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"L’Unique et sa propriété de Max Stirner" par René Saulière (dit André Arru) présentation par Aristide Lapeyre jeudi 30 octobre 2008 par A. Arru Il existe deux textes d’André Arru sur Max Stirner. Le premier, "L’Unique et sa propriété de Max Stirner", sous la signature de René Saulière, et avec une préface d’Aristide Lapeyre, parut en brochure en 1939 aux Editions Lucifer, Bordeaux, d’après une causerie sur le même sujet faite par André en 1938 dans le cadre de l’Ecole Rationaliste (voir « Hier », rubrique "Textes autobiographiques, témoignages").

L'Unique et sa propriété de Max Stirner par André Arru aka Jean-René Sauliere suivi de "Cinquante ans après"

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"L’Unique et sa propriété de Max Stirner" par René Saulière (dit André Arru) présentation par Aristide Lapeyre

jeudi 30 octobre 2008 par A. Arru

Il existe deux textes d’André Arru sur Max Stirner.

Le premier, "L’Unique et sa propriété de Max Stirner", sous la signature de René Saulière, et avec une préface d’Aristide Lapeyre, parut en brochure en 1939 aux Editions Lucifer, Bordeaux, d’après une causerie sur le même sujet faite par André en 1938 dans le cadre de l’Ecole Rationaliste (voir « Hier », rubrique "Textes autobiographiques, témoignages").

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On trouvera le second (écrit en 1988) dans cette même rubrique, sous le titre « Cinquante ans après ». Voici donc le premier de ces textes, précédé de la présentation faite par Aristide Lapeyre.

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L’Unique et sa propriété , p1

Préface [1]

Max Stirner, de son vrai nom : Johann-Caspar Schmidt, naquit à Bayreuth, le 25 octobre 1806. Il fit ses humanités au gymnase de cette ville, alors très florissante, puis étudia la philologie et la théologie à l’académie de Berlin (1826-1828), où il suivit les leçons de Hegel, Boeckh, etc. Après un voyage d’une année en Allemagne, il se livre à l’études des sciences philosophiques jusqu’en 1833. Il se marie en 1837, devient veuf six mois après ; entre comme professeur dans un institut privé, en 1839. Il publie en 1842-43, quelques articles de philosophie sociale sous ce pseudonyme de Max Stirner. Il se remarie en 1843 et la vie semble maintenant lui sourire. En 1844, paraît à Leipzig, chez l’éditeur Otto Wigand L’Unique et sa propriété . Stupeur, scandale, censure. Jeté à la porte de l’institution où il enseignait, la gêne s’installe au foyer, en vain son éditeur lui donne quelques traductions, la vie est trop dure, sa femme le quitte en 1846. Emprisonné pour dette en 1852 et 1853, Max Stirner, auteur de l’immortel L’Unique et sa propriété , meurt, loin de tous, le 25 juin 1846, âgé de quarante neuf ans et huit mois. Aristide Lapeyre

L’Unique et sa propriété

L’Unique est un monument de 450 pages dont chacune apporte un enseignement nouveau. John Henry Mackay, celui qui a reconstitué pas à pas la vie de Max Stirner, a déclaré : « Comme l’inépuisable richesse de « l’ Unique et sa Propriété », se rit de toute description, il s’ensuit que la restitution de son contenu sous une forme schématique est littéralement impossible. »

Ceci ne vise donc pas à être un résumé de cette œuvre, mais simplement à donner un aperçu, une petite idée de son intérêt. Je crois, pour ma part, qu’il n’est possible de saisir la portée totale de L’Unique qu’en l’ étudiant avec une attention soutenue, du début à la fin. La lumière souvent brutale, aveuglante des conceptions de Stirner oblige à revenir en arrière, à disséquer ses écrits, à rechercher et fouiller son idée. Il faut aussi très souvent arrêter la lecture et chercher, derrière l’immense brouillard que la société a jeté entre notre cerveau et la réalité, le vrai jour de notre pensée. Il ne faut pas passer sur un doute :

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il faut l’approfondir. Ce travail est long et difficile, parfois même fastidieux, mais nous nous apercevons que peu à peu des idées confuses, des sentiments intraduisibles, des contradictions incompréhensibles, qui étaient en nous, se trouvent clairs, transposés, compris.

Stirner va dans la totalité de son ouvrage nous apprendre à donner une nouvelle estimation au mot « égoïsme », au Moi intégral. Ce Moi va faire d’étonnantes choses : il va se confronter avec tous les milieux, avec toutes les formes de société. Il va se prendre au collet avec tous les dogmes, doctrines, morales, qu’ils soient religieux, athées, bourgeois, socialistes ou communistes. Il va secouer, briser, détruire, anéantir tout ce qui le gêne, le limite, le circonscrit. Et au fur et à mesure de ce carnage, il va gravir le piédestal d’où on l’avait chassé.

Je dégage pour ma part dans l’œuvre de Stirner, deux grandes intentions : La première : de démontrer que l’individu n’a été et n’est encore que l’esclave d’entités ; qu’il ne s’appartient pas, mais qu’il appartient aux autres, qu’ils se nomment Dieu, Humanité, Devoir, Liberté, Vérité ou Etat. La deuxième : de démontrer l’unicité de chaque individu et l’incompatibilité profonde existant entre cet unique et les sociétés de nos jours.

A ces deux intentions, j’ajoute une proposition touchant la forme de société qu’il envisage pour les « uniques », c’est-à-dire pour les « Moi » intégraux.

Nous allons examiner la première intention de Stirner : Voir qui nous possède et comment nous sommes possédés. Naturellement, je ne passerai pas en revue tous les dogmes, toutes les morales, toutes les sociétés ; je vais, simplement, prendre quelques cas et les exposer brièvement en restant dans le cadre de la pensée de Stirner. « Examinez, dit-il, la façon dont se comporte aujourd’hui un homme moral, qui pense en avoir bien fini avec Dieu, et qui rejette le christianisme comme une guenille usée. Demandez-lui s’il lui est déjà arrivé de mettre en doute que les rapports charnels entre frère et sœur soient un inceste, que la monogamie soit la vraie loi du mariage, que la piété soit un devoir sacré, vous le verrez saisi d’une vertueuse horreur. Touchez à ces principes et la prison vous guette.  » En effet, nous croyons souvent lorsque nous avons affaire à un sans-dieu que son esprit va être plus large, plus généreux, plus compréhensif et nous sommes étonnés, quelquefois abasourdis de retrouver les mêmes bornes, les mêmes barrières. Nous nous apercevons avec stupeur que ces libérés de Dieu sont les esclaves d’autres dieux ; seuls les noms ont changé.

Pour le reste, tout est pareil : le religieux déclare que Dieu défend l’inceste sous peine de démêlés graves au purgatoire ; l’homme moral, que nous pouvons nous représenter ici par le « Français moyen » ou par le « bon républicain d’avant-guerre », fait connaître que l’inceste est un crime passible de prison.

Dieu nous dit : « la polygamie est punie par l’enfer » ; l’homme moral répond : « la polygamie est passible du bagne ». Dieu parle encore : « Respecte ma loi, mon effigie, mes rites, sinon je te châtierai ».

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L’homme moral continue : « Soumets-toi à mes lois, à mes sbires, à mes juges, sinon mes geôles se refermeront sur toi ». Il est facile de se rendre compte que les commandements de Dieu sont restés les commandements de l’homme moral.

Stirner pourra nous dire : «  la croyance morale n’est pas moins fanatique que la religieuse » ou encore dans un langage plus coloré : «  les moralistes ont tout passé dans le lit de la religion. » Quelques pages plus loin il complètera sa pensée : «  La crainte de Dieu proprement dite est depuis longtemps ébranlée et la mode est à un athéisme plus ou moins conscient, reconnaissable extérieurement à un abandon général des exercices du culte. Mais on reporte sur l’homme tout ce qu’on a enlevé à Dieu, et la puissance de l’humanité s’est accrue de tout de que la piété a perdu en importance … - L’Homme est le Dieu d’aujourd’hui, et la crainte de l’Homme a pris la place de l’ancienne crainte de Dieu. »

Prenons à présent un de ces grands mots que l’Humanité a placés au-dessus des hommes, un de ces mots à qui toutes les idées se réfèrent, l’appui, le point de départ de toutes les sociétés, l’excuse de tous les crimes : le Droit. Il est mêlé à toutes les sauces. On dit : le droit divin, le droit canon, les droits de l’enfant, les droits de l’homme, le droit civique, la guerre du droit, etc.

« Lorsqu’on nous parle du Droit, nous dit Stirner, il est une question qu’on pose toujours : « Qui ou quelle chose me donne le droit de faire ceci ou cela ? » Réponse : Dieu, l’Etat, l’Humanité, etc. »

Ce Droit, c’est la loi. Nous n’avons que le droit qui nous est accordé. Si je veux connaître mon Droit dans un différend, il faut que je m’adresse aux juges qui consulteront les lois pour m’accorder ou ne pas m’accorder le droit qui est inscrit sur les codes. Ce droit n’est pas mon Droit, mais le droit que l’on me donne. Si, pourtant, nous interrogeons l’Histoire, nous nous apercevons que le Droit a subi de nombreuses variantes et qu’il a toujours été lié à la force.

Pourquoi, par exemple, les serfs étaient-ils considérés comme sans droit ? Parce que les maîtres, les seigneurs étaient les plus forts et qu’ils ne voulaient pas leur en donner. Pourquoi, ces mêmes esclaves proclamaient-ils en 1789, les « droits de l’homme et du citoyen » ? Parce qu’ils étaient alors les plus forts et qu’ils eurent la puissance de prendre ces droits. Le Droit de vivre lui-même, n’est qu’une conséquence de notre puissance. Si la force nous manque, nous mourrons. Le Droit n’est donc qu’une question de force, de puissance, mais non pas un état de fait transmissible et imprescriptible. Le Droit se transforme suivant la puissance : plus tu es fort, plus tu as de droit.

Ainsi, lorsque l’esclave pensait à la révolte, il était dans son droit, parce qu’aucune force ne pouvait l’empêcher de penser, mais lorsqu’il clamait sa révolte, il cessait d’être dans son droit parce que les seigneurs plus forts que lui le contraignaient à se taire. Actuellement la semaine de quarante heures est un droit des ouvriers, mais il y a deux ans, ce droit n’existait pas parce qu’ils n’avaient pas encore eu la force de le prendre. Cependant les individus considèrent encore le Droit comme sacré, comme une loi

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naturelle ou divine que l’on implore mais que l’on ne s’arroge pas, ce qui fait dire à Stirner : « Ce sens du droit, cet esprit de justice, est si solidement enraciné dans la tête des gens, que les plus radicaux des révolutionnaires actuels ne se proposent rien de plus que de nous asservir à un nouveau Droit, tout aussi sacré que l’ancien.  »

Nous venons de voir l’individu sous la domination de la Morale, puis sous la domination du Droit, deux entités qui perdent leurs prérogatives lorsque les « Uniques » auront pris conscience de leur Unicité. Voyons à présent ce qu’une forme de société, l’Etat, va être pour l’individu.

« Un Etat, nous dit Stirner, se passe de mon entremise et de mon consentement ; je nais en lui, j’y grandis, j’ai envers lui des devoirs et je lui dois foi et hommage. Il me prend sous son aile tutélaire et j’y vis de sa grâce. Ainsi l’existence indépendante de l’Etat fonde ma dépendance ; sa vie comme organisme exige que je ne croisse pas en liberté, mais que je sois taillé pour lui, afin de pouvoir m’épanouir suivant sa nature ; il m’applique les ciseaux de la culture, il me donne une éducation et une instruction mesurées sur lui et non sur moi, et m’apprend par exemple à respecter les lois, à me garder d’attenter à la propriété de l’Etat (c’est-à-dire à la propriété privée), à vénérer une altesse divine ou terrestre, etc., en un mot il m’enseigne à être irréprochable, en sacrifiant mon individualité sur l’autel de la sainteté. Telle est l’espèce de culture que l’Etat est capable de me donner. Il me dresse à être un bon instrument, un membre utile à la Société. »

Ceci est une bonne description de la non-existence du Moi dans l’Etat. Nous sommes asservis par lui, qu’il soit monarchique, dictatorial, libéral, démocratique, socialiste ou communiste. Nous représentons pour l’Etat un bien, une propriété, une matière malléable et corvéable qu’il ne peut, sous peine de mort, sacrifier. Que deviendrait l’Etat si nous ne nous soumettions plus à ses lois, ses juges, sa moralité, son autorité ? Il aurait tôt fait de disparaître.

L’Eglise en a fait la dure expérience. Lorsqu’une grande partie de ses sujets s’est insurgée contre sa domination, son prestige est tombé, son autorité a disparu et elle-même a failli disparaître. Actuellement elle est obligée pour subsister de faire des concessions, même à ses plus fidèles serviteurs, chose qu’elle n’aurait jamais faite du temps de sa puissance. « Il est absolument indispensable à l’Etat, écrit Stirner, que nul n’ait de volonté propre ; celui qui en aurait une, l’Etat serait obligé de l’exclure (emprisonner, bannir, etc.) et si tous en avaient une, ils supprimeraient l’état. » Il ajoute plus loin : « L’Etat ne poursuit jamais qu’un seul but : limiter, enchaîner, assujettir l’individu, le subordonner à une généralité quelconque.  » En effet, une loi édicte le même droit ou devoir pour tous les citoyens, mais sans jamais tenir compte de l’individualité de chacun d’eux. Pour assurer cet assujettissement, l’Etat promulgue, en même temps que la loi, les sanctions qui condamnent celui qui la transgresse. L’Etat ne s’occupera de moi que lorsqu’il craindra ma force, ce qui fait dire à Stirner : « L’Etat fera la sourde oreille jusqu’au moment où il croira nécessaire de m’apaiser pour prévenir l’explosion de ma redoutable puissance. Mais ces moyens d’apaisement dont il use en guise de soupape de

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sûreté sont tout ce que je peux attendre de lui. Si je m’avise de réclamer plus, l’Etat se retourne contre moi et me fera sentir ses griffes et ses serres. »

L’Etat n’est donc pour l’individu qu’un cortège de contraintes, que murailles de Chine infranchissables, qu’un prince autoritaire qui s’arroge le droit de propriété sur l’individu même, et qui, pour éviter les difficultés du gardiennage, inculque aux cerveaux les principes d’éducation, de morale, d’obéissance, de foi, qui assurent sa conservation. Ces principes sont les meilleurs anesthésiants de la pensée humaine.

J’arrêterai là l’étude de la première intention que j’ai prêtée à Stirner, faisant seulement remarquer que ses critiques sur les dogmes qui régissaient et qui régissent toujours nos sociétés, ont encore toute leur valeur malgré les cent ans d’existence que possède son ouvrage.

Je vais aborder à présent la deuxième intention qui est de nous démontrer que l’individu est un « Unique », qu’il ne peut être régi par des lois visant des généralités, qu’il est avant tout un « égoïste », qu’il l’a toujours été, et qu’il peut par l’intensification consciente de cet égoïsme, trouver le plein développement de son individualité ; qu’il est, par cette prise de conscience du moi, par cette unicité, égal en puissance à tout autre individu et qu’il peut donc traiter d’égal à égal avec lui, sans sentir sur sa tête le poids d’une autorité qu’il n’a jamais reconnue.

L’Etre, l’Individu est changeant par sa nature. Il veut aujourd’hui ce qu’il ne voudra pas demain. Il est aujourd’hui ce qu’il ne sera pas demain. Il saura demain ce qu’il ne sait pas aujourd’hui. Il faut donc, s’il veut être libre de lui, qu’il ne soit soumis à aucune loi qui régisse sa vie, qui le plie à une volonté autre que la sienne. S’il n’attend plus de l’extérieur une idée, une vérité, une ligne de conduite, mais qu’au contraire, il prenne possession de Son idée, de Sa vérité, que sa ligne de conduite ne soit que ce qu’il veut qu’elle soit au jour le jour, il va à ce moment-là s’appartenir – être lui – être celui qui rapporte tout à lui : l’Egoïste, l’Unique.

« Des siècles de culture, écrit Stirner, ont obscurci à vos yeux, votre vraie signification et vous ont fait croire que vous n’êtes pas des égoïstes, que votre vocation est d’être des idéalistes, des braves gens. Secouez tout cela, ne cherchez pas dans l’abnégation une liberté qui vous dépouille de vous-même, mais cherchez-vous, vous-même, apprenez à connaître ce que vous êtes réellement et abandonnez vos efforts hypocrites, votre manie insensée d’être autre chose que ce que vous êtes. »

Il est certain que si nous interrogeons les faits, nous pouvons nous rendre compte que toujours il a été tenu compte de l’Egoïsme de chaque individu.

Jamais encore, aucune religion, aucun Etat, aucun groupe d’humains n’a pu se passer de promesses ou de récompenses. Le paradis, les indulgences, la béatification, les sièges à la droite de Dieu sont pour l’Eglise le moyen d’amener les êtres à vivre suivant ses dogmes. La retraite des vieux travailleurs, le repos bien gagné sont pour l’Etat les futurs dédommagements du citoyen obéissant. Le grade, l’augmentation sont pour le

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patron la prime au rendement du travailleur. Les diplômes, les costumes, l’argent, les galons, la gloire, la statue, la médaille, l’intérêt sont à la base de toute émulation. Tout cela n’est que prime à l’égoïsme de chacun ; la morale seule n’a pas suffi : il a fallu l’appuyer sur un avantage matériel et individuel.

« Tous vos actes, tous vos efforts sont de l’égoïsme inavoué, nous dit Stirner, mais, comme cet égoïsme dont vous ne voulez pas convenir et que vous celez à vous-même ne s’étale ni ne s’affiche et reste inconscient, il n’est pas de l’égoïsme, mais de la servitude au dévouement, de l’abnégation. Vous êtes des égoïstes et vous ne le paraissez pas parce que vous reniez l’égoïsme. Et c’est précisément, vous qui avez voué ce mot égoïsme à l’exécration et au mépris, vous à qui il s’applique si bien.  »

Eh bien ! changeons de méthode. Affirmons-nous. Soyons des égoïstes. Proclamons- le bien haut, de manière que ceux qui viennent à nous sachent à qui ils ont affaire. Faisons le bien parce qu’il nous plait de faire le bien, parce que c’est notre satisfaction ou parce que nous ferons échange avec autrui. Soyons héros, parce que nous aimons la gloire ou parce que nous en tirons des avantages. Payons nos satisfactions ; faisons payer celles que nous donnons aux autres. Mais ne nous faites plus de chantage et n’attendez pas de nous, qui sommes des Uniques, que, parce que vous êtes des héros, il faille que nous vous adorions. Non : nous sommes à égalité de puissance. Si tu es Grand, je suis Petit ; Si tu es Fort, je suis Faible ; Si tu es Intelligent, je suis Bête ; Si tu es Ingénieur, je suis Ouvrier.

Tous ces mots, et ce ne sont que des mots, ne méritent-ils pas de majuscules ? Que m’importe si tu es fort, moi je sais courir, et ma vitesse égale ta force. Que m’importe si tu es intelligent, moi je suis rusé et ma ruse égale ton intelligence. Toi et Moi sommes donc des puissances. Traitons-nous en puissances. Echangeons-les. Groupons-les, si c’est nécessaire. Mais n’acceptons pas de puissance autre que la nôtre. Tout cela, Stirner nous l’explique avec force détails et exemples dans la deuxième partie de l’Unique, intitulée : Moi, et consacrée entièrement au développement de cette idée.

Si, dans sa première partie, Stirner fait œuvre de décrasseur, en enlevant minutieusement les saletés qui gênent le libre fonctionnement de notre individualité et qui nous font paraître sous un aspect qui n’est pas nôtre, dans sa deuxième partie, il nous montre ce que nous sommes lorsque nous sommes propres.

Il n’a pas l’intention de faire de nous quelque chose : il nous montre simplement les matériaux qui nous composent et ceux qui, à nos pieds, attendent leur mise en chantier, et il nous dit à peu près ceci : « N’attendez pas qu’un autre (idée, homme ou dieu) vous prenne en laisse ; qu’il vous accommode à la sauce qui lui convient à lui, et non qui vous convient à vous. Construisez-vous vous-mêmes. Que vos gestes soient vos gestes propres. Que votre pensée soit votre pensée propre. Soyez individu avec toute votre individualité. Quand vous serez vos maîtres, quand vous serez votre Dieu, votre Etat, vous pourrez penser à commercer avec les autres, non pas comme de nos jours en individus dépendant les uns des autres, mais en puissances autonomes qui traitent à leur gré avec telle ou telles autres puissances aux conditions que toutes deux ont librement discutées et librement acceptées.

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C’est ce qui nous amène à la proposition de Stirner dont je parlais tout à l’heure et qui est « l’association ». « Le but à atteindre, nous dit Stirner, n’est pas un autre Etat, mais l’Alliance, l’Union. »

En effet, nous ne pouvons donner vie à un autre Etat puisque : Etat implique Autorité, Supériorité, et que nous ne l’acceptons pas. Mais lorsque nous aurons pris conscience de notre puissance, nous allons nous apercevoir qu’elle n’est pas suffisante pour vaincre ou pour obtenir tout ce que notre individu désire. Il va falloir donc, dans le cadre de notre Moi, que nous cherchions des aides. Ces aides, qui vont avoir les mêmes besoins que Moi, vont être mes associés. Que va être cette association ? Je ne vais m’associer qu’avec la ou les puissances (soit le ou les individus) qui vont m’être utiles, qui vont désirer pour la même raison s’associer avec moi et qui vont augmenter ma force, ma possibilité de jouissance, en même temps que j’augmenterai la leur. Je ne m’associerai donc que lorsque j’aurai intérêt à m’associer et qu’avec ceux que j’aurai choisis. J’aurai toujours en outre la possibilité de me rétracter, c’est-à-dire de me désassocier, si moi ou mes associés ne répondons plus aux conditions de mon association.

Tout ceci, qui est vrai pour chaque membre de l’association, va représenter la principale différence existant entre cette dernière et la société actuelle : Etat, Nation, Famille, Religion, qui nous associent avant de naître, donc sans se soucier de notre avis et jusqu’à la mort sans possibilité de choix ni rétractation. Stirner nous dit, parlant de l’associé : « S’il peut m’être utile, je consens à m’entendre, à m’associer avec lui pour que cet accord augmente ma force, pour que nos puissances réunies produisent plus que l’une d’elles ne pourrait faire isolément. Mais je ne vois dans cette réunion rien d’autre qu’une augmentation de ma force et je ne la conserve que tant qu’elle est ma force multipliée. Dans ce sens-là, elle est une Association. » Il ajoutera plus loin : « Ce n’est que dans l’Association que votre unicité peut s’affirmer parce que l’Association ne vous possède pas, mais que vous la possédez et que vous vous servez d’elle.  »

Il explique cette phrase de la façon suivante : « Tu apportes dans l’Association toute ta puissance, toute ta richesse et tu t’y fais valoir ; dans la Société toi et ton activité êtes utilisés. Dans la première, tu vis en égoïste ; dans la deuxième, tu vis en homme, c’est-à-dire religieusement ; tu y travailles à la vigne du seigneur. Tu dois à la société tout ce que tu as, tu es son obligé et tu es obsédé de devoirs sociaux. A l’Association, tu ne dois rien ; elle te sert et tu la quittes sans scrupule dès que tu n’as plus d’avantages à en tirer. Si la société est plus forte que toi, tu la feras passer avant toi et tu t’en feras le serviteur ; l’Association est ton outil, ton arme, elle aiguise et multiplie ta force naturelle. L’Association n’existe que pour toi et par toi. La société, au contraire, te réclame comme son bien. La société se sert de toi et tu te sers de l’Association.  »

Bien entendu, pour m’associer, je vais être obligé de passer contrat, et ce contrat va représenter une restriction de ma liberté. Mais lorsque je suis seul avec ma seule puissance, aurai-je toute ma liberté ? Non : je ne pourrai faire que ce que ma puissance me permettra de faire. Si, par exemple, j’ai le vertige, je n’ai pas la liberté de me promener sur une planche à vingt mètres de haut. Dans l’Association, lorsque j’accepte un contrat, c’est que je l’ai discuté et je ne l’accepte qu’en connaissance de cause ; les

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clauses qui comportent restrictions ne représentent pas un sacrifice, mais le résultat de mon impuissance. Tel est, de l’avis de Stirner, la seule Société où peut vivre et s’épanouir un Unique.

Voilà ce que, pour ma part, j’ai découvert dans l’œuvre de Stirner.

J’ajoute que je n’ai pas seulement fait que découvrir, mais que je m’y suis retrouvé. Stirner ne représente pas pour moi un directeur de conscience, mais l’écrivain qui, par son talent et son courage, par sa profonde psychologie et sa science sociologique, m’a permis de lever le voile sur certaines hésitations de mon individu.

René Saulière

[1] NDLR : Dans la 1ère brochure, de 1939, Editions Lucifer, 44 rue Fusterie Bordeaux, la préface est intitulée « Biographie » et son signataire est « Lucifer ».

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"L"Unique et sa propriété de Max Stirner"

« Cinquante ans après » par André Arrujeudi 30 octobre 2008 par A. Arru

Voici le deuxième texte d’André Arru sur Stirner, écrit en 1988 et portant le titre « Cinquante ans après » ; il fut publié à la suite et en complément du premier ("L’Unique et sa propriété de Max Stirner" par René Saulière), par Le Libertaire (Le Havre) sur six numéros entre juin 1988 et février 1989, puis sous forme de brochure en 1996 (Editions du Libertaire, Le Havre). Cette publication contient en outre des textes de référence d’E. Armand et de Pierre-Valentin Berthier, choisis par André et réunis sous le titre « Controverses et convergences » pour élargir le champ de réflexion des lecteurs.

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Cinquante ans après - L’ Unique aujourd’hui - , p1

Cinquante ans après - L’ Unique aujourd’hui -

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Le texte qui précède [1] date de 1938. Je n’y ai rien changé parce que mes sentiments, en ce domaine, n’ont pas changé, et aussi parce que l’œuvre de Stirner n’a pas vieilli malgré ses cent cinquante années d’existence ! La situation est toujours la même… ou pire. Plus que jamais, l’Individu est agressé, plus que jamais le clonage le guette. Plus que jamais il est cerné, ligoté, enfermé, étouffé et disparaît dans la masse, au sein des institutions bien établies. Et lorsque ces dernières vacillent sous un coup de boutoir imprévu, comme en 1968, les idées géniales sont vite récupérées, transformées, caricaturées et resservies vidées de leur contenu primordial. L’Humanité, l’Homme ne sont pas atteints par ces tours de passe-passe, mais l’Individu se dissout de plus en plus dans la multitude, il n’a plus de consistance.

Comment pourrait-il en être autrement ? Dès son plus jeune âge, l’homme est préparé à son rôle d’assujetti : « On lui apprend (à l’enfant) à « servir », autrement dit on lui apprend la servitude à l’égard des structures hiérarchiques de dominance. On lui fait croire qu’il agit pour le bien commun, alors que la communauté est hiérarchiquement institutionnalisée, qu’elle le récompense de tout effort accompli dans le sens de cette servitude à l’institution. Cette servitude devient alors gratification. L’individu reste persuadé de son dévouement, de son altruisme, cependant il n’a jamais agi que pour sa propre satisfaction, mais satisfaction déformée par l’apprentissage de la socio culture… (avec) ce que nous savons aujourd’hui de la biologie des comportements, je suis effrayé par les automatismes qu’il est possible de créer dans le système nerveux d’un enfant. Il lui faudra dans sa vie d’adulte une chance exceptionnelle pour s’évader de cette prison, s’il y parvient jamais… » (Henri Laborit, [2] – Eloge de la fuite [3]

Si nous rapprochons ces jugements sur le fonctionnement des institutions, de ceux donnés dans les pages précédentes, nous constatons que, malgré cent cinquante ans d’écart, ils se rejoignent étrangement. Pourtant, les uns émanent d’un enseignement nourri d’études philosophiques, particulièrement riches au siècle dernier, les autres viennent d’un chercheur scientifique, sociobiologiste réputé de notre temps. Ils se rejoignent aussi dans l’éclat que provoquent leurs œuvres. L’Unique et sa propriété, dès sa parution, fit pousser des cris d’horreur, non seulement chez les cléricaux et d’autres réactionnaires de l’époque, mais au sein de l’école hégélienne, mais encore chez Marx et les siens. Quant à Henri Laborit, reconnu comme l’un des grands biologistes contemporains, il est également une personne qui dérange parce qu’il ne se confine pas dans les limites de son laboratoire ni dans ses mémoires scientifiques… Il en sort pour nous exhorter à prendre conscience des réalités scientifiques que nous vivons : « Les problèmes que pose la vie à chacun de nous, je n’ai trouvé aucun catéchisme, aucun code civil ou moral, capable de m’en fournir les réponses. Le Christ me les a données, mais outre que c’est un Monsieur qui n’est pas très recommandable, je le suspecte de changer de visage avec le client… » [4] ou encore : « La technicité focalise les sources d’information, rétrécit les langages, les systèmes sémantiques d’échanges, rend l’individu de plus en plus incapable de se situer dans l’univers, et d’autant plus sensible aux jugements de valeur imposés par les groupes de pression que ceux-ci soient l’état, le capital, les classes sociales, économiques…  ». « … les hiérarchies sociales, les lois, les préjugés, les interdits innombrables, tout ce que les sociétés ont inventé pour assurer leur survie personnelle, ne peuvent qu’étouffer l’individu, réprimer l’expression de ses désirs… " [5]. Je me suis

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attardé sur Laborit, très peu eu égard à l’importance de son œuvre, parce que j’y trouve un parallélisme – ce qui ne veut pas dire identité – avec celle de Stirner. Leurs tirs à boulets rouges sur les mœurs de leur temps, l’individu base et levier de ces critiques pertinentes, logiques, d’ordre philosophique pour l’un et scientifique pour l’autre, l’ironie souvent mordante et l’humour de ce dernier, la fougue du premier, tout cela et bien d’autres choses me paraissent complémentaires.

Si L’Unique et sa propriété est une démonstration de l’écrasement de l’individu par les sociétés auxquelles il appartient, c’est plus encore, l’affirmation de son unicité, maître de sa personne, n’obéissant qu’à lui-même qui fit scandale. Lequel s’enfle ici parce que ces opinions heurtaient toutes les autres. En 1845, Stirner n’avait pas l’appui de la recherche scientifique. Par son œuvre il devenait l’anti-Hegel dont la philosophie dominait alors en Allemagne. Pour ce dernier la seule moralité était « la moralité objective », « … celle que l’homme acquiert dans les sociétés qui l’éduquent, famille, société civile et surtout l’Etat [6] ». C’est en respectant la loi, en s’y intégrant pour ne pas en subir la contrainte que l’homme trouvera sa liberté, nous dit Hegel. De cette opposition naît, contre Stirner, une réaction virulente où les cléricaux se démènent pour abattre l’ennemi ; « Si l’homme était unique, affirme le critique de la gazette Evangélique, organe de l’Orthodoxie dirigé par Hengstenberg, toute communication avec autrui lui serait interdite… une existence végétative seule correspondrait aux postulats d’une telle philosophie…  » (cité par Henri Arvon, sociobiologiste dans : Aux sources de l’existentialisme, Max Stirner, 1954).

Aujourd’hui, la plupart des biologistes, sinon tous, expliquent la spécificité de chaque être. Jean Rostand écrivait en 1953 dans Ce que je crois : « Ce ne serait pas la peine que la nature fasse de chaque individu un être unique pour que la société réduisît l’humanité à une collection de semblable. » Plus près de nous, Henri Laborit en 1976 confirme : « Puisqu’il tient tant au coeur de l’individu de montrer sa différence, de montrer qu’il est un être unique, ce qui est vrai… » [7]. C’est elle qui fait la richesse de l’espèce et lui donne ses potentialités… Si nous avions tous la même sensibilité à un virus, l’humanité toute entière pourrait être anéantie par une seule épidémie. Nous sommes quatre milliards et demi d’individus uniques pour affronter les risques possibles. » J’arrête les citations sur ce point, chaque lecteur peut en rajouter du cru de ses lectures.

On a beaucoup extrapolé sur l’œuvre de Stirner et ce complément rudimentaire à mon premier texte tente de mieux situer la valeur actuelle de la philosophie de L’Unique. Henri Arvon, déjà cité, l’a étudiée avec beaucoup de sérieux. « En 1844 paraît l’ouvrage capital de Max Stirner ; « L’Unique et sa propriété ». Espèce de journal, ce livre, véritablement grandiose par la rigueur de sa logique et la limpidité de son style, retrace en un raccourci saisissant tout le mouvement de la cause hégélienne pendant les années décisives de 1843 et 1844…  » [8]. Et encore : « … une pensée d’une rare vigueur et d’une pénétration quasi inhumaine et un style qui par sa surface lisse et ses arêtes coupantes rappelle la froideur et la dureté de l’acier… » (Aux sources de l’existentialisme, Max Stirner). Au cours de son essai, Arvon écrit que Stirner n’a pas grand-chose de commun avec l’anarchisme.

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Il en donne comme exemple les attaques de l’auteur de L’Unique contre Proudhon. Mais c’était oublier que Proudhon combattait pour de grandes abstractions. La Justice, l’Egalité, la Liberté, etc. ; pour Stirner, une entité établie, d’où qu’elle vienne, asservit l’individu et de plus est un leurre. Elles sont pour lui des homélies et des discours. Il n’a qu’une cause, la sienne, le Moi vainqueur, c’est-à-dire débarrassé de toutes les transcendances, qu’elles viennent de l’athéisme ou du spiritualisme, de tous les concepts, qu’ils soient tyranniques ou révolutionnaires. Arvon essaie ensuite de démontrer que Stirner serait la source de la branche athée de l’existentialisme. Pour ceux qui ont lu Sartre, en France l’auteur le plus représentatif de cette philosophie résumée dans son livre «  L’individu existentiel est un humaniste », on peut dire que si Sartre s’intéresse à l’individu, il ne peut s’empêcher de l’embarquer dans des choix et des engagements qui sont plus près de la morale que de l’égoïsme. Enfin, d’autres ont voulu comparer l’Unique de Stirner au surhomme de Nietzsche. Le surhomme est un rêve d’enfant qui mène au superman et lorsque l’enfant grandit, au despote : «  Le fascisme veut instaurer l’avènement du surhomme nietzschéen  » (Camus). En face, l’Unique n’est qu’un Moi en lutte d’abord contre lui-même et contre les contraintes que les autres veulent lui imposer. Ainsi ce qui paraît difficile devient d’une clarté aveuglante : « En tant qu’Unique, tu n’as plus rien de commun avec personne, et par là même plus rien d’inconciliable ou d’hostile. » C’est alors qu’une question vient aux lèvres : que va devenir cet Unique ? « Autant vaudrait me demander de tirer l’horoscope d’un enfant. Ce que fera un esclave quand il aura brisé ses chaînes ? Attendez et vous le saurez !  »

Il est utile de remarquer pour la compréhension fondamentale de cette œuvre que le premier chapitre de L’Unique s’intitule « Je n’ai basé ma cause sur rien ». La fin de ce chapitre se termine par : « Rien n’est pour moi au-dessus de Moi  ». Il serait tentant alors d’y trouver une résonance du « surhomme ». Mais Stirner termine son essai par cette pensée forte, concise et évidente : « Si je base ma cause sur Moi, l’Unique, elle repose sur son créateur éphémère et périssable qui se dévore lui-même et je puis dire : Je n’ai basé ma cause sur rien.  » [9]

Stirner et l’anarchisme…

On remarquera que, dans son œuvre, Stirner ne se qualifie pas d’anarchiste. Ce sont ses contemporains, amis et adversaires, qui lui ont épinglé – entre autres – cette étiquette en le comparant à Proudhon, qui venait de publier en 1840 Qu’est-ce que la propriété ? et aussi à Most et d’autres anarchistes allemands qui défrayaient la chronique par de nombreux attentats.

C’est en 1892 que l’anarchiste John Henry Mackay redécouvrit Stirner, publia sa biographie, le sortant ainsi de l’ombre où il avait sombré après avoir fait beaucoup de bruit. A partir de là L’Unique et sa propriété devint une référence pour l’individualisme anarchiste et l’anarchisme en général. C’était normal, le refus de toutes autorités morales et institutionnelles, les analyses qui accablent et démontent toutes les valeurs dites universelles, les accusations portées contre les idées transcendantales, contre Dieu, Etat, Patrie, Justice, traditions, etc., font entrer de plain-pied, L’Unique, et Stirner lui-même, dans l’univers anarchiste. Christian Cornélissen écrivait en 1900 : « J’appellerais

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volontiers le livre de Stirner l’évangile de l’anarchiste, si ce n’était faire tort à l’individualisme en lui attribuant un évangile. » (#En marche vers une société nouvelle).

Il faut ajouter encore que Stirner n’emploie pas le mot individualisme. C’était pour lui un « isme » qu’il combattait comme les autres entités. Il s’en tenait à « l’ Individu » et à son association possible avec d’autres individus. Association limitée dans le temps et aussi dans les buts, pas de principes généraux qui planent au-dessus des parties prenantes. C’est l’intérêt de chacun qui est en jeu, on traite d’égal à égal : « Moi je vois dans cette réunion (l’association) rien d’autre qu’une augmentation de ma force multipliée. Dans ce sens là elle est une association. L’association n’est maintenue ni par un lien naturel ni par un lien spirituel : elle n’est ni une société naturelle ni une société morale. Ce n’est ni l’unité du sang ni l’unité de croyance (c’est-à-dire d’esprit) qui lui donne naissance… » (L’Unique)

C’est, plus particulièrement, à dater de 1901 que vont se développer en France différentes expressions, pour la plupart individuelles, de l’anarchie, qui se réclameront de l’individualisme [10].

Quelques personnalités du milieu universitaire comme Victor Basch ou Félix Le Dantec [11], très ancrées dans la société du moment, s’intéressèrent à l’œuvre de Stirner. Leurs essais firent beaucoup de bruit car ils convenaient du talent de Stirner, de sa connaissance profonde en théologie et en philosophie et du réalisme de l’acte d’accusation qu’il portait contre la société ; mais leur regard sur l’œuvre n’est en fait qu’un constat d’intellectuel, d’ordre critique dans le cas de Victor Basch. Le constat est le même de la part de Félix Le Dantec qui pourtant, en exergue de son livre, écrivait : « Si l’égoïsme est la base de notre édifice social, l’hypocrisie en est la clef de voûte.  » Sa conclusion, que je résume, est que l’hypocrisie continuera d’équilibrer le déséquilibre des sociétés présentes et futures.

C’est E. Armand [12] qui, au travers de ses publications, brochures, livres, réunions, conférences, sorties à thèmes, créa, anima la pensée anarcho-individualiste, provoquant la constitution de groupes qui à leur tour organisaient des réunions et distribuaient et vendaient la presse anarchiste. Il est vrai que ces groupes étaient peu nombreux mais Armand rassemblait aussi un nombre relativement important d’individualités libertaires [13], ce qui donnait à son mouvement une certaine ampleur. L’en-Dehors puis L’Unique eurent une riche collaboration au travers d’un éclectisme de rubrique rare et donc un contenu toujours enrichissant. Enfin Armand était un militant infatigable au point que son dernier bulletin qui paraissait encarté dans Défense de l’Homme de Louis Dorlet [14] est paru un mois après sa mort à 90 ans !

Si Stirner a été le philosophe de l’individualisme anarchiste, E. Armand en a été, entre les deux guerres et après la dernière jusqu’en 1962, le principal vulgarisateur en France sans verser dans la vision disciple, pas davantage dans le panégyrique. Dans l’Ere Nouvelle du 25 mai 1910, il publiait un article biographique sur Stirner dans lequel on trouve ce passage : « Max Stirner est mort obscur mais fier. Il n’a pas « fini » casé dans quelque sinécure profitable. Nous savons ce qu’il a écrit, il l’a fait pour son plaisir, non pour le

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nôtre. Il ne nous a rien demandé : ni notre admiration, ni notre sympathie, ni nos remerciements. Nous ne lui devons rien. Le tribut que nous lui accordons, c’est de notre propre volonté, parce que cela nous agrée. Et c’est pourquoi – malgré les critiques et les calomnies, les envieux ou les moralistes – il nous apparaît comme suprêmement désintéressé. »

Parlant d’expression anarchiste-individualiste, je ne peux passer sous silence celle de Charles-Auguste Bontemps, lui aussi disparu, qui proposa dans deux ouvrages d’adapter à notre temps le projet anarchiste. L’un intitulé L’Anarchisme et le réel – essai d’un rationalisme libertaire, l’autre L’individualisme social (résumé et commentaires) . L’individu reste au centre des préoccupations de l’auteur : « La condition première de la constance anarchiste, c’est d’être pour soi, de vivre avec sa morale à soi pour soi, d’oser une autonomie délivrée des psalmodies et des grimaces…  » (L’Anarchisme et le réel). Le Moi ici ne brise plus avec la société, il va lutter pour rester lui-même mais aussi pour modifier le milieu dans lequel il vit : « …il appartient à des anarchistes de prendre ce risque … de promouvoir et d’accélérer les avantages de ces évolutions. Il leur appartient de démystifier l’opinion. A ce stade, l’anarchiste se situe en position de vigilance et d’opposition constructive…  » (L’Anarchisme et le réel). Nous sommes là dans une autre représentation de l’anarchisme individualiste. Bontemps ne rompt pas, il tente de s’adapter. Nous sommes assez loin de la pensée tranchante, oppositionnelle de Stirner. Tout au moins en apparence.

E. Armand, lui, reste beaucoup plus proche de Stirner : « Qu’on ne s’y méprenne point, les individualistes anarchistes sont des négateurs, des destructeurs, des démolisseurs. Ils sont ceux qui « ne croient en rien », « ne respectent rien ». Rien, en effet, ne trouve grâce devant leur critique désagrégeante. Rien ne leur est sacré.  » (E. Armand : ’Initiation Individualiste Anarchiste).

Si le livre fermé, le lecteur peut ressentir des changements dans ses sentiments, ses pensées, ses jugements, la société dans laquelle il vit, qui l’entoure, reste la même. Or, pour que cette société change il faut la chambarder de fond en comble et surtout dans ses us et coutumes, dans ses mœurs. Dans ses raisonnements. La révolte ne peut rien bouleverser. Elle ne fait que détraquer, un temps, un état de choses qui sera vite remis en place et souvent en pire. Pour changer les institutions à la base, c’est-à-dire les mœurs de la société, il faut changer les mœurs des individus qui la composent. C’est la révolution. Elle ne peut se faire qu’avec des révolutionnaires de pensée mais aussi de fait qui, dans la vie de tous les jours, font et vivent leur propre révolution. Construire une société, c’est commencer à se construire soi-même. C’est au travers d’un comportement quotidien individuel que se modifient ou disparaissent les institutions.

Cette lutte au jour le jour est pénible à mener, car elle oblige chacun à s’opposer à l’entourage familial, professionnel, social ; à refuser les morales, traditions, religions engendrant des déterminismes, en plus de ceux d’origine biologique, qui empêchent notre liberté de choix, nous embourbent et nous ramènent dans le conformisme, la pauvreté de penser et d’agir.

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C’est le message que l’on trouve au fil des pages de l’œuvre de Stirner et de la plupart des ouvrages des individualistes anarchistes.

[1] c’est-à-dire "L’Unique et sa propriété de Max Stirner" - à lire dans cette même rubrique

[2] Henri Laborit – chirurgien, biologiste, chercheur, découvreur. Prix Albert Lasker, la plus haute récompense scientifique des U.S.A., co-auteur du film Mon oncle d’Amérique. Auteur de nombreux ouvrages scientifiques et sociologiques à grand retentissement.

[3] Robert Laffont. Ed.

[4] Eloge de la fuiteop.cité

[5] Henri Laborit,L’Homme imaginant

[6] Hegel et l’hégélianisme par René Serreau, éd. Que Sais-Je -P.U.F.

[7] Eloge de la fuite]op.cité]. François Jacob, prix Nobel, dans Le jeu des possibles (1981) dit : « … comme si l’égalité n’avait pas été inventée précisément parce que les êtres humains ne sont pas identiques… La diversité est une des grandes règles du jeu biologique… Et cette diversité, cette combinaison infinie qui rend unique chacun de nous, on ne peut la sous-estimer [[Nous avons remplacé par le verbe « sous-estimer » celui de « surestimer » qui figurait dans le texte, et qui ne pouvait être qu’une erreur ou une distraction.

[8] L’Anarchisme, Que Sais-Je, PUF 1951

[9]  : L’exemplaire de « L’Unique et sa propriété » lu et annoté par André Arru, et qui lui a servi de base de travail et de réflexion, a été édité par Stock (Bibliothèque Sociologique) en 1922 ; il s’agit de la 6ème édition, la première remontant à 1899 ; Robert L. Reclaire en est le traducteur.

Cette courte phrase « Je n’ai basé ma Cause sur Rien » qui introduit et clôt l’ensemble de l’œuvre, peut se trouver formulée avec de légères variantes, selon les traducteurs et les éditions. Ainsi, chez J.J. Pauvert, 1960, traduction de Reclaire, « J’ai basé ma cause sur Rien » et dans la traduction de A. Sauge, Max Stirner, œuvres complètes, Edition l’Age d’Homme, Collection Germanica, 1972, « J’ai fondé ma cause sur Rien » en début d’ouvrage et « Je n’ai fondé Ma cause sur rien » en conclusion.

[10] Encyclopédie anarchiste 1ère édition : la rubrique « Individualisme » compte les articles suivants : 3 articles signés respectivement de Lestrade, Stephen Mac Say, Raoul Odin. Puis Individualisme (Anarchisme altruiste) M. Pierrot ; Individualisme (Anarchisme égoïste) Manuel Devaldès ; Individualisme (Anarchisme harmonique) Han Ryner : Individualisme (Mon individualisme) Aristide Lapeyre ; Individualisme

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(Socialiste rationnel) Elie Soubeyran ; Individualisme (ou communisme) Max Nettlau ; Individualisme (Education) Stephen Mac Say.

[11] Victor Basch. Professeur à la Sorbonne, devint président de la Ligue des droits de l’homme – assassiné par un homme de main de Joseph Darnand le 10 janvier 1944 ; L’Individualisme anarchiste de Max Stirner, Félix Alcan éd. 1928 2ème éd.

Félix Le Dantec. Chargé de cours à la faculté des Sciences de l’Université de Paris, auteur de nombreux livres de vulgarisation scientifique et de philosophie dont L’Egoïsme, base de toute société qui fut beaucoup lu dans les milieux anarchistes ainsi que L’Athéisme.

[12] Ernest Lucien Juin dit E. Armand. Né le 26 mars 1872 à Paris, mort le 19 février 1962 à Rouen. A publié comme périodiques : L’Ere Nouvelle, Hors du troupeau, Les Réfractaires, Pendant la Mêlée, L’En-Dehors, L’Unique – a dirigé L’Anarchie en avril 1912 ; a publié des dizaines de brochures, la Bibliothèque de l’Aristocratie, etc.

[13] Entre autres : John Henry Mackay, Louis Barbedette, Manuel Devaldès, Louis Dorlet, Louis Estève, Hem Day, Gérard de Lacaze Duthiers, Han Ryner, Stephen Mac Say, etc.

[14] Louis Dorlet est aussi auteur d’une brochure, L’Antidote - les bases scientifiques de l’individualisme et les conclusions qui en découlent.