17
L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard ethnographique sur une participation citoyenne numérique Nancy OTTAVIANO LAA - LAVUE UMR 7218 CNRS / ENSAPLV - Paris Ouest Nanterre La Défense et SPEAP, Programme d’Expérimentation en Arts et Politique de Sciences Po Paris, [email protected] Résumé Villes Sans Limite est un outil de l’urbanisme collaboratif, une tendance portée par UFO qui vise à l’implication de la société civile dans les processus décisionnels qui font la ville. Cette interface interactive sur support nomade est destinée à permettre la participation des citoyens en la renouvelant : elle permet la modification instantanée d’images photographiques par la manipulation de critères préétablis (densité, nature, mobilité, vie de quartier, créativité et numérique). Les images sont alors transformées en données, pour être reformulées et permettre un discours commun dans un document de restitution où le registre de la statistique est contrebalancé par l’analyse des commentaires utilisateurs qui rejoue les catégories proposées aux utilisateurs en les déclinants. Ce protocole se déploie à l’échelle du quartier de la Pompignane et s’inscrit dans un emboitement des périmètres de projets de développement de la métropole Montpelliéraine actuellement en cours. Il fait écho aux volontés affichées par l’équipe municipale en place de construire une politique de démocratie participative et questionne les frontières entre services techniques qui doivent alors recomposer leurs interactions pour permettre le déploiement de l’expérimentation. Ainsi, cette « enquête d’imagination publique » est une innovation disruptive qui peut être intégrée dans les pratiques. À Montpellier, cas d’étude central de cette communication, une procédure de dialogue compétitif est actuellement à l’œuvre. Comment les différents acteurs en présence prennent-ils en compte la parole des habitants consultés ? Un regard de l’intérieur tentera de montrer la construction de la participation citoyenne médiée par l’outil numérique dans le cas d’un quartier au futur incertain. Mots-clés Urbanisme ; ville ; quartier ; collaboration ; capacitation ; habitant ; utilisateur ; concepteur ; services techniques ; procédure

L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard

L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard ethnographique sur une participation citoyenne numérique Nancy OTTAVIANO LAA - LAVUE UMR 7218 CNRS / ENSAPLV - Paris Ouest Nanterre La Défense et SPEAP, Programme d’Expérimentation en Arts et Politique de Sciences Po Paris, [email protected]

Résumé Villes Sans Limite est un outil de l’urbanisme collaboratif, une tendance portée par UFO qui vise à l’implication de la société civile dans les processus décisionnels qui font la ville. Cette interface interactive sur support nomade est destinée à permettre la participation des citoyens en la renouvelant : elle permet la modification instantanée d’images photographiques par la manipulation de critères préétablis (densité, nature, mobilité, vie de quartier, créativité et numérique). Les images sont alors transformées en données, pour être reformulées et permettre un discours commun dans un document de restitution où le registre de la statistique est contrebalancé par l’analyse des commentaires utilisateurs qui rejoue les catégories proposées aux utilisateurs en les déclinants. Ce protocole se déploie à l’échelle du quartier de la Pompignane et s’inscrit dans un emboitement des périmètres de projets de développement de la métropole Montpelliéraine actuellement en cours. Il fait écho aux volontés affichées par l’équipe municipale en place de construire une politique de démocratie participative et questionne les frontières entre services techniques qui doivent alors recomposer leurs interactions pour permettre le déploiement de l’expérimentation. Ainsi, cette « enquête d’imagination publique » est une innovation disruptive qui peut être intégrée dans les pratiques. À Montpellier, cas d’étude central de cette communication, une procédure de dialogue compétitif est actuellement à l’œuvre. Comment les différents acteurs en présence prennent-ils en compte la parole des habitants consultés ? Un regard de l’intérieur tentera de montrer la construction de la participation citoyenne médiée par l’outil numérique dans le cas d’un quartier au futur incertain. Mots-clés Urbanisme ; ville ; quartier ; collaboration ; capacitation ; habitant ; utilisateur ; concepteur ; services techniques ; procédure

Page 2: L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard

Summary Unlimited Cities is a tool of collaborative urbanism currently under development by UFO, a French trans-disciplinary start-up. This trend aims at implying the so-called civilian society into the decision-making process that enables urban developments. Unlimited Cities is an interactive device designed for iPads in order to empower inhabitants and renew their ways of participating. It enables its users to modify photographic pictures of their neighbourhood by choosing among five levels of intensity for six different criteria. By doing so, users can visualize a wide range of urban scenarios and choose their favourite one. Pictures, comments and other information are then being transformed into datas with a back and forth motion between qualitative and quantitative datas : a key issue in developing digital devices implying a large amount of individuals. This protocol addresses the scale of the neighbourhood La Pompignane where two public workshops have been organized. This can be seen as a coherent part of the political discourse carrying participatory democracy for public representatives. In the meanwhile urban developments are at stake within Montpellier as a metropolis. As an interactive device addressing both the developments of the city and digital abilities, Unlimited Cities questions the boundaries of technical services, embodied as groups of public servants, their competencies and ways of making. This “inquiry of public imagination” is a disruptive innovation that can paradoxically be integrated into current practices. Theses are being shaped by procedures: these non-human actors do define the frameworks and conditions of interactions between the various actors concerned by the project. A specific procedure, called a “competitive dialog”, is currently under development at Montpellier. How do the different people involved do consider the narratives produced by UFO and the inhabitants of the neighbourhood? This analysis, based on an ethnographic research, will attempt to give an insight on the performativity of civilian participation through the use of innovative digital devices. Key-words Urbanism ; city ; neighbourhood ; collaboration ; empowerment ; inhabitant ; user ; designer ; public servants ; procedure

Page 3: L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard

L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard ethnographique sur une participation citoyenne numérique Nancy OTTAVIANO Introduction, numérique, ville et participation À l’heure où de nombreux discours concordent pour affirmer une révolution due à l’émergence des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication, il semble plus que probable que ces technologies impactent les cheminements de conception de la ville de demain. « Et si nous profitions du numérique pour libérer la créativité et inventer ensemble des villes faciles à vivre ? »1 Cette interrogation est au fondement de l’urbanisme collaboratif, une approche de la fabrication de la ville portée par UFO, qui s’inscrit dans les développements de la Smart City et de la Ville Numérique. Grâce aux outils que l’agence développe, la singularité de la démarche portée par cette agence peut se révéler d’une double pertinence sur les liens entre numérique et urbanisme : tant sur le versant des médiations sociotechniques, par l’association de visualisations et de données, que sur celui de l’implication de la société civile. En partageant le processus avec les habitants dès ses commencements - en phase de pré-programmation - les outils de l’urbanisme collaboratif prétendent réinterroger les modalités de la participation, le statut du concepteur et la notion de transparence. Ceci ne va pas sans la nécessité de construire une confiance entre les acteurs, de trouver des moyens d’expressions collectives qui défont les possibles défiances en tentant de renouveler à la fois les questions partagées et les modalités de réponses. C’est l’ambition du travail d’UFO, qui sur le ton du manifeste annonce sur son site internet : « The world is changing. We can help you take a turn »2. Ainsi, alors que l’Internet marque les pratiques de construction des identités individuelles dans leurs multiples déploiements possibles, la publicisation de l’individu se construirait en « clair-obscur » (Cardon, 2010). Ceci réinterrogerait la notion d’espace public, or, la ville est un haut lieu de la construction de la notion d’espace public. En empruntant la notion à Emmanuel Kant, Jorge Habermas définit la notion d’espace public comme une sphère intermédiaire qui s’est constituée historiquement, pendant la période des Lumières, entre la société civile et l’Etat. Il s’agirait d’un espace accessible à tous les citoyens, le lieu de la formulation d’une opinion publique. Aux modes interactionnels synchrones et en présentiels que l’espace public physique proposait jusqu’alors, les médias disponibles via l’informatique ajoutent des modes interactionnels désynchronisés, distanciels et foisonnants. La notion d’espace public telle que définie par J. Habermas s’en trouve remaniée. Plus largement la notion de public en elle-même pourrait être à repenser. Le public, dans son sens commun, revêt principalement un rôle de spectateur. Une fois encore, sur ce terrain, les NTIC sont à l’œuvre dans les pratiques des Internautes – forums, blogs, sites internet, commentaires et like sont autant d’occasions de croiser les modes de dialogues allant de la parole à l’écrit jusqu’au clic comme autant de moments

                                                                                                               1 Page d’accueil du blog du projet Villes Sans Limite sur la plateforme Montpellier Territoire Numérique , URL : http://vslmontpellier.territoirenumerique.org, consulté le 04/09/2013 2 Cette citation est en anglais sur le site d’UFO, URL : http://www.urbanfab.org/commitment_fr.html

Page 4: L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard

constitutifs d’une « culture numérique » où se reconfigurent en permanence les opinions ; autant d’occasions de « faire public ». Cet article propose une analyse à partir d’un cas d’étude singulier : l’application Villes Sans Limite, développée sur supports nomades. Cette interface numérique propose trois vues photographiques par quartier étudié3 et permet aux usagers de faire varier des curseurs d’intensités sur une échelle allant de un à cinq pour différents critères : densité, nature, mobilité, vie de quartier, créativité et numérique. Ces variations entraînent des modifications instantanées de l’image photographique du site qui est au fondement de l’expérience proposée à l’utilisateur. Les six thèmes s’articulent de sorte à proposer 15625 combinaisons possibles par point de vue. Dans l’interface ces compositions sont appelées des mix. Pour aborder cet outil participatif en regard de l’implication de ses utilisateurs il s’agira dans un premier mouvement de décrire le protocole qui a été suivi pour mener cette concertation numérique expérimentale. L’expérience proposée aux utilisateurs montpelliérains sera observée, sur un mode concomitant de l’analyse, avec pour fil rouge la question des compétences mobilisées et attendues des utilisateurs. Puis, la transformation des images en données questionnera les relations entre aspects qualitatifs et quantitatifs d’une expérimentation numérique. Enfin, la sémantique de la restitution permettra de mettre en relief les enjeux de la construction d’un discours collectif. Le second mouvement opéré dans cet article procédera selon un effet de zoom arrière. Il s’agira de replacer l’objet dans son contexte. Ce dernier sera approché selon trois aspects. D’abord la question de l’articulation des échelles spatiales et temporelles qui caractérisent la transformation de la ville. Puis, celle de l’articulation des différents acteurs décisionnels, des élus aux différents services, montrera les interrelations des objectifs et manières de faire actuelles lorsqu’elles sont confrontées à une innovation disruptive telle que Villes Sans Limite. Enfin, du processus participatif à la procédure, la figure du dialogue compétitif montrera les ressorts du passage à l’opérationnalité d’un projet urbain et la possible performativité de la participation citoyenne. L’article se fonde sur les observations directes récoltées durant le terrain ethnographique qui sous-tend une recherche doctorale en aménagement et urbanisme actuellement en cours. Ce terrain n’est pas clôturé, ce texte est donc à situer comme jalon d’étape d’une réflexion au long cours. Finalement, comment les répertoires de l’action collective se construisent et se déploient du prototype numérique au produit, du projet à son contexte ? 1/ Concertation numérique, un protocole Depuis la présentation publique de sa version prototypique en 2011 lors du festival Futur en Seine, l’interface Villes Sans Limite a été implémentée en contexte trois fois : à Rennes en 2012, Montpellier et Évreux en 2013. La description de l’expérience effectivement proposée aux utilisateurs montpelliérains permettra de mettre en relief les compétences mobilisées et l’importance du design de l’interface pour la performativité de la participation. Le regard sur la transformation des images en données numériques et                                                                                                                3 Le choix des points de vue pour le quartier de la Pompignane a été l’objet d’une collaboration entre UFO et les services de la Ville. Notons que l’un des critères de cadrage est de n’intégrer que des éléments sur lesquels les projets ne sont pas encore trop actés pour favoriser les lieux qui ont effectivement vocation à être modifiés et dont le futur est encore suffisamment indéfini pour faire l’objet d’une concertation citoyenne telle que l’entend l’équipe de concepteurs.

Page 5: L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard

textuelles questionnera le passage du qualitatif au quantitatif. Enfin, les façons dont ces données « brutes » seront retravaillées dans le document de restitution de l’expérimentation montreront le type de portée que peut avoir un tel protocole.

Fig.1 : Les trois photographies supports de représentation du quartier de la Pompignane, l'avenue Alphonse Juin, la rue André Malraux et la rue Louise Michel © uFo, 2013 1.1/ Expérience utilisateur En s’appuyant sur la culture du contributeur en ligne, l’habitant pourrait devenir un collaborateur du projet d’urbanisme qui entend modifier son cadre de vie. D’après le Centre National des Ressources Textuelles et Linguistiques 4 , au sens noble, être collaborateur signifie « participer à l’élaboration d’une œuvre commune ». Depuis la seconde guerre mondiale ce mot porte un second niveau de sens : « être partisan et artisan de la collaboration avec l’ennemi ». Dans le contexte de La Pompignane où la vie associative et l’engagement citoyen sont vivaces on aurait pu craindre une lecture du rôle proposé aux participants selon ce second niveau de sens. Cependant, hormis une à deux personnes militant activement contre la mise en place d’un projet sur le quartier5, la méfiance n’était pas le sentiment dominant lors des temps de rencontres avec les habitants. Pour le cas de Montpellier, il y en a eu quatre. Une première réunion publique de présentation de l’expérimentation aux membres du Conseil de Quartier par Alain Renk, un atelier de conception des contenus des images (fig.1), un atelier de validation des esquisses de modélisations, une semaine de mise à disposition de l’interface sur le site. La convention proposée par UFO aux commanditaires intégrait alors deux éléments facultatifs dits optionnels : les ateliers habitants et la restitution. Le seul site où les ateliers habitants ont étés menés à ce jour est la Pompignane, ce caractère unique affirme ces temps comme des expérimentations in-vivo. Durant l’atelier du 19 février 2013, la trentaine de personnes réunie ce jour en salle Emmanuel Pasos, située au centre du quartier, combinait habitants et médiateurs (fig.2) dont trois concepteurs de chez UFO, un représentant de Montpellier Territoire Numérique et sa « Community Manager », deux étudiants en architecture, une personne d’Imagination For the People ainsi que la doctorante en aménagement et urbanisme qui écrit ces lignes. À l’aide de calques disposés sur les vues photographiques retenues en amont, les personnes étaient invitées à esquisser, crayon en main, le devenir du quartier. L’exercice a plu au point que l’une des                                                                                                                4 Définition issue du CNRTL, URL : www.cnrtl.fr 5 Mr Pellerin, ancien président du conseil de quartier, célèbre pour ses prises de positions dont certaines ont été publiées dans le journal d’information local le Midi Libre. Lors du premier atelier il déclarait : « Ne soyez pas dupes, les dès sont jetés d’avance. Le quartier va changer. Il change. »

Page 6: L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard

habitantes présente alors, a par la suite coordonné la mise en place d’un atelier sur la ville au sein de l’école Jean Zay, située en entrée sud-ouest du quartier. Les enfants d’une classe de CM1 ont utilisés les méthodes proposées lors des ateliers Villes Sans Limite. Cette initiative spontanée a été accueillie au sein de processus institutionnel.

Fig.2 : Photographies prises lors du premier atelier habitant, le mardi 19 février 2013 de 14h30 à 17h30

Mais, si les enfants ont émis des propositions globalement plus audacieuses que celles des adultes, le dessin n’est pas un exercice aisé. Pour contourner les difficultés, les participants rusaient : utiliser le texte plutôt que le dessin, demander l’aide du médiateur. Des discussions sur la ville et le devenir du quartier ont émergées à partir de cet exercice. Puis, de retour à Paris, l’équipe d’UFO, en particulier à travers le savoir-faire de Cédric Dorgère, s’est attachée à traduire les propositions des participants en images compatibles avec les scénarios d’ensembles et les modes de fonctionnement de l’interface. Lorsque la personne avait dessiné, pas de réel changement de médium : du dessin au dessin, du crayon au stylet de la palette graphique. Cependant, les textes demandaient à être interprétés pour être présents dans les vues à construire. Certaines propositions ne trouvaient pas leurs cohérences… Comment choisir ? À ce stade, des concepteurs extérieurs à UFO ont été consultés pour nourrir les propositions. Pour Cédric, il s’agissait de mettre en cohérence, faire fonctionner les combinatoires en réintégrant les propositions dans les six critères de l’interface. Le second atelier, tenu le 25 mars 2013 dans les mêmes locaux, (fig.3) s’inscrit dans le processus d’ensemble tel une boucle itérative. En effet, les premières modélisations mi-main, mi-numériques ont été proposées aux participants afin d’en capter les retours. À partir du code préexistant pour Villes Sans Limite Rennes, les images esquissées pouvaient être « mixées » puis commentées en vue d’être amendées.

Fig. 3 : Photographies prises lors du second atelier habitant, le mardi 25 mars 2013 de 14h30 à 17h30

L’interface numérique photoréaliste elle-même n’est pas optionnelle dans la convention pour l’implémentation de Villes Sans Limite : une application conçue pour permettre une

Page 7: L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard

expérience à l’utilisateur plutôt que lui proposer un produit. Cette notion d’expérience met en avant l’aspect de continuité que doit revêtir le moment de la manipulation. La perception du contenu doit primer sur l’enchaînement des opérations à réaliser par l’utilisateur ou que réalise la machine : les premières doivent être intuitives tandis que les secondes doivent être invisibles. À la convergence des deux se trouverait une expérience interactive allant au delà d’une conception ergonomique ou « user-friendly ». Ainsi, les compétences mobilisées chez les utilisateurs relevaient d’abord de leur rôle d’habitant du quartier ou d’usager de l’espace public : leur collaboration résidait dans l’apport d’une expertise d’usage. Ici, la figure du collaborateur raisonne avec celle du contributeur chez Bernard Stiegler et les deux pointent vers la figure de l’amateur au vieux sens du terme : une personne motivée par ses centres d’intérêts et qui, pour cette seule motivation, développe une expertise sur ce centre d’intérêt. En ce sens positivement défini, on peut affirmer que dans le cadre de l’expérimentation Villes Sans Limite, les habitants ont été considérés comme des amateurs urbains. Leur expertise d’usage serait d’autant plus mobilisée que l’expérience interactive serait continue et que le support graphique se montrerait en empathie avec ce qu’il représente. Ce dernier point explique le choix esthétique du photoréalisme et le marquage au sol des points de prises de vues, lors de la semaine de médiation sur site courant juin 2013 (fig.4). Ces traces étaient l’indication d’un « vous êtes ici » à la fois déclencheur de « genius loci » (Norbert-Schultz, 1981) et rappel du principe de réalité augmentée qui habite Villes Sans Limite. La concertation numérique a cependant finalement eu lieu à l’abri du soleil Montpelliérain du mois de juin qui limitait la visibilité sur les iPads pour se dérouler à l’ombre du petit parvis de l’annexe de l’Hôtel de Ville, tout proche de la salle Pasos, au centre du quartier.

Fig. 4 : Photographies de la semaine de concertation numérique sur site, du 03 au 08 juin 2013

Pour les utilisateurs, la capacité de prise en main du dispositif était loin d’être homogène et la présence de médiateurs s’est révélée être précieuse. Cependant que cela soit de leurs propres mains, ou de leurs mains déléguées (celles des médiateurs mais aussi celles des accompagnants, amis ou voisins, avec qui le mix était parfois composé) les participants se sont prêtés au jeu des visualisations. Faire apparaître, faire disparaître, hésiter, revenir, choisir, passer à un autre critère. Valider. Les captations vidéos prises lors de la concertation numérique montrent que les participants sont concentrés et que les activités cognitives qu’ils mobilisent semblent nombreuses. Cependant, les ressorts du choix n’apparaissent pas toujours explicités et les discussions sont globalement restées fugaces, les commentaires sont les traces les plus tangibles des moteurs de choix bien qu’ils ne les explicitent pas toujours.

Page 8: L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard

1.2/ Datas, l’image devenue donnée Lorsqu’il valide son mix (fig.5) l’utilisateur accède à une page où il doit poster nom ou pseudonyme, adresse mail et commentaire. L’accroche dans la case commentaire indique que « c’est le meilleur moment pour dire ce que vous voudriez voir ici ! ». Ceci invite à prolonger les visualisations précédemment manipulées. Les commentaires n’ont pas de limitation maximale de nombre de caractères, en revanche il en faut au moins un pour pouvoir valider.

Fig.5 : Exemples de compositions utilisateurs possibles, validations 4,4,4,4,1,2 puis 5,5,5,3,1,4 et 3,5,4,5,1,5

L’adresse mail permet à UFO d’envoyer à l’utilisateur l’image du mix composé ainsi qu’un message informatif sur différents éléments présents dans les images. L’utilisateur accède ensuite à une page où une indication du bilan financier de l’opération foncière de la solution validée apparaît : une jauge graphique montre l’équilibrage entre les dépenses dues au financement d’équipements ou d’espaces publics et les recettes issues de la valorisation de foncier. Cette page très schématique a été ajoutée dans l’interface par UFO à la demande des services de la ville de Montpellier afin de transmettre une partie des problématiques majeures auxquelles ils ont a faire face. Puisque l’enjeu est pédagogique et pour mieux expliquer ce jeu financier, l’utilisateur peut aussi observer dépenses et recettes critère par critère. Le choix de proposer ce niveau de lecture après la manipulation a été pris afin de « ne pas influencer » l’utilisateur dans l’expression de ses préférences. En cliquant sur l’onglet « data », une icône de silhouette masculine apparaît sur des diagrammes en bâtons. Elle sert à localiser les choix d’intensités par critères effectués pour le mix qui vient d’être validé par rapport aux répartitions statistiques des choix utilisateurs dans leur ensemble. À ce stade, l’image est littéralement reléguée au second plan, pour mettre en lumière son mode de fonctionnement intrinsèque : révélatrice de pourcentages, combinatoire d’éléments graphiques qui matérialisent des données. En mathématiques, une donnée est une quantité connue dans l’énoncé d’un problème. Une donnée a donc une unité, dans notre cas le pourcentage de validations. Par extension la donnée désigne ce qui est admis et constitue la base d’un raisonnement, d’une recherche. La donnée est tout à la fois part du problème et élément de réponse. L’association de ce mot à des machines informatiques, comme c’est le cas des données des « banques de données », émerge au tournant des trente glorieuses. Moins connu et plus ancien, un second sens du mot donnée adresse les arts littéraires. Il s’agit de « l’idée fondamentale d'une œuvre, ensemble des ”circonstances principales, et aussi des sentiments, des passions, des caractères qui servent de base à un poème dramatique ou

Page 9: L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard

narratif, à un roman”»6. Cet outil se déploie à travers ces trois registres de signification du mot donnée, ce qui ne va pas sans poser question car alors les données exploitées dans Villes Sans Limites sont de différentes constitutions. Pour le critère vie de quartier par exemple, comment quantifier comparativement l’intensité d’un commerce ou de personnages en situations ? En d’autres termes, comment passer de données de type littéraires, tels que le sont les éléments graphiques des images en cela qu’ils racontent des histoires, à des données de type mathématiques, tels que le sont les pourcentages ? Par extension la question, qui occupe UFO, et bien d’autres acteurs du numérique actuellement, pourrait être de savoir comment passer du qualitatif au quantitatif. In fine, ce qui est quantifié (fig.6) est le niveau, de 1 à 5, critère pas critère, point de vue par point de vue. Quant au contenu de chacun des niveaux d’intensités, leur construction relève d’un savant assemblage entre intuition et savoir-faire, besoins d’une maquette urbaine d’ensemble qui soit cohérente et contrastée, besoins du principe combinatoire qui fonde le code de l’interface. En quittant le média grand public, les données sont compilées dans un tableur. Chaque ligne y traduit un mix, tandis que chaque colonne y traduit un type de donnée. De gauche à droite l’on trouve :

- le numéro d’identification du mix - le numéro d’identification de l’interface, Montpellier est son 2ème développement, le prototype étant le numéro 0 - le numéro du point de vue - trois au total - chaque utilisateur étant invité à valider un mix par point de vue - la date - le nom ou pseudonyme, dit ici auteur - le commentaire, dit ici description, ce qui indique le type de fonction attendue par les concepteurs de l’interface - la composition du choix, dit état, exprimée par une suite chiffrée du type 3,2,4,5,1,5, où les critères sont placés dans l’ordre visible dans l’interface - la géolocalisation en longitude - la géolocalisation en latitude, ces données ne sont disponibles que si la fonction GPS a été activée sur le terminal numérique - le type de terminal sur lequel a été utilisé Villes Sans Limite, ce qui n’est le cas que sur iPad aujourd’hui.

Sur dix colonnes, sept contiennent des données chiffrées et trois des données de type textuel. Alors que les données sont dites ouvertes, ce qui signifie que quiconque en fait la demande peut recevoir la banque de données produites par l’expérimentation, les noms des participants sont invisibilisés. La colonne terminal ne peut aujourd’hui contenir que l’information « iPad »7. En touchant au « bien commun » qu’est l’espace public, cette                                                                                                                6 Par ailleurs, le sens étymologique du substantif donnée date de 1200 : « distribution, aumône ». Sur ce point plus problématique du don fait aux pauvres par charité, l’analogie pourrait être tentée ; quant à appliquer cette grille de lecture aux acteurs en présence d’une part le terrain n’est pas encore assez mûr pour s’y aventurer et d’autre part cela proposerait une lecture des enjeux où le postulat du rapport de pouvoir pourrait être enfermant. 7 Des développements sur ordinateur de Villes Sans Limite ont été envisagés mais cela serait en rupture avec le souhait de l’utilisation in-situ, et effectués sur iPhone mais cela posait des problèmes de visibilité des images et d’ergonomie.

Page 10: L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard

expérience participative réinterroge les pratiques de concertation citoyenne en usage à l’échelle du quartier. Les types de compétences sollicitées diffèrent fortement de celles déployées en Conseil de quartier : le besoin de la parole en public est minoré pour favoriser les discussions interpersonnelles à deux ou en petit groupe. L’écrit clôture le processus. Si le clavier évite le nivellement par la graphie, l’orthographe révèle cependant la relation à l’écrit de l’usager invisibilisé. « Afin de résoudre un problème », à savoir envisager collectivement demain sur un site, les mix seront mobilisés. De plus, seules deux colonnes du tableur seront pleinement mobilisées pour la restitution de l’expérimentation : la suite numérique à six entrées et les commentaires laissés par les utilisateurs. Les données littéraires se muent en données mathématiques du fait du fonctionnement intrinsèque de la machine. Ce second jeu de données attend donc d’être retravaillé pour éventuellement redevenir d’un type littéraire : quelles passions et caractères attribuer à la ville de demain ?

Fig.6 : Visualisation des données dans l'interface utilisateur, critère par critère, pour chaque point de vue

1.3/ Restitution, une sémantique En tant qu’interface, Villes Sans Limite propose avant tout chose une expérience aux utilisateurs. Hors, comment restituer l’expérience ? Le document qui a été produit par l’agence à cette occasion courant septembre 2013 est une analyse des données issues de l’expérimentation. Au final, deux-cent-seize mix ont été validés et commentés8. Peu pour certain, beaucoup pour d’autres, suffisant pour être informatif. Dans le processus, les données « brutes » du tableur et les images sont alors retravaillées pour fabriquer un discours collectif mobilisable pour le développement du projet à venir. Comme vu précédemment les données sont de trois types : chiffrées, sémantiques et iconographiques. Avant-propos, mis en contexte et présentation des points de vue, le texte d’ensemble de la restitution est ensuite structuré critère par critère. Pour chaque entrée, un titre, un texte, une représentation de la répartition des clics, une ou deux citations en exergue, trois zooms et cinq mix d’habitants. Les choix des utilisateurs-votants dans les intensités de chaque critère constituent des données chiffrées et sont représentés par des graphiques en bâtons. Niveau par niveau, points de vues mis bout-à-bout, des statistiques globales apparaissent (fig.7). Cependant, dès l’introduction, l’équipe d’UFO se défend de se proposer un outil de vote « destiné à sélectionner une orientation urbaine spécifique qu’il s’agirait ensuite de construire » (UFO, 2013 :2). Durant l’élaboration de la restitution le

                                                                                                               8 Dans le tableur on trouve 222 lignes renseignées dont 8 qui sont identifiables comme des tests par l’équipe de concepteurs.

Page 11: L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard

mot « sondage » titrait ces diagrammes. Le passage à la « répartition » plutôt qu’au sondage s’explique par le problème de manque de transparence de la représentativité de la population consultée, soulevée en particulier par les représentants de l’institution publique dont la mission est de parler « au nom de tous », ce qu’un panel représentatif est censé être par métonymie. Pour autant l’écriture statistique raisonne avec l’un des outils privilégiés d’expression du politique à l’heure actuelle.

Fig. 7 : Diagramme présent dans la restitution montrant les choix d'intensité du critère densité validés par les utilisateurs à propos de La Pompignane

Pour contrebalancer, le corps de texte vise à décliner les critères : il s’agit de nuancer la portée de l’effet de vote exprimé dans les répartitions statistiques. Ainsi, au sujet de la densité par exemple, l’approche coordonnée par Maud Beau, sociologue, a consisté à expliciter les dissensus apparents tout en faisant émerger les points de convergences. Par exemple, dans un premier temps l’annonce est faite de 80% des utilisateurs favorisant un futur urbain plus dense que l’état actuel, ce qui semble un consensus fort. Les auteurs s’attèlent à modérer ensuite cette annonce qui va du « désir » à la « négociation ». Les conditions nécessaires à l’acceptation de cette densité, tels une veille particulière aux vis-à-vis et dégagements des vues vers le cœur de ville de l’agglomération Montpelliéraine, ou encore la construction d’une identité particulière au quartier grâce au choix des matériaux. Par ailleurs, certains commentaires portent sur l’écriture architecturale des bâtiments représentés pour exprimer les variations de densité, ce qui révèle la collusion - a minima pour ces utilisateurs - entre donnée quantitative et son expression qualitative dans l’interface. Dans le dossier de restitution, les images sont visibles de deux façons : mix accompagnés de leurs commentaires et zooms sur des éléments particuliers avec quelques phrases explicatives. Les bulles rondes des zooms montrent la valeur syntaxique de la construction des images. Au fil des pages, trente mix sont présents : cette forte prégnance permet de prévenir d’un effet de sélection d’une proposition plutôt qu’une autre et de valoriser leurs diversités. Les paroles des habitants sont le fondement de la restitution proposée par UFO. Cependant, à l’heure où ces lignes s’écrivent cette restitution n’a été adressée qu’aux services techniques de la Ville de Montpellier et aux équipes mandatées dans le cadre du dialogue compétitif qui, en parallèle de l’expérimentation, a été lancé courant juillet 2013.

Page 12: L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard

2/ Politiques et silos 2.1/ Échelles Géographiquement, Villes Sans Limite s’adresse à l’échelle du quartier. Les points de vues sont très situés et convergent vers ce qui semble s’apparenter au cœur habité de la Pompignane : deux rues, un bâtiment annexe de la mairie. Les photographies se concentrent sur l’espace public et ne ciblent pas directement sur les habitations, maisons ou logements existants. Ce qui est en jeu est l’espace public comme lieu appartenant au public, et que ce public participant entendrait se réapproprier. En adressant cette notion, les concepteurs d’UFO génèrent un discours sur le public et ses modes de structurations et d’action. Ceci coïncide avec des discours intrinsèques à la discipline architecturale sur la réappropriation de l’espace public, dans une tendance dite d’urbanisme tactique - ou agile - qui adresse les temps de latence générés par la durée des processus de construction de la ville. La ville est stratifiée à différentes échelles spatiales et temporelles dans lesquelles se déploie la démocratie participative. Les conseils de quartiers sont quant à eux le format privilégié de la démocratie participative à cette échelle éponyme à l’heure actuelle. Ils se déroulent principalement sous la forme de réunions publiques. De ce cas, les participants, rassemblés en présentiels, s’expriment en mettant en œuvre leurs compétences oratoires où la structuration de l’argumentation, l’aisance, la capacité à tenir un rôle et la fluidité du langage sont essentielles. La question de la légitimité des voix portées rejoint les préoccupations sur la représentativité du groupe de participants et interroge le statut de médiateur. Ici, en tentant de révéler le champs des possibles à un groupe citoyen, cette interface confine à la capacitation - ou anglophone « empowerment.». Combinée aux temporalités courtes, la performativité du « co » de ce dispositif, sa rhétorique du construit « par et pour », est rendue plus facilement perceptible via des chaînes d’acteurs courtes. Ainsi, Jean-Marie Bourgogne, acteur-clef de l’incrémentation de Villes Sans Limite à Montpellier, déclare dans un commentaire public écrit en réponse à l’article de Jutand et Renk récemment publié sur le web : « la vision de l’aménagement d’ensemble et les réponses structurantes en terme d’urbanisme sont naturellement prises en charge par la direction de l’urbanisme de la Mairie, avec des moyens importants et un calendrier de plusieurs années. Mais l’institution publique est peu organisée pour répondre aux besoins très pragmatiques d’aménagement de l’espace public. On est effectivement au cœur de la problématique de l’action sociale, ‘légère’, co-produite par les habitants. »9 Numérique et urbanisme sont deux services indépendants, un saut d’échelle s’impose. 2.2/ Équipes Les élus sont les représentants du peuple par mandats renouvelables. Le choix des citoyens se fait à travers le vote qui trouve sa place en fin de campagne électorale. Cette période est marquée par la formulation de promesses, censées être les moteurs de choix des citoyens. Formulées à travers des discours, elles sont supposées se traduire en engagements puis en actes. Selon la récente logique du résultat, ces derniers sont les ressorts de l’évaluation de l’action politique. Ce processus induit un besoin de visibilité                                                                                                                9 Jutand F., Renk A., 2013 « Et si le Grand Paris passait à l’urbanisme collaboratif ? », Les Echos, Le Cercle, rubrique Immobilier, consulté le 11 novembre 2013

Page 13: L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard

des résultats, à des fins de communication et de valorisation de la ligne politique en place. Élus à la majorité, ils endossent l’action au nom du plus grand nombre, voire par extension au nom de tous, ce qui peut générer une rhétorique de l’inclusion. La traduction en actes de la volonté politique est rendue possible par les services, ou plus précisément les services techniques. Ces équipes sont essentiellement composées de fonctionnaires qui ne sont pas nécessairement sujets aux renouvèlements des mandatures. Les services sont répartis en postes dont les frontières disciplinaires correspondent aux frontières de compétences de leurs agents. Le personnel est recruté sur concours de l’administration publique, selon des fiches de postes spécialisées. En tant qu’innovation dite disruptive, Villes Sans Limite est un objet hybride et transversal dont la portée est à la fois sur l’usage du numérique et sur l’aménagement et l’urbanisme. Ainsi, cette concertation avait été commanditée dans le cadre de Montpellier Territoire Numérique et ainsi financée par les services du numérique de la Ville. À travers différentes actions, le rôle premier de cet organe des actions municipales montpelliéraine est la communication et l’animation du territoire. On y propose des expériences utilisateurs où l’expérimental est permis et encouragé, le numérique s’y déploie sous ses modes ludiques et ré-enchanteurs. L’équipe de ce service semble fonctionner sur un mode plus proche des chargés de missions que selon la figure du fonctionnaire. Ainsi, l’hybridité des objets travaillés et le renouvellement des compétences, voire l’émergence de nouveaux acteurs qu’induit le numérique – à l’image du poste de Community Manager – semble conférer au service un degré d’indépendance. En écho, Villes Sans Limite se dit une enquête « d’imagination publique » et ses concepteurs parlent plus volontiers d’expérimentation que de concertation, pourrait-elle dès lors être mieux soutenue par un autre service de la ville que par celui du numérique ? Cependant, il est important de noter que le choix du site avait été fait en accord avec les services de l’urbanisme. L’un des critères de sélection, après un premier choix de trois possibilités, était le degré de maturité des projets déjà présents ou en cours. Pour que l’enquête publique soit effective, il s’agissait de s’assurer de la disponibilité du site photographié à être mis en projet. Le rôle principal du service d’urbanisme est la fabrication de la ville, en cela il s’adresse aux particuliers, les habitants des espaces étudiés, mais aussi de la Métropole dans son ensemble tel que le dénote la consultation métropolitaine Montpellier 2040 actuellement en cours. Le service d’urbanisme recouvre donc une amplitude d’échelles géographiques variée. La traduction de projets urbains en actes de transformations passe par les services et l’application de procédures où il n’y a que peu de place pour l’expérimentation. En effet, les montages d’opérations sont complexes et centraux car ils fixent les règles d’interactions entre les participants. Savoir naviguer dans un monde de contraintes imbriquées devient donc une compétence experte qui peut se révéler fondamentale pour mener les projets urbains inévitablement inscrits dans un double registre technique : à la fois réglementaire et juridique. Domaine émergent, le numérique échappe encore à des formulations strictes. Les acteurs décisionnels semblent partager la valeur expérimentale de cette concertation numérique : « Cette démarche est tout à fait innovante pour la ville de Montpellier. Cela a un caractère expérimental avec des résultats qui paraissent extrêmement prometteurs. Donc comme toute concertation et toute démarche participative qui tend à demander aux citoyens, aux habitants, de transcrire spatialement des idées (…) évidemment nous vous livrons de la matière brute qu’il est indispensable

Page 14: L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard

d’interpréter, de sublimer, de valider ou de contester. Vous avez évidemment une liberté absolue par rapport à tout ça. » (Rémy Ailleret, directeur des services, réunion du comité de pilotage opération La Pompignane, 25 septembre 2013) 2.3/ Procédures En parallèle du déploiement de Villes Sans Limite sur le site de la Pompignane, les services de l’urbanisme et la Société d’Aménagement de l’Agglomération Montpelliéraine (SAAM) montaient le dossier d’appel d’offre d’un dialogue compétitif pour ce site. Publiée au Journal Officiel le 21 mai 2013 elle a pour objet la mise en concurrence d’équipes pluridisciplinaires pour des études sur le réaménagement du site. Les candidats devaient déposer de dossier de candidature selon la procédure du dossier de candidature classique avec en sus une note d’approche du site ce qui est une demande plus rare. La tranche ferme du dialogue compétitif est de huit mois et concerne une réflexion sur un périmètre de cent hectares dont les limites sont à préciser et englobent le parc locatif social, les zones pavillonnaires, le parc industriel et technologique situé sur le plateau adjacent au site étudié par Villes Sans Limite ainsi que le quartier représenté dans l’interface elle-même. Le dialogue compétitif est une procédure singulière dont la mise en place récente fait suite à la suppression des marchés de définition pour cause d’incompatibilité avec le droit européen : « Dans le cadre de projets complexes, la procédure formalisée des marchés de définition servait conjointement les objectifs de la maîtrise d’ouvrage et les enjeux du projet : plusieurs équipes de maîtrise d’œuvre pouvaient réfléchir sur un projet urbain ; au terme de marchés dits de définition, la maîtrise d’ouvrage pouvait attribuer ensuite le marché de maîtrise d’œuvre urbaine à l’auteur de la solution retenue»10. Remplaçant les marchés de définition, le dialogue compétitif né en 2011 de la modification de l’article 74 du code des marchés publics, permet, à la différence des concours, la discussion entre maitre d’œuvre – les architectes urbanistes mandataires – et maitres d’ouvrages – ici la SAAM par délégation de la Ville de Montpellier. Cette procédure est mise en œuvre lorsque les situations de projet sont complexes et les enjeux encore mal identifiés, elle permet des boucles d’itérations à la fois dans la conception et dans la formulation de la commande par le maitre d’ouvrage et son comité technique. Ainsi, « le déroulement même de la procédure s’inscrit dans un processus de maturation de la commande et du projet qui est fondamental pour faire la ville. »11 Le Cahier des Charges de l’appel d’offre confirme la complexité à agir sur le site de la Pompignane pour les acteurs décideurs : « l'ambition d'aménagement affichée confrontée aux déséquilibres constatés présente une complexité importante pour calibrer l'intervention opérationnelle et financière de la ville dans un contexte où la maîtrise foncière publique est cantonnée aux voies et espaces publics. »12 Trois équipes d’architectes-urbanistes mandataires travaillent actuellement dans le cadre de cette procédure : l’agence Seura, emmené par David Mangin ; l’atelier Castro-

                                                                                                               10 Ministère du Développement Durable, Séminaire Urbanisme de projet du 26 et 27 mai 2011, Gouvernance et diffusion de la culture du projet urbain 11 Ibidem 12 SAAM et Ville de Montpellier, « Réaménagement du quartier « La Pompignane », Mission d’Urbaniste Architecte – Coordonnateur, Dialogue Compétitif, Cahier des charges de définition des besoins », juillet 2013

Page 15: L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard

Denisoff aux associés éponymes - deux agences parisiennes ayant participé à la Consultation sur le Grand Pari de l’Agglomération Parisienne, aujourd’hui plus connue sous le nom de Grand Paris13 ; et le cabinet montpelliérain d’urbanisme Lebunetel et associés. À l’issue de la tranche ferme, l’une de ces équipes aura accès à la tranche conditionnelle du dialogue compétitif dont la temporalité envisagée est de quatre-vingt seize mois, soit huit ans. Cette dernière contiendra elle-même une ou plusieurs tranches opérationnelles. Des accords-cadres, déléguant pour partie les missions à d’autres concepteurs que l’équipe retenue, peuvent ponctuer cette longue tranche conditionnelle. Les moyens des phases opérationnelles sont à proposer durant la tranche ferme, elles vont de Zones d’Aménagement Concerté à Projet Urbain Partenarial ou autres. La tranche conditionnelle contient une mission « d’assistance à concertation et l’association de tous les acteurs » alors que la tranche ferme contraint pour l’heure les acteurs en présence, concepteurs et membres du comité technique14, à l’obligation de confidentialité. Pour l’instant, ces derniers sont les seuls à avoir assisté à la restitution de Villes Sans Limite. La diffusion auprès des habitants ne saurait tarder, les services du numériques préparent un document qui sera édité et diffusé. On pourrait croire à une mésestime des participants qui ont suivi l’ensemble du processus. On peut aussi imaginer que la participation serait ensuite instrumentalisée pour un jeu entre experts. On peut enfin supposer que ce public d’expert était, en tant que concepteurs en train de projeter, la cible à viser afin de faire porter les voix des habitants qui ont été synthétisées dans la restitution. Le document de restitution proposé par UFO suite à l’implémentation de Villes Sans Limite sur le site constituerait donc une forme nouvelle de cahier des charges à destination des concepteurs mandatés par la direction de l’aménagement de la Ville de Montpellier. Autant de prescriptions et d’indications qui, par la mise en visibilité de savoirs d’usages, tendent à faire basculer le couple maître d’œuvre - maître d’ouvrage vers une triade avec la construction d’une figure du « maître d’usage ». Le temps dira si cette expression de Patrick Bouchain peut trouver place ici. Conclusion, « code is law » Cet article s’intéresse aux modes de fabrication de la ville qui intègrent les possibilités du numérique. En ce sens, il interroge les modes de projection vers le futur ouverts par ce nouveau moyen. Objet complexe s’il en est, la ville est, au même titre que l’Internet aujourd’hui selon les technophiles, un artefact complexe. L’alliance de ces deux objets que sont la ville et le numérique prend plusieurs visages. Dans une perspective de services, la Smart City vise un objectif d’amélioration de l’utilisation des ressources urbaines, tandis qu’une finalité d’anticipation des cycles de vies des objets architecturaux et urbains voient le jour grâce à de complexes outils de visualisation. L’urbanisme

                                                                                                               13 Dont ont aussi fait partie les architectes-urbanistes coordinateurs de Montpellier 2040, l’équipe Secchi-Vigano, récompensée du Grand Prix de l’Urbanisme en 2013. 14 Judith Adjedj, Sébastien Paturon, chargés d’opérations pour la SAAM ; Gilles Durand, chargé d’opération en urbanisme, Rémy Ailleret, directeur général adjoint des services, Fréderic Fayolle, direction des systèmes d’information, Yannick Tondut, directeur général délégué, Sylvie Mao, programmatrice de ZAC ; Frédéric Tsitsionis, adjoint au marie ; Vincent Ucheda, président du conseil de quartier. Soit, deux représentants de la SAAM, en tant que maîtres d’ouvrages délégués, six représentants des différents services de la ville, et un habitant.

Page 16: L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard

collaboratif trouve ici son opérationnalité grâce aux outils portés par UFO. Villes Sans Limite est une puissante machine à faire apparaître et varier les configurations d’une ville virtuellement plastique, un réel augmenté fondamentalement modulable dont les combinatoires exprimeraient la ville complexe. Cet objet d’étude se situe sur la brèche entre les savoirs experts et la participation habitante : en ce sens Villes Sans Limite peut être qualifiée de médiation sociotechnique. Dispositif technologiquement raffiné, son ergonomie de manipulation en élude le caractère technique pour mieux toucher à un réagencement du social. Son accessibilité sert son objectif de création d’intelligence collective. Alors que la rupture numérique n’est pas encore éludée, les mairies commanditaires de VSL ont fourni des iPads. Le rôle crucial des médiateurs a été montré. Discours sur la qualité de vie, les images passent par le filtre de la donnée « crue », sans traitement, moyen privilégié pour tendre vers « l’objectivité ». Pour l’heure, la restitution a été en priorité adressée aux services de la Ville et aux équipes de concepteurs en concurrence dans le cadre du dialogue compétitif. Alors que Villes Sans Limite propose un protocole qui s’inscrit en cohérence avec les discours des élus sur le besoin de concertation et de participation habitante, son application sur le terrain via les services techniques interroge les pratiques instituées. Vecteur de discours individuels et collectifs, qui vise à la capacitation de la société civile, l’implémentation de cette interface dans sa phase de produit et non plus de prototype - c’est à dire en situation réelle - réinterroge les frontières disciplinaires en usage dans les services municipaux. En aménagement et urbanisme, la procédure prend un rôle central en définissant les conditions de relations professionnelles des acteurs entre eux. Elle est la médiation majeure des parties en présences. Pour mener un urbanisme de projet, la compétence la plus importante pourrait être perçue comme l’art de manier les textes législatifs, de naviguer entre les réglementations ou encore d’identifier les brèches, dont certaines peuvent être temporelles. Ainsi, l’agilité du temps court du numérique tente de se glisser dans les mailles des temps longs des projets d’aménagements, ponctués de leurs contraintes et réglementations. Étymologiquement, l’innovation - in-novatio : « dans la nouveauté » - peut être de différents types. Musso les classifie en familles dont les deux principales sont l’innovation incrémentale (par amélioration successive d’un dispositif, service ou protocole) et innovation de rupture (par saut et introduction d’une nouveauté radicalement différente). Graal des innovateurs, l’innovation de rupture doit être disruptive. C’est le cas de Villes Sans Limite, qui paradoxalement introduit une nouveauté, pour son versant de participation des publics selon un protocole de visualisation, rendu possible par les technologies mobilisées, tout en ouvrant un créneau potentiel dans les pratiques et enchaînements d’acteurs amateurs et experts. Nommée « enquête d’imagination publique » ou « consensus créatif », cette pratique émergente trouve progressivement son public. Dès lors, et dans la mesure où les acteurs humains y adhèrent, comment faire en sorte que les acteurs non-humains que sont les procédures trouvent elles aussi une résonnance avec ce mode de médiations ? L’émergence de la commande opérationnelle qui qualifie le dialogue compétitif pourrait être l’une des façons d’intégrer effectivement un dispositif tel que Ville Sans Limite dans les processus de transformation de la ville. Ceci requiert cependant un déplacement des acteurs concernés : de la participation des concepteurs avec les représentants de l’institution en tant qu’experts techniques, à celle de la participation des concepteurs au dialogue avec la société civile en tant qu’experte de l’usage de l’espace public urbain. Si la structuration

Page 17: L’urbanisme collaboratif, expérience et contexte Un regard

de celle-ci revêt encore une certaine défiance pour les agents au service du politique, reste alors peut-être à inventer un processus de médiation qui associerait plus explicitement tous les acteurs de la fabrication de la ville. Le champ des possibles est vaste. Bibliographie Cardon, D., 2010, La démocratie Internet, promesses et limites, Paris, Seuil. Dewey, J., 2003, Le public et ses problème, Pau, Farrago / Léo Schee. Latour, B., 2012, Enquête sur les modes d'existence. Une anthropologie des Modernes, Paris, La découverte. Lévy, P., 2002, Cyberdémocratie, Paris, Odile Jacob. Lévy, P., 1997, L'Intelligence collective : Pour une anthropologie du cyberspace, Paris, La Découverte / Poche. Lessig, L., 2000, Code and other laws of cyberspace, Harvard, Basic Books Monnoyer-Smith L., « La participation en ligne, révélateur d'une évolution des pratiques politiques ? », Participations, 2011/1 N° 1, p. 156-185. DOI : 10.3917/parti.001.0156 Musso, P., Ponthou, L., Seulliet E., 2007, Fabriquer le futur 2, l’imaginaire au service de l’imagination, Paris, Pearson Education France. Norbert Schultz C., 1981, Genius loci, Bruxelles, Mardaga. Renk A., Jutand, F., « Et si le Grand Paris passait à l’urbanisme collaboratif ? », Le Cercle, Les Échos, 25 octobre 2013, URL : http://lecercle.lesechos.fr/economie-societe/immobilier/221182996/et-si-grand-paris-passait-a-urbanisme-collaboratif. Consulté le 11/11/2013 Wachter S., « La ville numérique : quels enjeux pour demain ? », Métropolitiques, 28 novembre 2011. URL : http://www.metropolitiques.eu/La-ville-numerique-quels-enjeux.html. Consulté le 08/02/2012 Zask J., 2011, Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation, Paris, Le Bord de l’eau.