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MarcLevy

L’ÉTRANGEVOYAGEDEMONSIEURDALDRY

Roman

RobertLaffont

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«Lesprévisionssontdifficilesàfaire,surtoutlorsqu’ellesconcernentl’avenir.»

PierreDAC

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ÀPaulineÀLouis

ÀGeorges

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—Jenecroyaispasà ladestinée,auxpetitssignesde laviecensésnousguidervers les

cheminsàprendre.Jenecroyaispasauxhistoiresdesdiseusesdebonneaventure,auxcartesquivousprédisentl’avenir.Jecroyaisàlasimplicitédescoïncidences,àlavéritéduhasard.

—Alors,pourquoiavoirentreprisunsilongvoyage,pourquoiêtrevenuejusqu’icisitunecroyaisàriendetoutcela?

—Àcaused’unpiano.—Unpiano?— Il était désaccordé, comme ces vieux pianos de bastringue échoués dans les mess

d’officiers.Ilavaitquelquechosedeparticulier,oupeut-êtreétait-ceceluiquienjouait.—Quienjouait?—Monvoisindepalier,enfin,jen’ensuispastoutàfaitcertaine.—C’estparcequetonvoisinjouaitdupianoquetueslàcesoir?—D’unecertainefaçon.Lorsquesesnotesrésonnaientdanslacaged’escalier,j’entendais

masolitude;c’étaitpourlafuirquej’avaisacceptéceweek-endàBrighton.— Il faut que tu me racontes tout depuis le début, les choses m’apparaîtraient plus

clairementsitumelesprésentaisdansl’ordre.—C’estunelonguehistoire.—Riennepresse.Leventvientdularge,letempsestàlapluie,ditRafaelens’approchant

de la fenêtre.Jenereprendrai lamerquedansdeuxou trois jours,aumieux.Jevaisnouspréparerduthéettumeraconterastonhistoire,ettudoismepromettreden’oublieraucundétail.Silesecretquetum’asconfiéestvrai,sinoussommesdésormaisliéspourtoujours,j’aibesoindesavoir.

Rafaels’agenouilladevantlepoêleenfonte,ouvritlatrappeetsoufflasurlesbraises.LamaisondeRafael était aussimodeste que sa vie.Quatremurs, une seule pièce, une

toiture sommaire, un plancher usé, un lit, une vasque surplombée d’un vieux robinet d’oùl’eaucoulaitàlatempératuredujour,glacialeenhiverettièdeenétéquandilauraitfallulecontraire.Uneseulefenêtre,maiselleouvraitsurl’embouchureduBosphore;depuislatableoùAliceétaitassiseonpouvaitvoir lesgrandsnaviress’engagerdans ledétroitet,derrièreeux,lesrivesdel’Europe.

AlicebutunegorgéeduthéqueRafaelvenaitdeluiserviretcommençasonrécit.

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1.

Londres,vendredi22décembre1950

L’aversetambourinaitsurlaverrièrequisurplombaitlelit.Unelourdepluied’hiver.Ilen

faudraitbiend’autrespour finirde laver la villedes salissuresde laguerre.Lapaixn’avaitquecinqanset laplupartdesquartiersportaientencore lesstigmatesdesbombardements.La vie reprenait son cours, on se rationnait, moins que l’année précédente, maissuffisammentpoursesouvenirdesjoursoùl’onavaitpumangeràsatiété,consommerdelaviandeautrementqu’enconserve.

Alice passait la soirée chez elle, en compagnie de sa bande d’amis. Sam, libraire chezHarrington & Sons et excellent contrebassiste, Anton,menuisier et trompettiste hors pair,Carol, infirmièrerécemmentdémobiliséeetaussitôtengagéeàl’hôpitaldeChelsea,etEddyquigagnaitsavieunjoursurdeux,enchantantaupieddesescaliersde lagareVictoriaoudanslespubsquandcelaluiétaitpermis.

C’est lui qui suggéra, pendant la soirée, d’aller faire une virée le lendemain à Brightonpour célébrer la venue deNoël. Les attractions qui s’étendaient le long de la grande jetéeavaientrouvertet,unsamedi,lafêteforainebattraitsonplein.

Chacunavaitcomptélamonnaieaufonddesespoches.Eddyavaitrécoltéunpeud’argentdansunbardeNottingHill,Antonavaitreçudesonpatronunepetiteprimedefind’année,Caroln’avaitpasunsou,maisellen’enavait jamaisetsesvieuxcopainsétaienthabituésàtoujourstoutpayerpourelle,SamavaitvenduàuneclienteaméricaineuneéditionoriginaledeLaTraverséedesapparencesetunesecondeéditiondeMrsDalloway,dequoitoucherenun jour le salaire d’une semaine.Quant àAlice, elle disposait de quelques économies, elleméritait bien de les dépenser, elle avait travaillé toute l’année comme une forcenée et, detoutefaçon,elleauraittrouvén’importequelleexcusepourpasserunsamediencompagniedesesamis.

Le vin qu’Anton avait apporté avait un goût de bouchon et un arrière-goût de vinaigre,maistousenavaientbusuffisammentpourchanterenchœur,unpeuplusfortdechansonenchanson,jusqu’àcequelevoisindepalier,M.Daldry,viennefrapperàlaporte.

Sam,leseulquieutlecouraged’allerouvrir,promitquelebruitcesseraitsur-le-champ,ilétait d’ailleurs tempsque chacun rentre chez soi.M.Daldry avait accepté ses excuses, nonsansavoirdéclaréd’untonunpeuhautainqu’ilcherchaitlesommeiletapprécieraitquesonvoisinagenerendepaslachoseimpossible.Lamaisonvictoriennequ’ilspartageaientn’avaitpasvocationàsetransformerenclubdejazz,entendreleursconversationsàtraverslesmursétait déjà suffisamment désagréable. Puis il était retourné dans son appartement, juste en

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face.Les amis d’Alice avaient passé manteaux, écharpes et bonnets, et l’on s’était donné

rendez-vous le lendemain matin à dix heures à Victoria Station, sur le quai du train deBrighton.

Unefoisseule,Aliceremitunpeud’ordredanslagrandepiècequi,selonlemomentdelajournée,servaitd’atelier,desalleàmanger,desalonoudechambreàcoucher.

Elletransformaitsoncanapéenlit,quandelleseredressabrusquementpourregarderlaporte d’entrée. Comment son voisin avait-il eu le toupet de venir interrompre une si bellesoiréeetdequeldroitavait-ilfaitainsiintrusionchezelle?

Elle attrapa le châle qui pendait au porte-manteau, se regarda dans le petit miroir del’entrée, reposa le châle qui la vieillissait, et alla d’un pas décidé frapper à son tour chezM.Daldry.Mainssurleshanches,elleattenditqu’illuiouvre.

—Dites-moiqu’ilya le feuetquevotrehystériesoudainen’ad’autreraisonquedemesauverdesflammes,soupiracedernierd’unairpincé.

—D’abord,onzeheuresdusoiruneveilledeweek-endn’estpasuneheureindue,etpuisjesupportevosgammesassezsouventpourquevoustolériezunpeudebruitpourunefoisquejereçois!

—Vousrecevezvosbruyantscamaradestouslesvendredis,etvousavezpourregrettablecoutume de forcer systématiquement sur la bouteille, ce qui n’est pas sans effet surmonsommeil.Et, pour votre gouverne, jenepossèdepasdepiano, les gammesdont vous vousplaignezdoiventêtrel’œuvred’unautrevoisin,peut-êtreladamedudessous.Jesuispeintre,mademoiselle,etnonmusicien,lapeinture,elle,nefaitpasdebruit.Quecettevieillemaisonétaitcalmequandj’enétaisleseuloccupant!

—Vouspeignez?Quepeignez-vousexactement,monsieurDaldry?demandaAlice.—Despaysagesurbains.—C’estdrôle,jenevousvoyaispaspeintre,jevousimaginais…—Vousimaginiezquoi,mademoisellePendelbury?— Je m’appelle Alice, vous devriez connaître mon prénom puisque aucune de mes

conversationsnevouséchappe.—Jen’ysuispourriensilesmursquinousséparentnesontpasépais.Maintenantque

nous sommes officiellement présentés, puis-je retourner me coucher ou souhaitez-vouspoursuivrecetteconversationsurlepalier?

Aliceregardasonvoisinquelquesinstants.—Qu’est-cequinetournepasrondchezvous?demanda-t-elle.—Jevousdemandepardon?—Pourquoicampez-vouscepersonnagedistantethostile?Entrevoisins,nouspourrions

faireunpetiteffortafindenousentendre,ouaumoinsfairesemblant.—Jevivaisicibienavantvous,mademoisellePendelbury,maisdepuisquevousvousêtes

installéedanscetappartement,quej’espéraisrécupérer,mavieestpourlemoinsperturbéeetmatranquillitén’estplusqu’unlointainsouvenir.Combiendefoisêtes-vousvenuefrapperàmaporteparcequ’ilvousmanquaitdusel,delafarineouunpeudemargarine,quandvous

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cuisiniez pour vos si charmants amis, ou une bougie, lorsque le courant est coupé ? Vousêtes-vousjamaisdemandésivosfréquentesintrusionsvenaienttroublermonintimité?

—Vousvouliezoccupermonappartement?—Jevoulaisenfairemonatelier.Vousêteslaseuledanscettemaisonàbénéficierd’une

verrière.Hélas,voscharmesonteulesfaveursdenotrepropriétaire,alorsjemecontentedelapâlelumièrequitraversemesmodestesfenêtres.

—Jen’aijamaisrencontrénotrepropriétaire,j’ailouécetappartementparl’intermédiaired’uneagence.

—Pouvons-nousenresterlàpourcesoir?—C’estpourcelaquevousmebattezfroiddepuisquejevisici,monsieurDaldry?Parce

quej’aiobtenul’atelierquevousdésiriez?—MademoisellePendelbury, cequi est froid à l’instantprésent, ce sontmespieds.Les

pauvressontsoumisauxcourantsd’airquenotreconversationleurimpose.Sivousn’yvoyezpasd’inconvénient, je vaisme retirer avantdem’enrhumer. Je vous souhaiteuneagréablenuit,lamienneseraécourtéegrâceàvous.

M.Daldryrefermadélicatementsaporteaunezd’Alice.—Quelétrangepersonnage!marmonna-t-elleenrebroussantchemin.— Je vous ai entendue, cria aussitôt Daldry depuis son salon. Bonsoir, mademoiselle

Pendelbury.De retour chez elle, Alice fit un brin de toilette avant d’aller se blottir sous ses draps.

Daldry avait raison, l’hiver avait envahi la maison victorienne et le faible chauffage nesuffisaitpasàfairegrimperlemercure.Elleattrapaunlivresurletabouretquiluiservaitdetabledechevet,enlutquelqueslignesetlereposa.Elleéteignitlalumièreetattenditquesesyeuxs’accommodentàlapénombre.Lapluieruisselaitsurlaverrière,Aliceeutunfrissonetsemità songerà la terredétrempéeen forêt, aux feuillesqui sedécomposentà l’automnedansleschênaies.Elleinspiraprofondémentetunenotetièded’humusl’envahit.

Alice avait un don particulier. Ses facultés olfactives bien supérieures à la normale luipermettaientdedistinguer lamoindresenteuretde lamémoriserà jamais.Ellepassaitsesjournées, penchée sur la longue table de son atelier, travaillant à combiner desmoléculespour obtenir l’accordqui deviendrait peut-êtreun jourunparfum.Alice était «nez».Elletravaillaitensolitaire,etfaisaitchaquemoislatournéedesparfumeursdeLondrespourleurproposer ses formules. Au printemps dernier, elle avait réussi à convaincre l’un d’eux decommercialiserunedesescréations.Son«eaud’églantine»avait séduitunparfumeurdeKensingtonetrencontréuncertainsuccèsauprèsdesaclientèlehuppée,dequoiluiassurerune petite rente mensuelle qui lui permettait de vivre un peu mieux que les annéesprécédentes.

Elle ralluma sa lampe de chevet et s’installa à sa table de travail. Elle saisit troismouillettesqu’elleplongeadansautantdeflaconset,jusquetarddanslanuit,ellerecopiasursoncahierlesnotesqu’elleobtenait.

*

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LasonnerieduréveiltiraAlicedesonsommeil,ellelançasonoreillerpourlefairetaire.

Unsoleilvoiléparlabrumematinaleéclairaitsonvisage.—Fichueverrière!grommela-t-elle.Puislesouvenird’unrendez-voussurunquaidegareeutraisondesonenviedeparesser.Elleselevad’unbond,pritquelquesvêtementsauhasarddanssonarmoireetseprécipita

versladouche.Ensortantdechezelle,Alicejetauncoupd’œilàsamontre,enautobusellen’arriverait

jamaisàtempsàVictoriaStation.Ellesifflauntaxiet,aussitôtàbord,supplialechauffeurdeprendrel’itinéraireleplusrapide.

Lorsqu’elle arriva à la gare, cinq minutes avant le départ du train, une longue file devoyageurs s’étirait devant les guichets. Alice regarda vers le quai et s’y rendit au pas decourse.

Antonl’attendaitdevantlepremierwagon.—Maisquefaisais-tu,bonsang?Dépêche-toi,grimpe!luidit-ilenl’aidantàmontersur

lemarchepied.Elles’installaàbordducompartimentoùsabanded’amisl’attendait.— Selon vous, quelle est la probabilité que nous soyons contrôlés ? demanda-t-elle en

s’asseyant,essoufflée.—Jetedonneraisbienmonbilletsij’enavaisachetéun,réponditEddy.—Jediraisunechancesurdeux,enchaînaCarol.— Un samedi matin ? Moi, je pencherais pour une sur trois… Nous verrons bien à

l’arrivée,conclutSam.Alice appuya sa tête contre la vitre et ferma les yeux. Une heure de trajet séparait la

capitaledelastationbalnéaire.Elledormitpendanttoutlevoyage.GaredeBrighton,un contrôleur récupérait les billetsdes voyageurs à la sortieduquai.

Alice s’arrêta devant lui et fit semblant de chercher dans ses poches. Eddy l’imita. Antonsouritetremitàchacund’euxuntitredetransport.

—C’estmoiquilesavais,dit-ilaucontrôleur.IlpritAliceparlatailleetl’entraînaverslehall.— Ne me demande pas comment je savais que tu serais en retard. Tu es toujours en

retard!QuantàEddy,tuleconnaisaussibienquemoi,c’estunresquilleurdansl’âmeetjenevoulaispasquecettejournéesoitgâchéeavantmêmedecommencer.

Alice sortit deux shillings de sa poche et les tendit àAnton,mais ce dernier referma lamaindesonamiesurlespiècesdemonnaie.

—Allons-ymaintenant,dit-il.Lajournéevapassersivite,jeneveuxrienrater.Aliceleregardas’éloignerengambadant;elleeutunevisionfugacedel’adolescentqu’elle

avaitconnu,etcelalafitsourire.—Tuviens?dit-ilenseretournant.IlsdescendirentQueen’sRoadetWestStreetverslapromenadequilongeleborddemer.

Lafouleyétaitdéjàdense.Deuxgrandesjetéesavançaientsurlesflots.Lesédificesenbois

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quilessurplombaientleurdonnaientdesalluresdegrandsnavires.C’estsurlePalacePierquesetrouvaientlesattractionsforaines.

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Labanded’amisarrivaaupieddel’horlogequienmarquaitl’entrée.Antonachetalebillet

d’EddyetfitsigneàAlicequ’ils’étaitdéjàchargédusien.—Tunevaspasm’invitertoutelajournée,luisouffla-t-elleàl’oreille.—Etpourquoipas,sicelamefaitplaisir?—Parcequ’iln’yaaucuneraisonpourque…—Mefaireplaisirn’estpasunebonneraison?—Quelleheureest-il?demandaEddy.J’aifaim.Àquelquesmètresdelà,devantlegrandbâtimentquiabritaitlejardind’hiver,setrouvait

unstanddefishandchips.Lesrelentsdefritureetdevinaigreparvenaientjusqu’àeux.EddysefrottaleventreetentraînaSamverslaguérite.Alicefitunemouededégoûtensejoignantaugroupe.Chacunpassacommande,AlicepayalevendeuretsouritàEddyenluioffrantunebarquettedepoissonfrit.

Ilsdéjeunèrentaccoudésàlabalustrade.Anton,silencieux,regardaitlesvaguessefaufilerentre lespiliersde la jetée.EddyetSamrefaisaient lemonde.Eddyavaitpourpasse-tempsfavoride critiquer le gouvernement. Il accusait lePremierministredene rien faire oupasassezpour lesplusdémunis,den’avoirpas su engagerdegrands travauxpouraccélérer lareconstructiondelaville.Aprèstout,ilauraitsuffid’embauchertousceuxquin’avaientpasdeboulotetnemangeaientpasàleurfaim.Samluiparlaitéconomie,arguaitdeladifficultéàtrouver de la main-d’œuvre qualifiée, et quand Eddy bâillait, il le traitait d’anarchistefainéant,cequinedéplaisaitpastantquecelaàsoncopain.Ilsavaientfaitlaguerredanslemêmerégimentetl’amitiéquilesliaitétaitindéfectible,quellesquesoientleursdivergencesd’opinions.

Alicesetenaitunpeuàl’écartdugroupe,pourfuirlesodeursdefrituretropsoutenuesàsongoût.Carol larejoignit,ellesrestèrent toutesdeuxunmomentsansriendire, leregardrivésurlelarge.

—TudevraisfaireattentionàAnton,murmuraCarol.—Pourquoi,ilestmalade?interrogeaAlice.—D’amourpourtoi!Pasbesoind’êtreinfirmièrepours’enrendrecompte.Passeunjour

à l’hôpital, je feraiexaminer tesyeux, tuasdûdevenirbienmyopepournepas t’enrendrecompte.

—Tudisn’importequoi,nousnousconnaissonsdepuisl’adolescence,iln’yariend’autreentrenousqu’unetrèslongueamitié.

— Je te demande juste de faire attention à lui, l’interrompit Carol. Si tu éprouves dessentiments à son égard, inutile de tergiverser. Nous serons tous heureux de vous savoirensemble,vousvousméritezl’unl’autre.Danslecascontraire,nesoispassiambiguë,tulefaissouffrirpourrien.

AlicechangeadeplacepourtournerledosaugroupeetsemettrefaceàCarol.—Enquoisuis-jeambiguë?

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—Enfeignantd’ignorerquej’ailebéguinpourlui,parexemple,réponditCarol.DeuxmouettesserégalèrentdesrestesdepoissonetdechipsqueCarol lançaà lamer.

Ellejetasabarquettedansunecorbeilleetallaretrouverlesgarçons.—Tu restes là à guetter le reflux de lamarée ou tu viens avec nous ? demanda Sam à

Alice.Nousallonsnouspromenerdanslagaleriedesjeuxd’arcade, j’airepéréunemachineoùl’onpeutgagneruncigared’uncoupdemassue,ajouta-t-ilenretroussantsesmanches.

Onalimentaitl’appareilàraisond’unquartdepennypartentative.Leressortsurlequelilfallaitfrapper,leplusfortpossible,envoyaitvaldinguerenl’airunebouledefonte;sicelle-cifaisaittinterlaclochesituéeàseptpiedsdehauteur,onrepartaituncigareaubec.Mêmesic’étaitloind’êtreunhavane,Samtrouvaitquefumerlecigareavaitunchicfou.Ils’yrepritàhuitfoisetabandonnadeuxpennies,probablementledoubledecequ’ilauraitdéboursépourenacheterund’aussimauvaisequalitéchezlemarchanddetabac,àquelquespasdelà.

—File-moiunepièceetlaisse-moifaire,ditEddy.Samluitenditunquartdepennyetrecula.Eddysoulevalamassecommes’ils’étaitagi

d’unsimplemarteauetlalaissaretombersurleressortsansplusd’effortquecela.Labouledefontejaillitetfittinterlacloche.Leforainluiremitsongain.

— Celui-ci est pour moi, déclara Eddy, redonne-moi une pièce, je vais essayer de t’engagnerun.

Une minute plus tard, les deux compères allumaient leur cigare, Eddy était ravi, Samfaisaitsescomptesàvoixbasse.Àceprix-là,ilauraitpus’offrirunpaquetdecigarettes.VingtEmbassycontreunmauvaiscigare,celalaissaitàréfléchir.

Les garçons repérèrent le circuit d’autos tamponneuses, ils échangèrentun regard et seretrouvèrentpresqueaussitôtassischacundansunevoiture.Toustroisdonnaientduvolantetécrasaient lapédaled’accélérateurpourpercuter lesautres, leplusfortpossible,sous lesregardsconsternésdesfilles.Àlafindutour,ilsprirentd’assautlestanddetir.Antonétaitdeloin le plus habile. Pour avoir placé cinq plombs dans lemille, il remporta une théière enporcelainequ’iloffritàAlice.

Carol,à l’écartdugroupe,observait lecarrouseloùdeschevauxdebois tournaientsousdesguirlandesilluminées.

Antons’approchad’elleetlapritparlebras.—Jesais,c’estuntrucdegosse,soupiraCarol,maissi je tedisaisque jen’enai jamais

fait…—Tun’esjamaismontéesurunmanègequandtuétaispetite?demandaAnton.—J’aigrandiàlacampagne,aucunefêteforainenes’arrêtaitdansmonvillage.Et,lorsque

jesuisvenueàLondresfairemesétudesd’infirmière,j’avaispassél’âgeetpuislaguerreestarrivéeet…

—Etmaintenanttuvoudraisbienfaireuntour…Alors,suis-moi,ditAntonenentraînantCarol vers la guérite où l’on achetait les billets, je t’offre ton baptêmede chevaux de bois.Tiens,grimpesurcelui-ci,dit-ilendésignantunemontureàlacrinièredorée,lesautresmeparaissentplusnerveuxet,pourunepremièrefois,mieuxvautêtreprudent.

—Tunevienspasavecmoi?demandaCarol.

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—Ahnon,trèspeupourmoi,rienquedelesregarder,çamedonneletournis.Maisjeteprometsdefaireuneffort,jenetequitteraipasdesyeux.

Unesonnerieretentit,Antondescenditdel’estrade.Lecarrouselpritdelavitesse.Sam, Alice et Eddy se rapprochèrent pour observer Carol, seule adulte aumilieu d’une

kyrielledegaminsquisemoquaientd’elleetlamontraientdudoigt.Audeuxièmetour,deslarmescoulaientsurlesjouesdeleuramie,quilesséchaittantbienquemald’unreversdelamain.

—C’estmalin!ditAliceàAntonenluiassenantuncoupsurl’épaule.—Jepensaisbienfaire,jenecomprendspascequ’ellea,c’estellequivoulait…—Faireunepromenadeàchevalavectoi,imbécile,etnonseridiculiserenpublic.—PuisqueAntonteditqu’ilvoulaitbienfaire!rétorquaSam.—Sivousétiezuntantsoitpeugentlemen,vousiriezlachercheraulieuderesterplantés

là.Le temps que l’un et l’autre se consultent, Eddy avait déjà grimpé sur le carrousel et

remontaitlafiledechevaux,administrantpar-cipar-làunegifletteauxmômesquiricanaienttropàsongoût.Lemanègecontinuaitsarondeinfernale,Eddyarrivaenfinà lahauteurdeCarol.

—Vousavezbesoind’unpalefrenier,àcequ’ilparaît,mam’selle?dit-ilenposantsamainsurlacrinièreduchevaldebois.

—Jet’ensupplie,Eddy,aide-moiàdescendre.MaisEddys’installaàcalifourchonsurlacroupeduchevaletenserralacavalièredansses

bras.Ilsepenchaàsonoreille.—Si tu croisqu’onva laisser cespetitsmorveux s’en tirer commeça !Onva tellement

s’amuserqu’ilsvontencreverdejalousie.Netesous-estimepas,mavieille,souviens-toique,pendantquejemepochtronnaisdansdespubs,tuportaisdesbrancardssouslesbombes.Laprochaine foisquenouspasseronsdevantnos imbécilesd’amis, jeveux t’entendre rireauxéclats,tum’ascompris?

—Etcommentveux-tuquejefasseça,Eddy?demandaCarolenhoquetant.— Si tu crois être ridicule sur ce canasson au milieu de ces moutards, pense à moi,

derrièretoi,avecmoncigareetmacasquette.Et,autoursuivant,EddyetCarolriaientàgorgedéployée.Lemanègeralentitets’immobilisa.Poursefairepardonner,Antonoffritunetournéedebièreàlabuvette,unpeuplusloin.

Les haut-parleurs grésillèrent et, soudain, un fox-trot endiablé envahit la coursive. Aliceregarda l’affichette placardée sur un mât : Harry Groombridge et son orchestreaccompagnaientunecomédiemusicaledansl’anciengrandthéâtredelajetéetransforméencaféaprèslaguerre.

—Onyva?suggéraAlice.—Qu’est-cequinousenempêcherait?questionnaEddy.—Nousraterionslederniertrainet,encettesaison,jenemevoispasdormirsurlaplage,

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réponditSam.—Pas si sûr, rétorquaCarol. Le spectacle terminé, nous aurons une bonne demi-heure

pourrejoindrelagareàpied.C’estvraiqu’ilcommenceàfairedrôlementfroid, jeneseraispas contre me réchauffer un peu en dansant. Et puis, juste avant Noël, ce serait unmerveilleuxsouvenir,vousnetrouvezpas?

Lesgarçonsn’avaientpasdemeilleureidéeàproposer.Samfitunrapidecalcul;l’entréecoûtaitdeuxpennies,s’ilsfaisaientdemi-tour,sesamisvoudraientprobablementallerdînerdansunpubetilétaitpluséconomiqued’opterpourlespectacle.

Lasalleétaitcomble, lesspectateurssepressaientdevant lascène, laplupartdansaient.AntonentraînaAliceetpoussaEddydanslesbrasdeCarol,Sams’amusadesdeuxcouplesets’éloignadelapiste.

CommeAnton l’avait pressenti, la journée avait passé bien trop vite. Lorsque la troupevintsaluer l’auditoire,Carol fitsigneàsesamis, ilétait tempsderebrousserchemin.Ilssefaufilèrentverslasortie.

Leslampionsballottésparlabrisedonnaientàl’immensejetée,encettenuitd’hiver,l’aird’unétrangepaquebotilluminantdetoussesfeuxunemerqu’ilneprendraitjamais.

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La bande d’amis avançait vers la sortie, une diseuse de bonne aventure fit un grand

sourireàAlicedepuissonkiosque.—Tun’asjamaisrêvédesavoircequeteréservel’avenir?demandaAnton.—Non,jamais.Jenecroispasquelefutursoitécrit,réponditAlice.—Audébutdelaguerre,unevoyanteavaitpréditàmonfrèrequ’ilsurvivrait,àcondition

dedéménager,ditCarol.Ilavaitoubliédepuislongtempscetteprophétiequandilaincorporéson unité ; deux semaines plus tard, son immeuble s’est effondré sous les bombesallemandes.Aucundesesvoisinsnes’enesttiré.

—Tuparlesd’undondevoyance!réponditsèchementAlice.—PersonnenesavaitalorsqueLondresconnaîtraitleBlitz,rétorquaCarol.—Tuveuxallerconsulterl’oracle?demandaAntond’untonamusé.—Nesoispasidiot,nousavonsuntrainàprendre.— Pas avant trois quarts d’heure, le spectacle s’est terminé un peu plus tôt que prévu.

Nousavonsletemps.Vas-y,jetel’offre!—Jen’aiaucuneenvied’allerécouterlesbonimentsdecettevieillarde.—LaisseAlicetranquille,intervintSam,tunevoispasqueçaluifichelatrouille?—Maisvousm’agaceztouslestrois,jen’aipaspeur,jenecroispasauxcartomanciennes

niauxboulesdecristal.Etpuisenquoicelavousintéressedeconnaîtremonavenir?—Peut-être que l’un de ces gentlemen rêve secrètement de savoir s’il finira par t’avoir

danssonlit?soufflaCarol.Anton etEddy se retournèrent, stupéfaits. Carol avait rougi et, pour faire bonne figure,

elleleuradressaunpetitsourirenarquois.—Tupourrais luidemander sinous allonsounon raternotre train, ce serait aumoins

une révélation intéressante, enchaîna Sam, et puis nous pourrions le vérifier assezrapidement.

—Blaguez tantquevousvoulez,moi j’y crois, continuaAnton.Si tuyvas, j’yvais justeaprès.

Lesamisd’Aliceavaientforméuncercleautourd’elleetnelaquittaientpasdesyeux.—Voussavezquevousdevenezvraimentstupides,dit-elleensefrayantunpassage.—Froussarde!lançaSam.Aliceseretournabrusquement.—Bien,puisque j’aiaffaireàquatregaminsattardésquiveulent tousrater leur train, je

vaisallerécouterlesineptiesdecettefemmeetensuitenousrentrerons.Celavousvacommeça?demanda-t-elleen tendant lamainversAnton.Tumedonnescesdeuxpenniesouiounon?

Anton fouilla sapoche et remit les deuxpièces àAlice qui sedirigea vers la diseusedebonneaventure.

Alice avançait vers le kiosque, la voyante continuait de lui sourire, la brise marine

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redoubla,griffantsesjouesetlaforçantàbaisserlatêtecommes’illuiétaitsoudaininterditde soutenir le regard de la vieille dame. Sam avait peut-être raison, la perspective de cetteexpérienceladérangeaitplusqu’ellenel’avaitsupposé.

Lavoyante invitaAliceàprendreplacesuruntabouret.Sesyeuxétaient immenses,sonregardd’uneprofondeurabyssale,etlesourirequinelaquittaitpas,envoûtant.Iln’yavaitnibouledecristalnijeudetarotssursonguéridon,seulementseslonguesmainstachetéesdebrun qu’elle tendait vers celles d’Alice. À leur contact, Alice ressentit une étrange douceurl’envahir,unbien-êtrequ’ellen’avaitpasconnudepuislongtemps.

—Toimafille,j’aidéjàvutonvisage,sifflalavoyante.—Depuisletempsquevousm’observez!—Tunecroispasàmesdons,n’est-cepas?—Jesuisd’unenaturerationnelle,réponditAlice.—Menteuse,tuesuneartiste,unefemmeautonomeetvolontaire,mêmes’ilarrivequela

peurtefreine.—Maisqu’est-cequevousaveztouscesoiràvouloirquejesoisapeurée?—Tun’avaispasl’airrassuréenvenantversmoi.Leregarddelavoyanteplongeaplusavantdansceluid’Alice.Sonvisageétaitmaintenant

toutprèsdusien.—Maisoùai-jedéjàcroisécesyeux?—Dansuneautrevie,peut-être?réponditAliced’untonironique.Lavoyante,troublée,seredressabrusquement.—Ambre,vanilleetcuir,chuchotaAlice.—Dequoiparles-tu?—Devotreparfum,devotreamourpour l’Orient.Moiaussi jeperçoiscertaineschoses,

ditAlice,encoreplusinsolente.—Tuasundon,eneffet,maisplusimportantencore,tuportesunehistoireentoidonttu

ignorestout,réponditlavieilledame.—Cesourirequinevousquittejamais,demandaAlicenarquoise,c’estpourmieuxmettre

vosproiesenconfiance?—Jesaispourquoituesvenuemevoir,ditlavoyante,c’estamusantquandonypense.—Vousavezentendumesamismemettreaudéfi?—Tun’espasdugenrequel’ondéfiefacilementettesamisnesontpourriendansnotre

rencontre.—Quid’autrealors?—Lasolitudequitehanteettetientéveilléelanuit.—Jenevoisriend’amusantàcela.Dites-moiquelquechosequimesurprennevraiment,

ce n’est pas que votre compagnie soit désagréable, mais, sans mauvais jeu de mots, j’aivraimentuntrainàprendre.

—Non,c’esteneffetplutôtattristant,maiscequiestamusantenrevanchec’estque…Son regard se détacha d’Alice pour se perdre au loin. Alice en ressentit presque un

sentimentd’abandon.

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—Vousalliezdirequelquechose?demandaAlice.—Cequiestvraimentamusant,poursuivit lavoyanteenreprenantsesesprits,c’estque

l’hommequicompteraleplusdanstavie,celuiquetucherchesdepuistoujourssanssavoirmêmes’ilexiste,cethomme-làestpasséilyaquelquesinstantsàpeinejustederrièretoi.

Levisaged’Alicese figeaetelleneputrésisterà l’enviedeseretourner.Ellepivotasursontabouretpourn’apercevoirauloinquesesquatreamisquiluifaisaientsignequ’ilfallaitpartir.

—C’est l’und’eux?balbutiaAlice.CethommemystérieuxseraitEddy,SamouAnton?C’estcelavotregranderévélation?

—ÉcoutecequejetedisAlice,etnoncequetusouhaiteraisentendre.Jet’aiconfiéquel’hommequicompteraleplusdanstavieétaitpasséderrièretoi.Iln’estpluslàmaintenant.

—Etceprincecharmant,oùsetrouve-t-ildésormais?—Patience,mafille.Iltefaudrarencontrersixpersonnesavantd’arriverjusqu’àlui.—Labelleaffaire,sixpersonnes,rienqueça?—Lebeauvoyage,surtout…Tucomprendrasunjour,maisilesttard,et jet’airévéléce

que tu devais savoir. Et puisque tu ne crois pas unmot de ce que je viens de te dire,maconsultationestgratuite.

—Non,jepréfèrevouspayer.—Ne sois pas sotte, disonsque cemomentpassé ensemble était une visite amicale. Je

suisheureusedet’avoirvue,Alice,jenem’yattendaispas.Tuesquelqu’undeparticulier,tonhistoirel’est,entoutcas.

—Maisquellehistoire?—Nousn’avonsplusletemps,etpuistuycroiraisencoremoins.Va-t’en,outesamist’en

voudrontdeleuravoirfaitraterleurtrain.Dépêchez-vous,etsoyezprudents,unaccidentestvite arrivé. Ne me regarde pas comme cela, ce que je viens de te dire ne relève plus dudomainedelavoyance,maisdubonsens.

La voyante ordonna à Alice de la laisser. Alice la regarda quelques instants, les deuxfemmeséchangèrentunderniersourireetAlicerejoignitsesamis.

—Tufaisunedecestêtes!Qu’est-cequ’ellet’adit?questionnaAnton.—Plustard,vousavezvul’heure!Et,sansattendrederéponse,Alices’élançaversleportiqueàl’entréedelajetée.— Elle a raison, dit Sam, il faut vraiment se presser, le train part dansmoins de vingt

minutes.Ilssemirenttousàcourir.Auventquisoufflaitsurlagrèves’étaitajoutéeunefinepluie.

EddypritCarolparlebras.—Faisattention,lesruessontglissantes,dit-ilenl’entraînantdanssacourse.Ils dépassèrent la promenade et remontèrent la rue déserte. Les lampadaires à gaz

éclairaientfaiblementlachaussée.Auloin,onapercevaitleslumièresdelagaredeBrighton,il leurrestaitmoinsdedixminutes.Unecarrioleàchevalsurgitalorsqu’Eddy traversait larue.

—Attention!hurlaAnton.

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Aliceeutlaprésenced’espritderetenirEddyparlamanche.L’attelagefaillitlesrenverseretilssentirentlesouffledelabêtequelecochertentaitdésespérémentdefreiner.

—Tum’assauvélavie!hoquetaEddy,choqué.—Tumeremercierasplustard,réponditAlice,dépêchons-nous.Enarrivant sur lequai, ils semirent àhurler endirectiondu chefde garequi retint sa

lanterneetleurordonnademonterdanslapremièrevoiture.Lesgarçonsaidèrentlesfillesàs’yhisser,Antonétaitencoresurlemarchepiedquandleconvois’ébranla.Eddyl’attrapaparl’épauleetletiraàl’intérieuravantderefermerlaportière.

—C’étaitàlasecondeprès,soufflaCarol.EttoiEddy,tum’asfichuunedecespeurs,tuauraisvraimentpupassersouslesrouesdecettecarriole.

—J’ail’impressionqu’Aliceaeuencorepluspeurquetoi,regardez-la,elleestpâlecommeunlinge,ditEddy.

Alice ne disait plus unmot. Elle s’assit sur la banquette et regarda par la vitre la villes’éloigner.Plongéedanssespensées,elleseremémoralavoyante,sesparoleset,serappelantsamiseengarde,blêmitplusencore.

—Alors, tu nous racontes ? lançaAnton.Après tout, nous avons tous failli dormir à labelleétoileàcausedetoi.

—Àcausedevotrestupidedéfi,rétorquasèchementAlice.— Ça a duré un bon moment, est-ce qu’elle t’a au moins appris quelque chose

d’incroyable?interrogeaCarol.—Rienque jenesavaisdéjà.Jevous l’aidit, lavoyanceestunattrape-nigaud.Avecun

bon sens de l’observation, unminimum d’intuition et de conviction dans la voix, on peutabusern’importequietluifairecroiren’importequoi.

—Maistunenousdistoujourspascequecettefemmet’arévélé,insistaSam.—Jevousproposedechangerdesujetdeconversation,intervintAnton.Nousavonspassé

unetrèsbellejournée,nousrentronsàlamaison,jenevoisaucuneraisondesechercherdespouxdanslatête.Jesuisdésolé,Alice,nousn’aurionspasdûinsister,tun’avaispasenvied’yalleretnousavonsététousunpeu…

—…crétins,etmoilapremière,poursuivitAliceenregardantAnton.Maintenantj’aiunequestionbienpluspassionnante.Qu’est-cequevousfaitespourlaveilléedeNoël?

CarolserendaitàSt.Mawes,auprèsdesafamille.Antondînaitenvillechezsesparents.Eddyavaitpromisàsasœurdepasserlasoiréechezelle,sespetitsneveuxattendaientlepèreNoël,etsonbeau-frèreluiavaitdemandédebienvouloirtenircerôle.Ilavaitmêmelouéuncostume.Difficile de se défiler alors que son beau-frère le dépannait souvent, sans jamaisriendireàsasœur.QuantàSam,ilétaitconviéàunesoiréeorganiséeparsonemployeur,aubénéficedesenfantsdel’orphelinatdeWestminster,etilavaitpourmissiondedistribuerlescadeaux.

—Ettoi,Alice?demandaAnton.—Je…jesuisaussiinvitéeàunesoirée.—Oùça?insistaAnton.Carolluidonnauncoupdepieddansletibia.Ellesortitunpaquetdebiscuitsdesonsac,

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déclarantqu’elleavaitunefaimdeloup.ElleproposaunKitKatàchacunetlançaunregardfoudroyantàAntonquisefrottaitlemollet,outré.

Le trainentraengaredeVictoria.L’âcre fuméede la locomotiveenvahissait lequai.Aubas des grands escaliers, l’odeur de la rue n’était pas plus agréable. Un brouillard épaisemprisonnaitlequartier,poussièresducharbonquiseconsumaitàlongueurdejournéedanslescheminéesdesmaisons,poussièresqui flottaientautourdesréverbèresdont les lampesautungstènedisséminaientunetristelueurorangéedanslabrume.

Les cinqcompèresguettèrent l’arrivéedu tram.Alice etCarol furent lespremièresà endescendre,elleshabitaientàtroisruesl’unedel’autre.

—Au fait, dit Carol en saluant Alice au bas de son immeuble, si tu changeais d’avis etrenonçaisàtasoirée,tupourraisvenirpasserNoëlàSt.Mawes,mamanrêvedeteconnaître.Jeluiparlesouventdetoidansmeslettresettonmétierl’intriguebeaucoup.

—Tusais,monmétier,jenesaispastrèsbienenparler,ditAliceenremerciantCarol.Elleembrassasonamieets’engouffradanslacaged’escalier.Elleentenditjusteau-dessuslespasdesonvoisinquirentraitchezlui.Elles’arrêtapour

nepaslecroisersurlepalier,ellen’étaitplusd’humeuràdiscuter.

*Il faisait presque aussi froid dans son appartement quedans les rues deLondres.Alice

conservasonmanteausursesépaulesetsesmitainesauxmains.Elleremplitlabouilloire,laposasur leréchaud,attrapaunpotdethésur l’étagèreenboisetn’ytrouvaquetroisbrinsoubliés. Sur la table de son atelier, elle ouvrit le tiroir d’un petit coffret qui contenait despétalesderosesséchés.Elleenémiettaquelques-unsdanslathéière,yversal’eaubrûlante,s’installasursonlitetrepritlelivrerefermélaveille.

Soudain, la pièce fut plongéedans l’obscurité.Alice grimpa sur son lit et regardapar laverrière. Le quartier tout entier était dans le noir. Les coupures de courant fréquentesduraient souvent jusqu’aupetitmatin.Alice semit à la recherched’unebougie ; à côtédulavabo,unpetitmonticuledecirebruneluirappelaqu’elleavaitutiliséladernièrelasemaineprécédente.

Elle tenta en vain d’en rallumer la courtemèche, la flamme vacilla, crépita et finit pars’éteindre.

Cesoir-là,Alicevoulaitécrire,posersurlepapierdesnotesd’eausalée,duboisdesvieuxmanèges,desrambardesrongéesparlesembruns.Cesoir-là,plongéedanslanuitnoire,Alicenetrouveraitpas lesommeil.Elleavança jusqu’àsaporte,hésitaet,soupirant,serésignaàtraverserlepalierpourdemanderunefoisdeplusdel’aideàsonvoisin.

Daldryluiouvritsaporte,unebougieàlamain.Ilportaitunbasdepyjamaencotonetunpullàcolroulé,sousunerobedechambreensoiebleumarine.Lalueurdelabougiedonnaitunedrôledeteinteàsonvisage.

—Jevousattendais,mademoisellePendelbury.—Vousm’attendiez?répondit-elle,surprise.

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—Depuisque le courant a été coupé. Jenedorspas en robede chambre, figurez-vous.Tenez,voilàcequevousalliezmedemander!dit-ilensortantunebougiedesapoche.C’estbiencequevousêtesvenuechercher,n’est-cepas?

—Jesuisdésolée,monsieurDaldry,dit-elleenbaissantlatête,jevaisvraimentpenseràenracheter.

—Jen’ycroisplusbeaucoup,mademoiselle.—Vouspouvezm’appelerAlice,voussavez.—Bonnenuit,mademoiselleAlice.Daldry referma sa porte, Alice rentra chez elle. Mais, quelques instants plus tard, elle

entenditfrapper.Aliceouvrit,Daldrysetenaitdevantelle,uneboîted’allumettesàlamain.—Jesupposequecelaaussivousmanquait?Lesbougiessontbienplusutilesallumées.

Neme regardezpas commeça, jene suispasdevin.Ladernière fois, vousn’aviezpasnonplus d’allumettes et, comme je voudrais vraiment me coucher, j’ai préféré prendre lesdevants.

Alicesegardabiend’avoueràsonvoisinqu’elleavaitcraquésadernièreallumettepoursepréparerune tisane.Daldryalluma lamècheet semblasatisfaitquand la flammemordit lacire.

—J’aiditquelquechosequivousafâchée?demandaDaldry.—Pourquoicela?réponditAlice.—Vousavezl’airbiensombretoutàcoup.—Noussommesdanslapénombre,monsieurDaldry.—SijedoisvousappelerAlice,ilfaudraaussim’appelerparmonprénom,Ethan.—Trèsbien,jevousappelleraiEthan,répliquaAliceensouriantàsonvoisin.—Mais,quoiquevousendisiez,vousavezquandmêmel’aircontrarié.—Jesuisjustefatiguée.—Alors,jevouslaisse.Bonnenuit,mademoiselleAlice.—Bonnenuit,monsieurEthan.

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2.

Dimanche24décembre1950

Alicesortitfairequelquescourses.Toutétaitfermédanssonquartier;ellepritl’autobus

endirectiondumarchédePortobello.Elles’arrêtachezl’épicierambulant,décidéeàs’achetertoutcequiseraitnécessairepour

un vrai repas de fête. Elle choisit trois beaux œufs et oublia sa résolution de faire deséconomiesdevantdeuxtranchesdebacon.Unpeuplusloin,l’étalduboulangerproposaitdemerveilleuxgâteaux,elles’offritunebriocheauxfruitsconfitsetunpetitpotdemiel.

Ce soir, elle dînerait dans son lit en compagnie d’un bon livre. Une longue nuit et, lelendemain,elleauraitretrouvésajoiedevivre.Quandellemanquaitdesommeil,Aliceétaitd’humeur maussade, et elle avait passé bien trop de temps à la table de son atelier cesdernièressemaines.Unbouquetderosesanciennesdisposédanslavitrinedufleuristeattirasonattention.Cen’étaitpastrèsraisonnable,mais,aprèstout,c’étaitNoël.Etpuis,unefoisséchées, elle enutiliserait lespétales.Elle entradans l’échoppe,déboursadeux shillings etrepartit le cœur en liesse.Elle poursuivit sa promenade et fit unenouvelle halte devant laparfumerie. Un panneau « fermé » pendait à la poignée de la porte du magasin. Aliceapprochasonvisagedelavitrineetreconnutparmilesflaconsl’unedesescréations.Ellelasalua,commeonsalueunproche,etrepartitversl’arrêtd’autobus.

Deretourchezelle,ellerangeasesachats,mitlesfleursdansunvaseetdécidad’allersepromenerauparc.Elle croisa sonvoisin aubasdes escaliers, lui aussi semblait revenirdumarché.

—Noël,quevoulez-vous…!dit-ilunpeugênédevantl’abondancedevictuaillesdanssonpanier.

—Noël,eneffet,réponditAlice.Vousrecevezcesoir?demanda-t-elle.— Grand Dieu, non ! J’ai horreur des festivités, dit-il en chuchotant, conscient de

l’indécencedesaconfidence.—Vousaussi?—Etnemeparlezpasdujourdel’an,jecroisquec’estencorepire!Commentdéciderà

l’avancedecequiseraounonunjourdefête?Quipeutsavoiravantdeselevers’ilseradansdebonnesdispositions?Seforceràêtreheureux,jetrouvecelapassablementhypocrite.

—Maisilyalesenfants…—Jen’enaipas,raisondepluspournepasfairesemblant.Etpuiscetteobsessiondeleur

fairecroireaupèreNoël…Onpourradirecequ’onveut,moi,jetrouveçamoche.Ilfautbienfinirunjourparleuravouerlavérité,alorsàquoibon?Jetrouvemêmecelaunpeusadique.

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Les plus attardés se tiennent à carreau pendant des semaines, guettant la venue du grosbonhomme rougeaud, et se sentent affreusement trahis lorsque leursparents leur avouentl’infâme supercherie.Quant auxplusmalins, ils sont tenus au secret, ce qui est tout aussicruel.Etvous,vousrecevezvotrefamille?

—Non.—Ah?—C’estquejen’aiplusdefamille,monsieurDaldry.—C’esteneffetunebonneraisondenepaslarecevoir.Aliceregardasonvoisinetéclataderire.LesjouesdeDaldrys’empourprèrent.—Cequejeviensdedireesthorriblementmaladroit,n’est-cepas?—Maispleindebonsens.— Moi, j’ai une famille, enfin je veux dire, un père, une mère, un frère, une sœur,

d’affreuxneveux.—EtvousnepassezpaslaveilléedeNoëlenleurcompagnie?—Non,plusdepuisdesannées.Jenem’entendspasaveceuxetilsmelerendentbien.—C’estaussiunebonneraisonderesterchezvous.—J’aifaittousleseffortsdumonde,maischaqueréunionfamilialefutundésastre.Mon

père et moi ne sommes d’accord sur rien, il trouve mon métier grotesque, moi le sienterriblement ennuyeux, bref, nous ne nous supportons pas. Vous avez pris votre petitdéjeuner?

—Quelrapportentremonpetitdéjeuneretvotrepère,monsieurDaldry?—Strictementaucun.—Jen’aipasprismonpetitdéjeuner.—Lepubàl’angledenotreruesertundélicieuxporridge,sivousmelaissezletempsde

déposerchezmoicecabasquin’estpastrèsmasculin,jevousleconcède,maiscependantfortpratique,jevousyemmène.

—Jem’apprêtaisàalleràHydePark,réponditAlice.—L’estomac vide, par un tel froid ?C’est une trèsmauvaise idée.Allonsmanger, nous

chaparderonsunpeudepainàtableetnousironsensuitenourrirlescanardsdeHydePark.L’avantageavec les canards, c’estque l’onn’apasbesoinde sedéguiser enpèreNoëlpourleurfaireplaisir.

Alicesouritàsonvoisin.—Montezdoncvosaffaires,jevousattendraiici,nousdégusteronsvotreporridgeetirons

fêterensembleleNoëldescanards.—Merveilleux,réponditDaldryengrimpantlesescaliers.J’enaipouruneminute.Et, quelques instants plus tard, le voisin d’Alice réapparut dans la rue, dissimulant du

mieuxpossiblesonessoufflement.Ilss’installèrentàunetablederrièrelavitredupub.DaldrycommandaunthépourAlice

etuncafépourlui.Laserveuseleurapportadeuxassiettesdeporridge.Daldryréclamaunecorbeilledepain et en cachaaussitôtplusieursmorceauxdans lapochede sa veste, cequiamusabeaucoupAlice.

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—Quelgenredepaysagespeignez-vous?— Je ne peins que des choses totalement inutiles. Certains s’extasient devant la

campagne,lesbordsdemer,lesplainesoulessous-bois,moi,jepeinsdescarrefours.—Descarrefours?—Exactement,des intersectionsderues,d’avenues.Vousn’imaginezpasàquelpoint la

vieàuncarrefourestrichedemilledétails.Lesunscourent,d’autrescherchentleurchemin.Tous les typesde locomotion s’y rencontrent, carrioles, automobiles,motocyclettes, vélos ;piétons,livreursdebièrepoussentleurschariots,femmesethommesdetoutesconditionss’ycôtoient,sedérangent,s’ignorentousesaluent,sebousculent,s’invectivent.Uncarrefourestunendroitpassionnant!

—Vousêtesvraimentundrôledebonhomme,monsieurDaldry.—Peut-être,maisreconnaissezqu’unchampdecoquelicotsestd’unennuiàpérir.Quel

accidentde laviepourraitbiens’yproduire?Deuxabeillessetélescopantenrase-mottes?Hier, j’avais installémonchevalet àTrafalgarSquare.C’est assez compliquéd’y trouverunpointdevuesatisfaisantsanssefairebousculerenpermanence,maisjecommenceàavoirdumétieretj’étaisdoncaubonendroit.

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Unefemme,effrayéeparuneaversesoudaine,etquivoulaitprobablementmettreàl’abri

son chignon ridicule, traverse sans prendre garde.Une carriole tirée par deux chevaux faituneterribleembardéepour l’éviter.Lecocheradutalent,car ladameenquestions’entireavec une belle frousse, mais les tonneaux qu’il transporte basculent sur la chaussée et letramwayquiarriveensens inversenepeut rien fairepour leséviter.L’undes fûtsexploselittéralement sous l’impact. Un torrent de Guinness se répand sur le pavé. J’ai vu deuxsoûlardsprêtsàs’allongerparterrepourétancherleursoif.Jevouspassel’altercationentrele conducteurdu tramwayet lepropriétairede la carriole, lespassantsqui s’enmêlent, lespoliciers qui tentent de mettre un peu d’ordre au milieu de cette cohue, le pickpocketprofitantdelaconfusionpourfairesesaffairesdelajournéeetlaprincipaleresponsabledece chaos qui s’enfuit sur la pointe des pieds, honteuse du scandale provoqué par soninsouciance.

—Etvousavezpeinttoutcela?demandaAlicestupéfaite.—Non,pourl’instant,jemesuiscontentédepeindrelecarrefour,j’aiencorebeaucoupde

travaildevantmoi.Maisj’aitoutmémorisé,c’estl’essentiel.— Jamais l’idée ne m’est venue en traversant une rue de prêter attention à tous ces

détails.—Moi,j’aitoujourseulapassiondesdétails,decespetitsévénements,presqueinvisibles,

autourdenous.Observerlesgensvousapprendtantdechoses.Nevousretournezpas,mais,àlatablederrièrevous,ilyaunevieilledame.Attendez,levez-voussivouslevoulezbien,etchangeonsdeplace,commesiderienn’était.

Alice obéit et s’assit sur la chaise qu’occupait Daldry tandis que lui s’installait sur lasienne.

— Maintenant qu’elle se trouve dans votre champ de vision, dit-il, regardez-laattentivementetdites-moicequevousvoyez.

—Unefemmed’uncertainâgequidéjeuneseule.Elleestplutôtjolimenthabilléeetporteunchapeau.

—Soyezplusattentive,quevoyez-vousd’autre?Aliceobservalavieilledame.—Riendeparticulier,elles’essuielaboucheavecsaserviettedetable.Dites-moiplutôtce

quejenevoispas,ellevafinirparmeremarquer.—Elleestmaquillée,n’est-cepas?Defaçontrèslégère,maissesjouessontpoudrées,elle

amisdurimmelsursescils,unpeuderougesurseslèvres.—Oui,eneffet,enfinjecrois.—Regardezseslèvresmaintenant,sont-ellesimmobiles?— Non, en effet, dit Alice étonnée, elles remuent légèrement, un tic dû à l’âge

probablement?—Pasdutout!Cettefemmeestveuve,elleparleàsondéfuntmari.Ellenedéjeunepas

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seule,ellecontinuedes’adresseràluicommes’ilsetrouvaitenfaced’elle.Elles’estmiseenbeautéparcequ’ilfaittoujourspartiedesavie.Ellel’imagineprésentàsescôtés.N’est-cepasquelque chose de tout à fait touchant ? Imaginez l’amour qu’il faut pour réinventer sansrelâche la présence de l’être aimé.Cette femme a raison, ce n’est pas parce que quelqu’unvousaquittéqu’ilcessed’exister.Avecunpeudefantaisieàl’âme,lasolituden’existeplus.Plus tard, au moment de payer, elle repoussera de l’autre côté de la table la coupellecontenantsonargent,parcequesonmariréglaittoujoursl’addition.Lorsqu’elles’enira,vousverrez,elleattendraquelques instantssur le trottoiravantdetraverser,parcequesonmaris’engageaittoujours,commeilsedoit,lepremiersurlachaussée.Jesuiscertainquechaquesoiravantdesecoucherelles’adresseà luiet faitdemême lematinen luisouhaitantunebonnejournée,oùqu’ilsoit.

—Etvousavezvutoutcelaenquelquesinstants?AlorsqueDaldrysouriaitàAlice,unvieilhommemalfagotéetauborddel’ivresseentra

d’unpasmalassurédanslerestaurant,ils’approchadelavieilledameetluifitcomprendrequ’ilétaittempsdes’enaller.Elleréglalanote,selevaetquittalasalledanslesillagedesonivrognedemariquidevaitsansdouterevenirduchampdecourses.

Daldry,dostournéàlascène,n’avaitrienvu.— Vous aviez raison, dit Alice. Votre vieille dame a fait exactement ce que vous aviez

prédit. Elle a repoussé la coupelle de l’autre côté de la table, s’est levée et, en sortant durestaurant,j’aicrulavoirremercierunhommeinvisiblequiluitenaitlaporte.

Daldry avait l’air heureux. Il engloutit une cuillère de porridge, s’essuya la bouche etregardaAlice.

—Alors,ceporridge?Fameux,non?—Vouscroyezàlavoyance?demandaAlice.—Jevousdemandepardon?—Est-cequevouscroyezquel’onpuisseprédirel’avenir?— Vaste question, répondit Daldry en faisant signe à la serveuse de lui resservir du

porridge. L’avenir serait déjà écrit ? L’idée serait ennuyeuse, non ? Et le libre arbitre dechacun ! Je crois que les voyants ne sont que des gens très intuitifs.Mettons de côté lescharlatansetaccordonsuncertaincréditauxplussincèresd’entreeux.Sont-ilspourvusd’undon qui leur permette de voir en nous ce à quoi nous aspirons, ce que nous finirons parentreprendretôtoutard?Aprèstout,pourquoipas?Prenezmonpère,parexemple,savueestparfaiteetpourtantilesttoutàfaitaveugle,mamèreenrevancheestmyopecommeunetaupeetvoittantdechosesquesonmariseraitbienincapablededeviner.Ellesavaitdepuismapremière enfanceque jedeviendraispeintre, elleme ledisait souvent.Remarquez, ellevoyaitaussimestoilesexposéesdanslesplusgrandsmuséesdumonde.Jen’aipasvenduuntableauencinqans;quevoulez-vous,jesuisunpiètreartiste.Maisjevousparledemoietjenerépondspasàvotrequestion.D’ailleurs,pourquoimeposiez-vousunetellequestion?

— Parce que, hier, il m’est arrivé une chose étrange, à laquelle je n’aurais jamais crupouvoiraccorderlamoindreattention.Etpourtant,depuis,jenecessed’ypenseraupointdetrouvercelapresquedérangeant.

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—Commencezdoncparm’expliquercequivousestarrivéhieretjevousdiraicequej’enpense.

Alice se pencha vers son voisin, lui fit le récit de sa soirée à Brighton et plusparticulièrementdesarencontreaveclavoyante.

Daldry l’écouta sans l’interrompre. Quand elle eut terminé de lui relater son insoliteconversationdelaveille,Daldryseretournaverslaserveuse,demandal’additionetproposaàAliced’allerprendrel’air.

Ilssortirentdurestaurantetfirentquelquespas.—Si j’aibiencompris,dit-il faussementcontrarié, ilvousfaudraitcroiserlaroutedesix

personnesavantdepouvoirenfinrencontrerl’hommedevotrevie?—Celuiquicompteraleplusdansmavie,précisa-t-elle.—C’est lamêmechose, j’imagine.Etvousne luiavezposéaucunequestionconcernant

cethomme,sonidentité,l’endroitoùilpouvaitbiensetrouver?—Non,ellem’ajusteaffirméqu’ilétaitpasséderrièremoialorsquenousparlions,rien

d’autre.—C’estbienpeudechoseeneffet,poursuivitDaldry songeur.Etellevousaparléd’un

voyage?—Oui,jecrois,maistoutcelaestabsurde,jesuisridiculedevousracontercettehistoireà

dormirdebout.—Maiscettehistoireàdormirdebout,commevousdites,vousatenueéveilléeunebonne

partiedelanuit.—J’ail’airsifatigué?— Je vous ai entendue faire les cent pas chez vous. Les murs qui nous séparent sont

vraimentfaitsdepapiermâché.—Jesuisdésoléedevousavoirdérangé…—Bien,jenevoisqu’unesolutionpourquenousretrouvionstouslesdeuxlesommeil,je

crainsqueleNoëldenoscanardsnedoiveattendrejusqu’àdemain.—Pourquoicela?questionnaAlicealorsqu’ilsarrivaientdevantchezeux.— Montez vous chercher un lainage et une bonne écharpe, je vous retrouve ici dans

quelquesminutes.«Quelledrôledejournée!»seditAliceengrimpantl’escalier.CetteveilledeNoëlnese

déroulaitpasdutouttellequ’ellel’avaitimaginée.D’abordcepetitdéjeunerimpromptuavecson voisin qu’elle supportait à peine, ensuite leur conversation plutôt inattendue… etpourquoiluiavoirconfiécettehistoirequ’ellejugeaitabsurdeetinconséquente?

Elleouvrit letiroirdesacommode,ilavaitditunlainageetunebonneécharpe,elleeut

unmal fouàenchoisirqui s’accordent.Ellehésitadevantuncardiganbleumarinequi luifaisaitunejoliesilhouetteetunevesteenlaineàgrossesmailles.

Elleseregardadanslemiroir,remitunpeud’ordredanssescheveux,renonçaàrajouterlamoindre touchedemaquillage,puisqu’ilne s’agissait làqued’une simplepromenadedecourtoisie.

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Elle sortit enfin de chez elle,mais, quand elle arriva dans la rue, Daldry n’était pas là.Peut-êtreavait-ildéjàchangéd’avis;aprèstout,l’hommeétaitplutôtoriginal.

Deux petits coups de klaxon, et une Austin 10, couleur bleu nuit, se rangea le long dutrottoir.

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DaldryenfitletourpourouvrirlaportièrepassageràAlice.—Vousavezunevoiture?dit-elle,surprise.—Jeviensdelavoler.—Sérieusement?—Sivotrevoyanteavaitpréditquevousalliezrencontrerunéléphantrosedanslavallée

duPendjab,vousl’auriezcrue?Évidemmentquej’aiunevoiture!—Mercidevousmoquerdemoiaussiouvertement,etpardonnezmonétonnement,mais

vousêteslaseulepersonnequejeconnaissequipossèdesapropreautomobile.—C’estunmodèled’occasionet c’est loind’êtreuneRolls,vous leconstaterez trèsvite

aux suspensions,mais ellene chauffepas et remplit honorablement samission. Je la garetoujours quelque part aux carrefours que je peins, elle est présente dans chacune demestoiles,c’estunrituel.

—Ilfaudraitqu’unjourvousmemontriezcestoiles,ditAliceens’installantàbord.Daldry bredouilla quelques mots incompréhensibles, l’embrayage craqua un peu et la

voitures’élançasurlaroute.—Jenevoudraispasvousparaîtrecurieuse,maispourriez-vousmedireoùnousallons?—Oùvoulez-vousquel’onaille,réponditDaldry,àBrightonbiensûr!—ÀBrighton?Pourquoifaire?— Pour que vous interrogiez cette voyante et lui posiez toutes les questions que vous

auriezdûluiposerhier.—Maisc’esttotalementdingue…—Nousy arriveronsdansuneheure trente,deuxheures si la route est verglacée, jene

voisriendedingueàcela.Nousseronsrentrésavant lecrépusculeet,quandbienmême lanuit nous surprendrait sur la route du retour, les deux grosses boules chromées que vousapercevezdevantvousdechaquecôtédelacalandre,cesontdesphares…Vousvoyez,riendebienpérilleuxnenousattend.

—MonsieurDaldry, auriez-vous l’extrêmeamabilitéd’arrêterde vousmoquerdemoi àtoutboutdechamp?

—MademoisellePendelbury, je vouspromets de faire un effort,mais nemedemandeztoutdemêmepasl’impossible.IlsquittèrentlavilleparLambeth,roulèrentjusqu’àCroydon,oùDaldrydemandaàAlicedebienvouloirprendrelacarteroutièredanslaboîteàgantsetdelocaliserBrightonRoad,quelquepart au sud.Alice lui indiquade tourner àdroite, puisdefairedemi-tour,carelle tenait lacartedans lemauvaissens.Aprèsquelqueserrements,unpiétonlesremitsurlebonchemin.

À Redhill, Daldry s’arrêta pour refaire le plein d’essence et vérifier l’état despneumatiques.Illuisemblaitqueladirectiondel’Austintiraitunpeuàdroite.Alicepréféraresteràsaplace,lacartesursesgenoux.

AprèsCrawley,Daldrydutralentirl’allure,lacampagneétaitblanche,lepare-brisegivraitet la voiture dérapait dangereusement dans les virages. Une heure plus tard, ils avaient sifroid qu’il leur était impossible de tenir la moindre conversation. Daldry avait poussé le

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chauffage à fond, mais le petit ventilateur ne pouvait lutter contre l’air glacial quis’engouffrait sous la capote. Ils firent une halte à l’auberge des Huit Cloches et s’yréchauffèrent un long moment, attablés au plus près de la cheminée. Après une dernièretassedethébrûlant,ilsreprirentlaroute.

Daldry annonça que Brighton n’était plus très loin. Mais n’avait-il pas promis que levoyagenedureraitquedeuxheuresauplus?Ils’enétaitécouléledoubledepuisleurdépartdeLondres.

Lorsqu’ilsarrivèrentenfinàdestination,lesattractionsforainescommençaientàfermer,lalonguejetéeétaitdéjàpresquedéserte, lesdernierspromeneursrentraientchezeuxpourseprépareràfêterNoël.

—Bien,ditDaldryendescendantdelavoitureetsanss’inquiéterdel’heure.Oùsetrouvedonccettevoyante?

—Jedoutequ’ellenousaitattendus,réponditAliceensefrictionnantlesépaules.—Nesoyonspaspessimistesetallons-y.AliceentraînaDaldryverslabilletterie;leguichetétaitfermé.—Parfait,ditDaldry,l’entréeestgratuite.Devant le kiosque où elle avait la veille fait cette étrange rencontre, Alice ressentit un

profondmal-être, une inquiétude soudaine qui lui serrait la gorge. Elle s’arrêta, etDaldry,devinantsonmalaise,setournafaceàelle.

—Cette voyanten’est qu’une femmecommevous etmoi…enfin, surtout commevous.Bref,nesoyezpasinquiète,nousallonsfairelenécessairepourvousdésenvoûter.

—Vousvousmoquezencoredemoi,etcen’estvraimentpasgentildevotrepart.—Jevoulais justevousfairesourire.Alice,allezécoutersanscraintecequecettevieille

folleaàvousdireet,surlarouteduretour,nousrironstouslesdeuxdesesinepties.Etpuisune fois à Londres, dans l’état de fatigue où nous nous trouverons, voyante ou pas, nousdormironscommedesanges.Alors,soyezcourageuse,jevousattends,jenebougepasd’unpouce.

—Merci,vousavezraison,jemeconduiscommeunegamine.— Oui… bon…maintenant, filez, il vaudrait quandmêmemieux rentrer avant qu’il ne

fassenuitnoire,mavoituren’aqu’unseulpharequifonctionne.Aliceavançaverslekiosque.Ladevantureétaitfermée,maisunraidelumières’échappait

desvolets.Ellefitletouretfrappaàlaporte.LavoyanteparutétonnéeendécouvrantAlice.—Qu’est-cequetufaislà?Quelquechosenevapas?demanda-t-elle.—Non,réponditAlice.—Tun’aspasl’aird’êtretrèsenforme,tuestoutepâlotte,repritlavieillefemme.—Lefroidcertainement,jesuistransiejusqu’auxos.—Entre,ordonnalavoyante,viensteréchaufferprèsdupoêle.Alices’engouffradanslaguériteetreconnutaussitôtlesodeursdevanille,d’ambreetde

cuir, plus intenses à l’approche du réchaud. Elle s’installa sur une banquette, la voyante

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s’assitàcôtéd’elleetpritsesmainsentrelessiennes.—Alorscommeçatuesrevenuemevoir.—Je…jepassaisparlà,j’aivudelalumière.—Tuestoutàfaitcharmante.—Quiêtes-vous?demandaAlice.—Unevoyanteque les forainsdecette jetéerespectent ; lesgensviennentde loinpour

que je leurprédise l’avenir.Maishier, à tes yeux, jen’étaisqu’unevieille folle. Je supposeque, si tu es revenue aujourd’hui, c’est que tu as dû réviser ton jugement. Que veux-tusavoir?

— Cet homme qui passait dans mon dos pendant que nous discutions, qui est-il etpourquoidevrais-jealleràlarencontredesixautrespersonnesavantdeleconnaître?

—Jesuisdésolée,machérie,jen’aipasderéponseàcesquestions,jet’aiditcequim’estapparu;jenepeuxrieninventer,jenelefaisjamais,jen’aimepaslesmensonges.

—Moinonplus,protestaAlice.—Maistun’espaspasséeparhasarddevantmaroulotte,n’est-cepas?Aliceacquiesçad’unsignedelatête.—Hier,vousm’avezappeléeparmonprénom,jenevousl’avaispasdit,commentl’avez-

voussu?demandaAlice.—Ettoi,commentfais-tupournommerdansl’instanttouslesparfumsquetusens?—J’aiundon,jesuisnez.—Etmoi,voyante!Noussommeschacunedouéedansnotredomaine.—Jesuisrevenueparcequel’onm’yapoussée.C’estvrai,cequevousm’avezdithierm’a

troublée,avouaAlice,etjen’aipasfermél’œildelanuitàcausedevous.—Jetecomprends;àtaplace,ilmeseraitpeut-êtrearrivélamêmechose.—Dites-moilavérité,vousavezvraimentvutoutcelahier?—Lavérité?Dieumerci, le futurn’estpasgravédans lemarbre.Tonavenirest faitde

choixquit’appartiennent.—Alorsvosprédictionsnesontquedesboniments?—Despossibilités,pasdescertitudes.Tuesseuleàdécider.—Déciderdequoi?—Demedemanderounondeterévélercequejevois.Maisréfléchisàdeuxfoisavantde

merépondre.Savoirn’estpastoujourssansconséquence.—Alorsj’aimeraisd’abordsavoirsivousêtessincère.—Est-ce que je t’ai demandé de l’argent hier ? ou aujourd’hui ? C’est toi qui es venue

frapper deux fois à ma porte. Mais tu sembles si inquiète, si tourmentée qu’il estprobablement préférable que nous en restions là. Rentre chez toi, Alice ; si cela peut terassurer,riendegraveneteguette.

Alice regarda longuement la voyante. Elle ne l’intimidait plus, bien au contraire, sacompagnieluiétaitdevenueagréableetsavoixrocailleusel’apaisait.Ellen’avaitpasfaittoutcecheminpourrepartirsansenapprendreunpeuplus,et l’idéededéfierlavoyanten’étaitpaspourluidéplaire.Aliceseredressaetluitenditsesmains.

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—D’accord,dites-moicequevousvoyez,vousavezraison,àmoiseulededéciderdecequejeveuxcroireounon.

—Tuenescertaine?— Chaque dimanche, ma mère me traînait à la messe. En hiver, il faisait un froid

insoutenabledansl’églisedenotrequartier.J’aipassédesheuresàprierunDieuquejen’aijamaisvuetquin’aépargnépersonne,alorsjecroisquejepeuxpasserquelquesminutesàvousécouter…

— Je suis désolée que tes parents n’aient pas survécu à la guerre, dit la voyante eninterrompantAlice.

—Commentlesavez-vous?— Chut, dit la voyante en posant son index sur les lèvres d’Alice, tu es venue ici pour

écouterettunefaisqueparler.Lavoyanteretournalesmainsd’Alice,paumesversleciel.— Il y a deux vies en toi, Alice. Celle que tu connais et une autre qui t’attend depuis

longtemps.Cesdeux existencesn’ont rien en commun.L’hommedont je teparlaishier setrouvequelquepartsur lechemindecetteautrevie,et ilnesera jamaisprésentdanscelleque tumènes aujourd’hui. Partir à sa rencontre te forcera à accomplir un long voyage.Unvoyageaucoursduqueltudécouvrirasqueriendetoutcequetucroyaisêtren’étaitréalité.

—Cequevousmeracontezn’aaucunsens,protestaAlice.—Peut-être.Aprèstout,jenesuisqu’unesimplevoyantedefêteforaine.—Unvoyageversoù?—Verslàd’oùtuviens,machérie,verstonhistoire.—J’arrivedeLondresetjecomptebienyretournercesoir.—Jeparledelaterrequit’avuenaître.—C’esttoujoursLondres,jesuisnéeàHolborn.—Non,crois-moi,machérie,réponditlavoyanteensouriant.—Jesaisquandmêmeoùmamèreaaccouché,bonsang!— Tu as vu le jour au sud, pas besoin d’être voyante pour le deviner, les traits de ton

visageentémoignent.— Je suis désolée de vous contredire, mais mes ancêtres sont tous natifs du Nord, de

Birminghamducôtédemamère,duYorkshiredeceluidemonpère.—Del’Orientpourlesdeux,chuchotalavoyante.Tuviensd’unempirequin’existeplus,

d’untrèsvieuxpays,distantdemilliersdekilomètres.LesangquicouledanstesveinesaprissasourceentrelamerNoireetlaCaspienne.Regarde-toidansuneglaceetconstatepartoi-même.

—Vousditesn’importequoi!s’insurgeaAlice.—Je te le répète,Alice,pourentreprendrecevoyageencore faut-ilque tu tepréparesà

acceptercertaineschoses.Etj’ail’impression,àenjugerpartaréaction,quetun’espasprête.Ilestpréférabled’enresterlà.

—Pasquestion,j’enaisoupédesnuitsblanches!JenerepartiraiàLondresquelorsquej’auraiacquislaconvictionquevousêtesuncharlatan.

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LavoyanteconsidéraAliced’unairgrave.—Pardonnez-moi,jesuisdésolée,repritaussitôtAlice,cen’estpascequejepensais,jene

voulaispasvousmanquerderespect.Lavoyantelâchalesmainsd’Aliceetseleva.—Rentrecheztoietoublietoutcequejet’aidit;c’estmoiquisuisdésolée.Lavéritéc’est

quejenesuisqu’unevieillefollequidivagueets’amusedelafaiblessedesgens.Àforcedevouloirprédirel’avenir,jefinisparmeprendreàmonjeu.Vistaviesansaucuneinquiétude.Tues jolie femme,pasbesoind’êtrevoyantepour teprédireque tu rencontrerashommeàtongoût,quoiqu’ilarrive.

Lavoyanteavançaverslaportedesabicoque,maisAlicenebougeapas.— Je vous trouvais plus sincère tout à l’heure. D’accord, jouons le jeu, dit Alice. Après

tout, riennem’empêchede considérerqu’il s’agit làd’un jeu. Imaginonsque jeprenneausérieuxvosprédictions,paroùdevrais-jecommencer?

—Tuesfatigante,machérie.Unefoispourtoutes,jenet’airienprédit.Jediscequimepassepar la tête,alors inutiledeperdre ton temps.UneveilledeNoël, tun’aspasmieuxàfaire?

—Inutileaussidevousdénigrerpourquejevousfichelapaix,jevousprometsdepartirdèsquevousm’aurezrépondu.

La voyante regarda une petite icône byzantine accrochée à la porte de sa roulotte, ellecaressalevisagepresqueeffacéd’unsaintetseretournaversAlice,l’airencoreplusgrave.

— À Istanbul, tu rencontreras quelqu’un qui te guidera vers la prochaine étape. Maisn’oublie jamais : si tupoursuis cettequête jusqu’à son terme, la réalitéque tu connaisn’ysurvivrapas.Maintenant,laisse-moi,jesuisépuisée.

Lavoyanteouvritlaporte,l’airfroiddel’hivers’engouffradanslaroulotte.Aliceresserrasonmanteau,sortitunporte-monnaiedesapoche,mais lavoyanterefusasonargent.Alicenouasonécharpeautourducouetsalualavieilledame.

La coursive était déserte, les lampions s’agitaient au vent, composant dans leurstintementsuneétrangemélodie.

Unpharedevoitureclignotaenfaced’elle.Daldryluifaisaitdegrandsgestesderrièrelepare-brisedesonAustin.Ellecourutverslui,transie.

*

— Je commençais àm’inquiéter. Jeme suis demandé cent fois si je devais venir vous

chercher.Impossibledevousattendredehorsavecunfroidpareil,seplaignitDaldry.—Jecroisquenousallonsdevoirroulerdenuit,ditAliceenregardantleciel.— Vous êtes restée un sacré moment dans cette bicoque, ajouta Daldry en lançant le

moteurdel’Austin.—Jen’aipasvuletempspasser.—Moisi.J’espèrequecelaenvalaitlapeine.Alicerécupéralacarteroutièresurlabanquettearrièreetlaposasursesgenoux.Daldry

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lui fit remarquerque,pour rentreràLondres, il étaitdésormaispréférablede la tenirdansl’autresens.Ilaccéléraetlavoiturechassadel’arrière.

—C’estunedrôledefaçondevousfairepasserlesoirdeNoël,n’est-cepas?ditAliceens’excusantpresque.

—Bienplusdrôlequedem’ennuyerdevantmonpostederadio.Etpuissi larouten’estpastropdifficile,ilseratoujourstempsdedînerenarrivant.Minuitestencoreloin.

—Londresaussi,jelecrains,soupiraAlice.—Vousallezmefairelanguir longtemps?Est-cequecetentretienfutconcluant?Êtes-

vousdésormaisdélivréedesinquiétudessuscitéesparcettefemme?—Pasvraiment,réponditAlice.Daldryentrouvritsavitre.—Celavousdérangeraitsij’allumaisunecigarette?—Passivousm’enoffrezune.—Vousfumez?—Non,réponditAlice,maiscesoir,pourquoipas?Daldrysortitunpaquetd’Embassydelapochedesonimperméable.—Tenez-moicevolant,dit-ilàAlice.Voussavezconduire?— Non plus, répondit-elle en se penchant pour agripper le volant pendant que Daldry

glissaitdeuxcigarettesentreseslèvres.—Essayezdegarderlesrouesdansl’axedelaroute.Ilallumasonbriquet,corrigeadesamainlibrelatrajectoiredel’Austinquidéviaitversle

bas-côtéettenditunecigaretteàAlice.—Donc,nousavonsfaitchoublanc,dit-il,etvoussemblezencoreplustroubléequ’hier.—Jecroisque j’accorde tropd’importanceauxproposdecettevoyante.La fatigue,sans

doute.Jen’aipasassezdormicesdernierstemps,jesuisépuisée.Cettefemmeestplusfollequejenel’avaisimaginé.

Àlapremièreboufféedecigaretteinhalée,Alicetoussa.Daldryla luiôtadesdoigtset lajetadehors.

—Alorsreposez-vous.Jevousréveillerailorsquenousseronsarrivés.Aliceposasatêtecontrelavitre,ellesentitsespaupièress’alourdir.Daldrylaregardadormiruninstant,puisseconcentrasurlaroute.

*L’Austin se rangea le longdu trottoir,Daldry coupa lemoteur et sedemanda comment

réveillerAlice.S’illuiparlait,ellesursauterait,poserunemainsursonépaulemanqueraitdeconvenance, un toussotement ferait peut-être l’affaire, mais si elle avait ignoré lesgrincementsdelasuspensionpendanttoutletrajet,ilfaudraittousserdrôlementfortpourlatirerdesonsommeil.

—Nousallonsmourirdefroidsinouspassonslanuit ici,chuchota-t-elleenouvrantunœil.

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Pourlecoup,cefutDaldryquisursauta.Arrivésà leurétage,DaldryetAlice restèrentun instantànesavoirni l’unni l’autrece

qu’ilconvenaitdedire.Alicepritlesdevants.—Iln’estqueonzeheuresfinalement.—Vousavezraison,réponditDaldry,onzeheuresàpeinepassées.—Qu’avez-vousachetéaumarchécematin?demandaAlice.—Dujambon,unpotdePiccalilli,desharicotsrougesetunmorceaudechester,etvous?—Desœufs,dubacon,delabrioche,dumiel.—Unvéritablefestin!s’exclamaDaldry.Jemeursdefaim.— Vous m’avez invitée à prendre un petit déjeuner, je vous ai coûté une fortune en

essence,etjenevousaimêmepasencoreremercié.Jevousdoisuneinvitation.—Ceseraavecungrandplaisir,jesuislibretoutelasemaine.—Ethan,jeparlaisdecesoir!—Çatombebien,jesuislibreaussicesoir.—Jem’endoutaisunpeu.—Jereconnaisqu’ilseraitidiotdefêterNoëlchacundesoncôtédumur.—Alorsjevaisnousprépareruneomelette.— C’est une merveilleuse idée, dit Daldry, je dépose cet imperméable chez moi et je

revienssonneràvotreporte.Aliceallumaleréchaud,poussalamalleaumilieudelapièce,installadeuxgroscoussins

dechaquecôté,larecouvritd’unenappeetmitlecouvertpourdeux.Puisellegrimpasursonlit,ouvritlaverrièreetrécupéralaboîted’œufsetlebeurrequ’elleconservaitsurletoit,àlafraîcheurdel’hiver.

Daldryfrappaquelquesinstantsplustard.Ilentradanslapièce,envestonetpantalondeflanelle,soncabasàlamain.

—Àdéfautdefleurs,impossibled’entrouveràcetteheure,jevousaiapportétoutcequej’avaisachetéaumarchécematin;avecl’omelette,ceseradélicieux.

Daldrysortitunebouteilledevindesoncabasetuntire-bouchondesapoche.—C’estquandmêmeNoël,nousn’allionspasresteràl’eau.Aucoursdudîner,DaldryracontaàAlicequelquessouvenirsdesonenfance.Illuiparla

du rapport impossible qu’il entretenait avec les siens, de la souffrance de sa mère qui,mariagederaisonoblige,avaitépouséunhommenepartageantnisesgoûtsnisavisiondeschoses, et encoremoins sa finessed’esprit,de son frèreaîné,dépourvudepoésiemaispasd’ambition,etquiavait tout faitpour l’éloignerdesa famille, tropheureuxà laperspectived’être le seul héritier de l’affaire de leur père. Maintes fois, il demanda à Alice s’il nel’ennuyaitpas, et chaque foisAlice l’assuraducontraire, elle trouvait ceportraitde famillefascinant.

—Etvous,demanda-t-il,commentfutvotreenfance?— Joyeuse, répondit Alice. Je suis fille unique, je ne vous dirai pas qu’un frère ou une

sœurnem’aitpasterriblementmanqué,carcelam’aterriblementmanqué,maisj’aibénéficié

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detoutel’attentiondemesparents.—Etquelétaitlemétierdevotrepère?demandaDaldry.— Il était pharmacien, et chercheur à ses heures. Passionné par les vertus des plantes

médicinales, il en faisait venir des quatre coins dumonde.Mamère travaillait avec lui, ilss’étaientrencontréssurlesbancsdelafaculté.Nousnedormionspassurdesmatelascoususd’or, mais la pharmacie était prospère. Mes parents s’aimaient et l’on riait beaucoup à lamaison.

—Vousavezeudelachance.—Oui,jelereconnaiset,enmêmetemps,êtretémoindetantd’amourvousfaitaspirerà

unidéaldifficileàatteindre.Aliceselevaetemportalesassiettesversl’évier.Daldrydébarrassalesrestesdeleurrepas

et la rejoignit. Il s’arrêtadevant la tablede travail et examina les petits pots en terre cuited’oùdépassaientdelonguestigesdepapier,etlamultitudedeflaconsrangéspargroupessurl’étagère.

—Àdroitecesontdesabsolus,on lesobtientàpartirdeconcrètesouderésinoïdes.Aumilieucesontdesaccordssurlesquelsjetravaille.

—Vousêteschimiste,commevotrepère?demandaDaldry,étonné.— Les absolus sont des essences, les concrètes sont obtenues après avoir extrait les

principes odorants de certaines matières premières d’origine végétale, comme la rose, lejasmin ou le lilas. Quant à cette table qui semble tant vous intriguer, on appelle cela unorgue.Parfumeursetmusiciensontbeaucoupdevocabulaireencommun,nousaussiparlonsde notes et d’accords.Mon père était pharmacien,moi je suis ce que l’on appelle un nez.J’essaiedecréerdescompositions,denouvellesfragrances.

— C’est très original commemétier ! Et vous en avez déjà inventé ? Je veux dire, desparfumsquel’onachètedanslecommerce?quelquechosequejeconnaisse?

— Oui, cela m’est arrivé, répondit Alice, un rire dans la voix. Cela reste encore assezconfidentiel, mais on peut trouver l’une ou l’autre de mes créations dans les vitrines decertainsparfumeursdeLondres.

—Celadoit êtremerveilleuxde voir son travail exposé.Unhommeapeut-être réussi àséduireunefemmegrâceauparfumqu’ilportaitetquevousavezcréé.

Cettefois,Alicelaissaéchapperunrirefranc.— Je suis désolée de vous décevoir, je n’ai jusqu’à ce jour réalisé que des concentrés

féminins,maisvousmedonnezuneidée.Jedevraischercherunenotepoivrée,unetoucheboisée,masculine,uncèdreouunvétiver.Jevaisyréfléchir.

Alicedécoupadeuxtranchesdebrioche.—Goûtonsàcedessertet,ensuite,jevouslaisseraipartir.Jepasseuneexcellentesoirée,

maisjetombedesommeil.—Moiaussi,ditDaldryenbâillant, ilabeaucoupneigésur la routeduretouret j’aidû

redoublerdevigilance.—Merci,soufflaAliceenposantunetranchedebriochedevantDaldry.—C’estmoiquivousremercie,jen’aipasmangédebriochedepuistrèslongtemps.

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—Mercidem’avoiraccompagnéejusqu’àBrighton,c’étaittrèsgénéreuxdevotrepart.Daldrylevalesyeuxverslaverrière.—Lalumièredanscettepiècedoitêtreextraordinairependantlajournée.—Ellel’est,jevousinviteraiunjouràprendrelethé,vouspourrezleconstaterparvous-

même.Lesdernièresmiettesdebriocheavalées,Daldryseleva,etAliceleraccompagnajusqu’à

laporte.—Jenevaispastrèsloin,dit-ilens’engageantsurlepalier.—Non,eneffet.—JoyeuxNoël,mademoisellePendelbury.—JoyeuxNoël,monsieurDaldry.

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3.

Laverrièreétaitrecouverted’unefinepelliculesoyeuse,laneigeavaitgagnélaville.Alice

se dressa sur son lit, tentant de regarder au-dehors. Elle souleva un pan de la vitre et lerefermaaussitôt,glacéeparlefroid.

Lesyeuxencoreembuésdesommeil,elletitubajusqu’àsonréchaudetmit labouilloiresurlaflamme.Daldryavaiteulagénérositédelaissersaboîted’allumettessurl’étagère.Ellesouritenrepensantàlasoiréedelaveille.

Alice n’avait pas envie de se mettre au travail. Un jour de Noël, à défaut de famille àvisiter,elleiraitsepromenerauparc.

Chaudement vêtue, elle quitta son appartement sur la pointe des pieds. La maisonvictorienneétaitsilencieuse,Daldrydevaitprobablementencoredormir.

La rue était d’un blanc immaculé et cette vision l’enchanta. La neige a ce pouvoir derecouvrirtoutes lessalissuresdelavilleetmêmelesquartiers lesplustristestrouventunecertainebeautéaucreuxdel’hiver.

Un tramway approchait, Alice courut vers le carrefour, grimpa à bord, acheta son billetauprèsdumachinisteets’assitsurunebanquetteaufonddelarame.

Unedemi-heureplustard,elleentradansHydeParkparQueen’sGateetremontal’alléediagonaleversKensingtonPalace.Elles’arrêtadevantlepetitlac.Lescanardsglissaientsurl’eausombre,venantverselledansl’espoirderecevoirunpeudenourriture.Aliceregrettaden’avoirrienàleuroffrir.Del’autrecôtédulac,unhommeassissurunbancluifitunsignedelamain. Il se leva. Ses gestes de plus en plus amples l’invitaient à venir le rejoindre. Lescanardssedétournèrentd’Aliceetfirentdemi-tour,filantàtoutevitesseversl’inconnu.Alicelongea laberge, elle s’approchade l’hommequi s’était accroupipourdonneràmangerauxpalmipèdes.

—Daldry?Quellesurprisedevoustrouverici,vousmesuiviez?— Ce qui est surprenant, c’est qu’un inconnu vous sollicite et que vous couriez à sa

rencontre.J’étaisiciavantvous,commentaurais-jepuvoussuivre?—Quefaites-vouslà?demandaAlice.—LeNoëldescanards,vousl’aviezoublié?Ensortantprendrel’air,j’airetrouvédansla

pochedemonmanteaulepainquenousavionschipéaupub,alorsjemesuisdit,quitteàmepromener,autantvenirnourrirlescanards.Etvous,qu’est-cequivousamèneici?

—C’estunendroitquej’aime.DaldrybrisadeuxboutsdepainetenpartagealesmorceauxavecAlice.—Ainsi,ditDaldry,notrepetiteescapaden’aurapasserviàgrand-chose.Aliceneréponditpas,occupéeànourriruncanard.—Jevousaiencoreentenduefairelescentpasdurantunebonnepartiedelanuit.Vous

n’avezpasréussiàtrouverlesommeil?Vousétiezpourtantfatiguée.

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—Jemesuisendormieetréveilléepeudetempsaprès.Uncauchemar,pournepasdireplusieurs.

Daldry avait donné tout son pain, Alice aussi, il se redressa et lui tendit la main pourl’aideràserelever.

—Pourquoinepasmedirecequecettevoyantevousarévéléhier?Iln’yavaitpasgrandmondedans lesalléesenneigéesdeHydePark.Alice fit lecompte

rendufidèledesaconversationaveclavoyante,évoquantmêmelemomentoùcelle-cis’étaitaccuséeden’êtrequ’imposture.

—Quelle étrange volte-face de sa part.Mais puisqu’elle vous a avoué sa charlatanerie,pourquoivousentêter?

—Parcequec’est justement làque j’ai commencéàcroireenelle.Jesuispourtant trèsrationnelle et je vous jure que si ma meilleure amie me racontait le quart de ce que j’aientendu,jememoqueraisd’ellesansretenue.

—Laissezvotremeilleureamietranquilleetconcentrons-noussurvotreaffaire.Qu’est-cequivoustroubleàcepoint?

—Toutcequecettevoyantem’aditestchoquant,mettez-vousàmaplace.—Etellevousaparléd’Istanbul?Quelledrôled’idée!Ilfaudraitpeut-êtrevousyrendre

pourenavoirlecœurnet.—C’esteffectivementunedrôled’idée.Vousvoulezm’yconduiredansvotreAustin?—Jecrainsfortquecelasetrouvehorsdesonrayond’action.Jedisaiscelacommeça.Ils croisèrent un couple qui remontait l’allée. Daldry se tut et attendit qu’ils se soient

éloignéspourreprendresaconversation.—Jevaisvousdirecequivousperturbedanscettehistoire.C’estquelavoyantevousait

promisquel’hommedevotrevievousattendaitauboutdecevoyage.Jenevousjettepaslapierre,c’esteneffetd’unromantismefouettrèsmystérieux.

— Ce qui me tracasse, répondit sèchement Alice, c’est qu’elle prétende avec tantd’assurancequejesuisnéelà-bas.

—Maisvotreétatcivilvousprouvelecontraire.—Jemesouviens, lorsque j’avaisdixans,d’êtrepasséedevant ledispensaired’Holborn

avecmamèreetjel’entendsencoremedirequ’ellem’yavaitmiseaumonde.—Alors,oubliez tout cela !Jen’auraispasdûvousconduireàBrighton, je croyaisbien

faire,maiscefuttoutlecontraireetjevousaipousséeàaccorderdel’importanceàquelquechosequin’enapas.

—Ilesttempsquejemeremetteautravail,l’oisiveténemeréussitguère.—Qu’est-cequivousenempêche?—J’ai eu la trèsmauvaise idéehierdem’enrhumer, cen’estpasbiengrave,maisassez

invalidantdansmonmétier.—Onracontequesil’onsoigneunrhume,ilnedurequ’unesemaineetquesil’onnefait

rien, il faut sept jours pour en guérir, ditDaldry en ricanant. Je crains que vousnedeviezprendre votre mal en patience. Si vous avez pris froid, vous feriez mieux de rentrer vousmettreauchaud.MavoitureestgaréedevantPrince’sGate, c’estauboutdecechemin.Je

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vousraccompagne.L’Austinrefusaitdedémarrer,DaldrypriaAlicedes’installerauvolant, ilallaitpousser.

Dès que la voiture prendrait un peu de vitesse, elle n’aurait qu’à relâcher la pédaled’embrayage.

—Cen’estpascompliqué,assura-t-il,piedgaucheenfoncé,puisunpetitcoupsurlepieddroitquandlemoteurseralancéetensuitelesdeuxpiedssurlesdeuxpédalesdegauche,letoutengardantbienlesrouesdansl’axedelarue.

—C’esttrèscompliqué!protestaAlice.Lespneuspatinaientsurlaneige,Daldryglissaets’étaladetoutsonlongsurlachaussée.

Àl’intérieurdel’Austin,Alice,quiavaitobservélascènedanslerétroviseur,riaitauxéclats.Dans l’euphoriedumoment, l’idée luivintdetourner laclédecontact, lemoteurtoussaetdémarra,etAliceritdeplusbelle.

— Vous êtes certaine que votre père était pharmacien et non mécanicien ? demandaDaldryens’installantàlaplacedupassager.

Sonpardessusétaitcouvertdeneigeetsonvisagen’avaitpasmeilleureallure.—Jesuisdésolée,çan’ariendedrôle,maisc’estplusfortquemoi,réponditAlice,hilare.— Eh bien allez-y, grommela Daldry, engagez-vous sur la route puisque cette saleté de

voiture semble vous avoir adoptée, nous verrons si elle sera aussi soumise quand vousaccélérerez.

—Voussavezquejen’aijamaisconduit,répliquaAlicetoujoursenjouée.—Ilfautunepremièrefoisàtout,réponditDaldry,impassible.Appuyezsurlapédalede

gauche,embrayezetrelâchezdoucementenaccélérantunpeu.Les roues chassaient sur le pavé glacé. Alice, agrippée au volant, remit la voiture dans

l’axeavecunedextéritéquiimpressionnasonvoisin.En cette fin dematinée de Noël, les rues étaient presque désertes, Alice conduisait en

écoutant scrupuleusement les conseils de Daldry. Hormis quelques freinages un peubrusques qui lui valurent de caler deux fois, elle réussit à les ramener chez eux sans lemoindreincident.

—Cefutuneexpérienceépatante,dit-elleencoupantlecontact.J’aiadoréconduire.—Ehbien,nouspourronsvousdonnerunesecondeleçoncettesemaine,silecœurvous

endit.—Ceseraavecunimmenseplaisir.Arrivéssurleurpalier,DaldryetAlicesesaluèrent.Alicesesentaitfébrileetl’idéedese

reposern’étaitpaspour luidéplaire.ElleremerciaDaldryet,une foischezelle,elleétenditsonmanteausursonlitetseblottitsouslesdraps.

*

Unefinepoussièreflottaitdansl’air,brasséeparunventchaud.Dusommetd’uneruelle

enterre,ungrandescalierdescendaitversunautrequartierdelaville.

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Alice avançait, pieds nus, regardant de tous côtés. Les rideaux de fer des petitscommercesauxcouleursbarioléesétaienttousbaissés.

Une voix l’appela dans le lointain. En haut desmarches, une femme lui fit signe de sepresser,commesiundangerlesguettait.

Alicecourutpourlarejoindre,maislafemmes’enfuitetdisparut.Une clameur grondait dans son dos, des cris, des hurlements. Alice se précipita vers

l’escalier, la femme l’attendaitaubasdesmarches,maiselle lui interditd’avancer.Elle luijurasonamouretluifitsesadieux.

Tandis qu’elle s’éloignait, sa silhouette rapetissait jusqu’à devenir minuscule tout engrandissantdanslecœurd’Alicejusqu’àdevenirimmense.

Alices’élançaverselle,lesmarchesselézardaientsoussespas,unelonguefissurefenditl’escalierendeuxetlegrondementdanssondosdevintinsoutenable.Alicerelevalatête,unsoleilrougebrûlaitsapeau,ellesentitlamoiteursursoncorps,leselsurseslèvres,laterredans ses cheveux. Des nuages de poussière virevoltaient autour d’elle, rendant l’airirrespirable.

À quelques mètres, elle entendit une plainte lancinante, un gémissement, des motsmurmurésdontellenecomprenaitpaslesens.Sagorgeseserra,Alicesuffoquait.

Unemainaudacieuse lapritpar lebraset la soulevade terre justeavantque legrandescaliernesedérobesoussespieds.

Alice poussa un hurlement, elle se débattit du mieux qu’elle le put, mais celui quil’empoignait était bien trop fort et Alice sentit qu’elle perdait connaissance, un abandoncontrelequelilétaitinutiledelutter.Au-dessusd’elle,lecielétaitimmenseetrouge.

*

Alice rouvrit les yeux, éblouie par la blancheur de la verrière couverte de neige. Elle

grelottait,sonfrontétaitbrûlantdefièvre.Ellecherchaàtâtonsleverred’eauquisetrouvaitsursatabledenuitetfutprised’unequintedetouxenavalantlapremièregorgée.Elleétaitàboutdeforces.Ilfallaitqu’elleselève,qu’elleaillechercherunecouverture,dequoichassercefroidquilaglaçaitjusqu’auxos.Elleessayadeseredresser,envain,etsombraànouveau.

*

Elleentenditchuchotersonnom,unevoixfamilièretentaitdel’apaiser.Elleétaitcachéedansunréduit,recroquevillée,latêteentrelesgenoux.Unemainplaquée

sursaboucheluiinterdisaitdeparler.Elleavaitenviedepleurer,maiscellequilaretenaitdanssesbraslasuppliaitdesetaire.

Elleentendit lemartèlementd’unpoingàlaporte.Lesassautsdevenaientplusviolents,ondonnaitmaintenantdesérieuxcoupsdepied.Desbruitsdepas,quelqu’unvenaitd’entrer.À l’abri du petit cagibi, Alice retenait son souffle, il lui sembla que sa respiration s’étaitarrêtée.

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*

—Alice,réveillez-vous!Daldrys’approchadulitetposaunemainsursonfront.—Mapauvre,vousêtesbrûlante.Daldryl’aidaàsesoulever,redressal’oreilleretl’allongeaconvenablement.—Jevaisappelerunmédecin.Ilrevintàsonchevetquelquesinstantsplustard.—Je crains que vousn’ayez attrapé bien plus qu’un rhume. Le docteur sera là bientôt,

reposez-vous,jeresteauprèsdevous.Daldrys’assitaupieddulitetfitexactementcequ’ilavaitpromis.Lemédecinarrivadans

l’heure.IlexaminaAlice,pritsonpouls,écoutaattentivementlesbattementsdesoncœuretsarespiration.

—Sonétatn’estpasàprendreàlalégère,c’esttrèsprobablementlagrippe.Qu’elleresteauchaudetqu’elletranspire.Faites-laboire,dit-ilàDaldry,del’eautièdelégèrementsucréeetdestisanes,parpetitesquantitéschaquefois,maisleplussouventpossible.

Ilconfiadel’aspirineàDaldry.—Voilàquidevraitfaireretombersafièvre.Sicen’étaitlecasd’iciàdemain,conduisez-la

àl’hôpital.Daldrypaya lemédecinet leremerciades’êtredéplacéun jourdeNoël. Ilallachercher

chezluideuxgrandescouverturesdontilrecouvritAlice.Ilrepoussaaumilieudelapiècelefauteuilquisetrouvaitdevantlalonguetabledetravailets’yinstallapourlanuit.

— Jeme demande si je ne préférais tout demême pas lorsque vos bruyants amismetenaientéveillé;aumoins,j’étaisdansmonlit,grommela-t-il.

*

Danslachambre,lebruitacessé.Alicerepousselaporteduplacardoùelles’estréfugiée.

Toutn’estplusquesilenceetabsence.Lesmeublessontrenversés, le litestdéfait.Parterregîtuncadrebrisé.Aliceécartedélicatementleséclatsdeverreetremetledessinàsaplace,sur la table de chevet. C’est un dessin à l’encre de Chine où deux visages lui sourient. Lafenêtreestouverte,unairdouxsouffleau-dehorsetsoulèvelesrideaux.Alices’approche,lerebord de la fenêtre est trop haut, il lui faut grimper sur un tabouret pour voir la rue encontrebas.Ellesehisse,lalumièredujourestvive,elleplisselesyeux.

Surletrottoir,unhommelaregardeetluisourit,unvisagebienveillant,pleind’amour.Elleaimecethommed’unamoursansretenue.Ellel’atoujoursaiméainsi,ellel’atoujoursconnu.Ellevoudraits’élancerverslui,qu’illaprennedanssesbras,ellevoudraitleretenir,criersonprénom,maisellen’aplusdevoix.AlorsAliceluifaitunpetitsignedelamain;enréponse,l’hommeagitesacasquette,luisourit,avantdedisparaître.

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*Alice rouvrit les yeux. Daldry la soutenait, portant un verre d’eau à ses lèvres en la

suppliantdeboirelentement.—Jel’aivu,murmura-t-elle,ilétaitlà.— Le médecin est venu, dit Daldry. Un dimanche et jour de Noël, il faut qu’il soit

consciencieux.—Cen’étaitpasunmédecin.—Ilenavaitpourtanttoutl’air.—J’aivul’hommequim’attendlà-bas.— Très bien, dit Daldry, nous en reparlerons dès que vous irez mieux. En attendant,

reposez-vous.J’ail’impressionquevousavezdéjàunpeumoinsdefièvre.—Ilestbienplusbeauquejenel’imaginais.—Jen’endoutepasuneseconde.Jedevraisattraperlagrippemoiaussi,EstherWilliams

viendraitpeut-êtremerendrevisite…ElleétaitirrésistibledansEmmenez-moiaubal.—Oui,murmuraAlicedansundemi-délire,ilm’emmèneraaubal.—Parfait,pendantcetemps-làjepourraidormirtranquille.—Jedoispartiràsarecherche,chuchotaAlice, lesyeuxclos, il fautque j’aille là-bas, je

doisleretrouver.—Excellenteidée!Jevoussuggèrenéanmoinsd’attendrequelquesjours.Jenesuispas

toutàfaitcertainque,dansvotreétat,lecoupdefoudresoitréciproque.Alice s’était rendormie. Daldry soupira et reprit place dans son fauteuil. Il était quatre

heuresdumatin,ilavaitledosmeurtriparlapositioninconfortablequ’iloccupait,sanuqueluifaisaitunmaldechien,maisAlicesemblaitreprendredescouleurs.L’aspirineagissait,lafièvreretombait.Daldryéteignitlalumièreetpriapourquelesommeillegagne.

*

Un lancinant ronflement réveilla Alice. Ses membres étaient encore endoloris, mais le

froidavaitquittésoncorpspourlaisserplaceàunedoucetiédeur.Ellerouvritlesyeuxetdécouvritsonvoisin,affalédanslefauteuil,unecouvertureàses

pieds.Alices’amusadecequelesourcildroitdeDaldryselevaitetretombaitaurythmedesarespiration.Elle comprit enfin que son voisin avait passé la nuit à la veiller, et cela lamitdans un terrible embarras. Elle souleva délicatement la couverture, s’enroula dedans et sedirigeadiscrètementversleréchaud.Ellepréparaunthé,usantdemilleprécautionspournepasfairedebruit,etattenditdevantleréchaud.LesronflementsdeDaldryavaientredoublé,sifortqu’ilenfutgênédanssonsommeil.Ilsetournasurlecôté,glissaets’étaladetoutsonlongsurleparquet.

—Qu’est-cequevousfaitesdebout?dit-ilenbâillant.—Duthé,réponditAliceenleversantdanslestasses.Daldryserelevaets’étiraensefrottantlesreins.

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—Voulez-vousallervousrecouchertoutdesuite.—Jevaisbeaucoupmieux.— Vous me faites penser à ma sœur et ce n’est pas un compliment. Aussi têtue et

insouciante. À peine avez-vous récupéré quelques forces que vous vous exposez au froid.Allez,pasdediscussion,filezaulit!Jevaism’occuperdevotrethé.Enfin,simesbrasveulentbiencoopérer,cenesontplusquelquesfourmisquimeparcourentlecorps,maisunecolonietoutentière.

—Jesuisconfusedumalquevousvousêtesdonné,réponditAliceenobéissantàDaldry.Elles’assitdanssonlitetaccueillitleplateauqu’ildéposasursesgenoux.—Vousavezunpeud’appétit?demanda-t-il.—Non,pasvraiment.—Ehbienvousallezmangerquandmême,c’estnécessaire,ditDaldry.Iltraversalepalieretrevintavecuneboîtedebiscuitsenmétal.—Cesontdevraisshortbreads?demanda-t-elle.Jen’enaipasgoûtédepuisuneéternité.—Aussivraisquepossible, ilssont faitsmaison,dit-il fièremententrempantunbiscuit

danssatassedethé.—Ilsontl’airdélicieux,ditAlice.—Évidemment!Puisquejevousdisquejelesaifaitsmoi-même.—C’estfou…—Qu’est-cequemesshortbreadspeuventdoncavoirdefou?s’offusquaDaldry.—… comme certaines saveurs vous rappellent votre enfance.Mamère en préparait le

dimanche, nous lesmangions avec un chocolat chaud, chaque soir de la semaine, aussitôtmesdevoirsterminés.Àl’époque,jenelesappréciaispasbeaucoup,jeleslaissaisfondreaufonddematasse,etmamannevoyaitrienàmonmanège.Plustard,pendantlaguerre,alorsque nous attendions dans les abris que les sirènes se taisent, le souvenir des shortbreadsm’envahissait.Aufondd’unecaveébranléeparlesbombesquitombaientàproximité,j’aisisouventrêvéàcesgoûters.

— Je crois que je n’ai jamais eu le bonheur de vivre unmoment aussi intime avecmamère,ditDaldry.Jeneprétendraipasquemesbiscuitségalentceuxdevossouvenirs,maisj’espèrequ’ilssontàvotregoût.

—Pourrais-jevousenredemanderun?ditAlice.—Àproposderêves,vousavezfaitdesérieuxcauchemarscettenuit,marmonnaDaldry.—Jesais,jem’ensouviens,jemepromenaispiedsnusdansuneruellesurgied’unautre

temps.—Letempsn’apasdeprisedanslesrêves.—Vousnecomprenezpas,j’avaisl’impressiondeconnaîtrecetendroit.—Probablementquelquesréminiscences.Touts’emmêledanslescauchemars.— C’était un mélange effrayant, Daldry, j’avais encore plus peur que sous les V1

allemands.—Ilsfaisaientpeut-êtreaussipartiedevotrecauchemar?—Non,jemetrouvaisbienailleurs.Onmetraquait,onmevoulaitdumal.Et,lorsqu’ilest

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apparu,lapeurs’esteffacée,j’avaislasensationqueplusriennepouvaitm’arriver.—Lorsquequiestapparu?—Cethommedanslarue,ilmesouriait.Ilm’asaluéeavecsacasquetteetpuisilestparti.—Vousl’évoquezavecuneémotiontroublantedevérité.Alicesoupira.—Vousdevriezallervousreposer,Daldry,vousavezuneminedepapiermâché.—C’estvouslamalade,maisjereconnaisquevotrefauteuiln’estpastrèsconfortable.On frappaà laporte.Daldry alla ouvrir, et trouvaCarol sur lepalier, ungrospanier en

osieràlamain.—Qu’est-cequevousfaites là?Nemeditespasqu’Alicevousdérangeaussiquandelle

estseule?demandaCarolenentrantdanslapièce.Puisellevitsonamieaulitets’enétonna.—Votrecopineacontractéunebonnegrippe,réponditDaldryendéfroissantsaveste,un

peugênédevantCarol.—Alors, j’arrive à point nommé.Vous pouvez nous laisser, je suis infirmière, Alice est

entredebonnesmainsmaintenant.ElleraccompagnaDaldryàlaporte,lepressantdequitterleslieux.—Allez,dit-elle,Aliceabesoinderepos,jevaism’occuperd’elle.—Ethan?appelaAlicedepuissonlit.Daldrysehissasurlapointedespiedspourlavoirpar-dessusl’épauledeCarol.—Mercipourtout,soufflaAlice.Daldryluifitunsourireforcéetseretira.Laporterefermée,Carols’approchadu lit,posasamainsur le frontd’Alice, luipalpa le

couetluiordonnadetirerlalangue.—Tuasencoreunpeudefièvre.Jet’airapportépleindebonneschosesdelacampagne.

Desœufs frais, du lait, de la confiture, de la brioche quemaman a faite hier. Comment tesens-tu?

—Commeaumilieud’unetempêtedepuisquetuesarrivée.—«Mercipourtout,Ethan»,minaudaCarolenremplissantlabouilloire.Votrerelationa

drôlementévoluédepuisnotredernierdînercheztoi.Tuasquelquechoseàmeraconter?—Quetuesidioteetquetessous-entendussontdéplacés.—Jen’aifaitaucunsous-entendu,jeconstate,c’esttout.—Noussommesvoisins,riend’autre.—Vousl’étiezlasemainedernièreetilteservaitdu«mademoisellePendelbury»ettoi

du«monsieurlegrincheuxquivienttroublerlafête».Ils’estbienpasséquelquechosequivousarapprochésainsi.

Alicesetut.Caroll’observait,labouilloireàlamain.—Àcepoint-là?—NoussommesretournésàBrighton,soupiraAlice.—C’étaitluitamystérieuseinvitationdeNoël?Tuasraison,quelleidiotejesuis!Etmoi

quicroyaisquetuavaisinventéunesortiepourdonnerlechangedevantlesgarçons.Toutela

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soiréedeNoël,jem’ensuisvouludet’avoirlaisséeseuleàLondresetdenepasavoirinsistépourquetuvienneschezmesparents.Et,pendantcetemps-là,mademoisellebatifolaitavecsonvoisinauborddelamer.Jesuisvraimentlareinedesbuses.

Carolposaunetassedethésurletabouretprèsdulitd’Alice.— Il ne t’est jamais venu à l’idée d’acheter des meubles, une vraie table de nuit par

exemple?Attends,attends,mademoiselle lacachottière,poursuivit-elle toutexcitée,nemedispasque, ladernière fois, l’intrusionde tonvoisin étaitunpetitnuméroquevousaviezconcoctépournousmettredehorsetfinirlasoiréeensemble?

—Carol ! chuchotaAlice, enmontrant lemurmitoyen de l’appartement de son voisin.Tais-toietassieds-toi!Tuesplusépuisantequelapiredesgrippes.

— Ce n’est pas la grippe, c’est juste un gros coup de froid, répondit Carol, furieuse des’êtrefaitrabrouer.

—Cette escapaden’était pasprévue.Unactede générositéde sapart.Et arrête avec cepetit air narquois, il n’y a rien d’autre entre Daldry et moi qu’une sympathie polie etréciproque.Cen’estpasdutoutmontyped’homme.

—Pourquoies-turetournéeàBrighton?—Jesuisépuisée,laisse-moimereposer,suppliaAlice.—C’esttouchantdevoircombienmasollicitudetebouleverse.—Fais-moigoûterunpeudecettebriocheaulieudediredesâneries,réponditAlice,juste

avantd’éternuer.—Tuvois,c’estungrosrhume.—Ilfautquejem’endébarrasseetquejemeremetteautravailauplusvite,ditAliceen

seredressantsursonlit.Jevaisdevenirfolleàrestersansrienfaire.—Tuvasdevoirprendre tonmal enpatience.Cepetit séjouràBrighton te coûteraune

bonnesemainesansodorat.Bon,tuvasenfinmedirecequevousêtesallésfairelà-bas?PlusAliceavançaitdanssonrécit,plusCarolsemblaitsidérée.—Ehbien,siffla-t-elle,moiaussijeseraisterrifiéeàtaplace,necherchepaspourquoitu

estombéemaladeenrentrant.—Trèsdrôle,réponditAliceenhaussantlesépaules.—EnfinAlice,c’estgrotesque,cenesontquedesbalivernes.Qu’est-cequeçaveutdire:

«Riendetoutcequetucroyaisêtren’estréalité»?Entouslescas,c’estunebelleattentionde la part de ton voisin d’avoir fait autant de kilomètres pour te faire entendre de tellesstupidités. Même si je connais d’autres garçons qui en auraient fait bien plus pour tepromener dans leur voiture. La vie est vraiment injuste, c’est moi qui ai de l’amour àrevendreetc’esttoiquiplaisauxhommes.

—Quelshommes?Jesuisseuledumatinausoiretcen’estpasmieuxlanuit.—Tuveuxque l’onreparled’Anton?Si tuesseule,c’estuniquementdeta faute.Tues

uneidéalistequinesaitpasprendredubontemps.Maisc’estpeut-êtretoiquiasraisondanslefond.Jecroisquej’auraisaiméconnaîtreunpremierbaisersurdeschevauxdebois,repritCarold’unevoix triste. Il fautque j’yaille, jevaisêtreenretardà l’hôpital.Etsi tonvoisinrevenait,jenevoudraissurtoutpasvousdéranger.

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—Çasuffit,jetedisqu’iln’yarienentrenous.—Je sais, cen’estpas tongenred’homme ; etpuis,maintenantqu’unprince charmant

t’attendquelquepartdansunecontréelointaine…Tudevraispeut-êtreprendredesvacancesetpartiràsarecherche.Sij’enavaislesmoyens,jet’accompagneraisvolontiers.Jememoquedetoi,maisunvoyageentrefilles,ceseraitunesacréeaventure…IlfaitchaudenTurquie,lesgarçonsdoiventavoirlapeaudorée.

Alices’étaitassoupie.Carolpritlacouvertureaupieddufauteuiletl’étenditsurlelit.— Dors, ma belle, chuchota-telle, je suis une peau de vache, jalouse, mais tu es ma

meilleure amie et je t’aime comme une sœur. Je repasserai te voir demain à la fin demagarde.Tuvasguérirvite.

Carolmitsonmanteauets’enallasurlapointedespieds.EllecroisaDaldrysurlepalier,ilsortait fairedescourses.Ilsdescendirentensemble.Unefoisdans larue,Carolsetournaverslui.

—Elleserabientôtremise,dit-elle.—Heureusenouvelle.—C’estgentilàvousdevousêtreoccupéd’elleainsi.—C’étaitlamoindredeschoses,répondit-il,entrevoisins…—Aurevoir,monsieurDaldry.— Une dernière chose, mademoiselle. Même si cela ne vous regarde pas, sachez, pour

votregouverne,qu’ellen’estpasnonplusmontypedefemme,maisalorspasdutout!EtDaldrys’éclipsasanssaluerCarol.

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4.

Lasemainepassa,interminable.Alicen’avaitplusdefièvre,maiselleétaitincapabledese

remettreautravail,ellesentaitàpeinelegoûtdesaliments.Daldrynes’étaitplusmanifesté.Aliceavaitfrappéplusieursfoisàsaporte,l’appartementdesonvoisinrestaitinvariablementsilencieux.

Carolluiavaitrenduvisiteentrechacunedesesgardes,luiapportantdesprovisionsetlesjournauxqu’ellechapardaitdanslasalled’attentedel’hôpital.Unsoir,elleétaitmêmerestéedormir,tropépuiséepourtraverserdanslefroiddel’hiverlestroisruesquilaséparaientdechezelle.

Carolavaitpartagélelitd’Alice,etavaitsecouésonamiedetoutessesforcesaumilieudelanuit,pourlaréveillerd’uncauchemarquioccupaitdésormaispresquetoussessommeils.

Samedi,alorsqu’Aliceseréjouissaitdeseretrouveràsatabledetravail,elleentenditdespassurlepalier.Ellerepoussasonfauteuiletseprécipitaàlaporte.Daldryrentraitchezlui,unepetitevaliseàlamain.

—BonjourAlice,dit-ilsansseretourner.Ilfittournerlaclédanslaserrureethésitaavantd’entrer.— Je suis désolé, je n’ai pas pu vous rendre visite, j’ai dû m’absenter quelques jours,

ajouta-t-il,toujoursledostourné.—Vousn’avezpasàvousexcuser,jem’inquiétaissimplementdeneplusvousentendre.—Jesuispartienvoyage,j’auraispuvouslaisserunmot,maisjenel’aipasfait,dit-ille

visagecolléàsaporte.—Pourquoimetournez-vousledos?demandaAlice.Daldry se retourna lentement, il avait unemine blafarde, une barbe de trois jours, les

paupièrescernées,lesyeuxrougesethumides.—Çanevapas?demandaAlice,inquiète.—Si,moiçava,réponditDaldry,monpèreenrevancheaeulafâcheuseidéedenepasse

réveillerlundidernier.Nousl’avonsenterréilyatroisjours.—Venez,ditAlice,jevaisvousfaireduthé.Daldry abandonna sa valise et suivit sa voisine. Il se laissa choir dans le fauteuil, en

grimaçant.Elletiraletabouretets’installaenfacedelui.Daldry contemplait la verrière, le regard perdu. Elle respecta son silence et resta ainsi

presqueuneheure,sansdireunmot.PuisDaldrysoupiraetseleva.— Merci, dit-il, c’était exactement ce dont j’avais besoin. Je vais rentrer chez moi

maintenant,prendreunebonnedoucheet,hop,aulit.—Justeavantlehop,venezdîner,jeprépareraiuneomelette.—Jen’aipastrèsfaim,répondit-il.—Vousmangerezquandmême,c’estnécessaire,réponditAlice.

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Daldryrevintunpeuplustard,ilportaitunpullàcolroulésurunpantalondeflanelle,les

cheveuxtoujoursenbatailleetlesyeuxcernés.—Pardonnezmonapparence,dit-il,jecrainsd’avoiroubliémonrasoirdanslademeurede

mesparentsetilestunpeutardpourentrouverunautrecesoir.—Labarbevousvaplutôtbien,réponditAliceenl’accueillantchezelle.Ils dînèrent devant la malle, Alice avait ouvert une bouteille de gin. Daldry buvait

volontiers, mais n’avait aucun appétit. Il se força à manger un peu d’omelette, par purecourtoisie.

— Jem’étais juré, dit-il aumilieu d’un silence, d’aller un jourm’entretenir d’homme àhommeavec lui.De luiexpliquerque lavieque jemenaisétaitcelleque j’avaischoisie.Jen’avaisjamaisjugélasienne,ilyauraitpourtanteutantàendire,et j’attendaisdeluiqu’ilfassedemême.

—Mêmes’ils’interdisaitdevousledire,jesuiscertainequ’ilvousadmirait.—Vousnel’avezpasconnu,soupiraDaldry.—Quoiquevouspensiez,vousétiezsonfils.—J’aisouffertdesonabsencependantquaranteans, jem’yétaisrésolu.Etmaintenant

qu’iln’estpluslà,étrangement,ladouleursembleplusvive.—Jesais,ditAliceàvoixbasse.—Hiersoir,jesuisentrédanssonbureau.Mamèrem’asurprisalorsquejefouillaisles

tiroirsdusecrétaire.Elleapenséquejecherchaissontestament,jeluiairéponduquejememoquaisbiendecequ’ilpouvaitmeléguer,jelaissaiscegenredepréoccupationsàmesfrèreetsœur.Laseulechosequej’espéraistrouverétaitunmot,unelettrequ’ilm’auraitlaissée.Mamèrem’aprisdanssesbrasetm’adit:«Monpauvrechéri,ilnet’enaécritaucune.»Jen’ai pas réussi à pleurer alors que son cercueil descendait en terre ; je n’avais pas pleurédepuisl’étédemesdixans,lorsquejem’étaissérieusementouvertlegenouentombantd’unarbre.Mais,cematin,alorsquelamaisonoùj’aigrandidisparaissaitdansmonrétroviseur,jen’aipuretenirmeslarmes.J’aidûm’arrêtersurleborddelaroute,jen’yvoyaisplusrien.Jemesuissentisiridiculedansmonautomobileàpleurercommeungosse.

—Vousétiezredevenuunenfant,Daldry,vousveniezd’enterrervotrepère.—C’est drôle, voyez-vous, si j’avais été pianiste, il en aurait peut-être tiré une certaine

fierté, peut-êtremême serait-il venum’écouter jouer.Mais la peinture ne l’intéressait pas.Pour lui, ce n’était pas unmétier, aumieuxunpasse-temps.Enfin, samortm’aura donnél’occasionderevoirmafamilleaugrandcomplet.

—Vousdevriezpeindresonportrait,retournerdansvotremaisonetl’accrocherenbonneplace,danssonbureauparexemple.Jesuiscertaineque,d’oùilest,ilenseraitbouleversé.

Daldryéclataderire.—Quellehorribleidée!Jenesuispasassezcruelpourfaireuncoupaussivachardàma

mère.Trêvedepleurnicheries, j’ai suffisammentabusédevotrehospitalité.Votreomeletteétaitdélicieuseetvotregin,dontj’aiaussiunpeutropabusé,encoremeilleur.Puisquevousêtes guérie, je vous donnerai une nouvelle leçon de conduite quand je serai, disons, en

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meilleureforme.—Avecplaisir,réponditAlice.Daldrysaluasavoisine.Luiquisetenaitd’ordinairesidroitavaitledosunpeuvoûté,la

démarche hésitante. Aumilieu du palier, il se ravisa, fit demi-tour, entra à nouveau chezAlice,saisitlabouteilledeginetrepartitchezlui.

AlicesecouchaaussitôtaprèsledépartdeDaldry,elleétaitépuiséeetlesommeilnesefitpasattendre.

*

«Viens,luisoufflelavoix,ilfautpartird’ici.»Uneportes’ouvresurlanuit,aucunelumièredanslaruelle,leslanterneauxsontéteints

et les volets des maisons clos. Une femme lui tient la main et l’entraîne. Elles marchentensemble, à pas feutrés, longent les trottoirs déserts, se faisant discrètes, veillant à cequ’aucuneombrenéed’unéclatde lunene trahisse leurprésence.Leurbagagenepèsepasbienlourd.Unepetitevalisenoirequicontientleursmaigresaffaires.Ellesarriventenhautdu grand escalier. De là, on voit la ville entière. Au loin, un grand feu empourpre le ciel.«C’esttoutunquartierquibrûle,ditlavoix.Ilssontdevenusfous.Avançons.Là-bas,vousserezensécurité,ilsnousprotégeront,j’ensuiscertaine.Viens,suis-moi,monamour.»

Alice n’a jamais eu si peur. Ses pieds meurtris la font souffrir, elle ne porte pas dechaussures, impossiblede lesretrouveravec ledésordrequirègne.Unesilhouetteapparaîtdansl’embrasured’uneportecochère.Unvieillardlesregardeetleurfaitsignederebrousserchemin,illeurmontredudoigtunebarricadeoùdejeuneshommesenarmesfontleguet.

Lafemmehésite,seretourne,elleporteunbébédansuneécharpenouéeenbandoulièresursapoitrine,elleluicaresselatête,pourl’apaiser.Lacoursefollereprend.

Dixpetitesmarchescreuséessuruncheminescarpégrimpentverslesommetd’untalus.Ellesdépassentunefontaine,l’eaucalmeaquelquechosederassurant.Surleurdroite,uneporteestentrouvertedansunlongmurd’enceinte.Lafemmesemblebienconnaîtrecelieu,Alice la suit. Elles traversent un jardin abandonné, les hautes herbes sont immobiles, leschardonsgriffentAliceauxmollets, commepour la retenir.Ellepousseun cri et, aussitôt,l’étouffe.

Au fond d’un verger endormi, elle entrevoit la façade éventrée d’une église. Ellestraversentl’abside.Toutn’estqueruines,lesbancsbrûléssontrenversés.Alicerelèvelatêteetdistingue sur lesvoûtesdesmosaïques évoquantdeshistoiresd’autres siècles,de tempslointains dont les traces s’effacent. Un peu plus loin, le visage terni d’un Christ semble laregarder. Une porte s’ouvre. Alice entre dans la seconde abside. Au centre se dresse untombeau,immenseetsolitaire,recouvertdefaïence.Ellesledépassent,silencieuses.Lesvoilàdansunancienvestiaire.Àl’odeurâcredespierresbrûléessemêlentdessenteursdethymetdecarvi.Aliceneconnaîtpasencorecesnoms,maisellereconnaît lesodeurs,elles luisontfamilières.Cesherbespoussaientàprofusionsurunterrainvaguederrièrechezelle.Mêmeainsimélangéesdansleventquilesfaitvoyagerjusqu’àelle,ellearriveàlesdistinguer.

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L’église calcinée n’est plus qu’un souvenir, la femmequi l’entraîne lui fait franchir unegrille,ellescourentmaintenantdansuneautreruelle.Alicen’aplusdeforces,sesjambessedérobent, la main qui la retient se desserre et bientôt l’abandonne. Elle est assise sur lespavés,lafemmes’éloigne,sansseretourner.

Unelourdepluiesemetàruisseler,Aliceappelleàl’aide,maislebruitdel’averseesttropfortet,bientôt,lasilhouettedisparaît.Aliceresteseule,agenouillée,transie.Ellehurle,uncrilong,presqueuneagonie.

*

Une pluie de grêlons ricochait sur la verrière. Haletante, Alice se redressa sur son lit,

cherchant l’interrupteurde sa lampede chevet.La lumière revenue, ellebalaya lapièceduregard,observantunàunlesobjetsquiluiétaientfamiliers.

Elle tapadesdeuxpoingssurson lit, furieusedes’êtreune foisdeplus laisséentraînerdans cemême cauchemar qui la terrorise chaquenuit. Elle se leva, se rendit à sa table detravail,ouvrit la fenêtrequidonnait sur l’arrièrede lamaisonet inspiraàpleinspoumons.L’appartementdeDaldryétaitéclairéetlaprésence,mêmeinvisible,desonvoisinlarassura.DemainelleiraitvoirCaroletluidemanderaitconseil.Ildevaitbienexisterunremèdepourapaisersonsommeil.Unenuitquinesoitpashantéepardesterreursimaginaires,peupléedefuites effrénéesdansdes rues étrangères,unenuitpleineetdouce, c’est tout cedontAlicerêvait.

*

Alicepassa les jourssuivantsàsatabledetravail.Chaquesoir,elleretardait lemoment

d’aller secoucher, luttant contre le sommeil commeonrésisteàunepeur,unepeurqui lagagnaitdèslatombéedujour.Chaquenuitellerefaisaitlemêmecauchemarquis’arrêtaitaumilieud’uneruelledétrempéeparlapluieoùellerestaitprostréesurlepavé.

EllerenditvisiteàCarolàl’heuredudéjeuner.Alice se présenta à l’accueil de l’hôpital et demanda que l’on prévienne son amie. Elle

patienta une bonne demi-heure dans un hall, parmi les civières que des brancardiersdéchargeaientd’ambulancesarrivanttoutessirèneshurlantes.Unefemmesuppliaitquel’ons’occupe de son enfant. Un vieillard divagant déambulait entre les banquettes où d’autresmaladesguettaientleurtour.Unjeunehommeluiadressaunsourire,ilavaitleteintblafard,l’arcadesourcilièrefendue,unsangépaiscoulaitsursajoue.Unhommed’unecinquantained’annéessetenaitlescôtes,semblantsouffrirlemartyre.Aumilieudecettemisèrehumaine,Alicesesentitsoudaincoupable.Sisesnuitsétaientcauchemardesques,lequotidiendesonamienevalaitguèremieux.Carolapparut,poussantunbrancarddont les rouescouinaientsurlelinoléum.

—Qu’est-cequetufaisici?demanda-t-elleenvoyantAlice.Tuessouffrante?—Jesuisjustevenuet’emmenerdéjeuner.

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—Voilàunesurprisebienagréable.Jerangecelui-là,dit-elleendésignantsonpatient,etje te rejoins. Ils sont gonflés quand même, ils auraient pu me prévenir. Tu es là depuislongtemps?

Carolpoussa lebrancardversune collègue, ôta sablouse, récupéramanteauet écharpedanssoncasierethâtalepasverssonamie.ElleconduisitAliceàl’extérieurdel’hôpital.

—Viens,dit-elle, ilyaunpubaucoindelarue,c’est lemoinsmauvaisduquartieretàcôtédenotrecafétériaondiraitpresqueungrandrestaurant.

—Ettouscespatientsquiattendent?—Cehallnedésemplitpasdemalades,vingt-quatreheuressurvingt-quatre,chaquejour

queDieufait,etDieum’adonnéunestomacquejedoisnourrirdetempsàautresijeveuxêtreenétatdelessoigner.Allonsdéjeuner.

Le pub était bondé. Carol fit un sourire aguicheur au patron qui, depuis son bar, lui

désignaunetableaufonddelasalle.Lesdeuxfemmespassèrentdevanttoutlemonde.—Tucouchesaveclui?demandaAliceens’installantsurlabanquette.— Je l’ai soigné l’été dernier, un énorme furoncle placé à un endroit qui exige la plus

grandediscrétion.Depuis,ilestmondévouéserviteur,réponditCarolenriant.—Jen’avaisjamaisimaginéàquelpointtavieétait…—…glamour?enchaînaCarol.—…ardue,réponditAlice.—J’aimeceque je fais,mêmesicen’estpas facile tous les jours.Petite fille, jepassais

montempsàfairedesbandagesàmespoupées.Celainquiétaitterriblementmamère,etplusje la voyais contrariée, plus ma vocation grandissait. Bon, qu’est-ce qui t’amène ici ?J’imaginequetun’espasvenueauxurgencesàlarecherchedesenteurspourinspirerl’undetesparfums.

—Jesuisvenuedéjeuneravectoi,iltefautuneautreraison?—Tusais,unebonneinfirmièrenesecontentepasdesoignerlesbobosdesespatients,

nousvoyonsaussiquandquelquechosenetournepasronddansleurtête.—Maisjenesuispasunedetespatientes.—Tuenavaispourtantl’air,quandjet’aiaperçuedanslehall.Dis-moicequinevapas,

Alice.—Tuasregardélemenu?—Oublielemenu,ordonnaCarolenôtantlacartedesmainsd’Alice.J’aiàpeineletemps

d’avalerleplatdujour.Unserveurleurapportadeuxassiettesderagoûtdemouton.—Jesais,ditCarol,celan’apasl’airappétissant,maistuverrasc’esttrèsbon.Aliceséparalesmorceauxdeviandedeslégumesquinageaientdanslasauce.— Cela dit, reprit Carol la bouche pleine, tu retrouveras peut-être l’appétit quand tu

m’aurasditcequitecontrarie.Aliceplantasafourchettedansunmorceaudepommedeterreetfitunemoueécœurée.—D’accord,poursuivitCarol,jesuisprobablementtêtueetarrogante,maistoutàl’heure

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quandtureprendrastontram,tutetrouverasbienidioted’avoirperdulamoitiédetajournéesansmêmeavoirgoûtéàceragoûtinfect,d’autantquec’esttoiquipaiesl’addition.Alice,dis-moicequicloche,tumerendschèvreàrestersilencieuse.

Alice se résolut à parler du cauchemar qui hantait ses nuits, de ce mal-être quiempoisonnaitsesjournées.

Caroll’écoutaaveclaplusgrandeattention.—Ilfautquejeteracontequelquechose,ditCarol.Lesoirdupremierbombardementsur

Londres, j’étais de garde. Les blessés ont débarqué très vite ; des brûlés pour la plupartd’entre eux, et qui arrivaient par leurs propres moyens. Certains membres du personnelavaient déserté l’hôpital pour semettre à l’abri, lamajorité d’entre nous était restée à sonposte.Moi,sij’étaislà,cen’étaitpasparhéroïsme,maisparlâcheté.J’avaisunepeurbleuedemettrelenezdehors,terroriséeàl’idéedepérirdanslesflammes,sijesortaisdanslarue.Auboutd’uneheure,leflotdesblesséscessa.Iln’enentraitpresqueplus.Lechefdeservice,un certainDrTurner,belhomme, assez chic, etdes yeuxà faire chavirerunebonne sœur,nous a réunispournousdire : «Si lesblessésn’arriventplus ici, c’est qu’ils sont sous lesdécombres, à nous d’aller les chercher. » Nous l’avons tous regardé, stupéfaits. Et puis ilajouté : « Je ne force personne,mais, pour ceux qui en ont le cran, prenez des civières etparcouronslesrues.Ilyadésormaisplusdeviesàsauverau-dehorsqu’entrelesmursdecethôpital.»

—Ettuyesallée?demandaAlice.—J’aireculé,unpasaprèsl’autre,jusqu’àlasalled’examen,priantpourqueleregarddu

DrTurnernecroisepaslemien,qu’ilnevoieriendemadérobade,etj’ysuisparvenue.Jemesuiscachéedansunvestiairependantdeuxheures.Netemoquepasdemoioujem’envais.Recroquevilléedansceplacard,j’aifermélesyeux,jevoulaisdisparaître.J’aifiniparréussiràmeconvaincreque jen’étaispas là,maisdansmachambre,chezmesparentsàSt.Mawes,que tous ces gens qui hurlaient autour de moi n’étaient que d’horribles poupées dont ilfaudraitquejemedébarrassedèslelendemainpoursurtoutnejamaisdevenirinfirmière.

—Tun’asrienàtereprocher,Carol,jen’auraispasétépluscourageusequetoi.—Si,tul’auraiscertainementété!Lelendemain,jesuisretournéeàl’hôpital,honteuse,

mais vivante. Les quatre jours suivants, je rasais lesmurspour éviter leDrTurner. La vien’ayant jamais manqué d’ironie avec moi, j’ai été affectée au bloc pour une amputationréaliséepar…

—…leDrTurner?—Enpersonne!Etcommesicelanesuffisaitpas,nousnoussommesretrouvéstousles

deux seuls en salledepréparation.Pendantquenousnous lavions lesmains, je lui ai toutavoué,mafuite,lafaçondontjem’étaislamentablementcachéedansunplacard,bref,jemesuisridiculisée.

—Commenta-t-ilréagi?—Ilm’ademandéde luienfilersesgantsetm’adit :«C’estmerveilleusementhumain

d’avoir peur, vous croyez peut-être que je n’ai pas peur avant d’opérer ? Si vous le croyez,alorsjemesuistrompédecarrière,j’auraisdûêtrecomédien.»

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Caroléchangeasonassiettevideaveccelled’Alice.—Etpuisjel’aivuentreraubloc,avecsonmasquesurlabouche,ilavait laissésapeur

derrièrelui.J’aiessayédecoucheravecluilelendemain,maiscetimbécileestmariéetfidèle.Trois jours plus tard, nous avons subi un nouveau bombardement. Je n’avais ni gants nimasque, je suis partie avec le groupe dans la rue. J’ai fouillé les décombres, plus près desflammes que je ne le suis de toi en cemoment.Et si tu veux tout savoir, cette nuit-là, aumilieudes ruines, jemesuispissédessus.Maintenant,écoute-moibienmagrande,depuiscettesoiréedeNoëlàBrighton,tun’espluslamême.Quelquechoseterongedel’intérieur,despetitesflammesquetunevoispas,maisquimettentlefeuàtesnuits.Alors,faiscommemoi,sorsdetonplacardetfonce.J’aiparcourulesruesdeLondresaveclatrouilleauventre,mais c’étaitplus supportablequede rester recroquevilléedans ce cagibioù j’ai crudevenirfolle.

—Qu’est-cequetuveuxquejefasse?—Tucrèvesdesolitude,turêvesd’ungrandamouretriennet’effraieplusquedetomber

amoureuse. L’idée de t’attacher, de dépendre de quelqu’un te panique. Tu veux que l’onreparle de ta relation avec Anton ? Bonimenteuse ou pas, cette voyante t’a prédit quel’hommede ta vie t’attendait dans je ne sais quel pays lointain.Ehbien, vas-y ! Tu as deséconomies,empruntedel’argents’illefautetoffre-toicevoyage.Vadécouvrirpartoi-mêmecequit’attendlà-bas.Etmêmesi tunecroisaispascebel inconnuquit’aétépromis, tutesentiraislibérée,ettun’auraispasderegrets.

—Maiscommentveux-tuquej’ailleenTurquie?—Làmaprincesse, je suis infirmière, pas agentde voyages. Il faut que je file. Jene te

facturepasmaconsultation,maisjetelaisseréglerl’addition.Carol se leva, enfila son manteau, embrassa son amie et s’en alla. Alice courut à ses

troussesetlarattrapaalorsqu’ellesortaitdupub.—Tuessérieuse,tupensesvraimentcequetuviensdemedire?— Tu crois que je t’aurais raconté mes exploits sinon ? Retourne au chaud, dois-je te

rappelerquetuétaismaladeilyaencorepeudetemps,j’aid’autrespatients,jenepeuxpasm’occuperdetoiàpleintemps.Allez,file.

Carols’éloignaencourant.Aliceretournaàsatableets’installaàlachaisequ’occupaitCarol,ellesouritenappelant

leserveurpourluicommanderunebière…etunplatdujour.

*La circulation étaitdense, carrioles, side-cars, camionnettes et automobiles tentaientde

franchir le carrefour. Si Daldry avait été là, il se serait régalé. Le tramway s’arrêta. Aliceregardaparlavitre.Coincéeentreunepetiteépicerieetladevantureclosed’unantiquairesetrouvaitlavitrined’uneagencedevoyages.Ellel’observa,songeuse,letramwayrepartit.

Alicedescenditàl’arrêtsuivantetremontalarue.Aprèsquelquespas,ellefitdemi-tourethésita à nouveau avant de reprendre sa direction initiale.Quelquesminutes plus tard, elle

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poussaitlaported’unmagasinàl’enseignedesWagons-LitsCook.Alice s’arrêta devant un tourniquet rempli de dépliants publicitaires, près de l’entrée.

France,Espagne,Suisse,Italie,Égypte,Grèce,autantdedestinationsquilafaisaientrêver.Ledirecteurdel’agenceabandonnasoncomptoirpourl’accueillir.

—Vousprojetezunvoyage,mademoiselle?demanda-t-il.—Non,réponditAlice,pasvraiment,simplecuriosité.— Si c’est en prévision d’un voyage de noces, je vous recommande Venise, c’est

absolument magnifique au printemps ; sinon l’Espagne, Madrid, Séville et puis la côteméditerranéenne,j’aideplusenplusdeclientsquis’yrendentetilsenreviennentravis.

—Jenememariepas,réponditAliceensouriantaudirecteurdel’établissement.—Rienn’interditdevoyagerseuledenosjours.Toutlemondealedroitdeprendredes

vacancesdetempsàautre.Pourunefemme,jevousconseilleraisalorslaSuisse,Genèveetsonlac,c’estpaisibleetravissant.

—Auriez-vousquelquechosesurlaTurquie?demandatimidementAlice.— Istanbul, trèsbonchoix.Je rêvedem’y rendreun jour, labasiliqueSainte-Sophie, le

Bosphore…Attendez,jedoisavoircelaquelquepart,maisilyatellementdedésordreici.Ledirecteursepenchaversunsemainieretenouvritlestiroirsunàun.—Voilà,c’étaitici,unfasciculeassezcomplet,j’aiaussiunguidetouristiquequejepeux

vous prêter si cette destination vous intéresse, mais il faudra me promettre de me lerapporter.

—Jemecontenteraiduprospectus,réponditAliceenremerciantledirecteur.—Jevousendonnedeux,dit-ilentendantlesdépliantsàAlice.Il la raccompagna sur le pasde la porte et l’invita à repasser quandbon lui semblerait.

Alicelesaluaetrepartitversl’arrêtdutramway.Uneneigefonduetombaitsurlaville.Unevitredelarameétaitbloquéeetunairglacial

avaitenvahiletramway.Alicesortitlesdépliantsdesonsacetlesfeuilleta,cherchantunpeudechaleurdanscesdescriptionsdepaysagesétrangersoùlesoleilrégnaitsurdescielsbleuazur.

Enarrivantaupieddesonimmeuble,elleinspectasespochesàlarecherchedesesclés,envain.Prisedepanique,elles’agenouilla,retournasonsacetlevidasurlesoldel’entrée.Le trousseau apparut aumilieu du fouillis. Alice le saisit, rangea ses affaires à la hâte etgrimpalesmarches.

Uneheureplustard,Daldryrentraitàsontour.Sonattentionfutattiréeparunebrochuretouristiquequitraînaitparterredanslehall.Illaramassaetsourit.

*

Ongrattaitàlaporte.Alicerelevalatête,posasonstyloavantd’allerouvrir.Daldrytenait

unebouteilledevindansunemainetdeuxverresàpieddansl’autre.—Vouspermettez?dit-ilens’invitant.—Faitescommechezvous,réponditAliceenluicédantlepassage.

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Daldrys’installadevantlamalle,posalesverresetlesremplitgénéreusement.IlentenditunàAliceetl’invitaàtrinquer.

—Nousfêtonsquelquechose?demanda-t-elleàsonvoisin.—Enquelque sorte, répondit cedernier. Je viensdevendreun tableau cinquantemille

livressterling.Aliceécarquillalesyeuxetreposasonverre.—Jene savaispasque vosœuvres valaient si cher, dit-elle, stupéfaite.Aurai-je ledroit

d’en voir une un jour, avant que le simple fait de les regarder ne soit au-dessus de mesmoyens?

—Peut-être,réponditDaldryenseresservant.—Lemoinsquel’onpuissedire,c’estquevoscollectionneurssontgénéreux.— Ce n’est pas très flatteur pour mon travail, mais je vais prendre cela comme un

compliment.—Vousavezvraimentvenduuntableauàceprix-là?—Biensûrquenon,réponditDaldry,jen’airienvendudutout.Lescinquantemillelivres

dont je vousparle représentent le legsdemonpère. Je reviensde chez lenotaire oùnousétionsconvoquéscetaprès-midi.Jenesavaispasquejecomptaisautantpourlui,jem’étaisestiméàmoinsquecela.

IlyavaitunecertainetristessedanslesyeuxdeDaldrylorsqu’ilprononçacettephrase.—Cequiestabsurde,poursuivit-il,c’estquejen’aipaslamoindreidéedecequejevais

faire de cette somme. Et si je vous rachetais votre appartement ? proposa-t-il, enjoué. Jepourraism’installersouscetteverrièrequimefaitrêverdepuistantd’années,salumièremepermettraitpeut-êtreenfindepeindreuntableauquitouchequelqu’un…

—Iln’estpasàvendreetjenesuisquelocataire!Etpuisoùirais-jevivre?réponditAlice.—Unvoyage!s’exclamaDaldry,voilàunemerveilleuseidée.—Silecœurvousendit,pourquoipas?UnebelleintersectionderuesàParis,unecroisée

de chemins à Tanger, un petit pont sur un canal d’Amsterdam… Il doit exister de par lemondequantitédecarrefoursquipourraientvousinspirer.

—Etpourquoipas ledétroitduBosphore, j’ai toujoursrêvédepeindredesnavireset,àPiccadilly,cen’estpasévident…

AlicereposasonverreetfixaDaldry.—Quoi?dit-ild’unairfaussementétonné,vousn’avezpasl’exclusivitédusarcasme,j’ai

ledroitdevoustaquiner,non?—Etcommentpourriez-vousmetaquineravecvosprojetsdevoyage,chervoisin?Daldrysortitledépliantdelapochedesavesteetleposasurlamalle.— J’ai trouvé ceci dans la cage d’escalier. Je doute qu’il appartienne à notre voisine du

dessous.MmeTaffletonestlaplussédentairedespersonnesquejeconnaisse,ellenesortdechezellequelesamedipourallerfairesescoursesauboutdelarue.

—Daldry,jepensequevousavezassezbupourlasoirée,vousdevriezrentrerchezvous,je n’ai pas reçu d’héritage qui me permette de voyager et j’ai du travail à finir si je veuxcontinueràpouvoirpayermonloyer.

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—Jecroyaisquel’unedevoscréationsvousassuraitunerenterégulière.— Régulière, mais pas éternelle, les modes passent et il faut se renouveler, ce que

j’essayaisdefaireavantvotreintrusion.—Et l’hommedevotreviequivousattendlà-bas, insistaDaldryenpointantdudoigt la

brochuretouristique,ilnehanteplusvosnuits?—Non,réponditsèchementAlice.—Alorspourquoim’avez-vousréveilléàtroisheuresdumatinenpoussantcecriterrible

quim’apresquefaittomberdemonlit?—Jem’étaiscognélepieddanscettestupidemalleenvoulantregagner lemien.J’avais

travaillétardetmesyeuxn’yvoyaientplustrèsclair.—Menteuseenplus!Bien,ditDaldry,jevoisquemacompagnievousimportune,jevais

meretirer.Ilselevaetfeignitdesortir,maisilfittoutjusteunpasetrevintversAlice.—Vousconnaissezl’histoired’AdrienneBolland?—Non,jeneconnaispascetteAdrienne,réponditAlicesanscachersonexaspération.—EllefutlapremièrefemmeàtenterlatraverséedelacordillèredesAndesenavion,un

Caudronpourêtreprécis,qu’ellepilotaitelle-mêmebiensûr.—C’esttrèscourageuxdesapart.Au granddésespoir d’Alice,Daldry se laissa choir dans le fauteuil et remplit à nouveau

sonverre.—Leplusextraordinairen’estpassabravoure,maiscequi luiestarrivéquelquesmois

avantqu’elleprennelesairs.—Et vous allez certainementm’endonner tous lesdétails, convaincuque jene saurais

trouverlesommeilavantquevousm’ayezracontétoutcela.—Exactement!Alice leva les yeux au ciel. Mais, ce soir-là, son voisin semblait perdu et en mal de

conversation, il avait fait preuve d’une grande élégance lorsqu’elle étaitmalade, aussi elleacceptadeprendresonmalenpatienceetluiprêtal’attentionqu’ilméritait.

—AdrienneétaitdoncpartieenArgentine.PilotechezCaudron,elledevaitfairequelquesmeetingsetdémonstrationsaériennesquipermettraientàl’avionneurfrançaisdeconvaincrelesSud-Américainsdesqualitésdesappareilsqu’ilfabriquait.Imaginezqu’ellen’avaitalorsàsonactifquequaranteheuresdevol!LapublicitéfaiteparCaudronautourdesonarrivéelaprécédait,etilavaitlaissécourirlarumeurqu’ellepourraittenterlatraverséedesAndes.Ellel’avait prévenu avant de partir qu’elle refuserait de prendre un tel risque avec les deuxG3qu’ilmettaitàsadisposition.Elleréfléchiraitauprojets’illuiexpédiaitparbateauunavionpluspuissantetcapabledevolerplushaut,cequeCaudronluipromitdefaire.Lesoiroùelledébarqua enArgentine, unenuée de journalistes l’attendaient.On la fêta, et, le lendemainmatin,elledécouvritquelapresseannonçait:«AdrienneBollandprofitedesonséjourpourtraverser la cordillère. » Son mécanicien somma Adrienne de confirmer ou d’infirmer lanouvelle.ElleenvoyauntélégrammeàCaudronetappritparretourqu’ilétaitimpossibledelui faire acheminer l’appareil promis. Tous les Français de Buenos Aires l’adjuraient de

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renonceràunepareillefolie.Unefemmeseulenepouvaitentreprendreuntelvoyagesansylaissersapeau.Onl’accusamêmed’êtreunefollequi feraitdutortà laFrance.Ellepritsadécisionet releva ledéfi.Aprèsenavoir fait ladéclarationofficielle, elle s’enfermadanssachambred’hôteletrefusadeparleràquiconque,elleavaitbesoindetoutesaconcentrationpourpréparercequiressemblaitfortàunsuicide.

«Quelquetempsplustard,alorsquesonavionétaitacheminéparrailversMendozad’oùelle avait décidé de décoller, on frappa à sa porte. Furieuse, Adrienne ouvrit et s’apprêta àcongédiercellequivenaitladéranger.L’intruseétaitunejeunefemmetimide,malàl’aise;elle annonça qu’elle avait un don de voyance et quelque chose de très important à luiannoncer.Adriennefinitparaccepterdelafaireentrer.LavoyanceestunechosesérieuseenAmériqueduSud,onconsultepoursavoirquelledécisionprendreounepasprendre.Aprèstout,j’aiapprisqu’ilétaittrèsenvogueàNewYorkdeconsulterunpsychanalysteavantdesemarier,dechangerdecarrièreoudedéménager.Chaquesociétéasesoracles.Bref,àBuenosAires en 1920, entreprendreun vol aussi risqué sans avoir consultéune voyante aurait étéaussi inconcevable que, sous d’autres cieux, partir à la guerre sans être allé se fairerecommanderàDieuparunprêtre.JenepeuxvousdiresiAdrienne,françaisedenaissance,y croyait ou pas, mais, pour son entourage, la chose serait d’une importance capitale etAdrienne avait besoin de tous les soutiens possibles. Elle alluma une cigarette et dit à lajeune femme qu’elle lui accordait le temps que celle-ci se consume. La voyante lui préditqu’ellesortiraitvivanteettriomphantedesonaventure,àuneseulecondition.

—Laquelle?demandaAlicequis’étaitpiquéeàl’histoiredeDaldry.—J’allaisvousledire!Lavoyanteluifitunrécittoutàfaitincroyable.Àunmoment,lui

confia-t-elle,voussurvolerezunegrandevallée…Elleluiparlad’unlac,qu’ellereconnaîtraitparce qu’il aurait la forme et la couleur d’une huître. Une huître géante échouée dans unvallonaumilieudesmontagnes,ellenepouvaitpassetromper.Àgauchedel’étendued’eaugelée,desnuagesobscurciraientlecieltandisqu’àdroitecelui-ciseraitbleuetdégagé.Toutpilotedotédebonsensemprunteraitnaturellementcetteroute,maislavoyantemitAdrienneengarde.Sielleselaissaittenterparlavoiequisemblaitlaplusfacile,elleylaisseraitlavie.Devantellesedresseraientdescimesinfranchissables.Àlaverticaledecefameuxlac, il luifaudraitimpérativementsedirigerverslesnuages,aussisombressoient-ils.Adriennetrouvalasuggestionstupide.Quelpilotefonceraittêtebaisséeversunemortcertaine?LavoiluredesonCaudronnesupporteraitpasd’êtremiseàrudeépreuve.Battudansunciel tourmenté,son appareil se briserait. Elle demanda à la jeune femme si elle avait vécu dans cesmontagnespourenconnaîtreaussibienlessommets.Lajeunefemmerépondittimidementqu’ellen’yétaitjamaisallée,etseretirasansunmotdeplus.

« Les jours passèrent, Adrienne quitta son hôtel et partit pourMendoza. Le temps deparcourirentrainlesmilledeuxcentskilomètresquil’enséparaient,elleavaittoutoubliédesarencontrefugaceaveclajeunevoyante.Elleavaitd’autreschosesentêtequederidiculesprophéties,etpuiscommentune fille ignorantepouvait-ellesavoirqu’unavionplafonneetqueleplafonddesonG3étaitàpeinesuffisantpourtenterl’exploit?

Daldrymarquaunepause,ilsefrottalementonetregardasamontre.

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—Jen’aipasvu l’heure tourner,pardonnez-moi,Alice, jevaisrentrer.Une foisdeplus,j’abusedevotrehospitalité.

Daldry tenta de se relever de son fauteuil, mais Alice l’en empêcha et le repoussa enarrière.

—Puisquevousinsistez!dit-il,contentdesonpetiteffet.Vousn’auriezpasunegouttedecetexcellentginquevousm’aviezservi?

—Vousavezemportélabouteille.—Fâcheux.Etelleétaitorpheline?AliceallachercherunenouvellebouteilleetresservitDaldry.—Bien,oùenétais-je?reprit-ilaprèsavoirbudeuxverrespresqued’untrait.Arrivéeà

Mendoza,Adriennegagna le terraindeLosTamarindos,oùsonbiplan l’attendait.Legrandjourarriva.Adriennealignasonavionsurlapiste.Lajeunepilotenemanquaitnid’humournid’insouciance,elledécollaun1eravriletoubliad’emportersacartedenavigation.

«Ellemitlecapaunord-ouest,sonaviongrimpaitpéniblementetdevantelles’élevaientlesredoutablessommetsenneigésdelacordillèredesAndes.

«Alorsqu’ellesurvolaituneétroitevallée,elleaperçutsoussesailesun lacquiavait laforme et la couleur d’une huître. Adrienne sentait déjà geler ses doigts sous les gants defortunequ’elleavaitfabriquésavecdupapierjournalenduitdebeurre.Frigorifiéedansunecombinaison bien tropmince pour l’altitude à laquelle elle se trouvait, elle fixa l’horizon,gagnéepar lapeur.Àdroite la vallée s’ouvrait, tandisqu’à gauche tout semblait bouché. Ilfallaitprendreunedécision,sur-le-champ.Qu’est-cequipoussaAdrienneàfaireconfianceàunepetitevoyantevenueunsoirluirendrevisitedanssachambred’hôteldeBuenosAires?Elleentradansl’obscuritédesnuages,pritencoredel’altitudeetessayadeconserversoncap.Quelques instantsplustard, leciels’éclaircitet faceàelleapparut lecolà franchir,avecsastatueduChristquiculminaitàunpeuplusde4.000mètres.Ellegrimpaencore,au-delàdeslimitestoléréesparsonavion,maiscelui-citintbon.

«Ellevolaitdepuisplusdetroisheuresquandellevitdescoursd’eauquifilaientdanslamêmedirectionqu’elle,etpuisbientôtlaplaineetauloinunegrandeville:SantiagoduChiliet son terrain d’aviation où une fanfare l’attendait. Elle avait réussi. Les doigts raidis, levisageensanglantépar le froid,voyantàpeine tantses jouesétaientgonfléespar l’altitude,elleposa sonavionsanscasserdeboiset réussità l’immobiliserdevant les troisdrapeaux,français,argentinetchilienquel’onavaitplantéspourcélébrersonimprobablearrivée.Toutle monde cria au miracle, Adrienne et son génial mécanicien Duperrier avaient réussi unvéritableexploit.

—Pourquoimeracontez-voustoutcela,Daldry?—J’aibeaucoupparléetj’ailabouchesèche!AliceresservitduginàDaldry.—Jevousécoute,dit-elleenleregardantsifflersonverrecommes’ilétaitremplid’eau.—Jevousracontetoutcelaparcequevousaussiavezcroisélarouted’unevoyante,parce

qu’ellevousapréditquevoustrouveriezenTurquiecequevouscherchezenvainàLondresetqu’ilvousfaudraitpourcelafairelarencontredesixpersonnes.Jedevineêtrelapremière

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d’entre elles et je me sens investi d’une mission. Laissez-moi être votre Duperrier, lemécanicien génial qui vous aidera à franchir votre cordillère des Andes, s’exclama Daldryemportéparl’ivresse.Laissez-moivousconduireaumoinsjusqu’àladeuxièmepersonnequivousguideraversletroisièmemaillondelachaîne,puisquelaprophétienousledit.Laissez-moiêtrevotreamietdonnez-moiunechancedefairequelquechosed’utiledemavie.

—C’esttrèsgénéreuxdevotrepart,ditAlice,confuse.Maisjenesuispaspiloted’essaietencoremoinsvotreAdrienneBolland.

—Maiscommeelle,vousfaitesdescauchemarstouteslesnuits,etrêvezlejourdecroireàcetteprédictionetd’entreprendrecevoyage.

—Jenepeuxpasaccepter,murmuraAlice.—Maisvouspouvezaumoinsyréfléchir.—C’estimpossible,c’esthorsdemesmoyens,jenepourraijamaisvousrembourser.—Qu’ensavez-vous?Sivousnevoulezpasdemoicommemécanicien,cequi feraitde

vous une sacrée rancunière, car je n’y suis pour rien si l’autre soirma voiture refusait dedémarrer,jeseraivotreCaudron.Supposonsquelessenteursquevouspourriezdécouvrirlà-basvousinspirentunnouveauparfum,imaginonsquecelui-ciconnaisseunimmensesuccès,alors je serai votre associé. Je vous laisse décider du pourcentage que vous daignerezmereverserpouravoirhumblementcontribuéàvotregloire.Etafinquelemarchésoitéquitable,si d’aventure je peignais un carrefour d’Istanbul qui finisse dans unmusée, je vous feraisprofiteraussidelavaleurquemestableauxprendraientdanslesgaleriesmarchandes.

— Vous êtes ivre, Daldry, ce que vous dites n’a aucun sens et pourtant vous pourriezpresqueréussiràmeconvaincre.

—Alors,soyezcourageuse,nerestezpasreclusedansvotreappartementàredouterlanuitcommeuneenfantapeurée,affrontezlemonde!Partonsenvoyage!Jepeuxtoutorganiser,nous pourrions quitter Londres sous huitaine. Je vous laisse réfléchir cette nuit, nous enreparleronsdemain.

Daldryseleva,ilpritAlicedanssesbrasetlaserravigoureusementcontrelui.—Bonnenuit,dit-ilenreculant,soudaingênéparsonemportement.Aliceleraccompagnasurlepalier,Daldrynemarchaitplustrèsdroit.Ilséchangèrentun

petitsignedemain,etleursportesrespectivesserefermèrent.

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5.

Unefoisencore,soncauchemaravaitétéfidèleaurendez-vousdelanuit.Ens’éveillant,

Alice se sentit épuisée. Elle s’emmitoufla dans sa couverture et alla préparer son petitdéjeuner.Elles’installadanslefauteuilqueDaldryoccupaitlaveilleetjetauncoupd’œilaudépliant touristique qu’il avait laissé sur lamalle.Une photo de la basilique Sainte-Sophieapparaissaitencouverture.

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Roses ottomanes, fleurs d’oranger, jasmin, rien qu’en feuilletant les pages, elle avait

l’impressiondedistinguer chacunde cesparfums.Elle s’imaginadans les ruellesdugrandbazar,chinantparmilesétalsd’épices,humantlessenteursdélicatesderomarin,desafran,decannelle,etcerêveéveilléravivaitsessens.Ellesoupiraenreposantledépliant,sonthélui parut soudain bien fade.Elle s’habilla pour aller frapper à la porte de son voisin. Il luiouvritenpyjamaetrobedechambre,retenantunbâillement.

—Vousne seriezpasun tantinetmatinale, parhasard ?demanda-t-il en se frottant lesyeux.

—Ilestseptheures.—C’estbiencequejedisais,àdansdeuxheures,dit-ilenrefermantsaporte.Alicefrappaànouveau.—Qu’est-cequ’ilyaencore?interrogeaDaldry.—Dixpourcent,annonça-t-elle.—Dequoi?—DixpourcentdemesrentessijetrouvaisenTurquielaformuled’unparfumoriginal.Daldryl’observa,impassible.—Vingt!répondit-ilenrefermantsaporte,qu’Alicerepoussaaussitôt.—Quinze,proposa-t-elle.—Vousêtesunmonstreenaffaires,ditDaldry.—C’estàprendreouàlaisser.—Etencequiconcernemestableaux?demanda-t-il.—Là,c’estcommevousvoudrez.—Vousêtesblessante,machère.—Alorsdisonslamêmechose,quinzepourcentsurlaventedetouteslestoilesquevous

peindriezlà-bas,ouàvotreretoursiellessontinspiréesdenotrevoyage.—C’estbiencequejedisais,unmonstreenaffaires!—Arrêtezdemeflatter,çaneprendpas!Finissezvotrenuitetvenezmevoirquandvous

serezvraimentréveillépourquenousdiscutionsdeceprojetauqueljen’aipasencoreditoui.Etrasez-vous!

—Jecroyaisquelabarbem’allaitbien!s’exclamaDaldry.— Alors, laissez-la pousser vraiment, l’entre-deux fait négligé et si nous devons être

associés,jetiensàcequevoussoyezprésentable.Daldrysefrottalementon.—Avecousans?— Et on dit que les femmes sont indécises, répondit Alice en repartant vers son

appartement.DaldryseprésentachezAliceàmidi.Ilportaituncostume,s’étaitcoifféetparfumémais

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pasrasé.CoupantlaparoleàAlice,ilannonçaque,pourlabarbe,ilsedonnaitjusqu’aujourdu départ pour réfléchir à la question. Il invita sa voisine au pub pour discuter en terrainneutre,précisa-t-il.Mais,enarrivantauboutdelarue,Daldryl’entraînaverssavoiture.

—Nousn’allonsplusdéjeuner?—Si,réponditDaldry,maisdansunvrairestaurant,avecnappe,couvertsetmetsdélicats.—Pourquoinepasl’avoirdittoutdesuite?—Pourvousenfaire lasurprise,etpuisvousauriezprobablementencorediscutéet j’ai

envied’unebonneviande.Illuiouvritlaportièreetl’invitaàprendrelevolant.—Jenecroispasquecesoitunetrèsbonneidée,dit-elle,ladernièrefois,lesruesétaient

désertes…—Jevousaipromisunedeuxièmeleçon,jetienstoujoursmespromesses.Etpuisquisait

si, en Turquie, nous n’aurons pas de la route à faire. Je ne veux pas être le seul à devoirconduire.Allez,fermezcetteportièreetattendezquejesoisassispourmettrelecontact.

Daldryfitletourdel’Austin.Aliceétaitattentiveàchacunedesesinstructions,dèsqu’illui indiquait de tourner, ellemarquait l’arrêt pour s’assurer de ne croiser la route d’aucunautrevéhicule,cequiavaitpoureffetd’exaspérerDaldry.

—Àcettevitesse,nousallonsnousfairedoublerparunpiéton!C’estàdéjeunerque jevousinvite,pasàdîner.

—Vousn’avezqu’àconduirevous-même,vousêtesagaçantàrâlertoutletemps,jefaisdemonmieux!

—Ehbien,continuezenappuyantunpeuplussurlapédaled’accélérateur.Peu après, il pria Alice de se ranger le long du trottoir, ils étaient enfin arrivés. Un

voiturierseprécipitaverslaportièrepassageravantdeserendrecomptequ’unefemmeétaitauvolant.Ilcontournaaussitôtl’AustinpouraiderAliceàendescendre.

—Maisvousm’emmenezoù?demandaAlice,inquiètedetantd’attentions.—Dansunrestaurant!soupiraDaldry.Alicefutsubjuguéeparl’élégancedeslieux.Lesmursdelasalleàmangerétaienthabillés

de boiseries, les tables alignées dans un ordre parfait, recouvertes de nappes en cotond’Égypte et elles comptaient plus de couverts en argent qu’elle n’en avait vu de sa vie.Unmajordome lesescortaversunealcôveet invitaAliceàprendreplacesur labanquette.Dèsqu’ilseretira,unmaîtred’hôtelvintleurprésenterlescartes,escortéparunsommelierquin’eut pas le temps de conseiller Daldry, ce dernier ayant aussitôt commandé un château-margaux1929.

— Qu’y a-t-il encore ? demanda Daldry en congédiant le sommelier. Vous avez l’airfurieux.

—Jesuisfurieuse!chuchotaAlicepournepasattirerl’attentiondesesvoisins.— Je ne comprends pas, je vous emmène dans l’un des restaurants les plus fameux de

Londres,jevousfaisservirunvind’unefinesserarissime,uneannéemythique…—Justement,vousauriezpumeprévenir.Vous,vousêtesencostume,votrechemiseest

d’unblancàfairepâlirlameilleuredesblanchisseusesetmoi,moi,jesuisattiféecommeune

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écolièrequel’onemmèneboireunelimonadeauboutdelarue.Sivousaviezeulacourtoisiede m’informer de vos projets, j’aurais au moins pris le temps de me maquiller. Les gensautourdenousdoiventsedire…

—Quevousêtesunefemmeravissanteetquej’aidelachancequevousayezacceptémoninvitation.Quelhommeperdrait son temps à observer votre tenue vestimentaire alorsquevos yeux peuvent à eux seuls accaparer toute l’attention de la gent masculine. Ne vousinquiétezpaset,parpitié,appréciezcequel’onvavousservir.

Alice regarda Daldry, dubitative. Elle goûta le vin, grisée par le cru long en bouche etsoyeux.

—Vousn’êtespasentraindeflirteravecmoi,Daldry?Daldrymanquades’étouffer.—En vous offrant de vous accompagner en voyage à la recherchede l’hommede votre

vie?Ceseraitunedrôledefaçondevousfairelacour,vousnetrouvezpas?Etpuisquenousallons nous associer, soyons honnêtes, nous savons tous les deux ne pas être le genre del’autre.C’estbienpourcelaquejepeuxvousfairecettepropositionsanslamoindrearrière-pensée.Enfin,presque…

—Presquequoi?— C’est justement pour vous entretenir de cela que je voulais que nous déjeunions

ensemble.Afindenousaccordersuruntoutdernierdétaildenotreassociation.—Jecroyaisquenousnousétionsmisd’accordsurlespourcentages?—Oui,maisj’aiunepetitefaveuràvousdemander.—Jevousécoute.DaldryresservitAliceetl’invitaàboire.— Si les prédictions de cette voyante sont avérées, je suis donc la première de ces six

personnes à vousmener jusqu’à cet homme. Comme promis, je vous accompagnerai doncjusqu’àladeuxièmed’entreelles,etlorsquenousl’auronstrouvée,carjesuissûrquenouslatrouverons,j’auraialorsremplimamission.

—Oùvoulez-vousenvenir?—C’estunemaniechezvousdem’interrompretoutletemps!J’allaisprécisémentvous

le dire. Une fois mon devoir accompli, je rentrerai à Londres et vous laisserai poursuivrevotre voyage. Je ne vais quand même pas tenir la chandelle au moment de la granderencontre,çamanqueraitdetact!Bienentendu,selonlestermesdenotrepacte,jefinanceraivotrevoyagejusqu’àsonterme.

—Voyagequejevousrembourseraiaushillingprès,dussé-jetravaillerpourvousjusqu’àlafindemavie.

—Arrêtezvosenfantillages,jenevousparlepasd’argent.—Alorsdequoi?—Decedernierpetitdétailjustement…—Ehbiendites-leunefoispourtoutes!—Jevoudraisqu’envotreabsence,quellequ’ensoit ladurée,vousm’autorisiezàvenir

chaque jour travailler sous votre verrière. Votre appartement sera vide et vous n’en aurez

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aucuneutilité.Jevousprometsdel’entretenir,cequi,devousàmoi,neluiferaitpasdemal.AlicedévisageaDaldry.—Vousneseriezpasentraindemeproposerdemeconduireàdesmilliersdekilomètres

dechezmoietdem’abandonnerendesterreslointainespouravoirenfinleloisirdepeindresousmaverrière?

Àsontour,DaldryregardagravementAlice.—Vousavezdebeauxyeux,maisvraimentmauvaisesprit!—D’accord,ditAlice.Maisuniquementlorsquenousauronsfaitlaconnaissancedecette

fameuse deuxième personne et à condition qu’elle nous donne des raisons de poursuivrel’aventure.

—Évidemment !s’exclamaDaldryen levantsonverre.Alors trinquons,maintenantquenotreaffaireestconclue.

—Noustrinqueronsdansletrain,rétorquaAlice, jemelaisseencoreledroitdechangerd’avis.Toutcelaestassezprécipité.

—J’iraicherchernosbilletscetaprès-midietjem’occuperaiaussidenotrehébergementsurplace.

DaldryreposasonverreetsouritàAlice.—Vousavezleregardjoyeux,dit-il,etcelavousvabien.—C’estlevin,murmura-t-elle.Merci,Daldry.—Cen’étaitpasuncompliment.— Ce n’est pas pour cela que je vous remerciais. Ce que vous faites pourmoi est très

généreux.Soyezassuréqu’unefoisàIstanbuljetravailleraijouretnuitàcréerceparfumquiferadevousleplusheureuxdesinvestisseurs.Jevousprometsdenepasvousdécevoir…

— Vous dites n’importe quoi. J’ai autant de plaisir que vous à quitter la grisaillelondonienne.Dansquelques joursnous serons au soleil et quand je vois lapâleurdemonvisagedanslemiroirderrièrevous,jemedisqueceneserapasduluxe.

Aliceseretournaetseregardaàsontourdanslemiroir.EllefitunegrimacecompliceàDaldryquil’épiait.Laperspectivedecevoyageluidonnaitlevertige,mais,pourunefois,elleen goûtait l’ivresse, sans aucune retenue.Et, fixant toujoursDaldrydans lemiroir, elle luidemanda conseil pour annoncer à ses amis la décision qu’elle venait de prendre. Daldryréfléchituninstantetluifitremarquerquelaréponsesetrouvaitdanslaquestion.Ilsuffiraitdeleurdirequ’elleavaitprisunedécisionquilarendaitheureuse;sic’étaientdevraisamis,ilsnepourraientquel’encourager.

Surcesparoles,DaldryrenonçaàcommanderundessertetAliceluiproposad’allerfairequelquespas.

Au cours de leur promenade, Alice ne cessa de penser à Carol, Eddy, Sam et surtout àAnton.Quellesseraientleursréactions?Elleeutl’idéedelesconviertousàdînerchezelle.Elle les ferait boire plus que d’habitude, attendrait qu’il soit tard et, l’alcool aidant, leurparleraitdesesprojets.

Elle repéra une cabine téléphonique et demanda àDaldry de bien vouloir l’attendre uninstant.

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Aprèsavoirpasséquatreappels,Aliceeutl’impressionqu’ellevenaitdefairelespremierspas d’un long voyage. Sa décision était prise, elle savait qu’elle ne reculerait plus. EllerejoignitDaldryquil’attendait,adosséàunréverbère,enfumantunecigarette.S’approchantdelui,ellel’agrippaetlefittournersurlui-mêmeenl’entraînantdansunerondeimprovisée.

—Partonsaussi vitequepossible. Jevoudrais fuir l’hiver,Londresetmeshabitudes, jevoudraisquenoussoyonsdéjàaujourdudépart.JevaisvisiterSainte-Sophie,lesruellesdugrandbazar,m’enivrerdesenteurs,voir leBosphore,vousregardercroquer lespassantsaucarrefourdel’Occidentetdel’Orient.Jen’aipluspeur,etjesuisheureuse,Daldry,tellementheureuse.

—Mêmesijevoussuspected’êtreunpeusoûle,c’estunravissementdevousvoiraussijoyeuse.Jenedispascelapourvousséduire,chèrevoisine,c’estsincère.Jevousaccompagneàuntaxi,demoncôtéjevaism’occuperdel’agence.Aufait,vousavezunpasseport?

Alicefitnondelatête,commeunepetitefillepriseenfaute.— Un grand ami de mon père occupait un poste important au ministère des Affaires

étrangères. Je lui passerai un appel, il fera accélérer la procédure, j’en suis certain. Mais,avant tout, changement de programme : nous allons faire des photos d’identité, l’agenceattendra,et,cettefois,jeprendslevolant.

AliceetDaldryserendirentchezunphotographedequartier.Pendantqu’elleserecoiffait,pour la troisièmefois,devantuneglace,Daldry lui fit remarquerque laseulepersonnequiouvriraitsonpasseportseraitundouanierturcpourapposeruntampon.Ilétaitfortprobablequ’il ne fasse pas grand cas de quelques mèches rebelles. Alice finit par s’asseoir sur letabouretduphotographe.

Ce dernier venait de s’équiper d’un tout nouvel appareil qui fascinaDaldry. Il tira unefeuille du boîtier, la sépara en deux, et quelques minutes plus tard Alice y découvrit sonvisagequiapparaissaitenquatreexemplaires.PuiscefutautourdeDaldrydeprendreplacesurletabouret.Ilfitunsourirebéatetretintsarespiration.

Leursdocumentsenpoche,ilsserendirentauservicedespasseports,àSt.James.Devantle préposé, Daldry fit part de l’imminence de leur voyage, exagérant son souci de voir desaffaires importantes compromises s’ils ne pouvaient pas partir en temps voulu. Alice étaiteffaréeduculotdontilfaisaitpreuve.Daldryn’hésitapasàserecommanderd’unparenthautplacéaugouvernement,maisdontilpréférait,pardiscrétion,tairelenom.Lepréposépromitde faire diligence. Daldry le remercia et poussa Alice vers la sortie, craignant qu’elle necompromettesasupercherie.

—Riennevousarrête,dit-elleenredescendantverslarue.—Si,vous!Aveclatêtequevousfaisiezpendantquejeplaidaisnotrecause,vousn’étiez

pasloindetoutficherenl’air.—Excusez-moid’avoirriquandvousavez juréàcepauvrehommequesinousn’étions

pasàIstanbuldansquelquesjours,l’économieanglaiseconvalescentenes’enremettraitpas.—Les journéesdece fonctionnairedoiventêtred’unemonotonieépouvantable.Grâceà

moi,levoilàinvestid’unemissionqu’ilconsidéreracommedesplusimportantes,jenevoislàquedelabienveillancedemapart.

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—C’estbiencequejedisais,vousaveztouslesculotsdumonde.—Jesuisbiend’accordavecvous!En sortant de la préfecture, Daldry salua le policier de faction et fit entrer Alice dans

l’Austin.—Jevousraccompagneetjefileàl’agence.L’Austinroulaitbontraindanslesruesdelacapitale.—Cesoir,dit-elle,jeretrouvemesamisaupub,auboutdenotrerue,sivousvoulezvous

joindreànous…—Jepréfèrevousépargnermaprésence,réponditDaldry.ÀIstanbulvousn’aurezd’autre

choixquedemesupporterenpermanence.Alicen’insistapas,Daldryladéposachezelle.

*Le soir se faisait attendre, Alice avait beau s’appliquer à sa table de travail, il lui était

impossibledecouchersurlepapierlamoindreformule.Elletrempaitunebandelettedansunflacond’essencederose,et sespensées filaientversdes jardinsorientauxqu’elle imaginaitmagnifiques.Soudain,elleentendit lamélodied’unpiano.Elleaurait juréqu’elleprovenaitdel’appartementdesonvoisin.Ellevoulutenavoirlecœurnetettraversalapièce,mais,dèsqu’elle ouvrit sa porte, lamélodie s’arrêta et lamaison victorienne replongea dans le plusgrandsilence.

*

LorsqueAlicepoussalaportedupub,sesamisétaientdéjàlà,enpleinediscussion.Anton

lavitentrer.Elleremitunpeud’ordredanssescheveuxetavançaverseux.EddyetSamluiprêtèrent à peine attention. Anton se leva pour lui offrir une chaise avant de reprendre lecoursdesaconversation.

CaroldévisageaAlice,ellesepenchapourluidemanderdiscrètementaucreuxdel’oreillecequiluiétaitarrivé.

—Dequoituparles?chuchotaAlice.— De toi, répondit Carol pendant que les garçons poursuivaient un âpre débat sur la

gouvernanceduPremierministreAttlee.Eddysouhaitaitardemment leretourdeChurchillauxaffaires,Sam, ferventpartisande

sonopposant,luiprédisaitladisparitiondelaclassemoyenneenAngleterresileseigneurdelaguerreremportaitlesprochainesélections.Alicevoulutdonnersonavis,maisellesesentitd’abordobligéederépondreàsonamie.

—Ilnem’estrienarrivédeparticulier.—Menteuse!Tuasquelquechosedechangé,çasevoitsurtafigure.—Tudisn’importequoi!protestaAlice.

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—Celafaitlongtempsquejenet’aipasvueaussiradieuse,tuasrencontréquelqu’un?Aliceritauxéclats,cequifittairelesgarçons.—C’estvraiquetuasquelquechosedechangé,ditAnton.—Maisenfinqu’est-cequivousprend?Commande-moiplutôtunebièreaulieudedire

desâneries,j’aisoif.Anton se rendit au bar, invitant ses deux camarades à le suivre. Il y avait cinq verres à

rempliretiln’avaitquedeuxmains.Restéeseuleencompagnied’Alice,Carolenprofitapourpoursuivresoninterrogatoire.—Quiest-ce?Àmoi,tupeuxledire.—Jen’airencontrépersonne,mais,situveuxtoutsavoir,iln’estpasimpossiblequecela

m’arrived’icipeu.—Tusaisd’avancequetuvasrencontrerquelqu’undanspeudetemps?Tuesdevenue

voyante?—Non,maisj’aidécidédecroirecellequevousm’avezforcéeàécouter.Carol,aucombledel’excitation,pritlesmainsd’Alicedanslessiennes.—Tupars,c’estça?Tuvasfairecevoyage?Aliceacquiesçaetdésignadu regard les troisgarçonsqui revenaientvers elles.Carol se

levad’unbondetleurordonnaderetourneraubar.Ellelespréviendraitquandellesauraientfinileurconversationdefilles.Lestroisgarçonsrestèrentinterdits,haussèrentlesépaulesdeconcertettournèrentlestalonspuisqu’onvenaitdeleschasser.

—Quand?demandaCarolplusexcitéequesameilleureamie.—Jenesaispasencore,maisc’estl’affairedequelquessemaines.—Sitôtqueça?—Nousattendonsnospasseports,noussommesallésenfairelademandecetaprès-midi.—Nous?Tuparsaccompagnée?AlicerougitetrévélaàCarollemarchéqu’elleavaitpasséavecsonvoisindepalier.—Es-tucertainequ’ilnefaitpastoutcelapourteséduire?—Daldry?GrandDieu,non!Jeluiaimêmeposélaquestion,aussiouvertementqueça.—Tuaseucetoupet?— Je n’ai pas réfléchi, c’est venu dans la conversation, et il m’a fait remarquer

qu’accompagnerunefemmejusquedanslesbrasdel’hommedesavieneseraitpastrèsfutépourquelqu’unquivoudraitluifairelacour.

—Jel’admets,ditCarol.Alorssonintérêtestvraimentd’investirdanstesparfums?Ilasacrémentconfianceentontalent.

— Apparemment plus que toi ! Je ne sais pas ce qui le motive le plus, dépenser unhéritagedontilneveutpas,faireunvoyage,oupeut-êtresimplementprofiterdemaverrièrepourpeindre.Ilparaîtqu’ilenrêvedepuisdesannéeset je luiaipromisde lui laissermonappartementpendantmonabsence.Ilrentrerabienavantmoi.

—Tucomptespartirsilongtempsqueça?demandaCarol,dépitée.—Jen’ensaisrien.— Écoute, Alice, je ne veux pas jouer les rabat-joie, surtout que j’ai été la première à

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t’encourager,mais,maintenantqueceladevientconcret,çamesembletoutdemêmeunpeufoudepartiraussiloinjusteparcequ’unevoyantet’apréditlegrandamour.

—Maisjeneparspasàcausedeça,grandeasperge.Jenesuispasdésespéréeàcepoint.Seulement,jetourneenronddansmonatelier,celafaitdesmoisquejen’aiplusriencréé;j’étouffedanscetteville,danscettevie.Jevaisgoûter l’airdu large,m’enivrerdenouvellessenteursetdepaysagesinconnus.

—Tum’écriras?—Biensûr,situcroisquejepasseraiàcôtéd’unetelleoccasiondeterendrejalouse!—Enattendant,c’esttoiquimelaisseslestroisgarçonspourmoiseule!rétorquaCarol.— Qui te dit qu’absente je n’occuperai pas encore plus leurs esprits ? Tu n’as jamais

entendudirequelemanqueintensifiaitledésir?—Non,jen’aijamaisentendudirequelquechosed’aussistupideetjen’aijamaiseunon

plusl’impressionquetuétaisleurprincipalcentred’intérêt.Quandcomptes-tuleurdirequetupars?

Alice évoqua le dîner qu’elle voulait organiser chez elle le lendemain. Mais Carol luiréponditqu’ellen’avaitpasbesoindefairetantd’histoires;aprèstout,ellen’étaitfiancéeàaucundesgarçons!Ellen’avaitd’autorisationàdemanderàpersonne.

—Uneautorisationpourquoi?demandaAntonens’asseyantsurlabanquette.— Pour aller visiter des archives secrètes, répondit aussitôt Carol, sans savoir d’où lui

venaitunetelleidée.—Desarchives?interrogeaAnton.SametEddys’assirentàleurtour.Labandeétaitaucomplet.Alicearrêtasonregardsur

AntonetannonçasadécisiondepartirenTurquie.Unlongsilences’installa.Eddy,SametAnton,bouchebée,dévisageaientAlice,incapabledesortirlemoindremot;

Caroltapadupoingsurlatable.—Ellenevousapasditqu’elleallaitmourir,maisqu’ellepartaitenvoyage,vouspouvez

respirermaintenant?—Tuétaisaucourant?demandaAntonàCarol.—Depuisunquartd’heure,répondit-elle,irritée.Désolée,jen’aipaseuletempsdevous

envoyeruntélégramme.—Ettut’absenteslongtemps?demandaAnton.—Ellen’ensaitrien,réponditCarol.—Partiraussilointouteseule,demandaSam,c’estvraimentprudent?— Elle voyage avec son voisin de palier, le grincheux qui avait fait irruption chez elle

l’autresoir,précisaCarol.—Tuparsaveccetype?Ilyaquelquechoseentrevous?demandaAnton.— Mais non, répondit Carol, ils se sont associés, c’est un voyage d’affaires. Alice va

chercheràIstanbuldequoicréerdenouveauxparfums.Sivousvoulezcontribueraucoûtduvoyage,ilestpeut-êtreencoretempsdedeveniractionnairedesafuturegrandecompagnie.Sil’envievousendit,messieurs,n’hésitezpas !Allez savoir sidansquelquesannéesvousne

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siégerezpasauconseild’administrationdePendelbury&associés.—J’aiunequestion,interrompitEddyquin’avaitrienditjusque-là.Enattendantqu’Alice

devienneprésidented’unemultinationale, est-cequ’ellepeutencore s’exprimer toute seuleouilfautdésormaispasserpartoipours’adresseràelle?

Alicesouritetcaressalajoued’Anton.— C’est vraiment un voyage d’affaires, et comme vous êtesmes amis, au lieu de vous

laisser chercher mille bonnes raisons de m’empêcher de partir, je vous invite chez moivendredi,pourfêtermondépart.

—Tut’envassitôt?interrogeaAnton.—Ladaten’estpasencorefixée,réponditCarol,mais…—Dèsquenousauronsnospasseports,intervintAlice.Jepréfèreéviterlesgrandsadieux,

autantsedireaurevoirunpeutroptôt.Etpuis,commeça,sivousmemanquiezdèssamedi,jepourraisencorepasservousvoir.

La soirée s’acheva sur ces mots. Les garçons n’avaient plus le cœur à la fête. Ilss’embrassèrentsurletrottoirdevantlepub.AntonattiraAliceàl’écart.

—Jet’écrirai, jeteprometsdeteposterunelettrechaquesemaine,dit-elleavantmêmequ’ilparle.

—Qu’est-cequetuvaschercherlà-basquetunetrouvespascheznous?—Jetelediraienrevenant.—Situreviens.— Mon Anton, ce n’est pas que pour ma carrière que j’entreprends ce voyage, j’en ai

besoin,tucomprends?—Non,maisj’imaginequej’auraidésormaistoutletempsd’yréfléchir.Bonvoyage,Alice,

prendssoindetoietnem’écrisquesituenasvraimentenvie.Antontournaledosàsonamieetrepartittêtebasse,mainsdanslespoches.Cesoir-là,lesgarçonsrenoncèrentàraccompagnerlesfilles.AliceetCarolremontèrentla

rueensemble,sansunmot.De retour chez elle,Alice n’allumapas la lumière, elle ôta ses vêtements, se glissa nue

sous ses draps et regarda le croissant de lune qui brillait au-dessus de la verrière ; uncroissant,sedit-elle,presquesemblableàceluiquifiguraitsurledrapeaudelaTurquie.

*

Le vendredi, en fin d’après-midi, Daldry frappa à la porte d’Alice. Il entra dans

l’appartement,agitantfièrementlesdeuxpasseports.—Etvoilà,dit-il,noussommesenrègle,bonspourl’étranger!—Déjà?demandaAlice.—Etaveclesvisas!Nevousavais-jepasditquej’avaisquelquesrelationsbienplacées?

Je suispassé les chercher cematin, et jeme suisaussitôt renduà l’agencepourmettreaupointlesderniersdétailsduvoyage.Nouspartironslundi,soyezprêtedèshuitheures.

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Daldrydéposalepasseportd’Alicesursatabledetravailets’enallaaussitôt.Elleentournalespages,rêveuse,etleposasursavalise.

*Aucoursdelasoirée,chacunfitbonnefigure,maisl’envien’yétaitpas.Antonleuravait

faitfauxbond;depuisqu’Aliceavaitannoncésondépart,labanded’amisn’étaitdéjàpluslamême.Iln’étaitpasminuitquandEddy,CaroletSamdécidèrentderentrer.

Onseserradanslesbras,seditmaintesfoisaurevoirdansdelonguesembrassades.Alicepromitd’écriresouvent,derapporterunefouledesouvenirsdubazard’Istanbul.Sur lepasdesaporte,Carol,enlarmes,luijurades’occuperdesgarçonscommedesaproprefamilleetderaisonnerAnton.

Alicerestasurlepalierjusqu’àcequelacaged’escalierredeviennesilencieuse,avantderentrerchezelle,lecœurlourdetlagorgenouée.

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6.

Le lundi matin à huit heures, Alice, valise à la main, jeta un ultime coup d’œil à son

appartementavantd’enrefermerlaporte.Elledescenditlesescaliers,lecœurfébrile,Daldryl’attendaitdéjàdansuntaxi.

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Le chauffeur du black cab prit son bagage et le posa à l’avant. Alice grimpa sur la

banquette arrière, à côté de Daldry qui la salua avant d’indiquer au chauffeur la directiond’Harmondsworth.

—Nousn’allonspasàlagare?demandaAlice,inquiète.—Non,eneffet,réponditDaldry,laconique.—EtpourquoiHarmondsworth?—Maisparcequec’est làquese trouve l’aérodrome.Jevoulaisvous faireunesurprise,

nousvoyageronsparlesairs,cequiserabienplusrapidequeletrainpourarriveràIstanbul.—Commentçaparlesairs?demandaAlice.—J’ai kidnappédeux canards àHydePark.Maisnon,nouspartons enavionbien sûr !

J’imaginequepourvousaussic’estlapremièrefois.Nousvoleronsàlavitessededeuxcentcinquantekilomètresàl’heureetàseptmillemètresd’altitude.N’est-cepastoutsimplementincroyable?

Alors que la voiture quittait la ville et parcourait la campagne, Alice regarda défiler lespâturagesetsedemandasiellen’auraitpaspréférérestersurleplancherdesvaches,quitteàcequelevoyagedurepluslongtemps.

—Rendez-vous compte, enchaînaDaldry tout excité, nous ferons escale à Paris, puis àVienne où nous passerons la nuit et serons demain à Istanbul au lieu d’y arriver au boutd’unelonguesemaine.

—Nousnesommespassipressésquecela,fitremarquerAlice.—Nemeditespasquel’idéedemonteràbordd’unavionvousfaitpeur?—Jen’ensaisencorerien.L’aéroport de Londres était en pleine construction. Trois pistes en ciment étaient déjà

opérationnelles, tandis qu’un bataillon de tracteurs en traçait trois autres. BOAC, KLM,BritishSouthAmericanAirways,IrishAirline,AirFrance,Sabena, lesjeunescompagniessecôtoyaient sous des tentes et des baraquements en tôle ondulée qui leur servaient determinaux. Le premier bâtiment en dur se construisait au centre de l’aérodrome. Lorsqu’ilseraitachevé,l’aéroportdeLondresprendraituneallurepluscivilequemilitaire.

Sur le tarmac, avions de la Royal Air Force et appareils de lignes commerciales étaientalignésenépi.

Letaxiserangeadevantungrillage.DaldrypritleursvalisesetdirigeaAliceverslatented’AirFrance.Ilprésentasestitresdetransportaucomptoird’enregistrement.L’agentausolles accueillit avec déférence, appela un porteur et remit à Daldry deux cartesd’embarquement.

— Votre vol part à l’heure prévue, dit-il, nous allons bientôt procéder à l’appel despassagers. Si vous voulez bien faire tamponner vos passeports auprès des autoritésdouanières,leporteurvavousyaccompagner.

Les formalités réglées, Daldry et Alice s’installèrent sur un banc. Chaque fois qu’un

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appareil prenait son envol, le bruit assourdissant de ses moteurs empêchait touteconversation.

—Jecroisquej’aiquandmêmeunpeupeur,avouaAliceentredeuxvrombissements.—Ilparaîtqu’àbordc’estmoinsbruyant.Croyez-moi,cesmachinessontbeaucoupplus

sûres que les automobiles. Je suis certain qu’une fois dans les airs vous serez ravie duspectaclequis’offriraàvous.Savez-vousquel’onnousserviraunrepas?

—NousallonsfaireescaleenFrance?demandaAlice.—ÀParis,mais juste le temps de changer d’avion, nous n’aurons hélas pas le loisir de

nousrendreenville.L’employédelacompagnievintleschercher,d’autrespassagerssejoignirentàeuxeton

lesescortasurletarmac.

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Alicedécouvritun immenseavion,unepasserellegrimpaitvers l’arrièrede lacarlingue.

Une hôtesse de l’air, vêtue d’une tenue seyante, accueillait les passagers sur la dernièremarche.SonsourirerassuraAlice.Quelincroyablemétierfaisait-elle,songeaAliceenentrantdansleDC-4.

L’habitacle était plus vaste qu’elle ne l’avait supposé. Alice prit place dans un fauteuil,aussiconfortablequeceluiqu’elleavaitchezelle,àceciprèsqu’ilétaitéquipéd’uneceinturedesécurité.L’hôtesseluimontracommentl’attacheretl’ouvrirencasd’urgence.

—Quelgenred’urgence?s’inquiétaAlice.—Jen’enai aucune idée, répondit l’hôtesse en souriantdeplusbelle, jen’enai jamais

connu. Soyez tranquille,madame, lui dit-elle, tout va très bien se passer, je fais ce voyagetouslesjoursetjenem’enlassepas.

Laportearrièresereferma.Lepilotevintsaluerchacundespassagersetretournaàsonposte,oùlecopiloteeffectuaitlacheck-list.Lesmoteurspétaradèrent,unegerbedeflammesillumina chaque aile et les hélices tournoyèrent dans un vacarme assourdissant ; bientôt,leurspalesdevinrentinvisibles.

Alices’enfonçadanssonfauteuiletplantasesonglesdanslesaccoudoirs.La carlingue vibrait, on ôta les cales de roues, l’avion longeait déjà la piste. Assise au

deuxièmerang,Aliceneperdaitriendescommunicationsentrelepostedepilotageetlatourde contrôle. Le radiomécanicien écoutait les instructionsdes aiguilleurs et les transmettaitaux pilotes, il accusait réception des messages dans un anglais qu’Alice n’arrivait pas àdécrypter.

—Ce typeaunaccentépouvantable,dit-elleàDaldry, lesgensàqui ilparlenedoiventriencomprendredecequ’illeurdit.

—Sivousmelepermettez,l’importantestqu’ilsoitbonaviateuretnonexpertenlanguesétrangères.Détendez-vousetprofitezdelavue.PensezàAdrienneBolland,nousallonsvolerdansdesconditionsincomparablesàcellesqu’elleaconnues.

—Jel’espèrebien!ditAliceensetassantdavantageencoredanssonfauteuil.Le DC-4 s’alignait pour le décollage. Les deux moteurs gagnaient en puissance, la

carlinguevibraitencoreplus.Lecommandantlibéralesfreinsetl’appareilpritdelavitesse.Alice avait collé son visage au hublot. Les infrastructures de l’aéroport défilaient, elle

ressentit soudain une sensation inconnue, les roues avaient quitté le sol et l’avion sebalançait auvent,prenant lentementde l’altitude.Lapiste rapetissait à vued’œil, avantdes’effacerpourlaisserplaceàlacampagneanglaise.Et,alorsquel’aviongrimpait,lescorpsdefermesquiapparaissaientauloinsemblaientrétrécir.

—C’estmagique,ditAlice.Vouspensezquenousallonstraverserlesnuages?—Jenouslesouhaite,réponditDaldryenouvrantsonjournal.Àlacampagnesuccédabientôtlamer.Aliceavaitvoulucompterlescrêtesdesvaguesqui

apparaissaientsurl’immensitébleue.

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Lepiloteannonçaquel’onapercevraitlescôtesfrançaisesd’uninstantàl’autre.Le vol dura moins de deux heures. L’avion s’approchait de Paris et l’excitation d’Alice

redoublaquandellecrutvoirlatourEiffelauloin.L’escale à Orly fut brève, un employé de la compagnie escorta Alice et Daldry sur le

tarmacjusqu’àunautreappareil;Alicen’écoutaitpasunmotdecequeluidisaitDaldry,ellenepensaitqu’àuneseulechose,leprochaindécollage.

Le vol Air France de Paris à Vienne fut plus mouvementé que celui de Londres. Alices’amusaitdessoubresautsqu’ellefaisaitsursonsiègechaquefoisquel’aviontraversaitunezonedeturbulences.Daldrysemblaitmoinsàsonaise.Aprèsuncopieuxrepas,ilallumaunecigarette et en offrit une à Alice qui la refusa. Plongée dans la lecture d’unmagazine, ellerêvassait en découvrant les dernières collections des couturiers parisiens. Elle remerciaDaldrypour la énième fois, jamais ellen’aurait imaginé vivreunpareilmoment et jamais,jura-t-elle, ellen’avait étéaussiheureuse.Daldry réponditqu’il s’en réjouissait et l’invitaàprendreunpeuderepos.Cesoir,ilsdîneraientàVienne.

L’Autriche était recouverte de neige. Les étendues blanches semblaient courir à l’infini

surlacampagneetAlicefutsubjuguéeparlabeautédupaysage.Daldryavaitdormipendantunebonnepartieduvol,ilseréveillaalorsqueleDC-4faisaitsonapproche.

—Dites-moiquejen’aipasronflé,supplia-t-ilenouvrantlesyeux.—Moinsfortquelesmoteurs,réponditAliceensouriant.Lesrouesvenaientdetoucherlapiste,l’appareilserangeadevantunhangar,onapprocha

unepasserelleetlespassagerspurentdescendre.Un taxi les conduisit en centre-ville. Daldry précisa au chauffeur qu’ils se rendaient à

l’hôtel Sacher. Alors qu’ils approchaient d’Heldenplatz, une camionnette glissa sur uneplaquedeverglasetsemitentraversdelarouteavantdesecouchersurlecôté.

Lechauffeurdetaxiévitadejustesselacollision.Despiétonsseprécipitèrentpourporterassistanceauconducteurquisortit indemnedesacabine,mais lacirculationétaitbloquée.Daldryjetauncoupd’œilàsamontreetmarmonnaàmaintesreprises:«Nousallonsarrivertroptard»,sousleregardétonnéd’Alice.

—Nousvenonsd’échapperàunaccidentetvousvousinquiétezdel’heure?Sans même lui prêter attention, Daldry demanda au chauffeur de taxi de trouver une

solutionpour lessortirdecetembouteillage.L’homme,neparlantpasunmotd’anglais,secontentadehausserlesépaulesenmontrantlechaosdevanteux.

—Nousallonsarrivertroptard,répétaencoreunefoisDaldry.—Maisoùallons-nousarrivertroptard?s’emportaAlice.—Vous leverrezen tempsvoulu, enfin, si toutefoisnousne restonspasprisonniers ici

toutelanuit.Aliceouvritlaportièreetdescenditdutaxisansdireunmot.—C’estça,faitesvotremauvaisetête!rouspétaDaldryensepenchantàlavitre.—Vousnemanquezpasdeculot!Vousnecessezderâleretvousn’êtesmêmepasfichu

demedirecequivousrendaussiimpatient.

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—Parcequejenepeuxpasvousledire,voilàtout!—Ehbienquandvouslepourrez,jeremonteraiàbord!—Alice,cessezvosenfantillagesetrevenezvousasseoir,vousallezattraperfroidetpuis

cen’estpaslapeinedecompliquerunesituationquil’estdéjàsuffisammentcommeça.C’estbienmaveine,ilfallaitquecettestupidecamionnetteserenversedevantnous.

—Quellesituation?demandaAlice,mainssurleshanches.—Lanôtre,noussommesbloquésdanscetembouteillage,alorsquenousdevrionsdéjà

êtreàl’hôtelentraindenouschanger.—Nousallonsaubal?demandaAliced’untonironique.—Presque ! réponditDaldry, et je ne vous endirai pas plus.Maintenant remontez, j’ai

l’impressionquecelasedégageenfin.—J’aiunbienmeilleurpointdevuequevous,quiêtesassisdanscettevoiture,etjepeux

vousassurerquerienn’estdégagé.Nousallonsàl’hôtelSacher,n’est-cepas?—Eneffet,pourquoi?—Parceque,delàoùjemetrouve,monsieurlerâleur,j’enaperçoisl’enseigne.J’imagine

qu’àpiedildoitsetrouveràcinqminutesd’ici.Daldry regarda Alice, stupéfait. La course du chauffeur étant réglée par la compagnie

aérienne, il sortit du véhicule, attrapa les deux valises dans le coffre et pria Alice de bienvouloirlesuivre.

Lestrottoirsglissantsn’empêchaientpasDaldrydemarcherd’unpaspressé.—Nous allons finir par nous casser la figure, ditAlice en se rattrapant à lamanchede

Daldry.Qu’est-cequ’ilyadesiurgent,bonsang?—Si je vous le dis, cene seraplusune surprise.Dépêchons, je vois l’auventde l’hôtel,

plusquetroiscentspiedsetnousyserons.Leportierdefactionvintàleurrencontre,ilrécupéralesbagagesetleurouvritlaporte.Aliceadmiralegrandlustreencristalsuspenduparunelonguetresseaumilieuduhall.

Daldryavaitréservédeuxchambres, il remplit les fichesdepoliceetse fitremettre lesclésparleconcierge.Ilregardal’heureàlapenduledubarquel’onapercevaitdepuislaréceptionetaffichaunemineconsternée.

—Etvoilà,c’esttroptard!—Puisquevousledites,réponditAlice.—Tantpis,allons-yainsi,detoutefaçon,avecnosmanteaux,ilsn’yverrontquedufeu.Daldry lui fit traverser la rue au pas de course. Devant eux se dressait unmagnifique

édificed’architecturenéo-Renaissance.Dechaquecôtédufrontispices’élevaient lesstatuesdedeuxcavaliersnoirsprêtsàs’élanceraugalop.Ledômeencuivrequisurplombaitl’Opéraétaitimmense.

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Hommesensmokingetfemmesenrobelonguesepressaientsurlesmarches.Daldryprit

Aliceparlebrasetsejoignitàlafoule.—Nemeditespas…,soufflaAliceàl’oreilledeDaldry.— Que nous allons à l’Opéra ? Eh bien si ! Je nous avais concocté cette autre petite

surprise. L’agence de voyages à Londres a tout orchestré. Nos places nous attendent à labilletterie. Une nuit à Vienne sans aller écouter une pièce de théâtre lyrique, c’étaitimpossible.

—Maispasdanslatenueaveclaquellej’aivoyagétoutelajournée,ditAlice.Regardezlesgensautourdenous,j’ail’aird’unepauvresse.

—Pourquoicroyez-vousquejem’impatientaisdanscesatanétaxi?L’habitdesoiréeestobligatoire,alorsfaitescommemoietfermezbienvotremanteau,nouslesôteronsquandlasalleseraplongéedanslenoir.Etjevousenprie,pasderéflexion;pourMozart,jesuisprêtàtout.

Alice était tellement heureuse de se rendre à l’Opéra, c’était une première pour elle,qu’elle obéit à Daldry sans discuter. Ils se faufilèrent au milieu des spectateurs, espérantéchapperàlavigilancedesportiers,contrôleursetvendeursdeprogrammesquis’affairaientdans legrandhall.Daldry seprésentaauguichet etdonna sonnomà la réceptionniste.Lafemmeajustaseslunettesetfitglisserunelonguerègleenboissurleregistrequisetrouvaitdevantelle.

—M. et Mme Daldry, de Londres, dit-elle avec un accent autrichien fort prononcé, entendantlesbilletsàEthan.

Unesonnerieretentit,annonçantlecommencementduspectacle.Aliceauraitvouluavoirle temps d’admirer les lieux, la splendeur du grand escalier, les lustres gigantesques, lesdorures,maisDaldry ne lui en laissa pas l’occasion. Il la tirait sans cesse par le bras pourqu’ilsrestentcachésaumilieude la foulequiavançaitvers lecontrôleurdesbillets.Quandarriva leur tour,Daldryretintsonsouffle.Lecontrôleur leurdemandad’allerdéposer leursmanteaux au vestiaire, mais Daldry fit comme s’il ne comprenait pas. Derrière eux, lesspectateurss’impatientaient,lecontrôleurlevalesyeuxauciel,arrachalestalonsdesbilletset les laissaentrer.L’ouvreusedévisageaAliceet, à son tour, lapriad’ôter sonmanteau. Ilétaitinterditdelegarderdanslasalle.Alicerougit,Daldrys’offusqua,jouantdeplusbelleàceluiquinecomprenaitpasunmotdecequ’on luidisait,mais l’ouvreuseavaitdevinésonstratagèmeet luidemandadansunanglais fort convenabledebienvouloirobtempérer.Lecodevestimentaireétaitstrict,etlatenuedesoiréeobligatoire.

— Puisque vous parlez notre langue, mademoiselle, nous pouvons peut-être nousarranger. Nous arrivons tout juste de l’aéroport et un stupide accident sur vos routesverglacéesnousaempêchésdepouvoirnouschanger.

—Madame,etnonmademoiselle,répondit l’ouvreuse,etquellesquesoientvosraisons,vousdevezêtreimpérativementensmokingetmadameenrobelongue.

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—Maisquelleimportance,puisquenousseronsdansl’obscurité!—Cen’estpasmoiqui fixe lesrègles ;enrevanche, jesuis tenuede les faireappliquer.

J’aid’autrespersonnesquevousàplacer,monsieur,retournezauguichetoùvosbilletsvousserontremboursés.

— Enfin, s’impatienta Daldry, chaque règle a son exception, votre règlement doit bienavoir la sienne ! Nous ne sommes là que pour un soir, je vous demande simplement defermerlesyeux.

L’ouvreusefixaitDaldryd’unairquinelaissaitaucunespoir.Alicelesuppliadenepasfaired’esclandre.— Venez, dit-elle, ce n’est pas grave, c’était une merveilleuse idée et j’ai été plus que

surprise. Allons dîner, nous sommes épuisés, nous n’aurions peut-être pas tenu tout unopéra.

Daldry foudroya l’ouvreuse du regard, récupéra ses billets qu’il déchira devant elle etentraînaAliceverslehall.

— Je suis furieux, dit-il en quittant l’Opéra, ce n’est pas d’un défilé demode,mais demusiquequ’ils’agit.

—C’estl’usage,ilfautlerespecter,réponditAlicepourl’apaiser.—Ehbien,cetusageestgrotesque,voilàtout,râlaDaldryensortantdanslarue.—C’estdrôle,ditAlice,quandvousvousmettezencolère,onvoitvotrevisaged’enfant.

Vousdeviezavoirunsacrécaractère.—J’avaistrèsboncaractèreetj’étaisunenfantfacile!—Jenevouscroispasuneseconde,réponditAliceenriant.Ilspartirentàlarecherched’unrestaurantet,cefaisant,ilscontournèrentl’Opéra.—Cetteidioted’ouvreusenousafaitraterDonGiovanni.Jenedécolèrepas.L’agentde

voyagess’étaitdonnéunmalfoupournousobtenircesplaces.Aliceavaitremarquéunepetiteportepar laquellevenaitdesortirunmanutentionnaire.

Laportenes’étaitpascomplètementreferméeetlesourired’Alicesefitespiègle.— Vous seriez prêt à risquer une nuit au poste de police pour écouter votre Don

Giovanni?—JevousaidéjàditquepourMozartjeseraisprêtàtout.—Alorssuivez-moi.Avecunpeudechance,jevaispeut-êtrevoussurprendreàmontour.AlicepoussalaportedeserviceentrouverteetenjoignitàDaldrydelasuivre,sansfairede

bruit.Ilstraversèrentunlongcorridorquibaignaitdansunclair-obscurrougeoyant.—Oùallons-nous?chuchotaDaldry.—Jen’enaiaucuneidée,réponditAliceàvoixbasse,maisjecroisquenoussommesdans

labonnedirection.Aliceseguidaitausondesnotesdemusiquequiserapprochait.EllemontraàDaldryune

échellequigrimpaitversuneautrecoursive,bienplushauteencore.—Etsinousnousfaisonsprendre?demandaDaldry.— Nous dirons que nous nous sommes perdus en cherchant les toilettes, maintenant

grimpezettaisez-vous.

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Alices’engageadanslasecondecoursive,Daldrylasuivait,pasàpas,etplusilsavançaientplus les chantsd’opéra s’entendaientdistinctement.Alice releva la tête, au-dessusd’elle setrouvaitunepasserelle,suspenduepardesfilinsd’acier.

—Cen’estpasdangereux?demandaDaldry.— Probablement, nous prenons de l’altitude, mais regardez en bas, c’est merveilleux,

n’est-cepas?Etencontrebasdelapasserelle,Daldrydécouvritsoudainlascène.DeDonGiovanni,ilsn’apercevaientquelechapeauetlecostume,illeurétaitimpossible

devoirtoutledécor,maisAliceetDaldryjouissaientd’unevueimprenablesurl’unedesplusbellessallesd’opéradumonde.

Alice s’assit, ses jambes se balançant dans le vide au rythme de la musique. Daldrys’installaàcôtéd’elle,éblouiparlespectaclequisejouaitsousleursyeux.

Bien plus tard, lorsqueDonGiovanni invita au bal Zerlina etMasetto,Daldry souffla àl’oreilled’Alicequelepremieracteallaitbientôts’achever.

Aliceserelevadansleplusgrandsilence.—Ilestpréférablequenousnousesquivionsavant l’entracte,suggéra-t-elle.Inutileque

lesmachinistesnoussurprennentquandtoutserailluminé.Daldrypartitàregret.Ilsfirentmarchearrièreleplusdiscrètementpossible,croisèrenten

chemin un éclairagiste qui ne leur prêta pas plus d’attention que cela, et ressortirent parl’entréedesartistes.

— Quelle soirée ! s’écria Daldry sur le trottoir. Je retournerais volontiers dire à notreouvreusequelepremieracteétaitmagnifique!

—Unsalegosse,unvraisalegosse!—J’aifaim!s’exclamaDaldry,cetteescapadem’amisenappétit.Il repéra une taverne de l’autre côté du carrefour, mais s’aperçut soudain qu’Alice

semblaitépuisée.—Quediriez-vousd’undînerrapideàl’hôtel?proposa-t-il.Alicenesefitpasprier.Le repas achevé, les deux voyageurs se retirèrent dans leurs chambres respectives et,

comme à Londres, ils se saluèrent sur le palier. Rendez-vous était pris pour le lendemainmatinàneufheures,danslehall.

Alices’installaaupetitbureaudevantlafenêtredesachambre.Elletrouvadansletiroirunnécessaireàécriture,admiralaqualitédupapieretcouchalespremiersmotsd’unelettrequ’elledestinait àCarol.Elle lui raconta ses impressionsdevoyage, luiparladu sentimentétrange qu’elle avait ressenti alors qu’elle s’éloignait de l’Angleterre, lui décrivit sonincroyablesoiréeàVienne,puisellereplialalettreetlajetadanslefeuquicrépitaitdanslacheminéedesachambre.

*

Alice et Daldry s’étaient retrouvés au matin comme prévu. Un taxi les conduisit vers

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l’aéroportdeViennedontonapercevaitlespistesauloin.— Je vois notre avion, la météo est bonne, nous partirons certainement à l’heure, dit

Daldrypourmeublerlesilencequirégnaitdepuisleurdépart.Alicedemeuraitsilencieuseetneditmotjusqu’àcequ’ilsarriventdansleterminal.Aussitôtaprèsledécollage,ellefermalesyeuxets’endormit.Uneturbulenceunpeuforte

fitglissersatêtesurl’épauledesonvoisin.Daldryétaittétanisé.L’hôtesses’approchadanslacoursiveetDaldryrenonçaàsonplateau-repaspournepasréveillerAlice.Plongéedansunprofondsommeil,elles’avachitsurluietposasamainsursontorse.Daldrycrutl’entendrel’appeler, mais ce n’était pas son prénom qu’elle avait murmuré dans un sourire. Elleentrouvrit les lèvres, prononça d’autres mots inaudibles avant de s’effondrer presqueentièrementsur lui. Il toussota,maisriennesemblaitpouvoir tirerAlicedesesrêves.Uneheure avant l’atterrissage, elle rouvrit les yeux etDaldry ferma les siens, feignantde s’êtreégalementassoupi.Alicerougitendécouvrantlapositiondanslaquelleelles’étaitretrouvée.ConstatantqueDaldrydormait,ellesupplialecielpourqu’ilneseréveillepas,alorsqu’elletentaitdeseredresserendouceur.

Dèsqu’elleeutreprisplacedanssonfauteuil,Daldrybâillalonguement,s’étira,secouantsonbrasgauche,endolori,ets’enquitdel’heure.

—Jecroisquenousallonsbientôtarriver,ditAlice.—Jen’aipasvupasserlevol,mentitDaldryensemassantlamain.—Regardez!s’écriaAlice,levisagecolléauhublot,ilyadel’eauàpertedevue.—J’imaginequevouscontemplezlamerNoire,moi,jenevoisquevoscheveux.AlicereculapourpartageravecDaldrylavuequis’offraitàelle.—Nous n’allons en effet pas tarder à nous poser, je ne serais pas contre l’idée deme

dégourdirlesbras.Quelquesinstantsplustard,AliceetDaldrydétachaientleursceintures.Endescendantde

l’avion,AlicepensaàsesamisdeLondres.Elleétaitpartiedepuisdeuxjoursetilluisemblaitpourtant que des semaines s’étaient écoulées. Son appartement lui parut bien loin et elleressentitunpincementaucœurenfoulantlesol.

Daldryrécupéralesbagages.Aucontrôledespasseports,ledouanierlesinterrogeasurlebut de leur visite.Daldry se tourna versAlice et répondit à l’officier qu’ils étaient venus àIstanbulretrouverlefuturépouxd’Alice.

— Votre fiancé est turc ? demanda le douanier en regardant à nouveau le passeportd’Alice.

—Pourtoutvousdire,nousn’ensavonsencorerien.Ilsepeutqu’illesoit,laseulechosedontnoussoyonscertains,c’estqu’ilvitenTurquie.

Ledouanierétaitdubitatif.—VousvenezenTurquiepourvousmarieravecunhommequevousneconnaissezpas?

demanda-t-il.Et,avantqu’Alicepuisserépondre,Daldryconfirmaqu’ils’agissaitexactementdecela.—Vousn’avezpasdebonsmarisenAngleterre?repritl’officier.—Si,probablement,répliquaDaldry,maispasceluiquiconviendraàmademoiselle.

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—Etvous,monsieur,vousêtesaussivenuchercherunefemmedansnotrepays?—GrandDieunon,jenesuisquel’accompagnateur.—Restezici,ditledouanierquelesproposdeDaldryavaientrenduperplexe.L’hommes’éloignaversunbureauvitréetAliceetDaldrylevirentenpleineconversation

avecsonsupérieur.—Vousaviezbesoinderacontercegenred’idiotiesàundouanier?s’emportaAlice.—Quevouliez-vousque je luidise,c’estbien là lebutdenotrevoyageque jesache, j’ai

horreurdementirauxautorités.—Celan’avaitpasl’airdevousgêneràlapréfecture.—Ahoui,maisc’étaitcheznous,icinoussommesenterreétrangèreetilconvientdese

conduireenparfaitgentleman.—Vosgamineriesfinirontparnousattirerdesennuis,Daldry.—Maisnon,vousverrez,direlavéritéesttoujourspayant.Alicevitlesupérieurhausserlesépaulesetrendrelespasseportsaudouanier,quirevint

verseux.— Tout est en règle, approuva ce dernier, aucune loi n’interdit de venir se marier en

Turquie. Je vous souhaite un agréable séjour chez nous et vous adresse tous nos vœux debonheur,mademoiselle.QueDieufassequevousépousiezunhonnêtehomme.

Aliceleremerciad’unsourirepincéetrécupérasonpasseporttamponné.—Alors,quiavaitraison?fanfaronnaDaldryensortantdel’aéroport.—Vousauriezpuvouscontenterdeluidirequenousvenionsenvacances.—Avecdesnomsdifférentssurnospasseports,celaauraitététoutàfaitinconvenant.—Vousêtesexaspérant,Daldry,ditAliceengrimpantdansletaxi.—Àvotreavis,àquoi ressemble-t-il?demandaDaldryens’asseyantsur labanquetteà

côtéd’Alice.—Quicela?—Cethommemystérieuxquinousafinalementattirésjusqu’ici.—Nesoyezpasidiot,c’estunnouveauparfumquejesuisvenuechercher…etjel’imagine

coloré,sensueletenmêmetempsléger.— Pour la couleur, je ne suis pas inquiet, difficile d’être aussi pâle que nous autres,

pauvresAnglais ;encequiconcerne la légèreté…sivousfaisiezallusionàmonhumour, jecrainsd’êtresansrival;pourlasensualité,jevouslaisseraiseulejuge!Bon,j’arrêtedevoustaquiner,jevoisquevousn’êtespasd’humeur.

— Je suis de très bonne humeur,mais si j’avais pu éviter de passer pour une vulgaireaventurièredevantcedouanier,jem’enseraistoutaussibienportée.

—Ehbien,dites-vousque je l’aidistraitdecettephotod’identitéquisemblait tantvouspréoccuperàLondres.

AlicedonnauncoupdecoudedanslebrasdeDaldryetseretournaverslavitre.—Redites-moiquej’aimauvaiscaractère!Vousaussi,enfant,çanedevaitpasêtredela

tartetouslesjours.—Peut-être,maismoiaumoinsj’ail’honnêtetédelereconnaître.

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La traversée des faubourgs d’Istanbul mit un terme à leur dispute. Daldry et Aliceapprochaient de la Corne d’Or. Ruelles étroites, maisons aux façades bigarrées étagées enamphithéâtre,tramwaysettaxisbataillantsurlesgrandesartères,lavillegrouillaitdevieetcaptaittouteleurattention.

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—C’estétrange,ditAlice,noussommesbien loindeLondres, et cetendroitmesemble

familier.—C’estmacompagnie,ditDaldryentaquinantAlice.Le taxi se rangea dans l’arrondi d’une grande avenue pavée. LePeraPalasHotel, noble

immeuble en pierre de taille, d’architecture française, dominait la rue Meşrutiyet dans ledistrictdeTepebaşi,aucœurduquartiereuropéen.

Six dômes en dalles de verre surplombaient l’immense hall, la décoration intérieureéclectiquemariaitavecgoûtboiseriesd’Angleterreetmosaïquesorientales.

—AgathaChristieavaiticisachambreattitrée,annonçaDaldry.—Cetendroitestbeaucouptropluxueux,protestaAlice,nousaurionspunouscontenter

d’unemodestepensiondefamille.—Letauxdechangedelalivreturqueestennotrefaveur,rétorquaDaldry,etpuisjedois

prendredesmesuresdraconiennessijeveuxréussiràgaspillermonhéritage.—Enfait,si jecomprendsbien,c’estenvieillissantquevousêtesdevenuunsalegosse,

Daldry.— Juste retour des choses, ma chère, la vengeance est un plat qui se mange froid et,

croyez-moi, j’avaisunesacréerevancheàprendresurmonadolescence.Maisassezparlédemoi. Allons nous installer dans nos chambres et retrouvons-nous au bar d’ici une petiteheure.

Et c’est une heure plus tard, en attendant Alice au bar de l’hôtel, que Daldry fit la

connaissancedeCan.Seulaucomptoir, iloccupait l’undesquatretabourets,parcourantduregardlasalledéserte.

Candevait avoir trente ans, peut-être une oudeux années deplus. Il portait une tenueélégante, un pantalon noir, une chemise de soie blanche et un gilet sous un vestonélégamment coupé. Can avait des yeux couleur d’or et de sable. Le regard vif, dissimuléderrièredepetiteslunettesrondes.

Daldrys’assitàcôtédelui.Ilcommandaunrakiaubarmanetsetournadiscrètementversson voisin. Can lui sourit et lui demanda dans un anglais plutôt convenable si son voyageavaitétéagréable.

—Oui,plutôtrapideetconfortable,répondit-il.—BienvenueàIstanbul,répliquaCan.—Commentsaviez-vousquejesuisanglaisetquejeviensd’arriver?—Voshabitssontanglaisetvousn’étiezpaslàhier,réponditCan,d’unevoixposée.—L’hôtelestagréable,n’est-cepas?repritDaldry.—Commentsavoir…J’habiteenhautdelacollinedeBeyoğlu,maisjevienssouventicile

soir.—Affairesouplaisir?demandaDaldry.

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—Etvous,pourquoiunvoyageàIstanbul?—Oh, jeme ledemandeencore, c’estunedrôled’histoire.Disonsquenous faisonsdes

recherches.—Voustrouvereztoutcequevousvoudrezici.Nousavonsbeaucoupderichesses.Cuir,

caoutchouc,coton,laine,soie,huiles,produitsdelameretd’ailleurs…Dites-moicequevouscherchezetjevousdonnerailesrelationsdesmeilleurscommerçantsdelarégion.

Daldrytoussotadanslecreuxdesamain.—Ilnes’agitpasdecela,jenesuispasàIstanbulpouryfaireducommerce.D’ailleurs,je

n’yconnaisrienenaffaires,jesuispeintre.—Vousêtesartiste?questionnaCan,enthousiaste.— Artiste, je n’en suis peut-être pas encore là, mais je crois que j’ai un bon coup de

pinceau.—Etvouspeignezquoi?—Descarrefours.Et,devantl’airperplexedeCan,Daldryajoutaaussitôt:—Desintersections,sivouspréférez.— Non je ne préfère pas. Mais je peux vous montrer nos extraordinaires carrefours

d’Istanbul si vous le désirez, j’en connais avec piétons, carrioles, tramways, automobiles,

dolmuş[1 ]etautobus,c’estselonvotrechoix.

—Quisait?Àl’occasion…Maisjenesuispasnonplusvenupourcela.—Alors?chuchotaCan,piquéparlacuriosité.—Alors,commejevousledisais,c’estunelonguehistoire.Etvous,quefaites-vousdans

lavie?— Je suis guide et interprète. Lemeilleur de la ville. Dès que j’aurai le dos tourné, le

barman vous dira le contraire, mais uniquement parce qu’il a un petit business, vouscomprenez. Les autres guides lui reversent un pourcentage incognito. Avec moi, pas debakchichs, j’ai unemorale. Ce n’est pas possible pour un touriste ou si vous êtes dans lesaffairesdesedébrouillericisansunguideetuninterprèted’excellence.Et,commejevousledisais,jesuis…

—Lemeilleurd’Istanbul,interrompitDaldry.—Maréputationadéjàvoyagéjusqu’àvous?demandaCan,pleind’orgueil.—Ilsepourraitbienquej’aiebesoindevosservices.—Ilseraitpréférabledevousvoirréfléchir.Choisirsonguideestunechoseimportanteà

Istanbuletjeneveuxpasquevousayezderegrets,jen’aiquedesclientssatisfaits.—Pourquoichangerais-jed’avis?—Parce que, tout à l’heure, ce satané barman vous dira desmalhonnêtetés surmoi et

vous aurez peut-être envie de le croire. Et puis vous ne m’avez toujours pas dit vosrecherches.

DaldryaperçutAlicesortantdel’ascenseurettraversantlehall.—Nousenreparleronsdemain,ditDaldryenselevantprécipitamment.Vousavezraison,

lanuitporteconseil.Retrouvez-moiiciaupetitdéjeuner,disonsvershuitheuressicelavous

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convient.Non,huitheuresc’estunpeutôt;avecledécalagehoraire,jeseraiencoreaumilieudemanuit;disonsneufheures.Etsicelanevousdérangepas,jepréféreraisquenousnousvoyionsailleurs,dansuncaféparexemple.

Daldryparlaitdeplusenplusviteaufuretàmesurequ’Aliceapprochait,Canluisouritmalicieusement.

—J’aieudanslepasséquelquesclientsétranges,ditleguide.Ilyaunsalondethéetdepâtisseriesdegrandsplaisirs,rueIsklital,au461,ditesautaxidevousconduirechezLebon,c’estincommensurable,toutlemondeconnaît.Jevousyattendrai.

—Parfait,maintenantilfautquejevouslaisse,àdemain,ditDaldryenseprécipitantversAlice.

Can resta assis sur son tabouret, observant Daldry qui conduisait Alice vers la salle àmangerdel’hôtel.

*

— J’ai pensé que vous préféreriez dîner ici ce soir, je vous sens fatiguée après ce long

voyage,ditDaldryens’installantàtable.—Non,pastrop,réponditAlice.J’aidormidansl’avionetpuisilestdeuxheuresdemoins

àLondres.Jen’arrivepasàcroirequ’ilfassedéjànuit.— Les décalages horaires sont déroutants lorsqu’on n’a pas l’habitude de voyager.

Demain, vous aurez besoin de faire une grasse matinée. Je propose que nous nousretrouvionsversmidi.

—C’esttrèsprévoyantdevotrepartdepenseràdemain,Daldry,maislasoiréen’amêmepasencorecommencé.

Lemaîtred’hôtelleurprésentalescartes,ilyavaitaumenudelabécasseetquantitéde

poissonsduBosphore.Aliceavaitpeudegoûtpour legibier, ellehésitaà choisir le lüfer[2]

que lemaître d’hôtel lui conseillait,mais Daldry leur commanda des langoustines. On lesdisaitexcellentesdanslarégion.

—Àquiparliez-vous?demandaAlice.—Aumaîtred’hôtel,réponditDaldry,plongédanslacartedesvins.— Lorsque je suis arrivée au bar, vous sembliez être en pleine conversation avec un

homme.—Ah,lui?—Parce«lui»,j’imaginequevousdésignezlapersonneavecquijevousvoyaisdiscuter.—C’estunguideinterprètequiracolelecliententraînantsesguêtresaubar.Ilprétend

êtrelemeilleurdelaville…maissonanglaisestépouvantable.—Nousavonsbesoind’unguide?—Peut-êtrepourquelquesjours,cen’estpasidiotd’yréfléchir,celanousferaitgagnerdu

temps.Unbonguidesauravousaideràtrouverlesplantesquevousrecherchez,etpourquoipas nous conduire vers des régions plus sauvages où la nature pourrait vous réserver dessurprises.

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—Vousl’avezdéjàengagé?—Maisnon,nousavonsàpeineéchangéquelquesmots.—Daldry,lacaged’ascenseurestenverre,jevousvoyaisavantmêmed’arriveraurez-de-

chausséeetvoussembliezenpleinediscussion.—Ilessayaitdemevendresesservices,jel’écoutais.Mais,s’ilnevousplaîtpas,jepeux

demanderauconciergedenoustrouverquelqu’und’autre.—Non,jeneveuxpasvousfairedépenserinutilementdel’argent.Jesuiscertainequ’avec

unpeudeméthode,nouspourronsnousdébrouiller.Nousdevrionsplutôtacheterunguidetouristique;aumoins,nousn’aurionspasàluifairelaconversation.

Leslangoustinesétaientàlahauteurdespromessesdumaîtred’hôtel.Daldryselaissatenterparundessert.— Si Carol me voyait dans cette salle à manger somptueuse, dit Alice en goûtant son

premiercaféturc,elleseraitvertedejalousie.D’unecertainefaçon,c’estaussiunpeuàelleque je dois ce voyage. Si elle n’avait pas insisté pour que j’aille consulter cette voyante àBrighton,riendetoutçaneseraitarrivé.

—AlorsnousdevrionstrinqueràvotreamieCarol.Daldrydemandaausommelierdelesresservir.—ÀCarol,dit-ilenfaisanttinterlecristal.—ÀCarol,répétaAlice.— Et à l’homme de votre vie que nous trouverons ici, s’exclama Daldry en levant à

nouveausonverre.—Auparfumquiferavotrefortune,réponditAliceavantdeboireunegorgéedevin.Daldryjetaunregardaucouplequidînaitàlatablevoisine.Lafemme,vêtued’unerobe

noireélégante,étaitravissante,DaldryluitrouvaunairderessemblanceavecAlice.—Quisait,vousavezpeut-êtredelafamilleéloignéequis’estinstalléedanscetterégion.—Dequoiparlez-vous?—Nousparlionsde lavoyante,que jesache.Nevousa-t-ellepasditquevousaviezdes

originesturques?—Daldry,unefoispourtoutes,cessezdepenseràceshistoiresdevoyance.Lesproposde

cette femmen’avaientaucunsens.Mesdeuxparentsétaientanglais etmesgrands-parentsl’étaientaussi.

—Figurez-vous que j’ai un oncle grec et une cousine éloignée vénitienne. Et, pourtant,toutema familleestnativeduKent.Lesalliances réserventbiendes surprises lorsque l’onétudiesagénéalogie.

—Ehbien,magénéalogieesttoutcequ’ilyadeplusbritanniqueetjen’aijamaisentenduparlerd’unaïeulquiaitvécuàplusdecentmilesdenoscôtes.Magrand-tanteDaisy,lapluséloignéedemesparentes,jeparleentermesdedistancegéographique,vitsurl’îledeWight.

— Mais, en arrivant à Istanbul, vous m’avez déclaré que vous aviez ressenti uneimpressionfamilière.

—Monimaginationmejoueparfoisdestours.Depuisquevousm’avezproposécevoyage,

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jen’aicessédemedemandercommentseraitcetteville,j’aifeuilletétantdefoislabrochuretouristiquequej’aidûmémoriserinconsciemmentdesimages.

—Jel’aiparcourueplusieursfoiségalement,etlesdeuxseulesphotosquis’ytrouvaientétaientunevuedeSainte-SophieencouvertureetduBosphoreaumilieudufascicule,rienàvoiraveclesfaubourgsquenousavonstraversésenvenantdel’aéroport.

—Voustrouvezquej’ailetypeturc?demandaAlicedansungrandéclatderire.—VousavezlapeauplutôtmatepouruneAnglaise.—Vousditescelaparcequevousêtesblanccommeunlinge.Vousferiezbiend’allervous

reposerd’ailleurs,vousavezvraimentmauvaisemine.—Charmant!Moiquisuishypocondriaqueaupossible,parlez-moiencoredelapâleurde

monteintetjevousfaisunpetitmalaiseaumilieudurestaurant.—Alors, allonsmarcher au grand air.Unepetite promenadedigestive vous fera le plus

grandbien,vousavezmangécommeunogre.—Qu’est-cequevousracontez?Jen’aiprisqu’unseuldessert…DaldryetAlicedescendirentàpiedlegrandboulevard.Lesoirtombésurlavillesemblait

l’avoir enveloppée tout entière, les lampadaires n’éclairaient pas grand-chose, à peinefaisaient-ils luire le pavé. Lorsqu’un tramway passait, on voyait son phare tel un œil decyclopesillonnerlanuitopaque.

—Demain,j’entreprendraidesdémarchespournousobtenirunrendez-vousauconsulat,ditDaldry.

—Pourquoicela?—AfindesavoirsivousavezdelafamilleenTurquie,ousivosparentss’ysontunjour

rendus.—J’imaginequemamèrem’enauraitparlé,réponditAlice,elleseplaignaitsanscessede

n’avoir que très peu voyagé dans sa vie. Elle me disait toujours combien cela lui avaitmanqué. Je croisque c’étaitun regret sincère.Mamanaurait aimé faire le tourdumonde,mais je sais qu’elle n’est jamais allée plus loin que Nice. C’était avant que je vienne aumonde, mon père l’y avait emmenée pour une escapade amoureuse. Elle en gardait unsouvenirimpérissableetmeracontaitsespromenadesaubordd’unemerbleuazur,commes’ils’étaitagiduplusbeaudesvoyages.

—Voilàquin’arrangepasnosrecherches.—Daldry, jevousassurequevousperdezvotre temps, si j’avaisde la famille ici,même

trèséloignée,jelesaurais.Ils avaient bifurqué dans une rue secondaire, encore plus mal éclairée que la grande

artère.Alice leva la têtevers la façaded’unedemeureenbois,dont l’encorbellementfragilesemblaitprêtàs’effondrer.

—Quelmalheurquecenesoitpasmieuxentretenu!déploraDaldry.Cespalaisdevaientêtre superbes dans le temps, soupira-t-il. Ce ne sont plus que les fantômes de splendeurspassées.

Et Daldry distingua dans la froideur du soir le visage défait d’Alice qui fixait la façadenoirciedel’édifice.

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—Qu’est-cequivousarrive,ondiraitquevousavezcroisélaSainteVierge?—J’aidéjàvucettemaison,jeconnaiscetendroit,murmuraAlice.—Vousenêtescertaine?interrogeaDaldrysurpris.— Peut-être pas celle-ci, mais une autre tout à fait semblable. Elle apparaissait dans

chacun de mes cauchemars et se trouvait dans une ruelle au bout de laquelle un grandescalierdescendaitverslebasdelaville.

—Je seraisbien tentédepoursuivreplusavantnotrepromenadepourenavoir le cœurnet,maisilseraitpréférabled’attendredemain.Cetteruelles’enfoncedansunenoirceurpeuengageante,unvraicoupe-gorge.

— Il y avaitdesbruitsdepas,poursuivitAlice, perduedans sespensées,des gensnouspourchassaient.

—Nous?Avecquiétiez-vous?— Je l’ignore, je ne voyais qu’une main, elle m’entraînait dans une fuite terrifiante.

Partonsd’ici,Daldry,jenemesenspasbien.Daldry saisit Alice et l’emmena vite jusqu’à la grande avenue. Un tramway approchait,

Daldryfitdegrandssignesauchauffeurquiralentitsamachine.IlaidaAliceàgrimpersurlaplate-formearrièreetlafits’asseoirsurunebanquette.Àl’intérieurdelarame,Alicerenouaavec la vie. Les passagers échangeaient quelques paroles, un vieux monsieur en costumesombre lisait son journal, trois jeunes hommes chantonnaient en chœur. Le machinisteactionnalamanivelleetlarameseremitenmouvement.Letramremontaitversl’hôtel.Aliceneparlaitplus,lesyeuxfixéssurledosduconducteurderrièrelavitreindigoquil’isolaitdesvoyageurs.

LePeraPalasétaitenvue,Daldryposasamainsurl’épauled’Alice,ellesursauta.—Noussommesarrivés,dit-il,ilfautdescendre.AlicesuivitDaldry.Ilstraversèrentlagrandeavenueetentrèrentdansl’hôtel.DaldryraccompagnaAlice jusqu’à laportedesachambre.Elle leremerciade l’excellent

dînerets’excusadesaconduite,nesachantexpliquerelle-mêmecequiluiavaitprisunpeuplustôt.

—Avoirl’impressionderevivreuncauchemarquandonestéveilléestasseztroublant,ditDaldry, la mine sombre. Aussi têtue que vous soyez, j’essaierai quand même demain deprendredesrenseignementsauprèsduconsulat.

Illuisouhaitaunebonnenuitetdisparutdanssachambre.

*Alices’assitsur lereborddesonlitetse laissatomberenarrière, jambesballantes.Elle

observa le plafond un long moment, se redressa d’un bond et se rendit à la fenêtre. LesderniersStambouliotessepressaientpourrentrerchezeux,semblanttraînerlanuitdansleursillage.Une pluie froide avait succédé à la bruine du soir, faisant luire les pavés de la rueIsklital. Alice tira le rideau et alla s’asseoir derrière le petit bureau où elle commença larédactiond’unelettre.

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Anton,Hier,deVienne, j’écrivaisàCarol,maisc’estàtoique jepensaisenrédigeantune lettre

quej’aifiniparbrûler.Jedoutedetepostercelle-ci,maisqu’importe,j’aibesoindeteparler.Me voici à Istanbul, installée dans un palace d’un luxe que ni toi ni moi n’avons jamaisconnu.Tuseraisfoudecepetitbureauenacajoud’oùjet’écris.Tutesouviensquandnousétionsadolescents, lorsquenouspassionsdevant lesportiers en livréedesgrandshôtels etquetumeprenaispar la taillecommesinousétionsunprinceetuneprincesseenvisiteàl’étranger?Jedevraisêtrecombléeparcetincroyablevoyage,maisLondresmemanque,ettoi dans Londres, tu me manques aussi. Du plus loin que je m’en souvienne, tu es monmeilleurami,mêmesijem’interrogeparfoissurlanaturedenotreamitié.

Jenesaispascequejefais ici,Anton,nivraimentpourquoi jesuispartie.ÀViennej’aihésitéàprendrecetautreavionquim’éloignaitplusencoredemavie.

Pourtant, dèsmon arrivée, j’ai ressenti un sentiment étrange, une sensation qui nemequitte pas. Celle d’avoir déjà visité ces rues, de reconnaître les bruits de la ville et, plustroublantencore,lesouvenirdel’odeurdesboisvernisdansuntramwayquej’aipristoutàl’heure.Situétaislà,jepourraisteconfiertoutcela,etcelamerassurerait.Maistuesloin.Quelquepartaufonddemoi,jesuisheureusedepenserqueCarolt’adésormaistoutàelle.Elleestdinguedetoi,ettoi,vieilimbécile,tuneterendscomptederien.Ouvrelesyeux,c’estune fille formidable,même si je suis sûre que de vous voir ensembleme rendrait folle dejalousie.Jesaiscequetupenseras,quej’ailatêtemalfaite,maisqueveux-tuAnton,jesuiscomme ça.Mes parentsmemanquent, être orpheline est un abîme de solitude dont je neguérispas.Jet’écriraiencoredemain,oupeut-êtreàlafindelasemaine.Jeteraconteraimesjournéeset,quisait,sijefinisparteposterunedeceslettres,peut-êtremerépondras-tu.

Jet’envoiedetendrespenséesdepuismafenêtrequisurplombelesrivesduBosphorequejeverraidemaindanslaclartédujour.

Prendssoindetoi.AliceAlicereplialalettreentroispartieségalesavantdelarangerdansletiroirdupetitbureau.

Puiselleéteignitlalampe,sedévêtitetseglissadanssesdraps,attendantlesommeil.

*Unemainfermelasoulèvedeterre.Elledevineleparfumdejasmindanslejuponoùson

visageestblotti.Leslarmescoulentsursesjouessansqu’ellepuisselesretenir.Ellevoudraittantétouffersessanglots,maislapeuresttropforte.

L’œil d’un tramway surgit des ténèbres. On l’entraîne sous le chambranle d’une portecochère. Tapie dans l’ombre, elle voit passer la rame illuminée qui file déjà vers un autrequartier.Lesoncrissantdesrouess’effaceauloinetlarueredevientsilencieuse.

—Viens,nerestepaslà,ditlavoix.Ses pas précipités glissent, butent parfois sur les pavés irréguliers, mais, dès qu’elle

manquedetrébucher,lamainlarattrape.

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—Cours,Alice,jet’enprie,soiscourageuse.Neteretournepas.Elle aimerait s’arrêter pour reprendre son souffle. Au loin, elle aperçoit une longue

colonned’hommesetdefemmesquel’onescorte.—Pasparlà,ilfauttrouverunautrepassage,ditlavoix.Ellerebroussechemin,recomptant lespasqui luiontcoûtétantd’efforts.Auboutde la

ruefileunimmensecoursd’eau,lesrefletsdelunesepromènentsurlesflotstourmentés.—Net’approchepasdubord,turisqueraisdetomber.Nousysommespresque,encoreun

effortetnouspourronsbientôtnousreposer.Alice longe laberge,ellecontourneunedemeuredont lessoubassementsplongentdans

leseauxnoires.Soudain l’horizons’obscurcit,ellerelève latête,une lourdepluies’abatsurelle.

Aliceseréveillaenhurlant,uncripresqueanimal,celuid’unepetitefilleenproieàlapire

desterreurs.Elleseredressa,paniquée,etallumalalumière.Ilfallutunlongmomentavantquelesbattementsdesoncœurs’apaisent.Elleenfilaun

peignoiretavançaà la fenêtre.Unoragegrondait,déversantdestorrentsd’eausur lestoitsd’Istanbul. Le dernier tramway descendait l’avenue Tepebaşi. Alice repoussa le rideau,décidéeàannoncerdèslelendemainàDaldryqu’ellesouhaitaitrentreràLondres.

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7.

Daldryrefermadiscrètement laportedesachambreetavançadans lecouloir,veillantà

ne faire aucun bruit en passant devant celle d’Alice. Il descendit dans le hall, enfila sagabardineetdemandaauportierdeluiappeleruntaxi.Leguideneluiavaitpasmenti,ilavaitsuffi d’indiquer au chauffeur le nom de la pâtisserie Lebon pour que celui-ci semette enroute. La circulation était déjà dense et il fallut dix minutes à Daldry pour arriver àdestination.Canl’attendait,assisàunetable,lisantlejournaldelaveille.

—J’ai cruquevousme feriezun fauxpas,dit leguideen se levantpour saluerDaldry.Vousavezfaim?

—Jesuisaffamé,réponditDaldry,jen’aipasprismonpetitdéjeuner.CanpassacommandeauprèsduserveurquiapportaàDaldrydespetitesassiettesgarnies

derondellesdeconcombre,d’œufsdursaupaprika,d’olivesetdeféta,dekasaretdepoivronsverts.

—Unthéetdestoasts,vouscroyezqueceseraitpossible?demandaDaldryenregardantavecundrôled’airlesmetsqueleserveurvenaitdedisposersurlatable.

—Dois-jeenconclurequevousavezdécidédem’embaumercommeinterprète?demandaCan.

—Une petite questionme traverse l’esprit, et ne prenez pasmal le fait que je vous enfassepart…VousconnaissezmieuxIstanbulquelalangueanglaise,n’est-cepas?

—Jesuislemeilleurdanslesdeuxdomaines,pourquoi?DaldryobservaCanetinspiraprofondément.—Bon,entronsdanslevifdusujet,etnousverronsensuitesinouspouvonsfaireaffaire

touslesdeux,dit-il.CansortitunpaquetdecigarettesdesapocheetenoffrituneàDaldry.—Jamaisàjeun,réponditcedernier.— Que cherchez-vous avec exactitude à Istanbul ? questionna Can en craquant une

allumette.—Unmari,chuchotaDaldry.Canrecrachalafuméedesacigaretteentoussant.—Désolé,vousn’avezpasfrappéàlabonnepersonne.J’aidéjàrencontrédesdemandes

extravagantes,maislà,c’estlebonbon!Jenefaispasdanscegenred’affaires.—Ne soyez pas stupide, ce n’est pas pourmoi,mais pour une femme avec laquelle je

cherchejusteàconclureunmarché.—Quelgenredemarché?—Uneaffaireimmobilière.—Si vousvoulezacheterunemaisonouunappartement, jepeuxvous coordonner très

facilement. Donnez-moi votre budget et je vous présenterai des offres grandement

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intéressantes.C’estunetrèsbonneidéedevousinvestirici.L’économieactuelleestdansunepériode susceptible,mais Istanbul redeviendra bientôt comme une somptuosité. C’est unevilleincommensurableetmagnifique.Sasituationcartographiqueestuniqueaumondeetsapopulationadestalentsdanstouteslesspécialités.

—Merci pour votre cours d’économie, ce n’est pas ici que le dossier se traite, mais àLondresoùjeveuxrécupérerunappartementvoisindumien.

— Quelle idée drolatique ! Dans ce cas, c’est plus malicieux d’opérer cette affaire enAngleterre,non?

—Justement,non.Sinon, jen’auraispas fait tousceskilomètresetengagéde tels frais.L’appartementque je convoite est occupéparune femmequin’était pasdu toutdécidée às’enéloigner,jusqu’àceque…

EtDaldryracontaauguidelesraisonsquil’avaientconduitjusqu’àIstanbul.Canl’écoutasansl’interrompre,saufunefois,pourluidemanderderépéterlesprédictionsdelavoyantedeBrighton,cequeDaldryfitmotpourmot.

— Comprenez-moi, c’était une opportunité à saisir, le moyen de l’éloigner de ce lieu,encorefaut-ilmaintenantfairelenécessairepourqu’ellelereste.

—Vousnecroyezpasàlavoyance?demandaCan.—Jesuistropéduquépouryaccorderlamoindresignification,réponditDaldry.Envérité,

jenemesuis jamaisvéritablementposé laquestion,et jen’avaisaucuneraisonde le faire,n’ayant jamais consulté moi-même. Mais, dans le doute, je ne serais pas contre l’idée dedonnerunpetitcoupdepouceaudestin.

— Vous dépensez beaucoup d’ardeur pour rien. Excusez-moi,mais il suffit d’offrir unesommeastronomiquementcorrecteetcettefemmenepourrapasserefuser.Toutaunprix,croyez-moi.

—Jesaisquevousalleztrouverlachosedifficileàconcevoir,maisl’argentnel’intéressepas.Ellen’estpasvénale,etmoinonplusd’ailleurs.

—Parcequevousnevouliezpasfaireunrendementprofitableaveccetappartement?—Du tout, ce n’est pas une affaire d’argent. Comme je vous l’ai dit, je suis peintre, et

l’appartementenquestion jouitd’unemagnifiqueverrière, la lumièreyestunique.Jeveuxenfairemonatelier.

—Etiln’yaqu’uneseuleverrièreàLondres?Ils’avèrequejepeuxvousenprésenteràIstanbulquandvousvoulez.Ilyenamêmequiseraientaveccarrefoursurrue.

—C’estlaseuleverrièredanslamaisonoùj’habite!Mamaison,marue,monquartier,etjen’aiaucuneenvied’enpartir.

— Je ne comprends pas. Vous faites vos affaires à Londres, alors pourquoi voulez-vousm’embaumeràIstanbul?

—Pour que vousme trouviez un homme intelligent, honnête et célibataire si possible,capable de séduire la femme dont je vous ai parlé. Si elle en tombe amoureuse, elle auratoutes lesraisonsderester iciet, selon l’accordqu’elleetmoiavonsconclu, je feraidesonappartementmonatelier.Vousvoyez,cen’estpasbiencompliqué.

—C’esttoutàfaittortionné,vousvoulezdire.

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—Vouscroyezquejepourraisavoirduthé,dupainetdesœufsbrouillés,oujedoisallercherchermonpetitdéjeuneràLondres?

Canseretournapouréchangerquelquesmotsavecleserveur.—C’est ledernierservicebénévolequejevousfaiscommefaveur,reprit leguide.Votre

victime, c’est la femme qui était dans votre entourage hier soir quand nous nous sommesdélaissésaubar?

—Toutdesuite lesgrandsmots!Ellen’est lavictimedepersonne,toutaucontraire, jesuisconvaincudeluirendreungrandservice.

—Enmanipulant savie?Vousvoulez l’expédierdans lesbrasd’unhommeque jedoislocaliserpourvouscontredel’argent;sic’estçavotreestimationdel’honnêteté,alorsjesuisdanslacontraintedevousdemanderuneaugmentationsubsidiairedemeshonoraires,etundédommagementprécocedemesfrais,carilyaura,c’estincontesté,nécessairementdesfraispourvousdénichercetteperled’exception.

—Ahbon?Quelgenredefrais?—Desfrais!Maintenant,renseignez-moisurlesattirancesdecettefemme.—Bonnequestion.Sivousparlezdesongenred’homme,jel’ignoreencore,jevaisessayer

d’enapprendreplus;enattendant,etpournepasperdredetemps,vousn’avezqu’àimaginertout lecontrairedemoi.Parlonsàprésentdevosémolumentsafinque jedécidesi jevousengageounon.

CanregardalonguementDaldry.—Désolé,jen’émoluepas.—C’estencorepirequejenelecraignais,soupiraDaldry.Jeparledevoshonoraires.CanobservaànouveauDaldry. Il sortituncrayonde lapoche intérieurede sonveston,

déchira unmorceau de la nappe en papier, griffonna un chiffre et fit glisser le papier versDaldry.CedernierpritconnaissancedelasommeetrepoussalepapierversCan.

—Vousêteshorsdeprix.—Votredemandeestendehorsdelanormalitéstandardisée.—N’exagéronsrien!— Vous avez dit que vous n’avez pas d’attraction pour l’argent, mais vous jouez au

marchandcommeuntapis.Daldry reprit le bout de papier, regarda à nouveau la somme inscrite, grommela en le

glissantdanssapocheettenditlamainàCan.—Bon,d’accord,affaireconclue,maisjenevouspaieraivosfraisqu’unefoislesrésultats

obtenus.—Affaireentendue,ditCan,enserrant lamaindeDaldry.Jevoustrouveraicethomme

prodigieux, au moment où il le faudra ; parce que si j’ai bien compris votre esprit d’unecomplication exemplaire, vous devez faire d’autres rencontres avant que la prédiction soitexaucée.

LeserveurapportaenfinlepetitdéjeunerdontrêvaitDaldry.— C’est exactement cela, dit-il en se délectant à la vue des œufs brouillés. Vous êtes

embauché. Je vous présenterai dès aujourd’hui à cette jeune femme, en qualité de guide

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interprète.— C’est bien le titre qui s’harmonise avec ma personne, dit Can en souriant

généreusement.CanselevaetsaluaDaldry,mais,justeavantdesortir,ilseretourna.—Peut-êtrequevousallezmepayerpourrien,peut-êtrequecettevoyanteadespouvoirs

extraordinairementclairvoyants,etquevousfaitesuneerreurencontestantd’ycroire.—Pourquoimedites-vouscela?—Parcequejesuisunhommequipratiquel’honnêteté.Quivousditquejenesuispasla

deuxièmedessixpersonnesdontvotrevoyantevousaparlé;aprèstout,n’est-cepasledestinquiadécidéquenosroutessecroiseraient?

EtCanseretira.Songeur, Daldry le suivit du regard, jusqu’à ce qu’il traverse la rue et grimpe dans un

tramway.Puisilrepoussasonassiette,demandal’additionauserveur,payalanoteetquittalapâtisserieLebon.

Ilavaitdécidéderentreràpied.Deretouràl’hôtel,ilaperçutAlice,assiseaubar,lisantun

quotidienenanglais.Ilavançaverselle.—Mais où étiez-vous ? demanda-t-elle en le voyant. Je vous ai fait appeler dans votre

chambreetvousnerépondiezpas,leconciergeafiniparm’avouerquevousétiezsorti.Vousauriezpumelaisserunmot,jemesuisinquiétée.

—C’estadorable,maisjesuisjusteallémepromener.J’avaisenviedeprendrel’air,etjenevoulaispasvousréveiller.

— Je n’ai presque pas dormi de la nuit. Commandez-vous quelque chose, il faut que jevousparle,ditAliced’untondécidé.

—Çatombebien,j’aisoifetmoiaussiilfautquejevousparle,réponditDaldry.—Alorsvouslepremier,ditAlice.—Non, vousd’abord, oh, et puisd’accord,moid’abord. J’ai réfléchi à votreproposition

d’hieretj’accepted’embaucherceguide.—Jevousavaisproposél’exactcontraire,réponditAlice.—Ah,commec’estétrange,j’aidûmalcomprendre.Peuimporte,nousgagneronseneffet

un tempsprécieux. Jeme suisdit que courir la campagne en cemoment serait ridicule, lasaisonn’étantpaspropiceàlafloraison.Unguidepourraitnousconduireaisémentchezlesmeilleurs artisans parfumeurs de la ville. Leurs travaux pourraient vous inspirer, qu’enpensez-vous?

Alice,perplexe,sesentitredevabledeseffortsquefaisaitDaldry.—Oui,vusouscetangle,c’estunebonneidée.— Je suis enchanté que cela vous fasse plaisir. Je vais demander au concierge de nous

organiser un rendez-vous avec lui endébut d’après-midi.À votre tourmaintenant, de quoivouliez-vousmeparler?

—Riend’important,ditAlice.—C’estlaliteriequivousaempêchéededormir?J’aitrouvémonmatelasbeaucouptrop

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mou,j’avaisl’impressiondesombrerdansunemottedebeurre.Jepeuxdemanderquel’onvouschangedechambre.

—Non,lelitn’yestpourrien.—Vousavezfaitunnouveaucauchemar?—Nonplus,mentitAlice.Ledépaysementprobablement,jefiniraiparm’accoutumer.—Vousdevriezallervousreposer, j’espèrequenousentameronsnosrecherchesdèscet

après-midi,vousaurezbesoind’êtreenforme.MaisAliceavaitd’autresenviesentêtequecelledesereposer.ElledemandaàDaldrysi,

en attendant leur guide, il voyait un inconvénient à retourner dans la ruelle qu’ils avaientempruntéelaveille.

—Jenesuispascertaindelaretrouver,ditDaldry,maisnouspouvonstoujoursessayer.Alice se souvenait parfaitement du chemin.Une fois sortie de l’hôtel, elle guidaDaldry

sansaucunehésitation.

— Nous y sommes, dit-elle en apercevant le konak[3] dont l’encorbellement penchait

dangereusementau-dessusdelachaussée.— Lorsque j’étais enfant, dit Daldry, je passais des heures à regarder les façades des

maisons,rêvantàcequipouvaitsepasserderrièreleursmurs.Jenesaispaspourquoi,maislaviedesautresmefascinait, j’auraisvoulusavoirsielleressemblaità lamienneousielles’endistinguait.J’essayaisd’imaginer lequotidiendesenfantsdemonâge, jouantetcréantdu désordre dans cesmaisons qui deviennent avec les années le centre de leurmonde. Lesoir, en regardant les fenêtres éclairées, j’inventais de grands dîners, des soirs de fête. Cekonak doit être à l’abandon depuis longtemps pour se trouver dans un pareil état dedélabrement.Quesontdevenusseshabitants,pourquoia-t-ilétédéserté?

—Nousavionspresque lemêmejeu,ditAlice.Jemesouviensque,dans l’immeubleenface de celui où j’ai grandi, vivait un couple que j’épiais depuis la fenêtre dema chambre.L’homme rentrait invariablement à dix-huit heures, au moment où je commençais mesdevoirs. Je le voyais,dans son salon,ôter sonmanteauet sonchapeauet s’affalerdansunfauteuil.Sa femme luiapportaitunapéritif, elle repartaitavec lemanteauet le chapeaudel’homme;ildépliaitsonjournaletlelisaitencorelorsqu’onm’appelaitpourdîner.Quandjerevenaisdansmachambre,lesrideauxdel’appartementd’enfaceétaienttirés.Jedétestaiscetype qui se faisait servir sans adresser unmot à sa femme. Un jour, alors que nous nouspromenions avecmamère, je l’ai vu,marchant versnous.Plus il s’approchait et plusmoncœur s’emballait. L’homme a ralenti l’allure pour nous saluer. Il m’a décoché un grandsourire,unsourirequivoulaitdire:«C’esttoilapetitegamineeffrontéequim’épiedepuislafenêtrede sa chambre, tu croisque jen’ai pas repéré tonmanège ?» J’étais certainequ’ilallaitvendrelamècheetj’aieuencorepluspeur.Alorsjel’aiignoré,nisourirenibonjour,etj’ai tirémamèrepar lamain.Ellem’a reprochémon impolitesse.Je luiaidemandési elleconnaissaitcethomme,ellem’aréponduquej’étaisaussimalélevéequ’inattentive,l’hommeenquestiontenaitl’épicerieaucoindelarueoùnousvivions.L’épicerie,jepassaistouslesjours devant, il m’était arrivé d’y entrer, mais c’était une jeune femme qui servait aucomptoir.C’étaitsafille,m’appritmamère;elletravaillaitavecsonpèreets’occupaitdelui

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depuisqu’ilétaitveuf.Monamour-propreenaprisunsacrécoup,jemecroyaislareinedesobservatrices…

—Lorsquel’imaginationestconfrontéeàlaréalité,celafaitparfoisdesdégâts,ditDaldryenavançantdans lapetite rue.J’ai longtempscruque la jeuneservantequi travaillait chezmesparentsenpinçaitpourmoi, j’étaiscertaind’enavoir lespreuves.Ehbienelleétaitenfaitéprisedemasœuraînée.Masœurécrivaitdespoèmes,laservanteleslisaitencachette.Elless’aimaientfollementdanslaplusgrandediscrétion.Laservantefaisaitsemblantdesepâmerdevantmoipourquemamèrenedécouvreriendecetteidylleinavouable.

—Votresœuraimelesfemmes?—Oui, etn’endéplaise à lamoraledes esprits étroits, c’estbienplushonorablequede

n’aimerpersonne.Etsinousallionsmaintenantinspectercettemystérieuseruelle,c’estpourcelaquenoussommesici,n’est-cepas?

Aliceouvritlamarche.Levieuxkonakauboisnoircisemblaitguettersilencieusementcesintrus, mais, au bout de la ruelle, il n’y avait aucun escalier et rien ne ressemblait aucauchemard’Alice.

—Jesuisdésolée,dit-elle,jevousaifaitperdrevotretemps.—Pasdu tout, cettepetitepromenadem’aouvert l’appétit, etpuis j’ai repéréenbasde

l’avenue un café quim’a l’air bien plus pittoresque que la salle àmanger de l’hôtel. Vousn’avezriencontrelepittoresque?

—Non,bienaucontraire,ditAliceenprenantDaldryparlebras.Le café était bondé, lenuagede fuméede cigarettesqui flottait dans l’air était si dense

qu’onentrevoyaitàpeinelefonddelasalle.Daldryyrepéranéanmoinsunepetitetable;ilentraînaAliceensefrayantuncheminaumilieudesclients.Alices’installasurlabanquetteet, pendant tout le repas, ils continuèrent à parler de leur enfance.Daldry était issu d’unefamillebourgeoiseoùilavaitgrandientrefrèreetsœur,Aliceétaitfilleuniqueetsesparentsd’unmilieu plusmodeste. Leur jeunesse avait étémarquée par une certaine solitude, unesolitudequinedépendnidel’amourreçunideceluiquiamanqué,maisdesoi.Tousdeuxavaient aimé la pluie,mais détesté l’hiver, tous deux avaient rêvé sur les bancs de l’école,connuunpremieramourenétéetunepremièreruptureaudébutdel’automne.Ilavaithaïsonpère,elleavait idolâtré lesien.Encemoisde janvier1951,AlicefaisaitgoûteràDaldrysonpremiercaféturc.Daldryscrutalefonddesatasse.

— Ici, il est coutumede lire l’avenir dans lemarc de café, jeme demande ce que nousraconteraitlevôtre.

— Nous pourrions aller consulter une liseuse de marc de café. Nous verrions si sesprédictionscorroborentcellesdelavoyantedeBrighton,réponditAlice,pensive.

Daldryregardasamontre.— Ce serait intéressant. Mais plus tard. Il est temps de rejoindre l’hôtel, nous avons

rendez-vousavecnotreguide.

*

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Canlesattendaitdanslehall.DaldryleprésentaàAlice.—Vousêtes,madame,encoreplusadmirabledeprèsquedeloin!s’exclamaCan,courbé

etrougissantenluifaisantunbaisemain.—C’esttrèsgentildevotrepart,j’imaginequ’ilestpréférablequecesoitdanscesens-là,

non?demanda-t-elleenseretournantversDaldry.—Certainement,répondit-il,agacéparlafamiliaritédontCanavaitfaitpreuve.Mais,àenjugerparlepourpredesesjoues,lecomplimentduguideavaitététoutàfait

spontané.— Je vous présente aussitôt mon pardon, dit Can. Je ne voulais pas du tout vous

contrarier, c’est simplement que vous êtes inévitablement plus ravissante à la lumière dujour.

—Jecroisquenousavonscomprisl’idée,ditDaldryd’untonsec,onpeutpasseràautrechose?

—Toutàfaitparfaitement,VotreExcellence,réponditCan,bafouillantdeplusbelle.—Daldrym’aditquevousétiezlemeilleurguided’Istanbul,enchaînaAlicepourdétendre

l’atmosphère.—C’estexactementvrai,réponditCan.Etjesuisàvotredispositiondesplustotales.—Etaussilemeilleurinterprète?—Voilàégalement,réponditCan,dontlevisageviraitauvermeil.EtAliceéclataderire.—Aumoins,nousn’allonspasnousennuyer,jevoustrouveextrêmementsympathique,

dit-elleenseressaisissant.Venez,allonsnousinstalleraubar,pourdiscuterdecequinousréunittouslestrois.

CanprécédaDaldryquiletançaitduregard.—Jepeuxvousfairerencontrertouslesparfumeursd’Istanbul.Ilsnesontpasnombreux,

mais ils sont parfaitement excellents dans leur domaine, affirma Can après avoir écoutélonguementAlice.SivousrestezàIstanbul jusqu’aucommencementduprintemps, jevousferai aussi visiter la campagne, nous avons des roseraies sauvages extraordinairementsplendides,descollinesaccueillantdesfiguiers,destilleuls,descyclamens,dujasmin…

—Jenepensepasquenousresteronssilongtemps,réponditAlice.—Neditespasça,quisaitcequel’avenirvavousoffrir?réponditCanquireçutaussitôt

uncoupdepieddeDaldrysouslatable.IlsursautaetretournaàDaldrysonregardfurieux.— J’ai besoin de l’après-midi pour vous organiser ces introductions, dit Can, je vais

exécuterquelques appels téléphoniques et jepourrai venir vous chercherdemainmatin icimême.

AliceétaitexcitéecommeuneenfantàlaveilledeNoël.L’idéederencontrerdesconfrèresturcs,depouvoirétudierleurstravauxl’enchantaitetavaitchassétouteenviederenonceràcevoyage.

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—Jesuisravie,jevousremercie,dit-elleàCanenluiserrantlamain.Enselevant,CandemandaàDaldrys’ilpouvaitl’accompagnerdanslehall,ilavaitunmot

àluidire.Devantlaporteàtambour,CansepenchaversDaldry.—Mestarifsviennentdesubiruneaugmentation!—Etpourquoidonc?Nousavionspourtantconvenud’unprix!—C’étaitavantderecevoirvotrepiedavecfureursurmajambe.Àcausedevous,jevais

peut-êtredéboîterdemain,cequimeretardera.—Vousn’allezpasfairevotrechochotte, jevousaiàpeineeffleuré,etuniquementpour

vousempêcherdefaireunegaffe.CanconsidéraDaldryavecleplusgrandsérieux.—D’accord,admitDaldry,jem’excuse,désoléd’avoireucegestemalheureux,mêmes’il

étaitnécessaire.Maisreconnaissezquevousn’avezpasététrèsadroit.—Jen’augmenteraipasmestarifications,maisseulementparcequevotreamieestd’un

grandravissement,etquemontravailserabienplusfacile.—Qu’est-cequeçaveutdire,ça?— Que je pourrai trouver dans la journée cent hommes qui rêveraient de l’enjôler. À

demain,ditCanens’engouffrantdanslaporteàtambour.Daldryrestapensifetretournaauprèsd’Alice.—Qu’est-cequ’ilvousdisaitquejenepouvaisentendre?—Riend’important,nousdiscutionsdesarémunération.— Je veux que vous teniez des comptes de toutes vos dépenses, Daldry, cet hôtel, nos

repas,ceguide,sansoubliernotrevoyage,jevousrembourserai…—…aushillingprès,jesais,vousmel’avezassezrépété.Maisquevouslevouliezounon,

àtable,vousêtesmoninvitée.Quenoussoyonsenaffairesestunechose,quejemeconduiseen gentleman en est une autre et je n’y dérogerai pas.D’ailleurs, si nous buvions quelquechosepourcélébrercela?

—Célébrerquoi?—Jenesaispas,faut-ilabsolumentavoiruneraison?J’aisoif,nousn’avonsqu’àfêterle

faitd’avoirembauchénotreguide.—Ilestunpeutôtpourmoi,jevaisallermereposer,jen’aipasfermél’œildelanuit.AlicelaissaDaldryaubar.Illaregardas’éleverdanslacabined’ascenseur,luifitunpetit

sourireencoinetattenditqu’elleaitdisparupourcommanderundoublescotch.

*Àl’extrémitéd’unpontonenboissebalanceunebarque.Alicegrimpededansets’assied

danslefond.Unhommedétachelacordequilesrelieàl’embarcadère.Larives’éloigne,Alicechercheàcomprendrepourquoilemondeestainsifait,pourquoilescimesdesgrandspinssemblent,danslanoirceurdelanuit,serefermersursonpassé.

Le courant est violent, la barque tangue dangereusement en traversant le sillage d’un

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bateau qui s’éloigne. Alice voudrait s’agripper aux deux bords, mais ses bras sont tropcourts. Elle cale ses pieds sous la planchette où le passeur est assis, lui tournant le dos.Chaque fois que la barque plonge dans le creux d’une vague, une présence rassurante laretient.

Leventdunordselèveetchasselesnuages,laclartédelalunejaillitnonduciel,maisdelaprofondeurdeseaux.

Labarqueaccoste,lemarinl’empoigneetlahissesurlaberge.Elleescaladeunecollineplantéedecyprèsetredescenddanslereplisombred’unevallée.

Ellemarchesurunchemindeterrehumidedanslafraîcheurd’unsoird’automne.Lapenteestraide,elles’accrocheauxbuissons,visantunepetitelumièrequiscintilleauloin.

Alice longe les ruines d’une ancienne forteresse ou d’un ancien palais, recouvertes devignesauvage.

L’odeur des cèdres se mêle à celle des genêts et, un peu plus loin, du jasmin. Alicevoudraitnejamaisoubliercesodeursquisesuccèdent.Lalumières’estamplifiée,unelampeàhuileaccrochéeauboutd’unechaîneéclaireuneporteenbois.Elles’ouvresurunjardindetilleulsetde figuiers.Alicesongeàvolerunfruit,ellea faim.Ellevoudraitgoûter lachairrougeetpulpeuse.Elletendlamain,saisitdeuxfiguesetlescacheaufonddesapoche.

Ellepénètredanslacourd’unemaison.Unevoixdoucequiluiestétrangèreluiditdenepasavoirpeur,ellen’aplusrienàcraindre,ellevapouvoirselaver,manger,boireetdormir.

Un escalier en bois mène à l’étage, les marches gémissent sous les pas d’Alice, elle seretientàlarambarde,essayantdesefairepluslégère.

Elleentredansunepetitepiècequisentlacired’abeille.Aliceôtesesvêtements,lesplieetlesrangesoigneusementsurunechaise.Elleavanceversunebassineen fer,croitvoirsonrefletdansl’eautiède,maislasurfacesetrouble.

Alice voudrait boire cette eau, elle a soif et sa gorge est si sèche que l’air y entrepéniblement.Sesjoueslabrûlent,satêteestcommedansunétau.

—Va-t’en,Alice.Tun’auraispasdûrevenir.Rentrecheztoi,iln’estpastroptard.

*Alice ouvrit les yeux, elle se releva, brûlante de fièvre, le corps engourdi, lesmembres

faibles.Prisedenausée,elleseprécipitaverslasalledebains.Deretourdanssachambre,grelottante,elleappelalaréceptionetdemandaauconcierge

deluienvoyerunmédecinsanstarderetquel’onprévienneM.Daldry.Le docteur, à son chevet, diagnostiqua une intoxication alimentaire et prescrivit des

médicamentsqueDaldrys’empressad’allerchercheràlapharmacie.Aliceseraitviterétablie.Ce genre de désagrément arrivait souvent aux touristes, il n’y avait aucune raison des’inquiéter.

Endébutdesoirée,letéléphonesonnadanslachambred’Alice.—Jen’aurais jamaisdûvous laissermanger ces fruitsdemer, jeme sens terriblement

coupable,ditDaldryquil’appelaitdesachambre.

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—Cen’estpasdevotrefaute,réponditAlice,vousnem’avezpasforcée.Nem’enveuillezpas,mais jevaisvous laisserdînerseul, jemesensbien incapabledesupporter lamoindreodeurdenourriture,rienquedevousenparlermeretournel’estomac.

—Alorsn’enparlezpas,d’ailleursmoiaussijevaisjeûnercesoir,parsolidarité,celameferaleplusgrandbien.Unpetitbourbonetaulit.

—Vousbuveztrop,Daldry,etvousbuvezinutilement.—Vuvotreétat,vousn’êtespasbienplacéepourmedonnerdesconseilsdesanté.Sans

fairedemauvaisesprit,jemetrouveplusenformequevous.—Pourcesoir,vousn’avezpastort,maispourdemainetlesjoursàvenir,jepenseavoir

raison.— La raison serait que vous vous reposiez au lieu de vous préoccuper demoi. Dormez

autantquevouslepourrez,prenezvosmédicamentset,silemédecinnousaditvrai,j’auraiplaisiràvousretrouvervaillanteaumatin.

—Vousavezeudesnouvellesdenotreguide?—Pasencore,ditDaldry,maisj’attendssonappel,d’ailleursjedevrais libérerla ligneet

vouslaisserdormir.—Bonnenuit,Ethan.—Bonnenuit,Alice.Elleraccrochaetressentituneappréhensionàl’idéed’éteindresalampedechevet.Ellela

laissaallumée,ets’endormitpeuaprès.Cettenuit-là,aucuncauchemarnevinttroublersonsommeil.

*

L’artisan parfumeur vivait à Cihangir. Sa maison, perchée sur un terrain vague des

hauteurs du quartier, était reliée à celle de son voisin par une corde à linge où pendaientblouses,pantalons,chemises,caleçonsetmêmeununiforme.Grimperlaruepavéeparjourdepluien’étaitpasuneminceaffaire,ledolmuşs’yrepritàdeuxfois.LaChevroletpatinaitetl’embrayageempestaitlecaoutchoucbrûlé.Lechauffeur,quin’auraitjamaismisencauselagommelissedesespneumatiques,râlait.Iln’auraitpasdûaccepterlacourse,etiln’yavaitrien à voir pour des touristes sur les hauteurs de Cihangir. Daldry, qui avait pris place àl’avant,glissaunbilletsurlabanquettedelavieilleChevroletetlechauffeurfinitparsetaire.

CantenaitAliceparlebraspendantqu’ilstraversaientleterrainvague,«pourqu’ellenemettepaslespiedsdansuntrouremplid’eau»,dit-il.

Lapetitebruinequitombaitsurlavillen’auraitpasdétrempélesolavantlafindujour,mais Can se voulait prévoyant. Alice se sentaitmieux, encore assez faible cependant pourapprécierl’attentionqueCanluiportait.Daldrysegardadetoutcommentaire.

Ils entrèrent dans la maison ; la pièce où travaillait le parfumeur était spacieuse. Desbraisesrougeoyantesseconsumaientsousungrandsamovaretlachaleurquis’endégageaitembuaitlesvitrespoussiéreusesdel’atelier.

L’artisan, qui ne comprenait pas pourquoi deux Anglais étaient venus de Londres lui

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rendrevisite,bienqu’ilenfûthonoré,leuroffritduthéetdespetitsgâteauxnappésdesirop.— C’est ma femme qui les fait, dit-il à Can, qui traduisit aussitôt que l’épouse du

parfumeurétaitlameilleurepâtissièredeCihangir.Aliceselaissaguiderjusqu’àl’orguedel’artisanparfumeur.Illuifitsentirquelques-unes

de ses compositions ; les notes sur lesquelles il travaillait étaient soutenues, maisharmonieuses.Desparfumsorientauxdebonnefacture,quin’avaientcependantriendetrèsoriginal.

Au bout de la longue table, Alice repéra un coffret rempli de fioles dont les couleurspiquèrentsacuriosité.

—Jepeux?demanda-t-elleenattrapantunpetitflaconremplid’unliquidevertétrange.Cann’avaitpasfinidetraduiresademandequel’artisanrepritleflacondesmainsd’Alice

etleremitàsaplacedanslecoffret.—Ilditquecelan’aaucungrandintérêt,quecesontjustedesexpériencesaveclesquelles

ils’amuse,ditCan.Unpasse-temps.—Jeseraiscurieusedelessentir.L’artisanacceptadansunhaussementd’épaules.Alicesoulevalebouchonetfutétonnée.

Elle prit une bandelette de papier, la trempa dans le liquide et la passa sous son nez. Ellereposa le flacon, exécuta les mêmes gestes avec une deuxième fiole, une troisième, et seretourna,stupéfaite,versDaldry.

—Alors?demandaDaldryjusque-làsilencieux.—C’est incroyable, il a recréé une véritable forêt dans ce coffret. Je n’aurais jamais eu

cetteidée.Sentezvous-même,ditAliceentrempantunenouvellebandelettedepapierdansunflacon,onsecroiraitallongéàmêmelaterre,aupiedd’uncèdre.

Elle posa lamouillette sur la table, en prit une autre qu’elle trempa dans une fiole etl’agitaquelquesinstantsavantdelaprésenteràDaldry.

—Surcelle-ci,c’estunesenteurderésinedepinetdanscetautreflacon,dit-elleenôtantle bouchon, c’est une odeur de pré humide, une note légère de colchiques mêlées à desfougères.Etlà,sentezencore,delanoisette…

—Jeneconnaispersonnequivoudraitseparfumeràlanoisette,grommelaDaldry.—Cen’estpaspourlecorps,cesontdesarômesd’ambiance.— Vous croyez vraiment qu’il y aurait un marché pour des parfums d’ambiance ? Et

qu’est-ced’ailleursqu’unparfumd’ambiance?—Songez auplaisir de retrouver chez soi les senteurs de la nature. Imaginez quenous

puissionsdiffuserdansdesappartementsleparfumdessaisons.—Dessaisons?interrogeaDaldry,étonné.—Fairedurerl’automnequandarrivel’hiver,fairenaîtreenjanvierleprintempsavecson

cortègedefloraisons,fairejaillirdesodeursdepluieenété.Unesalleàmangeroùflotteraitl’odeur de citronnier, une salle de bains parfumée à la fleur d’oranger, des parfumsd’intérieurquineseraientpasdesencens,c’estuneidéeinouïe!

—Ehbien,puisquevousledites,ilnenousresteplusqu’àsympathiseraveccemonsieurquial’airaussisurprisquemoidevotreexcitation.

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AlicesetournaversCan.—Pourriez-vousluidemandercommentilréussitàfaireteniraussilongtempscettenote

decèdre?ditAliceenrespirantlamouillettequ’elleavaitrécupéréesurl’orgueàparfums.—Quellenote?demandaCan.— Demandez-lui comment il a fait pour que le parfum résiste aussi longtemps à l’air

ambiant.Et pendant que Can traduisait dumieux qu’il le pouvait la conversation entre Alice et

l’artisanparfumeur,Daldrys’approchadelafenêtreetregardaleBosphore,quiapparaissaittroublé derrière la buée des carreaux. Si ce n’était pas du tout ce qu’il avait espéré en serendant à Istanbul, pensa-t-il, il était possible qu’Alice fasse un jour sa fortune, et, aussiétrangequecelapûtparaître,ils’enfichaitéperdument.

*

Alice,CanetDaldryremercièrent l’artisande lamatinéequ’il leuravaitconsacrée.Alice

promit de revenir très vite. Elle espérait qu’ils pourraient bientôt travailler ensemble.L’artisan n’aurait jamais cru que sa passion secrète puisse un jour inspirer de l’intérêt àquiconque. Mais, ce soir, il pourrait dire à sa femme que ces soirées durant lesquelles ilveillaitsitarddanssonatelier,cesdimanchesqu’ilpassaitàparcourirlescollines,àarpentervalléesetsous-boispourycueillirtoutessortesdefleursetvégétaux,n’étaientpaslepasse-temps d’un vieux fou, comme elle le lui reprochait si souvent,mais un travail sérieux quiavaitcaptivéuneparfumeuseanglaise.

—Cen’estpasquejemesoisennuyé,ditDaldryenregagnantlarue,jen’aisimplement

rienmangédepuishiermidietjeneseraispascontreunpetitencas.—Vousêtesréjouiedecettevisite?demandaCanàAlice,enignorantDaldry.—Je suis follede joie, l’orguede cethommeestune véritable caverned’AliBaba, c’est

unemerveilleuserencontrequevousavezorganisée,Can.—Jesuisravidevotreenchantementquim’enchante,réponditCan,levisageempourpré.— Un-deux, un-deux-trois ! s’exclama Daldry en parlant dans le creux de sa main, ici

Londres,est-cequevousm’entendez?— Cela dit, mademoiselle Alice, je dois vous informer que certains mots de votre

vocabulaire m’échappent et me sont très difficiles à traduire. Par exemple, je n’ai pas vud’instrument de musique qui ressemble à une caverne de babas dans la maison de cethomme,repritCansansprêterlamoindreattentionàDaldry.

—Jem’enexcuse,Can,c’estunjargonpropreàmonmétier,jeprendrailetempsdevousenexpliquerlessubtilitésetvousserezl’interprèted’Istanbulleplusqualifiéenparfumerie.

— C’est une spécialité qui me plairait bien, je vous en serai toujours reconnaissant,mademoiselleAlice.

—Bon,grommelaDaldry, jedoisêtredevenuaphone,apparemment,personnen’entendcequejedis!J’aifaim!Pourriez-vousnousindiqueroùnousrestaurersansqueMlleAlice

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tombemalade?!Canleregardaavecinsistance.—J’avaisl’intentiondevousdirigerdansunendroitquevousn’êtespasprèsd’oublier.—Àlabonneheure,ilaremarquéquej’étaislà!AliceserapprochadeDaldryetchuchotaàsonoreille.—Vousn’êtespastrèsaimableaveclui.—Sansblague,parcequevous le trouvezaimableavecmoi?J’ai faim.Jevousrappelle

quej’aijeûnéparsolidarité,maispuisquevousfaitesbandeàpartavecnotrefabuleuxguide,jemedésolidarise.

AliceadressaunregardaffligéàDaldryetrejoignitCanquisetenaitàl’écart.Ilsdescendirentlesruellesescarpéesjusqu’àlapartiebassedeCihangir.Daldryarrêtaun

taxietdemandaàCanetàAlices’ilssejoignaientàluious’ilspréféraientprendreuneautrevoiture.Ils’installad’autoritésurlabanquettearrièreetnelaissad’autrechoixàCanquedeprendreplaceàcôtéduchauffeur.

Cancommuniquauneadresseenturcetneseretournapaspendanttoutletrajet.

*Lesmouettesimmobilesparessaientsurlesbalustradesdesquais.—Nousallonslà-bas,ditCan,désignantunebaraqueenboisauboutd’unembarcadère.—Jenevoispasderestaurant,protestaDaldry.—Parcequevousnesavezpasbienregarder,réponditcourtoisementCan,cen’estpasun

lieupourlestouristes.L’endroitneresplenditpasdeluxe,maisvousallezvousdélecter.—Etvousn’auriezpas,parhasard,quelque chosed’aussiprometteurque ceboui-boui,

maisquiauraitunpeuplusdecharme?DaldrydésignalesgrandesmaisonsdontlesfondationsplongeaientdansleBosphore.Le

regard d’Alice se figea sur l’une de ces demeures dont la façade blanche se distinguait desautres.

—Vousavezeuunenouvelleapparition?demandaDaldryd’untonmoqueur.Vousfaitesunedecestêtes.

—Jevousaimenti,balbutiaAlice.L’autrenuit,j’aifaituncauchemarencoreplusréalistequelesprécédentset,danscecauchemar,j’aivuunemaisonsemblableàcelle-ci.

Les mâchoires serrées, Alice fixait la bâtisse blanche. Can ne comprenait pas ce quisemblaitsoudaininquiétersacliente.

—Cesontdesyalis,ditleguided’unevoixposée,deshabitationsdevillégiature,vestigesdelasplendeurdel’Empireottoman.EllesétaienttrèsappréciéesauXIXesiècle.Elleslesontmoinsmaintenant, lespropriétaires sontdésargentéspar les fraisde chauffageenhiver, laplupartd’entreellesauraientbesoind’êtrerafistolées.

DaldrypritAliceparlesépaulesetlaforçaàregarderversleBosphore.—Jenevoisquedeuxpossibilités.Soitvosparentsontpoursuivileuruniquevoyageau-

delàdeNiceetvousétieztropjeunepourvoussouvenirdecequ’ilsvousenontdit.Soitils

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possédaientunlivresurIstanbulquevousavez ludansvotreenfanceetvous l’avezoublié.Lesdeuxpossibilitésnesontd’ailleurspasincompatibles.

Alicen’avaitaucunsouvenirdesamèreoudesonpèreluiparlantd’Istanbul,etelleavaitbeau revisiter dans sa mémoire toutes les pièces de l’appartement de ses parents, leurchambre et son grand lit avec sa couverture grise, la table de chevet de son père où setrouvaientunétuiàlunettesencuiretunpetitréveil,celledesamèreavecunephotod’elle,prisonnièredesescinqansdansuncadreenargent,lamalleaupieddulit, letapisstriéderougeetdebrun, lasalleàmanger,satableenacajouetsessixchaisesassorties, lebuffet-vitrineoùreposaitdelavaisselleenporcelaineprécieusementgardéepourlesjoursdefête,mais dont on ne se servait jamais, le Chesterfield où la famille s’installait pour écouter lefeuilletonradiophoniquedusoir,lapetitebibliothèque,leslivresquesamèrelisait…riendetoutcelan’avaitdelienavecIstanbul.

—SivosparentssontentrésenTurquie,suggéraCan,ilrésidepeut-êtredestracesdeleurpassageauprèsdesautoritésconcernées.Demain,leconsulatbritanniqueorganiseunesoiréecérémonieuse, votre ambassadeur revient particulièrement d’Ankara pour accueillir unelongue délégationmilitaire et autant d’officiers demon gouvernement, annonça fièrementCan.

—Etcommentsavez-vouscela?demandaDaldry.—Parcequejesuisàl’évidencelemeilleurguided’Istanbul!Bon,d’accord,ilyavaitun

articlecematindanslejournal.Etcommejesuistoutautantlemeilleurinterprètedelaville,jesuisinquisitionnépourlacérémonie.

— Vous êtes en train de nous annoncer que nous devrons nous passer de vos servicesdemainsoir?demandaDaldry.

—J’allaisvousproposerdevousfaireconvoyeràcettefête.— Ne plastronnez pas, le consul ne va pas inviter tous les Anglais qui séjournent à

Istanbulencemoment,rétorquaDaldry.—Jenesaispascequeveutdireplastronner,maisjevaisétudiercemot.Enattendant,la

jeune secrétaire qui s’occupe de la liste des invitations se fera un plaisir deme rendre leserviced’yinscrirevosnoms,ellenepeutrienrefuseràCan…Jevousferaiporterdeslaissez-passeràvotrehôtel.

— Vous êtes un drôle de type, Can, dit Daldry. Après tout, si cela vous fait plaisir,poursuivit-ilenseretournantversAlice,nouspourrionsnousprésenterà l’ambassadeuretlui demander l’aide des services consulaires. À quoi servent nos administrations si l’on nepeutmêmepasleurdemanderunpetitcoupdemainquandonabesoind’elles!Alors,qu’enpensez-vous?

— Il faut que j’en aie le cœur net, soupira Alice, je veux comprendre pourquoi cescauchemarssontsiréalistes.

—Jevousprometsdetoutfairepourleverlevoilesurcemystère,maisaprèsavoiravaléquelquechose,sinonc’estvousquiallezbientôtdevoirvousoccuperdemoi,jesuisauborddelasyncopeetj’aiunesoifépouvantable.

Canpointadudoigtlerestaurantdepêcheursauboutdel’embarcadère.Puisils’éloigna

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etallas’asseoirsurunplot.—Bonappétit,dit-il,brascroisés,d’untondétaché,jevousattendslà,sansbougerdece

quai.Leregardincendiairequ’Aliceluilançan’échappapasàDaldry,ilfitunpasversCan.—Maisqu’est-cequevousfaitesassissurcetruc,vousnecroyeztoutdemêmepasque

nousallonsvouslaisserlàtoutseuldanscefroid?— Je ne tiens pas à vous importuner, répondit le guide et je vois bien que je vous

démange.Allezvousrestaurer,j’ail’habitudedeshiversd’Istanbuletdelapluieaussi.— Ah, ne faites pas votre mauvaise tête ! protesta Daldry, et, puisqu’il s’agit d’un

restaurantlocal,commentpourrai-jemefairecomprendresansavoiràmescôtéslemeilleurinterprètedelaville?

Canfutraviducomplimentetacceptal’invitation.Le repas et la générosité de l’accueil dépassèrent toutes les attentes de Daldry. Au

momentducafé,ilsemblasoudainatteintd’unemélancoliequisurpritCanetAlice.L’alcoolaidant,ilfinitparavouersesentirterriblementcoupabled’avoirnourriquelquespréjugéssurcet établissement. Une cuisine simple et excellente pouvait être servie entre des mursmodestes,dit-il,et,buvantunquatrièmeraki,illaissaéchapperdelongssoupirs.

—C’est l’émotion,dit-il.Cettesaucequiaccompagnaitmonpoisson, ladélicatessedecedessert,jevaisd’ailleursenreprendre,c’étaittoutsimplementbouleversant.Jevousenprie,continua-t-il d’une voix gémissante, présentezmes sincères excuses au patron et, surtout,promettez-moidenousfairedécouvrirauplusvited’autresendroitscommecelui-ci.Dèscesoirparexemple?

Daldrylevalamainaupassageduserveurpourqu’ilremplissesonverre.—Jecroisquevousavezassezbu,Daldry,ditAliceenleforçantàreposersonverre.—Jereconnaisquecerakim’estunpeumontéàlatête.C’estquej’étaisàjeunlorsque

noussommesentrés,etj’avaisterriblementsoif.—Apprenezdoncàvousdésaltéreràl’eau,suggéraAlice.—Vousêtesfolle,vousvoulezquejerouille?AlicefitsigneàCandel’aider,ilsprirentDaldry,chacunparunbras,etl’escortèrentvers

lasortie;Cansalualepatronquis’amusaitdel’étatdanslequelsonclients’étaitmis.L’airfraisfittournerlatêtedeDaldry.Ils’assitsurunplotet,pendantqueCanguettait

untaxi,Alicerestaprèsdelui,veillantàcequ’ilnetombepasàl’eau.—Peut-êtrequ’unepetitesiestemeferaitdubien,soufflaDaldryenfixantlelarge.— Je crois qu’elle s’impose, répondit Alice. Je pensais que vous étiez supposé me

chaperonner,etnonlecontraire.— Je vous présente mes excuses, gémit Daldry. Je vous le promets : demain, pas une

goutted’alcool.—Vousavezintérêtàtenircettepromesse,réponditAliced’unevoixsévère.Can avait réussi à arrêter un dolmuş, il revint vers Alice, l’aida à caler Daldry sur la

banquettearrièreetpritplaceàl’avant.—Nousallonsconvoyervotreamiàlaportièredevotrehôteletj’iraiensuiteauconsulat

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m’occuper de vos invitations. Je les présenterai enveloppées auprès du concierge, dit-il enregardantAlicedanslemiroirdecourtoisiedupare-soleilqu’ilavaitabaissé.

—Raccompagnervotreamijusqu’àlaportedevotrehôteletremettreauconcierge,dansuneenveloppe…,soufflaAlice.

— Je devinaisma phrasemal formulée,mais en quoi, je ne le savais pas précisément.Mercidem’avoirrectifié,jenereproduiraiplusjamaiscetteerreur,ditCanenremontantlepare-soleil.

C’esttoutjustesiDaldry,quis’étaitassoupipendantletrajet,s’éveillatandisqu’Aliceetleportierl’aidaientàregagnersachambreetl’allongeaientsursonlit.Ilrepritsesespritsbienplustarddanslajournée.IlappelaAlicedanssachambre,interrogealaréceptionpoursavoiroùellesetrouvaitetappritqu’elleétaitsortie.Consternéparsapropreconduite,ilglissaunmotsoussaporte,s’excusantdesonmanquederetenue,etluiconfiantqu’ilpréféraitnepasdîner.

Alice avait profité de son après-midi en solitaire pour se promener dans le quartier deBeyoğlu.Leconciergedel’hôtelluiavaitrecommandélavisitedelatourdeGalataetindiquél’itinérairepours’yrendreàpied.

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ElleflânadevantlesboutiquesdelarueIsklital,achetaquelquessouvenirspoursesamis

et,transieparlefroidquirecouvraitlaville,finitparseréfugierdansunpetitrestaurantoùellerestadîner.

Deretourdanssachambreendébutdesoirée,elles’installaàlatabled’écritureetrédigeaunelettreàAnton.

Anton,J’aifaitcematinlarencontred’unhommequiexercemonmétier,maisavecbienplusde

talentquemoi.Ilfaudra,lorsquejerentrerai,quejetedécrivel’originalitédesesrecherches.Jemeplainssouventdufroidquirègnedansmonappartementetsituavaisétéprésentdansl’atelierde ceparfumeur, tum’auraisdit deneplus jamais le faire.Enme rendant sur leshauteurs de Cihangir, j’ai découvert un tout autre aspect d’une ville que je croyais avoirappréhendée depuis la fenêtre dema chambre. En s’éloignant du centre, où les nouveauximmeublesressemblentàceuxquel’onconstruitsurlesruinesdeLondres,ondécouvreunepauvreté insoupçonnée. J’ai croisé aujourd’hui dans les ruelles étroites de Cihangir desgaminsbravantpiedsnus le froidde l’hiver,desvendeursderueauxvisages tristessur lesquaisduBosphorebattusparlapluie;desfemmesqui,pourvendredesobjetsdepacotille,haranguentleslonguesfilesdeStambouliotessurlesembarcadèresoùlesvapeursaccostent.Et, aussi étrange que cela paraisse, aumilieu de cette tristesse, j’ai ressenti une immensetendresse, un attachement à ces lieux qui me sont étrangers, une solitude déroutante entraversantdesplacesoùdevieilleséglisessemeurent.J’aigravidesraidillonsauxmarchesuséesparlespas.DansleshauteursdeCihangir,lesfaçadesdesmaisonssontpourlaplupartdélabrées,mêmeleschatserrantsontl’airtriste,etcettetristessemegagne.Pourquoicettevillefait-ellenaîtreenmoiunetellemélancolie?Jelasensmegagnerdèsquejesorsdanslarue,etellenemequitteplusjusqu’ausoir.Maisneprêteaucuneattentionàcequejet’écris.Lescafésetpetitsrestaurantsregorgentdevie,lavilleestbelleetnilapoussièrenilacrasseneréussissentàenatténuerlagrandeur.Lesgensicisontsiaccueillants,sigénéreux,etmoijesuisbêtementtouchée,jetel’accorde,parlanostalgied’unhéritagequisedélite.

Cetaprès-midi,enmepromenantprèsdelatourdeGalata, j’aivuderrièreunegrilleen

ferforgéunpetitcimetièreendormiaumilieud’unquartier,jeregardaislestombesdontlesstèlesvacillent,et jenesaispourquoij’aieulesentimentd’apparteniràcetteterre.Chaqueheurepasséeicifaitmonterenmoiunamourdébordant.

Anton, pardonne-moi ces mots décousus qui ne doivent avoir aucun sens pour toi. Je

ferme les yeux et j’entends résonner ta trompette dans le soir d’Istanbul, j’entends tonsouffle,jetedevinejouant,siloin,dansunpubdeLondres.J’aimeraisavoirdesnouvellesdeSam,d’Eddy etdeCarol, vousmemanquez tous lesquatre, j’espère vousmanquerunpeuaussi.

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Jet’embrasseenregardant lestoitsd’unevillequetuaimeraispassionnément, j’ensuis

certaine.Alice

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8.

À dix heures dumatin, on frappa à la porte d’Alice.Malgré ses cris pour avertir qu’elle

étaitsousladouche,oninsistait.Aliceenfilaunpeignoiretvitdanslemiroirdelaportedelasalledebains la silhouetted’unegouvernanted’étagequi s’enallait.Elle trouvasurson litune housse à vêtements, une boîte à chaussures et un carton à chapeau. Intriguée, elledécouvritdanslahousseunerobedusoir,unepaired’escarpinsdanslaboîteàchaussuresetdans le carton rond un ravissant chapeau en feutre ainsi qu’un petitmotmanuscrit de lamaindeDaldry:

Àcesoir,jevousattendsdanslehallàdix-huitheures.Émerveillée, Alice fit glisser le peignoir à ses pieds et ne résista pas plus longtemps à

l’envied’uneséanced’essayageimprovisée.Larobedessinaitparfaitement latailleets’évasaitensuiteenunelongueetample jupe.

Depuis la guerre, Alice n’avait pas vu autant de tissu pour former un seul vêtement.Tournoyant sur elle-même, elle avait l’impression de chasser ces années où l’on avaitmanqué de tout. Oubliés, les jupes raides et les vestons étriqués. La robe qu’elle portaitdécouvraitsesépaules,luiaffinaitlataille,arrondissaitseshanches,etlalongueurretrouvéesublimaitlemystèredelajambe.

Elles’assitsurlelitpourenfilerlesescarpinsetsesentitimmense,ainsiperchéesurdestalons. Elle enfila la veste courte, ajusta le chapeau et ouvrit la porte de l’armoire pour seregarderdanslemiroir.Ellen’encrutpassesyeux.

Elle suspendait soigneusement ses affaires en attendant la soirée, quand elle reçut un

appel du concierge. Un groom l’attendait pour l’accompagner au salon de coiffure qui setrouvaitunpeuplusbassurl’avenue.

—Vousdevezvoustromperdechambre,dit-elle,jen’aiprisaucunrendez-vous.—MademoisellePendelbury, je vous confirmeque vous êtes attendue chezGuidodans

vingtminutes.Lorsquevousserezcoiffée, lesalonnousappelleraetnousreviendronsvouschercher.Jevoussouhaiteuneexcellentejournée,mademoiselle.

Leconciergeavait raccroché,contrairementàAlice,quiregardait lecombinécommes’ils’étaitagid’unelamped’Aladind’oùauraitsurgiungéniemalicieux.

*

Shampouinée et manucurée, elle passa sous les ciseaux de Guido, dont le véritable

prénométaitOnur.Le coiffeuravait fait ses classesàRomeet enétait revenu transformé.MaîtreGuidoexpliquaàAliceavoirreçuenfindematinéelavisited’unhommequiluiavaitdonnédesinstructionstrèsstrictes:unchignonimpeccable,quidevait«seteniraltiersous

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unchapeau».La séance dura une heure. Le groom revint chercher Alice dès qu’elle fut prête et la

raccompagnaàl’hôtel.Lorsqu’elleentradanslehall,leconciergel’informaqu’onl’attendaitaubar.ElleytrouvaDaldry,buvantunelimonadeetlisantunjournal.

—Ravissante,dit-ilenselevant.—Jenesaisquevousdire,depuiscematinj’ail’impressiond’êtreuneprincessedeconte

defées.— Ça tombe bien, nous avons besoin que vous en soyez une ce soir. Nous avons un

ambassadeuràséduireetnecomptezpassurmoipourcela.—Jenesaispascommentvousavezfait,maistoutmevaàmerveille.— Je sais que je n’en ai pas l’air, mais je suis peintre. Que voulez-vous, le sens des

proportionsentredansmasphèred’excellence.—Cequevousavez choisi estmagnifique, jen’ai jamaisportéune robeaussibelle. J’y

ferai très attention, vouspourrez la rendre sans lemoindredéfaut.Vous l’avez bien louée,n’est-cepas?

—Saviez-vousquecettenouvellemodeporteunnom?NewLook,etc’estuncouturierfrançaisquil’alancée!Pourcequiestdel’artdelaguerre,nosvoisinsn’ontjamaisététrèsau point, mais je dois leur reconnaître un génie inégalable en matière de créationsvestimentairesetculinaires.

—J’espèrequecelavousplairaquandvousmeverrezcesoirenNewLook.—Jen’endoutepasuneseconde.Cettecoiffureestvraimentunetrèsbonneidée,ellemet

votrenuqueenvaleuretjelatrouvecharmante.—Lacoiffureoulanuque?DaldrytenditlacartedesmisesenboucheàAlice.—Vousdevriezmangerquelquechose,ilfaudrasebattreausabrecesoirpourapprocher

d’unbuffetetvousneserezpasentenuedecombat.Alice commanda un thé et des pâtisseries. Elle se retira un peu plus tard pour aller se

préparer.De retour dans sa chambre, elle ouvrit la porte de l’armoire, s’allongea sur son lit et

admirasatenue.Unepluiediluviennes’abattaitsurlestoitsd’Istanbul.Alices’approchadelafenêtre.On

entendaitauloinlessirènesdesvapeurs.LeBosphores’effaçaitderrièreunvoiledegrisaille.Alice regarda la rue en contrebas, les citadins se précipitaient vers les abris des tramways,certainsseprotégeaientsous lescornichesdes immeubles, lesparapluiess’entrechoquaientsurlestrottoirs.Alicesavaitqu’elleappartenaitàcetteviequis’agitaitsoussesfenêtres,maisàcetinstant,derrièrelesmursépaisd’unhôtelluxueuxduquartierdeBeyoğlu,avecunesibelle tenue qui l’attendait, elle se sentait transportée dans un autre monde, un mondeprivilégiéqu’ellecôtoieraitcesoir,unmondedontelle ignorait lesusagesetcelanefitqueredoublersonimpatience.

*

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Elleavaitappelélagouvernanted’étagepourl’aideràfermersarobe.Sonchapeaubienen

place,ellequittasachambre.Daldryladécouvritdansl’ascenseurquidescendaitverslehall,plusrenversanteencorequ’ilnel’avaitimaginé.Ill’accueillitenluioffrantsonbras.

—D’ordinaire,j’aiunesaintehorreurdesmondanités,maisjevaisfaireuneentorseàlarègle,vousêtes…

—TrèsNewLook,ditAlice.—C’estunefaçondevoirleschoses.Unevoiturenousattend,nousavonsdelachance,la

pluies’estarrêtée.Le taxi rejoignit le consulat enmoins de deuxminutes, la grille d’entrée se trouvait à

cinquantemètresdel’hôtel,ilsuffisaitpresquedetraverserl’avenuepours’yrendre.— Je sais, c’est ridicule, mais nous n’allions pas arriver à pied, question de standing,

expliquaDaldry.Il contourna le véhicule pour ouvrir la portière d’Alice ; un majordome en uniforme

l’aidaitdéjààdescendre.Ilsgravirentlentementlesmarchesduperron,Alicecraignaitdetrébuchersurseshauts

talons.Daldryremitlecartond’invitationàl’huissier,déposasonmanteauauvestiaireetfitentrerAlicedanslagrandesallederéception.

Leshommesseretournèrent,certainss’interrompirentmêmedansleurconversation.LesfemmesscrutaientAlicedelatêteauxpieds.Coiffure,veste,robeetchaussures,elleétaitlamodernitéincarnée.L’épousedel’ambassadeurarrêtasonregardsurelleetluifitunsourireamical.Daldryallaàsarencontre.

Ils’inclinadevantl’ambassadricepourluibaiserlamainetprésentaAlice,selonlesrèglesprotocolaires.

L’ambassadrices’enquitdesraisonsconduisantunsijolicoupleaussiloindel’Angleterre.—Lesparfums,VotreExcellence,réponditDaldry.Aliceestl’undesnezlesplusdouésdu

royaume, certaines de ses créations se trouvent déjà dans les meilleures parfumeries deKensington.

— Quelle chance ! répondit l’ambassadrice. Lorsque nous rentrerons à Londres, je nemanqueraipasdem’enprocurer.

EtDaldrys’obligeaaussitôtàluienfairelivrerquelquesflacons.—Vousêtesrésolumentavant-gardiste,machère,s’exclama l’ambassadrice,une femme

qui innove dans les parfums, c’est très courageux, le monde des affaires est tellementmasculin.SivousrestezsuffisammentlongtempsenTurquie,ilvousfaudramerendrevisiteàAnkara,jem’yennuieàmourir,chuchota-t-elle,rougissantdesaconfidence.J’auraisaimévousprésenteràmonmari;hélas,jelevoisenpleinediscussionetjecrainsquecelanesepoursuive toute la soirée. Je dois vous abandonner, j’ai été enchantée de faire votreconnaissance.

L’ambassadrice rejoignitd’autres convives.L’entretienaccordéàAlicen’avait échappéàpersonne.Touslesregardsétaienttournésverselle,etelles’ensentaitgênée.

— Je ne peux pas être idiot à ce point-là, ne me dites pas que j’ai laissé passer une

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occasionpareille!ditDaldry.Alice ne quittait pas des yeux l’ambassadrice, conversant au milieu d’un petit groupe

d’invités.ElleabandonnalebrasdeDaldryettraversalasalle,enfaisantdesonmieuxpouradopterunedémarcheassuréeendépitdeseshautstalons.

Ellesejoignitaucerclequis’étaitforméautourdel’ambassadriceetpritlaparole.—Jesuisdésolée,madame,jedevinemanqueràtousleségardsdusàvotrepersonneen

prenant la liberté de vous parler aussi directement, mais il faut que vous m’accordiez unentretien,celanevousprendraquequelquesinstants.

Daldryregardaitlascène,ébahi.—Elleestépatante,n’est-cepas?chuchotaCan.Daldrysursauta.—Vousm’avezfaitpeur,jenevousavaispasentenduarriver.—Jesais,jel’aifaitexprès.Alors,vousêtessatisfaitdevotrebonguide?Laréceptionest

d’unegrandeexception,vousnetrouvezpas?—Jem’ennuieàmourirdanscegenredesoirée.—C’estparcequevousnevousintéressezpasauxautres,réponditCan.— Vous savez que je vous ai engagé comme guide touristique, et non comme guide

spirituel?—Jepensaisquec’étaitunprivilèged’avoirdel’espritdanslavie.—Vousmefatiguez,Can,j’aipromisàAlicedenepastoucheràunegoutted’alcooletcela

memetdefortmauvaisehumeur,alorssoyezgentildenepaspousserlebouchontroploin.—Vousnonplus,sivousvouleztenirvotrepromesse.Cans’éclipsaaussidiscrètementqu’ilétaitapparu.Daldry s’approcha du buffet, suffisamment près d’Alice et de l’ambassadrice pour épier

leurconversation.— Je suis sincèrement désolée que la guerre vous ait enlevé vos deux parents, et je

comprendsquevous ressentiez lebesoinde remonter la tracede leurpassé.J’appellerai leserviceconsulairedèsdemainetdemanderaiquel’onfassecetterecherchepourvous.Vouspensezqu’ilsseseraientrendusàIstanbulenquelleannéeexactement?

—Jen’ensaisrien,madame,certainementavantmanaissance,carmesparentsn’avaientpersonneàquimeconfier,àpartmatantepeut-être,maisellem’enauraitparlé.Ilssesontconnusdeuxansavantquejevienneaumonde,j’imaginequ’ilsauraientpufaireunvoyageenamoureux,entre1909et1910,aprèscelamamann’auraitplusétéenconditiondevoyager,puisqu’ellemeportait.

—Ces recherchesnedevraientpas être très compliquéesà effectuer, à conditionque lachute d’un empire et deux guerres n’aient pas fait disparaître les archives qui vousintéressent.Maiscommemamère,quin’esthélasplusdecemonde,medisaittoujours:«Lenon,vousl’avezdéjàmafille,risquezleoui.»Soyonsefficaces,allonsdérangernotreconsul,jevaisvousrecommanderàluietenéchangevousmedonnerezlenomdevotrecouturier.

— D’après l’étiquette sur la doublure de ma robe, il s’agit d’un certain Christian Dior,madame.

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L’ambassadricesejuraderetenircenom,ellepritAliceparlamain,laprésentaauconsul,auquel elle fit part d’une requête qui lui tenait à cœur puisqu’elle concernait sa nouvelleamie.LeconsulpromitderecevoirAlicedèslelendemainenfindejournée.

— Bien, dit l’ambassadrice, maintenant que votre affaire est entre de bonnes mains,m’autorisez-vousàretourneràmesobligations?

Alicefitunerévérenceetseretira.

*—Alors?demandaDaldry,s’approchantd’Alice.—Nousavonsrendez-vousavecleconsul,demainàl’heureduthé.— C’est à désespérer, vous réussissez partout où j’échoue. Enfin, j’imagine que seul le

résultatcompte.Vousêtesheureuse,j’espère?—Oui,etjenesaistoujourspascommentvousremercierdetoutcequevousfaitespour

moi.—Vous pourriez commencer par levermapunition etm’autoriser un tout petit verre ?

Rienqu’un,jevouslepromets.—Unseul,j’aivotreparole?—Degentleman,réponditDaldryquis’enfuyaitdéjàverslebar.Il revint avec une coupe de champagne qu’il offrit à Alice et un verre débordant de

whiskey.—Vousappelezcelaunverre?demandaAlice.—Envoyez-vousundeuxième?réponditDaldry,enflagrantdélitd’hypocrisie.L’orchestresemitàjouerunevalse,lesyeuxd’Alicepétillèrent.Elleposasonverresurle

plateaud’unmajordomeetregardaDaldry.—M’accorderez-vous une danse ?Avec la robe que je porte, vous ne pouvez pasme le

refuser.—C’estque…,balbutiaDaldryencontemplantsonverre.—LewhiskeyouSissi,ilfautchoisir.Daldry abandonna son verre à regret, prit la main d’Alice et l’entraîna sur la piste de

danse.—Vousdansezbien,dit-elle.—C’estmamère quim’a appris la valse, elle adorait ça ;monpère avait horreur de la

musique,alorsdanser…—Ehbien,votremèreaétéunformidableprofesseur.—C’estlepremiercomplimentquejereçoisdevotrepart.—Sivousenvoulezundeuxième,lesmokingvousvaàmerveille.—C’estdrôle,ladernièrefoisquejeportaisunsmoking,jemetrouvaisdansunesoiréeà

Londres, très ennuyeuse d’ailleurs, où j’ai croisé une ancienne amie que je fréquentaisassidûmentquelquesannéesauparavant.Enmevoyant,elles’estexclaméeque lesmokingm’allaitàraviretqu’elleavaitfaillinepasmereconnaître.J’enaidéduitquecequejeportais

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d’ordinairenedevaitpasvraimentmemettreenvaleur.— Vous avez déjà eu quelqu’un dans votre vie, Daldry, je veux dire, quelqu’un qui ait

beaucoupcompté?—Oui,maisj’aimeraismieuxnepasenparler.—Pourquoi?Noussommesamis,vouspouvezbienmefaireuneconfidence.—Noussommesde jeunesamis,et ilestencoreunpeu tôtpourvous fairecegenrede

confidence.D’autantque,là,ceneseraitpasvraimentàmonavantage.—Alorsc’estellequivousaquitté!Vousenavezbeaucoupsouffert?—Jenesaispas,peut-être,oui,jecrois.—Etvouspensezencoreàelle?—Celam’arrive.—Pourquoin’êtes-vousplusensemble?—Parcequenousnel’avonsjamaisvraimentété,etpuisc’estunelonguehistoireetilme

semblaitvousavoirditquejenevoulaispasenparler.—Jen’airienentendudetel,ditAliceenaccélérantsonpasdedanse.—Parcequevousnem’écoutezjamaiset,sinouscontinuonsàtourneràcetteallure, je

vaisfinirparvousmarchersurlespieds.—Jen’ai jamaisdansédansune robeaussibelle,aumilieud’unesalleaussigrande,et

encoremoinsdevantunorchestreaussimajestueux.Jevousensupplie,tournonsaussivitequepossible.

DaldrysouritetentraînaAlice.—Vousêtesunedrôledefemme,Alice.—Etvous,Daldry,vousêtesundrôledebonhomme.Voussavez,hier,enmepromenant

seulependantque vousdessoûliez, je suis tombée surunpetit carrefourqui vous rendraitfou.Enletraversant,jevousaiaussitôtimaginéentraindelepeindre.Ilyavaitunecarrioletractéepardeuxchevauxmagnifiques,des tramwaysquisecroisaient,unedizainede taxis,unevieillevoitureaméricaine,l’unedecellesquidatentd’avant-guerre,despiétonspartout,etmêmeunecharrettequ’unhommepoussait,vousauriezétéauxanges.

—Vousavezpenséàmoientraversantuncarrefour?C’estdélicieuxdesongeràcequ’uncroisementderoutesvousinspire.

Lavalses’arrêta, lesconvivesapplaudirentmusiciensetdanseurs.Daldrysedirigeaverslebar.

—Nemeregardezpascommeça,l’autreverrenecomptaitpas,j’aieuàpeineletempsd’ytremperleslèvres.Bon,d’accord,unepromesseestunepromesse.Vousêtesimpossible.

—J’aiuneidée,ditAlice.—Jecrainslepire.—Sinouspartions?—Ça,jen’airiencontre,maispouralleroù?—Marcher,nouspromenerenville.—Danscestenues?—Justement,oui.

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—Vousêtesencoreplusfollequejenelepensais,maissicelavousfaitplaisir,aprèstout,pourquoipas?

Daldryrécupéraleursmanteauxauvestiaire.Alicel’attendaitenhautduperron.—Vousvoulezquejevousemmènevoircefameuxcarrefour?proposaAlice.—Denuit, jesuiscertainqu’iln’aurapas lemêmeattrait ;gardons-nousceplaisirpour

un moment où il fera jour. Marchons plutôt jusqu’au funiculaire et descendons vers leBosphoreducôtédeKaraköy.

—J’ignoraisquevousconnaissiezsibienlaville.—Moiaussi,maisavecletempsquej’aipassédansmachambrecesdeuxderniersjours,

j’aiparcourutantdefoisleguidetouristiquequisetrouvaitsurmatabledenuitquej’aifiniparleconnaîtrepresqueparcœur.

Ils descendirent les ruelles de Beyoğlu jusqu’à la station du funiculaire qui reliait le

quartier àKaraköy.En arrivant sur la petite placeduTünel,Alice soupira et s’assit surunparapetdepierre.

—Oublions la balade le long duBosphore et allons nous installer dans le premier cafévenu,jelèvelapunition,vouspourrezboirecequevousvoulez.J’envoisun,encoreunpeuloinàmongoût,maisc’estprobablementleplusproche.

—Qu’est-cequevous racontez ? Il est à cinquantemètres.Etpuis je trouvais çaplutôtamusant de prendre ce funiculaire, c’est un des plus vieux dumonde. Attendez une petiteminute, vous ai-je entendue dire que vous leviez la punition ? D’où vient cette soudainegénérosité?Voschaussuresvousfontsouffrirlemartyre,c’estça?

—Arpentercesruespavéesenhautstalonsestunexercicedigned’unetorturechinoise.—Prenezappuisurmonépaule.Toutàl’heure,nousrentreronsentaxi.L’atmosphèredanslasalledupetitcafécontrastaitradicalementaveccelledel’immense

salon de réception du consulat. Ici, on jouait aux cartes, on riait et chantait, trinquait àl’amitié, à la santé d’un proche, à la journée passée, à la promesse d’un lendemain où lesaffairesseraientplusprofitables,ontrinquaitàl’hiver,particulièrementdouxcetteannée,auBosphorequifaisaitbattrelecœurdelavilledepuisdessiècles,onrâlaitcontrelesvapeursquirestaienttroplongtempsàquai,contrelecoûtdelaviequinecessaitd’augmenter,contreleschienserrantsquienvahissaientlesfaubourgs,contrelamunicipalitéparcequ’unkonakavait encore brûlé et que le patrimoine partait en fumée à cause de promoteurs sansvergogne ; puis on trinquait à nouveau, à la fraternité, au grand bazar que les touristesrevenaientfréquenter.

Leshommesattablésabandonnèrentquelques instants leurspartiesdecartesenvoyantentrer deux étrangers en tenue de soirée. Daldry s’enmoquait éperdument, il choisit unetablebienenvueetcommandadeuxrakis.

—Toutlemondenousregarde,chuchotaAlice.—Toutlemondevousregarde,machère,faitescommesiderienn’étaitetbuvez.—Vouscroyezquemesparentssesontpromenésdanscesruelles?

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—Quisait?C’estfortpossible,nouslesauronspeut-êtredemain.—J’aimelesimaginericitouslesdeux,visitantcetteville,j’aimel’idéedemarcherdans

leurs pas. Peut-être qu’eux aussi se sont émerveillés en admirant le panorama depuis leshauteursdeBeyoğlu,peut-êtreont-ilsfoulélespavésdesruellesautourdesanciennesvignesdePera,longéleBosphoremaindanslamain…Jesais,c’estidiot,maisilsmemanquent.

—Celan’ariend’idiot.Jevaisvousfaireuneconfidence:denepluspouvoirblâmermonpèredetouslesdésordresdemaviememanqueaussiterriblement.Jen’aijamaisosévousposerlaquestion,maiscomment…?

—Commentilssontmorts?C’étaitunvendredisoir,enseptembre1941,le5exactement.Comme tous les vendredis, j’étais descendue dîner avec eux. À l’époque je vivais dans unstudioau-dessusdeleurappartement.Jediscutaisavecmonpèredanslesalon,mamèresereposaitdanssachambre,elleétaitsouffrante,unmauvaisrhume.Lessirènessesontmisesàhurler.Papam’aordonnédemerendreauxabris, ilallaitaidermamanàs’habilleretm’apromisqu’ilsmerejoindraientaussitôt.Jevoulaisresterpourl’aider,maisilm’asuppliéedepartir, j’avais pour mission de trouver une place dans l’abri où installer confortablementmaman si l’alerte devait se prolonger. J’ai obéi. La première bombe a éclaté alors que jetraversais la rue, si proche que son soufflem’a projetée à terre. Lorsque j’ai recouvrémesesprits et me suis retournée, notre immeuble était en flammes. Après le dîner, j’avais euenvie d’aller embrasser ma mère dans sa chambre, mais je ne l’ai pas fait de peur de laréveiller.Jenel’aijamaisrevue.Jen’aijamaispuleurdireaurevoir.Jen’aimêmepaspulesenterrer.Quandlespompiersontéteintl’incendie,j’aiparcourulesruines.Ilnerestaitplusrien,paslemoindresouvenirdelaviequenousavionsvécue,riendemonenfance.Jesuispartievivrechezmatantesurl’îledeWightetj’ysuisrestéejusqu’àlafindelaguerre.Ilm’afalludutempsavantdepouvoirreveniràLondres.Presquedeuxans.Jevivaisenermitesurmonîle,j’enconnaischaquecrique,chaqueplage,chaquecolline.Etpuismatanteafiniparme secouer. Ellem’a forcée à rendre visite àmes amis. Je n’avais plus qu’eux aumonde.Nousavonsgagnélaguerre,unnouvelimmeubleaétéconstruit,lestracesdudrameontétéeffacées, comme l’existence demes parents et celle de tant d’autres. Ceux qui habitent làmaintenantnepeuventpassavoir,lavieareprissesdroits.

—Jesuissincèrementdésolé,murmuraDaldry.—Etvous,quefaisiez-vouspendantlaguerre?—Jetravaillaisdansunservicedel’intendancedesarmées.Jen’étaispasapteàallerau

front,àcaused’uneméchantetuberculosequialaissédestracesdansmespoumons.J’étaisfurieux, je suspectais même mon père d’avoir usé de son influence auprès des médecinsmilitairespourme faire réformer. Jem’étais battu corps et âmepour être incorporé et j’aifinalementréussiàatterrirdansunservicederenseignements,àlami-44.

—Alorsvousavezquandmêmeparticipé,ditAlice.—Dansdesbureaux,riendetrèsglorieux.Maisnousdevrionschangerdeconversation,je

neveuxpasgâchercettesoirée;c’estmafaute,jen’auraispasdûêtreindiscret.— C’est moi qui ai commencé à poser des questions indiscrètes. D’accord, parlons de

chosesplusgaies.Comments’appelait-elle?

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—Quiça?—Cellequivousaquittéetquivousfaitsouffrir.—Vousavezunsenstrèsparticulierdecequiestgai!—Pourquoi tantdemystère ?Elle étaitbeaucoupplus jeunequevous ?Allez,dites-le-

moi,blonde,rousseoubrune?—Verte, elle était toute verte avec de gros yeux globuleux, des pieds immenses et très

poilus. C’est pour cela que je n’arrive pas à l’oublier. Bon, si vous me posez encore unequestionsurelle,jem’offreunautreverrederaki.

—Commandez-endeux,jetrinqueraiavecvous!

*Lecaféfermait,l’heureavaitplusquetournéetaucuntaxioudolmuşnepassaitdansles

ruellesprochesdelaplaceduTünel.— Laissez-moi réfléchir, il doit y avoir une solution, dit Daldry alors que la vitrine

s’éteignaitderrièreeux.—Jepourraisrentrerenmarchantsurlesmains,maiscelarisqueraitd’abîmermarobe,

suggéraAliceenessayantdefairelaroue.Daldrylarattrapadejustesseavantqu’elletombe.—Maisvousêtescomplètementsoûle,maparole.—N’exagérons rien,unpeupompette je veuxbien,mais soûle, toutde suite les grands

mots.— Vous vous entendez ? Ce n’est même plus votre voix, on dirait une marchande de

quatresaisons.—Ehbien,c’estuntrèsbeaumétierdevendredessaisons,deuxconcombres,unetomate

etunprintemps,zou!Jevouspèsetoutçamonbonmonsieuretjevouslefaisauprixdeshallesplusdixpourcent.Çamepaieraàpeineletransport,maisvousavezunebonnetêteetpuisjevoudraisfermer,ditAliceavecunaccentpopulairesiappuyéquel’onauraitpresquecruentendreducockney.

—Demieuxenmieux.Elleestivremorte!—Ellen’estpasdutoutivreetaveccequevousvousêtescollédanslenezdepuisqu’on

estici,vousêtesmalplacépourmefairelaleçon,hein?Oùêtes-vous?—Justeàcôtédevous…Del’autrecôté!Alicepivotasursagauche.— Ah, le revoilà. On va se promener le long du fleuve ? dit-elle en s’appuyant à un

lampadaire.—J’endoute,leBosphoreestundétroitetnonunfleuve.—Tantmieux,j’aimalauxpieds.Quelleheureest-il?—Nous avonsdûpasserminuit et ce soir, exceptionnellement, cen’est pas le carrosse,

maislaprincessequisetransformeencitrouille.—Jen’aipasdutoutenviederentrer,jevoudraisretournerdanserauconsulat…Qu’est-

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cequevousavezditaveclacitrouille?—Rien!Bon,auxgrandsmauxlesgrandsremèdes.—Qu’est-cequevousfaites?hurlaAlicealorsqueDaldrylasoulevaitpourlaportersur

sonépaule.—Jevousraccompagneàl’hôtel.—Vousallezmeconvoyeràlaportièredansuneenveloppe?—Sivousvoulez,réponditDaldryenlevantlesyeuxauciel.—Maisjeneveuxpasquevousmelaissiezauprèsduconcierge,hein,promis?—Biensûr,etmaintenantonsetaitjusqu’àl’arrivée.— Il y a un cheveu blond sur le dos de votre smoking, jeme demande comment il est

arrivé là. Et puis je crois que mon chapeau vient de tomber, marmonna Alice avant desombrer.

Daldryseretournaetvitlefeutreroulerverslebasdelaruelleavantd’acheversacoursedanslecaniveau.

—Jecrainsquenousdevionsenacheterunautre,grommela-t-il.Ilremontalarueenpente,lesouffled’Aliceluichatouillaitterriblementl’oreille,maisil

nepouvaitrienyfaire.

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*Enlesvoyantpasserainsi,leconciergeduPeraPalassursauta.—Mademoiselle est très fatiguée,ditDaldrydignement, si jepouvais avoirmaclé et la

sienne…Leconciergeproposasonaide,queDaldryrefusa.Daldry étenditAlice sur son lit, lui ôta ses chaussures et la recouvrit d’une couverture.

Puisiltiralesrideaux,laregardadormiruninstantavantd’éteindrelalumièreetdesortir.

*Il se promenait avec son père, lui parlait de ses projets. Il allait entreprendre la

réalisationd’ungrandtableaureprésentant lesvasteschampsdehoublonquibordaient lapropriété. Son père trouvait que c’était une très belle idée. Il faudrait que l’on avance letracteurpourlefairefigurerdanslatoile.Ilvenaitd’enacheteruntoutneuf,unFergussonarrivéd’Amériqueparbateau.Daldryétaitperplexe,ilavaitimaginédesépiscouchésparlevent,uneimmensitédejaunesurlamoitiédel’œuvre,contrastantaveclesdégradésdebleusfigurant le ciel. Mais son père semblait si heureux que son nouveau tracteur soit mis àl’honneur…Ilfallaitqu’ilyréfléchisse,peut-êtrelereprésenterparunevirgulerougeaubasdelatoilesurmontéed’unpointnoir,pourfaireapparaîtrelefermier.

Unchampdehoublonavecun tracteur sous le ciel, c’étaitvraimentunebelle idée.Sonpère lui souriait et le saluait, son visage apparaissait aumilieu des nuages.Une sonnerieretentit,uneétrangesonneriequiinsistaitetinsistaitencore…

D’unrêvedans lacampagneanglaise, letéléphoneramenaDaldryvers lapâleurdujour

danssachambred’hôtelàIstanbul.—ParlagrâcedeDieu!soupira-t-ilenseredressantdanssonlit.Ilsetournaverslatabledechevetetdécrochalecombiné.—Daldryàl’appareil.—Vousdormiez?—Plusmaintenant…àmoinsquelecauchemarsepoursuive.—Jevousairéveillé?Jesuisdésolée,s’excusaAlice.—Nelesoyezpas,j’allaispeindreuntableauquiauraitfaitdemoiundesgrandsmaîtres

paysagistesdelasecondemoitiéduXXesiècle,ilétaitpréférablequejemeréveilleleplustôtpossible.Quelleheureest-ilàIstanbul?

—Presquemidi.Jeviensdemelevermoiaussi,noussommesrentréssitard?—Voustenezvraimentàcequejevousrappellevotrefindesoirée?—Jen’enaiaucunsouvenir.Quediriez-vousd’allerdéjeunersurleportavantnotrevisite

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auconsulat?—Ungrandbold’airnepeutpasnousfairedemal.Queltempsfait-il?Jen’aipasencore

ouvertmesrideaux.— La ville est baignée de soleil, répondit Alice, dépêchez-vous de vous préparer et

retrouvons-nousdanslehall.—Jevousattendraiaubar,j’aibesoind’unboncafé.—Quivousditquevousyserezlepremier?—Vousplaisantez,j’espère?

*Descendant les escaliers, Daldry aperçut Can, assis sur une chaise dans le hall, bras

croisés,quileregardaitfixement.—Vousêteslàdepuislongtemps?—Huitheurescematin,jevouslaissefairelescomptes,VotreExcellence.—Désolé,jenesavaispasquenousavionsrendez-vous.— Il est normal que j’apparaisse à mon travail le matin, Votre Excellence se souvient

d’avoirfaitappelàmesservices?—Dites-moi,vousallezcontinuerlongtempsàm’appelercommeça?Çafriseleridicule

etc’estagaçant.—Uniquementlorsquejesuisfâchéaprèsvous.J’avaisorganiséunrendez-vousavecun

autreparfumeur,maisilestmidipassé…—Jevaisprendreuncafé,nousnousdisputeronsaprès,réponditDaldryenabandonnant

Can.— Avez-vous des convoitises particulières pour occuper le reste de votre journée,

Excellence?criaCandanssondos.—Quevousmefichiezlapaix!Daldrys’installaaucomptoir, incapabledequitterduregardCanqui faisait lescentpas

danslehall.Ilabandonnasontabouretetretournaverslui.—Jenevoulaispasêtredésagréable.Pourmefairepardonner,jevousdonnevotrecongé

pour la journée. De toute façon, j’ai prévu d’emmener Mlle Alice déjeuner et nous avonsensuiterendez-vousauconsulat.Retrouvez-nousicidemain,àuneheurecivilisée,enfindematinée,etnousironsrencontrervotreparfumeur.

Et,aprèsavoirsaluéCan,Daldryregagnalebar.Alicel’yretrouvaunbonquartd’heureplustard.—Jesais,dit-ilavantmêmequ’elleouvrelabouche,jesuisarrivélepremier,maisjen’ai

aucunmérite,vousn’aviezaucunechance.—Jecherchaismonchapeau,voilàcequim’amiseenretard.—Etvousl’aveztrouvé?demandaDaldryl’œilpleindemalice.—Bienévidemment!Ilestrangédansmonarmoire,enbonneplacesurl’étagère.— Tiens donc, vous m’en voyez ravi ! Alors, ce déjeuner au bord de l’eau, vous êtes

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toujourspartante?— Changement de plans. Je venais vous chercher, Can patiente dans le hall, il nous a

organiséunevisitedugrandbazar,c’estadorabledesapart.Jesuisfolledejoie,j’enrêvais.Dépêchez-vous,dit-elle,jevousattendsdehors.

—Moi aussi, dit Daldry en serrant les dents, alors qu’Alice s’éloignait. Avec un peu dechance,jepourraitrouveruncointranquilleoùétranglerceguide.

Endescendantdutramway,ilss’étaientdirigésverslecôténorddelamosquéedeBeyazit.Aufondd’uneplace,ilsavaientempruntéunepetiterueétroite,bordéedebouquinistesetdegraveurs. Une heure déjà qu’ils chinaient dans les allées du grand bazar et Daldry n’avaittoujours pas dit unmot. Alice, radieuse, prêtait la plus grande attention aux anecdotes deCan.

—C’est le plus grand et le plus vieuxmarché couvert dumonde, annonça fièrement leguide.Lemot«bazar»vientdel’arabe.Auxtempsjadis,onl’appelaitleBedesten,parcequebedesveutdire«laine»enarabeetquec’étaiticilelieuoùl’onvendaitlalaine.

—Etmoijesuislemoutonquisuitsonberger,marmonnaDaldry.—Vousavezditquelquechose,Excellence?demandaCanenseretournant.—Riendutout,jevousécoutaisreligieusement,moncher,réponditDaldry.— L’ancien Bedesten est au centre du grand bazar, mais on y trouve maintenant des

boutiques d’armes anciennes, des vieux bronzes et de la très exceptionnelle porcelaine. Àl’origineilaétéentièrementconstruitenbois.MaisilaététrèsmalheureusementbrûléaudébutduXVIIIesiècle.C’estpresqueunevilleàcielcouvertparcesgrandsdômes,vouslesdécouvrirezenlevantlatêteetnonenfaisantlatêtesicertainsvoientcequejeveuxdire!Voustrouverezdetoutici,desbijoux,desfourrures,destapis,desobjetsd’art,beaucoupdecopiesbien sûr,maisquelquespièces trèsmagnifiquespourunœil expertiséqui saura lesdéfouilleraumilieu…

—Decegrandfoutoir,râlaencoreDaldry.—Maisqu’est-cequevousavez,à la fin?protestaAlice,c’estpassionnantcequ’ilnous

explique,vousavezl’aird’unehumeurépouvantable.—Paslemoinsdumonde,répliquaDaldry.J’aifaim,c’esttout.— Il vous faudrait deux bonnes journées pour explorer toutes les ruelles, reprit Can,

impassible.Pourvousfaciliteruneflâneriedequelquesheures,sachezquelebazarsediviseen quartiersmagnifiquement bien entretenus comme vous pouvez le constater, et chaquequartierregroupelesproduitspargenres.Nouspouvonsmêmeallernousrestaurerdansunexcellentendroitpuisquec’estlàquenoustrouveronslesseulesnourrituressusceptiblesdepassionnernotreExcellence.

— C’est étrange cette façon qu’il a de vous appeler. Remarquez, ça vous va bien,«Excellence», c’estmême assez drôle, vousne trouvez pas ? chuchotaAlice à l’oreille deDaldry.

—Non,pasvraiment,maispuisquecelaa l’airdevousamuser tous lesdeux, jenevaissurtout pas vous gâcher ce plaisir en vous laissant supposer une seconde que son ironiepuissem’atteindre.

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—Ils’estpasséquelquechoseentrevousdeux?Vousavezl’airdevousentendrecommechienetchat.

—Pasdutout!réponditDaldryavecl’aird’unenfantpuniaucoind’unesalledeclasse.—Vousavezvraimentunfichucaractère!Canestd’unedévotiontotale.Sivousavezfaim

àcepoint,allonsmanger.Jerenonceàcettepromenadesicelapeutvousaideràretrouverlesourire.

Daldryhaussalesépaulesetaccéléralepas,distançantCanetAlice.Alice s’arrêta devant un magasin d’instruments de musique, une vieille trompette en

cuivreavaitattirésonregard.Elledemanda lapermissionaucommerçantde laregarderdeplusprès.

—Armstrongavaitlamême,ditlemarchandpleindejoie.Unepièceunique,jenesaispasen jouer, mais un ami l’a essayée et il voulait absolument l’acheter, c’est une affaireexceptionnelle,ajouta-t-il.

Canexaminal’instrumentetsepenchaversAlice.—C’estdutoc.Sivouscherchezàacheterunebelle trompette, jeconnais l’endroitqu’il

vousfaut.Reposezcelle-cietsuivez-moi.Daldry leva les yeux au ciel en voyant Alice suivre Can, attentive aux conseils qu’il lui

donnait.Can l’accompagna vers une autre boutique d’instruments de musique, dans une ruelle

voisine. Il demanda au commerçantdeprésenter à son amie ses plus beauxmodèles, sansqu’ilssoientpourautant lespluschers,maisAliceavaitdéjàrepéréune trompettederrièreunevitrine.

—C’estunevraieSelmer?demanda-t-elleenlaprenantenmains.—Elleesttoutàfaitauthentique,essayez-lasivousendoutez.Aliceauscultalecornet.—UneSterlingSilveràquatrepistons,elledoitêtrehorsdeprix!—Cen’estpasexactementcommecelaqu’ilfauts’yprendrepournégocierdanslebazar,

mademoiselle, dit le marchand, riant de bonne grâce. J’ai aussi une Vincent Bach à vousproposer,leStradivariusdelatrompette,laseulequevoustrouverezenTurquie.

Mais Alice n’avait d’yeux que pour la Selmer. Elle se souvenait d’Anton, admirant desheures durant dans le froid ce même modèle exposé dans la vitrine d’un marchand deBattersea, tel un passionné d’automobiles tombé en pâmoison devant un coupé Jaguar ouunebelleitalienne.Antonluiavaittoutapprissurlestrompettes,ladifférenceentrecellesàpistons et celles à clavettes, les vernies ou les argentées, l’importance des alliages quiinfluaientsurlessonorités.

—Jepeuxvouslavendreàunprixraisonnable,ditlemarchanddubazar.Canprononçaquelquesmotsenturc.—Àuntrèsbonprix,rectifial’homme,lesamisdeCansontaussimesamis.Jevousoffre

mêmel’étui.Alicepayalemarchandet,devantunDaldrypluscirconspectquejamais,repartitavecson

achat.

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—Jene savaispasque vous étiez experte en trompettes, dit-il en la suivant.Vous avezl’airdevousyconnaître.

—Parce que vousne savez pas tout demoi, réponditAlice,moqueuse, en accélérant lepas.

—JenevousaipourtantjamaisentendueenjoueretDieusaitquenosmursmitoyensnesontpasépais.

—Etvous,vousnejoueztoujourspasdepiano,n’est-cepas?—Jevousl’aidéjàdit,c’estlavoisinedudessous.Enfinquoi?Vousallezmeraconterque

vousallezsoufflerdansvotreinstrumentsouslespontsdecheminferpournepasdérangerlevoisinage?

—Jecroyaisquevousaviezfaim,Daldry?Jevousposecettequestionparcequejevoisdevantnousunpetitboui-boui,commevousaimezlesappeler,quin’apasl’airmaldutout.

Canentralepremierdanslerestaurantetleurobtintaussitôtunetable,bravantlafiledeclientsquiguettaientleurtour.

—Vousêtesactionnairedubazarouvotrepèreenétaitlefondateur?demandaDaldryens’asseyant.

—Simplementguide,VotreExcellence!—Jesais,etlemeilleurd’Istanbul…—Je suis ébloui que vous le reconnaissiez sincèrement enfin. Je vais aller commander

pourvous,letempstourneetvousavezbientôtrendez-vousauconsulat,réponditCanensedirigeantverslecomptoir.

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9.

Le consulat avait repris son apparence des jours ordinaires ; les bouquets d’ornement

avaientdisparu,leschandeliersencristalétaientremisésetlesportesouvrantsurlasallederéception,refermées.

Après avoir contrôlé leurs identités, un militaire en tenue d’apparat conduisit Alice etDaldry au premier étage du bâtiment néoclassique. Ils traversèrent un long couloir etattendirentqu’unsecrétaireviennelesaccueillir.

Ils pénétrèrent dans le bureau du consul ; l’homme avait une allure austère,mais unevoixavenante.

—Ainsi,mademoisellePendelbury,vousêtesamieavecSonExcellence.AlicesetournaversDaldry.—Pasmoi,luichuchota-t-ilàl’oreille,cettefoisc’estdel’ambassadeurqu’ils’agit.—Oui,balbutiaAlice,s’adressantauconsul.— Pour que sa femme exige demoi un rendez-vous dans des délais aussi courts, vous

devezêtretrèsproches.Enquoipuis-jevousêtreutile?Aliceexposasarequête,leconsull’écoutatoutenparaphantlesfeuilletsd’undossierqui

setrouvaitsursonbureau.—Àsupposer,mademoiselle,quevosparentsaienteffectuéunedemandedevisas,c’est

auxautoritésottomanesdel’époquequ’ilsseseraientadressés,etnonànous.Bienqu’avantlaproclamationdelarépublique,notreconsulatfûtunebelleambassade, jenevoisaucuneraison à ce que leur dossier ait été traité ici. Seul leministère turc desAffaires étrangèrespourraitavoirconservédanssesarchiveslesdocumentsquivousintéressent.Etjedoute,àsupposer que ce genre de paperasse ait survécu à une révolution et à deux guerres, qu’ilsacceptentd’entreprendredesrecherchesaussifastidieuses.

—Àmoins,ditDaldry,que leconsulatnefasseunerequêteparticulièreauprèsdesditesautorités,insistantsurlefaitquelademandeémaned’uneamietrèsprochedelafemmedel’ambassadeurd’Angleterre.Vousseriezstupéfaitdedécouvrirque,parfois, ledésirde faireplaisiràunpaysamietpartenaireéconomiquepeutsouleverdesmontagnes.Jesaisdequoije parle, ayant moi-même un oncle proche conseiller de notre ministre des Affairesétrangères,dontvotreconsulatdépendsijenem’abuse.Unhommedélicieuxd’ailleursetquime voue une affection sans limites depuis la disparition brutale de son frère, mon trèsregrettépère.Oncleauquel jenemanqueraipasdesignaler l’aideprécieusequevousnousaurezapportée,ensoulignantl’efficacitédontvousaurezfaitpreuve.J’aiperdulefildemaphrase,ditDaldry,songeur.Bref,cequejevoulaisdire…

— Je pense avoir compris votre propos,monsieurDaldry. Je vais contacter les servicesconcernés,jeferaidemonmieuxpourquel’onvousrenseigne.Cependant,nesoyezpastropoptimistes, jedoutequ’unesimpledemandedevisasaitétéarchivéeaussi longtemps.Vous

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disiezdonc,mademoisellePendelbury,que l’arrivéehypothétiquedevosparentsà Istanbulsesitueraitentre1900et1910?

—C’estexactementcela,réponditAlice,rougedeconfusiondevantleculotdeDaldry.—Profitezdevotreséjourparminous,lavilleestmagnifique;sij’obtiensunquelconque

résultat, je feraiparvenirunmessageàvotrehôtel,promit le consulenraccompagnantseshôtesàlaportedesonbureau.

Aliceleremerciadesasollicitude.—J’imaginequevotreoncle,étant le frèredevotrepère,senommeégalementDaldry?

demandaleconsulenserrantlamaindeDaldry.—Pastoutàfait,réponditcedernieravecaplomb.Figurez-vousqu’entantqu’artiste,j’ai

choisid’emprunter lenomdemamèreque je trouvaisplusoriginal.Mononcle senommeFinch,commefeumonpère.

Ensortantduconsulat,AliceetDaldry retournèrentà leurhôtelpourallerboire ce théqueleconsulneleuravaitpasproposé.

—Daldryestvraimentlenomdevotremère?demandaAliceens’installantdanslesalondubar.

— Pas du tout, et il n’y a aucun Finch dans notre famille, mais, en revanche, vous entrouverez toujours un, employé dans un ministère ou une administration. C’est unpatronymeterriblementrépandu.

—Vousn’avezvraimentpeurderien!—Vous devriezme féliciter, nous avons plutôt rondementmené notre affaire, vous ne

trouvezpas?

*Lekarayels’étaitlevédanslanuit;leventdesBalkansavaitapportélaneige,mettantfin

àladouceurparticulièredecethiver.LorsqueAliceouvritlesyeux,lestrottoirsavaientlamêmeblancheurquelesrideauxde

percale qui pendaient à la fenêtre de sa chambre et les toits d’Istanbul ressemblaientdésormais à ceux de Londres. La tempête qui soufflait interdisait de sortir, on ne voyaitpratiquementplusleBosphore.Aprèsavoirprissonpetitdéjeunerdanslasallederestaurantde l’hôtel, Alice remonta s’installer au bureau où elle avait l’habitude d’écrire une lettrepresquechaquesoir.

Anton,Derniers jours de janvier. L’hiver est arrivé et nous offre aujourd’hui nos premiers

instantsderepos.J’airencontréhiernotreconsul, ilm’alaissépeud’espoirsurleschancesdesavoirsimesparentssontvenusjusqu’ici.Jenetecachepasquejem’interrogesanscessesurlesensdemaquête.Ilm’arrivesouventdemedemandersicesontlesprédictionsd’unevoyante,lerêvededécouvrirunnouveauparfumquim’ontréellementéloignéedeLondres,ou si c’est toi. Si je t’écris ce matin d’Istanbul, c’est parce que tumemanques. Pourquoit’avoircachécettetendresseparticulièrequej’éprouvaispourtoi?Peut-êtreparcequej’avais

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peurdemettrenotreamitiéendanger.Depuisladisparitiondemesparents,tuesleseulquimerelieàcettepartiedemavie.Jen’oublieraijamaisteslettresquejerecevaischaquemardipendantceslongsmoisoùjem’étaisréfugiéesurl’îledeWight.

Jevoudraisquetum’enécrivesd’autresencore,liredetesnouvelles,savoircommentsedéroulent tes journées. Les miennes sont le plus souvent joyeuses. Daldry est un enfantterrible, mais un vrai gentleman. Et puis la ville est belle, la vie passionnante et les gensgénéreux.J’aitrouvéaugrandbazarquelquechosequiteferaplaisir,jenet’endispasplus,jemesuisjurécettefoisderéussiràgarderlesecret.Quandjerentrerai,nousironsflânerlelongdelaTamiseettujoueraspourmoi…

Alicelevasaplume,mordillalecapuchondustylo,etraturasesderniersmotsjusqu’àles

rendreillisibles.…nousironsflânersurlesquaisdelaTamiseettumeraconterastoutcequit’estarrivé

pendantquej’étaissiloindeLondres.Necroispasquejesoisseulementpartiejouerlestouristes,j’avancedansmestravaux,ou

plutôt je nourris de nouveaux projets. Dès que le temps le permettra, je me rendrai aumarché aux épices. J’ai décidé la nuit dernièredemettre aupoint denouvelles fragrances,pourparfumerl’intérieurdesmaisons.Netemoquepasdemoi, l’idéenem’appartientpas,elle m’est venue grâce à cet artisan dont je t’ai parlé dans une précédente lettre. Enm’endormant hier, je repensais à mes parents, et à chaque souvenir était attachée unesensationolfactive. Jene teparlepas icide l’eaude toilettedemonpèreouduparfumdemaman, mais de bien d’autres senteurs. Ferme les yeux et souviens-toi de ces odeursd’enfance,lecuirdetoncartable,l’odeurdecraie,mêmecelledutableaunoirquandlemaîtret’ycollait;celleduchocolataulaitquetamèrepréparaitdanslacuisine.Chezmoi,dèsquemamancuisinait,celasentaitlacannelle,elleenmettaitdanspresquetoussesdesserts.Merevientdanslesouvenirdemeshiversl’odeurdupetitboisquemonpèreramassaitenforêtet qu’il brûlait dans la cheminée ; dans le souvenir des jours de printemps, le parfumdesrosessauvagesqu’iloffraitàmamèreetquiembaumaientdans lesalon.Mamanmedisaittoujours : «Mais comment arrives-tu à sentir tout cela ?»Ellen’a jamais compris que jemarquaischaqueinstantdemaviedecesodeursparticulières,qu’ellesétaientmonlangage,mafaçond’appréhender lemondequim’entourait.Et je traquais lesodeursdesheuresquipassaient,commed’autress’émeuventenvoyantchangerlescouleursdujour.Jedistinguaisdesdizainesdenotes,cellesdelapluiequiruissellesurlesfeuillesetsemêleàlamoussedesarbres,infusantaussitôtquelesoleilexaltelasenteurdesbois,cellesdel’herbesècheenété,de la paille des granges où nous allions nous cacher,même celles du tas de fumier où tum’avaispoussée…etcelilasquetum’avaisoffert,pourmesseizeans.

Jepourraisterappelertantdesouvenirsdenotreadolescenceetdenosviesadultesentenommant les parfums qui me reviennent en tête. Sais-tu, Anton, que tes mains ont unparfumpoivré,unmélangedecuivre,desavonetdetabac?

Prendssoindetoi,Anton,j’espèrequejetemanqueunpeu.

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Jet’écriraiencorelasemaineprochaine.Jet’embrasse.

Alice

*Lelendemaindelatempête,lapluien’avaitcessédetomber,effaçantlaneige.Lesjours

suivants,CanfitdécouvriràAliceetàDaldrydifférentsmonumentsdelaville.IlsvisitèrentlepalaisdeTopkapi, lamosquéeSüleymaniye, les tombeauxdeSolimanetdeRoxelane, sepromenèrent des heures durant dans les rues animées autour du pont de Galata,parcoururentlesalléesdubazarégyptien.Aubazardesépices,Alices’arrêtaitdevantchaqueétal, humant les poudres, les décoctions de fleurs séchées, les parfums en flacon. Daldrys’extasia sincèrement, etpour lapremière fois,devant lesadmirables faïencesd’Iznikde lamosquée Rüstem Paşa, puis à nouveau devant les fresques de l’ancienne église Saint-Sauveur.Enparcourantlesruellesd’unvieuxquartieroùlesmaisonsenboisavaientrésistéauxgrandsincendies,Alicesesentitmalàl’aiseetsouhaitas’éloigner.EllefitgrimperDaldryen haut de la tour Génoise qu’elle avait visitée sans lui. Mais le plus beau moment futcertainementquandCanl’emmenadanslepassagedesfleursetsonmarchécouvertoùellevoulutpasser la journéeentière.Ilsdéjeunèrentdans l’unedesnombreusesguinguettesducoin.Lejeudi,cefutletourduquartierdeDolmabahçe,levendrediceluid’Eyüp,aufonddelaCorned’Or.Après avoir admiré le tombeaudu compagnonduProphète, ils gravirent lesmarches jusqu’au cimetière et s’accordèrent une pause au café Pierre Loti. Depuis lesfenêtres de la vieille maison où l’écrivain venait se reposer, on apercevait par-dessus lespierresdestombesottomaneslegrandhorizonquedessinaientlesrivesduBosphore.

Ce soir-là,Alice confia àDaldryque le tempsétaitpeut-être venude songerà rentrer àLondres.

—Vousvoulezabandonner?—Nousnoussommes trompésdesaison,cherDaldry.Nousaurionsdûattendreque la

végétation refleurissepourentreprendrecevoyage.Etpuis si jeveuxpouvoirun jourvousrembourser de tous les frais que vous avez engagés, il vaudraitmieux que je retrouvematabledetravail.J’aifait,grâceàvous,unvoyageextraordinaireetj’enreviendrailatêtepleined’idéesnouvelles,maisilfautmaintenantquejelesconcrétise.

—Cenesontpasvosparfumsquinousontamenésjusqu’ici,vouslesaveztrèsbien.— Je ne sais pas ce quim’a conduite ici, Daldry. Les prédictions d’une voyante ?Mes

cauchemars?Votreinsistanceetl’opportunitéquevousm’avezoffertedefuiruntempsmavie?J’aivoulucroirequemesparentss’étaientrendusàIstanbul;l’impressiondemarcherdans leurspasmerapprochaitd’eux,maisnousn’avonsaucunenouvelleduconsul. Il fautque je grandisse,Daldry,même si je résiste de toutesmes forces à cette nécessité, et celas’appliqueaussiàvous.

—Jene suis pasd’accord. Je reconnais quenous avonspeut-être surestimé la pisteduconsul,maispensezàcetteviequelavoyantevousapromise,àcethommequivousattend

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au bout de la route. Etmoi, je vous ai fait la promesse de vousmener à lui, ou dumoinsjusqu’au deuxième maillon de la chaîne. Je suis un homme d’honneur et je tiens mespromesses. Il est hors de question de baisser les bras face à l’adversité. Nous n’avons pasperdu notre temps, bien au contraire. Vous avez eu de nouvelles idées et d’autres vousviendront encore, j’en suis certain. Et puis, tôt ou tard, nous finirons par rencontrer cettedeuxièmepersonnequinousmèneraàlatroisièmeetainsidesuite…

—Daldry, soyonsraisonnables, jenevousdemandepasde rentrerdèsdemain,maisaumoinsdecommenceràyréfléchir.

—C’esttoutréfléchi,mais,puisquevousmeledemandez,j’yréfléchiraiencore.L’arrivéedeCanmitfinàleurconversation.Ilétaittempsderegagnerl’hôtel,leurguide

lesemmenaitlesoirmêmeauthéâtrevoirunballet.Et de jour en jour, d’églises en synagogues, de synagogues en mosquées, des vieux

cimetières endormis aux ruelles animées,des salonsde théaux restaurantsoù ilsdînaientchaquesoir,etoùchacunlivraitàtourderôleunpeudesonhistoire,quelquesconfidencessursonpassé,DaldryseréconciliaavecCan.Uneconnivenceavaitfinipars’établirentreeux,autourd’unmalicieuxprojetdontl’unétaitl’auteuretl’autre,désormais,lecomplice.

Lelundiquisuivit,leconciergedel’hôtelinterpellaAlicequirentraitd’unejournéebien

chargée. Une estafette consulaire avait apporté en fin de matinée un télégramme à sonintention.

Alices’enemparaetregardaDaldry,fébrile.—Ehbien,décachetez-le,supplia-t-il.—Pasici,allonsaubar.Ilss’installèrentàunetableaufonddelasalleet,d’ungestedelamain,Daldrycongédia

leserveurquis’approchaitpourprendreleurcommande.—Alors?dit-il,bouillantd’impatience.Alice décolla le rabat du télégramme, en lut les quelques lignes qui s’y trouvaient et

reposaleplisurlatable.Daldryregardaittouràtoursavoisineetletélégramme.—Sij’enlisaislecontenusansvotreautorisation,ceseraitindélicatdemapart,maisme

faireattendreunesecondedeplusseraitcrueldelavôtre.—Quelleheureest-il?demandaAlice.—Dix-septheures,réponditDaldryexaspéré,pourquoi?—Parcequeleconsuld’Angleterrenevapastarderàarriver.—Leconsulvientici?—C’estcequ’ilannoncedanssonmessage,ilauraitdesinformationsàmecommuniquer.—Ehbien,danscecas,puisqu’ilvousdonnerendez-vous,ditDaldry,ilnemeresteplus

qu’àvouslaisser.Daldry fit mine de se lever, mais Alice posa sa main sur son bras pour l’inciter à se

rasseoir;ellen’eutpasbeaucoupàinsister.Leconsulétaitdanslehalldel’hôtel,ilaperçutAliceetvintàsarencontre.

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—Vousavezreçumonpliàtemps,dit-ilenôtantsonmanteau.IlleconfiaavecsonchapeauauserveuretpritplacedansunfauteuilclubentreAliceet

Daldry.—Vousbuvezquelquechose?demandaDaldry.Leconsulregardasamontreetacceptavolontiersunbourbon.—J’ai rendez-vous justeàcôtédansunedemi-heure.Leconsulatn’estpasbien loinet,

comme j’avais des nouvelles pour vous, jeme suis dit qu’il était aussi simple de vous lesdélivrerenpersonne.

—Jevousensuistrèsreconnaissante,ditAlice.— Comme je le pressentais, je n’ai obtenu aucune information de nos amis turcs. N’y

voyez pas demauvaise volonté de leur part, une relation qui travaille à la Sublime Porte,l’équivalent de notre ministère des Affaires étrangères, m’a appelé avant-hier pour meconfirmeravoirentrepristouteslesrecherchespossibles,maisunedemanded’entréesurleterritoiredutempsdel’Empireottoman…Ildoutemêmequecelaaitétéjamaisarchivé.

—Alors,c’estl’impasse,conclutDaldry.—Pasdu tout, répliqua leconsul.J’aidemandéà touthasardà l’undemesofficiersdu

renseignementdesepenchersurvotreaffaire.C’estunjeunecollaborateur,maisd’unerareefficacité et il vient encore de le prouver. Il s’est dit qu’avec un peu de chance, pour nousévidemment,l’undevosparentsauraitpuégarersonpasseportaucoursdesonséjour,ousel’être fait voler. Istanbul n’est pas un havre de paix aujourd’hui,mais la ville était encoremoinssûreaudébutdusiècle.Bref,sitelavaitétélecas,vosparentsseseraientévidemmentadressésàl’ambassadequioccupait,avantlarévolution,larésidenceactuelleduconsulat.

—Etonleuravaitvoléleurspasseports?demandaDaldryplusimpatientquejamais.—Nonplus,réponditleconsulenfaisanttinterlesglaçonsdanssonverre.Enrevanche,

ilssesontbienrendusàl’ambassadeaucoursdeleurséjour,etpourcause!VosparentssetrouvaientàIstanbul,nonen1909ouen1910commevouslesupposiez,maisàpartirdelafindel’année1913.Votrepèreétudiaitlapharmacologieetilvenaitcompléterdesrecherchessurlesplantesmédicinalesquel’ontrouveenAsie.VosparentsavaientéludomiciledansunpetitappartementduquartierdeBeyoğlu.Nonloind’icid’ailleurs.

—Commentavez-vousappristoutcela?interrogeaDaldry.—Jen’aipasbesoindevousrappelerlechaosdanslequellemondebasculaenaoût1914,

nilafâcheusedécisionquel’Empireottomanpritennovembredecettemêmeannée,enseralliantauxpuissancescentralesetdoncàl’Allemagne.VosparentsétanttousdeuxsujetsdeSaMajesté, ils se trouvaient ipso facto dans les rangs de ce que l’Empire considérait alorscomme ses ennemis. Pressentant les risques éventuels que sa femme et lui pouvaientencourir,votrepèrepensaàsignalerleurprésenceàIstanbulauprèsdeleurambassade,nonsans espoir qu’ils soient rapatriés.Hélas, en ces temps de guerre, voyager n’était pas sansrisque, loinsansfaut.IlsdurentpatienterencoreunlongmomentavantdepouvoirrentrerenAngleterre.Mais, et c’est ce qui nous a permis de retrouver leur trace, ils s’étaientmissouslaprotectiondenosservices,afindepouvoirseréfugieràl’ambassadeàtoutmoment,siledangersefaisaitréellementsentir.Commevouslesavez,lesambassadesrestent,entoute

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circonstance,desterritoiresinviolables.En écoutant le consul parler, Alice blêmissait, son visage était d’une telle pâleur que

Daldryfinitpars’eninquiéter.—Vousallezbien?luidemanda-t-ilenluiprenantlamain.—Vousvoulezquejefasseappelerunmédecin?renchéritleconsul.—Non,cen’estrien,balbutia-t-elle,continuez,jevousenprie.— Au printemps 1916, l’ambassade d’Angleterre réussit à exfiltrer une centaine de ses

ressortissants en les faisant embarquer secrètement à bord d’un cargo battant pavillonespagnol.L’Espagneétaitrestéeneutre,lenavirefranchitledétroitdesDardanellesetarrivasans encombre à Gibraltar. De là, nous avons perdu la trace de vos parents, mais votreprésence atteste qu’ils ont réussi à regagner la mère patrie, sains et saufs. Voilà,mademoiselle,vousensavezdésormaisautantquemoi…

—Qu’est-cequ’ilya,Alice,demandaDaldry,vousavezl’airbouleversé?—C’estimpossible,ânonna-t-elle.Sesmainss’étaientmisesàtrembler.—Mademoiselle,reprit leconsulpresqueoffusqué, jevouspriedecroireausérieuxdes

renseignementsquejeviensdevousrévéler…—J’étaisdéjànée,dit-elle,jemetrouvaisforcémentaveceux.LeconsulregardaAlice,l’aircirconspect.— Si vous le dites, mais cela m’étonne, nous n’avons aucune trace de vous dans les

registresetmainscourantesquenousavonsconsultés.Votrepèrenevousavaitpeut-êtrepassignaléeànosservices.

—Sonpèreseraitvenuchercherprotectionauprèsdel’ambassadepoursafemmeetlui,et aurait omis de signaler la présence de leur fille unique ? Cela m’étonnerait beaucoup,intervintDaldry.Êtes-voussûr,monsieurleconsul,quelesenfantsapparaissaientdansvosregistres?

—Enfin,monsieurDaldry,pourquinousprenez-vous ?Nous sommesunpays civilisé.Bienentenduquelesenfantsétaientinscritsavecleursparents.

— Alors, dit Daldry en se tournant vers Alice, il est possible que votre père aitvolontairementomisde signaler votreprésencedepeurque l’on juge ce rapatriement tropaventureuxpourunenfantenbasâge.

—Certainementpas,protestavivementleconsul.Lesfemmesetlesenfantsd’abord!J’enaipourpreuveque,parmilesfamillesembarquéesàborddececargoespagnol,setrouvaientdesenfants,etilsétaientprioritaires.

—Alors,danscecas,negâchonspascemomentennoustracassantpourdesmotifsquineleméritentprobablementpas.Monsieurleconsul,jenesaiscommentvousremercier,lesinformationsquevousvenezdenousdonnerdépassentdeloinnosespérances…

— Et je ne me souviendrais de rien ? murmura Alice en interrompant Daldry, pas lemoindresouvenir?

— Je ne veux pas être indiscret et encore moins indélicat, mais quel âge aviez-vous,mademoisellePendelbury?

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—J’aieuquatreansle25mars1915.— Et donc cinq au commencement du printemps 1916. J’ai beau vouer la plus grande

affectionàmesparents,jeleurseraireconnaissanttoutemaviedel’éducationetdel’amourqu’ilsm’ontdonnés,jeseraisbienincapabledemesouvenirdequoiquecesoitquiremonteà un si jeune âge, dit le consul en tapotant lamain d’Alice. Bien, j’espère avoir remplimamission et satisfait votre demande. Si je peux vous être d’une quelconque autre utilité,n’hésitezpasàvenirmerendrevisite,voussavezoùsetrouvenotreconsulat.Maintenantilfautquejevouslaisse,jevaisêtreenretard.

—Vousvoussouvenezdeleuradresse?—Je l’ainotée surunboutdepapier,medoutantquevousmeposeriezcettequestion.

Attendez,ditleconsulenfouillantlapocheintérieuredesaveste,lavoilà…Ilsvivaienttoutprèsd’ici,dansl’anciennegranderuedePéra,rebaptiséerueIsklital,etplusprécisémentausecondétagedelacitéRoumélie,c’estjusteàcôtédufameuxpassagedesfleurs.

Leconsulbaisalamaind’Aliceetseleva.—Auriez-vousl’obligeance,dit-ilens’adressantàDaldry,demeraccompagnerjusqu’àla

portedel’hôtel,j’auraisdeuxpetitsmotsàvousdire,riend’important.Daldry se leva et suivit le consul qui mettait son manteau. Ils traversèrent le hall, le

consuls’arrêtadevantlaréceptionets’adressaàDaldry.—Pendantquejefaisaiscesrecherchespourvotreamie,j’ai,parpurecuriosité,recherché

égalementlaprésenced’unFinch,auministèredesAffairesétrangères.—Ah?—Ehoui…et le seul employéqui réponde aunomdeFinch est stagiaire au servicedu

courrier,ilnepeutenaucuncass’agirdevotreoncle,n’est-cepas?—Jenelepensepas,eneffet,réponditDaldryenexaminantleboutdeseschaussures.— C’est en effet ce qu’il me semblait. Je vous souhaite un agréable séjour à Istanbul,

monsieurFinch-Daldry,dit le consulavantde s’engouffrerdans le tourniquetde laporteàtambour.

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10.

Daldry avait rejointAlice au bar.Depuis une demi-heure qu’il se tenait près d’elle, elle

observaitlepianonoirdansl’angledusalon,sansdireunmot.—Sivouslesouhaitez,nouspourrionsallerfaireuntourdemainenbasdel’immeublede

lacitéRoumélie?suggéraDaldry.—Pourquoinem’ont-ilsjamaisparlédecetteépoque?—Jen’ensais rien,Alice,peut-êtrevoulaient-ilsvousprotéger? Ilsontdûvivre icides

momentsterriblementangoissants.Peut-êtreétaient-cepoureuxdessouvenirstroppéniblesàpartager.MonpèreavaitfaitlaGrandeGuerreetilnevoulaitjamaisenparler.

—Etpourquoinepasm’avoirdéclaréeàl’ambassade?— Peut-être l’ont-ils fait, et l’employé responsable du recensement des ressortissants

britanniquesn’aurapascorrectementaccomplisontravail.Danslatourmentedel’époque,ilétaitpeut-êtredépasséparlesévénements.

—Celafaitbeaucoupde«peut-être»,vousnetrouvezpas?—Oui,celaenfaitbeaucoup,maisquepuis-jevousdired’autre?Nousn’étionspaslà.—Si,justement,moij’yétais.—Enquêtons,sivouslevoulez.—Comment?—Eninterrogeantlevoisinage,quisaitsiquelqu’unsesouviendrad’eux?—Presquequaranteansplustard?—Nousnesommespasàl’abrid’unpetitcoupdepoucedelachance.Puisquenousavons

engagé le meilleur guide d’Istanbul, demandons-lui de nous aider, les jours à venirpromettentd’êtrepassionnants…

—VousvoulezmettreCanàcontribution?— Pourquoi pas ? D’ailleurs, il ne devrait pas tarder, après le spectacle nous pourrons

l’inviterànotretable.—Jen’aiplusenviedesortir,allez-ysansmoi.—Cen’estpasdu tout le soirpourvous laisser seule.Vousallez ressassermille etune

hypothèses, toutesbonnes à vous rendre insomniaque.Allons voir ceballet et au coursdudînernousparleronsàCan.

—Jen’aipasfaimet jeneseraispasd’unecompagnietrèsagréable.Jevousassure, j’aibesoind’unpeudesolitude,ilfautquejeréfléchisseàtoutcela.

—Alice,jeneveuxenrienminimiserlefaitquecesdécouvertessoienttroublantes,maisellesneremettentriendefondamentalencause.Vosparents,àentendrecequevousm’enavezdit,n’ontjamaismanquéd’amouràvotreégard.Pourdesraisonsquileurappartiennent,ilsnevousontjamaisfaitpartdeleurséjourici.Iln’yapaslàdequoivousmettredanscetétat,vousavezl’airtellementtristequecelameficheuncafardnoir.

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AliceregardaDaldryetluisourit.—Vousavezraison,dit-elle,maisjeneseraispasdetrèsbonnecompagniecesoir.Allez

voircespectacleavecCan,dînezentrehommes, jevousprometsquejene laisseraiaucuneinsomniegâchermanuit.Unpeudereposet,demain,nousdécideronsounondejouerauxdétectives.

Canvenaitd’entrerdanslehall.IltapotasurlecadrandesamontrepourindiqueràAliceetàDaldryqu’ilétaitgrandtempsdepartir.

—Filez,ditAliceenvoyantDaldryquihésitaitencore.—Vousêtessûre?Alice chassaDaldryd’un geste amical. Il se retournapour lui dire au revoir et rejoignit

Can.—MlleAlicenesejumellepasànous?— Non, en effet, elle ne se jumelle pas à nous… Je sens que cette soirée va être

inoubliable,soupiraDaldryenlevantlesyeuxauciel.

*Daldrydormitduranttoutledeuxièmeacte.Chaquefoisquesesronflementsdevenaient

trop bruyants, Can lui donnait un coup de coude et Daldry sursautait avant de piquer ànouveaudunez.

Lerideauretombésurlascènedel’ancienthéâtrefrançaisd’Isklital,CanemmenaDaldrydînerauRégence,danslepassageOlivo.Lacuisineétaitraffinée,Daldry,plusgourmandquejamais,sedétenditautroisièmeverredevin.

—PourquoiMlleAlicenes’est-ellepasconjointeànous?demandaCan.—Parcequ’elleétaitfatiguée,réponditDaldry.—Vousvousêtesvolédanslespoils?—Pardon?—JevousdemandesiMlleAlicevousachamaillé?—Pourvotregouverne,onditvolerdans lesplumes,etnon,nousnenoussommespas

chamaillés.—Alorstantmieux.MaisCann’avaitpasl’airconvaincu.Daldryremplitleursverresetluiparladecequ’Alice

avaitapprisjusteavantqu’ilvienneleschercheràl’hôtel.—Quelleincroyablehistoire!s’exclamaCan.Etc’estlapropreboucheduconsulquivous

araconté toutcela?JecomprendsqueMlleAlice soit tourneboulée.À saplace, je le seraisaussi.Qu’est-cequevouscomptezfaire?

—L’aideràyvoirplusclair,silachoseestpossible.—AvecCan,rienn’estimpossibleàIstanbul.Dites-moicommentéclairermademoiselle.—Retrouver des voisins ou des gens du quartier qui auraient pu connaître ses parents

seraitunbondébut.—C’estpraticable !s’exclamaCan.Jevais investigueretnoustrouveronsquelqu’unqui

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sesouviendra,ouquelqu’unquiaconnuquelqu’unquisesouvient.— Faites de votre mieux, mais ne lui dites rien qui ne soit prouvé, elle est déjà

suffisammenttroubléecommeça.Jecomptesurvous.—C’esttrèssage,vousavezraison,inutiledel’opacifierencoreplus.—Côtéguidejenedispas,maisencequiconcernevostalentsd’interprète,franchement,

vousvoussurvendez,monvieux.—Jepeuxvousposerunequestion?demandaCanenbaissantlesyeux.—Poseztoujours,nousverronsbien.—IlyaquelquechosedepittoresqueentreMlleAliceetvous?—Faitesuneffort…—Jevoulaisdiredeparticulierentrevous.—Enquoicelavousregarde-t-il?—Alors,vousvenezdemerépondre.—Non,jenevienspasdevousrépondre,monsieurleguidequisaittout,maisquinesait

rien!—Vousvoyez,j’aidûpianoterunecordesensiblepuisquevousm’houstillez.— Je ne vous houstille pas pour la bonne raison que cela ne se dit pas ! Et je ne vous

houspillepasnonplus,parcequejenevoisaucuneraisondelefaire.—Entoutcas,vousn’aveztoujourspasréponduàmaquestion.Daldryleurresservitduvinetbutsonverred’untrait,Canl’imitaaussitôt.— Il n’y a entremademoiselle etmoi qu’une sympathie réciproque, de l’amitié si vous

préférez.—Vousêtesundrôled’amiavecletourquevousvousapprêtezàluijouer.—Nousnous rendons servicemutuellement, elle avait besoinde changerde vie etmoi

d’unatelieroùpeindre,c’estunéchangedebonsprocédés,celasefaitentreamis.—Quandlesdeuxsontaucourantdel’échange…—Can,vosleçonsdemoralem’emmerdentauplushautpoint.—Ellenevousplaîtpas?—Ellen’estpasmongenredefemmeetjenesuispassongenred’homme.Vousvoyez,

nosrapportssontéquilibrés.—Qu’est-cequivousdéplaîtchezelle?—Dites-moi,Can,vousneseriezpasparhasardentraindetâterleterrainpourvous?— Ce serait absurde et salissant de faire une telle chose, répondit Can,manifestement

enivré.— C’est de pire en pire, je vais formuler les choses autrement pour qu’elles atteignent

votrecerveau.Essayez-vousdemesuggérerquevousavezlebéguinpourAlice?—Jen’aipasencorecommencémonenquête,commentpourrais-jedéjàavoirtrouvéun

béguin?Etd’ailleursqu’est-cequec’estqu’unbéguin?—Arrêtezdemeprendrepourunimbécileetdejoueràceluiquinecomprendpasquand

çal’arrange.Est-cequ’Alicevousplaît,ouiounon?— Alors là, pardon, s’emporta Can, c’est quand même moi qui ai posé la question le

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premier!—Etjevousairépondu.—Absolumentpas,vousavezescamotélaréponse.— Je ne me suis même pas posé la question, comment voudriez-vous que je vous

réponde!—Menteur!—Jenevouspermetspas.Etpuisjenemensjamais.—ÀAlice,si.—Vousvoyez,vousvousêtestrahi,vousl’avezappeléeparsonprénom.— Parce que j’ai oublié de dire mademoiselle, ça prouve quelque chose ? C’est une

étourderiedemapart,parcequej’aiunpeutropbu.—Unpeuseulement?—Vousn’êtespasdansunmeilleurétatquemoi!—Jevousl’accorde.Bon,puisquenoussommesivres,seriez-vouspartantpourunvoyage

jusqu’auboutdelanuit?—Celasetrouveoùvotreboutdelanuit?—Aufonddelaprochainebouteillequejevaiscommander,oudelasuivante,jenepeux

encorerienvouspromettre.Daldryleurcommandauncognachorsd’âge.—Sijetombaisamoureuxd’unefemmecommeelle,reprit-ilenlevantsonverre,laseule

preuved’amourque jepourrais luioffrirseraitdem’éloigner leplus loinpossible,dussé-jeallerauboutdumonde.

—Jenecomprendspasenquoicelaseraitunepreuved’amour.—Parcequejeluiépargneraisderencontreruntypecommemoi.Jesuisunsolitaire,un

célibataire endurci, avec ses habitudes et sesmanies. J’ai horreur du bruit et elle est trèsbruyante.Jedétestelapromiscuitéetellehabiteenfacedechezmoi.Etpuislesplusbeauxsentiments finissent par s’user, tout s’avilit.Non, croyez-moi, dansunehistoire d’amour ilfaut savoir partir avant qu’il soit trop tard ; dans mon cas, « avant qu’il soit trop tard »consisteraitànepassedéclarer.Pourquoisouriez-vous?

—Parcequejenousaienfintrouvéunpointd’entente,noussommesdeux,vousetmoi,àvoustrouverantipathique.

—Jesuis leportraitdemonpère,mêmesi jeprétendsêtresoncontraire,etpouravoirgrandisoussontoit,jesaisàquij’aiaffaireenmeregardantdanslaglacelematin.

—Votremèren’ajamaisétéheureuseavecvotrepère?— Là, mon vieux, pour vous répondre, il va falloir que l’on repique du nez dans cette

bouteille,lavéritésetrouveàdesprofondeursquenousn’avonspasencoreatteintes.Troiscognacsplustard,lerestaurantfermant,DaldrydemandaàCandeleurtrouverun

bar digne de ce nom. Can suggéra de l’emmener un peu plus bas dans la ville, dans unétablissementquinefermaitqu’aupetitmatin.

—C’estexactementceluiqu’ilnousfaut!s’exclamaDaldry.Ils descendirent la rue, avec pour guide les rails du tramway. Can titubait sur celui de

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droite,Daldrysurceluidegauche.Lorsqu’uneramearrivait,endépitdesmultiplescoupsdesonnettequefaisaittinterlemachiniste,ilsattendaientlederniermomentpours’écarterdelavoie.

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—Sivousaviezrencontrémamèreàl’âged’Alice,ditDaldry,vousauriezconnulafemme

la plus heureuse dumonde.Mamère joue si bien la comédie, elle est passée à côté d’unevraievocation.Elleauraitfaituntabacsurlesplanches.Mais,lessamedis,elleétaitsincère.Oui,jecroisquelesamedielleétaitvraimentheureuse.

—Pourquoilesamedi?demandaCanens’asseyantsurunbanc.— Parce que mon père la regardait, répondit Daldry en le rejoignant. N’allez pas vous

tromper, s’il était attentionné ce jour-là, c’est qu’il anticipait son départ du lundi. Pour sefairepardonneràl’avancesonforfait,ilfaisaitsemblantdes’intéresseràelle.

—Quelforfait?—Nousyviendronsplustard.Etvousallezmedemanderpourquoilesamediplutôtque

ledimanche, cequi seraitplus logique?Ehbien, justement,parceque le samedimamèreétait encore assez distraite pour ne pas penser à son départ. Alors que, dès la sortie de lamesse, soncœursenouait, et senouaitdeplusenplus,au furetàmesureque lesheurespassaient. Le dimanche soir était épouvantable. Quand je pense qu’il avait le toupet del’emmeneràlamesse.

—Maisquefaisait-ildesigrave,lelundi?—Aprèssatoilette, ilpassaitsonplusbeaucostume,enfilaitsongilet,nouaitsonnœud

papillon,astiquaitsamontredegousset,secoiffait,separfumaitetfaisaitpréparerlavoitureà cheval pour se rendre en ville. Il avait rendez-vous tous les lundis après-midi avec sonhommed’affaires. Ildormait enville,parceque les routes étaient,paraît-il, dangereuses lanuit,etnerentraitquelelendemain,danslajournée.

—Etenréalité,ilallaitvoirsamaîtresse,c’estcela?—Non,ilavaitvraimentrendez-vousavecsonavocatd’affaires,sonamidepuislecollège,

etilspassaientaussilanuitensemble,alorsj’imaginequec’estlamêmechose.—Etvotremèresavait?—Que sonmari la trompait avecunhomme?Oui, elle le savait, le chauffeur le savait

aussi, les femmes de chambre, la cuisinière, la gouvernante, lemajordome, tout lemondesavait, àpartmoiquiai longtempscruqu’il avait simplementuneamante ; je suisunpeucrétindenature.

—Àl’époquedessultans…—Jesaiscequevousallezmedire,etc’esttrèsaimabledevotrepart,maisenAngleterre,

nousavonsunroietunereine,unpalais,etpasdeharems.Nevoyezlàaucunjugementdema part, c’est juste une question de convenances. D’ailleurs, pour tout vous dire, lesturpitudes de mon père m’étaient bien égales, c’est la souffrance de ma mère que je nesupportais pas. Car de cela, je n’étais pas dupe. Mon père n’était pas le seul homme duroyaumeàs’envoyerenl’airdansd’autresdrapsqueceuxdesafemme,maisc’étaitmamèrequ’il trompait et son amourqu’il salissait. Lorsque j’ai trouvéun jour le couragede lui enparler,ellem’asouri,auborddeslarmes,avecunedignitéàvousglacerlesang.Faceàmoi,

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elle a pris la défense de mon père, m’expliquant que c’était dans l’ordre des choses, unenécessitépourluietqu’elleneluienavaitjamaisvoulu.Ellejouaittrèsmalsontextecejour-là.

— Mais puisque vous détestez votre père pour tout ce qu’il a fait subir à votre mère,pourquoiferiez-vouscommelui?

—Parcequevoirsouffrirmamèrem’afaitcomprendrequepourunhomme,aimer,c’estcueillir la beauté d’une femme, la mettre sous serre, pour qu’elle s’y sente à l’abri et lachérir…jusqu’àcequeletempslafane,alorsleshommesrepartentcueillird’autrescœurs.Jeme suis fait la promesse que si un jour il m’arrivait d’aimer, d’aimer vraiment, alors jepréserveraislafleuretm’interdiraisdelacouper.Voilà,monvieux,l’alcoolaidant,jevousaiditbientropdechoses,etjeleregretteraisûrementdemain.Maissivousrépétezuneseulede ces confidences, je vous noierai de mes propres mains dans votre grand Bosphore.Maintenantlavraiequestionquiseposec’estcommentrentreràl’hôtel,carjesuisincapabledemerelever,jecrainsdem’êtreunpeutropalcoolisé!

Cann’étaitpasenmeilleurétatqueDaldry,ilss’aidèrentmutuellementetremontèrentla

rueIsklital,titubantcommedeuxpochards.

*Pour laisser la femme deménage faire sa chambre, Alice s’était installée dans le salon

jouxtantlebar.Elleécrivaitunelettre,qu’elleneposteraitsansdoutepas.Danslemiroiraumur,ellevitDaldrydescendrelegrandescalier.Ils’affaladansunfauteuilàcôtéd’elle.

—VousavezbutoutleBosphorepourêtredansuntelétatcematin?demanda-t-ellesansdétournerleregarddesafeuille.

—Jenevoispascequivousfaitdireça.—Votrevestonestboutonnédetraversetvousn’êtesraséqued’unseulcôté…— Disons que j’y ai trempé quelques glaçons au cours de la soirée. Vous nous avez

manqué.—Jen’endoutepasuneseconde.—Àquiécrivez-vous?—ÀunamiàLondres,réponditAliceenrepliantlafeuillequ’ellerangeadanssapoche.—J’aiunmaldetêteépouvantable,confiaDaldry.Vousm’accompagneriezfairequelques

pasaugrandair?Quiestcetami?—Bonneidée,allonsmarcher.Jemedemandaisàquelleheurevousalliezréapparaître,je

suislevéedepuisl’aubeetjecommençaisàm’ennuyer.Oùallons-nous?—VoirleBosphore,celamerappelleradessouvenirs…En chemin, Alice s’attarda devant l’échoppe d’un cordonnier. Elle regarda tourner la

courroied’unemeule.—Vousavezdeschaussuresàressemeler?demandaDaldry.—Non.

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— Alors pourquoi regardez-vous cet homme dans sa boutique depuis cinq bonnesminutes,sansriendire?

— Cela vous arrive que certaines choses anodines vous procurent une sensationd’apaisementsansquevousencompreniezlaraison?

— Je peins des carrefours, il me serait difficile de prétendre le contraire. Je pourraisregarderpasserdesautobusàimpérialeàlongueurdejournée.J’aimeentendrecraquerleurembrayage, lesouffledeleursfreins, letintementdelasonnettequelemachinisteagiteaumomentdudépart,leronronnementdumoteur.

—C’estterriblementpoétique,cequevousmedécrivez,Daldry.—Vousvousmoquez?—Unpeu,oui.—Parcequelavitrined’uncordonnier,c’estplusromantique,peut-être?— Il y a une forme de poésie dans les mains de cet artisan, j’ai toujours aimé les

cordonneries,l’odeurdecuiretdecolle.— C’est parce que vous aimez les chaussures.Moi, par exemple, je pourrais rester des

heuresdevantlavitrined’uneboulangerie,jen’aipasbesoindevousdirepourquoi…Un peu plus tard, ils longeaient toujours les quais du Bosphore, Daldry s’assit sur un

banc.—Qu’est-cequevousregardez?demandaAlice.—Cettevieilledameprèsde la rambarde,quiparleaupropriétaireduchien roux.C’est

fascinant.—Elleaimelesanimaux,qu’est-cequevoustrouvezlàdefascinant?—Regardezbienetvousallezcomprendre.La vieille dame, après avoir échangé quelquesmots avec le propriétaire du chien roux,

s’approchad’unautrechien.Ellesebaissaettenditlamainverslemuseaudel’animal.—Vousvoyez?chuchotaDaldryensepenchantversAlice.—Ellecaresseunautrechien?— Vous ne comprenez pas ce qu’elle fait, ce n’est pas le chien qui l’intéresse, mais la

laisse.—Lalaisse?—Exactement, la laissequi lerattacheàsonmaîtrequiestentraindepêcher.La laisse

est le fil conducteur qui lui permet d’engager la conversation. Cette vieille dame crève desolitude. Elle a inventé ce stratagème pour échanger quelques mots avec un autre êtrehumain.Jesuispersuadéqu’ellevient ici, chaque jourà lamêmeheure,cherchersapetitedosed’humanité.

Cette fois,Daldryavaitvu juste, lavieilledamen’avaitpasréussiàcapter l’attentiondupêcheurconcentrésur lebouchondesa lignequi flottaitsur leseauxduBosphore ;elle fitquelquespassurlequai,pritdesmiettesdepaindanslapochedesonmanteauetleslançaàdes pigeons qui trottinaient sur la rambarde, où les pêcheurs s’accoudaient. Très vite, elles’adressaàl’und’eux.

—Étrangesolitude,n’est-cepas?ditDaldry.

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Alicesetournaversluietleregardaattentivement.—Pourquoiêtes-vousvenujusqu’ici,Daldry,pourquoiavez-vousfaitcevoyage?—Vouslesaveztrèsbien.Àcausedenotrepacte,jevousaideàtrouverl’hommedevotre

vie,enfin, jevousmetssursonchemin,etpendantquevouspoursuivrezvotrequête, j’iraipeindresousvotreverrière.

—Est-cevraimentl’uniqueraison?Le regard de Daldry se perdit vers Üsküdar, comme s’il contemplait le minaret de la

mosquéeMirimah,surlariveasiatiqueduBosphore.—Vousvoussouvenezdecepubauboutdenotrerue?questionnaDaldry.—Nousyavonsprisunpetitdéjeuner,biensûrquejem’ensouviens.—J’y allais chaque jour, à lamême table, avecmon journal.Un jouroù l’articleque je

lisaism’ennuyait,j’airelevélatête,jemesuisvudanslemiroir,etj’aieupeurdesannéesquimerestaientàvivre.Moiaussi j’avaisbesoindechangerd’air.Mais,depuisquelques jours,Londresmemanque.Rienn’estjamaisparfait.

—Voussongezàrentrer?demandaAlice.—Vousysongiezaussi,ilyapeu.—Plusmaintenant.—Parcequelaprophétiedecettevoyantevoussemblepluscrédible,vousavezdésormais

unbut,etmoi,j’aiaccomplimamission.Jecroisquenousavonsrencontréenlapersonneduconsul le deuxièmemaillonde la chaîne, peut-êtremême le troisième si nous considéronsquec’estCanquinousamenésjusqu’àlui.

—Vousavezl’intentiondem’abandonner?—C’est ce dont nous étions convenus.Ne soyez pas inquiète, je paierai votre chambre

d’hôtel et les émoluments de Can pour les trois prochains mois. Il vous est entièrementdévoué. Je lui verserai aussi une confortable avance sur ses frais. Quant à vous, je vousouvriraiuncompteàlaBancodiRoma,leuragencesetrouvesurIsklital,etilsontl’habitudedesmandatsétrangers.Jevousenferaiparvenirunchaquesemaine,vousnemanquerezderien.

—VousvoulezquejerestetroismoisdeplusàIstanbul?—Vousavezdu cheminà faire,Alice,pour toucherà votrebut, etpuis vousnevouliez

raterpourrienaumonde lavenueduprintempsenTurquie.Pensezà toutesces fleursquivoussontétrangères,àvosparfums…etunpeuànosaffaires.

—Quandavez-vousprisladécisiondepartir?—Cematin,enmeréveillant.—Etsij’espéraisquevousrestiezencoreunpeu?—Vousn’auriezpasbesoindemeledemander,leprochainvolnepartquesamedi,cequi

nous laisse encore du temps devant nous. Ne faites pas cette tête-là ;mamère a la santéfragileetjenepeuxpaslalaisserseuleindéfiniment.

Daldryselevaets’avançaverslegarde-corpsoùlavieilledames’approchaitdiscrètementd’ungrandchienblanc.

—Faitesattention,luidit-ilenpassant,celui-làmord…

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*

Canarrivaàl’hôtelàl’heureduthé.Ilavaitl’aircontentdelui.—J’aidesnouvellesfascinantesàvousdélivrer,dit-ilenrejoignantAliceetDaldryaubar.AlicereposasatasseetaccordatoutesonattentionàCan.—J’airencontré,dansunimmeubleprochedeceluioùvotrepèreetvotremères’étaient

installés, un vieuxmonsieurqui les a connus. Il est d’accordpourquenous allions le voirchezlui.

—Quand?demandaAliceenregardantDaldry.—Maintenant,réponditCan.

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11.

L’appartement deM. Zemirli occupait le deuxième étage d’un immeuble bourgeois, rue

Isklital.Laportes’ouvritsurunegaleried’entréeoùdevieuxlivress’empilaientsurtoutelalongueurdumur.

OgüzZemirliportaitunpantalondeflanelle,unechemiseblanche,unerobedechambreen soie et deux paires de lunettes. L’une semblait tenir sur son front comme parenchantement, l’autre chevauchait son nez. Ogüz Zemirli alternait les montures, selon lebesoinqu’il avait de lire oude voir de loin. Son visage était rasédeprès, hormisquelquespoilsgrisonnantsàlapointedumentonquiavaientdûéchapperaubarbier.

Il installasesvisiteursdanssonsalondécorédemeubles françaisetottomans,disparutdanslacuisineetrevintaccompagnéd’unefemmeauxformesgénéreuses.Elleservitduthéetdespâtisseriesorientales,M.Zemirlilaremerciaetlafemmeseretiraaussitôt.

—C’estmacuisinière,déclara-t-il,sesgâteauxsontdélicieux,servez-vous.Daldrynesefitpasprier.—Alorsainsi,vousêteslafilledeCömertEczaci?interrogeal’homme.—Nonmonsieur,monpères’appelaitPendelbury,réponditAliceenadressantunregard

désoléàDaldry.—Pendelbury?Jenecroispasqu’ilmel’aitdit…Peut-êtrequesiaprèstout,mamémoire

n’estpluscequ’elleétait,repritl’homme.Àsontour,DaldryregardaAlice,sedemandantcommeellesileurhôteavaitencoretoute

saraison;ilenvoulaitdéjààCandelesavoiremmenésici,etplusencored’avoirfaitnaîtreenAlicel’espoird’enapprendreunpeuplussursesparents.

— Dans le quartier, reprit M. Zemirli, on ne l’appelait pas Pendelbury, surtout à cetteépoque,nousl’avionssurnomméCömertEczaci.

—Celaveutdire«legénéreuxpharmacien»,traduisitCan.Àcesmots,Alicesentitlesbattementsdesoncœuraccélérer.—C’étaitbienvotrepère?questionnal’homme.—C’esttrèsprobable,monsieur,monpèreavaitcesdeuxqualités.— Je me souviens bien de lui, de votre mère aussi, une femme de caractère. Ils

travaillaient ensemble à la faculté. Suivez-moi, ditM. Zemirli en se levant péniblement desonfauteuil.

Il avança à la fenêtre et désigna l’appartement qui se trouvait au premier étage del’immeuble en face du sien. Alice lut l’inscription « Cité Roumélie » gravée sur la plaqueapposéeau-dessusdelaportecochère.

—Auconsulat,ilsm’ontditquemesparentsvivaientaudeuxièmeétage.—Etmoi, je vous dis qu’ils vivaient là, insistaM. Zemirli en désignant les fenêtres du

premier.Vouspouvezchoisirdecroirevotreconsulat,maisc’estmatantequileurlouaitce

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petitappartement.Vousvoyez,là,àgauche,c’étaitleursalon,etl’autrefenêtreétaitcelledeleurchambre, lapetitecuisinedonnaitsur lacour,commedanscet immeuble.Allez,venezvousrasseoir,majambemefaitmal.C’estd’ailleursàcaused’ellequej’aiconnuvosparents.Jevaisvousracontertoutça.J’étaisjeuneet,commebeaucoupdegamins,monjeupréféréenrentrantdulycéeétaitdeprendreletramwayàl’œil…

L’expression prenait tout son sens puisque pour voyager gratuitement, les jeunesStambouliotessautaientsurletramwayenmarcheets’asseyaientàcalifourchonsurlegrosphareàl’arrièredelarame.Mais,parunjourdepluie,Ogüzratasoncoupetfuthappéparlebogiedutramwayquiletraînasurplusieursmètres.Leschirurgiensopérèrentdeleurmieuxpour recoudre lesplaies et lui évitèrent l’amputationde justesse.Ogüz futdispenséde sesobligationsmilitaires,maisilneconnutplusd’autrejourdepluiesansquesajambelefassesouffrir.

—Lesmédicamentscoûtaientcher,expliquaM.Zemirli,bientropcherpours’enprocurerà la pharmacie. Votre père en rapportait de l’hôpital et m’en donnait ainsi qu’à tous lesnécessiteux du quartier ; en temps de guerre, autant dire qu’il en offrait à beaucoupd’habitants du coin qui tombaient malades. Vos deux parents tenaient, dans ce petitappartement, une sorte de dispensaire clandestin. Dès qu’ils rentraient de l’hôpitaluniversitaire,votremèrepratiquait lessoinsetfaisait lespansementstandisquevotrepèredistribuait lesmédicamentsqu’ilavaitputrouveret lesremèdesmédicinauxqu’ilpréparaitlui-même. En hiver, lorsque la fièvre s’abattait sur les gosses, on voyait mères et grands-mères former une file qui s’étirait parfois jusque dans la rue. Les autorités du quartiern’étaientpasdupes,maiscommececommerceétaitbénévoleetsalutairepourlapopulation,lespoliciers fermaient lesyeux.Euxaussiavaientdesenfantsquivenaient se faire soignerdanscepetitappartement.Jen’aiconnuaucunhommeenuniformequiauraitprislerisqued’affronter sa femme en rentrant chez lui s’il avait arrêté vos parents, et, compte tenu dutempéramentdemajeunesse, je lesconnaissais tous.Vosparentssontrestéspresquedeuxans,sijemesouviensbien.Etpuis,unsoir,votrepèreadistribuéplusdemédicamentsqu’àl’accoutumée,chacunaeudroitaudoubledecequ’ilrecevaitd’habitude.Lelendemain,vosparentsn’étaientplus là.Ma tante a attenduplusdedeuxmois avantd’oserutiliser sa clépourallervoircequisepassait.L’appartementétaitparfaitementrangé, ilnemanquaitpasuneassiette,pasuncouvert;surlatabledelacuisine,elleatrouvélesoldeduloyeretunelettrequiexpliquaitqu’ilsétaientrepartisenAngleterre.Cesquelquesmotsmanuscritsdelamain de votre père furent un immense soulagement pour tous les habitants qui avaientbeaucoupcraintpourCömertEczaci et sa femme,pour tous lespoliciersduquartieraussi,parcequenouslessoupçonnions.Vousvoyez,trente-cinqannéesplustard,chaquefoisquejemerendsàlapharmaciecherchermesmédicamentspourfairetairecettesatanéejambe,jelèvelatêteensortantdechezmoietj’ail’impressionquejevaisvoirapparaître,àlafenêtred’enface,levisagesouriantdeCömertEczaci.Alorsjepeuxvousdirequeçamefaitquelquechosedevoirsafillechezmoicesoir.

DerrièrelesverresépaisdeslunettesdeM.Zemirli,Alicevitsemouillerlesyeuxduvieilhommeetellesesentitmoinsgênéeden’avoirpuretenirseslarmes.

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L’émotion avait également surpris Can et Daldry.M. Zemirli sortit unmouchoir de sapocheets’essuyaleboutdunez.Ilsepenchaetremplitdenouveaulesverresàthé.

—NousallonstrinqueràlamémoiredupharmaciengénéreuxdeBeyoğluetàlasantédesonépouse.

Tousselevèrent,etl’onportauntoast…authéàlamenthe.—Etmoi,demandaAlice,vousvoussouvenezdemoi?—Non, je neme rappelle pas vous avoir vue, j’aimerais vous dire le contraire,mais ce

seraitvousmentir.Quelâgeaviez-vous?—Cinqans.—Alorsc’estnormal,vosparentstravaillaient,vousdeviezêtreàl’école.—C’esttoutàfaitlogique,ditDaldry.—Quelleécoleselonvous?repritAlice.—Vousn’enavezaucunsouvenir?demandaM.Zemirli.—Paslemoindre,ungigantesquetrounoirjusqu’ànotreretouràLondres.—Ah, l’âgedenospremierssouvenirs!C’estselonlesenfances,voussavez.Certainsse

remémorentplusdechosesqued’autres.D’ailleurs,est-cequecesontdevraissouvenirsousont-ilsfabriquésàpartirdecequel’onvousaraconté?Moij’aitoutoubliéjusqu’àmesseptans,etencore,ilpourraitbiens’agirdemeshuitans.Lorsquejeconfiaiscelaàmamère,çalamettait hors d’elle, elle me disait : « Toutes ces années à m’occuper de toi et tu as toutoublié ? »Mais votre question portait sur l’école. Vos parents vous avaient probablementinscrite à Saint-Michel, ce n’est pas très loin et on y enseignait l’anglais. C’était unétablissement rigoureux et réputé ; leurs registres devaient être bien tenus, vous devriez ypasser.

M.Zemirlisemblasoudainfatigué.Cantoussota,faisantcomprendrequ’ilétaittempsdeseretirer.Aliceselevaetremercialevieilhommedesonhospitalité.M.Zemirliposasamainsursoncœur.

—Vosparentsétaientdesgensaussihumblesquecourageux,leurconduitefuthéroïque.Je suis heureux d’avoir maintenant la certitude qu’ils ont pu regagner leur pays sains etsaufs,etencoreplusheureuxd’avoireuleprivilègedefairelaconnaissancedeleurfille.S’ilsnevousontrienracontédeleurséjourenTurquie,c’estcertainementparmodestie.Sivousrestez suffisamment longtemps à Istanbul, vous comprendrez de quoi je parle. Fais bonneroute,CömertEczaci’ninKizi.

Cequisignifiait« filledupharmaciengénéreux»,ainsique le luiappritCan,dèsqu’ilsfurentdanslarue.

Iln’étaitplusl’heured’allersonneràlaportedel’écoleSaint-Michel.Cans’yrendraitdèslelendemainmatinpourleurobtenirunrendez-vous.

AliceetDaldrydînèrentdanslasalleàmangerdel’hôtel.Ilséchangèrentpeudemotsau

coursdurepas.Daldryrespectaitlessilencesd’Alice.Detempsàautre,iltentaitdel’amuser,lui racontant quelques anecdotes croustillantes sur sa jeunesse, mais Alice avait l’espritailleursetsessouriresétaientfeints.

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Alorsqu’ilssesaluaientsurlepalier,DaldryfitremarqueràAlicequ’elleavaittouteslesraisonsde se réjouir,OgüzZemirli était forcément la troisième, sinon laquatrièmedes sixpersonnesdontlavoyantedeBrightonavaitparlé.

Alice referma la porte de sa chambre et, un peu plus tard, retrouva sa table d’écriture,devantlafenêtre.

Anton,Chaquesoirlorsquejetraverselehalldemonhôtel,j’espèrequeleconciergemeremettra

uncourrierdetoi.Cetteattenteeststupide,pourquoim’écrirais-tu?J’aiprisunedécision,ilm’afallubienducouragepourmefairecettepromesse,ouplutôt

ilm’enfaudrabeaucouppourlatenir.LejouroùjerentreraiàLondres,jeviendraisonneràtaporte, j’yauraidéposéjusteavantunpaquetdelettresàl’abrid’unpetitcoffretquej’iraiachetercettesemaineaubazar.J’ymettraitoutescellesquejet’aiécritesetquejenet’aipaspostées.

Tulesliraspeut-êtredanslanuitettuviendraspeut-êtresonneràmaportelelendemain.Celafaitbeaucoupde«peut-être»,maisdepuisquelquetemps,«peut-être»faitpartiedemonquotidien.

Et,pournetedonnerqu’unexemple,j’aipeut-êtreenfintrouvéunsensàcescauchemarsquimehantent.

LavoyantedeBrightonavaitraison,toutdumoinssurunpoint.Monenfanceétaitlà,aupremierétaged’unimmeubled’Istanbul.J’yaipassédeuxans.J’aidûjouerdansuneruelleauboutdelaquellesetrouvaitungrandescalier.Jen’engardeaucunetrace,maiscesimagesd’une autre vie resurgissent dansmes nuits. Pour comprendre lemystère qui entoure unepart de ma petite enfance, je dois poursuivre mes recherches. Je devine les raisons pourlesquellesmes parents nem’ont jamais rien dit. Si j’avais étémère, j’aurais fait comme lamienneettuàmafilledessouvenirstroppéniblesàraconter.

Cetaprès-midi,quelqu’unm’amontré les fenêtresde l’appartementoùnousvivions,oùma mère avait dû poser son visage pour regarder le spectacle de la rue en contrebas. Jedevinais lapetitecuisineoùellepréparaitnosrepas, lesalonoù jedevaism’asseoirsur lesgenouxdemonpère.Jecroyaisqueletempsrefermeraitlablessuredeleurabsence,maisiln’enestrien.

J’aimeraisunjourtefairedécouvrircetteville.NousirionsnouspromenerrueIsklital,etlorsquenousnoustrouverionsaupieddelacitéRoumélie,jetemontreraisl’endroitoùj’aivécuquandj’avaiscinqans.

Nous irons un jour marcher le long du Bosphore, tu joueras de la trompette et l’onentendratamusiquejusquesurlescollinesd’Üsküdar.

Àdemain,Anton.Jet’embrasse.

Alice

*

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Elles’étaitréveilléeàl’aube;voirnaîtrelejourdanslesrefletsgrisetargentésdumatin

surleBosphoreluiavaitdonnéenviedequittersachambre.La salle à manger de l’hôtel était encore déserte, les serveurs en livrée à épaulettes

galonnées finissaientdemettre le couvert.Alice choisit une tabledansunangle.Elle avaitempruntéun journalde laveilleabandonnésurunedesserte.Seuledans la salleàmangerd’un palace d’Istanbul, lisant les nouvelles de Londres, elle laissa le journal lui glisser desmainstandisquesespenséesvolaientversPrimroseHill.

Elle imagina Carol, descendant Albermarle Street pour rejoindre Piccadilly où elleprendrait son autobus. Elle sauterait sur la plate-forme arrière de l’Imperial, engageraitaussitôt la conversation avec le contrôleur pour lui faire oublier de poinçonner son ticket.Ellediraitluitrouverunepetitemine,seprésenterait,etluiconseilleraitdevenirlavoirunjourdanssonserviceet,unefoissurdeux,elledescendraitdevantl’hôpital,avecsontitredetransportvierge.

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EllepensaàAnton,marchant,besaceàl’épaule,lecoldesonmanteauouvert,mêmedans

lefroiddel’hiver,lamècherebelleaufrontetlesyeuxencorepleinsdesommeil.Ellelevittraverser la cour de l’atelier, s’installer sur son tabouret devant son établi, compter sescouteauxàciseler, caresser lepommeauronddesonrabot,et, jetantunregardà lagrandeaiguille de l’horloge, se mettre à l’ouvrage en soupirant. Elle eut des pensées pour Sam,entrantparlaportedederrièredanslalibrairiedeCamden,ôtantsonpardessusetenfilantsablousegrise.Ilserendraitensuitedanslaboutique,dépoussiéreraitlesrayonnagesouferaitl’inventaireenattendantqu’arriveunclient.Enfin,elleimaginaEddy,brasencroixsursonlitetronflantàtoutva.Etcetteimagelafitsourire.

—Jevousdérange?Alicesursautaetrelevalatête.Daldrysetenaitfaceàelle.—Non,jelisaislejournal.—Vousavezunebonnevue!—Pourquoi?demandaAlice.—Parcequevotrejournalestsouslatable,àvospieds.—J’avaisl’espritailleurs,confia-t-elle.—Oùcela,sansvouloirêtreindiscret?—EndifférentsendroitsdeLondres.Daldryseretournaverslebardansl’espoird’attirerl’attentionduserveur.— Ce soir, je vous emmène dîner dans un endroit extraordinaire, l’une des meilleures

tablesd’Istanbul.—Nousfêtonsquelquechose?— En quelque sorte. Notre voyage a commencé dans l’un desmeilleurs restaurants de

Londres,jetrouvaisjudicieuxqu’ils’achèvepourmoidelamêmefaçon.—Maisvousnepartezpasavant…—…quemonaviondécolle!—Maisilnedécollepasavant…—Vouscroyezqu’ilfautquejemerouleparterrepouravoiruncafé?C’esttoutdemême

uncomble!s’exclamaDaldryeninterrompantAlicepourlasecondefois.Illevalamain,l’agitantjusqu’àcequeleserveurseprésenteàlatable,passacommande

d’unpetitdéjeunergargantuesqueetsuppliaqu’onleserveauplusvite,ilétaitaffamé.—Puisquenousavons lamatinéede libre, reprit-il,quediriez-vousd’alleraubazar? Il

faut que je trouve un cadeau pourmamère et vousme rendriez un grand service enmeconseillant,jen’aipaslamoindreidéedecequipourraitluiplaire.

—Vouspourriezluirapporterunbijou?—Elleneletrouveraitpasàsongoût,réponditDaldry.—Unparfum?—Elleneportequelesien.

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—Unbelobjetancien?—Quelgenred’objet?— Un coffret à bijoux par exemple, j’en ai vu incrustés de nacre qui étaient de toute

beauté.—Pourquoipas,maisellemediran’apprécierquelamarqueterieanglaise.—Unebellepièced’argenterie?—Ellen’aimequelaporcelaine.AlicesepenchaversDaldry.—Vousdevriezresterquelquesjoursdeplusetluipeindreuntableau,vouspourriezpar

exemplevousattaqueraugrandcarrefour,àl’entréedupontdeGalata.— Oui, ce serait une idée charmante. Je ferai quelques croquis pour bien mémoriser

l’endroit,etjememettraiautravailenrentrantàLondres.Ainsi,latoilen’aurapasàsouffrirduvoyage.

—Oui,soupiraAlice,nouspouvonsaussifaireainsi.—Alors,c’estd’accord,ditDaldry,nousironsnouspromenersurlepontdeGalata.Et,dèsleurpetitdéjeunerterminé,AliceetDaldryprirentletramwayjusqu’àKaraköyet

descendirent à l’entrée du pont qui enjambait la Corne d’Or et s’étirait sur l’eau jusqu’àEminönü.

Daldry sortit de sa poche un carnet en moleskine et un crayon noir. Il dessinaméticuleusement les lieux,marquant la station de taxis, croquant d’un trait l’embarcadèred’oùpartaientlesvapeurspourKadıköy,esquissantceuxquinaviguaientverslesîlesModaetla rived’Üsküdar, lepetitquaioùaccostaientde l’autre côtédupont lesbarques faisant lanavette entre les deux rives, la place ovale où s’arrêtaient le tram de Bebek et celui deBeyoğlu.IlentraînaAliceversunbanc.

Noircissantlespagesdesoncarnet,ildessinaitdésormaisdesvisages,celuid’unvendeurdepastèquesderrière sonétal,d’uncireurdechaussuresassis surunecaisseenbois,d’unrémouleurpédalantpourfairetournersameule.Puisunecharrettetractéeparunmuletàlabedainependante,unevoitureenpanne,deuxrouessurletrottoir,dontleconducteuravaitlehautducorpsplongésouslecapotdumoteur.

—Voilà,dit-ilauboutd’uneheureenrangeantsoncarnet.J’ainotél’essentiel,leresteestdansmatête.Allonsfairequandmêmeuntouraubazar,aucasoù.

Ilsmontèrentàbordd’undolmuş.Ils chinèrent dans les ruelles du grand bazar jusqu’à la mi-journée. Alice y acheta un

coffret en bois décoré d’une dentelle de nacre, Daldry trouva une belle bague en lapis. Samèreaimaitlebleu,ellelaporteraitpeut-être.

Ilsdéjeunèrentd’unkebabetrentrèrentàl’hôtelendébutd’après-midi.Canlesattendaitdanslehall,laminesombre.—Jesuisconsterné,j’aicapotédansmonemploi.—Maisqu’est-cequ’ildit?grommelaDaldryàl’oreilled’Alice.

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—Qu’ilaéchouédanssamission.—Oui,maisenfin,cen’estpasclairdutout,commentvoulez-vousquejecomprenne?—Questiond’habitude,souritAlice.—Commepromis, jemesuistrouvécematinà l’écoleSaint-Michel,oùj’airencontré le

recteur. Il a été très sociable avecmoi et a bien voulu consulter ses livres.Nous les avonsparcourus, classe par classe et pour les deux années dont nous avons parlé. Ce n’était pasfacile, les écritures étaient anciennes et le papier très poussiéreux. Nous avons beaucoupéternué, mais nous avons scruté chaque page, sans omettre la moindre admission. Hélas,nousn’avonspasétéprimésdenosefforts.Rien!Nousn’avonsrientrouvésouslenomdePendelburyoud’Eczaci.Nousnous sommesséparés trèsdésappointéset j’ai la tristessedevousdirequevousn’avezjamaisétéàSaint-Michel.Monsieurlerecteurestincontestable.

—Jenesaispascommentvousfaitespourgardervotrecalme,chuchotaDaldry.—Essayezdoncdeformulerenturccequ’ilvientdenousdireenanglais,etensuitenous

verronsquiestleplusdouédesdeux,répliquaAlice.—Detoutefaçon,vouspreneztoujourssadéfense.—J’étaispeut-être inscritedansunautreétablissement?suggéraAliceens’adressantà

Can.—C’est exactement ce que jeme suis suggéré en quittant le recteur.De ce fait, j’ai eu

l’idée d’organiser une liste. Je vais aller cet après-midi faire une visite à l’école deChalcédoine àKadıköy, et, si je ne trouve rien, j’irai demain à Saint-Joseph, elle se trouvedanslemêmequartier,et j’aiaussiuneautrepossibilité, l’écoledefillesdeNişantaşı.Vousvoyez,nousavonsencorebeaucoupderessourcesdevantnous,ilseraittoutàfaitprécocedeconsidérerquenoussommesdansl’échec.

—Aveclesheuresqu’ilvapasserdansdesétablissementsscolaires,vousnepourriezpaslui suggérerd’enprofiterpourprendrequelques coursd’anglais, çane serait pasdu temps«considérédansl’échec»,non?

—Çasuffit,Daldry,c’estvousquidevriezretourneràl’école.—Maismoi,jeneprétendspasêtrelemeilleurinterprèted’Istanbul…—Maisvousavezdixansd’âgemental…—C’estbiencequejedisais,vousprenezsystématiquementsadéfense.Celamerassure,

quandjeseraiparti,jenevousmanqueraipastrop,vousvousentendezsibientouslesdeux.—C’esttrèsadultecetteremarque,trèsintelligent,vousvousaméliorezd’heureenheure.— Vous savez quoi, vous devriez passer l’après-midi avec Can, allez donc à l’école de

Chalcédoine,quisaitsi,envisitantleslieux,vousneverrezpasresurgirquelquessouvenirs.—Vousfaiteslatête?Vousavezvraimentunsalecaractère!—Paslemoinsdumonde.J’aideuxoutroiscoursesàfaireenvillequivousennuieraient

à mourir. Occupons chacun, avec intelligence, le reste de notre journée et nous nousretrouveronspourledîner.Canestd’ailleurslebienvenusivouslesouhaitez.

—VousêtesjalouxdeCan,Daldry?—Là,ma chère, permettez-moi de vous dire que c’est vous qui êtes ridicule. Jaloux de

Can, et puis quoi encore ? Non mais vraiment, il aura fallu que je vienne jusqu’ici pour

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entendredepareillesinepties!Daldrydonnarendez-vousàAliceàdix-neufheuresdans lehalletpartiten lasaluantà

peine.

*Unportailenferforgéperçantunmurd’enceinte,unecourcarréeoùlanguissaitunvieux

figuier, des bancs qui vieillissaient sous un préau. Can frappa à la porte de la loge duconciergeetdemandaàêtrereçuparledirecteur.Leconciergeleurdésignalesecrétariatetreplongeadanslalecturedesonjournal.

Ilsparcoururentunlongcouloir, lessallesdeclasseenenfiladeétaienttoutesoccupées,lesélèvesstudieuxécoutaientlaleçonquedispensaitleurmaître.Lasurveillantegénéralelesfitpatienterdansunpetitbureau.

—Voussentez?chuchotaAliceàCan.—Non,jedoissentirquoi?—L’alcoolblancqu’ilsutilisentpournettoyerlesfenêtres,lapoussièredecraie,laciresur

lesparquets,çasenttellementl’enfance.—Monenfancenesentaitriendetoutcela,mademoiselleAlice.Monenfancesentaitles

soirsprécoces,lesgensquirentraientchezeuxtêtebasse,lesépaulesécraséesparletravailde la journée, l’obscurité des chemins de terre, la saleté des faubourgs qui recouvrait lapauvretédesexistencesetiln’yavaitchezmoinialcoolblanc,nicraies,niboisciré.Maisjenemeplainspas,mesparents étaientdesgens formidables, cen’étaitpas le caspour tousmes copains.Promettez-moidenepasdire àM.Daldryquemonanglais est bienmeilleurqu’ilnelecroit,jeprendstellementdeplaisiràlefaireenrager.

—Jevouslepromets.Vousauriezpumemettredanslaconfidence.—Jecroisquec’estcequejeviensdefaire.La surveillante tapota sur sa table avec une règle en fer pour les faire taire. Alice se

redressasursachaiseetsetintdroitecommeunbâton.Voyantcela,Canmitlamaindevantsabouchepourétouffersonrire.Ledirecteurapparutetlesfitentrerdanssonbureau.

Tropheureuxdepouvoirmontrerqu’ilparlaitcourammentanglais,l’hommeignoraCan,nes’adressantqu’àAlice.Leguidefitunclind’œilcompliceàsacliente;aprèstout,seullerésultat comptait.Dès qu’Alice eut fait état de sa demande, le directeur lui répondit qu’en1915 l’école n’accueillait pas encore de filles. Il était désolé. Il raccompagna Alice et Canjusqu’àlagrilleetlessaluaenavouantqu’ilaimeraitbienunjourvisiterl’Angleterre.Peut-êtreferait-illevoyage,quandilauraitprissaretraite.

Puis ils se rendirent à Saint-Joseph. Le père qui les reçut était un homme à l’allure

austère.IlécoutaavecunegrandeattentionCanluiexposerlaraisondeleurvisite.Ilselevaetparcourutlapièce,lesbrascroisésdansledos.Ils’approchadelafenêtrepourregarderlacourderécréationoùlesgarçonssechamaillaient.

—Pourquoi faut-il toujours qu’ils se battent ? soupira-t-il. Pensez-vousque la brutalité

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soitinhérenteàlanaturedel’homme?Jepourraisleurposerlaquestionencours,celaferaitunbonsujetdedevoir,vousnetrouvezpas?questionnalepèresansjamaisdétournersonregarddelacourderécréation.

— Probablement, dit Can, c’estmême une excellente façon de les faire réfléchir à leurconduite.

—C’estàmademoisellequejem’adressais,corrigealesupérieur.— Je pense que cela ne servirait à rien, dit Alice sans hésitation. La réponseme paraît

évidente. Les garçons aiment se bagarrer, et, oui, c’est dans leur nature. Mais plus ilsacquièrentdevocabulaireetplusleurviolencerégresse.Labrutalitén’estquelaconséquenced’unefrustration,l’incapacitéd’exprimersacolèrepardesmots,alorsàdéfautdeparoles,cesontlespoingsquiparlent.

LesupérieurseretournaversAlice.—Vousauriezeuunebonnenote.Vousaimiezl’école?—Surtoutquandjelaquittaislesoir,réponditAlice.— Jem’en doutais. Je n’ai pas le temps de faire vos recherches, et je n’ai pas assez de

personnel pour déléguer cette tâche. La seule chose que je puisse vous proposer serait devousinstallerensalled’étudeetdevouslaisserconsulterlesregistresquisontauxarchives.Bienentendu,ilestinterditdeparlerensalled’étude,souspeinederenvoiimmédiat.

—Bienentendu,s’empressaderépondreCan.—C’étaitencoreàmademoisellequejem’adressais,ditlesupérieur.Canbaissalatêteetadmiraleparquetciré.—Bien, suivez-moi, jevaisvousaccompagner.Le conciergevousapportera les registres

d’admissions,dèsqu’ilauramislamaindessus.Vousavezjusqu’àdix-huitheures,neperdezpasvotretemps.Dix-huitheuresetpasuneminutedeplus,noussommesd’accord?

—Vouspouvezcomptersurnous,réponditAlice.—Alorsallons-y,ditlesupérieurenavançantàlaportedesonbureau.IlcédalepassageàAliceetseretournaversCan,quin’avaitpasbougédesachaise.— Vous comptez passer l’après-midi dans mon bureau ou vous mettre au travail ?

demanda-t-ild’untonpincé.—Jenesavaispasquecettefoisvousvousadressiezégalementàmoi,réponditCan.Lesmursde la salled’étudeétaientpeintsengrisàmi-hauteuretenbleuciel jusqu’au

plafond où deux rangées de néons grésillaient. Les élèves, pour la plupart en punition,ricanèrent en voyant Alice et Can prendre place sur un banc au fond de la salle. Mais lesupérieur tapa du pied et le calme revint aussitôt et se maintint après son départ. Leconciergenetardapasàleurapporterdeuxdossiersnoirs,ceintsparunruban.IlexpliquaàCan que tout s’y trouvait, admissions, expulsions, comptes rendus de fin d’année, chaquedocumentétantrangéparclasse.

Lespagesétaientséparéesparunemargemédiane,àgauche lesnomsétaient transcritsencaractèreslatins,àdroiteenécritureottomane.Cansuivitdudoigtchaqueligneetétudialesregistrespageaprèspage.Lorsquelapenduleaffichadix-septheurestrente,ilrefermale

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secondvolumeetregardaAlice,l’airdésolé.Ilsprirentchacunundossiersouslebrasetlesremirentauconcierge.Enfranchissantla

grilledeSaint-Joseph,Aliceseretournaetsaluad’ungestelesupérieurquilesépiaitdepuislafenêtredesonbureau.

—Commentsaviez-vousqu’ilnousobservait?demandaCanendescendantlarue.—J’avaislemêmequandj’étaisaucollègeàLondres.—Demainnousréussirons,j’ensuiscertain,ditCan.—Alorsnousverronsbiendemain.Canlaraccompagnaàsonhôtel.

*DaldryavaitréservéunetableauMarkiz,mais,enarrivantdevantlaportedurestaurant,

Alicehésita.Ellen’avaitpasenvied’undînerformel.Lanuitétaitdouce,etellesuggéraunepromenadelelongduBosphore,aulieuderesterdesheuresassisdansunesallebruyanteetenfumée.Silafaimlesgagnait,ilstrouveraientbienunendroitoùs’arrêterplustard.Daldryaccepta,iln’étaitpasenappétit.

Surlaberge,quelquespromeneurslesimitaient,troispêcheurstentaientleurchanceenlançant leurs lignesdans les eauxnoires, un vendeurde journauxbradait les nouvelles dumatin,etuncireurdechaussuress’appliquaitàfairebrillerlesbottesd’unsoldat.

—Vousavezl’airsoucieux,ditAliceenregardantlacollined’Üsküdar,del’autrecôtéduBosphore.

—Unepenséemepréoccupe,riendegrave.Commentétaitvotrejournée?Aliceluiparladesvisitesqu’elleavaitfaitesl’après-midi,sanssuccès.—VousvoussouvenezdenotreviréeàBrighton?ditDaldryenallumantunecigarette.

Surlecheminduretour,nivousnimoinevoulionsaccorderlemoindrecréditàcettefemmequivousavaitpréditl’aveniretparléd’unpasséplusmystérieuxencore.Mêmesivousnemeledisiezpas,parcourtoisie je suppose,vousvousdemandiezpourquoinousavions faitceskilomètresinutiles,pourquoinousavionspassélesoirduréveillondeNoëlàbraverlaneigeet le froiddansuneautomobilemalchauffée,àrisquernotreviesurdesroutesverglacées.Pourtant, que de routes et de kilomètres nous avons parcourus depuis lors. Et combiend’événementsquivoussemblaientimpossiblessesontproduits?J’aienviedecontinueràycroire,Alice, j’aienviedepenserquenoseffortsnesontpasvains.LabelleIstanbulvousadéjàrévélétantdesecretsquevousnesoupçonniezpas…quisait?dansquelquessemainesvous rencontrerez peut-être cet homme qui fera de vous la femme la plus heureuse dumonde.Àcesujet,ilfautquejevousparled’unechose,dontjemesensunpeucoupable…

—Maisjesuisheureuse,Daldry.J’aifait,grâceàvous,unvoyageincroyable.Jepeinaisàmatabledetravail,j’étaisàcourtd’idéeset,toujoursgrâceàvous,j’enaiaujourd’huilatêtepleine.Jememoquebiendesavoirsicetteprophétieabsurdeseréalisera.Pourêtrehonnête,jeluitrouveuncôtédétestable,pournepasdirevulgaire.Ellemerenvoieuneimagedemoi-mêmequejen’aimepas,celled’unefemmeseulequipoursuitunechimère.Etpuisl’homme

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quitransformeramavie,jel’aidéjàrencontré.—Ahoui,etquiest-ce?demandaDaldry.— Le parfumeur de Cihangir. Il m’a permis d’imaginer de nouveaux projets. Je me

trompais chez lui l’autre jour, ce ne sont pas seulement des parfums d’intérieur que jecherche, mais des parfums de lieux, ceux qui nous rappellent des instants qui nous ontmarqués,desmomentsuniquesetdisparus.Saviez-vousquelamémoireolfactiveestlaseulequinesedélitejamais?Lesvisagesdeceuxqu’onaleplusaiméss’effacentavecletemps,lesvoix s’oublient,mais les senteurs, jamais.Vous qui êtes gourmand, que resurgisse l’arômed’unplatdevotreenfanceetvousverreztoutrenaître,chaquedétail.L’andernier,unhommequiavaitappréciél’unedemescréationschezunparfumeurdeKensingtonetobtenudeluimon adresse s’est présenté chezmoi. Il est arrivé avec un coffret en fer, l’a ouvert etm’amontrésoncontenu :unevieillecordelette tressée,un jouetenbois,unsoldatdeplombàl’uniformeécaillé,uneagate,unpetitdrapeauusé.Toutesonenfancesetrouvaitdanscetteboîteenmétal.Jeluiaidemandéenquoicelapouvaitmeconcerneretcequ’ilattendaitdemoi. Il m’a alors confié qu’en découvrant mon parfum quelque chose d’étrange lui étaitarrivé.Enrentrantchezlui,ilavaitressentilebesoinurgentd’allerfouillersongrenierpourretrouver ces trésors jusque-là totalementoubliés. Il a approché le coffretpourme le fairesentiretm’ademandéd’enreproduirel’odeur,avantquecelle-cines’effaceàjamais.Jeluiaibêtementréponduquec’étaitimpossible.Pourtant,aprèssondépart,j’ainotésurunefeuilledepapiertoutcequej’avaissentidanscetteboîte.Lemétalrouilléàl’intérieurducouvercle,lechanvredelacordelette,leplombdusoldat,l’huiled’unepeintureanciennequiavaitserviàlecolorier,lechênequel’onavaitsculptépourfabriquerunjouet,lasoiepoussiéreused’unpetit drapeau, une bille d’agate, et j’ai rangé cette feuille, sans savoir quoi en faire. Maisaujourd’huijesais.Jesaiscommentfairecemétier,enmultipliantlesobservations,commevous le faitesavecvoscarrefours,en tentant l’impossiblepourrecomposerunparfumavecdes dizaines dematières. Ce qui vous anime, ce sont les formes et les couleurs etmoi lesmotsetlesodeurs.J’irairevoirceparfumeurdeCihangir,jeluidemanderailapermissiondepasserdutempsàsescôtés,dem’apprendrelafaçondontiltravaille.Nouséchangeronsnosconnaissances,nossavoir-faire.Jevoudraispouvoirrecréerdesmomentsdisparus,réveillerdes lieux endormis. Je sais que mes explications vous paraissent confuses, mais, si vousdeviez rester ici et que Londres vous manquait, imaginez ce que cela représenterait depouvoirretrouverl’odeurd’unepluiequivousestfamilière?Nosruesontleurpropreodeur,celle des matins comme celle des soirs ; chaque saison, chaque jour, chaque minute quicomptedansnosviesasonodeurparticulière.

—C’estunedrôled’idée,maisilestvraiquej’aimerais,neserait-cequ’unefois,retrouverl’odeurquirégnaitdanslebureaudemonpère.Vousavezraison,enypensant,elleétaitbienpluscomplexequ’iln’yparaît.Ilyavaitbiensûr,celledufeudeboisdanslacheminée,sontabacàpipe,lecuirdesonfauteuil,différentd’ailleursdusous-mainsurlequelilécrivait.Jenepourraispas toutesvous lesdécrire,mais jemesouviensaussidecelledu tapis,devantson bureau, où je jouais quand j’étais enfant. J’y ai passé des heures à mener de férocesbatailles de soldats de plomb. Les stries rouges délimitaient les positions des armées

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napoléoniennes,lesborduresvertes,cellesdenostroupes.Etcechampdebatailleavaitunesenteurdelaineetdepoussièrequejetrouvaisréconfortante.Jenesaispassivotreidéeferanotre fortune, et je doute qu’un parfum de tapis ou de rue pluvieuse séduise une grandeclientèle,maisj’yvoisunecertainepoésie.

—Unparfumde ruepeut-êtrepas,maisunparfumd’enfance…À laminuteoù je vousparle, je traverserais tout Istanbulpourretrouverdansunpetit flacon l’odeurdespremiersjoursd’automneàHydePark.Ilmefaudraprobablementdesmois,repritAlice,desannéespouraboutiràquelquechosedesatisfaisant,desuffisammentuniversel.Jemesenspourlapremièrefoisconfortéedanscemétier,dontjefinissaispardouteretquiestpourtantceluique je veuxexercerdepuis toujours. Jevous serai éternellement reconnaissante, ainsiqu’àcettevoyante,dem’avoir,chacunàvotrefaçon,pousséeàvenirici.Quantaudésarroiquemecausecequenousavonsdécouvertsurlepassédemesparents…c’estunsentimenttroublequi me procure aussi une joie emplie de nostalgie, de douceur, de tristesse et de rires. ÀLondres, chaque foisque jepassaisdans la rueoùnoushabitions, jene reconnaissaisplusrien, ni notre immeuble ni les petitsmagasins où jeme rendais avecmamère, car tout adisparu.Maintenant, jesaisqu’ilexisteencoreunendroitoùmesparentsetmoiavonsétéensemble ; lesparfumsde la rue Isklital, lespierresdes immeubles, ses tramwaysetmilleautreschosesencorem’appartiennentdésormais.Etmêmesimamémoiren’apasconservéla trace de cesmoments, je sais qu’ils ont eu lieu. Le soir, en guettant le sommeil, je nepenserai plus à leur absence, mais à ce quemes parents ont pu vivre ici. Je vous assure,Daldry,c’estdéjàbeaucoup.

—Maisvousnerenoncerezpaspourautantàallerplusavantdansvosrecherches?—Non,jevouslepromets,mêmesijesaisqueceneseraplustoutàfaitpareilaprèsvotre

départ.—Jel’espèrebien!Mêmesijesuissûrducontraire.Vousvousentendezàmerveilleavec

Can,etsijejoueparfoisàprendreombragedevotrecomplicité,aufondjem’enréjouis.Cebougreparleaussibienl’anglaisquelesabotd’unâne,maisilest, jel’avoue,unguidehorspair.

—Toutàl’heure,vousvouliezmeconfierquelquechose,dequois’agissait-il?—Deriend’importantjesuppose,jel’aidéjàoublié.—Quandquittez-vousIstanbul?—Bientôt.—Sitôtquecela?—Oui,jelecrains.Lapromenadesepoursuivitlelongduquai.Devantl’embarcadèreoùlederniervapeurdu

soirlarguaitsesamarres,AlicepritlamaindeDaldryquifrôlaitlasienne.—Deuxamispeuventsetenirparlamain,n’est-cepas?—Jesupposequeoui,réponditDaldry.—Alors,marchonsencoreunpeu,sivouslevoulezbien.—Oui,c’estunebonneidée,marchonsencoreunpeu,Alice.

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12.

Alice,Vous me pardonnerez, je l’espère, ce départ impromptu. Je n’avais pas envie de nous

imposer un au revoir de plus. J’y réfléchissais chaque soir cette semaine lorsque je vousquittaisdevantvotrechambre,et l’idéedevoussaluerdans lehallde l’hôtel,mavaliseà lamain,mesemblaitaccablante.J’aivouluvous l’annoncerhier,et j’yairenoncéparpeurdegâcher ces délicieux instants que je passais en votre compagnie. J’ai préféré que nousgardions le souvenir d’une dernière promenade sur les rives du Bosphore. Vous paraissiezheureuseet je l’étaisaussi,qu’espérerdeplusà la find’unvoyage?J’aidécouvertenvousune femme merveilleuse, dont je suis fier d’être devenu l’ami, tout du moins je l’espère.Amie,vousl’êtespourmoi,etceséjouràIstanbulenvotrecompagnieresteral’undesplusjoyeux moments de ma vie. J’espère de tout mon cœur que vous atteindrez votre but.L’hommequivousaimeradevras’accoutumeràvotrecaractère(unamipeutvousdirecelasansvous fâcher,n’est-cepas?),mais ilauraàsescôtésune femmedont leséclatsderirechasseronttouslesoragesdesavie.

Jesuisheureuxdevousavoireuepourvoisine,etjesaisdéjàenvousécrivantceslignesquevotreprésence,mêmequandellesefaisaitbruyante,memanquera.

Faitesbonneroute,filledeCömertEczaci,courezverscebonheurquivoushabillesibien.Votreamidévoué,

DaldryEthan,J’ai trouvé votre lettre ce matin. Je vous posterai la mienne cet après-midi et je me

demandecombiendetempsellemettraàvousparvenir.C’estlebruissementdel’enveloppequandvousl’avezglisséesousmaportequim’asortiedulitetj’aicomprisaussitôtquevouspartiez. Jeme suis précipitée à la fenêtre, juste à tempspour vous voirmonterdans votretaxi;lorsquevousavezrelevélatêteversnotreétage,j’aireculéd’unpas.Probablementpourles mêmes raisons que vous. Et pourtant, alors que votre voiture s’éloignait dans la rueIsklital,j’auraisvouluvousdireaurevoirdevivevoix,vousremercierdevotreprésence.Vousaussivousavezunsacrécaractère (unevéritableamiepeutvousdirecelasansvousvexer,n’est-cepas?),maisvousêtesunhommeremarquable,généreux,drôleettalentueux.

D’une façon insolite, vousêtesdevenumonami,peut-êtreque cetteamitién’auravécuque quelques jours, quelques semaines à Istanbul, mais, d’une façon tout aussi insolite,j’avaissoudainbesoindevouscematin.

Jevouspardonnedeboncœurladiscrétiondevotredépart,jecroismêmequevousavezbienfaitd’agirainsi,moinonplusjen’aimepaslesadieux.Quelquepart,jevousenvied’être

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bientôt à Londres.Notre vieillemaison victoriennememanque,mon atelier aussi. Je vaisattendre ici que le printemps revienne. Can m’a promis de m’emmener, dès les premiersbeaux jours, visiter l’île aux Princes que nous avons tous deux manquée. Je vous endépeindrai chaque recoinet, si jedécouvraisun carrefourdignedevotre intérêt, je vous ledécriraisdanssesmoindresdétails.Ilparaîtque,là-bas,letempss’estarrêté,quelorsqu’ons’y promène on se croirait revenu au siècle dernier. Les enginsmotorisés y sont interdits,seuls ânes et chevaux ont le droit d’y circuler. Demain, nous retournons voir le vieuxparfumeurdeCihangir, je vous écrirai aussima visite chez lui et vous tiendrai informédel’avancementdemestravaux.

J’espèreque levoyagen’aurapasété tropéprouvantetquevotremèreaurarecouvré lasanté.Prenezsoind’elleetdevousaussi.

Jevoussouhaitedemerveilleuxmomentsensacompagnie.Votreamie,

AliceChèreAlice,Votre lettreauramissix joursexactementpourmeparvenir.Lefacteurmel’aportéece

matin alorsque je sortais. J’imaginequ’elle aussi a voyagé en avion,mais le tamponde laposteneditpassurquelleligne,nimêmesielleafaitescaleàVienne.Lelendemaindemonarrivée,aprèsavoirremisdel’ordredansmonappartement,jesuisalléfairedemêmedanslevôtre.Jevousrassure,jen’aitouchéàaucunedevosaffairesetmesuiscontentédechasserlapoussièrequis’étaitautorisée,envotreabsence,às’installerchezvousimpunément.Vousm’auriezaperçu, en tablieret fichusur la têteavecmonbalai etmonseauà lamain,vousvousmoqueriezencoredemoi.C’estd’ailleurscequedoit faireencemomentmêmenotrevoisinedudessous,cellequivousennuieparfoisavecsonpianoetquej’aieulemalheurdecroiser ainsi accoutré en descendant les poubelles. Votre logis a retrouvé la clarté duprintempsqui,jel’espère,neseferapastropattendre.Vousdirequ’ilrègneunfroidhumidesurleroyaumed’Angleterreseraitd’unebanalitéévidenteet,bienquecelasoit l’undemessujets de conversation préférés, je ne vous ennuierai pas avec le temps qu’il fait. Sacheztoutefoisquelapluien’acessédepuismonretouretqu’ilaplutoutlemois,d’aprèscequej’aipuentendredireaupub,oùj’aireprisl’habituded’allerdéjeunerchaquejour.

LeBosphoreetsasurprenantedouceurhivernalemesemblentbienloin.Hier, jesuisallémepromenerlelongdelaTamise.Vousaviezraison,jen’yairetrouvé

aucune odeur semblable à celles que vous vous amusiez àme faire découvrir lors de nosbaladesprèsdupontdeGalata.Mêmelepurindeschevauxsembledifférentici,et,écrivantcela,jemedemandesij’aichoisilemeilleurexemplepourillustrermonpropos.

Jeme sens coupabled’êtreparti sans vous saluer,mais j’avais le cœurunpeu lourd cematin-là.Allezsavoirpourquoi,allezsavoircequevousm’aviezfait.Vousnepourriezjamaiscomprendrecequ’ilenestd’êtremoi,maisd’unecertainefaçon,cettedernièrenuitoùnousnouspromenionsdans Istanbul, vousêtesdevenuemonamie.Comme leditune chanson,

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vousm’avezfrôlé l’âmeetvousm’avezchangé,commentvouspardonnerd’avoir faitnaîtreenmoi l’envie d’aimer et d’être aimé ?D’une façon très étrange, vous avez fait demoi unmeilleur peintre, peut-être même un homme meilleur. Ne vous méprenez pas, cela n’estnullementdemapart l’aveudesentimentstroublésquejevousporterais,maisunesincèredéclarationd’amitié.Detelleschosespeuventsedireentreamis,n’est-cepas?

Vousmemanquez,chèreAlice,etleplaisird’avoirposémonchevaletsousvotreverrièren’enestqueredoublé,car ici,envosmurs,aumilieudetouscesparfumsquevousm’avezapprisàreconnaître,jesensunpeuvotreprésenceetellemedonnelecouragedepeindreuncertaincarrefourd’Istanbulquenousavonsétudiéensemble.Latâcheestambitieuseetj’aidéjà jeté bon nombre de croquis que je trouvais trop faibles et bien insuffisants, mais jesauraiêtrepatient.

PrenezsoindevousettransmettezmesmeilleuressalutationsàCan.Non,d’ailleurs,nelesluitransmettezpasetgardez-lesentièrespourvous.

DaldryCherDaldry,Je viens de recevoir votre lettre et je vous remercie de cesmots si généreux que vous

m’adressez. Il faut que je vous raconte la semaine qui vient de s’écouler. Le lendemaindevotredépart,Canetmoiavonspris l’autobusquiserenddeTaksimàEmirganetpasseparNişantaşı.Nousavonsvisitétous lesétablissementsscolairesduquartier,hélassansaucunrésultat. Chaque fois la même scène, ou presque, se répétait ; cours et préaux d’écolesidentiques, des heures entières passées à éplucher de vieux registres, sans y trouvermonnom.Parfois,lavisiteétaitpluscourte,parcequelesarchivesn’existaientplus,ouparcequeces écolesn’accueillaientpas encorede fillesdu tempsde l’Empire.C’est à croirequemesparentsnem’ont jamaisscolarisée lorsquenousétionsàIstanbul.Canpensequ’ilsavaientpeut-êtrechoisidenepaslefaire,enraisondelaguerre.Maisdenefigurernullepart,nisurles registres du consulat, ni dans ceux d’aucune école, me fait parfois me demander siseulement j’existais. Je sais que cette pensée n’a aucun sens, et j’ai décidé avant-hier decessercesrecherchesquimesontdevenuespénibles.

Depuis, nous sommes retournés voir le parfumeur de Cihangir, et les deux dernièresjournées passées en sa compagnie furent bien plus captivantes que les précédentes. Grâceaux excellentes traductions de Can, dont l’anglais s’est grandement amélioré depuis votredépart,jeluiaitoutexpliquédemesprojets.Audébut,l’artisanapenséquej’étaisfolle,mais,pourleconvaincre,j’aiuséd’unpetitstratagème.Jeluiaiparlédemesconcitoyens,detousceuxquin’aurontpaslachancedevisiterIstanbul,ceuxquinegrimperontjamaisenhautdelacollinedeCihangir,ceuxquinemarcherontpasdanslesruellesempierréesquidescendentversleBosphore,ceuxquineverrontqu’encartepostalelesrefletsargentésdelalunesurseseauxtumultueuses,ceuxquin’entendrontjamaislacornedesvapeursvoguantversÜsküdar.Jeluiaiditqu’ilseraitmerveilleuxdeleuroffrirlapossibilitéd’imaginerlamagied’Istanbuldansunparfumquileurracontetoutessesbeautés.Etcommenotrevieuxparfumeuraime

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savilleplusquetout,ilacesséderireetm’asoudainprêtétoutesonattention.J’airecopiésurunefeuillelalonguelistedesodeursquej’avaisperçuesdanslesruellesdeCihangir,etCanluienafaitlalecture.Levieilhommeaététrèsimpressionné.Jesaisqueceprojetestd’uneambitionfolle,maisjemesuispriseàrêveréveillée,àrêverqu’unjour,danslavitrined’une parfumerie deKensington ou de Piccadilly, se trouvera un flacon de parfum baptiséIstanbul.Jevousensupplie,nevousmoquezpasdemoi,j’airéussiàconvaincrel’artisandeCihangiretj’aibesoindetoutvotresoutienmoral.

Nosapprochessontdifférentes,ilnepensequ’enabsolus,moienchimiste,maissafaçonde travaillerme ramène à l’essentiel, ellem’ouvre des horizons nouveaux.Nos démarchesdeviennentchaquejourunpeupluscomplémentaires.Recréerunparfumnesefaitpasqu’enmélangeant desmolécules,mais en commençant par écrire tout ce que notre sens olfactifnous dicte, toutes les impressions qu’il grave en nos mémoires comme l’aiguillon d’unenregistreurgraveunemusiquedanslacired’unmicrosillon.

Maintenant,moncherDaldry,sijevousracontetoutcela,cen’estpasdansleseulbutdevousparlerdemoi,bienquecesoitunexerciceauqueljeprennegoût,maisaussipoursavoir,àmontour,oùvousenêtesdevostravaux.

Nous sommes associés, et il est hors de question que je sois la seule à memettre autravail. Si vous n’avez rien oublié de l’accord que nous avions scellé dans unmerveilleuxrestaurantdeLondres,vousvoussouvenezsansdoutequevousdeviez,vousaussi,affirmervotretalentenpeignantleplusbeaudescarrefoursd’Istanbul.JeseraisbienheureusedeliredansvotreprochainelettrelalistelaplusexhaustivepossibledecequevousnotiezpendantquejevousattendaissurlepontdeGalata.Jen’airienoubliédecettejournéeetj’espèrequevousnonplus, car je voudrais qu’il nemanque aucundétail sur votre tableau.Prenez celacommeune interrogationécrite etne levezpas les yeuxau ciel…mêmesi je vous imaginedéjàlefaire.J’aiunpeutropfréquentélesécolescesderniersjours.

Sivous lepréférez,comprenezqueparcetterequête,moncherDaldry, jevous lanceundéfi.Lorsque je rentreraiàLondres, jevousprometsdevenirvous remettre leparfumquej’aurai créé et, en le respirant, vous revisiterez tous les souvenirs que vous avez emportésavecvous.J’espèrebienqu’enretourvousmeprésenterezvotretableauachevé.Ilsaurontunpoint commun, puisque chacun à sa façon racontera les journées que nous passions àCihangiretàGalata.

Àmontourdevousdemanderpardon,pourcette façondétournéedevous fairedevinerquejevaisrestericipluslongtemps.

J’enressenslebesoinetl’envie.Jesuisheureuse,Daldry,vraimentheureuse.Jemesensplus libre que jamais, je crois même pouvoir affirmer que je n’ai jamais connu une telleliberté et qu’elle m’enivre. Pour autant, je ne veux pas être une charge financière quiconsume votre héritage. Vos mandats hebdomadaires m’ont permis de vivre dans desconditionsbientropprivilégiéesetjenen’aipasbesoind’untelconfortnid’untelluxe.Can,dont lacompagnieestprécieuse,s’estarrangépourmetrouverunejoliechambredansunemaisond’Üsküdar, non loinde chez lui. C’est l’unede ses tantes quime la louera. Je suisfolle de joie, je vais quitter l’hôtel demain et commencer à vivre la vie d’une vraie

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Stambouliote. Il me faudra presque une heure chaque matin pour me rendre chez notreparfumeur, un peu plus le soir pour rentrer, mais je ne m’en plains pas, au contraire,traverserdeuxfoisparjourleBosphoreàbordd’unvapur,commeilsledisentici,n’estpasaussipéniblequedes’engouffrerdanslesprofondeursdenotremétrolondonien.LatantedeCanm’aproposéun emploide serveusedans le restaurantqu’elle tient àÜsküdar, c’est lemeilleurduquartieretlestouristesyviennentdeplusenplusnombreux.Pourelle,employeruneanglophoneestunavantage.Canm’apprendraàdéchiffrerlacarteetàsavoirdireenturcdequoisontcomposéslesplatspréparésparlemarideMamaCanquirègneenmaîtresurlacuisinedurestaurant.J’ytravaillerailestroisderniersjoursdelasemaineetmonsalaireseraamplementsuffisantpoursubvenirauxbesoinsd’uneviecertesplusmodestequecellequenousavonspartagée,maisàlaquellej’étaishabituéeavantdevousconnaître.

MoncherDaldry,lanuitesttombéedepuislongtempssurIstanbul,madernièredanscethôtel, et je vais profiter avant de dormir du luxe dema chambre. Chaque soir, en passantdevant celle que vous occupiez, je vous disais bonsoir ; je continuerai à le faire lorsque jeseraiinstalléeàÜsküdar,depuismafenêtrequidonnesurleBosphore.

Jevousenindiquel’adresseaudosdecettelettre,j’attendsimpatiemmentcellequevousm’enverrezenretour,etj’espèrequ’ellecontiendralalistequejevousforceàm’écrire.

Prenezsoindevous.Jevousembrasse,commeuneamie.

AliceAlice,Puisquejesuisauxordres…Encequiconcerneletramway:Intérieur plaqué de bois, lattes de plancher usées, une porte en vitre de couleur indigo

séparant le conducteur des voyageurs, lamanivelle en fer dumachiniste, deux plafonniersblafards,unevieillepeinturecrème,écailléeendemultiplesendroits.

EncequiconcernelepontdeGalata:Un tablier couvert de pavés de guingois, où s’engagent les rails des deux lignes de

tramwaydontleparallélismeestloind’êtreparfait;destrottoirsirréguliers,desparapetsenpierre, deux garde-corps noirs en fer forgé, tachés de rouille et présentant des traces decorrosion auxpointsd’insertiondumétal dans lapierre ; cinqpêcheurs accoudés, dontungosse qui feraitmieuxd’être à l’école au lieu de pêcher enpleinmilieu de la semaine.Unvendeur de pastèques debout derrière sa charrette bâchée d’une toile à rayures rouges etblanches ; un vendeur de journaux avec une besace en toile de jute en bandoulière, unecasquettedetraverssurlatêteetquimâcheunechiquedetabac(qu’ilrecracheraunpeuplustard) ;unvendeurdebreloques regardant leBosphoreensedemandant si cene seraitpasplussimpled’ybalancersamarchandiseetluiavec;unpickpocket,outoutaumoinsuntypequitraîneavecunairpatibulaire;surletrottoird’enface,unhommed’affairesquin’apasdû

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enfairedebonnesdepuislongtempsàvoirsaminedéfaite,ilestvêtud’uncompletbleunuit,porteunchapeauetdeschaussuresàclaquesblanches;deuxfemmesmarchantcôteàcôte,probablementdeuxsœurs,étantdonnéleurressemblance;àdixpiedsderrièreelles,uncocuquin’apasl’airdesefaired’illusions;unpeuplusloin,unmarinquidescendl’escalierverslaberge.

Et,puisquejevousparledelaberge,onyvoitdeuxpontonsflottants,oùsontamarréesdesbarquescolorées,certainesauxcoquesrayéesderougeindigo,d’autredejaunejonquille.Unembarcadèreoùattendentcinqhommes,troisfemmesetdeuxgamins.

Laperspectivede la ruellequi filevers leshauteurspermetdediscerner, si l’onyprêtesuffisammentattention,ladevantured’unfleuriste;enenfilade,celled’unepapeterie,d’unbureaudetabac,d’unmarchanddequatresaisons,d’uneépicerie,etd’unmagasindecafé;au-delà,laruelletourneetmesyeuxnevoientplus.

Je vous épargne les variations de couleurs dans le ciel que je garde pourmoi, vous lesdécouvrirezsurlatoile,quantauBosphore,nousl’avonssuffisammentcontempléensemblepourquevousimaginiezlesrefletsdelumièrequiapparaissentdanslestourbillonsd’eau,àlapoupedesvapeurs.

Au loin, la colline d’Üsküdar et ses maisons perchées que je détaillerai avec bien plusd’attentionmaintenant que j’apprends que vous allez y vivre ; les cônes desminarets ; lescentainesdenavires,chaloupes,yolesetcotresquisillonnentlabaie…Toutcelaestunpeuen désordre je vous le concède, mais j’espère avoir réussi haut la main mon examen depassage.

Je vous posterai donc cette lettre à la nouvelle adresse que vous m’avez indiquée, enespérantqu’ellevousparviennedanscequartierquejen’aipaseuleprivilègedevisiter.

VotredévouéDaldry

P-S:NevoussentezpasobligéedetransmettremessalutationsàCan,àsatantenonplus

d’ailleurs. J’oubliais, il a plu lundi,mardi et jeudi, le temps futmitigémercredi,mais trèsensoleillévendredi…

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Daldry,Voici venus les derniers jours demars. Je n’ai pas pu vous écrire la semaine dernière.

Entre les journées passées dans l’atelier de l’artisan de Cihangir et les soirées dans lerestaurant d’Üsküdar, il n’est pas rare que je m’endorme à peine allongée sur mon lit enregagnantmonstudio.Jetravailledésormaisaurestauranttouslesjoursdelasemaine.Vousseriezfierdemoi,j’aiacquisunebelleagilitédanslemaniementdesplatsetdesassiettes,jeréussisàenporterjusqu’àtroissurchaquebras,sanstropdecasse…MamaCan,c’estlenomqu’ici tout lemondedonneà la tantedenotreguide,estadorableavecmoi.Si jemangeaistoutcequ’ellem’offre,jereviendraisàLondresgrossecommeuneoutre.

Tous lesmatins, Can vientme chercher en bas de chezmoi, et nousmarchons jusqu’àl’embarcadère.Lapromenadedurequinzebonnesminutes,maiselleestagréable,saufquandsouffle le vent dunord.Ces dernières semaines, il faisait bien plus froid que lorsque vousétiezlà.

La traversée du Bosphore est toujours un émerveillement. Jem’amuse chaque fois enpensantquejeparstravaillerenEuropeetquejerentrerailesoirenAsieoùjeréside.Àpeinedébarqués,nousprenonsl’autobus,etquandnoussommesunpeuenretard,cequiarrivedetemps en temps à cause de moi, je dépense ce que j’ai gagné la veille en pourboires engrimpant dans un dolmuş. C’est un peu plus cher qu’un ticket de bus, mais bien moinsqu’unecourseentaxi.

Une foisàCihangir, ilnous faut encoregravir ses ruelles escarpées.Meshorairesétantassez réguliers, je croise souvent un cordonnier ambulant, au moment où il sort de samaison,ilporteàlatailleungroscoffreenboisquisemblepeserpresqueaussilourdquelui.Nousnous saluonset ildescend le coteauenchantant tandisque je lemonte. Il y aaussi,quelqueshabitationsplusloin,cettefemmequiregardepartirsesdeuxenfants,depuislepasdesaporte,cartablesaudos;ellelessuitduregardjusqu’àcequ’ilsdisparaissentaucoindelarue.Quandjepasseprèsd’elle,ellemesouritetjesensdanssesyeuxuneinquiétudequinecesseraqu’àlafindujour,quandsaprogénitureserarentréeaunid.

J’aisympathiséavecunépicierquim’offretouslesmatins,allezsavoirpourquoi,unfruitquejedoischoisirsursonétal.Ilmeditquej’ai lapeautropblancheetquesesfruitssontbons pourma santé. Je crois qu’ilm’aimebien et c’est réciproque.Àmidi, quand l’artisanparfumeurrejointsafemme,j’emmèneCandanscettepetiteépicerieetnousyachetonsdequoi déjeuner. Nous nous asseyons tous les deux au milieu d’un ravissant cimetière dequartier, sur un banc en pierre à l’ombre d’un grand figuier et nous nous amusons àréinventerlesviespasséesdeceuxquidormentici.Puisjeretourneàl’atelier,l’artisanm’yainstalléunorguedefortune.J’aipudemoncôtéachetertoutlematérieldontj’avaisbesoin.J’avancedansmes recherches. Je travaille actuellement à recréer l’illusionde lapoussière.

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Nevousmoquezpasdemoi,elleestomniprésentedansmessouvenirs,etjeluitrouveicidesodeursde terre, de vieuxmurets, de chemins caillouteux, de sel, de boueoù semêlent lespourrituresdesboismorts.L’artisanm’enseignequelques-unesdesestrouvailles.Unevraiecomplicitésecréeentrenous.Etpuis,quandvientlesoir,Canetmoirentronsparlemêmechemin.Nousreprenonsl’autobus,l’attenteduvapeursurlequaiestsouventlongue,surtoutlorsqu’ilfaitfroid,maisjememêleàlafouledesStamboulioteset,chaquejourquipasse,j’ail’impressiongrandissanted’enfairepartie;jenesaispaspourquoicelamegriseautant,maisc’estlecas.Jevisaurythmedelaville,etj’yprendsgoût.Sij’aiconvaincuMamaCandemelaisservenirdésormaistouslessoirs,c’estparcequecelamerendheureuse.J’aimezigzagueraumilieudesclients,entendrehurlerlecuisinierparcequesesplatssontprêtsetquejeneviens pas assez vite les enlever, j’aime les sourires complices des commis chaque fois queMamaCantapedanssesmainspourfairetairesoncuisinierdemariquibrailletropfort.Dèsquelerestaurantferme,l’oncledeCanpoussesondernierhurlementdelasoiréepournousappeler en cuisine.Lorsquenous sommes tousassis autourde lagrande table enbois, il yjetteunenappeetnoussertundînerquivousravirait.Cesontlàdespetitsmomentsdelaviequejemèneicietcesmomentsmerendentplusheureusequejenel’aijamaisété.

Je n’oublie pas que c’est à vous que je dois tout cela, Daldry, à vous et à vous seul.J’aimeraisunsoirvousvoirpousserlaportedurestaurantdeMamaCan,vousdécouvririezdesplatsquivousferaientmonterleslarmesauxyeux.Vousmemanquezsouvent.J’espèrerecevoirbientôtdevosnouvelles,maisplusdelistecettefois,votrederniercourriernedisaitriendevousetc’estpourtantcequejevoudraislire.

Votreamie,Alice

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Alice,Lefacteurm’aremiscematinvotrelettre,remisestungrandmot,ilmel’apratiquement

jetée à la figure. L’homme était de fort mauvaise humeur, il ne m’adresse plus la paroledepuisdeuxsemaines.Ilestvraiquejem’inquiétaisdenepasavoirdevosnouvelles,j’avaispeur qu’il vous soit arrivé quelque chose et j’en blâmais chaque jour la poste. Jem’y suisdoncrenduplusieursfoisafindevérifiersivotrecourriern’avaitpasétéégaréquelquepart.J’ai eu, et je vous jure que je n’y suis pour rien cette fois, une petite altercation avec leguichetier, tout cela parce qu’il n’a pas supporté que je mette en cause la probité de sesservices.CommesilapostedeSaMajesténeconnaissaitjamaisdepertesouderetards!Ceque j’aiégalementsuggéréau facteurqui, luiaussi, l’a trèsmalpris.Cesgensenuniformesontd’unesusceptibilitéquifriseleridicule.

Àcausedevous, jevaisdevoirmaintenantaller leurprésentermesexcuses.Jevousenprie,sivotreemploidutempsvousoccupeaupointquevousne trouviezaucunmomentàmeconsacrer,prenezaumoinsquelquesminutespourm’écrirequevousn’avezpasletempsdem’écrire.Quelquesmotssuffirontà fairetaireune inquiétude inutile.Comprenezque jemesenteresponsabledevotreprésenceàIstanbulet,donc,dufaitquevousysoyezsaineetsauve.

Je lis avec plaisir dans vos lignes que votre complicité avec Can ne cesse de croître,puisquevousdéjeunezensacompagniechaquejouret,desurcroît,dansuncimetière,cequimeparaîttoutdemêmeunendroitbienétrangepourserestaurer,maisenfin,puisquecelavousrendheureuse,jen’airienàdire.

Jesuis très intriguéparvos travaux.Sivouscherchezvraimentà recréer l’illusionde lapoussière, inutilederesteràIstanbul,rentrezchezvousauplusvite,vousconstaterezque,dansvotreappartement,elleesttoutsaufuneillusion.

Vousvouliezquejevousdonnedemesnouvelles…Commevous,jem’appliqueautravailet le pont deGalata commence à prendre forme sousmes pinceaux. Jeme suis attelé cesderniersjoursàfairedescroquisdespersonnagesquej’yinstallerai,etpuisjetravaillesurlesdétailsdesmaisonsd’Üsküdar.

Jemesuisrenduàlabibliothèqueoùj’aitrouvédesgravuresanciennesreproduisantdebellesperspectivesdelariveasiatiqueduBosphore,ellesmeserontfortutiles.Chaquejour,quandvientmidi,jequittemonappartementpourallerprendremonrepasauboutdenotrerue,vousconnaissezl’endroit,inutiledevousledécrire.Vousvoussouvenezdelaveuvequisetrouvaitseuleàunetablederrièrenouslejouroùnousyétionstousdeux?J’aiunebonnenouvelle,jecroisquesondeuilaprisfinetqu’ellearencontréquelqu’un.Hier,unhommedesonâge,assezmal fagotémaisauvisageplutôtsympathique,estentréavecelleet je lesaivus déjeuner ensemble. J’espère que leur histoire va durer. Rien n’interdit de tomber

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amoureux,quelquesoitl’âge,n’est-cepas?En début d’après-midi, je me rends chez vous, j’y fais un peu de ménage et je peins

jusqu’ausoir.Lalumièrequitombedevotreverrièreestpresqueuneilluminationpourmoi,jen’aijamaisaussibientravaillé.

Lesamedi,jevaismepromeneràHydePark.Aveclapluiequidégringoletouslesweek-ends,jen’ycroisepresquepersonneetj’adoreça.

Àproposdepersonnesque l’on croise, j’ai rencontré l’unede vos amiesdans la rue endébut de semaine.Une certaine Carol qui s’est spontanément présentée àmoi. Son visagem’estrevenuquandelleaévoquécesoiroùj’avaisfaitirruptionchezvous.J’enprofitepourvousdireque je suisdésolédem’êtreconduitde la sorte.Cen’étaitpaspourm’en faire lereproche que votre amie m’a accosté, mais parce qu’elle savait que nous avions voyagéensembleetavaitespéréuninstantquevousseriezderetour.Jeluiaiditqu’iln’enétaitrienetnoussommesallésprendreunthé,aucoursduqueljemesuispermisdeluidonnerdevosnouvelles.Jen’aibien sûrpaseu le tempsde tout lui raconter, elledevait commencer sonserviceàl’hôpital;elleestinfirmière,etmoistupidedevousledirepuisquec’estl’unedevosmeilleuresamies,maisj’aihorreurdesratures.Carols’estmontréepassionnéeparlerécitdenosjournéesàIstanbuletjeluiaipromisdedîneravecellelasemaineprochainepourluienconterd’autres.Nevousinquiétezpas,cen’estenrienunecorvée,votreamieestcharmante.

Voilà, chère Alice, comme vous le constaterez en lisant ces quelques lignes,ma vie estbienmoinsexotiquequelavôtre,maiscommevous,jesuisheureux.

Votreami,Daldry

P-S :Dans votre dernière lettre, en parlant toujours de ce cher Can, vous écrivez : « Il

vientme chercher lematin enbasde chezmoi. »Suggériez-vousqu’Istanbul soit devenuevotre«chez-vous»?

Anton,C’estparunetristenouvellequejecommencecettelettre.M.Zemirlis’estéteintchezlui

dimanche dernier, c’est sa cuisinière qui l’a trouvé au matin, il s’était endormi dans sonfauteuil.

Canetmoiavonsdécidédenousrendreàsesobsèques.Jepensaisquenousyserionspeunombreux et que deux âmes de plus ne seraient pas de trop pour peupler le cortège.MaisnousétionsunecentaineànouspresserdanslepetitcimetièrepouraccompagnerM.Zemirlijusqu’àsatombe.Ilfautcroirequecethommeétaitdevenulamémoiredetoutunquartier;endépitdesoninfirmité,lejeuneOgüzquiprétendaitdompterlestramwaysauraréussiunebellevie, ceuxqui se trouvaient làen témoignaient,partageant riresetémotionsautourdesonsouvenir.Aucoursdelacérémonie,unhommenecessaitdemeregarder.JenesaispascequiaprisàCan,maisilatantinsistépourquejefassesaconnaissancequenoussommesalléstouslestroisprendreunthédansunepâtisseriedeBeyoğlu.L’hommeestunneveudu

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défunt,ilsemblaitavoirbeaucoupdechagrin.Lacoïncidenceesttroublante,carnousl’avionstousdeuxdéjàrencontré,ilestpropriétairedumagasind’instrumentsdemusiqueoùj’avaisachetéune trompette.Maisassezparlédemoi.Ainsivousavez fait la rencontredeCarol?J’ensuisravie,elleauncœurenoretatrouvélemétierquivaavec.J’espèrequevousavezpasséunagréablemomentensacompagnie.Dimancheprochain,siletempslepermet,etils’estbeaucoupradouci,nousirons,avecCanetleneveudeM.Zemirli,pique-niquersurl’îleauxPrinces;jevousenaidéjàparlédansuneprécédentelettre.MamaCanm’aimposéunejournéedereposparsemaine,alorsj’obéis.

Je suis heureuse de lire que vous progressez dans votre peinture et que vous prenezplaisiràtravaillersousmaverrière.Finalement,j’aimevousimaginerchezmoi,vospinceauxàlamain,etj’espèrequechaquesoir,enpartant,vousessaimezunpeudevoscouleursetdevotrefoliepourégayerleslieux(prenezcelacommeuncomplimentquiseditentreamis).

Ilm’arrive souvent de vouloir vous écrire,mais la fatigue est telle que j’y renonce toutaussisouvent.D’ailleurs,j’achèvecettelettretropcourteoùjevoudraispouvoirencorevousracontermille choses, carmes yeux se ferment. Sachez que je suis fidèle à votre amitié etvousenvoiechaquesoirdepuismafenêtred’Üsküdardespenséesaffectueusesavantd’allermecoucher.

Jevousembrasse.Alice

P-S:Jemesuisdécidéeàapprendreleturcetcelameplaîtbeaucoup.Canmel’enseigne

etjeprogresseavecunefacilitéquiledéconcerte,ilmeditquejeparlepresquesansaccentetqu’ilesttrèsfierdemoi.J’espèrequevousleserezaussi.

TrèschèreSuzie!Ne faites pas l’étonnée…Vousm’avez bien rebaptisé Anton alors quemon prénom est

Ethanetquevousm’écriveztoujours«CherDaldry».Qui est cet Anton auquel vous pensiez enm’écrivant votre dernière lettre qui accusait

presqueautantderetardquelaprécédente?Sijen’avaispasunesaintehorreurdesratures,jerayeraistoutcequejeviensd’écrireet

quidoitvouslaisserpenserquejesuisdemauvaisehumeur.Cen’estpasfaux,jenesuispassatisfait du travail que j’accomplis depuis plusieurs jours. Les maisons d’Üsküdar etparticulièrementcelleoùvousvivezmedonnentunmaldechien.ComprenezquedepuislepontdeGalataoùnousnoustrouvions,ellesapparaissaientminuscules,etmaintenantquejevous sais y vivre, je les voudrais immenses etbien reconnaissablespourquevouspuissiezidentifierlavôtre.

J’airemarquédansvotredernièrelettrequevousneparlezpasdutoutdevostravaux.Cen’est pas l’associé qui s’inquiète,mais l’ami qui est curieux. Où en êtes-vous ? Avez-vousréussiàrecréercetteillusiondepoussièreousouhaitez-vousquejevousenenvoieunpetitpaquet?

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MavieilleAustinarendul’âme.C’estbienmoinstristequeledécèsdeM.Zemirli,maisjelaconnaissaisdepuispluslongtempsqueluiet,enlalaissantaugarage,jenevouscachepasquej’enaieulecœurpincé.Lecôtépositif,c’estquejevaispouvoirgaspillerencoreunpeude cet héritage, puisque vous avez renoncé àm’y aider, et que j’irai la semaine prochainem’acheteruneautomobile touteneuve.J’espère(sivousrentrezun jour)avoir leplaisirdevouslafaireconduire.Votreséjoursemblantseprolonger,j’aidécidéd’acquittervotreloyerauprès de notre propriétaire commun, soyez assez aimable pour une fois de ne pas mecontrarier,c’esttoutàfaitnormalpuisquejesuisleseulàoccupervotreappartement.

J’espère que votre promenade sur l’île aux Princes vous aura procuré tous les plaisirsattendus.Àproposde sortiedominicale, jeme laisseentraîner ceweek-endparvotreamieCarolàuneséancedecinéma.C’estuneidéetrèsoriginalequ’elleaeue,pourmoiquin’yvaisjamais.

Jenepeuxpasvousdonnerletitredufilmquel’onyjoue,puisquec’estunesurprise.Jevousraconterailaséancedansuneprochainelettre.

Je vous envoie mes affectueuses pensées, depuis votre appartement que je quitte,rentrantchezmoipourlasoirée.

Àbientôt,chèreAlice.Nosdînersd’IstanbulmemanquentetvosrécitssurlerestaurantdecetteMamaCanetdesonmaricuisinierm’ontmisenappétit.

DaldryP-S:Jesuisenchantéparvosdonslinguistiques.Toutefois,siCanestvotreseulmaître

en la matière, je ne saurais trop vous conseiller de vérifier dans un bon dictionnaire lestraductionsqu’ilvouspropose.

Cen’estqu’unesuggestion,biensûr…Daldry,Jerentreàl’instantdurestaurantetvousécrisaumilieud’unenuitoùjen’arriveraiplus

àtrouverlesommeil.Ilm’estarrivéquelquechosedesitroublant,aujourd’hui.Comme chaque matin, Can est venu me chercher. Nous descendions des hauteurs

d’ÜsküdarendirectionduBosphore.Aucoursdelanuitprécédente,unkonakavaitbrûléet,lafaçadedelavieillemaisons’étanteffondréeaubeaumilieudelaruequenousempruntonsd’ordinaire,ilnousafallucontournerlesinistre.Lesruesvoisinesétanttoutesencombrées,nousavonsfaitungranddétour.

Nevousai-jepasditdans l’unedemes lettresqu’il suffitd’uneodeurpourretrouver lamémoired’unendroitdisparu?En longeantunegrillede fer,oùgrimpaitun rosier, jemesuis arrêtée ; un parfum m’était étrangement familier, un mélange de tilleul et de rosessauvages.Nousavonspoussélagrilleetdécouvertaufondd’uneimpasseunemaisonoubliéedutemps,oubliéedetout.

Nousavonsavancédanslacour,unvieuxmonsieuryentretenaitavecsoinlavégétationquirenaîtavecleprintemps.J’aireconnusoudainlessenteursderoses,l’odeurdesgraviers,

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desmurscrayeux,d’unbancenpierresouslafrondaisondutilleuletcetendroitaresurgidemamémoire.J’airevucettecourquandelleétaitpeupléed’enfants,reconnulaportebleueenhautdesmarchesduperron,cesimagesoubliéesm’apparaissaientcommeaufild’unrêve.

Le vieux monsieur s’est approché et m’a demandé ce que nous cherchions. Je l’aiinterrogéafindesavoirs’ilyavaiteudanslepasséuneécoleàcetendroit.

« Oui, m’a-t-il confié, ému, une minuscule école, mais elle est redevenue depuislongtempslademeured’ununiquehabitantquijoueaujardinier.»

Cevieuxmonsieurm’aapprisqu’ilétait,audébutdusiècle,unjeuneinstituteur, l’écoleappartenait à son père qui en était le directeur. Fermée en 1923, à la révolution, elle nerouvritjamaissesportes.

Il a mis ses lunettes, s’est approché tout près de moi et m’a regardée avec une telleintensitéquej’enétaispresquemalàl’aise.Ilaposésonrâteau,etm’adit:

«Jetereconnais,tueslapetiteAnouche.»J’ai d’abord cru qu’il n’avait plus toute sa raison, mais je me suis souvenue que nous

avionstousdeuxpensélamêmechosedecepauvreM.Zemirli,alors,chassantmespréjugés,jeluiairéponduqu’ilsetrompait,quejemeprénommaisAlice.

Ilaprétendutrèsbiensesouvenirdemoi.«Ceregarddepetitefilleperdue,jen’aijamaispu l’oublier»,a-t-ildit, et ilnousaconviésàprendreun théchez lui.Àpeineétions-nousinstallésdanssonsalonqu’ilaprismamainetasoupiré:

«MapauvreAnouche,jesuissitristepourtesparents.»Comment pouvait-il savoir que mes parents avaient péri dans les bombardements de

Londres?J’aivugrandirsontroublequandjeluiaiposélaquestion.« Tes parents auraient réussi à fuir vers l’Angleterre ? Qu’est-ce que tu me racontes,

Anouche,c’estimpossible.»Sesproposn’avaientaucunsens,maisilacontinué:« Mon père a bien connu le tien. Cette barbarie des jeunes fous de l’époque, quelle

tragédie!Nousn’avonsjamaisriensudecequ’ilétaitadvenudetamère.Tusais,tun’étaispas la seule à être en danger. C’est pour que l’on oublie tout qu’ils nous ont obligés àfermer.»

Je ne comprenais rien à son récit et ne comprends toujours pas ce que cet hommemeracontait,Daldry,maissavoixsisincèremeperdait.

« Tu étais une enfant studieuse, intelligente,même si tu ne parlais jamais. Impossibled’entendre le moindre son sortir de ta gorge. Cela désespérait ta maman. C’est à peineimaginablecequetuluiressembles.Entevoyanttoutàl’heuredansl’impasse,c’estellequej’aid’abordcrureconnaître,maisc’était impossiblebiensûr,c’était ilyasi longtemps.Ellet’accompagnait parfois, le matin, tellement heureuse que tu puisses étudier ici. Mon pèreétaitleseulàt’avoiracceptéedanssonécole,lesautresrefusaientàcausedetonobstinationàrestersilencieuse.»

J’aiharcelécethommedequestions,pourquoisuggérait-ilquemamèreavaitconnuunautredestinqueceluidemonpère,alorsque je lesavaisvusdisparaîtreensemblesous lesbombes?

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Ilm’aregardée,l’airdésolé,etm’adit:« Tu sais, ta nourrice a continué longtemps d’habiter sur les hauteurs d’Üsküdar, je la

rencontrais parfois en faisant mon marché, mais cela fait un moment que je ne l’ai pluscroisée.Elleestpeut-êtremortemaintenant.»

Jeluiaidemandédequellenourriceilparlait.«TunetesouvienspasnonplusdeMmeYilmaz?Pourtantqu’est-cequ’ellet’aimait…Tu

luidoisbeaucoup.»Cette impuissance à retrouver la mémoire de ces années passées à Istanbul me fait

enrageretcettefrustrationnefaitqu’empirerdepuisquej’aientendulesproposnébuleuxdecevieuxmaîtred’écolequim’appelleparunautreprénomquelemien.

Ilnousafaitvisitersamaisonetm’amontrélasalledeclasseoùj’étudiais.C’estdevenuunpetit salonde lecture. Il avoulusavoir ceque je faisaismaintenant, si j’étaismariée, sij’avaisdes enfants. Je lui ai parlédemonmétier et il n’a guère été étonnéque j’aie choisicettevoie,ajoutant:

« La plupart des enfants, lorsqu’on leur confie un objet, le porte à la bouche pour legoûter;toi,tulesentais,c’étaittafaçonbienparticulièredel’adopteroudelerejeter.»

Etpuisilnousaraccompagnésjusqu’àlagrilleauboutdel’impasse,etenfrôlantlegrandtilleulquiversesonombresur lamoitiéde lacour j’aiànouveauperçucesparfumset j’aidéfinitivementcomprisquecen’étaitpaslapremièrefoisquejemetrouvaisici.

Canmeditquej’aicertainementfréquentécetteécole,quelevieuxmaîtren’aplustoutesa mémoire et me confond avec une autre enfant, qu’il mélange ses souvenirs comme jemélange mes parfums. Il me dit qu’après m’être souvenue de certaines choses, d’autressouvenirsresurgirontpeut-être,qu’ilfautêtrepatientetfaireconfianceaudestin.Sicekonakn’avait pas brûlé, nous ne serions jamais passés devant les grilles de cette ancienne école.Mêmesi je saisqu’iln’ad’autre intentionquedevouloirm’apaiser,Cann’apas toutà faittort.

Daldry, tantdequestionssansréponsessebousculentdansmatête.Pourquoicemaîtrem’appelle-t-ilAnouche,quelleestcettebarbariequ’ilévoque?Mesparentssontrestésunisjusquedanslamort,alorspourquoilaisse-t-ilentendrelecontraire?Ilavaitl’airsisûrdeluietsitristedevantmonignorance.

Je vous demande pardon de vous écrire ces mots qui n’ont aucun sens, j’ai pourtantentenducesparolesaujourd’hui.

Demain,jeretourneraiàl’atelierdeCihangir;aprèstout,j’aiapprisl’essentiel.J’aivécuicideuxannéeset,pouruneraisonquej’ignore,mesparentsm’envoyaientàl’écoledel’autrecôté du Bosphore, dans une impasse perdue d’Üsküdar, accompagnée peut-être par unenourricequis’appelaitMmeYilmaz.

J’espère que de votre côté vous allez bien, que votre tableau progressant, votre plaisir

augmente face à votre chevalet. Pour vous aider, sachez que ma maison s’élève sur troisétages,quesesmursontlacouleurd’unerosepâleetquesesvoletssontblancs.

Jevousembrasse.

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AliceP-S:Pardonnez-moipourcetteconfusiondeprénoms,j’étaisdistraite.Antonestunvieil

amiàquij’écrisparfois.Puisquel’onparled’amis,est-cequelefilmquevousêtesallévoiravecCarolvousaplu?

ChèreAlice,(Bienqu’Anouchesoituntrèsjoliprénom.)Jecroiseneffetquecevieil instituteurvousaconfondueavecuneautrepetite fillequi

devaitfréquentercetteécole.Vousnedevriezplusvouslaissertourmenterpardeshistoiressurgiesdelamémoired’unhommequin’aplustoutesaraison.

L’heureusenouvelle,c’estquevousayezretrouvél’établissementoùvousétiezscolariséelorsdesdeuxannéesdevotreenfancepasséesàIstanbul.Vousavezdésormaislapreuvequevosparents,mêmeendestempsdifficiles,n’avaientpasnégligévosétudes.Quechercherdeplus?

Ayant réfléchi à vos questions restées sans réponses, je leur en ai trouvéd’une logiqueimplacable.Pendantlaguerreetdansleursituation(dois-jevousrappelerl’aideparticulièrequ’ils apportaient auxhabitantsdeBeyoğlu, cequin’était pas sansdanger), il est probableque vos parents aient préféré que vous passiez vos journées dans un autre quartier. Et,puisqu’ils travaillaient tousdeux à la faculté, il est aussi probablequ’ils aient eu recours àune nourrice. Voilà la raison pour laquelle M. Zemirli n’avait aucun souvenir de vous.Lorsqu’il venait chercher ses médicaments, vous étiez en classe ou confiée à cetteMme Yilmaz. Lemystère est résolu et vous pouvez retourner sereine à vos travaux qui, jel’espère,avancentàgrandspas.

Demoncôté,letableauprogresse,pasaussivitequejelesouhaiterais,maisjecroisqueje me débrouille assez bien. Enfin, c’est ce que je me dis chaque soir en quittant votreappartementetjepensetoutlecontraireenyrevenantlelendemain.Quevoulez-vous,c’estladurevied’unpeintre,illusionsetdésillusions,oncroitmaîtrisersonsujet,maiscesontcessatanéspinceauxquivousdominentetn’enfontqu’àleurtête.Quoiqu’ilsnesoientpaslesseulsdanscecas…

D’ailleurs,puisquevotrecorrespondancemelaisseentendrequeLondresvousmanquedemoinsenmoins,alorsqu’ilm’arrivesouventderepenseràcetexcellentrakiquejebuvaisàIstanbulenvotrecompagnie, jemeprendsàrêvercertainssoirsà l’idéed’undînerdans lerestaurantdeMamaCan;j’aimeraispouvoirunjourvousyrendrevisite,mêmesijesaislachoseimpossible,tantjetravaillecestemps-ci.

VotredévouéDaldry

P-S : Êtes-vous retournée pique-niquer sur l’île aux Princes, mérite-t-elle son nom, en

avez-vouscroisé?

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CherDaldry,Vousmereprocherezleretarddecettelettre,maisnem’enveuillezpas,j’aitravaillésans

relâchecestroisdernièressemaines.J’ai fait de grands progrès, et pas seulement en turc. Avec l’artisan de Cihangir, nous

approchonsdequelquechosedetangible.Pourlapremièrefoishier,nousavonsobtenuunaccord merveilleux. Le printemps y est pour beaucoup. Si vous saviez, mon cher Daldry,comme Istanbul a changédepuis l’arrivéedes beaux jours.Canm’a emmenée leweek-endderniervisiterlacampagnealentouretj’yairetrouvédessenteursinouïes.Lesenvironsdelavillesontdésormaiscouvertsderoses,lesvariétéssecomptentparcentaines.Lespêchersetlesabricotierssontenpleine floraison, lesarbresdeJudéesur lesrivagesduBosphoreontprisunecouleurpourpre.

Can me dit que bientôt viendra le tour des genêts, éclatants d’or, des géraniums, desbougainvilliers, des hortensias et de tant d’autres fleurs. J’ai découvert le paradis terrestredesparfumeurs,etjesuislapluschanceused’entreeuxd’yêtreinstallée.Vousm’interrogiezsur l’île aux Princes, elle est resplendissante sous sa végétation abondante, et la collined’Üsküdaroùj’habiten’estpasenreste.Àlafindemonservice,nousallonstrèssouventavecCangrignoterdanslespetitscafésblottisaucœurdesjardinscachésd’Istanbul.

Dansunmois,lorsquelachaleurseferaplusintense,nousironsàlaplagenousbaigner.Vousvoyez, jesuissiheureused’être làque j’endevienspresque impatiente.Leprintempsn’enestqu’àmi-course,etjeguettedéjàl’arrivéedel’été.

CherDaldry,jenesauraijamaiscommentvousremercierdem’avoirfaitconnaîtrecetteexistencequim’enivre.J’aimelesheurespasséesauprèsdel’artisandeCihangir,montravaildanslerestaurantdeMamaCanquiestdevenuepresqueuneparentepourmoitantellesemontre affectueuse, et la douceur des soirées d’Istanbul quand je rentre chezmoi est unemerveille.

J’aimeraistantquevousmerendiezvisite,neserait-cequ’unepetitesemaine,pourvousfairepartagertoutescesbeautésquejedécouvre.

Ilesttard,lavilles’endortenfin,jevaisfairedemême.Jevousembrasseetvousécriraidèsquepossible.Votreamie,

AliceP-S:DitesàCarolqu’ellememanque,jeseraisheureusederecevoirdesesnouvelles.

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13.

Alices’arrêtasurlechemindurestaurantpourpostersalettreàDaldry.Enentrantdans

la salle, elle entendit une vive altercation entreMamaCan et son neveu.Mais dès qu’elles’approchadel’office,MamaCansetutetfitlesgrosyeuxàCanpourqu’ilsetaiseaussi,cequin’échappanullementàAlice.

—Quesepasse-t-il?demanda-t-elleenenfilantsontablier.—Rien,protestaCandontleregarddisaittoutlecontraire.—Vousavezpourtantl’airbienfâchétouslesdeux,ditAlice.—Unetantedevraitavoirledroitdedisputersonneveusansquecelui-cilèvelesyeuxau

cieletluimanquederespect,réponditMamaCanenhaussantlavoix.Cansortitdurestaurantenclaquantlaporte,oubliantmêmedesaluerAlice.—Çaal’airsérieux,repritAliceens’approchantdesfourneauxoùlemarideMamaCan

s’affairait.Ilsetournaverselleunespatuleàlamainetluifitgoûtersonragoût.—C’estdélicieux,ditAlice.Lecuisinieressuyasesmainssursontablieretsedirigeasansdireunmotversl’appentis

pouryfumerunecigarette.Il jetaunregardexcédéàsafemmeavantdeclaquerlaporte,àsontour.

—Belleambiance,ditAlice.—Cesdeux-làsonttoujoursliguéscontremoi,râlaMamaCan.Lejouroùjeseraimorte,

lesclientsmesuivrontjusqu’aucimetièreplutôtquedesefaireservirparcesdeuxtêtesdemules.

—Sivousmedisiezcequisepasse,jepourraispeut-êtremerangerdevotrecôté,àdeuxcontredeux,lapartieseraitpluségale.

—Mon crétin de neveu est un trop bon professeur, et toi tu apprends trop vite notrelangue.Candevraitsemêlerdesesaffairesettudevraisfairepareil.Vadoncdanslasalleaulieuderesterplantéelà,tuvoisdesclientsdanscettecuisine?Non,alorsfile,ilsattendentd’êtreservis,etnet’avisepasdeclaquerlaporte!

Aliceneselefitpasrépéter,elleposasurlapremièreétagèrevenuelapiled’assiettesquele commis venait d’essuyer et se rendit, carnet enmain, vers la salle qui commençait à seremplir.

Laportedelacuisineàpeinerefermée,onentenditMamaCanhurleràsonmarid’écrasersacigaretteetderetournerillicoàsesfourneaux.

Lasoiréesepoursuivitsansautreheurt,mais,chaquefoisqu’Alicepassaitparlacuisine,elleconstataitqueMamaCanetsonmarines’adressaientpaslaparole.

Le lundi soir, le service d’Alice ne s’achevait jamais très tard, les derniers clientsdésertaientlerestaurantauxalentoursdevingt-troisheures.Elleterminaderangerlasalle,

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défitsontablier,salualemaricuisinierquimaugréaunvagueaurevoir,lecommis,etenfinMamaCanquilaregardasortird’undrôled’air.

Canl’attendaitdehors,assissurunmuret.—Maisoùétais-tupassé?Tut’essauvécommeunvoleur.Etqu’as-tudoncfaitàtatante

pour la mettre dans un état pareil ? Avec tes bêtises, nous avons tous passé une soiréeaffreuse,elleétaitd’unehumeurdechien.

—Matanteestbienplustêtuequ’unchien,nousnoussommesdisputés,voilàtout,çairamieuxdemain.

—Etjepeuxsavoirpourquoivousvousêtesdisputés?Aprèstout,c’estmoiquienaifaitlesfrais.

—Sijevousledis,elleseraencoreplusencolèreetleservicededemainpirequecesoir.—Pourquoi?demandaAlice.Celameconcerne?—Jenepeuxriendire.Bon,assezbavardé,jevousraccompagne,ilesttard.—Tusais,Can, jesuisunegrande filleet tun’espasobligédem’escorter tous lessoirs

jusque chezmoi.Enquelquesmois, j’ai eu le tempsd’apprendre l’itinéraire.Lamaisonoùj’habitenesetrouvejamaisqu’auboutdelarue.

—Cen’estpasbiendevousmoquerdemoi,jesuispayépourm’occuperdevous,jefaisjustemontravail,commevousaurestaurant.

—Commentça,tuespayé?—M.Daldrycontinuedem’envoyerunmandatchaquesemaine.AliceregardalonguementCanets’enallasansriendire.Canlarattrapa.—Jelefaisaussiparamitié.—Nemedispasquec’estparamitiépuisquetuespayé,dit-elleenaccélérantlepas.—Lesdeuxnesontpasincompatibles,etlesoirlesruesnesontpassisûresquevousle

pensez.Istanbulestunegrandeville.—MaisÜsküdarestunvillageoù tout lemondese connaît, tume l’as répété cent fois.

Maintenant,fiche-moilapaix,jeconnaismonchemin.—C’estbon,soupiraCan,j’écriraiàM.Daldryquejeneveuxplusdesonargent,çavous

vacommeça?—Cequimeseraitalléc’estquetum’aiesditbienplustôtqu’ilcontinuaitàtepayerpour

t’occuper de moi. Je lui avais pourtant écrit que je ne voulais plus de son aide, mais jeconstatequ’iln’enafaitqu’àsatête,unefoisencore,etçamemetencolère.

—Pourquoilefaitquequelqu’unvousaidevousmet-ilencolère?C’estabsurde.—Parcequejeneluiairiendemandé,etjen’aibesoindel’aidedepersonne.—C’estencoreplusabsurde,onatousbesoindequelqu’undanslavie,personnenepeut

accomplirdegrandeschosestoutseul.—Ehbien,moi,si!—Ehbien,vousnonplus!Vousréussiriezàmettreaupointvotreparfumsansl’aidede

l’artisandeCihangir ?Vous auriez trouvé son atelier si je ne vous y avais pas emmenée ?Vousauriezrencontréleconsul,etM.Zemirli,etlemaîtred’école?

—N’exagèrepas,lemaîtred’école,tun’yespourrien.

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—Etquiachoisideprendrelaruellequipassaitdevantchezlui?Qui?Alices’arrêtaetfitfaceàCan.— Tu es d’une mauvaise foi incroyable. D’accord, sans toi, je n’aurais rencontré ni le

consulniM.Zemirli,jenetravailleraispasdanslerestaurantdetatante,jen’habiteraispasàÜsküdaretj’auraisprobablementdéjàquittéIstanbul.C’estàtoiquejedoistoutcela,tuessatisfait?

—Etvousneseriezpasnonpluspasséedevantl’impasseoùsetrouvaitcetteécole!—Jet’aiprésentémesexcuses,nousn’allonspaspassertoutelasoiréelà-dessus.— Je n’ai pas dû bien saisir à quel moment vous vous êtes excusée. Et vous n’auriez

rencontréaucunedecespersonnes,nitrouvéunemploichezmatante,nioccupélachambrequ’ellevouslouesiM.Daldrynem’avaitpasembauché.Vouspourriezprolongervosexcusesetleremercier,luiaussi,aumoinsparlapensée.Jesuissûrqu’ellesluiparviendraientd’unefaçonoud’uneautre.

— Je le fais dans chaque lettre que je lui écris, « monsieur je donne des leçons demorale»,maispeut-êtrequetudiscelauniquementpourquejeneluiinterdisepas,dansmaprochainelettre,det’expédiertesmandats.

— Si, après tous les services que je vous ai rendus, vous voulez me faire perdre monemploi,c’estvousqueçaregarde.

—C’estbiencequejedisais,tuesd’unemauvaisefoiincroyable.—Etvous,aussitêtuequematante.— C’est bon, Can, j’ai eu mon compte de disputes pour la soirée, pour tout le mois

d’ailleurs.—Alorsallonsprendreunthé,etfaisonslapaix.Aliceselaissaguiderversuncafédontlaterrasse,encoretrèsfréquentée,occupaitlefond

d’uneimpasse.Canleurcommandadeuxrakis,Alicepréféraitlethéqu’illuiavaitpromis,maisleguide

nel’écoutapas.—M.Daldryn’avaitpaspeurdeboire,lui.—Parcequetutrouvescourageuxdesesoûler?—Jenesaispas,jenemesuisjamaisposélaquestion.— Et bien, tu devrais, l’ivresse est un abandon stupide. Maintenant que nous avons

trinqué au raki, pour te faireplaisir, tu vasmedire enquoi cettedispute avec ta tantemeconcernait.

Canhésitaàrépondre,maisl’insistanced’Aliceeutraisondesesdernièresréticences.—C’estàcausedetouscesgensquejevousai faitrencontrer.Leconsul,M.Zemirli, le

maîtred’école,mêmesipourcelui-làj’aipourtantjuréàmatantequejen’yétaispourrienetquenousétionspassésdevantsamaisonparhasard.

—Qu’est-cequ’elletereproche?—Dememêlerdecequinemeregardepas.—Enquoicelalacontrarie?—Elleditquelorsquel’ons’occupetropdelaviedesautres,mêmeencroyantbienfaire,

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onfinitparneleurapporterquedumalheur.—Ehbien,j’irairassurerMamaCandèsdemainetluiexpliqueraiquetunem’asapporté

quedubonheur.—Vousnepouvezpasdireunechosepareilleàmatante,ellesauraitquejevousaiparlé

etelleseraitfurieusecontremoi.D’autantquecen’estpastoutàfaitvrai.SijenevousavaispasprésentéM.Zemirli,vousn’auriezpasététristequandilestmort,etsijenevousavaispas amenée dans cette ruelle, vous ne vous seriez pas sentie désemparée devant ce vieilinstituteur.Jenevousavaisencorejamaisvuecommeça.

—Ilfautquetutedécidesunefoispourtoutes!Soitcesonttestalentsdeguidequenousontconduitsjusqu’àcetteécole,soitc’estunhasardettun’yespourrien.

—Disons que c’est un peudes deux, le hasard a fait brûler le konak, etmoi je vous aiconduitedanslaruelle,lehasardetmoiétionsassociésdanscetteaffaire.

Alicerepoussasonverrevide,Canleremplitaussitôt.—VoilàquimerappellemesbonnessoiréesavecM.Daldry.—Pourrais-tuoublierDaldrycinqminutes?—Non,jenecroispas,réponditCanaprèsréflexion.—Commentcettedisputeest-ellearrivée?—Parlacuisine.—Jenetedemandaispasoùelleavaitcommencé,maiscomment?—Ah,ça,jenepeuxpasledire,MamaCanm’afaitpromettre.—Ehbien,jetelibèredetapromesse.Unefemmepeutleverlapromessequ’unhommea

faiteàuneautrefemmeàconditionquecelles-cis’entendenttrèsbienetquecelanecauseaucunpréjudiceàl’uneouàl’autre.Tunelesavaispas?

—Vousvenezdel’inventer?—Àl’instant.—C’estbiencequejepensais.—Can,dis-moicommentvousenêtesarrivésàparlerdemoi.—Qu’est-cequeçapeutbienvousfaire?—Mets-toiàmaplace.Imaginequetunousaiessurpris,Daldryetmoi,entraindenous

disputeràtonsujet,tunevoudraispassavoirpourquoi?—Pasbesoin,non.J’imaginequeM.Daldrym’auraitencorecritiqué,quevousauriezpris

ma défense et qu’il vous l’aurait reproché une fois de plus. Ce n’est pas très sorcier, vousvoyez.

—Tumerendsdingue!—Etmoi,c’estmatantequimerenddingueàcausedevous,alorsnousvoilààégalité.—D’accord,donnant-donnant,jenedisrienàDaldrydansmaprochainelettreausujetde

tesmandats,ettoitum’avouescommentcettedisputeacommencé.—C’estduchantage,etvousm’obligezàtrahirMamaCan.—Etmoi,ennedisantrienàDaldry,jetrahismonindépendance,tuvois,noussommes

toujoursàégalité.CanregardaAliceetluiremplitdenouveausonverre.

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—Buvezd’abord,dit-ilsanslaquitterdesyeux.Alicevidaleverred’untraitetlereposabrutalementsurlatable.—Jet’écoute!—Jecroisquej’airetrouvéMmeYilmaz,déclaraCan.Et,devantleregardhébétéd’Alice,ilajouta:—Votrenourrice…jesaisoùellehabite.—Commentl’as-turetrouvée?— Can est toujours le meilleur guide d’Istanbul et cela est vrai sur les deux rives du

Bosphore. Voilà presque un mois que je pose des questions par-ci et par-là. J’ai sillonnétouteslesruesd’Üsküdaretj’aifinipartrouverquelqu’unquilaconnaissait.Jevousl’avaisdit,Üsküdar est un endroit où tout lemonde se connaît, ou, disons, un endroit où tout lemondeconnaîtquelqu’unquiconnaîtquelqu’un…Üsküdarestunpetitvillage.

—Quandpourrons-nousallerlavoir?demandaAlicefébrile.—Quandlemomentseravenu,etMamaCannedevrariensavoir!—Maisdequoisemêle-t-elle!Etpourquoinevoulait-ellepasquetum’enparles?—Parcequematanteadesthéoriessurtout.Elleaffirmequeleschosesdupassédoivent

resterdans lepassé,qu’iln’est jamaisbonde réveiller lesvieilleshistoires.Onnedoitpasexhumer ce que le temps a recouvert, elle prétend que je vous ferais du mal en vousconduisantchezMmeYilmaz.

—Maispourquoi?demandaAlice.—Ça,jen’ensaisrien,nousl’apprendronspeut-êtreenyallantquandmême.Maintenant,

j’aivotrepromessequevousserezpatienteetquevousattendrezsansriendirequej’organisecettevisite?

Alice promit et Can la supplia de le laisser la raccompagner chez elle, tant qu’il étaitencoreenétatdelefaire.Aveclenombredeverresderakiqu’ilavaitsifflésenluifaisantcetaveu,ilétaitplusqu’urgentdesemettreenroute.

*

Lelendemainsoir,enrentrantdel’atelierdeCihangir,Alicepassaàtoutevitessechezelle

sechangeravantdeprendresonserviceàdix-neufheures.Laviedans lerestaurantdeMamaCansemblaitavoirreprissoncoursnormal.Lemari

cuisinier s’affairait aux fourneaux, hurlant aussitôt qu’un plat était prêt, Mama Cansurveillaitlasalledepuislecomptoir-caisse,nelequittantquepourallersaluerleshabituésetdésignantd’unregardlestablesoùilfallaitplacerlesgensselonl’importancequ’elleleuraccordait.Aliceprenaitlescommandes,zigzaguaitentrelesclientsetlacuisine,etlecommisfaisaitdumieuxqu’ilpouvait.

Vers vingt et une heures, au moment du « coup de feu », Mama Can abandonna sontabouretensoupirantpourallerleurprêtermain-forte.

MamaCanobservait discrètementAlicequide son côté faisait biendes effortspournerienrévélerdusecretqueluiavaitconfiéCan.

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Lorsque le dernier client s’en fut allé,MamaCan ferma le verroude la porte, repoussaunechaiseets’installaàunetable,nequittantpasdesyeuxAlicequi,commeàchaquefindeservice, mettait le couvert du lendemain. Elle ôtait la nappe sur la table voisine de cellequ’occupaitMama Can, quand celle-ci lui confisqua le chiffon avec lequel elle astiquait leboisetluipritlamain.

—Va donc nous préparer un thé à lamenthe,ma chérie, et reviensme voir avec deuxverres.

L’idéede souffler unpeun’était pas pourdéplaire àAlice.Elle se rendit à la cuisine etreparut quelques instants plus tard.Mama Can ordonna au commis de fermer le volet dupasse-plat,Aliceposasonplateauets’assitenfaced’elle.

—Tuesheureuseici?demandalapatronneenleurservantlethé.—Oui,réponditAlice,perplexe.— Tu es courageuse, dit Mama Can, tout moi quand j’avais ton âge, le travail ne m’a

jamaisfaitpeur.C’estunedrôledesituationquandonypense,entrenotrefamilleettoi,tunetrouvespas?

—Quellesituation?demandaAlice.—Lajournéemonneveutravaillepourtoi,et,lesoir,toi,tutravaillespoursatante.C’est

presqueuneaffairedefamille.—Jen’yavaisjamaispenséainsi.—Tusais,monmarineparlepasbeaucoup,ilditquejeneluienlaissepasletemps,je

parlepourdeux,paraît-il.Maisilt’apprécieett’estime.—Jesuistrèstouchée,moiaussijevousaimetous.—Etlachambrequejeteloue,tut’yplais?—J’aimelecalmequiyrègne,lavueestmagnifiqueetj’ydorstrèsbien.—EtCan?—Pardon?—Tun’aspascomprismaquestion?—Canestunguideformidable,certainement lemeilleurd’Istanbul ;aufildes journées

quenousavonspasséesensemble,ilestdevenuunami.— Ma fille, ce ne sont plus des journées, mais des semaines dont tu parles, et ces

semainessontdevenuesdesmois.Tuasconsciencedutempsqu’ilpasseavectoi?—Qu’est-cequevousessayezdemedire,MamaCan?—Jetedemandejustedefaireattentionàlui.Tusais,lescoupsdefoudre,çan’existeque

dans les livres. Dans la vraie vie, les sentiments se construisent aussi lentement que l’onbattit samaison, pierre après pierre. Si tu imagines que jeme suis pâméed’amour devantmon cuisinier demari la première fois que je l’ai vu !Mais, après quarante années de viecommune,jel’aimedrôlement,cethomme.J’aiapprisàaimersesqualités,àm’accommoderdesesdéfautset,quandjemefâcheaveclui,commehiersoir,jem’isoleetjeréfléchis.

—Etvousréfléchissezàquoi?demandaAlice,amusée.—J’imagineunebalance;surunplateau,jeposecequimeplaîtchezluiet,surl’autre,ce

qui m’énerve. Et quand je regarde la balance, je la vois en équilibre, penchant toujours

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légèrement du bon côté. C’est parce que j’ai la chance d’avoir unmari sur lequel je peuxcompter.Canestunhommequiestbienplusintelligentquesononcle,et,àladifférencedecelui-ci,ilestplutôtbelhomme.

—MamaCan,jen’aijamaisvouluséduirevotreneveu.—Jelesaisbien,maisc’estdeluiquejeteparle.IlseraitprêtàretournertoutIstanbul

pourtoi,tunevoisdoncrien?—Jesuisdésolée,MamaCan,jen’avaisjamaispenséque…— Je le sais aussi, tu travailles tellement que tu n’as pas une minute pour penser.

Pourquoicrois-tuquejet’aieinterditdeveniriciledimanche?Pourquetatêtesereposeunjourparsemaineetquetoncœurtrouveuneraisondebattre.MaisjevoisbienqueCanneteplaît pas, tu devrais le laisser tranquille.Maintenant, tu connais bien le chemin pour allercheztonartisandeCihangir.Lesbeauxjourssontrevenus,tupourraist’yrendreseule.

—Jeluiparleraidèsdemain.—Cen’estpaslapeine,tun’asqu’àluidirequetun’asplusbesoindesesservices.S’ilest

vraimentlemeilleurguidedelaville,iltrouveratrèsvited’autresclients.AliceplongeasonregarddanslesyeuxdeMamaCan.—Vousnevoulezplusquejetravailleici?—Jenet’aipasditça,qu’est-cequetuvasimaginer?Jet’appréciebeaucoup,lesclients

aussi, et je suis ravie de te voir chaque soir ; si tu ne venais plus, je crois même que jem’ennuieraisde toi.Garde tonmétier, tachambreoù tudorssibienetoù lavueestbelle,occupetesjournéesàCihangirettoutirapourlemieux.

—Jecomprends,MamaCan,jevaisréfléchir.Aliceôtasontablier,lepliaetleposasurlatable.— Pourquoi vous êtes-vous fâchée avec votre mari hier soir ? demanda-t-elle en se

dirigeantverslaportedurestaurant.—Parcequejesuiscommetoi,machérie,j’ailecaractèrebientrempéetjeposetropde

questions.Àdemain!Filemaintenant,jerefermeraiderrièretoi.

*CanattendaitAlicesurunbanc.Àsonpassage,ilselevaetlafitsursauterenl’abordant.—Jenet’avaispasentendu.—Jesuisdésolé,jenevoulaispasvouseffrayer.Vousfaitesunedrôledetête,çanes’est

pasarrangéaurestaurant?—Si,toutestrentrédansl’ordre.— Avec Mama Can, les orages ne durent jamais très longtemps. Venez, je vous

raccompagne.—Ilfautquejeteparle,Can.— Moi aussi, avançons. J’ai des nouvelles pour vous et je préfère vous les dire en

marchant.Laraisonpour laquelle levieil instituteurnecroiseplusMmeYilmazaumarché,c’estqu’elleaquittéIstanbul.Elleestretournéefinirsaviedanscequiétaitjadissaville,elle

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habitemaintenantIzmitetj’aimêmesonadresse.—C’estloind’ici?Quandpourrons-nousallerlavoir?—C’estàenvironcentkilomètres,uneheuredetrain.Onpeutaussis’yrendreparlamer,

jen’aiencorerienorganisé.—Qu’attends-tu?—Jepréfèreêtrecertainquevousvoulezvraimentlarencontrer.—Évidemment,qu’est-cequit’enfaitdouter?—Jenesaispas,matanteapeut-êtreraisonquandelleditqu’iln’estpasbondedéterrer

les choses du passé. Si vous êtes heureuse aujourd’hui, à quoi ça sert ? Autant regarderdevantsoietpenseràl’avenir.

— Je n’ai rien à redouter du passé, et puis chacun de nous a besoin de connaître sonhistoire.Jemedemandesanscessepourquoimesparentsontoccultéunpandemavie.Àmaplace,tunevoudraispassavoir?

—Ets’ilsavaientdebonnesraisons,sic’étaitpourvousprotéger?—Meprotégerdequoi?—Demauvaissouvenirs?— J’avais cinq ans et je n’en garde aucun, et puis il n’y a rien de plus inquiétant que

l’ignorance.Sijeconnaissaislavérité,quellequ’ellesoit,jem’enferaisaumoinsuneraison.—J’imaginequecevoyageenbateaupourrentrerchezeuxadûêtreterribleetvotremère

devait bénir le ciel que vousne vous souveniezde riende tout cela.C’est probablement laraisondesonsilence.

— Je le suppose aussi, Can,mais ce n’est qu’une supposition, et pour te dire la vérité,j’aimerais tellement que l’on me parle d’eux, même pour me dire des choses anodines.Comment ma mère s’habillait, ce qu’elle me disait le matin avant que je parte à l’école,commentétaitnotreviedanscetappartementde lacitéRoumélie,cequenousfaisions lesdimanches…Ceseraitune façoncommeuneautrederenoueraveceux,neserait-ceque letemps d’une conversation. C’est si dur de faire son deuil quand on n’a pas pu se dire aurevoir…ilsmemanquentautantqu’auxpremiersjoursdeleurdisparition.

—Aulieud’alleràl’atelierdeCihangir,jevousconduiraidemainchezMmeYilmaz,maispasunmotàmatante,j’aivotreparole?demandaCan,aupieddelamaisond’Alice.

Elleleregardaattentivement.—Tuasquelqu’undanstavie,Can?—J’ai beaucoupde gensdansmavie,mademoiselleAlice.Des amis etune très grande

famille,presqueunpeutropnombreuseàmongoût.—Jevoulaisdirequelqu’unquetuaimes.— Si vous voulez savoir si une femme est dansmon cœur, je vous dirai que toutes les

jolies filles d’Üsküdar le visitent chaque jour. Ça ne coûte rien et ça n’offense personned’aimerensilence,n’est-cepas?Etvous,vousaimezquelqu’un?

—C’estmoiquit’aiposélaquestion.—Qu’est-cequema tanteestalléevous raconter?Elle inventeraitn’importequoipour

quej’arrêtedevousaiderdansvosrecherches.Elleestsiobstinéequandelleauneidéeen

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têtequ’elleauraitpuvous fairecroireque jecomptaisvousdemanderenmariage,mais, jevousrassure,jen’enavaispasl’intention.

AlicepritlamaindeCandanslasienne.—Jeteprometsquejenel’aipascrueuneseconde.—Nefaitespascela,soupiraCanenretirantsamain.—C’étaitjusteungested’amitié.— Peut-être, mais l’amitié n’est jamais innocente entre deux êtres qui ne sont pas du

mêmesexe.—Jenesuispasd’accordavectoi,maplusgrandeamitié, je lapartageavecunhomme,

nousnousconnaissonsdepuisl’adolescence.—Ilnevousmanquepas?—Si,biensûr,jeluiécrischaquesemaine.—Etilrépondàtoutesvoslettres?—Non,maisilaunebonneexcuse,jenelesluipostepas.CansouritàAliceets’enallaenmarchantàreculons.—Etvousnevousêtesjamaisdemandépourquoivousn’envoyiezjamaisceslettres?Je

croisqu’ilesttempsderentrer,ilesttard.

*CherDaldry,C’est le cœur endésordreque je rédige cette lettre. Je crois être arrivée au termede ce

voyageet,pourtant,sijevousécriscesoir,c’estpourvousannoncerquejenerentreraipas,toutdumoinspasavant longtemps.En lisant les lignesquivont suivre, vouscomprendrezpourquoi.

Hiermatin,j’airetrouvélanourricedemonenfance.Canm’aconduitechezMmeYilmaz.Ellehabiteunemaisonausommetd’uneruellepavéequin’étaitdansletempscouvertequedeterre.Ilfautquejevousdiseaussiqu’auboutdecetteruellesetrouveungrandescalier…

Commechaquejour, ilsavaientquittéÜsküdardebonmatin,maisainsiqueCanl’avait

promisàAlice,ilss’étaientrendusàlagared’Haydarpasa.Letrainavaitquittélequaiàneufheures trente. Le visage collé à la vitre du compartiment, Alice s’était demandé à quoiressembleraitsanourriceetsisonvisageréveilleraitdessouvenirs.ArrivésàIzmituneheureplustard,ilsavaientprisuntaxiquilesconduisitsurleshauteursd’unecolline,dansleplusvieuxquartierdelaville.

La maison deMme Yilmaz était bien plus âgée que sa propriétaire. Bâtie en bois, ellepenchaitétrangementdecôtéetsemblaitprêteàs’écrouleràtoutmoment.Leslambrisdelafaçaden’étaientplusretenusquepardevieuxclousétêtés,lesfenêtresrongéesparlesel,etles morsures de maints hivers s’accrochaient péniblement à leurs châssis. Alice et Canfrappèrentà laportedecettedemeuremoribonde.Lorsqueceluiqu’ellepritpour le filsdeMmeYilmaz la fitentrerdans lesalon,Alice futsaisiepar l’odeurderésinedubois fumant

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dans la cheminée, des livres anciens qui sentaient le lait caillé, d’un tapis qui sentait ladouceursèchedelaterre,d’unepairedevieillesbottesencuirquisentaientencorelapluie.

— Elle est en haut, dit l’homme en désignant l’étage, je ne lui ai rien dit, simplementqu’elleauraitdelavisite.

Et,gravissantl’escalierbringuebalant,Aliceperçutleparfumdelavandedescantonnières,l’odeurdel’huiledelinquilustraitlarambarde,desdrapsamidonnésquisentaientlafarine,et,danslachambredeMmeYilmaz,celledelanaphtalinequisentaitlasolitude.

MmeYilmazlisait,assisesursonlit.Ellefitglisserseslunettessurlapointedesonnezetregardacecouplequivenaitdefrapperàsaporte.

ElledévisageaAlicequis’approchait,retintsonsouffleavantdepousserunlongsoupir,etsesyeuxs’emplirentdelarmes.

Alice ne voyait sur ce lit qu’une vieille femme qui lui était étrangère jusqu’à ce queMmeYilmazlaprennedanssesbrasensanglotantetlaserrecontreelle…

…lenezplongédanssanuque,j’aireconnul’accordparfaitdemonenfance,retrouvéles

odeursdupassé,leparfumdesbaisersreçusavantd’alleraulit.J’aientendu,surgidecetteenfance, le bruissement des rideaux qui s’ouvraient le matin, la voix de ma nourrice mecriant :«Anouche, lève-toi, il yaunsi jolibateaudans la rade, il fautque tuviennesvoirça.»

J’airetrouvél’odeurdulaitchauddanslacuisine,revulespiedsd’unetableenmerisiersouslaquellej’aimaistantmecacher.J’aientendulesmarchesdel’escaliercraquersouslespasdemonpère,etj’airevusoudain,surundessinàl’encrenoire,deuxvisagesquej’avaisoubliés.

J’aieudeuxmèresetdeuxpères,Daldry,jen’enaiplusaucun.IlafalludutempspourqueMmeYilmazsècheses larmes,sesmainsmecaressaient les

joues et ses lèvres me couvraient de baisers. Elle murmurait mon prénom sans pouvoirs’arrêter :«Anouche,Anouche,ma toutepetiteAnouche,monsoleil, tues revenuevoir tavieillenourrice.»Et,àmontour,j’aipleuré,Daldry.J’aipleuré,detoutemonignorance,den’avoir jamaissuqueceuxquim’ontfaitnaîtrenem’ontpasvuegrandir,queceuxquej’aiaimésetquim’ontélevéem’avaientadoptéepourmesauverlavie.JenemeprénommepasAlice,mais Anouche, avant d’être une Anglaise, je suis une Arménienne etmon vrai nomn’estpasPendelbury.

Àcinqans, j’étaisuneenfantsilencieuse,unepetite fillequirefusaitdeparlersansquel’on sachepourquoi.Monuniversn’était faitqued’odeurs, elles étaientmon langage.Monpère, cordonnier,possédaitungrandatelieretdeuxcommerces, sur l’uneet l’autre riveduBosphore. Ilétait,m’aaffirméMmeYilmaz, leplusréputéd’Istanbuletonvenait levoirdetouslesfaubourgsdelaville.Monpères’occupaitdumagasindePéra,mamèregéraitceluide Kadıköy et, chaque matin, Mme Yilmaz me conduisait à l’école, au fond d’une petiteimpasse d’Üsküdar.Mes parents travaillaient beaucoup,mais le dimanchemon père nousemmenaittoujoursnouspromenerencalèche.

Au début de l’année 1914, un énième médecin avait suggéré à mes parents que mon

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mutisme n’était pas une fatalité, que certaines plantesmédicinales pourraient calmermesnuitstroubléespardeviolentscauchemarsetquelesommeilretrouvémedélieraitlalangue.Monpèreavaitpourclientunjeunepharmacienanglaisquiaidaitdesfamillesendifficulté.Chaquesemaine,MmeYilmazetmoinousrendionsrueIsklital.

Dèsque jevoyais la femmedecepharmacien,paraît-il, je criais sonprénomd’unevoixclaire.

Les potions deM. Pendelbury eurent des vertusmiraculeuses. Au bout de sixmois detraitement, jedormaiscommeunangeetretrouvaisdejourenjourlegoûtdelaparole.Lavieredevintheureuse,jusqu’au25avril1915.

Ce jour-là, à Istanbul, notables, intellectuels et journalistes, médecins, enseignants etcommerçants arméniens furent arrêtés au cours d’une rafle sanglante. La plupart deshommes furent exécutés sans jugement, et ceux qui avaient survécu furent déportés versAdanaetAlep.

En find’après-midi, la rumeurdesmassacresparvint jusqu’à l’atelierdemonpère.Desamisturcsétaientvenusleprévenirdemettresafamilleàl’abriauplusvite.OnaccusaitlesArméniensdecomploteraveclesRusses,ennemisdel’époque.Riendecelan’étaitvrai,maisla fureur nationaliste avait embrasé les esprits et, en dépit desmanifestations de bien desStambouliotes,lesassassinatss’étaientperpétrésdanslaplusgrandeimpunité.

Monpèreseprécipitapourvenirnousrejoindre,enchemin,ilcroisaunepatrouille.«Tonpèreétaitunhommebon,merépétaitMmeYilmaz,ilcouraitdanslanuitpourvenir

voussauver.C’estprèsduportqu’ilsl’ontattrapé.Tonpèreétaitaussilepluscourageuxdeshommes,lorsquelesfoussauvagesontfinileursalebesogneetl’ontlaissépourmort,ils’estrelevé.Endépitde sesblessures, il amarchéet trouvé lemoyende traverser ledétroit.Labarbarien’avaitpasencoregagnéKadıköy.

« Nous l’avons vu rentrer en sang au milieu de la nuit, le visage tuméfié, il étaitméconnaissable.Ilestallévousvoirdanslachambreoùvousdormiezetpuisilasuppliétamèredenepaspleurer,pournepasvousréveiller.Ilnousaréuniestamèreetmoidanslesalon et nous a expliqué ce qui se passait en ville, les meurtres qu’on y commettait, lesmaisonsqu’onbrûlait,lesfemmesqu’onmolestait.L’horreurdontleshommessontcapablesquandilsperdentleurhumanité.Ilnousaditqu’ilfallaitàtoutprixvousprotéger,quitterlaville sur-le-champ, atteler la carriole et fuir vers la province où les choses seraientcertainementpluscalmes.Tonpèrem’asuppliéedevoushébergerdansmafamille,ici,danscette maison d’Izmit où tu as passé quelques mois. Et, quand ta mère en larmes lui ademandé pourquoi il laissait entendre qu’il ne ferait pas partie du voyage, ton père lui arépondu, jem’ensouviensencore : “Jevaism’asseoirunpeu,maisseulementparceque jesuisfatigué.”

«Ilyavaitdelafiertéchezlui,decellequivoustientdroitcommeleferd’unelance,decellequivousobligeàvoustenirdebout,entoutescirconstances.

«Assissursachaise,ilafermélesyeux,tamèreagenouilléel’enlaçait.Ilaposéunemainsursajoue,luiasouri,etpuisilapousséunlongsoupir,satêtes’estinclinéedecôtéetiln’aplusriendit.Tonpèreestmortlesourireauxlèvres,enregardanttamère,commeil l’avait

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décidé.« Je me souviens, quand tes parents se disputaient, ton père me disait : “Vous savez,

madameYilmaz,elleestencolèreparcequenoustravaillonstrop,maisquandnousseronsvieux,jeluiachèteraiunebelledemeureàlacampagne,avecdesterresautouretelleseralaplusheureusedesfemmes.Etmoi,madameYilmaz,quandjemourraidanscettemaisonquiseralefruitdenosefforts,lejouroùjem’enirai,cesontlesyeuxdemafemmequejeveuxvoirautoutderniermoment.”

«Tonpèreme racontait cela enparlant très fortpourque tamère l’entende.Alors ellelaissaitpasserquelquesminuteset,quandilmettaitsonmanteau,ellevenaitàlaporteetelleluidisait:“D’abord,rienneditquetumequitteraslepremier,etmoilejouroùjemourrai,àcausedetessatanéescordonneriesquim’aurontépuisée,cesontdessemellesencuirquejeverraidansmondernierdélire.”

«Etpuistamèrel’embrassaitenluijurantqu’ilétaitlecordonnierleplusexigeantdelaville,maisqu’ellen’enauraitvouluaucunautrepourmari.

«Nous avons couché tonpère dans son lit, tamère l’a bordé, comme s’il dormait.Ellel’embrassaitet luichuchotaitdesmotsd’amourquineregardentqu’eux.Ellem’ademandéd’allervousréveilleretpuisnoussommespartispuisquetonpèrenousl’avaitordonné.

«Pendantque j’attelais la carriole, tamère finissaitdepréparerunevalise, elleyamisquelquesaffairesetcedessind’elleetdetonpèrequetuvois là,sur lacommode,entre lesdeuxfenêtresdemachambre.»

Daldry,j’aiavancéverslafenêtreetprislecadredansmesmains.Jen’aireconnuaucun

deleursvisages,maiscethommeetcettefemmequimesouriaientdansleuréternitéétaientmesvraisparents.

« Nous avons roulé une bonne partie de la nuit, a poursuivi Mme Yilmaz, et sommes

arrivésavantl’aubeàIzmit,oùmafamillevousaaccueillis.« Tamère était inconsolable. Elle passait la plupart de ses journées assise au pied du

grand tilleul que tu peux voir depuis la fenêtre. Quand elle allait mieux, elle t’emmenaitmarcher dans les champs, cueillir des bouquets de roses et de jasmin. En chemin tu nousrécitaistouteslesodeursqueturencontrais.

« On croyait être en paix, que la folie barbare avait été contenue, que les horreursqu’Istanbul avait connues étaient celles d’une seule nuit. Mais nous nous trompions. Lahainegangrenaittoutlepays.Aumoisdejuin,monjeuneneveuarrivaessoufflé,criantqu’onarrêtaitlesArméniensdanslesquartiersbasdelaville.Onlesregroupaitsansménagementaux alentours de la gare avant de les faire grimper dans des wagons à bestiaux, en lesmalmenantplusquelesanimauxquel’ondestineàl’abattoir.

«J’avaisunesœurquivivaitdansunegrandedemeuresurleBosphore,cettesotteétaitsibellequ’elle avait séduitun richenotable,unhommebien troppuissantpourque l’onoseentrerdanssamaisonsansyavoirétéconvié.Elleetsonmariavaientuncœurenoret ilsn’auraient jamais laisséquelqu’un,etpourquelqueraisonquecesoit, toucheràuncheveu

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d’unefemmeoudel’undesesenfants.Nousavonsréuniunconseildefamilleetdécidéque,dèslanuittombée,jevousyconduirais.Àdixheuresdusoir,monAnouche,jem’ensouvienscomme si c’était hier, nous avons pris la petite valise noire, et nous sommes partis dansl’obscuritédes ruellesd’Izmit.Duhautde l’escalierqui se trouveauboutdenotre rue, onpouvaitvoirdesfeuxs’éleverdansleciel.LesmaisonsdesArméniensbrûlaientprèsduport.Nousnoussommesfaufilés,évitantplusieursfoisdesrégimentssauvagesquidécimaientlacommunauté arménienne. Nous nous sommes cachés dans les ruines d’une vieille église.Commedesinnocents,nousavonscruquelepireétaitpassé,alorsnoussommessortis.Tamèretetenaitparlamainet,soudain,ilsnousontvus.»

MmeYilmaz s’est arrêtéedeparler, elle sanglotait, etmoi je la consolaisdansmesbras.

Elleaprissonmouchoir,s’estessuyélevisageetelleacontinuésonpéniblerécit.« Il faut que tu me pardonnes, Anouche, plus de trente-cinq années ont passé, et je

n’arrivetoujourspasàenparlersanspleurer.Tamères’estagenouilléedevanttoi,ellet’aditquetuétaissavie,sapetitemerveille,qu’ilfallaitquetusurvivesàtoutprix,que,quoiqu’illuiarrive,elleveilleraittoujourssurtoi,etquetuseraistoujoursdanssoncœur,oùquetusois. Elle t’a dit qu’elle devait te laisser, mais qu’elle ne te quitterait jamais. Elle s’estapprochéedemoi, aglissé tamaindans lamienne, etnousapousséesdans l’ombred’uneporte cochère. Elle nous a tous embrassés et m’a suppliée de vous protéger. Puis elle estpartieseuledans lanuit,au-devantde lacolonnedesbarbares.Pourqu’ilsneviennentpasversnous,pourqu’ilsnenousvoientpas,c’estellequiestalléeverseux.

«Quandilsl’ontemmenée,jevousaifaitdescendrelacollineàtraversdessentiersquejeconnaisdepuistoujours.Moncousinnousattendaitdansunecrique,sursabarquedepêcheamarrée au ponton.Nous avons pris lamer et, bien avant que le jour se lève, nous avonsaccosté.Onamarchéencore,etenfinnoussommesarrivésdanslamaisondemasœur.»

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J’aidemandéàMmeYilmazcequ’ilétaitadvenudemamère.«Nousn’avonsjamaisriensudeprécis,m’a-t-ellerépondu.Rienqu’àIzmit,quatremille

Arméniens furent déportés, et dans tout l’Empire, au cours de ce tragique été, on lesassassinaparcentainesdemilliers.Aujourd’huipluspersonnen’enparle, tout lemondesetait.Ilssontsipeunombreux,ceuxquiontsurvécuetquionttrouvélaforcedetémoigner.On n’a pas voulu les écouter. Il faut beaucoup d’humilité et de courage pour demanderpardon.Onaparlédedéplacementsdepopulation,maisc’étaitbienautrechose,crois-moi.J’ai entendu murmurer que des colonnes de femmes, d’hommes et d’enfants, longues deplusieurskilomètres, ont traversé lepays vers le sud.Ceuxque l’onn’avaitpas embarquésdansdeswagonsàbestiauxlongeaientlesrailsàpied,sanseau,sansnourriture.Onachevaitdanslefosséd’uneballedanslatêteceuxquinepouvaientplusavancer.Lesautresontétéemmenésaumilieududésertetonlesalaissésmourird’épuisement,desoifetdefaim.

«Lorsque je tegardaischezmasœurpendantcetété-là, j’ignorais toutcela,mêmesi jeredoutaislepire.J’avaisvupartirtamèreetjedevinaisqu’ellenereviendraitpas.J’aieupeurpourtoi.

«Au lendemaindecette tragédie, tuasrejoint tonmondesilencieux, tunevoulaisplusparler.

«Unmois plus tard, alors quema sœur et sonmari s’étaient assurés qu’Istanbul étaitredevenue calme, je t’ai accompagnée chez le pharmacien de la rue Isklital. Lorsque tu asrevusafemme,tuassouriànouveau,tuluiasouvertlesbrasettuascouruverselle.Jeleurairacontécequivousétaitarrivé.

« Il fautque tume comprennes,Anouche, c’étaitun choix terrible à faire, c’estpour teprotégerquej’aiaccepté.

«La femmedupharmacienavaitunegrandeaffectionpour toiet tu le luirendaisbien.Avec elle, tu acceptaisdeprononcerquelquesmots.De temps en temps, elleme rejoignaitdans les jardins de Taksim où je t’emmenais jouer, elle te faisait sentir des feuilles, desherbes et des fleurs et t’apprenait à dire leurs noms ; avec elle, tu revivais. Un soir où jevenaischerchertesremèdes,lepharmacienm’aannoncéqu’ilsallaientbientôtrepartirdansleurpays,etilm’aproposédet’emmeneraveceux.Ilm’apromisque,là-bas,enAngleterre,tunecraindraisplusjamaisrien,qu’ilst’offriraientlaviequesafemmeetluiavaientrêvédedonneràl’enfantqu’ilsnepouvaientavoir.Ilsm’ontassuréqu’auprèsd’euxtuneseraisplusuneorpheline,quetunemanqueraisjamaisderien,etsurtoutnid’amournidetendresse.

« Te laisser partir était un déchirement, mais je n’étais qu’une nourrice, ma sœur nepouvaitvousgarderpluslongtempsetjen’avaispaslesmoyensdevousélevertouslesdeux.Tuétaislaplusfragileetluiétaittropjeunepouruntelvoyage,alorsc’esttoimachériequej’aivoulusauver.»

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CherDaldry, à la finde ce récit, j’imaginais avoir versé toutesmes larmes, et pourtant,croyez-moi,ilm’enrestaitencore.

J’ai demandé àMme Yilmaz pourquoi elle disait tout le temps « vous » et de qui elleparlaitenmedisantque,desdeux,j’étaislaplusfragile.

Elleaprismonvisageentresesmainsetm’ademandépardon.Pardondem’avoirséparéedemonfrère.

Cinq ans après mon arrivée à Londres avec ma nouvelle famille, l’armée de notre roi

occupaIzmitdansl’Empirevaincu,quelleironie,n’est-cepas?Aucoursde l’année 1923,alorsque la révolutiongrondait, lebeau-frèredeMme Yilmaz

perditsesprivilègeset,peudetempsaprès,lavie.Sa sœur, comme beaucoup d’autres, a fui l’Empire défait alors que naissait la nouvelle

république.ElleimmigraenAngleterre,ets’installa,avecquelquesbijouxpourseulefortune,auborddelamer,danslarégiondeBrighton.

Lavoyanteavaitraisonentouspoints.JesuisbiennéeàIstanbul,etnonàHolborn.J’ai

rencontréuneàunelespersonnesquidevaientmeconduirejusqu’àl’hommequicompteraitleplusdansmavie.

Jevaispartiràsarecherchepuisquejesaisdésormaisqu’ilexiste.Quelquepart,j’aiunfrèreetils’appelleRafael.Jevousembrasse.

Alice

*AlicepassalajournéeencompagniedeMmeYilmaz.Elle l’aidaàdescendre l’escalieret,aprèsundéjeunersous la tonnelleencompagniede

Can et du neveu deMme Yilmaz, elles allèrent toutes les deux s’asseoir au pied du grandtilleul.

Cet après-midi-là, sanourrice lui racontadeshistoiresd’unpasséoù lepèred’Anoucheétaituncordonnierd’Istanbuletsamèreunefemmeheureused’avoirdeuxbeauxenfants.

Lorsqu’ellesseséparèrent,Alicepromitderevenirlavoir,souvent.ElledemandaàCanderentrerparlamer;alorsquelebateauquilesramenaitàIstanbul

accostait,elleregardatouslesyalisdelabergeetsentitl’émotionlagagner.

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Lesoirquisuivit,elleredescenditaumilieudelanuitpostersalettreàDaldry.Illareçut

unesemaineplustardetneconfiajamaisàAlicequeluiaussi,enlalisant,avaitpleuré.

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14.

DeretouràIstanbul,Alicen’eutplusqu’uneidéeentête,retrouversonfrère.MmeYilmaz

luiavaitconfiéqu’ils’enétaitallé,lejourdesesdix-septans,tentersachanceàIstanbul.Ilvenait lui rendrevisiteune foisparanet lui écrivaitde tempsàautreunecartepostale. Ilétaitdevenupêcheuretpassaitlaplupartdesavieenmeràborddegrandsthoniers.

Durant l’été, tous lesdimanches,Alicearpenta lesports le longduBosphore.Dèsqu’unbateau de pêche accostait, elle se précipitait sur le quai et demandait aux marins quidescendaients’ilsconnaissaientuncertainRafaelKachadorian.

Juillet,aoûtetseptembrepassèrent.Un dimanche, profitant de la douceur d’une soirée d’automne, Can invita Alice à dîner

danslepetitrestaurantqueDaldryavaittantaimé.Encettesaison,lestabless’étendaiententerrasse,lelongdelajetée.

Aumilieude leurdiscussion,Cans’arrêta soudaindeparler. Ilprit lamaind’Aliceavecuneinfinietendresse.

— Il y a un point sur lequel j’avais tort, et un autre sur lequel j’ai toujours eu raison,reprit-il.

—Jet’écoute,ditAlice,amusée.—Jem’étaistrompé,l’amitiéentreunhommeetunefemmepeutvraimentexister,vous

êtesdevenuemonamie,AliceAnouchePendelbury.—Etsurquelpointas-tutoujourseuraison?demandaAlice,lesourireauxlèvres.— Je suis réellement lemeilleur guide d’Istanbul, répondit Can dans un grand éclat de

rire.—Jen’enai jamaisdouté ! s’exclamaAlicealorsque le fouriredeCan lagagnait,mais

pourquoimedis-tucelamaintenant?—Parcequesivousavezunsosiemasculin,ilestassisàdeuxtablesderrièrevous.Alicecessaderire,seretournaetretintsonsouffle.Danssondos,unhommeunpeuplusjeunequ’elledînaitencompagnied’unefemme.Alice repoussa sa chaise et se leva. Les quelques mètres à parcourir lui semblaient

interminables. Lorsqu’elle arriva devant lui, elle s’excusa d’interrompre sa conversation etdemandas’ilseprénommaitRafael.

Lestraitsdel’hommesefigèrentquandildécouvritdanslapâlelumièredeslampionslevisagedel’étrangèrequivenaitdeluiposercettequestion.

Ilselevaetsonregardplongeadanslesyeuxd’Alice.— Je crois que je suis votre sœur, dit-elle, d’une voix fragile. Je suis Anouche, je t’ai

cherchépartout.

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15.

—Jemesensbiendanstamaison,ditAliceenavançantverslafenêtre.— Elle est toute petite, mais, de mon lit, je vois le Bosphore, et puis je n’y suis pas

souvent.—Tuvois,Rafael, jenecroyaispasà ladestinée,auxpetitssignesdelaviecensésnous

guider vers les chemins à prendre. Je ne croyais pas aux histoires des diseuses de bonneaventure,auxcartesquivousprédisentl’avenir,jenecroyaispasàlafélicitéetencoremoinsquejeterencontreraisunjour.

RafaelselevaetrejoignitAlice.Uncargos’engageaitdansledétroit.—TupensesquetavoyantedeBrightonpourraitêtrelasœurdeYaya?—Yaya?—C’est ainsi que tu appelaisnotrenourrice quand tu étais petite, tu étais incapablede

prononcercorrectementsonnom.Pourmoi,elleatoujoursétéYaya.Ellem’aditqu’unefoispartie en Angleterre, sa sœur ne lui a plus jamais donné signe de vie. Elle avait fui, et jesuppose que, quelque part, Yaya avait honte de cela. Le monde serait drôlement petit, sic’étaitvraimentelle.

—Ilfallaitbienqu’illesoitpourquejeteretrouve.—Pourquoimeregardes-tucommeça?—Parcequejepourraisteregarderdesheuresentières.Jemecroyaisseuleaumondeet

jet’ai.—Etmaintenant,quecomptes-tufaire?—M’installerdéfinitivement ici.J’aiunmétier,unepassionquimepermettrapeut-être

unjourdequitterlerestaurantdeMamaCanetdem’offrirunlogementunpeuplusgrand,etpuisjeveuxrenoueravecmesorigines,rattraperletempsperdu,apprendreàteconnaître.

—Jesuissouventenmer,maisjecroisquejeseraisheureuxqueturestes.—Ettoi,Rafael,tun’asjamaiseuenviedequitterlaTurquie?—Pouralleroù?C’estleplusbeaupaysdumonde,etc’estlemien.—Etpourlamortdenosparents,tuaspardonné?—Il fallaitpardonner, tousn’étaientpascomplices.PenseàYaya,à sa famillequinous

ontsauvés.Ceuxquim’ontélevéétaientturcsetm’ontappris latolérance.Lecouraged’unjusterépondàl’inhumanitédemillecoupables.RegardeparcettefenêtrecommeIstanbulestbelle.

—Tun’asjamaiseuenviedemechercher?—Quand j’étais enfant, j’ignorais tonexistence.Yayanem’aparléde toique le jourde

messeizeans,etencore,àcaused’uneindiscrétiondesonneveu.Ellem’aavouéce jour-làquej’avaiseuunesœuraînée,ellenesavaitmêmepassituétaisencoreenvie.Ellem’aparlé

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duchoixqu’elleavaitdûfaire.Ellenepouvaitpasnousélevertouslesdeux.Neluienveuxpasdem’avoirchoisi,lesortd’unefilleàcetteépoqueétaittrèsincertain,alorsqu’ungarçonreprésentaitunepromessepourlesvieuxjoursdequil’élevait.Deuxfoisparan,jeluienvoieunpeud’argent.Cen’estpasparcequ’ellet’aimaitmoinsqu’ellet’aabandonnée,maisparcequec’étaitlaseulechoseàfaire.

— Je sais, dit Alice en regardant son frère, elle m’a même avoué qu’elle avait unepréférencepourtoietqu’illuiétaitimpossibledetelaisserpartirloind’elle.

—Yayat’avraimentditcela?—Jetelepromets.—Cen’estpastrèsgentilpourtoi,maisjeseraismalhonnêtesijenetedisaispasquecela

mefaitquandmêmeplaisir.—À la findumois, j’auraiassezd’argentpourmerendreàLondres.Jen’y resteraique

quelquesjours,letempsd’empaquetermesaffaires,delesexpédier,dedireaurevoiràmesamisetdedonnerpourdebonlesclésdemonappartementàmonvoisinquienseraravi.

—Tupourraisaussienprofiterpourleremercier,nousluidevonsd’êtreréunis.—C’estundrôledebonhomme,tusais,et leplusétrangec’estqu’iln’a jamaisdouté.Il

n’imaginaitpasunesecondequecethommequejerencontreraisauboutdecevoyageseraitmonfrère,maisilsavaitquetuexistais.

—Ilcroyaitplusàlavoyancequetoi.—Situveuxmonavis,ilespéraitsurtoutpouvoirinstallersonchevaletsousmaverrière.

Jereconnaisnéanmoinsquejeluidoisbeaucoup.JeluiécriraicesoirpourluiannoncermonpassageàLondres.

*

ChèreAlice-Anouche,Vosprécédentes lettresmebouleversaient, celle que je reçois ce soirme touche encore

plus.Ainsi, vous avez décidé de poursuivre votre vie à Istanbul. Dieu que ma voisine me

manquera,maisdevoussavoirheureusemedonneuneraisondel’êtreaussi.Vous arriverez donc à Londres à la fin du mois pour n’y passer que quelques jours.

J’auraistantaimévousrevoir,maislavieenadécidéautrement.Je me suis engagé à partir en vacances cette semaine-là avec une amie et il m’est

impossibledemodifiercesprojets.Elleadéjàadressésademandedecongésetvoussavezcommeilestdifficiledechangerleschosesétabliesdanscefichupaysquiestlenôtre.

Jen’arrivepasàmerésoudreàl’idéequenousallonsnouscroiser.Vousauriezdûresterplus longtemps,mais je comprendsquede votre côté vousayez égalementdesobligations.VotreMamaCanadéjàétéfortaimabledevousaccorderquelquesjoursdecongé.

J’ai fait le nécessaire et enlevé de votre appartement mon chevalet, mes peintures etpinceauxpourquevousvousysentiezchezvous.Vousletrouverezdansunétatparfait.J’aiprofitédevotreabsencepourfaireréparerlechâssisdelaverrièrequilaissaitentrerl’hiver,

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tantilétaitenmauvaisétat.Sinousavionsdûattendrequeceradindepropriétaireenassurel’entretien, vous auriez fini par mourir de froid. Qu’importe maintenant, quand viendradécembre,vousvivrezsousdeslatitudesplusclémentesquecellesdusuddel’Angleterre.

Alice,vousmeremerciezencoredecequej’aifaitpourvous,sachezbienquevousm’avezoffert le plus beau voyage qu’un homme rêverait de faire. Les semaines que nous avonspasséesensembleà Istanbulme laisseront lesplus jolis souvenirsdemavie, etquellequesoitladistancequinoussépareradésormais,vousresterezàtoutjamaisdansmoncœurunefidèle amie. J’espère venir vous voir un jour dans cette merveilleuse ville et que voustrouverezletempsdemefairedécouvrirvotrenouvellevie.

MachèreAlice,mafidèlecompagnedevoyage,j’espèreaussiquenotrecorrespondancesepoursuivra,mêmesijedevinequ’elleseramoinsrégulière.

Vousmemanquerez,maisjevousl’aidéjàécrit.Jevousembrasse,puisquecelaseditentreamis.Votredévoué

DaldryP-S:C’estdrôle,alorsquelefacteur(nousnoussommesréconciliésaupub)meremettait

votredernièrelettre,j’achevaisjustementmontableau.Jepensaisvousl’expédier,maisc’estidiot,ilvoussuffiradésormaisd’ouvrirvosfenêtrespourvoir,enbienplusbeau,cequej’aipeintpendanttousceslongsmoisenvotreabsence.

*

Alice referma la porte de sa chambre. Elle remonta la rue une grande valise dans une

main,unepetitedansl’autre.Lorsqu’elleentradanslerestaurant,MamaCan,sonmarietlemeilleur guide d’Istanbul l’attendaient.MamaCan se leva, la prit par lamain et l’entraînaversunetableoùcinqcouvertsétaientdressés.

— Aujourd’hui, c’est toi qui as les honneurs de la maison, dit-elle, j’ai pris un extrapendanttonabsence,etseulementpendanttonabsence!Assieds-toi, tudoismangeravantdefairecelongvoyage.Tonfrèrenevientpas?

— Son bateau devait accoster ce matin, j’espère qu’il arrivera à temps, il a promis dem’accompagneràl’aéroport.

—Maisc’estmoiquivousyconduis!protestaCan.—Ilaunevoituremaintenant,tunepeuxpasluirefusercela,ilseraitterriblementvexé,

ditMamaCanenregardantsonneveu.—Presqueneuve !Ellen’a connuquedeuxpropriétairesavantmoi,dontunAméricain

trèsméticuleux. J’ai renoncé auxmandats deM.Daldry et, depuis que je ne travaille pluspour vous, j’ai été embauché par plusieurs autres clients qui me paient royalement. Lemeilleurguided’Istanbulsedevaitdepouvoirconduiresesclientspartoutenvilleetmêmeau-delà.Lasemainedernière, j’aiemmenéuncouplevisiter le fortdeRumeliauborddelamerNoireetnousn’avonsmisquedeuxheurespouryaller.

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Aliceguettaitparlavitrinel’arrivéedeRafael,mais,lerepasachevé,iln’étaittoujourspaslà.

—Tusais,ditMamaCan,c’estlamerquicommande,etsilapêcheesttrèsbonneoutrèsmauvaise,ilsnerentrerontpeut-êtrequedemain.

—Jesais,soupiraAlice.Detoutefaçon,jereviendraibientôt.—Ilfautyaller,ditCan,sinonvousallezraterl’avion.MamaCan embrassaAlice et la raccompagna jusqu’à la belle voiture deCan. Sonmari

déposalesdeuxvalisesdanslecoffre.Canluiouvritlaportièrepassager.—Tumelaisseslevolant?dit-elle.—Vousplaisantez?—J’aiapprisàconduire,tusais.—Pascelle-là!ditCanenpoussantAliceàl’intérieur.Ilfittournerlaclédecontactetécoutaavecfiertélemoteurronronner.Aliceentenditcrier:«Anouche»,ellesortitdelavoiture,sonfrèrecouraitverselle.—Jesais,dit-ilens’installantsurlabanquettearrière,jesuistrèsenretard,maiscen’est

pasdemafaute,nousavonsaccrochéunfilet.Jesuisvenuduportaussivitequepossible.Canfitpatinerl’embrayage,etlaFords’engageadanslesruellesd’Üsküdar.Uneheureplustard,ilsarrivèrentàl’aéroportAtatürk.Devantleterminal,Cansouhaita

bonvoyageàAliceetlalaissaencompagniedesonfrère.Aliceseprésentaaucomptoirdelacompagnieaérienne,elleenregistraunbagageetgarda

l’autreàlamain.L’hôtesse lui indiqua qu’elle devait se rendre sur-le-champ au contrôle des passeports,

elleétaitladernièrepassagèreàembarquer,onn’attendaitplusqu’elle.—Pendantque j’étaisenmer, luiditRafael en l’accompagnantà laporte, j’aibeaucoup

réfléchiàcettehistoiredevoyante.JenesaispassielleestounonlasœurdeYaya,mais,situenas le temps,ceserait intéressantque turetournes lavoir,parcequ’elles’est trompéesurunpointimportant.

—Dequoiparles-tu?demandaAlice.—Pendantquetul’écoutais,cettevoyantet’abienditquel’hommequicompteraitleplus

danstavievenaitdepasserdanstondos,n’est-cepas?—Oui,réponditAlice,cesontsesmots.—Alors,machèresœur,jesuisdésolédetedirequecethomme,cenepeutêtremoi.Je

n’aijamaisquittélaTurquieetjen’étaispasàBrightonle23décembredernier.Aliceregardapendantquelquesinstantssonfrère.—Tupensesàquelqu’und’autrequiauraitpusetrouverderrièretoicesoir-là?demanda

Rafael.—Peut-être,réponditAliceenserrantsavalisecontreelle.—Jeterappellequetuvaspasserladouane,qu’est-cequetucachesdanscetétuiquetu

gardesavectoisiprécieusement?—Unetrompette.—Unetrompette?

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—Oui,une trompette,etpeut-êtreaussi la réponseà laquestionque tum’asposée, luidit-elleensouriant.

Aliceembrassasonfrèreetluichuchotaàl’oreille:—Sijetardeunpeu,nem’enveuxpas,jeteprometsquejereviendrai.

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16.

Londres,mercredi31octobre1951

Le taxi se rangea en bas de lamaison victorienne.Alice récupéra ses bagages etmonta

l’escalier. Le palier du dernier étage était silencieux, elle regarda la porte de son voisin etrentrachezelle.

L’appartementsentait leboisciré.L’atelierétait telqu’elle l’avait laissé ;sur letabouretprèsdulit,elledécouvrittroistulipesblanchesdansunvase.

Elleôtasonmanteauetallas’asseoiràsatabledetravail.ElleeffleuraleplateauenboisetregardalecielgrisdeLondrespar-delàlaverrière.

Puiselle retournaprèsdu lit,ouvrit l’étuioùelleavaitmisà l’abriune trompetteetunflacondeparfumsoigneusementempaquetéqu’elleposadevantelle.

Elle n’avait rien avalé depuis le matin, et il était encore temps d’aller faire quelquescourseschezl’épicierauboutdelarue.

Il pleuvait, elle n’avait pas de parapluie, mais l’imperméable de Daldry pendait auportemanteau.Alicelepassasursesépaulesetressortit.

L’épicierfutravidelarevoir,celafaisaitdesmoisqu’ellenevenaitplusfairesescourseschezluietils’enétaitétonné.Remplissantsonpanier,Aliceluiracontaqu’elleavaitfaitunlongvoyageetqu’ellerepartaitbientôt.

Au moment où l’épicier lui présenta la note, elle fouilla les poches de l’imperméable,oubliantquecen’étaitpaslesien,ettrouvauntrousseaudeclésdansl’une,unmorceaudepapierdansl’autre.Ellesouritenreconnaissantleticketd’entréequeDaldryavaitachetélesoir où il l’avait conduite à la fête foraine de Brighton. Alors qu’Alice cherchait dans sonporte-monnaiedequoipayer l’épicier, lepapier glissa et atterrit sur le sol.Elle repartit lesbraschargés;elleavait,commed’habitude,achetébeaucouptropdechoses.

Deretourchezelle,Alicerangeasescourseset,regardantsonréveil,vitqu’ilétaitgrandtemps de se préparer. Ce soir, elle allait rendre visite à Anton. Elle referma l’étui de latrompetteetréfléchitàlarobequ’elleporterait.

Pendantqu’ellesemaquillaitdevantlepetitmiroirdel’entrée,Alicefutprised’undoute,undétaillatracassait.

—Lesguichetsétaientferméscesoir-là,l’entréeétaitgratuite,laissa-t-elleéchapper.Elle referma son tube de rouge à lèvres, se précipita vers l’imperméable, en fouilla à

nouveaulespoches,maisnetrouvaqueletrousseaudeclés.Elledévalal’escalieretsemitàcourirjusqu’àl’épicerie.

—Toutàl’heure,dit-elleàl’épicierenpoussantsaporte,j’ailaissétomberunpapierpar

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terre,est-cequevousl’avezvu?L’épicierluifitremarquerquesonétablissementétaitimpeccablementtenu;sielleavait

jetéunpapierparterre,ilsetrouvaitprobablementdéjàdanslacorbeille.—Oùestcettecorbeille?demandaAlice.—Jeviensdelaviderdanslapoubelle,commeilsedoit,mademoiselle,etlapoubellese

trouvedanslacour,maisvousn’avezquandmêmepasl’intention…L’épiciern’eutpasletempsdeterminersaphrase,Aliceavaitdéjàtraversésonmagasinet

ouvertlaportequidonnaitsurlacour.Affolé,illarejoignitetlevalesbrasaucielenvoyantsacliente,agenouillée,triantlesdéchets,aumilieududésordrequ’elleavaitprovoqué.

Il s’accroupit à ses côtés et luidemandaàquoi ressemblait ce siprécieux trésorqu’ellecherchait.

—C’estunticket,dit-elle.—Deloterie,j’espère?—Non,justeunvieuxticketd’entréeauPierdeBrighton.—Jesupposequ’ilaunegrandevaleursentimentale?—Peut-être,réponditAliceenrepoussantduboutdesdoigtsunepelured’orange.—Seulementpeut-être?s’exclamal’épicier,etvousnepouviezpasvousenassureravant

derenversermapoubelle?Aliceneréponditpasàlaquestiondel’épicier,dumoinspastoutdesuite.Sonregardse

fixasurunboutdepapier.Elle le prit, le déplia et, découvrant la date qui figurait sur le ticket d’entréeduPier de

Brighton,ditàl’épicier:—Oui,ilauneimmensevaleursentimentale.

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17.

Daldrymontaitlesescaliersàpasdeloup.Enarrivantdevantsaporte,iltrouvaunflacon

de verre et une petite enveloppe sur son paillasson. Sur l’étiquette du flacon était inscritIstanbuletsurlacartejointe:«Moi,aumoins,j’aitenumapromesse…»

Daldryôtalebouchon,fermalesyeuxetrespiraleparfum.Lanotedetêteétaitparfaite.Les yeux clos,Daldry fut transporté sous la frondaisondes arbres de Judée qui bordent leBosphore. Il eut l’impression de remonter les ruelles escarpées de Cihangir, d’entendre lavoixclaired’Alicequandellel’appelaitparcequ’ilnegrimpaitpasassezvite.Ilsentitl’odeursuaved’unaccordde terre,de fleuretdepoussière,de l’eau fraîchequi coule sur lapierreusée des fontaines. Il entendit les cris d’enfants dans les cours ombragées, la corne desvapeurs,lecrissementdestramwaysdanslarueIsklital.

—Vousavez réussi, vousavezgagnévotrepari,machère, soupiraDaldryenouvrant laportedesonappartement.

Il alluma la lumière et sursauta en découvrant sa voisine de palier, assise dans sonfauteuil,aumilieudusalon.

—Quefaites-vouslà?demanda-t-ilenposantsonparapluie.—Etvous?—Ehbien,ditDaldryd’unetoutepetitevoix,aussiétrangequecelapuissevousparaître,

jerentrechezmoi.—Vousn’êtespasenvacances?—Jen’aipasvraimentd’emploi,alorsvoussavez,lesvacances…—Cen’estpaspourvousfaireuncompliment,maisc’estbienplusbeauquecequejevois

depuis mes fenêtres, dit Alice en désignant le grand tableau sur son chevalet près de lafenêtre.

—C’enestunmalgrétout,surtoutvenantdequelqu’unquivitàIstanbul.Pardonnezcettequestiontoutàfaitsecondaire,maiscommentêtes-vousentrée?

—Aveclacléquisetrouvaitaufonddelapochedevotreimperméable.—Vousl’avezretrouvé?Tantmieux.C’estunimperméablequej’aimebeaucoupetcela

faitdeuxjoursquejelecherchepartout.—Ilétaitsuspenduàmonportemanteau.—Ceciexpliquecela.AliceselevadufauteuiletavançaversDaldry.— J’ai une question à vous poser, mais vous devez me promettre d’y répondre sans

mentir,pourunefois!—Qu’est-cequeçaveutdire,ce«pourunefois»?—Vousnedeviezpasêtreenvoyageencharmantecompagnie?—Mesprojetssesontannulés,maugréaDaldry.

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—Votrecompagnies’appelleCarol?—Maisnon,jen’aicroisévotreamiequedeuxfois,etc’étaittoujourschezvous,lorsque

j’aifaitirruptioncommeunsauvageetquandvousavezeudelafièvre.Etunetroisième,aupubaucoindelarue,maisellenem’amêmepasreconnu,alorsçanecomptepas.

—Jecroyaisquevousétiezallésaucinémaensemble?demandaAliceenavançantd’unpas.

—Bon,d’accord,ilm’estarrivédementir,maisseulementquandc’étaitnécessaire.—Etilétaitnécessairedemedirequevousaviezsympathiséavecmameilleureamie.—J’avaismesraisons!—Etcepianocontrelemur,jecroyaisquec’étaitlavoisinedudessousquienjouait?—Ça?Cettevieillechoseque j’ai récupéréedansunmessd’officiers?Jen’appellepas

celaunpiano…Bon,alors,votrequestion?Etoui,jevousjurededirelavérité.—Étiez-vouslesoirdu23décembrederniersurlajetéedeBrighton?—Pourquoimedemandez-vouscela?— Parce que dans l’autre poche de votre imperméable se trouvait ceci, dit Alice en lui

tendantleticket.—Votrequestionn’estpastrès fair-play,puisquevousconnaissez laréponse,ditDaldry

enbaissantlesyeux.—Depuisquand?demandaAlice.Daldryinspiraprofondément.—Depuislepremierjouroùvousêtesentréedanscettemaison,depuislapremièrefois

oùjevousaivuemontercetescalier,etletroublen’acesséd’empirer.— Si vous aviez des sentiments pour moi, pourquoi avoir tout fait pour m’éloigner de

vous?CevoyageàIstanbul,c’étaitbienpourvouséloignerdemoi,n’est-cepas?— Si cette voyante avait pu choisir la lune au lieu de la Turquie, jem’en serais encore

mieuxporté.Vousmedemandezpourquoi?Vousn’imaginezpascequecelareprésentepourunhommequia reçumonéducationdese rendrecomptequ’il esten traindedevenir foud’amour.Detoutemavie,jen’avaisjamaiscraintquelqu’uncommejevousaicrainte.L’idéedevousaimerautantmefaisaitplusquejamaisredouterderessembleràmonpère,etpourrien au monde je n’aurais imposé pareille peine à la femme que j’aime. Je vous seraisparticulièrementreconnaissantd’oubliersur-le-champtoutcequejeviensdevousdire.

Alice fit unpasdeplus versDaldry, elle posaundoigt sur sabouche et luimurmura àl’oreille:

—Taisez-vousetembrassez-moi,Daldry.

*Auxpremièresheuresdujour,DaldryetAlicefurentréveillésparlalumièrequitraversait

laverrière.Alicepréparaunthé,Daldryrefusaitdesortirdu lit tantqu’ellene luiprêteraitpasune

tenue décente, et il était hors de question qu’il enfile la robe de chambre qu’elle lui avait

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proposée.Aliceposaleplateausurlelitet,pendantqueDaldrybeurraituntoast,elleluidemanda

d’unevoixespiègle:—Vosmotsd’hier,quej’aidûoublierpuisquejevousenaifaitlapromesse,cen’estpas

unenouvellerusedevotrepartpourcontinueràpeindresousmaverrière?—Sivousendoutiez,neserait-cequ’uninstant,jeseraisprêtàrenonceràmespinceaux

jusqu’àlafindemesjours.—Ce serait un terrible gâchis, réponditAlice, et d’autantplus stupideque c’est lorsque

vousm’avezditpeindredescarrefoursquejemesuiséprisedevous.

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Épilogue

Le24décembre1951,AliceetDaldryserendirentàBrighton.Leventdunords’étaitlevé

et il faisait, cet après-midi-là, un froid terrible sur le Pier. Les stands des forains étaientouverts,àl’exceptiondeceluid’unevoyantedontlaroulotteavaitétédémontée.

AliceetDaldryapprirentqu’elleétaitmorteàl’automneetque,àsademande,sescendresavaientétédisperséesdanslamer,auboutdelajetée.

Accoudéàlarambarde,etregardantlelarge,DaldryserraitAlicetoutcontrelui.—NousnesauronsdoncjamaissielleétaitounonlasœurdevotreYaya,dit-il,songeur.—Non,maisqu’est-cequecelapeutbienfairemaintenant?—Jenesuispastoutàfaitd’accord,celaasonimportance.Supposonsqu’ellefûtbienla

sœurdevotrenourrice,alorsellen’apasvraiment«vu»votreavenir,ellevousavaitpeut-êtrereconnue…Cen’estpaspareil.

— Vous êtes d’unemauvaise foi incroyable. Elle a vu que j’étais née à Istanbul, elle aprédit levoyagequenous ferions,elleacompté lessixpersonnesque jedevais rencontrer,Can, le consul,M.Zemirli, levieil instituteurdeKadıköy,MmeYilmazetmon frèreRafael,avantdepouvoir retrouver la septièmepersonne, l’hommequi compterait le plusdansmavie,vous.

Daldrypritunecigaretteetrenonçaàl’allumer,leventsoufflaittropfort.—Oui,enfinleseptième…leseptième,bougonna-t-il.Àconditionqueçadure!Alicesentitl’étreintedeDaldryseresserrer.—Pourquoi,vousn’enavezpasl’intention?—Si, bien sûr,mais vous ?Vousne connaissez pas encore tousmes défauts. Peut-être

qu’avecletemps,vousnelessupporterezplus.—Etsijeneconnaissaispasencoretoutesvosqualités?—Ah,eneffet,jen’avaispaspenséàcela…

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Mercià

Pauline,LouisetGeorges.Raymond,DanièleetLorraine.RafaeletLucie.SusannaLea.EmmanuelleHardouin.NicoleLattès,LeonelloBrandolini,AntoineCaro,BrigitteLannaud,ÉlisabethVilleneuve,Anne-MarieLenfant,AriéSberro,SylvieBardeau,TineGerber,LydieLeroy,toutesleséquipesdesÉditionsRobertLaffont.PaulineNormand,Marie-ÈveProvost.LéonardAnthony,SébastienCanot,RomainRuetsch,DanielleMelconian,KatrinHodapp,LauraMamelok,KerryGlencorse,MoïnaMacé.BrigitteetSarahForissier.VéroniquePeyraud-DamasetRenaudLeblanc,DocumentationmuséeAirFrance,JimDavies,muséeBritishAirways(BOAA)etOliviaGiacobetti,PierreBrouwers,LaurenceJourdan,ErnestMamboury,YvesTernon,dontlesœuvresontéclairémesrecherches.

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INDEXPHOTO

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PalacePier,Brighton

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BrightonPier

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TrafalgarSquare,Londres

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Londres1950

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BasiliqueSainteSophie,Istanbul

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OpéradeVienne

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TourGalata,Istanbul

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EmbarcadèredeKarakoy,Istanbul

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PeravuedupontGalata

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DUMÊMEAUTEURchezlemêmeéditeur

Etsic’étaitvrai…,2000

Oùes-tu?,2001Septjourspouruneéternité…,2003

LaProchaineFois,2004Vousrevoir,2005

Mesamis,mesamours,2006LesEnfantsdelaliberté,2007

Toutesceschosesqu’onnes’estpasdites,2008LePremierJour,2009LaPremièreNuit,2009LeVoleurd’ombres,2010

Retrouveztoutel’actualitédeMarcLevy

www.marclevy.info

www.facebook.com/marc.levy.fanpage

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©Versilio,2011

Couvertureet4edecouverture:©SlimAarons/HultonArchive/GettyImages,Joel

Rogers/CorbisetNasa/ScienceFaction/GettyImagesPhotodel’auteur:©DenisLecuyeretMarcHansel

Illustrationintérieure:©StéphaneManelPhotos/videos:©iStockphoto,motoringpicturelibrary,Lars-GöranLindgrenSweden

Vidéos:Réalisation:LéonardAnthonyetNicolasBeauchamp

Image:NicolasBeauchampCadreur:PhilippeGilles

Motiondesign:SébastienCanotMusique:LéonardAnthony

Son:PierreMaury

EAN978-2-361-32023-2

[1]Taxicollectif.

[2]PoissonduBosphore.

[3]Grandemaison.