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L’École des lettres 2009-2010, n° 7 87 Recommandée par le ministère de l’Éducation nationale pour le cycle 3, Ludo, Tranches de quartier, une BD de Pierre Bailly,Vincent Mathy et Denis Lapière, répond aux critères attendus par les enseignants de l’école primaire dans le cadre des apprentissages de la langue française. Ludo est une série qui a vu le jour au sein du magazine Spirou, en 1996. Son originalité réside dans l’enchâs- sement de l’histoire réaliste d’un petit garçon, âgé d’une dizaine d’années, et des aventures d’un héros de papier futuriste, Castar. Aussi peut-on lire dans les documents d’accompagnement pour le cycle 3 : « Ludo est fasciné par les aventures de l’inspecteur Castar, héros de bande dessi- née dont la force est démultipliée par un gadget. Le jeune garçon revisite chaque événement de son quotidien en faisant intervenir le personnage de papier auquel il donne vie« Ludo », « Tranches de quartier », de Bailly,Mathy et Lapière « Mille bulles » de l’école des loisirs DENIS LAPIÈRE Denis Lapière est entré en BD en ouvrant une librairie spécialisée en Belgique.Depuis, il est devenu directeur de collection chez Dupuis, scénariste, et travaille pour le cinéma. PIERRE BAILLY Après des études scientifiques abandon- nées sans trop de regrets, Pierre Bailly a suivi les cours de la section BD à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles où il a rencontré son complice Vincent Mathy. VINCENT MATHY Illustrateur et dessinateur, il aime à mêler techniques traditionnelles et numériques. Dans la série des « Ludo », c’est lui qui des- sine les aventures de Castar. «TRANCHES DE QUARTIER » Ludo a un père policier, une jolie maman, et une passion pour les aventures de l’inspec- teur Castar, une BD qu’il dévore chaque semaine. Il aimerait tant que son père res- semble à son héros préféré. Mais la vraie vie n’a rien à voir avec une BD. À moins que...

«Ludo», «Tranches de quartier», - Educalire: fiches ...educalire.fr/fiches_pedagogiques/ludo/12_ludo.pdf · L’École des lettres2009-2010, n° 7 87 Recommandée par le ministère

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L’École des lettres 2009-2010, n° 7 87

Recommandée par le ministère del’Éducation nationale pour le cycle 3,Ludo, Tranches de quartier, une BD dePierre Bailly,Vincent Mathy et DenisLapière, répond aux critères attenduspar les enseignants de l’école primairedans le cadre des apprentissages de lalangue française.

Ludo est une série qui a vu le jourau sein du magazine Spirou, en 1996.Son originalité réside dans l’enchâs-sement de l’histoire réaliste d’un petitgarçon, âgé d’une dizaine d’années, etdes aventures d’un héros de papierfuturiste, Castar.

Aussi peut-on lire dans les documentsd’accompagnement pour le cycle 3:

«Ludo est fasciné par les aventures del’inspecteur Castar, héros de bande dessi-née dont la force est démultipliée par ungadget. Le jeune garçon revisite chaqueévénement de son quotidien en faisantintervenir le personnage de papier auquelil donne vie. »

« Ludo»,«Tranches de quartier »,de Bailly, Mathy et Lapière

«Mille bulles » de l’école des loisirs

DENIS LAPIÈRE

Denis Lapière est entré en BD en ouvrantune librairie spécialisée en Belgique. Depuis,il est devenu directeur de collection chezDupuis, scénariste, et travaille pour lecinéma.

PIERRE BAILLY

Après des études scientifiques abandon-nées sans trop de regrets, Pierre Bailly asuivi les cours de la section BD à l’InstitutSaint-Luc de Bruxelles où il a rencontré soncomplice Vincent Mathy.

VINCENT MATHY

Illustrateur et dessinateur, il aime à mêlertechniques traditionnelles et numériques.Dans la série des «Ludo», c’est lui qui des-sine les aventures de Castar.

« TRANCHES DE QUARTIER »

Ludo a un père policier, une jolie maman,et une passion pour les aventures de l’inspec-teur Castar, une BD qu’il dévore chaquesemaine. Il aimerait tant que son père res-semble à son héros préféré. Mais la vraie vien’a rien à voir avec une BD. À moins que...

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Tranches de quartier est le premiertome de cette série qui en contienthuit, le dernier volume, publié en mai2009 par les éditions Dupuis, étantintitulé Commando Castar.

Le choix de Tranches de quartiersemble judicieux pour un public deCM1/CM2 et de sixième, et ce pourplusieurs raisons :

• Tranches de quartier est une BDqui s’inscrit dans le récit d’aventures,aventures du quotidien, mais aussiaventures extraordinaires ; elle meten scène un jeune garçon qui a l’âgede son lecteur. L’entrée dans l’œuvrese fait donc naturellement, par unprocessus d’identification qui permetde nombreux échanges sur le mondecontemporain et les rapports àautrui.

• Le tome 1 propose trois « Tran-ches de quartier », trois épisodesgrâce auxquels on peut aborder unprocédé fréquemment utilisé dans lerécit d’aventures ou de mystères,le récit enchâssé. Il s’agira pour lesélèves de comprendre l’intérêt de cette mécanique narrative et graphique.

• Cet album ouvre sur uneapproche ludique et référencée del’univers de la bande dessinée :acquisition du vocabulaire d’analysede la BD, mise en abyme de l’his-toire de Ludo dans celle de Castar etinversement ; intertextualité etréflexion sur les pouvoirs de labande dessinée.

Aborder l’œuvre en lecture suivie

On commencera, bien sûr, par étu-dier la première et la dernière decouverture afin que les élèves se lan-cent dans la lecture avec quelquesacquis. Puis on leur demandera defeuilleter l’album pour y découvrir lefonctionnement narratif de chaquerécit.

• Quels sont les éléments présents sur lapremière de couverture ? Qu’en déduisez-vous ?

• Quels sont les autres indices fournispar la quatrième de couverture ?

• Combien y a-t-il d’intrigues ? Don-nez le titre de chacune d’elles.

La première de couverture

Elle montre un enfant souriant quisemble courir vers le lecteur enouvrant les bras. Le dessinateur opteici pour un graphisme simple, auxlignes rondes, qui appelle la conni-vence et l’identification du jeune lec-teur à ce personnage sympathique etouvert. Les couleurs choisies sontfranches : bleu, rouge, vert – et le bleusoutenu du ciel paraît annonciateurd’un avenir serein pour le héros.L’image est centrée sur le personnagede l’enfant en jean, baskets et T-shirtrouge. Le fait que le prénom soitabrégé ancre le personnage dans unecertaine modernité. Aucun doutepossible : il est le héros moderned’une aventure qui se déroule dans un «quartier ». On le devine grâce à la

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tour qui se dessine à l’arrière-plan, etdans laquelle se reflètent d’autresimmeubles. Trois personnages sont àpeine esquissés, mais identifiables unefois les histoires lues : le troisièmefrère, la vieille dame au sac volé, la « vieille toupie ».

La quatrième de couverture

Les trois quarts de la page sontoccupés par la silhouette d’un per-sonnage en train de courir, poingsserrés, ce qui laisse supposer unedétermination à toute épreuve. Cettesilhouette en ombre chinoise apparaîtdans un cercle jaune, comme éclairéepar un projecteur.

Au premier plan, on retrouveLudo, lui aussi en train de courir,

semblable à son idole. On le recon-naît à son jean, son T-shirt rouge, sesbaskets et son sourire. Il regarde avecadmiration la silhouette du person-nage qui le domine. Il tient à la mainune bande dessinée, dont on peut lirele titre à l’envers, Castar.

Quelques lignes explicatives éclai-rent le propos et confortent les hypo-thèses de lecture :

«Grand fan de BD et surtout de l’ins-pecteur Castar, Ludo veut mélanger sa vieavec les histoires de cet inspecteur de policepas comme les autres. Et c’est son quoti-dien qui en est bouleversé : il découvre quel’aventure se cache au coin de la rue, aucœur des quartiers de la grande ville. »

On reviendra, en fin d’analyse, surcette image qui signale au lecteur lespouvoirs de la bande dessinée.

Les intrigues

L’album en compte trois.

La première ne porte pas de titre,elle se situe dans la continuité de lapremière de couverture. En revanche,la planche qui occupe toute la page 5représente la couverture de Castarmagazine. Et la première histoire deCastar s’intitule L’Invention du profes-seur Benjamin.

Cette histoire se termine à la page10, avec le mot « fin » en lettres minus-cules et en rouge. Quant à la pre-mière « tranche », elle s’achève page 13,avec le mot « fin » dans un lettrage augraphisme plus original, la mentionde deux auteurs – Denis Lapière et

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«Tranches de quartier», de Bailly, Mathy & Lapière,quatrième de couverture © Dupuis, 2008 ;«Mille bulles » de l’école des loisirs, 2010

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Pierre Bailly –, et la date de parution :1996.

La deuxième « tranche » coïncideavec le début de la deuxième aven-ture de Castar : Castar contre l’albinos(p.14). Les deux intrigues sontmêlées ; d’ailleurs, la première case,qui lance l’histoire de Ludo, repré-sente la première vignette de la BDque l’enfant est en train de lire. Lelecteur, par le biais de la vision sub-jective (ou focalisation interne) estamené à se mettre à la place de Ludo :il voit ce que voit Ludo, c’est-à-direla bande dessinée, et tout se passecomme si l’histoire «vraie » étaitsubordonnée à la lecture du maga-zine : même lieu (un ascenseur) et desintrigues qui se terminent en mêmetemps, page 23.

La dernière case de cette page 23montre trois personnages en train derire à la lecture de Castar et fait appa-raître la mention «Lapière, Bailly ». Lacase précédente représente le gag

final des aventures du super-héros ; onpeut y lire, dans un carré en bas àdroite, la lettre M barrée de deuxtraits : il s’agit du nom du troisièmeauteur,Vincent Mathy.

La troisième « tranche » s’intitule Le Troisième Frère (p.24). Les aventuresde l’inspecteur Castar apparaissentpage 28, alors qu’un personnage lit lenouveau Castar : Dunk d’enfer. La pagefinale propose le dénouement dechaque intrigue : deux vignettes rec-tangulaires pour Castar, dont la der-nière porte la mention « fin » et lasignature «Monsieur Vincent », et unecase fantôme, avec un médaillon ovalequi évoque un happy end, la mention « fin » et le nom des trois auteurs.

Pourquoi trois auteurs ?

Pierre Bailly dessine l’univers réeldes aventures de Ludo, s’attachant àcréer un quartier vraisemblable, tandisque Vincent Mathy met en scène le

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«Tranches de quartier», de Bailly, Mathy & Lapière© Dupuis, 2008 ; «Mille bulles » de l’école des loisirs, 2010

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super-héros Castar, inspecteur depolice équipé d’une machine quidécuple ses forces. Il devient lui-même « auteur de fiction» sous lepseudonyme transparent de «mon-sieur Vincent », avec lequel il signe lesaventures de Castar.

Quant à Denis Lapière, il est le scé-nariste de la série. Cet auteur travailleaussi bien des bandes dessinées pour lajeunesse, comme la série des Ludo ou lareprise des Tif et Tondu, que des BDplus adultes, tel Le Bar du vieux Français,illustré par Stassen, ou Un peu de fuméebleue, mis en images par RubenPellejeros («Aire libre», Dupuis).

Les premières aventures de Ludosont parues dans le magazine Spirouen 1997. Les auteurs ont imposél’idée d’un supplément, CastarMagazine, dans lequel ils invitaient de jeunes créateurs au graphismed’avant-garde : Lewis Trondheim,Vincent Sardon, Stéphane Blanquet...

Réfléchir sur le fonctionnementde la structure narrative

On pourra demander aux élèves delire la première histoire, puis :

– de résumer l’intrigue de Ludo etd’analyser la première planche, ainsi quele cadre spatio-temporel ;

– de résumer l’intrigue de Castar,d’étudier la mise en abyme et de recher-cher des hypothèses de lecture ;

– de dire en quoi les deux récits sontcomplémentaires.

L’intrigue de «Ludo»

Ludo offre l’occasion d’amener lesélèves à réfléchir à la notion d’intrigue,à sa mise en séquences (la bande dessi-née étant l’«art séquentiel » par excel-lence) et au récit enchâssé.

Résumé de l’histoire « réaliste » deLudo :

Un petit garçon, Ludo, galvanisé par lalecture d’une bande dessinée, Castar, par-ticipe à la récupération d’un sac volé àune vieille dame. Croyant arrêter levoleur, il fait tomber son voisin,M. Ruisseau, et c’est le chien Stoomy quirapporte le sac volé.

L’histoire de Ludo se déroule encinq planches. Chaque planche sedivise en un nombre variable debandes (quatre bandes pour les deuxpremières planches, trois pour les sui-vantes). Le sens de lecture est tradi-tionnel : de gauche à droite. Lenombre de cases, ou vignettes, varieselon les besoins de la narration.

Les choix graphiques

Dans l’histoire de Ludo, les cou-leurs sont appliquées en «aplats »,c’est-à-dire que la couleur est répartiede façon uniforme, sans nuances, sansdégradés.

Les couleurs primaires dominent : lejaune de la veste de Ludo, le rouge dela voiture, propres à faire ressortirl’animation de la scène. Le choix dela neige, et donc du blanc, permet uncontraste intéressant avec ces couleursvives.

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Pour une bande dessinée d’aven-tures, le graphisme est classique : c’estcelui de la « ligne claire » qui privilé-gie la lisibilité, l’efficacité du trait, etdont l’un des maîtres est Hergé. Leslignes sont courbes, et les paroles despersonnages apparaissent dans desbulles rondes (ou phylactères).

Analyse de la première planche

Elle présente, sur le plan graphique,un cas exemplaire d’entrée dansl’œuvre. La case 1 et la case 8, casefinale de la planche 1, sont deux rec-tangles horizontaux, de largeur égale,quasiment symétriques.

En matière de cadrage, elles utili-sent un plan moyen, le plan narratifpar excellence dans la mesure où ilpermet de montrer les personnages « en pied » et en action. Ces casesconstituent une lecture accélérée de laséquence d’ouverture : dans la librai-rie, Ludo a choisi une bande dessinée(case1)/ il sort de la librairie avec la

BD, qu’il se propose de faire lire à sonpère (case 8).

On parlera de la cohérence decette planche dans laquelle chaquecase, à l’exception de la cinquième,fait apparaître l’album désiré parLudo. Quant à cette cinquièmevignette, elle montre le libraire, dontle discours sur la BD est une manièrehabile de capter la bienveillance de lamère… et du lecteur.

On pourra demander aux élèves derelever dans cette planche les réfé-rences à d’autres bandes dessinées.Dans la première case, sur le présen-toir central, on aperçoit un LuckyLuke (Les Rivaux), Jojo, d’AndréGeerts, ainsi que le personnage deCaliméro, plus connu comme hérosde dessin animé. Dans le fond, contrele mur, un autre présentoir sembleconsacré à Calvin et Hobbes, de BillWatterson. Et, au premier plan, dansle coin inférieur gauche de lavignette, on entrevoit un Popeye, The

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«Tranches de quartier», de Bailly, Mathy & Lapière© Dupuis, 2008 ; «Mille bulles » de l’école des loisirs, 2010

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Many Faces of Ernie, BD américainedes années 1980, et, pour les plusgrands, on devine, tout à fait àgauche, un album du célèbre illustra-teur satirique français Gus Bofa(1883-1968).

Le cadre spatio-temporel

L’histoire de Ludo commence inmedias res : le petit garçon se dirigevers sa mère qui l’attend à la caissed’une librairie ; il tient sous le brasl’objet de son désir, une BD. Aucunrécitatif n’introduit l’action. C’est l’hi-ver, il neige (première et dernièrecases de la première planche, p.3).Après la librairie, Ludo et sa mèresont vus dans la rue, puis dans la voi-ture (page 4 et moitié de la page 11),et de nouveau dans la rue (pp. 11, 12et 13). C’est l’occasion, pour lesauteurs, d’évoquer la vie dans unegrande ville. On pourra attirer l’at-tention des élèves sur la case 7 de la page 13, dans laquelle un angle devue en plongée fait apparaître les sym-boles de la ville : une grande artèreenneigée bordée d’immeubles, avecun panneau publicitaire géant pla-cardé sur l’une des façades. Leshumains paraissent écrasés, on ne les distingue plus, et le discours de M. Ruisseau accompagne le dessin :«Toutes les villes sont les mêmes... et par-fois, je me dis que la ville est bien le der-nier endroit où devraient vivre les gens. »

On pourra insister auprès desélèves sur la notion d’ellipse, essen-tielle dans la bande dessinée : «On ne

voit rien entre ces deux cases, mais l’expé-rience vous a appris que quelque chosedoit s’y trouver », écrit Scott McClouddans L’Art invisible.

Dans les bandes dessinées, ajoute-t-il, « le temps et l’espace sont indissolu-blement liés ». Ainsi, pour figurer ladurée pendant laquelle Ludo litCastar, à la page 11, les auteurs seg-mentent l’action en cinq cases iden-tiques, rectangulaires et verticales.Seuls les angles de vue varient : plon-gée (cases 1 et 2), vue normale (cases3 et 4), contre-plongée (case 5), choixjudicieux qui exprime à la fois l’at-traction qu’exerce la lecture sur l’en-fant, et l’impression de ralenti.L’immersion de Ludo dans sa BD serabrisée par une bulle dont le contouraux lignes saccadées traduit un sonaussi brusque que violent. La taille descaractères et le fond orange de cettebulle accentuent la soudaineté du crientendu hors-champ (on ne sait pasqui crie) : «Au voleur ! Au secours ! ! »Ludo va donc se détourner de sa lec-ture pour entrer dans l’action.

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«Tranches de quartier», de Bailly, Mathy & Lapière© Dupuis, 2008 ;

«Mille bulles » de l’école des loisirs, 2010

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L’intrigue de «Castar » et la mise en abyme

La première histoire de Castarapparaît à travers le regard de l’enfant. On parlera ici de récitenchâssé ou de mise en abyme del’acte de lecture. Dans son Dictionnairedu roman (Armand Colin, 2006),YvesStalloni propose une définition éclai-rante qui met en relief le caractèrevisuel du procédé : «La mise en abyme(ou abîme) doit sa dénomination à unprocédé héraldique, l’abîme étant le centredu blason. Elle désigne, en peinture, untableau dans le tableau ou une reproduc-tion en mineur de la scène [...] ». Plusloin, il ajoute : «La mise en abyme s’ap-parente au principe de l’enchâssement, unrécit premier englobant un récit second qui,en l’occurrence, le reflète. »

C’est bien ce qui se produit avecL’Invention du professeur Benjamin.L’histoire raconte les débuts de Cas-tar : lors d’une enquête, il se trouveconfronté à un robot devenu fou.Pour l’arrêter, il utilise une autreinvention du professeur Benjamin,l’« exosquelette », « sorte de multiplicateurde force » (p. 7) qui lui permettra devaincre le robot, mais dont il nepourra plus se défaire.

Cette histoire, dessinée par VincentMathy, se déroule sur cinq planches,en bichromie (bleu et rouge). Si legraphisme reste celui de la « ligneclaire », les lignes y sont plus angu-leuses. L’encadré initial prend encharge une partie du récit, dans la

grande tradition du récit d’aventures(Hergé, Edgar P. Jacobs, Francq et VanHamme pour Largo Winch, Lelouppour Yoko Tsuno et bien d’autres), lesbulles sont rectangulaires, le lettragesans fioritures. On fera remarquer auxélèves l’importance du rapport texte/image puisque, si l’encadré donne àentendre la voix d’un narrateur exté-rieur, c’est le dessin qui, par ses cou-leurs froides, restitue l’ambiancelourde et inquiétante qui règne dansle bureau dévasté du professeur.

L’encadré final se situe, quant à lui,dans la plus pure tradition du feuille-ton et appelle de futures aventures :« À ce moment-là, l’inspecteur Castarcomprit qu’il n’était pas près de sortir dumultiplicateur de force du professeurBenjamin... » (p.10). C’est ainsi quel’« histoire Castar » contamine l’«his-toire Ludo» et que l’enfant devient àson tour héros.

Lorsque s’achève l’histoire deCastar, et c’est l’art même du sus-pense, plusieurs questions se posent :Castar parviendra-t-il à sortir dumultiplicateur de force ? Le professeurBenjamin se réveillera-t-il ? Et, sur-tout, quelles seront les prochainesaventures de Castar ? Mais le lecteurn’a guère le temps d’y réfléchir puis-qu’il est immédiatement happé parl’histoire de Ludo.

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Complémentarité des histoires

On a vu le rôle de la mise enabyme et les interactions narrativesqu’autorise ce procédé.Afin d’étudierla complémentarité des deux récits,on pourra demander aux élèvesquelles sont les caractéristiques durécit d’aventures présentes dans lesdeux histoires :

– des scènes d’action (avec, auxpages 8 et 12, les prises de judo paral-lèles de Castar et Ludo) et desépreuves à surmonter ;

– deux personnages de policiers :Castar, d’une part, mais aussi le pèrede Ludo, un personnage absent, maisqui pèse de tout son poids fantasma-tique (cf. pp.4 et11) ;

– des «héros héroïques » : un hérosaux pouvoirs illimités, Castar – mêmesi ce dernier est un héros malgrélui –, deux «héros du quotidien »,M. Ruisseau et Ludo, et une mas-cotte, le chien Stoomy.

Le registre humoristique donneleur unité aux deux histoires : le com-missaire est caractérisé par sa pipe, soncostume noir et sa mauvaise foi (voirla case 7 de la page 10, où le discoursest contredit par le sourire) ; et lavieille dame a des attributs (assezsemblables à ceux de la Cruella desCent un dalmatiens : fourrure, toque,renard et ongles longs) et un discoursqui contrarient le cliché de la pauvrefemme sans défense. Tranches de quar-

tier évite ainsi l’écueil de la bandedessinée bien-pensante et trop politi-quement correcte.

Après l’étude de la première his-toire, on pourra revenir sur une miseen abyme, dont l’utilisation évolue aufil de l’album, et sur l’idée de «héros ».En effet, si, dans la première « tran-che », l’histoire de Ludo subit l’in-fluence de celle de Castar, dans lesautres, la contagion est réciproque.On étudiera la séquence dynamiquedes pages 18 et 19, avant d’abordercertains thèmes de société qui peu-vent donner matière à réfléchir et àdébattre au sein de la classe.

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«Tranches de quartier», de Bailly, Mathy & Lapière© Dupuis, 2008 ; l’école des loisirs, 2010

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Comment devient-on un «héros» ?

Après lecture des trois « tranches »,on pourra demander aux élèves deréfléchir à ce qu’est un héros. Ici, iln’y a pas un seul héros, mais deux, etleurs sorts sont intimement liés, bienqu’ils évoluent dans deux universapparemment inconciliables : le réel etla fiction. Le questionnaire suivantvise à montrer que la mise en abymeconduit à une réflexion sur l’idée dehéros et aide à célébrer les pouvoirsde la lecture.

Questions

1. Quels sont les personnages présentsdans chaque histoire ? Que font-ils ?Quelles sont les couleurs dominantes ?

2.Analysez la séquence des pages 18 et19 : que racontent ces planches ? Commentsont-elles composées ? Quel est l’effet pro-duit par les couleurs choisies ?

3. En quoi les héros évoluent-ils ? Enquoi cet album est-il une BD d’apprentis-sage ? Qu’apprend-on sur le quartier, surle monde dans lequel on vit, sur soi, surles autres ?

Éléments de réponse

1. Ce récapitulatif revient sur lespersonnages, actions et similitudesexistant dans chacune des histoires. Leprocédé de mise en abyme trouveainsi son explication : il s’agit d’unchoix narratif qui permet à deux uni-vers de se mêler, de se « contaminer »et de créer un récit faisant apparaîtrenon pas un, mais deux héros.

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Personnages principaux et secondaires de Ludo

Personnages principaux et secondaires deL’Invention du profes-seur Benjamin

Ludo, sa mère,M. Ruisseau,la vieille dame ausac.

Castar, le robot fou,le professeur.

Actions de Ludo Actions deL’Invention du professeur Benjamin

Lecture de Castar,prise de judo pourarrêter un supposévoleur, le chienStoomy rapporte le sac volé.

Lutte contre le robotfou (prise de judo),Castar devient agentspécial.

Couleurs de Ludo Couleurs deL’Invention du professeur Benjamin

Univers très coloré,T-shirt rouge deLudo.

Fond bleu,T-shirtrouge de Castar.

«Tranches de quartier», de Bailly, Mathy & Lapière© Dupuis, 2008 ; l’école des loisirs, 2010

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On demandera aux élèves de pour-suivre le tableau pour les deux autreshistoires et on s’appuiera sur leur tra-vail pour revenir sur l’univers mis enplace dans Ludo, à savoir la vie quoti-dienne dans une grande ville : sacvolé, solitude d’une personne âgée etaigrie (la «vieille toupie » de ladeuxième « tranche »), arrestations deSDF (dans la troisième « tranche »),mais aussi joies des jeux d’enfants :lecture de BD, amitié, basket, etc.

On constatera que la mise enabyme permet d’élaborer une narra-tion complexe et subtile : Ludo estinfluencé par Castar, par un processusd’identification aisément compréhen-sible (cf. l’utilisation de la plaque pourpénétrer chez la «vieille toupie » ou del’interjection «Bigre ! »), mais Castarsemble lui aussi influencé par lesactions de Ludo : à la chute de la BDrépond la chute dans le vide deCastar dans la deuxième « tranche » et,dans Le Troisième Frère, le même phé-nomène se produit pour le match debasket.

La « contamination» entre les deuxhistoires se fait aussi par des échosentre les couleurs, comme devrait lemontrer le tableau élaboré par lesélèves.

On pourra, en outre, revisiter lanotion de héros : personnage princi-pal de l’histoire, personnage doté desuper-pouvoirs (Castar et son multi-plicateur de force), mais aussi person-nage qui fait son apprentissage etgrandit au fil des rencontres.

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T R A N C H E S D E QU A RT I E R

«Tranches de quartier »,de Bailly, Mathy & Lapière

© Dupuis, 2008 ;«Mille bulles » de l’école des loisirs, 2010

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2. On pourra avec profit faire étu-dier une séquence particulièrementdynamique et significative : la chutede Castar, le magazine, et de Castar lesuper-héros aux pages 18 et 19, dansla deuxième « tranche ».

L’étude de ces deux planches per-met de revenir sur les parallèles exis-tant entre l’histoire de Ludo et Davidet celle de Castar : tous trois se trou-vent sur le toit d’un immeuble.Quelque chose va tomber : la BDdans l’histoire de Ludo et Castar lui-même dans les aventures du policier-machine. La superposition des deuxrécits se fera dans la case 4 de laplanche 19, avec le gros plan sur levisage de Ludo s’écriant «Castar ! », cecri pouvant s’appliquer aux deux his-toires et désigner soit le magazine soitle personnage.

Le découpage des deux planchesest classique, et le sens de lecture aisé-ment repérable : on les parcourt degauche à droite, les actions démarrentdonc plutôt à gauche – lancer de laboule de neige et chute de Castar.

On demandera aux élèves de réflé-chir sur l’utilisation de la couleurrouge dans les deux planches : rougedu T-shirt de Ludo, de celui deCastar, de l’étoile sur le toit de l’im-meuble, de l’étoile idéogramme de ladouleur (case7, p.18), des chaussuresde David, de certaines parties dudécor des aventures de Castar, del’explosion, de la couverture de la BDet, enfin, rouge du camion dans ladernière case de la page19. L’emploi

en raccord de ce rouge accentue ledynamisme de la séquence.

Les cases de ces deux planches fontalterner moments d’action (course-poursuite des enfants dans la premièreet la troisième bandes page 18 et chutede Castar dans la troisième bande page19) et de suspension (plongée surla terrasse de l’immeuble grâce à unelongue case horizontale page18 etgros plan sur le visage de Ludo dans ladeuxième bande page19).

On pourra insister sur l’exploita-tion judicieuse du cadre vertical page19, qui souligne la chute vertigi-neuse de Castar, et sur la continuitésuggérée par les couleurs avec lescases 4 et 5 de l’histoire Castar. Leseffets sonores accompagnant cesactions sont signalés par des caractèresdont la taille et l’épaisseur varient : cride David page18, onomatopées imi-tant le bris de glace et les coups defeu page19, cri de Ludo.

Les déplacements des personnagess’accompagnent de signes graphiquesqui sont autant de codes de la bandedessinée : traînée de vitesse pour lelancer de la boule de neige, « ressort »sous le pied de David, étoile rougesignalant sa douleur, sillons de lachute de Castar.

C’est le cadrage qui permet ici decréer le parallèle entre le sort de larevue Castar et celui de son héros, etle cadrage encore qui ménage habile-ment le suspense. On retrouve là uneparticularité de la BD d’aventures :l’effet «bas de page » qui cherche à

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relancer l’attention du lecteur àchaque fin de planche :

– au bas de la page 18, commentCastar va-t-il se tirer d’affaire ?

– au bas de la page 19 : survivra-t-ilà sa chute ? les enfants récupéreront-ils leur BD?

On fera remarquer aux élèves unautre code en usage dans la bandedessinée d’aventures : l’utilisation desencadrés qui viennent expliciter l’ac-tion – ils sont présents dans l’histoirede Castar, mais absents dans celle deLudo.

On conclura l’étude de ces deuxplanches en insistant sur l’enchâsse-ment des deux récits, la similitude deparcours des deux héros, et la notiond’aventures.

3. Tranches de quartier peut offrirl’occasion d’un débat avec les élèvessur l’évolution du personnage : com-ment devient-on héros ?

Dans le cas de Castar, c’est bienmalgré lui que l’inspecteur se voittransformé en agent spécial, et l’ac-ceptation de son super-pouvoir ne sefera pas sans mal. Pour Ludo, c’esttout d’abord son désir d’aventure quile fait évoluer, puis ses rencontresavec les autres, des rencontres quil’obligeront à chercher ce qui se cachederrière les apparences. En ce sens, cetalbum est un récit d’apprentissage :Castar doit apprendre à vivre avec son«multiplicateur de force», et Ludo avec lesembûches de la vie du quartier.

Ces histoires ancrées dans des pré-occupations contemporaines sauronttoucher les élèves, notamment la « troisième tranche », avec Le TroisièmeFrère : on y voit Tim, un marginal,refuser d’imiter ses frères, Grüber etShon, qui sont « richissimes et donnentdes ordres à des milliers de personnes »(p.45).

Tranches de quartier peut favoriser unéchange sur les relations entre adulteset enfants et, enfin, nourrir une dis-cussion sur la lecture comme liensocial : en effet, sa BD, Ludo va certesla partager avec son copain David,mais aussi avec la «vieille toupie » etavec le « troisième frère ».

Cet album appartient sans aucundoute à ces bandes dessinées dontl’exploitation pédagogique ne peutqu’intéresser enseignants et élèves,une BD d’aventures à la narrationcomplexe mais lisible, aux graphismessimples mais efficaces, et qui célèbreavec intelligence et humour l’imagi-nation et les pouvoirs de la lecture.

MARIE-HÉLÈNE GIANNONI,académie de Nice

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T R A N C H E S D E QU A RT I E R

«Tranches de quartier», de Bailly, Mathy & Lapière© Dupuis, 2008 ;

«Mille bulles » de l’école des loisirs, 2010

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U N N U M É RO S P É C I A L D E « L’ É C O L E D E S L E T T R E S »

Maurice Sendak et ses Maximonstres

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Un numéro spécial de 96 pages disponible sur simple demande en retournant la carte T jointe à ce numéro. Ce dossier est téléchargeable sur

www.ecoledeslettres.fr

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