait le cantaor. La fin est la sentence mais personne n'arrive à la fin. »

Les compagnons du vieux Manzorro, campesinos de la colline et de la vallée, restaient là, figés de patience attendant que la cloche vienne sonner pour eux. « Les relations de l'homme avec l'au-delà ne m'appartiennent pas, m'avait dit Jose Mayorca le gardien de l'hôtel Leon. La mort est son destin, pas sa misère. » Que n'était-il présent dans l'humble cimetière! L'homme qui chante la seguiriya met à nu ses entrailles et sa souffrance est celle qui conduit à la mort. Tout l'or du monde ne suffirait pas à l'échanger contre son mal. S'il y parvenait, l'or perdrait son éclat et le soleil cesserait de mettre le feu aux pierres. L'homme blessé, accablé de malédiction, quittant la terre où il naquit un matin de rosée, incapable de fuir plus longtemps, se retrouverait si seul, si désespéré, qu'il en appellerait à l'âme des chiens.

« A Vejer de la Frontera, rien n'y est noir hors les yeux des femmes », a dit Manuel Machado. Le deuil s'était donc installé dans la ville de l'ancien légionnaire romain San Filmo. Visage recouvert du cobajido des Musulmanes, les filles de Vejer l'on traversé trois fois pour répondre à la douleur de la famille Manzorro. Elles portaient des chardons dans les bras qu'elles déposèrent devant la tombe du disparu. Ils resteraient là jusqu'à l'hiver. Le vent les emporterait, disperserait leurs graines et tout recommencerait dans le cyle des saisons et des vies. Les frères Manzorro allaient devoir se mettre à l'ouvrage et répondre avec encore plus de vigueur à l'appel de la campagne où avait régné pendant près d'un siècle celui qui avait marqué les fourches de l'empreinte de ses doigts. Manuel Manzorro, peintre et graveur,

Andalou et Flamenco de bonne souche, s'est marié puis, accompagné de Conchita Yanez son épouse, a pris la route de l'Amérique avec son burin et son maillet, emportant un peu de la terre de Vejer à la semelle, du soleil de Vejer dans la tête. Dans sa valise, des poèmes de Miguel Hernandez! d'Alberti! de Machado, poètes de la mine et mineurs de la poésie pour être descendus au fond de l'âme de notre peuple comme dans un puits. « Ma femme et moi, m'écrira plus tard Manuel Manzorro depuis sa retraite canadienne, nous ne cessons d'écouter des disques d'Antonio Mairena! de Juan Talega! d'El Borrico! de Terremoto! de la Matrona! de Jose Menese naturellement. Nous attendons avec beaucoup d'impatience que Diego Clavel grave son premier. Alors, par la grâce d'un électrophone, nous arrive du fond de nos neiges l'air du pays. » « Le 15 avril, m'écrira Manuel dans un autre courrier, est venu au monde Diego Manuel Manzorro Yanez, mon fils, physiquement mon portrait et celui de mon père. Il est né au point du jour et son nom - Diego Manuel - sonne comme un compas de guitare. Avec lui c'est son grand-père qui renaît enfin et je gagne à la vie ce que je croyais perdu depuis longtemps. J'expliquerai tout cela en chantant à mon retour en Andalousie quand je reviendrai, au milieu de tous mes camarades. Loin de ma terre je m'empoisonne et la nostalgie est un loup qui ne s'endort pas. Le retour à ma terre paternelle est en moi le feu central qui anime désormais tous mes gestes. Je fais de ce retour le seul but de ma vie. J'ai déjà mis de côté les premiers dollars qui se transformeront en sable et en chaux. En poignées de ciment pour construire ma maison. Loin du Guadalquivir je ne suis rien qu'une ombre dans l'ombre d'un pays où les œillets mettent trop de temps à éclore. Ah Antonio comme je t'envie ! Traverser le pont Sainte-Isabelle! Pousser la porte de la Peña del Sombrero de Triana! Entendre chanter por so/eá! Bientôt je l'espère, sinon à quoi bon vivre? »

Je suis revenu à Séville le lendemain de l'enterrement avec Antonio et Loli. Diego Clavel et Jose Menese s'en étaient

retournés ensemble à la Puebla de Cazalla, leur village. Séville endossait la cape grise des fins de Semaine Sainte quand ont disparu les cierges et les Christ des confréries qui défilèrent dans les rues en délire pour la purification des âmes andalouses en détresse. Les charpentiers démontaient les estrades et les rangées de bancs avenue Jose Antonio, place de la Phalange et à la Campana. La ville retrouvait son calme et, dans les rues rendues à la circulation automobile, on allait du pas des occupations ordinaires. Le travail avait repris son cours normal. Mais la pluie s'acharnait. Le parc des fêtes de las Muestras où se déroulerait la feria ressemblait à un terrain de boue. On édifiait les casetas dans les flaques. On tendait les guirlandes de lampions et d'ampoules électriques, juché sur des échelles, les pieds dans l'eau. On érigeait d'autres estrades, pour y danser cette fois. On livrait les tonneaux de vin. On suspendait les jambons. Demain dans l'ambiance des équipages de chevaux et de mules harnachés, fleuris, l'encolure garnie de pompons et de grelots, les filles de Séville, en croupe, au dos de leur cavalier, la robe à volants étalée, la chevelure fleurie, traverseront la ville dans le jeu des palmas des sevillanas sous les lumières et les drapeaux. Demain, l'ambiance flamenca succédant aux porteurs de croix, aux temples enfumés, aux costaleros fatigués, le plaisir prendra le pas sur les prières qui ne peuvent prétendre au droit d'asile permanent même chez ceux qui les prononcent. Demain, malgré le temps, on chantera l'amour forcément, la jalousie, la peine de n'être pas aimé. On chantera le visage d'une fille aux lèvres peintes par une grâce de la nature et l'allégresse sera de mise le long des rives du Guadalquivir; et si la pluie, transfor- mant les allées de la Muestra en cloaque, vient gâter la fête, on boira dans la caseta 1 d'un ami. On oubliera ses soucis. On oubliera qu'on a pleuré à la mort d'un parent, qu'on pleurera encore car les peines sont comme les fleuves, elles coulent dans la vie de l'homme et ne finissent pas. Demain, dans l'écho répété du bruit des palmas dans les rues, Séville ne retiendra que le rire de ses filles et de ses garçons en tournant la page des

1. Baraque.

réjouissances, en ouvrant la porte à la liesse du printemps revenu. Demain, de Cristobal Colon à la Judería de Santa Cruz, le silence fera son entrée dans la ville aux derniers feux de la feria. Et le soleil revenu à la Maestranza, un premier taureau jaillira du toril; beau et fier dans son cercle de combat et de bravoure, la robe tachée d'encre du museau à la queue, faite pour mériter la mort en pleine gloire. Et l'arène se lèvera comme un seul, d'abord silencieuse avant le « ahhh » d'étonnement et d'admiration. Dans la loge du président de la course, l'adjoint du gouverneur Almora, l'éleveur Don Miguel Hermoso, coupera l'extrémité de son cigare en plissant les lèvres pour marquer son orgueil. Même l'adjoint du gouverneur, pourtant blasé, ne pourra s'empêcher d'adresser à Don Miguel un signe discret de la tête. Derrière les planches attendront les peones prêts à l'affrontement. Seul au milieu de l'arène, le taureau de Don Miguel cherchera celui qu'il devra combattre. Une première suerte 1 fera monter la fièvre sur les gradins et les picadors frémiront sous leur carapace. Même les bouviers craindront le pire. Paco Alvarez, torero, fils aimé de Séville - El Corto 2 - comme on l'appelle ici, jaugera la bête, plus belle et plus fière que toutes celles qu'il avait torées. Plus dangereuse. Un tel animal ne pourra que mettre le feu à l'enthousiasme des spectateurs au point d'exiger de lui un combat plus serré. Plus hardi. Séville l'attend déjà pour en faire un dieu ou un valet.

Il entrera dans l'arène, les membres serrés, la cape ramenée sous le menton, le regard plissé d'insolence. Il recevra la clameur étouffée comme une boule de feu au visage. La roue d'étoffe rose déployée, il forcera le taureau à baisser la tête, signe d'humi- liation profonde. Cambré contre la mort, il en ressentira la chaleur sous les acclamations. Paco revendiquera la pose des banderilles, certain d'aller plus haut dans son art. Au ciel comme la Macarena. « Paco! » criera-t-on de gradin en gradin. Paco le plus fort. Le plus grand. Et les mouchoirs agiteront leurs ailes

1. Figure de la tauromachie. 2. Le Timide.

blanches à tous les coins de pierre pour réclamer justice. Une place pour Paco Alvarez aux côtés des plus grands toreros sévillans : Bombitas! Joselito! Belmonte!

Je commençai à m'inquiéter du lendemain. Le retour en terre natale auquel pensait maintenant Manuel Manzorro, depuis les Amériques, était pour moi accompli; Séville devenu mon port d'attache au cœur de l'Andalousie où je voulais vivre désormais. J'avais épuisé l'argent emporté de Madrid et je devais songer à chercher du travail alors que celui-ci était rare, que nos compatriotes fuyaient la province, le pays, pour survivre. J'espérais que des amis m'aideraient à en trouver. Antonio Morillo Berdegue allait ouvrir une librairie et avait promis de m'employer. J'envisageai également de déménager, Garcia de Vinuesa me devenant insupportable par le souvenir d'Ana Rosa. Bien sûr, j'essayai de la chasser de ma mémoire, mais une Petenera ne meurt pas si facilement dans le cœur d'un homme. Elle s'y accroche comme une pieuvre. Née de la nuit, elle se sert de l'ombre pour enfermer sa proie et la détruire. Et l'ombre c'est le souvenir, quand bien même il s'efface avec le temps.

Une pluie fine et froide ne cessait de tomber depuis le matin. Le dos tourné au fleuve, j'allais au cœur de la ville et me dirigeai vers la Giralda. Les cochers de fiacre avaient relevé la capote de leur voiture et racolaient le touriste pour une promenade. De temps en temps, le grelot d'une encolure tintait et un sabot impatient tapait le sol. Quand j'approchai de la cathédrale, je vis ce jour-là un rassemblement au pied de la tour. Des silhouettes sombres se fondaient dans la grisaille de la brume qui s'emparait de la ville à l'approche du soir. Sur le moment, je crus à un attroupement autour d'un marchand de pacotille comme il y en a tant à cet endroit. J'approchai du groupe et entendis une voix de femme couvrir un brouhaha de commentaires.

- Aye madre mia, je l'ai vue tomber de là-haut... si, si... por Dios!

J'ai tendu le cou entre deux épaules et j'ai vu un corps de

femme écrasé au sol. Elle portait un imperméable ouvert sur une jupe noire, serrée autour d'un bolero, le visage tourné vers le sommet de la Giralda comme pour y dénoncer quelqu'un. Je dus détourner la tête et mettre mon mouchoir sur la bouche pour ne pas crier le nom d'Ana Rosa transformée en poupée de chiffon désarticulée sur les pavés de la place des Rois.

On avait bien vu un homme descendre à toutes jambes la rampe inclinée de la Giralda, mais personne ne se doutait alors qu'il s'enfuyait après avoir commis un meurtre. Un signalement très précis avait été fourni à la police : individu plutôt grand et d'âge moyen. Gitan, affirma un témoin.

Le temps qu'arrive la police, qu'elle boucle les issues de la tour, l'homme avait disparu. On fouilla les alentours de la cathédrale, principalement les ruelles tortueuses de la Juderia du barrio de la Cruz qui permettent une cache facile, mais sans succès. Qui donc était l'assassin d'Ana Rosa? On ne le sut jamais. Le portrait que l'on fit d'elle dans les journaux ne ressembla en rien à la vérité. Il ne fut même pas question de ses talents de danseuse. Le meurtre d'une inconnue. On cacha son nom au public. Ana Rosa devait emprunter le chemin de la mort dans l'anonymat le plus complet. J'ai conservé les quelques coupures de presse relatant le drame : de pauvres lignes sans éclat, sans invention parce que sans curiosité. Il eût été facile, à quelque journaliste soucieux d'enquêter sur la morte de la Giralda, de lui prêter des tournées à travers l'Europe, voire en Amérique du Sud. Lui attribuer des maîtres à danser bref, lui fabriquer de toutes pièces une carrière de bailaora. Aucun de ses amis interrogé par la police ne parla. Un voile de silence entoura le meurtre de celle que j'avais connue. Pourquoi? Ana Rosa de Triana, soleá des bords du Guadalquivir s'en est allée au seuil des étoiles sous la complicité des ténèbres, ainsi l'avais-je découverte lorsqu'elle dansa pour la première fois devant moi à la Peña del Sombrero. J'entrevois à présent, derrière les grilles des balcons de la calle Garcia de Vinuesa, la silhouette de celle

qui cisela pour moi des heures de plaisir. Je devine le toucher de sa peau sur la mienne. Son parfum de citron embaume ma mémoire comme celui des orangers nous chavire à l'approche du printemps. Avant qu'elle ne se joue de moi, quand nous caracolions ensemble dans les rues dorées de Séville en folie.

Elle a versé de l'acide sur mon âme pour y graver la raison d'une haine qui ne m'était pas destinée lorsque je la cherchais à travers la ville, tandis que retentissaient les bruits des proces- sions parmi les trompettes et les cris de la foule. Le destin est chose bizarre. Beatriz et Ana Rosa se ressemblaient par leur comportement, l'une et l'autre capables d'enraciner l'homme dans le terrain de l'humiliation. L'une et l'autre étendirent leur châle de femmes inconstantes sur des amours fugaces, allumè- rent des soleils en compagnie d'hommes qu'elles rejetaient. Pour qui la consolation n'existe pas, il reste toujours des étoiles pour briller dans les mémoires. Il reste le mirage de l'oasis dans le désert. Ana Rosa la Petenera, c'était l'eau du désert pour que survive le voyageur. Quel nom inscrira-t-on sur sa tombe? De par sa ressemblance avec Beatriz et Ana Rosa, un lien m'attache désormais à l'histoire et à la légende de la Petenera. Aye, Petenera! Ce n'est pas ton sang qui souilla la neige de Paterna, mais de la cendre dispersée au vent de l'hiver. Elle avait tout donné à un capitaine pour sauver son village, surtout à celui qui l'abandonna un petit matin à l'heure où aboient les lévriers. Personne ne sut d'où il venait, comment il s'appelait. Pourquoi il traversa la Paterna un soir d'orage noir. Mais les légendes trouvent leur existence dans le sang de la vie, plus tard, avec celui de la mort. Aye Petenera, ton amour bafoué a traversé des siècles d'infortunes vécues par bien des femmes. Comme l'affirme la copia andalouse, qui t'identifie, je ne crois pas que tu sois la perdition des hommes. Au contraire! L'homme a besoin de toi, dût-il en souffrir. Il a besoin d'aimer, d'être jaloux, de supporter un amour inassouvi; ce qui le pousse peut-être à faire souffrir les femmes en les abandonnant à son tour. Ainsi se poursuit la ronde des tourments. Ainsi naissent les fables, voient le jour des contes pour adultes. Ainsi grandissent les mythes. Seul, le capitaine Rodriguez aurait pu empêcher le supplice de

la Petenera, mais son cheval galopait vers d'autres lieux, d'autres amours.

Demain, tournant le dos à Séville, frôlant les arbres de la promenade des Délices tandis que tombera le jour, que les lampes de Triana sangloteront comme des notes de guitare, je traverserai le pont Sainte-Isabelle pour la Peña del Sombrero à quelques pas d'où partit Magellan pour son tour du monde. Mes amis les Flamencos seront là; ils m'attendent déjà dans le temple des confessions flamencas. Dès qu'une guitare sonnera, qu'un cantaor entonnera la première strophe d'un chant por soleá, le souvenir oublié d'Ana Rosa resurgira forcément des mémoires. Retrouvant la couleur de sa robe, enivré de son parfum, je ressusciterai l'âme de celle qui m'empêchera longtemps de dormir. Demain, pour elle, quelqu'un chantera sur sa chaise de paille, l'or du Guadalquivir...

IMP. HÉRISSEY A ÉVREUX (EURE)

D.L. JUIN 1 9 8 3 . N° 6 5 1 0 ( 3 2 0 5 4 ) .

COLLECTION « MÉDITERRANÉE » dirigée par Emmanuel Roblès

Leïla Baalbaki, Je vis! Ugo Betti, Haute-Pierre

Thrasso Castanakis, Les chiens dans la nuit Castillo-Navarro, Mort aux enchères

Camilo-José Cela, La famille de Pascal Duarte Alba de Cèspedes, Le cahier interdit

Elles - Avant et après Andrée Chédid, Jonathan

Pietro Citati, Le printemps de Chosroès Mohammed Dib, La grande maison

L'incendie - Le métier à tisser Xavier Domingo, Villa Milo Gabrielle Estivals, Zoubeïda

Aris Fakinos, Les derniers barbares Zone de surveillance

Mouloud Feraoun, La terre et le sang Le fils du pauvre - Jours de Kabylie

Les chemins qui montent - Journal, 1955-1962 Lettres à ses amis - L'anniversaire

Alfonso Grosso, La Procession Un ciel difficilement bleu

Claude Kayat, Mohammed Cohen Clément Lépidis, La fontaine de Skopelos

Le marin de Lesbos - L'Arménien Les émigrés du soleil - La rose de Büyükada

La conquête du fleuve L'or du Guadalquivir

Catherine Lerouvre, Un feu d'enfer Marcel Moussy, Les mauvais sentiments

Emmanuel Roblès, Federica Cela s'appelle l'aurore - Le Vésuve

Les hauteurs de la ville La croisière - Un printemps d'Italie

Saison violente Venise en hiver

Ahmed Sefriou, La boîte à merveilles Le chapelet d'ambre

Ramon Sender, Le roi et la reine Livia di Stefani, La vigne aux raisins noirs

Marie Susini, Plein soleil

La fiera - Corvara Stratis Tsirkas, Cités à la dérive

L'homme du Nil Printemps perdu

José-Luis de Vilallonga, Les gens de bien Les ramblas finissent à la mer

L'or du Guadalquivir

Si ce roman doit être qualifié de méditerranéen, ce n'est pas seulement parce que son action a pour décor l'Andalousie et ses villes les plus fameuses, Cordoue, Grenade, Séville, ou parce que tous ses personnages portent en eux les signes profonds des civilisations musulmanes qui se sont, au long des siècles, merveil- leusement épanouies sur les rives du Guadalquivir. Il est surtout méditerranéen par son inspiration et sa structure qui le rattachent à une très ancienne tradition d'errances ulysséennes ou quichottesques à la re- cherche des autres et de soi-même.

Antonio Gomez Berrocal quitte donc Madrid pour retourner dans son pays, celui du «chant profond», du «cante hondo», où l'attirent des souvenirs à vérifier et des rêves à vivre ou à revivre. D'étape en étape, rencontres et découvertes se succèdent pour lui, toujours aiguisées par sa passion pour cette terre à la fois angoissante, comme le masque des pénitents noirs de la Semaine sainte à Séville, et joyeuse et inspirée, comme les chants et les danses de la fête «flamenca».

D'évidence, c'est sa propre passion pour l'Anda- lousie que l'auteur nous livre dans ce récit tour à tour sobre et exalté mais toujours poétique.

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