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1 Santé conjuguée - janvier 2006 - n° 35 NOS PRATIQUES REFONDER L’utopie est-elle soluble dans la société ? La cellule de coordination du congrès : Jacques Morel et Thierry Wathelet pour le secrétariat général, Bénédicte Dubois et Christian Legrève pour la cellule d’éducation permanente et Bernard Barbieaux, journaliste. Trente ans. Trente ans qu’à l’initiative de quelques-uns, une idée un peu folle est née. L’idée d’une pratique médicale plus proche de la population, qui restitue sa santé à l’usager, assurant une continuité des soins, abordant chaque individu dans sa globalité, et intégrant les aspects d’information, de prévention et de soins dans une perspective de promotion de la santé. En ce milieu des années ‘70, on surfe toujours sur la vague de mai 68. Toute forme de pouvoir est suspecte, bannie. Y compris dans le domaine médical où la volonté de changer la société se traduit par une nouvelle place, centrale, pour l’usager. C’est ainsi que les comités de patients se créent et interviennent jusque dans les con- seils d’administration des maisons médicales… Une notion de partage qui s’exprime aussi entre les professionnels avec une place égale accor- dée à tous les intervenants, via, notamment, l’autogestion. De tout cela découle un concept nouveau : la santé, c’est l’affaire de tous, de l’usager au professionnel (médecins, psycho- logues…) en passant par le kinésithérapeute, l’infirmier, l’assistant social, l’accueillant, sans hiérarchie, et aussi l’affaire des sociologues, des comités de quartier, des économistes, des producteurs de tout bien de consommation matérielle, spirituelle et humaine (services), in fine une question politique, le tout basé sur une conception large de la santé. Cette conception nouvelle, révolutionnaire, ne pouvait s’exprimer que via des structures nouvelles. A cent lieues de l’ « hospitalo- centrisme » ambiant, véritable parangon de la société haïe, avec sa hiérarchie médicale quasi militaire et sa représentation du patient objet passif de soins prodigués par une élite seule détentrice du savoir. Une telle approche nécessitait un regard sur les diverses facettes des problèmes de santé, une disponibilité, une organisation du travail et une formation qui risquaient bien de dépasser les possibilités de praticiens isolés. Elle ne pouvait être rencontrée que par la réunion de profes- sionnels issus de formations différentes. D’où l’idée d’offrir des soins globaux, intégrés et continus, à partir d’une équipe pluridisci- plinaire, réunissant au moins plusieurs méde- cins « généralistes » une infrastructure de secrétariat et d’accueil, des soins infirmiers, de la kinésithérapie, du service social et une possibilité de recours à un psychothérapeute. Outre la démultiplication des recours rendue possible grâce à la présence de personnalités et de compétences diversifiées, cette équipe se caractériserait par son implantation locale, l’incitant à rechercher les stratégies les mieux adaptées aux caractéristiques de la population à laquelle elle s’adressait, en tenant compte de son histoire, de sa structure, de son environ- nement. Grâce à cette implantation locale, elle pourrait aussi mieux être à l’écoute de son public, voire l’inciter à prendre la parole et à intervenir ainsi dans la gestion de sa santé. Le succès a été rapide, preuve que le concept répondait à un besoin réel de la population. Les maisons médicales se sont multipliées, en parallèle aux centres de planning familial, aux centres de santé mentale, aux structures d’accueils pour toxicomanes… Les maisons médicales se sont alors fédérées. C’était il y a vingt-cinq ans. Un quart de siècle durant lequel tant de choses ont changé dans le monde qui nous entoure, au sein de la société dans laquelle nous évoluons. Tant de changements qui poussent la Fédération des maisons médicales à profiter de cet anniversaire, de ce nouveau cap à franchir, pour s’interroger, se poser des questions. Est-ce que notre belle idée correspond encore aux réalités d’aujourd’hui ? Le système actuel a-t-il encore besoin de nous ? Quel est le sens de tout cela. Un questionnement interne qui questionne aussi l’extérieur. Car tout à coup, quand les utopistes commencent à douter, c’est la société qui s’inquiète. La disparition des utopistes entraînerait-elle la disparition de l’utopie elle- même ? Ça, la société ne le veut à aucun prix. Elle sait qu’elle ne peut subsister sans utopies. Elle sait qu’elle en a aujourd’hui plus que jamais besoin. Alors elle lance un cri aux utopistes : Refondez, refondez si vous voulez, mais restezCar c’est bon de savoir qu’il existe, quelque part, un autre modèle, au cas où… Refonder les pratiques Pour son 25 ème anniversaire, la Fédération des maisons médicales organise donc en ce début du mois de février un grand colloque afin de faire face à ses questionnements et d’entamer un travail de refondation des pratiques sociales

L’utopie est-elle soluble dans la société · ce numéro un peu spécial de Santé conjuguée vous propose l’éclairage d’une série d’acteurs, de chercheurs, d’observateurs

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1Santé conjuguée - janvier 2006 - n° 35

NOS PRATIQUES

R E F O N D E R

L’utopie est-elle soluble dans la société ?La cellule de

coordination ducongrès :

Jacques Morel etThierry Wathelet

pour lesecrétariat

général,BénédicteDubois etChristian

Legrève pour lacellule

d’éducationpermanente et

BernardBarbieaux,journaliste.

Trente ans. Trente ans qu’à l’initiative dequelques-uns, une idée un peu folle est née.L’idée d’une pratique médicale plus proche dela population, qui restitue sa santé à l’usager,assurant une continuité des soins, abordantchaque individu dans sa globalité, et intégrantles aspects d’information, de prévention et desoins dans une perspective de promotion de lasanté.

En ce milieu des années ‘70, on surfe toujourssur la vague de mai 68. Toute forme de pouvoirest suspecte, bannie. Y compris dans le domainemédical où la volonté de changer la société setraduit par une nouvelle place, centrale, pourl’usager. C’est ainsi que les comités de patientsse créent et interviennent jusque dans les con-seils d’administration des maisons médicales…Une notion de partage qui s’exprime aussi entreles professionnels avec une place égale accor-dée à tous les intervenants, via, notamment,l’autogestion. De tout cela découle un conceptnouveau : la santé, c’est l’affaire de tous, del’usager au professionnel (médecins, psycho-logues…) en passant par le kinésithérapeute,l’infirmier, l’assistant social, l’accueillant, sanshiérarchie, et aussi l’affaire des sociologues, descomités de quartier, des économistes, desproducteurs de tout bien de consommationmatérielle, spirituelle et humaine (services), infine une question politique, le tout basé sur uneconception large de la santé.Cette conception nouvelle, révolutionnaire, nepouvait s’exprimer que via des structuresnouvelles. A cent lieues de l’ « hospitalo-centrisme » ambiant, véritable parangon de lasociété haïe, avec sa hiérarchie médicale quasimilitaire et sa représentation du patient objetpassif de soins prodigués par une élite seuledétentrice du savoir.Une telle approche nécessitait un regard sur lesdiverses facettes des problèmes de santé, unedisponibilité, une organisation du travail et uneformation qui risquaient bien de dépasser lespossibilités de praticiens isolés. Elle ne pouvaitêtre rencontrée que par la réunion de profes-sionnels issus de formations différentes. D’oùl’idée d’offrir des soins globaux, intégrés etcontinus, à partir d’une équipe pluridisci-plinaire, réunissant au moins plusieurs méde-cins « généralistes » une infrastructure desecrétariat et d’accueil, des soins infirmiers, dela kinésithérapie, du service social et une

possibilité de recours à un psychothérapeute.Outre la démultiplication des recours renduepossible grâce à la présence de personnalités etde compétences diversifiées, cette équipe secaractériserait par son implantation locale,l’incitant à rechercher les stratégies les mieuxadaptées aux caractéristiques de la populationà laquelle elle s’adressait, en tenant compte deson histoire, de sa structure, de son environ-nement. Grâce à cette implantation locale, ellepourrait aussi mieux être à l’écoute de sonpublic, voire l’inciter à prendre la parole et àintervenir ainsi dans la gestion de sa santé.Le succès a été rapide, preuve que le conceptrépondait à un besoin réel de la population. Lesmaisons médicales se sont multipliées, enparallèle aux centres de planning familial, auxcentres de santé mentale, aux structuresd’accueils pour toxicomanes… Les maisonsmédicales se sont alors fédérées. C’était il y avingt-cinq ans.Un quart de siècle durant lequel tant de chosesont changé dans le monde qui nous entoure, ausein de la société dans laquelle nous évoluons.Tant de changements qui poussent la Fédérationdes maisons médicales à profiter de cetanniversaire, de ce nouveau cap à franchir, pours’interroger, se poser des questions. Est-ce quenotre belle idée correspond encore aux réalitésd’aujourd’hui ? Le système actuel a-t-il encorebesoin de nous ? Quel est le sens de tout cela.Un questionnement interne qui questionne aussil’extérieur. Car tout à coup, quand les utopistescommencent à douter, c’est la société quis’inquiète. La disparition des utopistesentraînerait-elle la disparition de l’utopie elle-même ? Ça, la société ne le veut à aucun prix.Elle sait qu’elle ne peut subsister sans utopies.Elle sait qu’elle en a aujourd’hui plus que jamaisbesoin. Alors elle lance un cri aux utopistes :Refondez, refondez si vous voulez, mais restez…Car c’est bon de savoir qu’il existe, quelquepart, un autre modèle, au cas où…

Refonder les pratiques

Pour son 25ème anniversaire, la Fédération desmaisons médicales organise donc en ce débutdu mois de février un grand colloque afin defaire face à ses questionnements et d’entamerun travail de refondation des pratiques sociales

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et des pratiques de santé. Pour soutenir cetteréflexion qui aura lieu à l’Aula Magna deLouvain-la-Neuve les 3 et 4 février prochains,ce numéro un peu spécial de Santé conjuguéevous propose l’éclairage d’une série d’acteurs,de chercheurs, d’observateurs privilégiés dusecteur du travail social. Un recadrage de notresociété et de son évolution, indispensable afinde nourrir une réflexion sur la refondation denos pratiques. Dans quel monde vivons nous ?Dans quelle économie ? Quels sont les modèlesalternatifs et quelles sont leurs limites ? Quelssont les défis qui nous attendent en matière desécurité sociale, de pacte entre les générations ?Le développement de ces thématiques doit nouspermettre de prendre un recul suffisant par rap-port à notre quotidien, afin de mieux l’appré-hender et de pouvoir ainsi le (ré)adapter à uncadre normatif et sociétal en perpétuellemutation.

L’utopie est-elle soluble dans la société ?

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NOS PRATIQUES

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Pour bien refonder, pour refonder solide, pour refonder pour longtemps, il nous faut nous penchersur une série de facteurs, d’acteurs, de mouvements. Revenir sur notre histoire. Sur le petit mondeque nous avons créé, et puis sur le grand, là, au dehors, qui a continué à tourner. Avec ou sansnous, pas toujours dans le même sens que nous, mais qui tourne, qui tourne et qui ne sait plus trèsbien où il va, si tant est qu’il l’ait déjà su…C’est l’objet de ce cahier, qui après une schématique mais salutaire ligne du temps, se mettra àl’écoute de l’individu, de ses questionnements, de sa souffrance. Puis, nous aborderont des structuresplus évoluées, des démarches alternatives, avant de voir en quoi elles s’intègrent ou ne s’intègrentpas dans les grands courants économiques de ces quelques dernières décennies. Enfin, bien campéssur quelques postulats (re)clarifiés, nous pourront aborder les grands enjeux qui se dessinent enmatière de solidarité, de santé et de travail social. Car si nous voulons refonder, c’est pour êtremieux armés en tant qu’acteurs de ces changements qui se profilent.

L’utopie est-elle soluble dans la société ? page 1La cellule de coordination du congrès : Jacques Morel et Thierry Watheletpour le secrétariat général, Bénédicte Dubois et Christian Legrève pour la celluled’éducation permanente et Bernard Barbieaux, journaliste.

Une ligne du temps page 6Christian Legrève, animateur en maison médicaleNotes d’Axel Hoffman, médecin généraliste à la maison médicale Norman Bethune

Valeurs

La valeur de l’être humain page 29Marie-Hélène Dutillieux, médecin à Bruxelles

Médecine générale : sparadrap d’une société solitaire…ou aiguillon pour une société solidaire ? page 33

Thierry Wathelet, médecin généraliste à la maison médicale Espace Santé

Invitation utopique page 35Ingrid Leruth, assistante sociale à la Free Clinic, maison médicale, centrede planning familial et centre de santé mentale

4 Santé conjuguée - janvier 2006 - n° 35

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OrganisationEn attendant la nouvelle vague… page 41

Marc Abramowicz, psychothérapeutePropos recueillis par Bernard Barbieaux, journaliste

Le non-marchand, entre la cité et les marchés page 44Bernard Van Asbrouck, expert en développement socio-économique,conseiller général au Forem

Visages de l’économie sociale, identité des maisons médicales page 51Christian Legrève, animateur en maison médicaleD’après une conférence de Marthe Nyssens, économiste, professeur, Institut derecherches économiques de l’université catholique de Louvain

Economie

Développement ne rime pas forcément avec croissance page 57Jean-Marie Harribey, maître de conférences à l’université Bordeaux-IV, membre duconseil scientifique d’Attac

Des années ‘60 à nos jours... page 63Marie-Claude Prévost, économisteD’après la conférence de Jean-Pierre Ramquet, économiste, secrétaireinterprofessionnel à la FGTB de Verviers

A propos de la loi de l’offre et de la demande page 74Marie-Claude Prévost, économiste

A propos de Keynes page 78Marie-Claude Prévost, économiste

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NOS PRATIQUES

R E F O N D E R

Sécurité sociale et travail social

L’importance de la sécurité sociale en Belgique :fondements historiques et enjeux actuels page 87

Pierre Reman, économiste, directeur de la Faculté ouverte de politique économiqueet sociale de l’université catholique de Louvain

La sécurité sociale et le pacte entre les générations page 97Marie-Claude Prévost, économiste

L’insécurité sociale page 100Marianne Prévost, sociologue, chercheur à la Fédération des maisons médicales

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Une ligne du tempsChristianLegrève,animateur enmasion médicale.

Notes d’AxelHoffman.

Vous découvrez ci-après des élémentstirés du diaporama ligne du tempsélaboré dans la dynamique vers lecongrès. Il a pour objectif de visualiserdes coïncidences chronologiques entretrois niveaux d’évènements : les initia-tives, le contexte et la conceptualisationdans le secteur socio sanitaire, et lesenchaînements à chacun de cesniveaux. Le diaporama se déroule enfiches synthétiques par période, conte-nant des liens vers des documents plusanalytiques.

Cet outil a été pensé comme évolutif etinteractif. Chaque consultation, chaqueprésentation est l’occasion d’enrichis-sements, de corrections. Au moment ducongrès, il ne sera pas achevé, et conti-nuera d’évoluer par la suite. C’est l’his-toire de notre secteur, que nous écrivonsensemble, jour après jour.

Ce dispositif ne pouvant être reproduitici, nous avons choisi de vous présenterune partie des éléments du seul niveaudu contexte, peut-être le plus inter-pellant pour les intervenants, plongésdans l’action. Ces éléments sont, enpartie, tirés d’un ouvrage de XavierMabille (L’Histoire politique de laBelgique, réédité en 2005), politologue,président du Centre de recherche etd’information socio-politiques (CRISP),qui nous a fait l’amitié de guider nospremiers pas dans cette démarche. Sonouvrage contient une masse énorme deréférences, parmi lesquelles nous avonschoisi celles qui nous ont paru suscep-tibles d’avoir marqué et/ou influencé lesintervenants du secteur.

Mots

cle

fs: s

ocié

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NOS PRATIQUES

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Réforme de l’Assurance maladie-invalidité

1ère grève des médecinsLes Chambres syndicales (future ABSyM – Association belge dessyndicats médicaux) rejettent certaines dispositions de la loiLeburton, telles que l’égalité des honoraires de consultation pourles médecins spécialistes et généralistes, ou l’échelonnement incitépar un honoraire plus élevé pour le spécialiste s’il y a référence parun généraliste. Elles réclament d’autres formes de cogestion ainsiqu’une réduction de l’immixtion de l’Etat dans la pratique médicale.La grève durera du 1 au 18 avril et se terminera par les accords dela Saint-Jean, base du système existant encore aujourd’hui. Cesaccords instaurent un système de conventions négociéespériodiquement entre organismes assureurs et médecins, chaquemédecin ayant le droit individuel d’adhérer aux termes de l’accordou de le refuser, sans que ses patients perdent le droit à unremboursement identique si le médecin refuse l’accord. Leshonoraires des spécialistes sont fortement réévalués par rapport àceux des généralistes, qu’il y ait ou pas référence par le généraliste.Les principes de la médecine libérale sont confirmés : liberté dechoix du médecin par le patient (pas d’inscription nid’échelonnement), liberté diagnostique et thérapeutique.

Les Chambres syndicales seront arbitrairement reconnues commequasi uniques représentantes des médecins jusqu’aux premièresélections syndicales médicales de 1998, confinant les autresformations syndicales à l’impuissance. C’est un boulevard quis’ouvre devant un « non-système » de soins, fait de la dominationdu « tout à l’hôpital » et à la technique, centré sur la maladie, audétriment d’une médecine au service du patient et de la santé ausens global du terme.

L’assurance maladie était instituée depuis l’arrêté du Régentde mars 1945, sur base de la loi du 18 décembre 1944 dusocialiste Achiel Van Acker, mais jusqu’à la loi Leburton,les médecins exerçaient sans obligation de respecter desmontants d’honoraires, s’engageant simplement à respecterdes barèmes établis par le ministre du Travail et des Affairessociales, notamment vis-à-vis des économiquement faibles.Il n’y avait aucune sécurité tarifaire.La loi du 9 août 1963, dite loi Leburton, institue et organisel’assurance maladie-invalidité telle que nous la connaissons.Elle ouvre l’ère des « conventions médico-mutuellistes »,introduit un échelonnement des soins non contraignant etgarantit l’accès aux soins à un tarif convenu.

1963 1964

Fondation du GERM

1964

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Que ce soit dans le monde ouvrier ou chez les bourgeois, l’infériorité de lafemme était considérée comme une évidence jusqu’aux années 60. EnBelgique, la première secousse contre ce préjugé remonte à 1885, lorsque,dans la Charte de Quaregnon, le Parti ouvrier belge, ancêtre du Parti socialistelance le slogan « A travail égal, salaire égal ». Mais cette revendication seborne à l’économique : la place des femmes est au foyer, et ce n’est que tantque cette situation « idéale » n’est pas réalisée que l’égalité salariale estrevendiquée. Une revendication qui se renforcera durant toute la premièremoitié du XXème siècle et qui trouvera sa consécration lorsque l’Organisationinternationale du travail la relaiera après la seconde guerre mondiale, suivieen 1957 par les signataires du traité de Rome (fondateur du Marché commun,ancêtre de l’Union européenne). Mais la réalité n’écoute pas les beaux discours,le patronat biaise (de minimes modifications dans les postes de travailpermettent de déclarer que le travail n’est pas égal...) et invoque la concurrenceinternationale pour ne pas offrir un salaire égal : celui de la femme reste unrevenu d’appoint.A la Fabrique nationale d’armes de guerre à Herstal, les femmes occupent lebas de l’échelle : encadrement exclusivement masculin, pas de possibilité depromotion, travail machinal, sous-représentation syndicale, salaire de 25 francsde l’heure (l’ouvrier masculin le plus mal payé touche 32 francs de l’heure).Le 16 février, elles se voient refuser une augmentation de 5 francs de l’heureet partent en grève. Bien que soit peu soutenu par les syndicats, leur mouvements’étendra à d’autres usines en région liégeoise et carolorégienne, la populationles aidera et manifestera en leur faveur. Le 5 mai, au terme de près de troismois de grève, elles obtiendront une augmentation de 2 francs, portée à 2,75francs l’année suivante. La déception est grande, mais le mouvement est lancé...

En 1950, des anciens résistants, atterrés par les crimes nazisde la seconde guerre mondiale, fondent l’Union des juifs contrele racisme, l’antisémitisme et pour la paix (MRAP). Durantles années qui suivent, l’Europe se reconstruit et importe dela main-d’oeuvre d’origine méditerranéenne. Ces ouvriers nedisposent quasiment d’aucune protection et sont exposés àdes conditions de travail et de vie déplorables. En 1966, pourcombattre ces situations, le MRAP donne naissance auMouvement contre le racisme, l’antisémitisme et laxénophobie dont les priorités seront de lutter contre touteforme d’exclusion, de racisme et de xénophobie, tant au niveauindividuel que social.

Grève des femmes de la FN :comité « à travail égal, salaire égal »

Fondation du MRAX – Mouvement contre leracisme, l’antisémitisme et la xénophobie

Une ligne du temps

1965 1966

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NOS PRATIQUES

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1967

Chooz, première centrale nucléaire en Belgique

Ce petit village de six cents habitants niché dans une boucle de la Meuse est le sitechoisi par le Gouvernement français pour implanter sa première centrale nucléaire. Elleest mise en service en 1967. De nombreux incidents de fonctionnement sont relevés etvers 1970 on commence à parler d’une augmentation du nombre de cancers, de leucémieset d’affections de la thyroïde dans la région. En 1973, époque du premier choc pétrolier,la France découvre qu’elle n’a pas de pétrole mais des idées, le nucléaire en étant unebrillante pour assurer son « indépendance énergétique » : un programme « tout nucléaire »est lancé sur tout le territoire, appuyé par force propagande relayée dans la presse ; uneseconde centrale, la « B », est programmée à Chooz. Dès 1974, la résistance au nucléaires’organise, des comités sont créés, la jonction est faite entre les opposants au nucléaireet d’autres mouvements rétifs aux grands projets étatiques ou capitalistes (barrages,extension du camp militaire du Larzac, etc.) : c’est le début de nouvelles luttes socialesmettant en cause le bien-fondé de la raison d’Etat et de la rationalité économique.En 1979, année de la première catastrophe nucléaire à Three Miles Island (Etats-Unis),les habitants de Chooz se prononcent en majorité contre le projet de centrale B. Lemaire pronucléaire est séquestré par les femmes du village afin de contraindre le directeurde la centrale à s’expliquer. En juin a lieu la première « kermesse » antinucléaire quirassemble français et belges voisins. La presse minimise les dangers et discrédite lesprotestataires. C’est l’escalade : manifestations, répressions policières, interpellations,tabassages se font de plus en plus violents, les blindés viennent en appui des compagniesrépublicaines de sécurité, tandis que les antinucléaires s’organisent en front commun.L’arrivée au pouvoir de François Mitterand ne fait pas basculer le rapport de force : leprojet Chooz est maintenu (alors que le projet de centrale à Plogoff est annulé). Letemps aura raison de la volonté des antinucléaires, les manifestants se démobilisentprogressivement et en 1983, après quatre ans de lutte, le front commun est dissous.Chooz B est construit et semble illustrer l’exergue du Bulletin du comité de Chooz :« Nos résignations quotidiennes font les cages de demain ».

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Une ligne du temps

La Belgique vit, durant les années 60, une matérialisation des clivages communautaires :scission linguistique dans les secteurs de la culture et de l’enseignement sous legouvernement Lefebvre-Spaak, législation sur l’emploi des langues avec homogénéitélinguistique des provinces, nouveau tracé de la frontière linguistique en 1962, progrèsde la Voksunie, poussée du Front démocratique des francophones (FDF). Malgré lasatisfaction de beaucoup de ses revendications, l’opinion radicale flamande voit unemenace de francisation dans le maintien d’une périphérie à dominante francophoneautour de Bruxelles (seule région bilingue) et dans celui de la section francophone del’université de Louvain dans les murs de la vieille cité flamande. Le député social-chrétien Verroken exige la suppression de cette exception au principe d’homogénéitélinguistique. La crise est ouverte, le gouvernement Vanden Boeynants-De Clercq (PSC-PLP) tombe, aux cris de Walen Buiten l’université catholique se fend en deux universitésdistinctes dont la partie francophone émigrera à Louvain-la-Neuve (la Faculté demédecine, pour disposer d’un terrain d’activité suffisant, se fixera à Bruxelles). L’unitédu Parti social chrétien ne résistera pas à cette crise, mais bientôt libéraux et socialistesvivront le même divorce. De réformes des institutions en révisions de la Constitution,le mouvement flamand poursuivra jusqu’à aujourd’hui son désir de séparation et menacemaintenant la sécurité sociale.

A Paris, les évènements de mai 68 sont commencés. Le 13 mai, unmeeting de solidarité avec les étudiants français est organisé à l’universitélibre de Bruxelles. Le soir même a lieu une conférence de contestationau régime des colonels grecs, avec Melina Mercouri et Vassilis Vassilikos(l’auteur de Z, paru en 1967). A la suite de ce meeting est décidéel’occupation de l’amphithéâtre Paul-Emile Janson. Etudiants, chercheurset professeurs constituent une assemblée qui ne reconnaît plus l’autoritédu conseil d’administration de l’université libre de Bruxelles. Lescontestataires de la première heure veulent la réforme et ladémocratisation de l’université qui devra être ouverte à tous, mais d’autresfactions se manifestent : l’extrême gauche en appelle à une grèvenationale en solidarité avec les masses de France contre le capitalismetandis qu’un groupe plus frileux condamne l’occupation des locaux etl’ensemble des manifestations contestataires.Le mouvement s’essoufflera en quelques jours, mais les autoritésacadémiques ont entendu le message et voteront une réforme des statuts.Un nouveau conseil sera installé comprenant des représentants desdifférents corps de l’université, à la satisfaction des étudiants.

13 mai : soirée de protestation contre le régime descolonels grecs à l’université libre de BruxellesOccupation de l’auditoire PE Janson

Le PSC-CVP est le premier parti à se scinder en deux ailes,flamande et francophone

1968 1968

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NOS PRATIQUES

R E F O N D E R

1971

En juillet 1944 se réunit à Bretton Woods (Etats-Unis) la première conférence financièreinternationale des Nations-Unies qui donnera naissance au Fonds monétaire international (FMI)et à la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), qui deviendraplus tard la Banque mondiale. Un nouveau système monétaire international (SMI) est installé :chaque Etat devra assurer la convertibilité de sa monnaie et une parité fixe en or ou en dollarsaméricains, ce qui consacre la puissance du dollar. Mais la balance des paiements américaineest mise à rude épreuve par les besoins de financement de la guerre du Vietnam et la montée enpuissance de l’Allemagne et du Japon. Les initiatives pour faire face à la faiblesse du dollars’avèrent infructueuses : les Etats-Unis ont émis une telle quantité de dollars que les réservesd’or ne parviennent plus à les couvrir, les banques centrales des pays industrialisés ne peuventplus réclamer le paiement des dettes américaines en or, c’est la fin de la convertibilité. Deuxans plus tard, le flottement des monnaies sera généralisé, facteur d’instabilité favorable audéveloppement de bulles spéculatives où la valeur des actifs est déconnectée de la production.Le jeu de la spéculation enrichit essentiellement les grosses entreprises au détriment des Etatset de leurs populations. Aujourd’hui, on considère que le marché des changes a été multipliépar quatre-vingt alors que le commerce mondial ne s’est multiplié que par deux. D’où l’idéed’une taxe sur les transactions spéculatives, la célèbre taxe Tobin.

Nixon met fin à la convertibilité dollar-or : coup d’envoi de laspéculation monétaire et de la dérégulation des marchés boursiers

6 décembre : ouverturede la maison médicaleNorman Bethune

1972

Ouverture de la maisonmédicale à Tournai

1972

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Une ligne du temps

Le contrôle de la fécondité a toujours fait l’objet d’interdits dela part de l’Eglise romaine et de la morale traditionnelle (cequi n’empêchait pas un contrôle clandestin), interdit soutenupar la politique nataliste des Etats en manque de bras pour laguerre et l’industrie. En 1923, une loi belge proclamel’interdiction de la contraception et de l’avortement, crimespassibles de la cour d’Assises. Ce n’est pas le couplet à lamode du chanteur Antoine (Mettez la pilule en vente dans lesMonoprix, o yeah), mais l’arrestation du docteur Peers quirelancera le débat sur la parentalité et les grossesses nondésirées : la loi de 1923 sera abrogée et la publicité pour lescontraceptifs autorisée, en maintenant toutefois leur délivrancesous prescription médicale.

Fin de l’interdiction de la publicité pourles contraceptifs

Arrestation et inculpation de Willy Peers

Le 3 avril 1993, la loi Lallemand-Michielsen sortira la pratique de l’avortement del’illégalité. Mais le principal acteur de cette lutte n’aura pas connu cet aboutissement :Willy Peers est mort en 1984. Son travail de gynécologue le confronte aux conceptionsarchaïques de la sexualité et de l’enfantement. Il défend la contraception et introduitles techniques de l’accouchement sans douleurs, brisant la domination des équipesd’obstétrique sur la femme réduite à sa fonction de reproductrice. A cette époque,seule une situation médicale contraignante permet d’avorter sans s’attirer les foudresdu Parquet. Les manoeuvres abortives sont pratiquées dans la clandestinité avec un

1973 1973

risque élevé de compli-cations parfois mortelles.Willy Peers fonde en 1970la Société belge pour lalégalisation de l’avortementet décide de faire sauter leverrou de cette clandestinité.Il pratique l’avortement sanspublicité, mais sans secacher. Cela lui vaut uninterdit d’exercice puis uneincarcération de cinqsemaines. On voit alors lepays se mobiliser pour unematernité libre et désirée.Willy Peers sera libéré et nepassera jamais en jugement.Il faudra attendre dix-septans pour que la légalisationde l’avortement soit votée.

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NOS PRATIQUES

R E F O N D E R

En 1970, le socialiste Salvador Allende succède à Eduardo Frei,démocrate-chrétien anticommuniste soutenu par la droite et parles Etats-Unis. Allende est élu président du Chili sur base d’unprogramme de « révolution par voie légale » comportantl’expropriation des grands propriétaires terriens et un plan denationalisations. Les Etats-Unis n’apprécient ni l’expropriationde leurs grandes compagnies de cuivre ni l’entente nouvelle duChili avec Cuba. Ils instaurent un blocus, supprimant toute aidesauf à l’armée chilienne. Difficultés d’approvisionnement,inflation galopante et grèves mettent Allende dos au mur. Le 13septembre, le général Pinochet renverse le président Allende quimeurt (suicidé ? tué lors de l’assaut de la Moneda ?). La dictaturemilitaire de droite exercera une répression terrible qui fera 2500morts ou disparus, 130.000 personnes seront emprisonnées, unmillion s’exilera.

Coup d’état militaire au Chili

Ce gouvernement de largecoalition, rassemblant socialistes,socio-chrétiens et libéraux, dureramoins d’un an (26/1/1973-19/1/1974).

Edmond Leburton, 1er

premier ministresocialiste depuis ‘58

1973 1973 1973

L’Organisation des pays exportateurs depétrole (OPEP) a été fondée en 1960. En1973, les pays arabes, soutenus par l’Unionsoviétique attaquent Israël, soutenu par lesEtats-Unis (guerre du Kippour), tentantd’effacer les conséquences de leur défaitelors la guerre des six jours en 1967. Cespays occupent une place prépondérantedans l’OPEP qui décide un embargo surles ventes de pétrole aux Etats-Unis etferment les robinets, ce qui fait rapidementmonter les prix. L’économie occidentaleétant très dépendante du pétrole, la haussedes prix entraîne une « stagflation », c’est-à-dire un taux d’inflation élevé combinéavec un chômage important. L’année 1974sera la première depuis 1945 à connaîtrela récession.

Début de la crise du pétrole

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Une ligne du temps

Le Gouvernement belge décide l’arrêt de l’immigrationAprès la guerre 14-18, le Gouvernement belge a recours aux prisonniers de guerre puis à l’immigrationpour reconstruire et développer le pays. De 1920 à 1938, malgré le coup de frein donné par la criseéconomique des années 30, le nombre d’étrangers passe de 150 à 380.000. Après la guerre 40-44 et lalibération des prisonniers allemands en 1947, la Belgique recrute des contingents d’étrangers via desaccords bilatéraux pour les travaux pénibles, d’abord dans les mines puis dans d’autres secteurslourds. Ces travailleurs, principalement polonais et italiens, sont considérés comme provisoires etaccueillis dans des conditions plus que précaires. En 1952 est créée la police des étrangers qui disposed’un pouvoir discrétionnaire pour expulser les étrangers « dangereux ou nuisibles ». A partir de 1956,les zones de recrutement se diversifient : Espagne (1956), Maroc et Turquie (1964), Tunisie, Algérieet Yougoslavie entre 1965 et 1974. En 1965, les travailleurs étrangers sont 625.000, et 800.000 en1974. On commence à se rendre compte qu’ils ne vont pas tous repartir. Jusque là, la politiqued’immigration a oscillé entre laxisme et restriction selon les périodes de croissance ou de récessionéconomique. La récession commencée en 1967 conduit le Gouvernement à décréter l’arrêt del’immigration le 1 août 1974. Dès lors, seul l’asile politique permettra d’accéder durablement auterritoire (à quelques nuances près : regroupement familial, etc.), les réfugiés dits « économiques »étant considérés comme des fraudeurs.Ainsi, l’histoire de l’immigration en Belgique se caractérise par son instrumentalisation au servicedes impératifs économiques, mécanisme toujours d’actualité. L’arrêt officiel de l’immigration en1974 ne marquera en rien un stop à l’immigration mais la fera entrer dans la clandestinité. Cettemain-d’oeuvre « illégale » alimentera l’économie néolibérale en travailleurs bon marché, vulnérables,malléables et sans droits, et exercera une pression sournoise sur le marché « légal » du travail (voir lecahier du numéro 34 de Santé conjuguée consacré aux grèves de la faim, droit d’asile et politiqued’immigration).

Depuis 1926, le Portugal vit sous une dictature militaire instaurée par le généralManuel de Oliveira Gomes da Costa qui dissout le Parlement, abolit laConstitution et interdit le Parti communiste. En 1930, le ministre des Finances,Antonio de Oliveira Salazar crée un parti fasciste, l’Union nationale et devientPremier ministre en 1932. Il institue un Etat autoritaire et corporatif appuyésur le modèle fasciste ; les grèves et les syndicats sont interdits, lesmouvements sociaux sévèrement réprimés. La PIDE, police secrète, se tailleune solide réputation de cruauté. Salazar se maintiendra au pouvoir jusqu’en1968, puis se retirera au profit de Marcelo Caetano, son collaborateur detoujours, qui, après une brève tentative de mener une politique plus libérale,reviendra à des positions conservatrices. Mais le régime est miné par lesguerres coloniales (Guinée-Bissau, Angola, Mozambique), l’agitation ouvrièreet l’aspiration des puissances d’argent à retrouver un climat démocratiqueplus propice aux affaires.La dictature sera renversée le 25 avril 1974 par le général Antonio Ribeiro deSpinola au cours d’un putsch marqué par un climat de fête : la population dePorto et de Lisbonne descend en masse dans les rues, transformant le coupd’Etat militaire en « révolution des œillets ». Mais la transition démocratiquene sera pas paisible : les forces de droite et de gauche s’opposent, y comprisen leur sein, la réforme agraire sera marquée par des épisodes violents,l’agitation sociale et politique persistera plusieurs années.

Avril : Révolution des oeillets au Portugal

1974 19741974

Février : ouverturede la maison médicaleBautista Van Schouwen(Seraing)

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NOS PRATIQUES

R E F O N D E R

L’après guerre 40-45 se caractérise par une augmentation impressionnante de la productivitééconomique. Divers facteurs contribuent à cette expansion parmi lesquels une demande importantede biens liée aux besoins de la reconstruction, une mécanisation toujours plus poussée, uneradicalisation du taylorisme (planification scientifique du travail avec contrôle des processusd’exécution, modèle joyeusement illustré dans le film de Chaplin Les Temps modernes) et undéveloppement technologique accéléré. Le rapport entre le capital et la production s’accroît, lahausse de productivité est associée à celle des revenus tant des investisseurs que des travailleurs,dont les salaires augmentés offrent un débouché à la surproduction (consommation de masse).C’est ce qu’on a appelé le compromis fordiste. Dans les années 70, le modèle rencontre seslimites, l’internationalisation de l’économie met les pays développés en concurrence avec dessites de production moins coûteux, le capital agite ses exigences de flexibilité, de privatisation,de diminution des charges salariales, de dérégulation. Dans ce contexte, la crise du pétrole donnerale coup de grâce à la période antérieure que l’on appellera nostalgiquement les 30 glorieuses(1944-1974). En Belgique, la récession économique est aggravée, entre autres, par la disparitiondes charbonnages, longtemps première ressource énergétique, le déclin de la sidérurgie,l’imprévoyance d’une certain nombre de décisions politiques et économiques.Les manifestations les plus spectaculaires de la récession seront l’augmentation du nombre dechômeurs (en moyenne mensuelle, 100.000 chômeurs complets en 1974, plus de 500.000 en1983) avec multiplication des statuts partiels ou précaires, l’aggravation du déséquilibre desfinances publiques (la dette publique est six fois plus élevée en 1983 qu’en 1974), l’altération desrelations sociales, l’inflation. Les politiques successives de redressement ne pourront jamaisdéployer leur impact qu’à court terme et au prix d’une austérité qui touchera durement les couchesles plus défavorisées de la population.

L’économie belge entre en récession

1974

L’histoire de la Grèce au XXème siècle est marquée par une instabilité et un climatquasi constant de guerre civile. Déchiré entre monarchistes et républicains,modérés et expansionnistes, fascistes et marxistes, le pays est également la ciblede puissances étrangères qui activent ces lignes de rupture ou parfois l’occupentmilitairement. De 1949 à 1963, les élections portent des partis modérés auxgouvernements successifs, mais les forces d’extrême droite contrôlent la politiqueen une sorte de gouvernement parallèle. En 1963, le démocrate GeorgesPapandréou dirige le pays, mais ses prises de position ne plaisent ni à l’extrêmedroite ni aux Etats-Unis ni au jeune roi Constantin II. Il démissionne en 1965 etjusqu’en 1967, aucun gouvernement ne pourra être mis en place. Le 21 avril1967, une junte dirigée par quelques colonels prend le pouvoir au nom du roi etinstalle un régime fondé sur la terreur, avec son cortège d’emprisonnement et dedéportation des opposants, de loi martiale, d’écrasement des libertés individuelles,de tribunaux d’exception, de pouvoir exorbitant à l’armée. Mais les dissensionsinternes, les remous de l’affaire chypriote et la détermination croissante del’opposition forcent la junte à se retirer en 1974 au profit de ConstantinKaramanlis, un opposant leader des partis de droite. Les libertés sont rétablies,les partis politiques légalisés, les responsables de la dictature poursuivis en justice.Un referendum se prononce en faveur d’un régime républicain et une nouvelleconstitution est proclamée en 1975.

Juillet : fin du régime des colonels en Grèce

1974

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A la fin de la guerre 14-18, l’Espagne vit une agitation sociale et politiqueoù s’affrontent dans la violence conservateurs et anarcho-syndicalistes,séparatistes (notamment catalans), catholiques et anticléricaux, royalisteset antimonarchistes, grands propriétaires terriens et paysans, partisansde l’ordre établi et ceux du progrès, militaires échaudés par des désastresau Maroc. En 1931, le roi Alphonse XIII se retire et la république estproclamée. Des Cortes (parlements) successifs de droite et de gaucheprovoquent des coups de barre selon leurs objectifs et déstabilisent lepays qui devient ingouvernable. Incendies, grèves, assassinats paralysentl’Espagne. Le 17 juillet 1936, le général Franco Bahamonde soulève lagarnison de Mellila contre le Front populaire alors au pouvoir. Le paysplonge dans une guerre civile qui durera jusqu’en 1939 et se terminerapar la défaite des républicains et l’instauration de la dictature de Francoet de sa « Phalange » qui installera un régime totalitaire à parti unique,hostile à tout système représentatif et à toute forme de régionalisation.Le nouvel Etat, fondé sur l’autorité du leader et non sur le consentementpopulaire, est basé sur une conception militaire de l’existence, anti-capitaliste, anti-marxiste et profondément catholique. C’est cet Etat quimeurt avec Franco le 20 novembre 1975, ouvrant la voie à unelibéralisation du régime sous l’égide de Juan Carlos, proclamé roid’Espagne.

Une ligne du temps

Novembre : mort du Général Franco

A la fin des années 60, à l’initiative de Marco Abramowicz, les servicesétudiants de l’université libre de Bruxelles fondent l’Information etorientation du couple, IOC, qui organise des consultations gynécologiqueset promeut la contraception chez les étudiants. Sous l’impulsion de WillyPeers, l’IOC crée le premier centre extra-hospitalier d’avortement. Lepremier avortement ambulatoire s’y déroule en mars 1975 par la méthodeKarman. L’atmosphère est fébrile, une voiture est prête à démarrer encas de problème pour emmener la patiente à l’hôpital Saint-Pierre où leprofesseur Hubinon est au poste en cas de problème. Tout se passe bien,la nouvelle est largement diffusée pour encourager les initiatives du mêmetype. L’IOC deviendra Aimer à l’ULB et d’autres centres d’interruptionvolontaire de grossesse s’ouvriront rapidement. En 1978 se créera leGroupe d’action des centres extra-hospitaliers pour l’avortement(GACEHPA). Mais l’avortement demeurera illégal jusqu’en 1990 et lespressions judiciaires persisteront, demandes de dossiers, intimidations,perquisitions, inculpations.En France, la dernière exécution capitale d’une « faiseuse d’anges » datede 1943. En 1971, 343 femmes, dont beaucoup sont des personnalitésconnues, signent le manifeste des 343 où elles déclarent avoir déjà avorté.En 1975, Simone Veil fait voter la loi portant son nom qui légalisel’avortement.

Premier avortement ambulatoire

1974 1974

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Conférence de l’OMSDéclaration d’Alma Ata

Du 2 au 6 septembre 1978, la ville d’Alma Ata(Kazakhstan) accueille les délégations de 14gouvernements et les représentants de 67 organisationsdes Nations-Unies pour la Conférence de l’Organisationmondiale de la santé (OMS). Prenant acte de l’écart entreles sociétés du Nord, suréquipées et dépensant sanscompter pour la santé, et celles du Sud qui ne peuvents’appuyer que sur les ressources communautaires, laDéclaration finale d’Alma Ata affirme le droit de tous àaccéder au niveau de santé le plus élevé possible, unesanté définie comme un état de complet bien-êtrephysique, mental et social, ce qui implique la participationde nombreux secteurs socio-économiques autres que celuide la santé. Elle stigmatise les inégalités de santé entre leNord et le Sud, mais aussi à l’intérieur de chaque pays,pose le droit et le devoir de chacun de participerindividuellement et collectivement à la planification et àla mise en oeuvre des soins de santé qui lui sont destinéset en appelle au développement des soins de santéprimaires pour atteindre ces objectifs.

Premier élu Vlaams Blokà la Chambre

En 1962, le groupe Were Di (en français :défends-toi) est fondé pour revendiquer ladestruction de l’Etat belge et la création des« Grands Pays-Bas », rassemblant sur une baseethnique « homogène » toutes les terres où l’onparle néerlandais. Issu de groupes nationalistesantérieurs, Were Di prône également l’amnistietotale et inconditionnelle des inciviques et prendcontact avec de nombreux mouvementsnationalistes européens et neo-nazis. Leurmanifeste nationaliste de 1973, ouvertementraciste, discriminatoire et antisyndicaliste, seraadopté quasi point par point par le Vlaams Bloklors de sa fondation en 1978 par Karel Dillen,un cadre du Were Di. Dès sa création le VlaamsBlok récolte un élu à la Chambre, débordantsur sa droite la Volksunie, jusque là seul parti «linguistique » néerlandophone. Un quart desiècle pus tard, la Volksunie n’existera plus etle Vlaams Blok sera l’un des principaux partisde Flandre...

1976 19781976

Ouverture duCentre de santéintégré deTilleur

Juillet : ouverturede la maisonmédicaledu Maelbeek(Bruxelles)

Ouverture de lamaison médicaledu Grâce-Hollogne

1976 1978

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Une ligne du temps

Fin 1979, le ministre Luc Dhoore, en charge de la Prévoyancesociale, envisage d’organiser l’inscription des patients, leforfait en médecine générale, le carnet de soins etl’échelonnement. L’ABSyM, syndicat médical dominant àmajorité spécialiste, déclenche une grève des soins en réactioncontre ce projet qui déconstruit l’hospitalocentrisme. Faitahurissant, alors que le projet Dhoore était susceptible derendre leur place aux généralistes, la majorité d’entre euxparticipent à la grève (seuls deux mille généralistes, dont ceuxdes maisons médicales et du Groupement belge desomnipraticiens, GBO, refusent de déposer le stéthoscope),certains allant même jusqu’à assurer les urgences dans leshôpitaux. Plus tard, quand ils apprendront que les spécialistesen grève étaient payés (et pas eux), quand ils se rendrontcompte qu’ils ont défendu une conception de l’organisationdes soins de santé qui les condamne, les généralistes réaliserontqu’ils ont été roulés, croyant se battre contre une atteinte à laliberté thérapeutique. Les appels à l’unité du corps médicalse briseront désormais sur ce souvenir.

Appel des 300

Dans le Bulletin d’information des Chambres syndicales(ABSyM) du 13 décembre 1979 parait un avis signé parle président du Conseil national de l’Ordre des médecins.Ce texte prend clairement position en faveur de la grèvedes soins, pourtant boycottée par près de deux millemédecins. Cette prise de position partisane ulcère lesmédecins progressistes qui se mobilisent contre elle etannoncent une grève du payement de leur cotisation àl’Ordre : ce sera l’« Appel des 300 » en Wallonie et l’«Aktie Ordre » en Flandre. De ce fait, plusieurs médecinsseront poursuivi en justice sur plainte de l’Ordre, dessaisies d’huissier auront lieu et deux médecins du Partidu travail de Belgique seront emprisonnés durant dix jours.L’Ordre des médecins est critiqué pour ses abus depouvoirs, pour son ignorance de la démocratie et des droitsde la défense, pour son opposition au développement denouvelles formes de médecine, pour son caractèrecorporatiste (seuls des médecins le composent, aidé dejuristes, les plaignants et la société civile n’y ont aucunaccès), pour sa fonction disciplinaire exercée de façontotalitaire, pour son parti-pris traditionaliste. De nombreuxprojets de réforme de l’Ordre ont été annoncés. Aucun àce jour n’a abouti.

Les élections de 1981 marquent unerecomposition du paysage politique.Si la hiérarchie des grands partis estmaintenue avec quelques fluctu-ations, de nouvelles formationsapparaissent, comme les écolo-gistes, d’autres progressent (VlaamsBlok), d’autres enfin vivent leurdernière représentation, comme leParti communiste. Le droit de voteabaissé à dix-huit ans n’a pasbouleversé radicalement lacomposition des hémicycles, maisdes courants différents prennentpied, tandis que l’asymétrie entre leNord et le Sud du pays se creuse (àl’exception des écologistes, tous lespartis sont maintenant monocom-munautaires).

Deuxième grève des soins Rupture électorale

1980 19811980

Création de laFédération desmaisonsmédicales etcollectifs de santéfrancophones

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NOS PRATIQUES

R E F O N D E R

Le système de rémunération des médecinsgénéralistes au forfait implique uneinscription obligatoire du patient chez sonmédecin : les tenants d’une médecine libérales’y opposent avec virulence au nom de laliberté de choix qui se confond souvent avecune libre concurrence sauvage. Le systèmeau forfait corrige pourtant nombre de traversde la pratique traditionnelle : incitation à lamultiplication des actes pour séduire le patientet rentabiliser les investissements, absence decoordination et de suivi (la patient peut errersans contrôle d’un praticien à l’autre),impossibilité d’évaluer la qualité des soins,etc. Ce fut un rude combat pour faire passerles accords, permettant concrètement unepratique au forfait, d’abord considérée commeexpérimentale. Après un rodage lent, lesmaisons médicales au forfait se multiplientrapidement, elles soignent aujourd’huiplusieurs centaines de milliers de patients, àleur satisfaction et à moindre frais pour unequalité de soins au moins égale...

Accord sur le forfait à l’INAMI

1983

Etats généraux de la santé du Groupe d’étude de laréforme de la médecine, GERM

A l’initiative du Groupe d’études et de recherche pour la médecine (GERM),135 associations représentant tous les secteurs de la société civile belge,professionnels et usagers, en présence d’observateurs et intervenants étrangerset sous l’égide d’un comité d’honneur comportant de nombreuses excellencesde l’époque, débattent des stratégies de promotion de la santé en période decrise et s’interrogent sur la finalités et l’avenir de notre système de soins. Jamaisune assemblée aussi large n’avait été invitée à s’exprimer. Les travaux des Etatsgénéraux aboutiront à la rédaction d’une Charte de la santé qui détermineratrois grands axes le long des desquels le système de santé devrait être réorienté :être juste et accessible à tous, être adapté à l’être humain, être efficace et le plusefficient possible. Depuis, certaines pistes des Etats généraux ont été ouvertes(par exemple au niveau du développement d’alternatives de financement dessoins), mais la majorité des propositions demeurent d’une pertinence et d’uneactualité brûlante.

(Actes des Etats généraux de la santé 1984, Les Cahiers du Germ n°187 à 191,1984, disponible à la Fédération des maisons médicales)

1984

Démarrage duforfait à Tournai,Forest et Seraing

1984

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Une ligne du temps

La promotion de la santé est le processus qui confèreaux populations les moyens d’assurer un plus grandcontrôle sur leur propre santé, et d’améliorer celle-ci.Cette démarche relève d’un concept définissant la« santé » comme la mesure dans laquelle un groupeou un individu peut d’une part, réaliser ses ambitionset satisfaire ses besoins et, d’autre part, évoluer avecle milieu ou s’adapter à celui-ci.La santé est donc perçue comme une ressource de lavie quotidienne, et non comme le but de la vie ; il s’agitd’un concept positif mettant en valeur les ressourcessociales et individuelles, ainsi que les capacitésphysiques. Ainsi donc, la promotion de la santé nerelève pas seulement du secteur sanitaire : elle dépasseles modes de vie sains pour viser le bien-être.

Première conférence internationalepour la promotion de la santéCharte d’Ottawa

1985 1986 1989

Fondationdel’asblcoopérative despatients de lamaison médicalebautista VanSchouwen(Seraing)

Octobre : ouverturede la maison médicalela Passerelle (Liège)

1985

Journée mondialedu SIDA

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Vote de la loi de la dépénalisation partielle del’interruption volontaire de grossesse (IVG)

Le 4 avril 1990, le Conseil des ministres constate que le roi dans est l’impossibilité de régner,en vertu de l’article 82 de la Constitution. Le roi Baudouin, censé signer la loi sur ladépénalisation partielle de l’avortement votée par les Chambres peu auparavant, ne veut pasposer cet acte qui va à l’encontre de sa conscience. Le jour même, la loi est publiée auMoniteur, sanctionnée et promulguée par les ministres réunis en conseil. Le lendemain, le roiretrouve la plénitude de ses pouvoirs.

Cette loi est une grande victoire... partielle. En effet, elle ne sort pas l’avortement du codepénal sauf s’il est pratiqué sous certaines conditions : le médecin ne peut intervenir qu’avantla douzième semaine de grossesse, après avoir obligatoirement informé la femme des risquesde l’interruption de grossesse, lui avoir donné connaissance des droits et avantages garantisaux familles, avoir énoncé les possibilités quant à l’adoption de l’enfant à naître, avoir laissésix jours de réflexion s’écouler entre la demande d’interruption volontaire de grossesse etl’intervention, avoir apprécié la détermination et l’état de détresse de la femme enceinte. Auxtermes de la loi actuelle, la femme est donc appelée à se justifier, obligée d’étaler une détresse,invitée à reconsidérer sa demande d’interruption volontaire de grossesse qui est supposéeirréfléchie, immature et n’ayant pas pris en compte les alternatives. L’équipe médicale estchargée d’un rôle déterminant qui peut la déposséder de sa décision. Ce « contrôle social »infantilisant ne devrait-il pas disparaître au profit d’un accompagnement respectueux ?

1990 1990

La maison médicalede Tilleur passe auforfait

Prévention sida prostitutiondevient Espace P

1990

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Une ligne du temps

Réunification de l’Allemagne

Depuis 1949, la partie Est de l’Allemagne, occupée par les soviétiques, constitue laRépublique démocratique allemande (RDA) et est séparée du reste de l’Allemagne,qui constitue la République fédérale allemande (RFA), occupée par les forces arméesaméricaines, françaises et britaniques. Les Allemands de l’Est, principalement les cadres,fuient vers l’Ouest, ce qui amène les soviétiques à bloquer la frontière entre les deuxentités : ce sera le rideau de fer, matérialisé en 1961, en plein coeur de la guerre froide,par la construction d’un mur coupant Berlin en deux. Durant les années 80, l’empiresoviétique s’effondre lentement, sans bruit et son autorité sur les pays du « bloc del’Est » s’anémie. Pourtant, nul ne s’attend aux évènements qui se préparent. Le 9novembre 1989, en réponse à l’agitation de la population qui réclame des réformes etla liberté de voyager, les autorités de l’Allemagne de l’Est annoncent l’ouverture desfrontières. Le mur de Berlin est aussitôt détruit par la population dans une atmosphèrede fête. Un an plus tard, l’Allemagne est réunifiée.L’évènement acquiert une portée symbolique, celle de la fin du monde « des deuxblocs » (Est et Ouest) et ouvre une voie royale à l’hégémonie américaine, désormaisseul leader. Certains diront de cette recomposition du paysage mondial qu’elle marque« la fin de l’Histoire ». C’est aussi le prélude à l’emballement de l’extension de l’Unioneuropéenne qui tente encore aujourd’hui de se trouver une identité face au « grandfrère américain », une ambition bien malmenée ainsi que le montrent les divergencesdu vieux continent lors de la deuxième guerre d’Irak.

1er décembre :ouverturede la maisonmédicalele Gué (Tournai)

1990 199319921990

Fondation de l’asblIntergroupe liégeoisdes maisons médicales

Ouverture de lamaison médicaledu Cadran (Liège)

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NOS PRATIQUES

R E F O N D E R

Modification de l’article 1er de la Constitution :la Belgique devient un état fédéral

Les réformes des institutions ont été bon train durant les années 80. Communautéset régions sont reconnues, des paquets de compétence leur sont transférés. L’Etatest déjà « post-unitaire » mais le terme « fédéral » n’est pas encore consacré.Pourtant l’apaisement communautaire n’est pas à l’ordre du jour, notamment auniveau du pouvoir central et aux frontières linguistiques (périphérie bruxelloise,Fourons). Sous le gouvernement Dehaene (1991-1995), le processus de transfertde compétences et l’asymétrie institutionnelle entre le Nord et le Sud s’amplifient,42 articles de la Constitution sont révisés ; le premier article, voté le 6 février parla Chambre et le 23 avril par le Sénat devient : « La Belgique est un Etat fédéralcomposé de communautés et de régions ». Dans les faits, cette modification nefait qu’entériner un processus entamé depuis longtemps et qui n’est pas encoreachevé aujourd’hui. Dans le climat politique actuel et au vu des progrès duséparatisme au Nord du pays (le Vlaams Blok-Belang continue à gonfler, lestrois partis traditionnels sont à la fois aspirés à sa suite pour des raisons électoraleset poussés par l’incorporation des débris de la Volksunie dans leurs propres rangs),les derniers ferments d’unité que sont la monarchie et la sécurité sociale sont engrand danger.

1993 199819971996

Juillet :ouverturede la maisonmédicalel’Herma (Liège)

Décret wallon surles centres deplanning familial

Ouverturede la maisonmédicalel’Atoll (Herstal)

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Premières élections médico-syndicalesLes conventions médico-mutuellistes déterminent l’attribution des budgets destinés aux médecins et doncindirectement l’organisation des soins. De 1964 à 1998, l’ABSyM a disposé arbitrairement de dix sièges enconvention médico-mutuelliste, lui permettant de régner sans concession, face à Confédération (GBO,ASGB) qui ne disposait que de deux sièges. Durant ces 34 ans, derrière une discours « unitaire » (touscontre l’Etat…), l’ABSyM a défendu surtout les intérêts des spécialistes et des institutions hospitalières(les dirigeants de l’ABSyM sont aussi gestionnaires d’hôpitaux) et favorisé une conception technicienne ethospitalocentriste du système de soins, aux dépens des généralistes. Sous la pression ininterrompue de cesderniers, et dans l’espoir de freiner la croissance rapide des coûts à charge de l’assurance maladie-invaliditéen stimulant une première ligne de soins performante et moins dispendieuse, la ministre Magda de Galanorganise en 1998 les premières élections médico-mutuelliste.

Pour participer aux élections, un syndicat devra représenter généralistes et spécialistes dans les deuxcommunautés linguistiques (afin d’éviter une polarisation communautaire). Pour répondre à cette condition,le GBO (à majorité de généralistes francophones), le SVH (son pendant néerlandophone) et l’ASGB(généralistes et spécialistes néerlandophones) se présentent en Cartel.Le Cartel récoltera 60 % des votes généralistes et 10 % des votes spécialistes, et obtiendra cinq sièges surdouze en convention médico-mutuelliste. Bien que toujours minoritaires, les représentants des généralistess’y battront avec succès pour obtenir une réorientation des priorités vers la première ligne de soins. Lorsdes secondes élections en 2002, ce sont 70 % des généralistes qui voteront pour le Cartel, ce qui seratoutefois insuffisant pour décrocher le sixième siège qui équilibrerait les débats en médico-mut. Prochainépisode : élections en 2006.

Une ligne du temps

1998 19981998

Ouverturede la maisonmédicaleTournesol(Flémalle)

Ouverturede la maisonmédicalela Légia (Ans)

1998

OuvertureantenneAgora(Seraing)

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NOS PRATIQUES

R E F O N D E R

1999 200120012000

Fondationde la Liguedes usagersdes servicesde santé

Ouverturede la maisonmédicalela Venelle(Tournai)

Le Forum économique mondial de Davos existe depuis 1971 et rassemble chaque annéee les global leader, deshommes d’affaires, des fonctionnaires internationaux et des hommes politiques. Soutenu par plus de milleentreprises transnationales, ce forum a pour but de rapprocher les gouvernements et le monde des affaires et defaçonner l’avenir de la planète.

Le 25 janvier 2001, jour inaugural du forum de Davos (Suisse), s’ouvre à Porto Alegre (Brésil) le premier Forumsocial mondial (FSM). Ni spéculateurs ni porte-parole de la grande finance, les participants représentent desassociations, des organisations non gouvernementales, des syndicats, la société civile. Ils sont 60.000 qui viennentdire qu’un autre monde est possible, un monde différent de celui imposé par le néolibéralisme. Ils vont soutenirl’annulation de la dette du Tiers-Monde, la suppression des paradis fiscaux, la taxe Tobin sur les transactionsfinancières. De leurs travaux sortira une Charte qui définit le Forum social mondial et ses objectifs.Le Forum social mondial est un espace ouvert de rencontre, de réflexion, de construction d’alternatives et d’actionpour ceux qui s’investissent dans la construction d’une société planétaire centrée sur l’être humain en oppositionau néolibéralisme. Il prône une globalisation solidaire qui respecte les Droits de l’homme, un recentrage del’activité économique et de l’action politique sur les nécessités de l’être humain et le respect de la nature.

Le Forum social mondial s’est déjà tenu à cinq reprises depuis 2001 et rassemble plus de 100.000 personnes. Soninfluence s’est fait sentir jusqu’à Davos, où (toutes proportions gardées) les objectifs de Porto Alegre interfèrentdans les débats. Si cette gigantesque manifestation éprouve aujourd’hui quelques difficultés à préciser son identité,les échanges qui s’y déroulent nourrissent les combats de chacun dans son milieu de vie et contribuent à déployerdes synergies. Et si vraiment, un autre monde était possible...

Premier forum social mondial à Porto Alegre

Ouverturede la maisonmédicaledu Laveau(Liège)

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2002 2002 2003

Ouverturede la maisonmédicaleles Houlpays(Liège)

Ouverturede la maisonmédicaleBulle d’air(Dison)

Novembre :ouverturede la maisonmédicaleCap santé(Huy)

Convention à l’INAMIpour le remboursementdes IVG

Entrée des maisonsmédicales dans lesaccords dunon-marchand :passage aux barèmesde la commissionparitaire 305.1

2003 2003

Ouverturede la maisonmédicaleCouleurs santé(Bruxelles)

2004

Congrèsles 3 et 4février

2006

Une ligne du temps

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NOS PRATIQUES

R E F O N D E R

ValeursUne mise en contexte économique et sociétal de la courte, mais intense histoiredes mouvements citoyens s’imposait avant de poursuivre plus avant dans cecahier.Trois récits d’acteurs de terrains vont nous faire part de la façon dont ils ontvécu, à leur niveau, ces trente années un peu folles. Des témoignages tantôtrésolument optimistes, ou plus interpellant sur la situation vécue aujourd’hui.Mais trois tranches de vies individuelles marquées par l’utopie, l’engagementet la dure confrontation à la réalité d’une société en mouvement perpétuel.

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NOS PRATIQUES

R E F O N D E R

L’évolution de notre société a privilégié ladominance du contrôle rationnel sur la viehumaine et affective, les critères d’efficacité,de rentabilité, de développement de l’espritscientifique nous donnant à penser qu’il est leseul valable et pertinent.La pratique des soins de santé est profondémentfaçonnée et empreinte de cette vision du monde.C’est dans ce contexte que nous nous devonsde réfléchir.Au sein de la relation praticien-patient oupatient-praticien, selon le point de vue de départadopté, nos compétences techniques etprofessionnelles sont certes fondamentales etindispensables sinon cette relation ne ferait passens. Et la rigueur scientifique un atout majeur.Mais ces seuls critères ne peuvent rendrecompte de tout l’enjeu, de toute la richesse etla multiplicité d’une telle rencontre entre deuxêtres au cœur d’une confrontation existentielleavec la maladie et d’une recherche de santé oud’accompagnement à la mort, avec la sociétépour témoin.

Cette confrontation à l’autre, sa vie, ma vie, lavie, la maladie, la santé, la souffrance, lanaissance, le naître à, la mort, le mourir, (etl’après ?), nous affecte d’emblée et ne peut nouslaisser indifférent, nous interpelle dans notrevie et vécu le plus profond sans toujours avoirl’opportunité de le sentir, ressentir, de lereconnaître, d’en prendre soin et de le laisserémerger afin de le partager. Cette confrontationaffecte le patient tout autant que le témoinprésent ou nous-mêmes : relief que nousaborderons plus précisément par fidélité aupropos de départ, chaque dimension étantpourtant toutefois essentielle et fondamentaleen soi et mériterait approfondissement.

La valeur de l’être humainMarie-Hélène

Dutillieux,médecin àBruxelles.

Mots clefs

: formation m

édicale,spiritualité, relation soignant-soigné.

Dans l’esprit d’une refonte des prati-ques des praticiens de santé, s’interpel-ler sur la valeur de l’être humain estun incontournable si ce n’est un fonde-ment pour la réflexion.

Etre à soi-même, unapprentissage ?

Nous ne pouvons faire l’impasse de ce qui nousaffecte et de toute cette plongée intérieurededans « notre tablier blanc ». Cet accueil dece qui se vit au plus profond n’est pas toujourssi évident, ni balisé par un encadrement humainet n’a certes pas été le centre de nos formationsuniversitaires et paramédicales même s’il estheureusement de plus en plus évoqué.Ce qui anime la majorité des étudiants estsouvent un grand idéal d’humanité, et c’estsouvent dans cet idéal que l’étudiant va puiserpour trouver le courage d’accomplir jusqu’aubout ses études. Or, dans notre cabinet, lepremier cri de nos patients est le manqued’humanité de nos structures hospitalières ouapprochantes et le manque de présence humainedes praticiens.Ou encore la première reconnaissance post-hospitalisation est l’accueil, la chaleur et laprésence humaine vécue avec telle ou tellepersonne, avant de reconnaître sa compétencetechnique. D’autre part, nous ne pouvons êtresourds au burn-out, découragement et isolementdes praticiens. Les névroses, dépressions etsuicides ne sont pas en régression et reflètentun état préoccupant pour tous. Personne n’estépargné, pas même les praticiens.

Que devons-nous entendre et comprendre deces constats ? Quelle est la mise au défi ?

Nos débuts de formation médicale nousprojettent immédiatement dans la transgressionpar le vécu de la dissection. Transgression detabous fondateurs de notre société : interdit deprofaner une dépouille mortelle. Même si denos jours ce fait de la dissection est de mieuxen mieux encadré par des paroles qui lenomment et en prennent soin et surtout par undialogue entre professeurs de différentesdisciplines et étudiants, il ne faudrait pas quecette transgression se duplique à d’autressecteurs humains tels que le respect et lesentiment de sécurité d’être au monde tant pourle futur praticien que le futur patient vivant.Ce corps que nous sommes nous interpelle depart et d’autres mais comment le respecter sansenvahir ni abandonner ? Nos émois nousbouleversent, comment leur permettre de

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contribuer à un chemin de constructionrelationnelle sans trouver issue dans les rebuset oubliettes du « je ne sais pas quoi en faire »,sans entrer dans le déni de protection mais aussipromesse d’un enfermement et de souffrancesinternes, sans constater cette vulnérabilité quinous rattrape et permettre au sentiment desécurité d’être au monde, de se rétablir.Tant d’interpellations, mais également tant dedéfis et de possibilités à mettre en œuvre pourne pas s’enliser dans les marécages de l’im-puissance et de l’éteignoir : ouvrir tout le champdu possible humain qui en fait toute sa richesseet toute sa valeur, et le laisser se mettre en œuvrepar la créativité. Mais cela demande évidementdes balises et garde-fous.

La relation d’aide rime souvent avec passivitéet soumission, non qu’elle soit voulue commetel consciemment, tout au contraire, mais parcequ’il n’est pas simple de trouver et mettre enœuvre l’appel à l’intentionnalité vitale del’autre, l’éveil de son autonomie malgré leslimitations trop contraignantes de son état, etdéfinir un projet de soins où il puisse prendresa part sans être inféodé à un être ensembledominant, signifiant charge lourde pour lepraticien et frustration pour le patient.

Comment rendre compte de cette vie précieuseau cœur de chacun, dans le respect des convic-tions, des caractères et des valeurs propres àchacun et sans se perdre pour autant ?Comment trouver les marques et les sécuritésd’un être ensemble dans un projet commun tantau sein des équipes pluridisciplinaires, qu’ausein de la relation avec le patient et sa famille ?Comment trouver nos propres marques desécurité ? Comment préserver cette dignitéirréductible en toute situation ? Sommes-nousréellement le gardien de l’autre et de nous-mêmes en situation précaire ? Comment soute-nir les limites pour que la vie reste acceptableet de qualité ? Quelles sont ces limites ?Comment s’annoncent-elles et comment sedéfinissent-elles ? Cette qualité de vie pourlaquelle nous sommes tous d’accord : commentla définir ? Quels en sont ses critères ? Com-ment articuler tous les fondements existentielsde vie bonne, de cogitation, d’estimation, dediscernement, de connaissance ? Osons-nousrelever le défi de nous engager avec notre âmedans la situation qui se présente ? Où devons-nous vivre en discontinuité et en parenthèses ?Comment se restaure-t-on, alors, et où etquand ?

Interpeller les notions de présence, d’êtreensemble, de vulnérabilité, de sécurité, derespect, d’estime de soi et de l’autre, revient àinterpeller notre affectivité, sans en faire uneaffaire privée, la relation praticien – patient peutou doit évoluer dans un cadre qui mobilise lerespect, l’estime de l’autre et de soi qui est lefondement éthique d’une relation de soins etd’une humanisation réciproque des soins.

Même si leurs buts divergent, les soins sedoivent d’être prodigués tant aux praticiensqu’aux patients, de manière différente maisdans un cadre humain et éthique semblable souspeine de verser de l’intention bienveillante àune maltraitance de fait.

Il n’est guère prudent de se risquer dans cetteréelle aventure humaine sans éprouver etdisposer d’un for intérieur, d’un quant à soireconnu, sans établir nos propres valeurs deréférence et sans développer une authenticitéd’être. Mais est-ce là la préoccupation premièrede nos modes éducatifs et du politique ?

La valeur de l’être humain

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NOS PRATIQUES

R E F O N D E R

L’interpellation à soi-même est souvent affaireplus privée et la possibilité d’en prendre soinlors d’un accompagnement psychoaffectif ouspirituel, d’une supervision, d’une activitéartistique ou sportive reste une initiativepersonnelle.

L’être à soi : pouvons-nous l’imposer, l’exiger ?Certes, non ! Néanmoins, nous pourrions aumoins l’inviter, le favoriser, l’encourager luidonner les moyens car il reste un des cheminsindispensables pour une vie qui puisse prendresens, signification et contenu dans notre vieprofessionnelle et notre monde actuel. Demême, un enseignement où permission d’êtreà soi-même pourrait être éveillé par nosstructures communes, rendant compte de noslibertés essentielles et relatives, permettantl’éveil de la vie bonne et esthétique.Etre auprès de soi, être à soi, s’appartenir resteune démarche essentielle, préalable ouconcomitante, qui conditionne la rencontre avecl’autre. Nous ne devenons réellement humainsqu’au sein d’une relation à un autre être humain.Nous ne pouvons advenir à l’humain quisommeille en nous, qui attend de se développer,d’épanouir toute sa verticalité sans la rencontreavec l’autre. Il n’est pas de possibilitéd’humanité naissante sans vécu d’altérité, nidans l’isolement et le coupé du monde.

Etre à l’autre

L’autre, la rencontre de l’autre, de moi, tout cetéchange, ces interactions qui me font medécouvrir encore autrement, me permettent devivre plus loin que moi, au-delà de moi,m’ouvrent à l’autre, au monde et étonnammentme sortent de ma vulnérabilité d’être là etm’installent dans un tout début de sentimentde sécurité d’être au monde. Qui nous balisece vécu ?

Etre auprès de l’autre, être à l’autre, être ensem-ble dans cet espace-temps imparti de rencontre :comment le vivre et le vivre bien si possible ?De nos jours, toute cette manière d’être auprèsde l’autre s’apprend sans s’apprendre en vivantdans le sillage d’un professeur doué de sens etpratique humaine. Mais il n’est pas enseigné

comme tel. Il est certain qu’il y aura toujoursdes personnes plus douées que d’autres pourétablir une relation de confiance et de respect,mais toutefois comme nous portons tous aucreux de nos gènes les ferments du contacthumain, il serait toujours possible de fournirdes bases concrètes et solides aux futurspraticiens comme aux praticiens déjà à l’œuvre.Un tel enseignement demanderait d’être pris encompte au sein de la formation de base etcontinue, encadrée pour éviter la réalité actuelleoù il nous faut nous former à l’extérieur avectout le risque des dérives que cela comporte.Elle pourrait être soutenue et confirmée par lessystèmes d’accréditation et autres.L’artistique pourrait rendre compte, de manièreindividuelle ou collective, des possibilités d’ex-pression du vécu, du dicible et de l’indicible,par la narrativité, l’écriture (carnets de voyage,de maladie ou de santé, bibliothèques detémoignages au sein des hôpitaux), la musique(pianos dans les hôpitaux… cfr. expérience àPithiviers)… nous prévoyons bien les fu-moirs… Cela pourrait se vivre de manièreindividuelle ou collective ou encore en ouver-ture sur le monde comme la participation desélèves des académies de musique dans certainesexpériences vécues.Que dire du support du spirituel ? Pouvons-nousvraiment faire l’impasse d’une approche plusspirituelle sans en faire une affaire de dogmesreligieux, d’obscurantisme ou de nonscientifique ? Devons-nous aussi agir commesi de rien n’était ou pas de notre ressort ?Sommes-nous réellement saucissonnés etréduits à un corps à soigner sans sentiments nivécu ni perspective ?

Et notre position de témoin ?Pouvons-nous rester insensible ou indifférentà ce qui se vit pour les uns avec les autres ?Pouvons-nous réellement nous taire sans taireune part de notre âme ? N’y a-t-il pas plus d’unefaçon d’interpeller, de confronter, de participer,de trianguler, de répondre de notre tiercité dansle respect et même dans le silence s’il estnécessaire ?

Si la relation patient-praticien-praticien-patientrelève d’une asymétrie de base et de fait, ellene peut trouver sa santé et son équilibre que siun rapport égalitaire, une symétrie de base peut

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s’établir dans le respect, l’écoute, la sécurité etla confiance.Peut-être qu’alors une asymétrie inverse pourrase créer qui relève de tout ce que le patient peutnous apporter à notre insu et notre su, nousrévélant et dévoilant tous ces trésors de viehumaine ?

Pouvons-nous honnêtement envisager un réeldialogue, pourtant si nécessaire, entre nos diffé-rentes disciplines médicales et paramédicalessi je ne peux déjà pas être en dialogue intérieuravec moi-même. Pouvons-nous permettre unréel sentiment de sécurité au patient qui est làsi je ne suis pas moi-même au moins en traver-sée intérieure de mon aventure existentielleprofessionnelle et en possibilité d’en rendrecompte à la société.

Il y va de la responsabilité de chacun, du prati-cien, du patient, du témoin, de la société d’écou-ter ce qui se vit, se dit, se dédit, s’interpelle…et d’y répondre tant par la réflexion que parl’action concrète et l’engagement.

Tant de pistes à explorer, tant d’étonnement despossibles humains à découvrir, mettre en œuvreet épanouir. Tant de constructions possibles quine peuvent qu’éveiller une curiosité pour l’à-venir.

L’autre, la rencontre de l’autre et de moi, toutcet échange fonde un des berceaux de notrehumanité naissante.

Une pratique écartelée

Mais devenir humain est-ce là une despréoccupations primordiales de nos politiquesde santé et de pratique médicale ? Notrepratique médicale occidentale peut-elle vrai-ment assurer ce grand écart grandissant d’uneprouesse technique toujours plus épous-touflante, subventionnée, génératrice de qualitéde vie mais aussi d’interpellations éthiques

majeures et d’une misère humaine et affectivepréoccupante ?Etonnamment, c’est l’approche du mourir quise réveille le plus au plan humain de nos jourset donne la mesure de l’apaisement possible parnos moyens médicamenteux (néanmoins encoresi peu employés selon les dernières estimations)et autres, mais aussi c’est là que nous retrouvonsla cohérence humaine : de cette présencehumaine qui apaise, donne sécurité et qui seretrouve essentielle.Pouvons-nous tenir en société debout si un êtrehumain ne vient au monde que techniquementmais peu affectivement et humainement et s’ils’en repart dans l’abandon technique etaffectif ? Et entre ces deux évènements majeursde notre vie que se passe-t-il ? Que vivons-nous ?

Cela relève du défi pour chacun… et peut-êtreheureusement… puisqu’il s’agit là d’un vécupersonnel, individuel, authentique nontransférable mais toutefois qui aurait le méritepeut-être d’être encouragé, permis et favorisépar le politique et par nos systèmes de soins desanté.Peuvent-ils répondre à cette nécessité éthiqued’être justes ?

S’ouvrir à cet espace et temps de rencontre tantintérieur qu’à l’autre et au monde, n’appartientpas au monde du visible, du monnayable, de lareconnaissance en titres et honneurs, il ne serajamais quantifiable et reproductible, étantchaque fois unique ; par contre il éveillera sens,signification et contenu : c’est un donné et peut-être est-ce là un des aspects qui fait toute lavaleur inestimable de l’être humain que noussommes tous en devenir.Est-ce peut-être là une des joies profondes denotre profession...

La valeur de l’être humain

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NOS PRATIQUES

R E F O N D E R

Choc ! Mais un choc en deux temps, presqueen douceur, comme s’il fallait un temps delatence pour que cette publicité face à laquelleje reste en arrêt puisse atteindre les quelquesneurones restés en éveil pour un regard critique.Cette publicité est d’une simplicité exemplaireet pourtant tellement interpellante dans lemessage qu’elle véhicule à propos de notreprojet de société. C’est la publicité d’unebanque : un mot en son centre, scindé en deuxpar une sur-brillance, un logo en bas de page,une couleur dominante et la photo d’une femmeles bras levés en signe de victoire.

Le message : ré solution…

Nous sommes en début d’année, momentpropice aux bonnes résolutions. Mais pour qui ?Pourquoi ? Quel projet ? Dans ma tête encorequelques souvenirs de ces images du raz demarée, ou de ces hommes que l’on découvre àpeine si l’on n’y fait pas attention, emmitoufléssous des caisses en carton à l’entrée de la garedu midi. J’entends encore ces patients deman-dant le prix du médicament prescrit afind’évaluer la possibilité de l’acheter ou postpo-sant la radiographie à effectuer en attendant leversement de la maigre pension…

Bonne résolution… serait-ce enfin un vrai mes-sage de solidarité ? Mais alors où sont-ils ? Surl’affiche seule une femme victorieuse. Elle se

Médecine générale : sparadrap d’unesociété solitaire… ou aiguillon pour unesociété solidaire ?

Thierry Wathelet,médecin

généraliste à lamaison médicale

Espace Santé.

Mots clefs

: déterminant de santé,

politique de santé, relation soignant-soigné.

Les soignants sont-ils irrémédiable-ment condamnés à panser les blessésdu social ?

demandait quelle résolution prendre… et voilàque la solution apparaît… Victoire. Mais dequelle solution parle-t-on ? Et à nouveau pourqui ? Le logo est là pour nous donner la répon-se : la banque !

Cela signifierait-il donc que l’économie est lasolution ?

Il y a une semaine, j’avais dans mon cabinet unhomme d’une quarantaine d’année. Cela fait unpetit temps que je le connais ; ainsi au cours deconsultations on a pu aborder bien d’autreschoses que la couleur de ses amygdales…Je savais qu’il avait « bénéficié » d’un suivipsychologique « offert » par sa société auxcadres dont il fait partie, parce qu’on s’étaitaperçu que cela n’allait plus ! Curieux de savoirce que cela lui avait apporté, il m’a répondu :oh, pas grand chose… si ce n’est la confirmationde ce qu’il pensait. Il y a discordance entre leprojet qu’il avait de son entreprise et ce versquoi elle évoluait irrésistiblement.« Vous comprenez docteur, moi, j’avais choiside travailler dans une entreprise publique pource côté public : une société au service de laclientèle, disponible, proche…Maintenant, elleest cotée en bourse… ».C’était la solution… nous disait l’affiche. Maiselle y a perdu l’humain. A un tel point qu’elleest acculée, pour maintenir une productivité, definancer à ses cadres… des thérapies ! Quevoulez-vous ? On n’a pas le choix.Cette homme est devant moi, éteint, consultantpour divers bobos (« je chope tout pour l’in-stant ») ; il a arrêté son engagement politiquelocal, il espère pouvoir « s’y retrouver » avecses enfants. Il doit se recentrer sur lui, parceque la société qui lui donnait sens à fait semblantde se préoccuper de lui, tout en ne se préoc-cupant que d’elle-même.Et moi je suis là. Là, dans mon cabinet avec cethomme défait, mais que je rejoins dans sonidéal. Là, devant cette affiche bien innocenteen apparence, mais destructrice si l’on n’y prendpas garde. Là devant cette éternelle questionqui, de jour en jour, de microsouffrance en

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microsparadrap, fait sa ronde dans ma tête : quelsens cela a-t-il ? Alors quelques fragments d’unchant me reviennent en mémoire. « Tu verrasbien qu’un beau matin fatigué, j’irai m’asseoirsur le trottoir d’à coté »…

Sortir du cul-de-sac de larelation médecin malade

Imperceptiblement, le champ médical (que cesoit celui de la médecine générale ou celui dela santé mentale) s’est vu envahir par desplaintes dont les origines dépassent largementla sphère individuelle, pour rejoindre laresponsabilité collective. Or, toutes nosformations nous ont toujours conduits vers uneapproche individuelle. Ne parle-t-on pas « ducolloque singulier » ? Et ne faut-il pas voir dansle burn-out des médecins généralistes ou danscette tendance de plus en plus prégnante à seformer dans le domaine psychothérapeutique,que ce soit parmi les généralistes ou lestravailleurs sociaux, un constat d’impuissance(voir d’échec) de leur prise en charge ?

L’enjeu est majeur et place l’intervenant dansune position de double contrainte dont il estdifficile de sortir indemne : placé par la sociétédans le lien individuel avec son patient, il doitveiller à « sa bonne santé », mais il se sentimpuissant à changer les causes du « mal être »n’ayant accès à aucun bras de levier dechangement, puisqu’ils se trouvent dans ledomaine collectif. Pire, en participant « à unelogique individualisée de prévention et deprotection », il autorise, (si ce n’est favorise)« de négliger une ressource cruciale : celle del’action collective, misant sur les aptitudes desindividus à réagir de concert pour prévenir lessituations de souffrances »1.De plus en plus, nous aurons à repenser notrefonction et notre pratique. Il ne nous sera pluspossible (pour notre bien-être commethérapeute) de soutenir « l’atrophie de la penséecritique ». Nous aurons à développer pour lemoins notre devoir de témoin, au mieuxd’aiguillon, car « ce dont il est question est niplus ni moins le délitement du lien social… etd’une valorisation extrême des activités deproduction et de consommation au détrimentdes fonctions créatives et de réflexion »2.

De par notre relation de proximité et deconfiance, nous avons une position privilégiéecomme témoin, comme vigile des dysfonction-nements sociétaux… Mais notre isolement,l’absence ou le peu de lieu de partages et d’éla-borations « d’alternatives cognitives »(conscience partagée de la possibilité d’uneorganisation sociale plus équitable), renforcentnotre impuissance et notre vulnérabilité.

Dans ce cadre, l’implication dans le dévelop-pement de projets de santé communautaire, lavalorisation de l’approche globale de la santépar le biais d’équipes pluridisciplinaires, decréation de réseau dépassant le champs du cura-tif, le soutien de la participation des patients/citoyens dans les lieux de décisions, sontincontestablement des chantiers à poursuivre…

De même, nous ne pourrons faire l’économied’une réflexion sur la formation. En effet,encore actuellement la formation des profes-sionnels de la santé est davantage médicale quesanitaire, technologiquement pointue, segmen-taire plutôt que globale, soucieuse de rencontrerl’exception pathologique et thérapeutique plutôtque les problématiques du plus grand nombre.Les tentatives de pratiques pluridisciplinairesvoir plus communautaires et intersectoriellesvers une approche plus globale se heurtent àcette carence « fondatrice » des curriculum debase et cette carence d’interaction et dedécloisonnement des secteurs sociaux et santéen terme de dynamique de travail.Le projet que nous souhaitons mettre en placevise à rencontrer ces besoins de formation àcette double globalité : celle de la rencontre del’individu dans sa chair, ses relations et son êtresocial et celle qui recontextualise dans l’envi-ronnement physique, le tissu relationnel et l’es-pace social. Il s’agit d’apporter des outils delecture critique qui permettent de resocialiser,« re-politiser » la souffrance sociale.

Médecine générale : sparadrap d’une société solitaire…ou aiguillon pour une société solidaire ?

() Sanchez-MazasM., Koubi G.,« Le harcèlement.De la sociétésolidaire à lasociétésolitaire »,Bruxelles, éd. del’université deBruxelles, 2005,p.14-15.

(2) idem p.8.

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NOS PRATIQUES

R E F O N D E R

Dans les actes de son colloque de 1995, laFédération des maisons médicales affirme sonprojet politique au travers des valeurs sui-vantes : équité et justice, liberté et responsabi-lité, démocratie et citoyenneté, autonomie, non-hiérarchie, autogestion, solidarité.Le chanoine Pierre de Locht y apporte sonregard critique sur les maisons médicales, etreconnaît leur inscription dans sa vision dusystème de santé qu’il qualifie d’utopiste, ensoulignant ceci : « Les utopies nous indiquentdans quelle direction on peut avancer, ne serait-ce qu’à tous petits pas, en fonction de quelsaxes et de quelles valeurs on veut infléchirl’orientation de son agir et de la politique desanté »1.

En 2006, soit dix ans plus tard environ, la mêmeFédération, dans le cadre du congrès de févrierqu’elle intitule « Refonder les pratiques socia-les. Refonder les pratiques de santé », se reposela question du sens de son action.Et même, de manière plus large, le sens del’action du secteur associatif né de la mêmemouvance dans d’autres secteurs il y a unetrentaine d’années (le planning familial, la santémentale, les services sociaux de proximité…).

Invitation utopiqueIngrid Leruth,

assistante socialeà la Free Clinic,

maison médicale,centre de

planning familialet centre de santé

mentale.

Mots clefs : autogestion,

soins de santé primaires.

Présenter le projet des maisons médi-cales comme une utopie, est-ce en fairela quête d’une inaccessible étoile, ounourrir sans cesse la force d’allertoujours plus loin ?

Quand l’utopie plonge sesracines dans le réel

Quels axes, quelles valeurs veut-on promouvoiraujourd’hui ? Ces valeurs cadrent-elles avec laréalité sociale, économique, politique du XXIème

siècle débutant ?Nos utopies d’hier ont-elles toujours du sensaujourd’hui ? Quelles valeurs peuvent fonderces utopies qui restent les nôtres aujourd’hui ?Comment mettre ces utopies et ces valeurs encohérence avec un projet concret « réalisable » ?

Travailler en maison médicale confronte iné-vitablement à la question de l’utopie. Quel sensl’utopie a-t-elle pour les travailleurs de l’asso-ciatif ? Sont-ils prêts à réfléchir leur pratiquedans une pleine « conscience utopique » ?

Tout projet social ne comporte-t-il pas une com-posante utopiste ?L’objet lui-même de notre travail en maisonmédicale ne nous confronte-t-il pas directementà l’utopie, que nous soyons médecin, psycho-logue, assistant social, accueillant…et quivoulons approcher les êtres humains de manièreglobale, continue, intégrée…D’autres penseurs ont généré bien avant nouscette forme d’approche visant un bien-être glo-bal de l’humain. Souvenons-nous des « socialis-tes de l’utopie », considérés par Serge Mayencecomme précurseurs « d’un courant pré-socio-logique annonçant l’impact synthétiqued’Auguste Comte et de Karl Marx »2.

Parmi ces « socialistes de l’utopie » RobertOwen (1825) va concevoir une société de typecommunautaire, basée sur d’autres rapportshumains, égalitaires, garantissant à tous un bien-être social, en créant les premières coopérativesen Angleterre. Etienne Cabet (1840) prônera uncommunisme égalitaire et pacifique. Godin(1859), à l’image des idées de Charles Fourier,tentera de mettre sur pied un phalanstère(communauté de production) en France, qu’ilappellera « le familistère »3.Tous mus par un idéal humain, et tentant, autravers de concepts de vie « communautaires »,d’allier les divers aspects de la vie en société :la famille, le travail, l’éducation…Ces penseurs qualifiés d’« utopistes » sontcependant considérés comme les précurseurs

(1) Chanoine deLocht, Actes du

colloque de laFédération des

maisonsmédicales, juin

1995.

(2) AlainAnciaux,

professeur,syllabus du cours

d’économiesociale, ULB,

1995, p.27.

(3) AlainAnciaux,

professeur,syllabus

d’économiesociale, ULB,

1995, p.32

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d’une nouvelle pensée sociale qui, au traversde la conception de systèmes sociaux alternatifs,vise à « élever » l’homme, à le sortir de sa bassecondition, à lui donner la parole, à organiser,en somme, la construction de la démocratie.D’évidence, un parallèle apparaît entre lesvaleurs émergentes de ces concepts « uto-pistes » et celles citées dans la première phrasede ce texte, et qui fondent le mouvement desmaisons médicales, mais aussi d’autresmouvements, comme celui du planning familialpar exemple.

Cultivons-nous l’utopie « à tort » ou « àraison » ? Est-elle une pensée impossible voirefantasque ? Représente-t-elle un idéal mobili-sateur, une force motrice pour nous permettrede « penser autrement » ?

Paul Ricoeur, en s’inspirant de Karl Manheim,définit l’utopie en la distinguant de l’idéologie.L’idéologie est une conception construite dumonde qui légitimise les intérêts dominants :elle est défensive. L’utopie est une penséeréactionnelle à l’ordre dominant : elle estoffensive. « La pensée utopique est active : elleinfluence l’action en ébranlant l’ordre social…Les utopies sont des forces intellectuelles quidynamisent la vie sociale ».Pour Paul Ricoeur, « La disparition de l’utopieamène à un état de choses statique, dans lequell’homme lui-même n’est plus qu’une chose »4.

Les aventures de l’autogestion

D’autres penseurs vont au cours de l’histoiresociale émettre des idées alternatives, en corol-laire à l’évolution économique, technologique,sociale, familiale et aux déséquilibres engendréspar le système capitaliste. Début du XXème

siècle, Pierre Naville (français, précurseur dela sociologue du travail), va étudier les rapportsdu travail avec l’avènement de la machine.

Il cherche une réponse à l’aliénation due à latechnologie industrielle et à la production capi-taliste. En 1961, il pose les bases d’une gestiondémocratique de l’économie basée sur l’auto-gestion5.Autogestion qualifiée elle aussi d’utopiste… etpourtant, argumentée par un scientifique tel que

Naville comme proposition alternative à l’orga-nisation du travail existante.

Bien sûr, on peut interpréter l’histoire endémontrant que la théorisation ne trouve pastoujours de réalisation pratique viable : lesexpérimentations des « socialistes utopistes »se sont éteintes en France et aux Etats-Unis…Bien que certains groupements humains ontperpétré une forme de vie sociale commu-nautaire : citons comme exemple chez nous lescoopératives de production, ou encore desréalisations comme les kibboutz.

La vague autogestionnaire insufflée par lemouvement de mai ’68 s’est essoufflée à la findes années 1970. Certains considèrent qu’elles’est éteinte. Encore faut-il examiner de plusprès cette affirmation : certains faits sociauxont généré des expériences marquantes, et desinitiatives civiles ont pourtant confirmé laréalisation possible de concepts utopistes.Les promoteurs de l’autogestion en Europe del’Ouest en 1970 se sont inspirés de réalisationsconcrètes comme par exemple le modèled’organisation autogestionnaire des années ’50de la société yougoslave : l’ensemble dessecteurs de la vie : sociale (habitat, santé,éducation…), politique (processus décisionnel,représentation démocratique,…) et économique(organisation de l’entreprise, participationouvrière…) y étaient organisés selon un proces-sus d’autogestion.

Souvenons-nous de l’affaire « LIP », en 1973.L’usine « LIP », fondée en 1867 par MrLipmann, fabriquant de montres, entre en criseau début des années 1970 face à la concurrenceaméricaine et japonaise. Des licenciements sontprogrammés. Les ouvriers, après la tentativeavortée de prise d’otage de deux administrateurset d’un inspecteur du travail, s’engagent dansune grève « productive » : en assemblée géné-rale, ils prennent la décision d’occuper l’usineet de reprendre eux-mêmes l’initiative de laproduction. Lors des manifestations, leur slogansera « on fabrique, on vend, on se paie ». Unecoopérative sera créée en 1976. Dans le con-texte de ce fonctionnement « autogestion-naire », une trentaine de commissions serontactives (dont un restaurant d’entreprise, unsalon de coiffure pour les chômeurs, un servicejuridique, des activités culturelles, etc.).

Invitation utopique

(4) Paul Ricoeur,L’idéologie etl’utopie, Ed. duSeuil, la couleurdes idées, 1997.

(5) Autogestion,la dernière utopie,sous la dir deFrank Georgi,publications de laSorbonne, 2003.

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NOS PRATIQUES

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L’organisation du travail se discutait de manièrecollective et égalitaire, avec comme préoc-cupation le bien-être des travailleurs.L’expérience des usines Lip a fait écho dansd’autres entreprises (plus de 300 en France),par exemple l’usine textile Cousseau danslaquelle les ouvrières ont développé leursateliers (appelés « Pil » en mémoire aux Lip)pour revendiquer la réintégration de leurdéléguée syndicale.

Certains estiment que le cas de figure des« Lip » ne peut être considéré comme uneréalisation autogestionnaire car la mise en placede ce fonctionnement n’avait pas pour moti-vation de départ une revendication de démo-cratie, mais plutôt de respect des droits syndi-caux. Ceux-là soulèvent le caractère illusoireet utopique de l’autogestion…Pour d’autres, dans le cadre des revendicationssyndicales, et par le biais de la forme qu’ellesont prises, les ouvriers ont découvert autrechose que la lutte pure : une démarche démo-cratique et égalitaire, par laquelle ils ontdémontré leur capacité à s’organiser entre euxpour produire et vendre un bien. Et il s’agit bienpour eux d’une démarche autogestionnaire, quia amené, au départ de l’expérience, à laréflexion.

L’expérience yougoslave, ou l’anecdote desLip, et les diverses interprétations qu’en ont faitles analystes extérieurs confrontent au conceptde l’utopie, à son sens, à sa valeur sociolo-gique… N’est-il pas opportun en effet d’appré-cier par exemple la cohérence du mouvement« LIP » comme un « mouvement… précurseurpar ses méthodes de lutte, par ses aspirations,par sa morale » ?6.

N’est-ce pas effectivement dans son aspect« mobilisateur » qu’il faut apprécier l’utopie,plutôt que dans ses caractéristiques imaginairesliées à l’impossible et à l’éphémère ?

Dans la société, bon nombre d’expériencesexistent, qui défendent des valeurs sociétalesutopistes, et démontrent « des efforts d’auto-organisation de la société civile, via la vieassociative, autour de services de proximité, desinitiatives relatives aux chômeurs, aux sansdomicile fixe, des régies de quartiers, descoopératives »7.

L’utopie, sans cesse àréinventer

Mai ’68, époque charnière qui a bousculél’ordre social par ses revendications libertaires,égalitaires, émancipatrices, de reconnaissancede pensées nouvelles, de comportementsnouveaux, a impulsé un mouvement générald’opposition à l’idéologie en place, aux sys-tèmes et organisations prônés par elle.Tout fut remis en cause : le système de produc-tion capitaliste, l’organisation du travail, lestatut de la femme, l’éducation et l’enseigne-ment, le système de soins de santé, les rapportsentre les détenteurs du savoir et les appre-nants…En somme, en mai ’68, on naviguait en pleindans l’utopie, dans l’imaginaire d’une autresociété, calquée sur d’autres modèles à viséedémocratique.

C’est dans cette société mouvante que sont néesen Belgique maintes initiatives de terrain :associations de défense des femmes, planningsfamiliaux, centres d’accueil pour jeunes, écolesà pédagogies nouvelles, coopératives deproduction, maisons médicales, centres de santémentale…

(6) Pierre Lantz,in revue

Multitudes, « Lip,précurseur des

coordinations »,sept 1994.

(7) AlainAnciaux, op cit.

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Aujourd’hui, acteur en maison médicale et enplanning familial depuis plus de dix ans, je mepose question sur les chemins à emprunter pourfaire vivre mes utopies, que je crois être lesmêmes que celles dont parle le chanoine deLocht dans sa vision des maisons médicales d’ily a dix ans. Je pense même qu’elles rejoignentles préoccupations émises par les socialistes del’utopie au XVIIIème siècle !Face à un contexte économique et socialdifférent qui est le nôtre aujourd’hui, empreintdes valeurs néo-libérales et de mondialisation,je me sens encore plus encouragée à entretenirles valeurs d’une société utopique. C’est parcette démarche que je me sentirai agir pour allerau-delà de « supporter le social en gardant macapacité de m’indigner », comme le proposel’invitation à ce congrès en citant Bourdieu.

Je pense, en revanche, que les moyens pourmettre en œuvre ces valeurs sont à réinventer :l’organisation de nos structures, nos projets, nosmodes d’action. Réinventer ne signifiant paspour moi abandonner notre « culture utopi-que » : réinventer en veillant à la faire prospérerau travers de l’organisation de nos structures,de nos projets et des modes d’implication destravailleurs. Cette mission exige sans douteaujourd’hui une nouvelle maîtrise de la connais-sance des enjeux socio-politico-économiquesdont l’économie néo-libérale et la mondiali-sation sont l’expression.Le contenu de ces enjeux est d’une complexitépratiquement inaccessible. Les conséquencessociales (chômage, exclusion notamment) dusystème néo-libéral nous laissent percevoircombien « il pousse à l’extrême une tendancespontanée de l’organisation capitaliste dutravail : la dissociation entre l’efficacité écono-mique et la justice sociale », comme le soulignel’économiste Thomas Coutrot8.L’utopie défendue par les uns est-elle moinsvalide que celle défendue par les autres ? Eneffet, les principes qui fondent le modèle de lasociété néo-libérale ne peuvent-ils, comme ledit Thomas Coutrot7, être qualifiés eux-mêmesde « nouvelle utopie capitaliste » ?

Nos utopies sont l’expression de notre volontéde rester dans un « contre pouvoir », de proposerun autre modèle au sein duquel l’humain est lecentre. Notre inventivité particulière encultivant l’utopie, ne consiste-t-elle pas à « êtreréalistes, en demandant l’impossible »9.

Invitation utopique

(8) Th. Coutrot,Critique del’organisation dutravail, éd. LaDécouverte,1999.

(9) Paroles deChe Guevara. ●

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OrganisationL’utopie, la formidable énergie individuelle et l’enthousiasme développéspar les premiers porteurs de projets communautaires, même s’ils se sontparfois fracassés contre le mur de certaines réalités d’aujourd’hui, ont aussiimpulsé des mouvements collectifs beaucoup plus profond. Des organisationsnouvelles, basées et structurées sur les valeurs de l’époque, ne cessentd’avancer depuis, surfant de vague de colère en prise de conscience, decatastrophe humanitaire ou sanitaire en réactions épidermiques, face auxévolutions de moins en moins maîtrisables d’une société désormais mondiale,où l’économie pèse d’un poids écrasant.

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NOS PRATIQUES

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Après pas loin de trente-cinq ans passés auchevet de l’association qu’il avait lui-mêmecréée - le centre de planning familial Aimer àl’ULB - Marc Abramowicz savoure aujourd’huile calme de sa campagne brabançonne et ouvreson horizon à de nouveaux défis, de nouveauxplaisirs. Il reste néanmoins, riche de ce passé àla pointe de nombreux combats, un observateurprivilégié de l’évolution de la notion de mili-tance dans nos mouvements. « J’aime à direqu’Aimer à l’ULB a été créé dans la foulée demai 68, mais ce qui sous-tendait cette initiativeétait plus profond que le mouvement étudiantd’alors, qui ne fut en quelque sorte « qu’ » unsymptôme – certes important - d’une prise deconscience beaucoup plus profonde, de quelquechose qui était sous-jacent depuis l’immédiataprès-guerre. C’est le combat des femmes, qui,après avoir obtenu le droit de vote réclamaientun autre statut dans la société. Elles ont étérejointes par les jeunes, dans cette oppositionà une société patriarcale solidement établie.C’est de là que se sont développés les mouve-ments anti-autoritaires et libertaires qui ontdonné mai 68. Nous avons voulu alors proposerune organisation psychomédicale traitant de lasexualité et du rapport au corps avec pour butle mieux-être pour les jeunes et les étudiants.Le combat d’alors se portait contre le purita-nisme et les peurs. Peurs des maladies sexuel-

En attendant la nouvelle vague…Marc

Abramowicz,psychothérapeute.

Propos recueillispar BernardBarbieaux,journaliste.

Fondateur en 1968 de l’asbl Aimer àl’ULB, Marc Abramowicz est unobservateur attentif de la notion demilitance, hier et aujourd’hui. Lesutopies de l’immédiat après 68 ont-ellesencore du sens aujourd’hui ? Et si oui,ce sentiment est-il suffisamment fortpour faire naître et soutenir l’enga-gement des plus jeunes ? Réponses aucoin du divan.

Mots clefs

: autogestion.

lement transmissibles, déjà, peur de lagrossesse non désirée. Nous ne jugions pas.Nous misions sur la responsabilisation, quidonne une liberté plus grande dans tous lesaspects de la sexualité. »

De la militance à la sécurité,gardez vos idéaux

Après avoir créé, puis animé seul Aimer à l’ULBdurant deux ans, Marc Abramowicz profited’une loi de subsidiation de ce type de structureen 1970 pour étendre son équipe et ses services.Ils sont d’abord cinq, puis aujourd’hui vingt-cinq intervenants dans les domaines psycholo-giques, sociaux et de santé. « Ce qui est réjouis-sant, c’est que l’on trouve toujours de jeunesprofessionnels qui sont prêts à s’engager dansune démarche contre-culturelle d’autogestioncomme la nôtre. Ils ont besoin d’une autonomieplus grande, ils ont du mal avec les hiérar-chies… Chez nous, ils trouvent cela, même sije préfère parler de hiérarchie différente quede non-hiérarchie. Ils sont face à des dirigeantsqui ne sont pas nommés, mais qui existent belet bien. Ils ont une grande liberté, une grandeautonomie dans le travail, mais nous insistonsprécisément sur le fait qu’ils sont responsablesde leur poste de travail. Enfin, nous travaillonsencore très fort autour d’un modèle qui favo-rise, qui encourage les relations interperson-nelles au sein de la structure. Et là, il y a ceuxà qui cela convient et d’autres beaucoup moins,qui nous quittent après un an ou deux pourretourner dans une structure de travail plusclassique. »

Ce n’est pas pour autant qu’Aimer à l’ULB n’apas connu l’une ou l’autre crise de recherched’identité, de sens, qu’elle ne connaît pas deproblèmes au niveau de la mobilisation, dumilitantisme de ses jeunes acteurs. « Bien sûr !Il ne faut plus trop demander à nos jeunes desortir dans la rue pour une manif. Ce sont lesresponsables, les figures emblématiques qui semobilisent encore et toujours. Les jeunes sontaussi beaucoup plus demandeurs de sécuritéen terme d’emploi… Nous évoquions les rela-tions interpersonnelles assez fortes au seind’Aimer à l’ULB, c’est une dynamique influen-cée par la baisse de motivation des militants.

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Plus on est unis, nourris par des idéaux com-muns, plus on peut transcender les différencespersonnelles. Encore aujourd’hui, une attentionaccrue à la qualité des relations peut être uneréponse à l’ambiance plutôt morose qui règneau sein de nos associations.Quant à nos questionnements internes, ils furentnombreux. Ainsi, la baisse des motivationsaltruiste a débuté dans les années 70’, pourtrouver son paroxysme au milieu des années80’, sous l’ère Reagan-Thatcher. On naviguaitdans un climat de grande insécurité écono-mique auquel les politiques ont voulu répondrepar une soumission à un modèle fort capitalisteet culturel anglo-saxon qui se voulait plusrassurant. C’était la fin de la vague contesta-taire et libertaire de 68. On était dans un creuxet cette régression a été fortement ressentie cheznous. Aimer à l’ULB a décidé d’attendre lanaissance d’une nouvelle vague en remplaçantla dynamique portée par les femmes et par lesjeunes par une nouvelle dynamique interne enmatière de formation. Nous nous sommesrecentrés sur notre métier, en approfondissantet en réfléchissant à la façon de la pratiquer.Beaucoup de livres sont sortis à ce moment là,nous avons organisé des conférences, descolloques, sur des thèmes parfois très en avancepour l’époque. Nous étions en recherche desens, nous avions besoin de continuer àavancer… »

Du SIDA au néolibéralisme

Et cette nouvelle vague, à l’époque, elle est arri-vée d’une façon aussi terrible qu’inattendue…« C’est l’ironie de ces mouvements cycliques,c’est qu’on ne sait jamais quand la vague va seformer à nouveau. Notre deuxième vague ànous, elle nous est arrivée en pleine figure,c’était le SIDA. En 82-83, quand on a com-mencé à parler du SIDA, c’était une gifleterrible pour les militants des planningsfamiliaux ou des maisons médicales. Commesi mère nature voulait nous punir des excès deliberté pour lesquels nous nous battions depuistant d’années ! Et les milieux conservateurs detous poils ne se sont pas fait prier pour nous lerappeler, de façon souvent très agressive. Ilsremettaient en cause tous les débordements ducadre monothéiste classique. Mais paradoxa-lement, ce fut le déclencheur d’un nouveaumouvement d’opinion. La réaction exacerbéede la société par rapport au SIDA nousconfortait finalement dans nos idées. Car nousn’avions pas du tout la même approche qu’elle.Nous devions donc rester différents, indépen-dants, et continuer à nous battre. Il y a euensuite l’affaire Dutroux, une catastrophe qui,elle aussi, nous a obligé à poursuivre notrecombat, par exemple contre l’industrie de lapornographie, qui érige en modèle la violencesexuelle dans les rapports, mais aussi contreles dérives sécuritaires qui ont suivil’affaire… ».

Aujourd’hui, on est de nouveau dans le creuxd’une vague, avec des sujets de mobilisationqui sont plus intellectuels que populaires, pasassez ancrés encore dans la réalité du quotidiendes gens. Un quotidien où la difficulté de vivreest beaucoup plus grande, où la complexité desinstitutions, des processus de décision, estbeaucoup plus complexe. Mais cela vaut lapeine de tenir le coup dans une période commecelle-ci, car la société aura encore besoin denous lors de la prochaine vague, qui pourraitbien être celle du rejet de la mondialisation, del’économique à tout prix. Le mouvement alter-mondialiste est encore trop dispersé et concep-tuel pour les populations, mais la prise deconscience fait son chemin que le néolibé-ralisme sauvage mène au désastre, que si onne recontrôle pas la machine économique et

En attendant la nouvelle vague…

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financière, elle nous mène tout droit vers unecatastrophe grave et planétaire. Cette prise deconscience est encore un peu anarchique, elledoit se transformer en quelque chose de plusfort, mais c’est totalement imprévisible. Nosmouvements, avec leurs utopies et leurs mili-tants, doivent tenir le coup, en attendant cetteprochaine vague. Car la société aura besoinde nous. Cette société dont nous voulions lapeau il y a trente-cinq ans, nous avons comprisaujourd’hui, avec la chute du modèlecommuniste à l’Est, que nous devions faireavec, qu’il n’y en avait pas de rechange. Onest tous revenus du « Grand Soir ». Mais cettesociété, avec tous ses défauts, c’est à nous à lafaire évoluer, à y ramener des valeurs commela liberté, la solidarité, l’égalité, à y ramenerdu sens. Il y a du travail pour chacun de nousdans ce projet là…

Se remettre en question

En attendant la survenue de cette fameusenouvelle vague qui doit redonner sens à nosinstitutions, Marc Abramowicz propose plu-sieurs solutions pour tenir le coup : « D’abord,porter attention aux relations internes à l’insti-tution. Quand c’est l’utopie, les valeurs quiflanchent, on a tous tendance à se replier surnous-même et sur nos aspirations personnellesau détriment du collectif. C’est humain, maisc’est aussi générateur de conflits.Ensuite, retrouvons une motivation à traversla formation interne. Je ne dis pas que c’est LAsolution, mais c’est celle que nous avons appli-quée dans les années 80 pour Aimer à l’ULB.Je pense que vouloir refonder ses pratiques àtravers un colloque est un pas dans cettedirection réalisé par la Fédération des maisonsmédicales. Enfin, une idée m’est venue à cesujet. Lorsqu’elles sont nées, les maisons médi-cales voulaient prouver qu’entre la médecineindividuelle et les systèmes médicaux organisés(essentiellement les hôpitaux) il y avait placepour un système d’équipes, institutionnel maisbeaucoup plus souple, et capable de fournir desprestations de qualité supérieure aux structurestraditionnelles. Dans le domaine médical,comme dans celui de la santé mentale, de latoxicomanie, ou du planning familial, le défiest gagné aujourd’hui. Peut-être serait-il bon

afin de relancer l’idée militante, de se reposi-tionner volontairement dans une situation deconcurrence vis-à-vis de la médecine privée oude l’institutionnel classique. Accepter que noussommes dans une société de compétition, ce n’estpas vouloir être le plus fort, mais bien de rendrele meilleur service à la population. » ●

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L’Office wallon de l’emploi et de la formationprofessionnelle (le FOREM) mène avec lasociété Survey & Action des études écosys-tèmes dont l’objectif est d’apporter une visionla plus objective possible de l’environnementsocio-économique et d’identifier des axes deréponses afin d’assurer l’ajustement de l’actionpublique aux réalités vécues.

La notion d’écosystème suppose qu’au niveaud’observations retenu (ensemble de pays, paysou région), les entreprises considérées formentun système, c’est-à-dire qu’elles entretiennentdes rapports similaires avec un environnementcommun :• par l’offre de types de produits/services

répondant à des besoins/fonctions voisins,• par le type de marché auquel elles s’adressent,• par le type de contraintes/réglementations

légales auxquelles elles sont soumises,• et éventuellement par le type de rapports

qu’elles entretiennent entre elles (chaînes desous-traitance, fournitures de biens/services,complémentarité, concurrence, etc.).

Le non-marchand, entre la cité et lesmarchés

Mots

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Bernard VanAsbrouck, experten développementsocio-économique,conseillergénéral auForem.

Exposé pour lecolloque del’Agencenationale pourl’emploi enFrance à Amiensen juillet 2005.

Né sous le signe de la solidarité et dela défense des valeurs humaines, le« non-marchand » a grandi et a subides mutations profondes. Cette évolu-tion modifie sa place dans la cité, sonidentité face au « marchand » et le meten tension par rapport à ses valeursfondatrices.

Ce concept permet de cibler des « espacestemps » économiques cohérents et par là desegmenter l’environnement.

La première question à aborder est de définirl’extension d’un écosystème et ce qu’il inclut.Cerner un écosystème préalablement à sonétude implique des choix. Dans le cas del’écosystème non-marchand, il a été décidé dedéfinir le non-marchand sur base des métierset des compétences (dimensions structurantespour l’action du service public) et non pas surdes statuts juridiques, des finalités ou des modesde financement.

En effet, la nature, dispersée, complexe et éten-due du non-marchand demande de se donnerdes balises précises afin de cerner l’ampleur del’étude.

Dans l’étude du non-marchand nous avons prisen compte les métiers :- de la santé,- de l’aide sociale,- du socio culturel/sportif,- de la gestion d’une administration publique.

Toutefois, c’est dans le terreau associatif porteurde valeur démocratique profonde que le non-marchand dans son visage institutionnel plongeses racines. Le non-marchand peut se voir làcomme une « institutionnalisation » de lasolidarité horizontale née d’une structurationpolitique d’outils de redistribution dont la diver-sité répond à la multiplicité des problématiquesde vie dans la cité. Nous pouvons faire l’hypo-thèse que le non-marchand a capté progres-sivement l’agir redistributif de l’Etat, ce qui lemet souvent dans la position de l’exécutant, duporteur, voire du défenseur de la solidaritécollective.

Héritier d’une solidarité horizontale spontanée,le non-marchand va l’organiser dans les cadresnégociés de la cité. Cette position « entre deux »va profondément structurer l’ethos du non-marchand, le mettre parfois dans des situationsparadoxales, créer une « tension » dans sadynamique, sa gestion des ressources humaines,ses métiers.

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L’espace socio-économique dunon-marchand

Le non-marchand est, par le fait de son rôle in-duit d’acteur de la redistribution solidaire,profondément tributaire de l’organisationbudgétaire de la solidarité via le budget de l’Etatet les différents fonds de cotisation sociale. Lesdécisions budgétaires des élus impactentfortement ses conditions de vie. D’autre part,la dynamique et les pratiques des marchésimpactent fortement la nature de son activité.Certains pans du non-marchand trouvent leurlégitimité dans des actions de correction ou deréparation des effets sociaux de la dynamiquedes marchés. Le non-marchand émerge là dansune tension entre la cité avec ses préoccupationsbudgétaires, politiques et organisationnelles etles marchés avec leurs préoccupations de renta-bilité financière, de développement, d’intégritéet de liquidité.

La valeur « non-marchande » du non-marchanddevient là l’ « humain » que cet espace socio-économique sauvegarde car les champs depréoccupations de la cité et les champs de pré-occupation des marchés l’ont progressivementperdu de vue par le lissage technique et métho-dologique de leurs pratiques et organisation.

Cette notion de « valeur » de l’humain commesource et ferment de la légitimité est transver-sale à tout cet écosystème et fait que dans sonhistoire, il naît plus sur des vocations que surdes métiers, qu’il crée ses métiers progressive-ment, les transforme continuellement ets’interroge sans cesse sur son sens. Légitimépar cette défense/protection de l’humain, lenon-marchand est dispersé, atomisé sur le ter-ritoire, comme se répandant dans les entrelacsde la cité. Il vit dans l’instant présent et estconfiant en l’avenir. En effet, l’étude montreque cet écosystème est créateur d’emploi etqu’il peut l’être encore plus demain. On peutvoir là un phénomène qui s’étend à bas bruitmais qui est sans doute perçu par les profes-sionnels du non-marchand et qu’on pourraitrésumer comme étant l’intensification et ladiversification des besoins de « médian » pour

« le vivre ensemble » des citoyens.

Le non-marchand vit une dynamique dedéveloppement forte depuis vingt à trente ansprincipalement sur deux dimensions :

● Volume et diversité

Le volume global de prestations, le nombre dedemandes augmente continuellement. La socié-té « consomme » de plus en plus du « social ».

De même la diversité des modes et techniquesd’intervention s’étend considérablement ame-nant une diversité croissante des structures etdes compétences.Il serait sans doute plus juste de parler d’un ap-pel de plus en plus massif et étendu à l’usaged’outils du « vivre ensemble ». Sous cet anglede vue le non-marchand se présente comme laréponse aux besoins de plus en plus étendus derelais nécessaires pour permettre aux citoyensd’être citoyens dans la cité. On peut voir là larésonance dans l’espace collectif de l’indivi-dualisation de la société.

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● Professionnalisation

Le champ du non-marchand se professionnalisefortement. Ceci veut dire que l’on repère desmécanismes professionnels de plus en plusbalisés et techniquement formatés, unecomplexification des modes opératoires,l’apparition de langages « d’initiés », voirel’apparition d’une forme de taylorisation dutravail. Cette professionnalisation amène sonrisque, c’est la perte de l’approche « holiste »initiale de l’humain et la confrontation de cetécosystème avec un ensemble de paradoxes delégitimité.

Les grands constats de l’étude

● La mutation profonde de l’organisationdes soins de santé

On assiste à une évolution quantitative et quali-tative de la demande de soins. Les soins de santéétant un espace professionnel fortement calibré,l’évolution qualitative interroge particulière-ment les pratiques des métiers. Les soins desanté doivent prendre en charge de nouvellespathologies liées à des problèmes d’intégrationsociale. Les dimensions psychologiques etsocio-relationnelles prennent un poids accrudans la relation avec la patientèle. Or la chaînedes soins se développe vers une technicisationaccrue qui « masque » l’inter-connectivité desréalités vécues et accroît le stress des métierspar sentiment de perte de maîtrise réelle sur leseffets de l’acte.

L’écran technologique fait écran aux questionsrelationnelles et sociétales en jeu. L’hôpitalreçoit des situations de vie qui rendent flouesles limites de ses missions.A cela s’ajoute une modification radicale dufinancement des hôpitaux. On passe d’unfinancement au nombre de lits à un financementà l’acte et d’une gestion paritaire à une gestionoù les pouvoirs publics prennent un rôle prépon-dérant en terme de maîtrise des coûts. Ce qui aun impact dans :

• la chaîne des soins :- médicalisation de divers lieux dont le domi-

cile et donc création de marché de l’emploipour les personnels médicaux en dehors de

l’hôpital (entre 88 et 98 les prestationshospitalières ont diminué de 9 % ; les pres-tations de jour et à domicile ont augmentéde 244 %) ;

- lacunes transitoires dans la chaîne des soinset par là marché en émergence ;

• l’environnement de travail :- turn-over plus grand des patients dans un

environnement à lit réduit (moins 16 % delits en Wallonie entre 1990 et 2000) ;

- externalisation et inscription de l’hôpitaldans une chaîne de soins dont l’amont etl’aval échappent à sa maîtrise ;

- faut adapter les prestations aux flux, ce quiamène à une exigence de flexibilité accruepour le personnel.

Les conséquences pour le travailleur sont unesurcharge progressive et une augmentation del’intensité de travail ; l’écran fait écran doncmoins de temps pour les patients.Plus aucun professionnel ne peut prendre lasituation du patient de manière holiste ce quiengendre pour lui le besoin d’une forme de« guidance santé » qui sera transférée vers lesgénéralistes (fortement responsabilisés sur lescoûts de leur prescription) soit vers le patientlui-même ; on en appelle à son rôle d’acteur(espace santé, campagne de prévention, etc.).Cette responsabilisation du patient a aussi pourlui un impact financier dans la mesure où ilparticipe de plus en plus au coût des prestations,ce qui transforme le patient de plus en plus enclient qui manifeste une exigence accrue, d’oùl’obligation pour les organisations de passerd’une culture à dominance paternaliste à uneculture de la négociation et de l’explication ;les dimensions communicationnelles s’accrois-sent donc dans les soins de santé.Le personnel constate que le patient devient unacteur et exprime une difficulté à supporter etgérer l’agressivité croissante des patients et desfamilles.Un besoin latent d’acquisition de compétencessocio-relationnelles se décèle mais ce qui s’ex-prime est paradoxalement une demande sanscesse accrue de formation technique pours’adapter au flux et supporter le stress ; lerecours au temps partiel devient de plus en plusfréquent et les heures supplémentaires segénéralisent.Les grands problèmes de gestion des ressourceshumaines (reconnus par les employeurs et les

Le non-marchand, entre la cité et les marchés

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travailleurs) sont :- la question des remplacements ;- la gestion des horaires ;- la gestion des conflits.

● Un écosystème en recherche d’efficacitémais un paradoxe domine

Dans la dynamique générale du non-marchanddomine une logique spontanéiste du relationnel/communicationnel, ce qui est paradoxal enregard de l’objet même de la plupart des métiersdu « non-marchand ». Ce sont en effet desmétiers de la relation humaine.Or, le non-marchand ne développe pas de façonsystématique les techniques de gestion desrelations humaines alors que le marchand parcontre investit fortement ces compétences. Ceparadoxe peut provenir de l’histoire du non-marchand, des origines spontanéistes de l’asso-ciatif, expression d’une solidarité horizontaleinscrite dans un principe économique de réci-procité.Dans ce contexte, le relationnel est naturel,« c’est l’empathie qui compte » « ce ne sont pasdes techniques ».On peut voir une évolution « naturelle » desstructures du non-marchand qui traduit uneévolution de la « vision » des métiers.

Au commencement, un groupe dans l’espacepublic se mobilise autour d’un(e) père ou mèrefondateur(trice), et de la défense de valeurshumaines (défenses des sans abris, des toxicos,l’accès aux soins pour tous – cfr Edith Cavel,etc.).Dans cette phase, les métiers s’apparentent plusà des vocations qu’à des professions. Le brico-lage de génie est souvent la norme, le temps necompte pas, c’est du don pur. Il n’y a pas delogique d’imputabilité – la défense de la« valeur humaine » fait « valeur ». Ce défautd’imputabilité va laisser des traces par la suitedans une sorte de faiblesse ou d’absence deréelle évaluation.

Dans un deuxième temps, la structure s’orga-nise, se hiérarchise, structure ses métiers, identi-fie ses méthodes et techniques, crée ses forma-tions voire crée des filières d’enseignement.La reconnaissance politique via la subsidiationet le fait que le politique confie des missionsd’intérêt public à ces organisations amène

l’institutionnalisation des structures. On voitapparaître des cadres gestionnaires qui injectentune logique de gouvernance et, devant rendredes comptes aux tutelles, attendent du personneldes compétences techniques et de la rentabilité.Le monde a changé. A la vocation succède laprofession. Les générations montantes montrentun rapport plus économique à l’activité, onbalise des normes de travail, d’exigence. Lestravailleurs expérimentés ayant vécu les pre-mières heures parleront de perte du feu sacré,de perte du sens du métier.Toutefois, le sens du métier reste profondémentancré dans la notion d’aide, de don, de valeurhumaine et donc de relation.

L’étude montre là un décalage manifeste entrele personnel et sa hiérarchie. Cette dernièreattend de la productivité, de la rentabilité, et lepersonnel se sent faible sur ces dimensions alorsqu’il se sent fort en relationnel, patience/calme.

Ainsi, dans le non-marchand, les problèmes demanagement sont en pleine émergence ets’intensifient. On peut en voir une cause dansl’hiatus entre le fondement de sens de l’activiténon-marchande, les qualités socio-relation-nelles que cela implique, et les modes de gestionqui s’imposent via les tutelles, ou les questionsde fonctionnement d’une entreprise (qu’elle soitmarchande ou non-marchande).Majoritairement, les cadres du non-marchandestiment que les méthodes et techniques demanagement existantes ne sont pas adaptées aupilotage d’institution comme les leurs. Ils sesentent parfois contraints au bricolage parabsence d’outils et de méthodes, ce qui expliquel’appétence de ces cadres pour des réseauxinformels d’échanges qui font office de lieud’invention/formation.

Comme on le voit, le non-marchand se « profes-sionnalise » à tous niveaux et dans tous les sensdu terme. Cette professionnalisation a commen-cé essentiellement sur des aspects comptablesqu’exigent les pouvoirs subsidiants : le contrôledes dépenses.On voit là une résonance dans le non-marchanddes formes de transformation de la gouvernancepublique1.

Très vite ces questions de gestion budgétairevont amener des questions d’organisation dedescription de process, de jobs, etc., mais il reste

(1) On voitémerger desdimensions

contractuelles/évaluatives plusstructurées dans

les pratiquespolitiques.

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l’habitus du non-marchand où les questions dela motivation (et de ses conditions), du sens, del’efficacité, sont sous-déterminées justement auprofit de ces questions d’organisation qui, plusneutres, occultent ces dimensions du débat non-marchand que sont les questions de sens, delégitimité, de dimension paradoxale de l’agirsociétal tendu entre l’aide et le contrôle, l’inser-tion et l’aliénation, la solidarité et la rentabilité,la relation et l’efficacité.

De ces paradoxes du non-marchand foisonnentune ingéniosité, une diversité forte qui aujour-d’hui se présentent comme l’émergence d’uneautre économie, fondée sur l’humain, sur lerelationnel qui intègre des niveaux complexesd’organisation sociale.

Pour faire écho aux travaux de Jean-LouisLaville, une économie solidaire d’une natureet d’une dynamique nouvelle naît, sans doutedans les tensions du non-marchand, dont le prixest la perception par 50 % des travailleurs qu’ily a de plus en plus de gens déprimés, tendus,stressés, démotivés dans leur métier alors queseulement 9 % des employeurs partagent cepoint de vue.

Ce chaudron du non-marchand où une alchimiedes tensions, positions, sens et pratiques créeun bouillon de culture est peut-être en gestationd’autres formes d’organisations socio-écono-miques.

● Absence de vision globale

Le non-marchand est atomisé en une myriadede petites entités. Ce constat est logique car ilreflète la grande diversité des questions socié-tales qu’il prend en charge. C’est l’ethos petiteet moyenne entreprise qui domine, même dansles grand hôpitaux. Conformément à cetteculture de petite et moyenne entreprise, lesacteurs de terrain n’ont pas une vision ducontexte dans lequel ils agissent. Tout se passecomme s’ils évoluaient en milieu relativementfermé, en vase clos, ayant peu d’échanges entreeux et avec leur environnement. Ils valorisentle présent, développent peu de prospective. Ceciest particulièrement vécu dans les adminis-trations publiques.

Cet état de fait traduit une dynamique généraleen silo du non-marchand dans ses grandesstructures (hôpitaux – administration/servicepublic). Chaque silo étant porteur de sa culture,de ses outils et méthodes. Par exemple, l’hôpitalau dire de la majorité de responsables est orga-nisé en services très autonomes les uns parrapport aux autres. L’administration publiquemontre aussi un déficit de management global.Chaque silo fonctionne en vase clos parti-culièrement dans l’aide sociale. On constate trèspeu de perception de changement de la part destravailleurs et lorsqu’il y a un changement, ilest d’ordre essentiellement organisationnel/interne. L’environnement est peu présent dansla perception du changement à l’exception desquestions législatives. Dans les perspectivesd’avenir, nous rencontrons le même phéno-mène, surtout des changements internes et lesautres changements possibles (nouvellesmissions – changements législatifs – croissancede l’organisation – croissance de la demandesociale) sont vus comme des opportunités plutôtque comme des menaces. Des transformationsde l’environnement, il est peu tenu compte, cequi pose la question de savoir si nous avonsaffaire à un écosystème autocentré.

Cette sorte d’autisme protège l’écosystème qui

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ne se sent pas vraiment menacé à l’exceptionde certains sous-écosystèmes précis comme lespetites maisons de repos (dues aux changementslégislatifs qui exigent des investissements troplourds). Les évolutions de l’environnement sontplus subies que maîtrisées et le sentiment desécurité n’est pas construit par la force d’unestratégie organisationnelle mais par le sentimentque les demandes sociales sont en croissance.

Tendanciellement, les responsables des organi-sations du champ de l’aide sociale sont trèsnombreux à être optimistes pour le futur. Unemajorité d’entre eux pense que leur budget vaaugmenter – ce taux est même de sept à huitsur dix pour les CPAS et la réinsertion à l’em-ploi. Une majorité d’entre eux dit que le nombrede bénéficiaires de leurs activités va augmenter– également, taux de huit sur dix pour les CPAS,la réinsertion à l’emploi, les soins à domicileet le planning familial. Une majorité pense quela gamme et la nature de leurs prestations vontse modifier, pour un tiers d’entre eux, ceschangements seront importants.

Toutefois dans ces organisations, il n’y a pasd’analyse de la dynamique organisationnellecollective de la cité. Or, potentiellement l’émer-gence d’une économie de la réciprocité, le déve-loppement des interactions via les technologiesde l’information, l’apparition de plateformeséphémères associant spontanément des citoyenssur une problématique précise, l’élargissementet la marchandisation des services peuvent àterme transformer profondément les conditionsde vie et de légitimité des structures du non-marchand.

On peut parler d’une faiblesse voire d’un man-que de vision stratégique. Or, certains sont encrise de développement, particulièrement laréinsertion à l’emploi. Cette crise de dévelop-pement se traduit par le sentiment d’urgenceperpétuelle et le sentiment d’un affaiblissementde l’efficacité de l’intervention (dans les CPASpar exemple, on parle de carrousel où régulière-ment il faut recommencer le travail d’insertionavec les mêmes personnes). La problématiquede l’adaptation au changement est peu abordéeà l’exception des grandes structures.Dans la réinsertion à l’emploi, la démulti-plication des pratiques et process crée l’arrivéede nouvelles compétences dans le champ de

l’aide sociale. Il s’agit nettement de l’indicateurd’une professionnalisation des organisations.Ce qui est en soi un changement lourd. Mais ànouveau, plus l’organisation est grande, pluscette perception est forte et prise en compte.Plus elle est petite, plus elle est subie.

Des besoins divers émergent suivant les situa-tions et les territoires. C’est une perception flouemais globalement, tout se passe comme s’ilmanquait une réflexion collective sur ledéveloppement de l’activité ce qui induit undéficit en vision. L’organisation en silo rendcette réflexion difficile et des outils manquentactuellement.

De plus, il apparaît en creux le besoin deredéfinition des fonctions et rôles de chacun etdu sens de l’aide sociale dans une société enprofonde mutation. Le non-marchand dans saphase d’institutionnalisation traverse une crisede croissance où l’ethos lui-même est réinter-rogé.

● Cet écosystème crée de l’emploi

Tous les sous-secteurs du non-marchand ontrégulièrement créé de l’emploi ces dernièresannées :

Hôpitaux 1995 – 2002 + 15,6 %Maisons de repos + 125 %Aide sociale + 15 %Sport + 35 %Culture + 56 %Administration + 22 %

L’analyse du ratio temps partiel/temps plein per-met de constater qu’il s’agit de création netted’emploi. Cet emploi se crée essentiellementdans les grosses structures. Les petites voientleur taux d’emploi diminuer. On assiste globale-ment dans le non-marchand à une logique deconcentration.

Cette croissance n’est pas terminée. Le potentielde création d’emploi paraît net dans le secteurdes maisons de repos/réinsertion à l’emploi/soins à domicile, administration communale, etles prévisions de création d’emploi dans les troisans sont de l’ordre de 10 % sauf pour les admi-nistrations (plus ou moins 3 %).

On voit globalement un écosystème s’élargir

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en volume et en diversité (nouvelles compé-tences).

Les conditions de travail

Malgré des variations fortes d’un sous-systèmeà l’autre, nous pouvons dégager certains traitstransversaux des conditions de travail du non-marchand :- Précarité générale des emplois essentiel-

lement dans l’aide sociale et la réinsertion àl’emploi du fait que les financements sontremis en question régulièrement par les pou-voirs subsidiants.

- De nombreux sous-statuts et/ou hybridationdes statuts avec très peu de perspectives decarrières.

- Temps de l’activité : l’urgence perpétuelle.- Instabilité et flou dans la conduite des organi-

sations avec défense en continu de la légiti-mité… comme s’il manquait la preuve par lemarché.

- Overbooking et intensité élevée de l’activité.- Sous rémunération répandue de la compé-

tence.- Formation sur le tas généralisée.- Sentiment d’appartenance à « la cause »

élevée avec gratification puissante de l’âmedu métier (ce qui permet de supporter lereste).

- Osmose travail/vie où le non-marchand estune sorte de « mode de vie ».

- Coup de blues et exaltation.

« Marchand et non-marchand :les deux faces d’une mêmeéconomie ? »

Les marchés ont de plus en plus une dynamiqueglobalisée qui « plane » au-dessus de la cité.Plus aucune organisation civile n’a de taillecomparable à celle de certains marchés.

Les acteurs des marchés (investisseurs – cadresd’entreprises – clients) rêvent de plus en plusdans un autre monde où ils construisent lessolutions à leur problème, les sécurités pour

répondre aux risques. Si le marchand s’inscrit…au mieux… dans les lois de la cité, il développedes pratiques qui en sont parfois fort éloignéeset qui correspondent à un ethos spécifique,nouveau.La cité, mise au balcon des marchés et de l’éco-nomie (et vice versa) vit la résonance desmarchés et de l’émergence de ce village/mondeà travers des pertes de maîtrise de son destin etl’émergence d’évènements déterminants pourson devenir sur lesquels elle n’a que peu deprise.

Les décisions de marché qui parfois se prennentbien loin de la cité conditionnent l’espace devie commun et individuel.

Le non-marchand vient là amortir le choc dumarchand dans la vie quotidienne. Au fil de sonhistoire et de son développement, il construitun autre espace économique complémentaire àcelui des marchés. Comme si à la globalisationdes marchés répondait la localisation du non-marchand.

On peut presque voir apparaître une sorte d’éco-nomie qui unit marchand et non-marchand. Lemarchand créant les plus values nécessaires aufinancement du non-marchand qui crée lesconditions de vie, de solidarité, de solvabilitéet de stabilité nécessaires aux marchés dumarchand…

Cette « intimité » paradoxale a pour effet derendre les contours flous et par là les destinsincertains.

Le non-marchand, en quête d’efficacité, seretrouve dans des zones de mixité, où il offredes biens et services contre de l’argent. Quecet argent soit d’origine publique ne le distinguepas à priori.Une forme larvée de marchandisation du non-marchand crée le débat non-marchand et cettetension des professionnels qui doivent répondreà la fois aux exigences d’un « marché du non-marchand » et aux valeurs de solidarité ini-tiales.

Le non-marchand, entre la cité et les marchés

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Racines historiques del’économie sociale

Pour comprendre les dynamiques contem-poraines en économie sociale, il faut faire undétour historique. Depuis toujours, dans lessociétés humaines, il existe d’autres méca-nismes d’allocation des ressources que lemarché et d’autres organisations que les entre-prises privées lucratives. Il y a bien sûr lesmécanismes redistributifs et les organisationspubliques, mais il y a aussi des dynamiquesprivées dont le but premier n’est pas la recher-che du profit. Ce n’est pas nouveau.

Visages de l’économie sociale, identité desmaisons médicales

ChristianLegrève,

animateur enmaison médicale,

d’après uneconférence de

Marthe Nyssens,économiste,professeur,Institut de

rechercheséconomiques de

l’universitécatholique de

Louvain.

La première image de l’économiesociale en Wallonie, celle qui parle auxpolitiques, c’est celle d’un ensembled’organisations dont la finalité pre-mière est de fournir emplois à despersonnes qui en sont exclues pourdiverses raisons (jeunes désinsérés,handicapés, primo-arrivants, …). Jevais tenter de montrer que l’économiesociale est un mouvement beaucoupplus large. Qu’elle n’est pas une« ambulance du social », mais unacteur social et économique spécifiqueet déterminant. Mon propos est de vousdonner une autre image de l’économiesociale !

Les racines de ce qu’on appelle aujourd’huiéconomie sociale en Europe remontent auXIXème siècle. Le contexte est celui de l’indus-trialisation, avec l’exode de la main d’œuvrevers les villes, et l’avènement d’une nouvellecondition sociale pour la majorité : le salariat.Les besoins qui étaient pris en charge dans lecadre des sociétés rurales construites sur lastructure familiale ne le sont plus dans lesgrandes villes anonymes où le salariat est lanorme des conditions d’existence. Ces besoinssont ceux liés au logement, à la perte tempo-raire, définitive ou progressive de la capacitéde travailler, à la maladie, à l’accès à des bienset services de base traditionnellementautoproduits.C’est pour retrouver une réponse à ces besoinsque se sont créées les premières associationsouvrières, basées sur une logique d’entraidemutuelle. Des gens qui sont dans la mêmecondition se retrouvent et mettent ensembleleurs ressources pour organiser une réponsecollective à leurs propres besoins de base.Dans ce nouveau contexte, ces premières asso-ciations sont multifonctionnelles, coopérativesde consommation et de secours mutuel, avecune fonction de lien social et d’action politique.Elles ne sont pas lucratives, au sens où leur butn’est pas de faire fructifier un capital de départ.La finalité d’entraide mutuelle fonde un princi-pe structurant : une personne = une voix (et nonpas une action = une voix). L’exemple emblé-matique de ce type d’organisation est la coopé-rative de travailleurs.

Un autre grand modèle fondateur de l’économiesociale se trouve dans les pays anglo-saxons,où on l’appelle plus volontiers le tiers secteur,volontary sector en Angleterre, non-profitsector aux Etats-Unis.La non-lucrativité y a un sens radicalementdifférent. Dans la culture anglo-saxonne, l’aideaux personnes dans le besoin n’est pas perçuecomme étant du ressort de l’Etat, mais bien descitoyens. La charité, terme péjoratif en français,est un devoir civique, au point qu’on parle ausside charity sector, sans que ce terme ne soit icicondescendant. L’aide aux autres est constitu-tive de la vie en société.Des associations naissent, là aussi, pour répon-dre aux besoins posés par l’industrialisation.

Mots clefs

: économie sociale,

non-marchand, m

aisons médicales.

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Mais il s’agit d’associations de citoyens qui seregroupent pour organiser l’aide à des démunisqui, eux, ne sont pas membres. Il y a, ici, unelogique d’intérêt général, et non d’entraide mu-tuelle. Cette finalité fonde comme principepremier la non-redistribution des bénéfices. Sion est là pour aider les autres, il n’y a aucuneraison de redistribuer entre nous l’excédentéventuel que dégage l’activité.Nos lois sur les asbl ont retenu cette dernièreconception de la non-lucrativité, plutôt que leprincipe non-capitaliste de la coopérative d’en-traide ouvrière, où la redistribution de l’excé-dent est légitime.Les deux conceptions, économie sociale et tiers-secteur, bien qu’anciennes, sont en concurrence,aujourd’hui encore, au niveau européen, dansla lecture de la réalité d’un troisième secteur.

A l’issue de la Seconde guerre mondiale, les« 30 glorieuses » voient l’apogée de la synergieétat-marché. Le marché est vu comme le pre-mier principe fondateur de la société. L’état estlà pour corriger ses pannes et ses excès. Danscette représentation, il y a peu de place pour untroisième secteur. La dynamique de l’économiesociale se fond donc dans la synergie état-marché. La multifonctionnalité disparaît. Les« associations multifonctionnelles » se spéciali-

sent et évoluent, soit vers la logique marchande(exemple des institutions coopératives finan-cières), soit vers la logique publique (exempledes mutuelles). Dans cet éclatement du mouve-ment d’économie sociale, la fonction politiquerevient aux seuls syndicats.L’appellation non-marchand rassemble indis-tinctement des institutions d’essence publiqueet des associations. Leur spécificité y est noyée,ainsi, peut-être, que leur image de lieu d’inno-vation sociale.Ce phénomène a provoqué le passage del’économie sociale au second plan pendant cettepériode. Les acteurs sont restés présents, maisétaient engagés dans des dynamiques moinsspécifiques, ce qui les a rendus moins visibles.

Depuis le début des années ’80, on a reparlé del’économie sociale. Il est frappant de voir quec’est à nouveau dans un contexte de crise. Lespays développés abandonnent les politiqueskeynésiennes (voir article page 47). L’étatdésinvestit les systèmes d’aide et de solidarité.On assiste alors à une mutation du champassociatif qui se remet à innover et à produiredes services répondant à des besoins malrencontrés (insertion par le travail dans descadres nouveaux, boom des organisations non-gouvernementales, placements éthiques).

Conceptualisation del’entreprise sociale

Certains acteurs de ce mouvement se sont inter-rogés sur leur identité commune, et ont tentéde définir une éthique de l’économie socialetelle qu’elle existe chez nous aujourd’hui. Ils’agit d’initiatives privées non capitalistes (pre-mière acception de la non-lucrativité) organi-sées selon quatre principes :• Finalité de service ou de production à desti-

nation des membres ou de la collectivité. Celane signifie pas qu’on n’a pas de revenu, maisbien que la finalité première n’est pas le retourmaximal sur le capital investi.

• Processus démocratique de prise de décisions.• Autonomie de gestion (notamment vis-à-vis

des pouvoirs publics, ce qui n’exclut pas lapossibilité du subventionnement).

• Priorité des personnes et du travail sur lecapital dans la répartition des revenus.

Visages de l’économie sociale, identité des maisons médicales

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NOS PRATIQUES

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On voit que c’est le modèle de l’entraide mutu-elle qui est le plus prégnant dans ces critèresmais la finalité de service aux membres ET à lacollectivité marque la racine charity sector.

Une meilleure conceptualisation du modèlepourrait permettre de dépasser les tensions quinaissent de l’ambivalence entre les élémentsappartenant à chacune des branches historiquesde l’économie sociale.

On constate, au niveau européen, qu’une partiedes organisations d’économie sociale, répon-dent à une combinaison du modèle coopératifet du modèle associatif. D’une part, les coopéra-tives de travailleurs s’ouvrent vers les besoinsde toute la collectivité. D’autre part, les risqueséconomiques que doivent prendre les associa-tions parce qu’elles sont peu ou mal soutenuespar les subsides les obligent à gérer la continuitéde leur action dans une logique d’entreprise.L’entreprise sociale se conçoit alors comme unedynamique en tension entre l’intérêt général etla logique d’entreprise.

Et les maisons médicales ?

Les maisons médicales semblent marquées parcette double appartenance :• La référence à l’autogestion et à la non hiérar-

chie indiquent l’ancrage dans la racine coopé-rative.

• La finalité de services à des usagers et laréférence au cadre territorial indiquent bienl’ancrage dans l’associatif d’intérêt général.

Qu’est-ce qui définit une entreprise sociale ?- La finalité sociale ;- L’émanation d’une initiative de citoyens de

statuts divers ;- Un pouvoir de décision non basé sur la déten-

tion de capital ;- Une dynamique participative de co-construc-

tion par les différents acteurs en présence ;- La limitation de la distribution des bénéfices ;- Une activité de production continue ;- Un degré d’autonomie élevé ;- Un certain niveau de risque économique pris

par les membres ;- Une professionnalisation au moins partielle

des fonctions de production.

Les maisons médicales semblent bien pouvoirêtre vues comme des entreprises sociales, avecdes caractéristiques apparemment contradic-toires, mais liées, en fait, à la survivance desdeux racines historiques de l’économie sociale.

L’idéal-type de l’entreprisesociale

● Finalités multiples

- Sociale (dans les maisons médicales : acces-sibilité de soins de qualité sur un territoire) ;

- Économique (approche intégrée et continuedu service, équilibre financier, pérennité) ;

- Politique (positionnement comme acteuralternatif dans la construction du système desanté).

Ces finalités multiples sont à mettre en relationavec la multifonctionnalité des coopératives duXIXème siècle.

● Diversité de parties prenantes

…usagers, travailleurs, volontaires, associa-tions partenaires… Cette diversité est unecondition de la construction de l’intérêt généralet peut se traduire par une représentation dansles organes de l’association (on voit, dans lesmaisons médicales, une tension entre la logiqueautogestionnaire et la nécessité de traduire cettediversité).

● Articulation de ressources différentes

…marchandes, subsidiation, ressources propresde la communauté, volontariat... (ce qui est peucaractéristique des maisons médicales, en touscas dans le système forfaitaire).

● Tension entre idéalet institutionnalisation

Les entreprises sociales sont prises entre cetidéal-type qui les fonde, qui les détermine etles distingue, et les effets de leur institution-nalisation, de leur inscription dans l’organi-sation sociale, qui se traduit aussi en contraintesqui peuvent être en contradiction avec l’idéal-type.

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Très souvent, elles naissent de la contestationd’un système dominant, par rapport auquel ellesinnovent (démarrage en 1972). Dans unedeuxième période, elles négocient leur recon-naissance par les pouvoirs publics (décret en1993).Un regard cynique sur ces phénomènes pourraitconduire à penser que les pouvoirs publicsinstrumentalisent l’innovation sociale au béné-fice de logiques gestionnaires. À y regarder deplus près, on peut véritablement parler« d’encastrement politique » des initiatives,dans la mesure où les décrets qui découlent deces démarches sont le résultat d’une véritableconcertation entre les logiques des uns et desautres. C’est une véritable co-construction despolitiques publiques, en tension.

Discussion

Les maisons médicales sont-elles des entre-prises d’économie sociale ? Ce n’était pas toutà fait évident a priori, au regard de l’image habi-tuelle de l’économie sociale. Dans le cadre quetrace Marthe Nyssens, la réponse est clairementoui…

Qu’est-ce que cette identité apporte à l’obser-vation de leur histoire et de leur évolution ? Elleinduit une manière de poser les questionsactuelles : est-ce un problème d’évoluer versune identité de service public ? Est-ce quel’économie sociale – les structures privéesactuelles - devrait seulement avoir un rôle d’in-novation sociale ? Est-ce que cette dynamiquedoit être temporaire et laisser la place à desstructures publiques dès qu’une pratique socialeinnovante a été reconnue par un dispositiflégislatif1 ? Est-ce que le caractère associatif oucoopératif est une valeur en soi, qui doit êtremaintenue dans un secteur ? Est-ce que ladynamique d’économie sociale apporte un plusau-delà de l’innovation ? Est-ce que le rôled’interpellation est important ? Est-il possibleen-dehors du champ de l’économie sociale ?Les associations peuvent-elles se limiter à unrôle de service ? Comment ces questionsd’identité se traduisent-elles dans l’organisationinterne ? Dans les missions ?

La tension entre l’amélioration des salaires

(1) cfr projet deredéfinition de lapremière ligne deMichel Rolanddisponible à laFédération desmaisonsmédicales.

d’une part et, d’autre part, la pérennisation del’institution et l’amélioration de l’offre peut êtreclarifiée par le débat entre logique non-capita-liste et non-redistributive. Cela pose les ques-tions un peu autrement, parce que l’amélio-ration des conditions salariales n’est absolumentpas en contradiction avec la logique non-capitaliste.Les coopératives immobilières des maisonsmédicales et leurs différentes formules éclairentconcrètement ces questions.

Visages de l’économie sociale, identité des maisons médicales

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NOS PRATIQUES

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EconomieLes modèles d’organisations que nous venons de développer se posentdésormais en alternatives à un développement économique capitaliste quidemeure aujourd’hui comme le seul modèle sociétal convainquant à défautd’être acceptable tel quel. Comme le dit Marc Abramowicz, le combataujourd’hui n’est plus de changer de société - l’échec de la mise sur pied demodèles communistes à travers le monde nous a démontré qu’il n’y avaitguère d’autres alternatives - mais bien de faire évoluer le système actuelvers une société qui (re)mette à l’avant plan des valeurs comme la solidarité,la liberté et l’égalité. Pour changer ce modèle, il nous faut l’aborder danstoute sa complexité. En voici un portrait détaillé.

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Le « développement durable » ou « soute-nable », doctrine officielle des Nations-Unies,est censé assurer le bien-être des générationsprésentes sans compromettre celui des géné-rations futures1. C’est une bouée de sauvetageà laquelle se raccrochent les gouvernementsfervents partisans et pourvoyeurs de l’agricul-ture intensive, les chefs d’entreprises multina-tionales gaspillant les ressources, déversant sansvergogne leurs déchets et affrétant des bateaux-poubelles, les organisations non-gouverne-mentales ne sachant plus que faire et les écono-mistes pris en flagrant délit d’ignorance descontraintes naturelles.

Développement ne rime pas forcémentavec croissance

Jean-MarieHarribey, maîtrede conférences à

l’universitéBordeaux-IV,

membre duconseil

scientifiqued’Attac,

coordonnateur dulivre d’Attac LeDéveloppement

a-t-il un avenir ?Pour une société

solidaire etéconome, Mille et

une nuits, Paris,2004, et auteurde La Démence

sénile du capital,fragments

d’économiecritique, Le

Passant, Bègles,2002.

Article paru dansLe Monde

diplomatique dejuillet 2004.

Mots clefs

: développement,

économie, solidarité.

Doctrine officielle des organisationsinternationales, le développement,même « durable », est assimilé parcertains économistes à la croissance età ses dégâts. Or n’est-ce pas plutôt àune dissociation des deux qu’il fauttravailler ? En effet, le mot d’ordre dedécroissance ne peut s’appliquer, à lafois, aux pays pauvres démunis del’essentiel et aux pays riches. Ce débat,qui traverse aussi le mouvement alter-mondialiste, ramène à une nécessairecritique des rapports sociaux.

Pourtant, le programme du développementdurable est entaché d’un vice fondamental : lapoursuite d’une croissance économique infinieest supposée compatible avec le maintien deséquilibres naturels et la résolution des pro-blèmes sociaux. « Ce dont nous avons besoin,c’est d’une nouvelle ère de croissance, unecroissance vigoureuse et, en même temps,socialement et « environnementalement »soutenable2 », énonçait le rapport Brundtland.Or ce postulat est fondé sur deux affirmationstrès fragiles.

La première est d’ordre écologique : la crois-sance pourrait se poursuivre parce que la quan-tité de ressources naturelles requise par unitéproduite diminue avec le progrès technique. Onpourrait donc produire toujours davantage avecmoins de matières premières et d’énergie. Orla baisse de l’intensité en ressources naturellesest malheureusement plus que compensée parl’augmentation générale de la production ; laponction sur les ressources et la pollution conti-nuent ainsi d’augmenter, comme le reconnaîtle rapport du Programme des Nations-Uniespour le développement (PNUD) : « Partout dansle monde, les processus de production sontdevenus plus économes en énergie (...). Cepen-dant, vu l’augmentation des volumes produits,ces progrès sont nettement insuffisants pourréduire les émissions de dioxyde de carbone àl’échelle mondiale3. »

Et l’Agence internationale de l’énergie (AIE)s’alarme du ralentissement des progrès accom-plis en matière d’intensité énergétique4 : entre1973 et 1982, cette dernière avait diminué enmoyenne de 2,5 % par an dans les pays repré-sentés au sein de l’Agence internationale del’énergie, puis seulement de 1,5 % par an de1983 à 1990 et de 0,7 % par an depuis 19915.

Une faille dans le discoursofficiel

La seconde affirmation contestable se situe surle plan social : la croissance économique seraitcapable de réduire la pauvreté et les inégalitéset de renforcer la cohésion sociale. Or la crois-

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sance capitaliste est nécessairement inégale,destructrice autant que créatrice, se nourrissantdes inégalités pour susciter sans cesse desfrustrations et des besoins nouveaux. Depuisquarante ans, malgré l’accroissement consi-dérable de la richesse produite dans le monde,les inégalités ont explosé : l’écart entre les 20 %les plus pauvres et les 20 % les plus riches étaitde un à trente en 1960, il est aujourd’hui de unà quatre-vingt. Cela n’est pas surprenant : lepassage à un régime d’accumulation financièreprovoque un chamboulement des mécanismesde répartition de la valeur produite. L’élévationdes exigences de rémunération des classescapitalistes, notamment par le biais de la haussedes dividendes, condamne la part de la valeurajoutée attribuée aux salariés à décroître, tantsous forme de salaires directs que de prestationssociales.

La Banque mondiale elle-même avoue quel’objectif de division par deux du nombre depersonnes vivant dans la pauvreté absolue d’icià 2015 ne sera pas atteint6 : plus de 1,1 milliardvivent encore avec moins d’un dollar par jour.Le dernier rapport de la Conférence desNations-Unies sur le commerce et le dévelop-pement (CNUCED) établit que les pays pauvresles moins ouverts à la mondialisation sont ceuxqui ont le plus progressé en termes de revenupar habitant, au contraire des pays les plusouverts7.

L’incapacité à penser l’avenir en dehors duparadigme de la croissance économique per-manente constitue sans doute la faille principaledu discours officiel sur le développementdurable. En dépit de ses dégâts sociaux et écolo-giques, la croissance, de laquelle aucun respon-sable politique ou économique ne veut dissocierle développement, fonctionne comme unedrogue dure. Lorsqu’elle est forte, on entretientl’illusion qu’elle peut résoudre les problèmes– qu’elle a fait naître pour une grande part – etque plus forte est la dose, mieux le corps socialse portera. Lorsqu’elle est faible, le manqueapparaît et se révèle d’autant plus douloureuxqu’aucune désintoxication n’a été prévue.Aussi, derrière l’« anémie » actuelle de lacroissance se cache l’« anomie »8 grandissantedans les sociétés minées par le capitalismelibéral. Celui-ci se montre incapable d’indiquer

un sens à la vie en société autre que le consumé-risme, le gaspillage, l’accaparement des res-sources naturelles et des revenus issus del’activité économique, et, en fin de compte,l’augmentation des inégalités. Prémonitoireétait le premier chapitre du Capital de Marxcritiquant la marchandise : la croissance devientce nouvel opium des peuples dont les repèresculturels et les solidarités sont brisés pour qu’ilssombrent dans le gouffre sans fond de la mar-chandisation.Le dogme dominant est traduit par JacquesAttali qui, bon prophète, croit déceler au débutde l’année 2004 « un agenda de croissance fabu-leux » que seuls « des aléas non économiques,par exemple une résurgence du syndrome respi-ratoire aigu sévère (SRAS)9 » seraient suscepti-bles de faire échouer. Pour tous les idéologuesaveugles de la croissance, l’écologie, c’est-à-dire la prise en compte des relations de l’êtrehumain et de la nature, n’existe pas : l’activitééconomique s’effectue in abstracto, en dehorsde la biosphère.C’est faire peu de cas du caractère entropique10

des activités économiques. Bien que la Terresoit un système ouvert recevant l’énergiesolaire, elle forme un ensemble à l’intérieurduquel l’homme ne peut dépasser les limitesde ses ressources et de son espace. Or l’« em-preinte écologique » – la surface nécessairepour accueillir toutes les activités humainessans détruire les équilibres écologiques – atteintdéjà 120 % de la planète et, compte tenu desdisparités de développement, il faudrait quatreou cinq planètes si toute la population mondialeconsommait et déversait autant de déchets queles habitants des Etats-Unis11.

Dans ces conditions, l’idée de « décroissance »lancée par Nicholas Georgescu-Roegen12 trouveun écho favorable au sein d’une partie desécologistes et des altermondialistes. Poussantla démarche théorique, certains auteurs adjurentde renoncer au développement, celui-ci ne pou-vant selon eux être dissocié d’une croissancemortifère. Ils récusent tout qualificatif quiviserait à réhabiliter le développement que nousconnaissons – qu’il soit humain, durable ousoutenable – puisqu’il ne peut être autrementque ce qu’il a été, à savoir le vecteur de la domi-nation occidentale sur le monde. Ainsi GilbertRist dénonce-t-il le développement comme un

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« mot fétiche13 » et Serge Latouche le dévelop-pement durable comme un « oxymoron14 ».Pourquoi, alors que nous critiquons comme euxle productivisme impliqué par le règne de laproduction marchande, leur refus du dévelop-pement ne nous convainc-t-il pas ?Sur le plan politique, il n’est pas juste d’ordon-ner uniformément la décroissance à ceux quiregorgent de tout et à ceux qui manquent del’essentiel. Les populations pauvres ont droit àun temps de croissance économique, et l’idéeque l’extrême pauvreté renvoie à une simpleprojection des valeurs occidentales ou à un purimaginaire est irrecevable. Il faudra bâtir desécoles pour supprimer l’analphabétisme, descentres de soins pour permettre à toutes lespopulations de se soigner et des réseaux pouramener l’eau potable partout et pour tous.Il est donc parfaitement légitime de continuerà appeler développement la possibilité pour tousles habitants de la Terre d’accéder à l’eaupotable, à une alimentation équilibrée, auxsoins, à l’éducation et à la démocratie. Définirles besoins essentiels comme des droits univer-sels n’équivaut pas à avaliser la domination dela culture occidentale ni à adhérer à la croyancelibérale en des droits naturels comme celui dela propriété privée. Les droits universels sontune construction sociale qui résulte d’un projetd’émancipation permettant à un nouvelimaginaire de s’installer sans que celui-ci seréduise à « l’imaginaire universaliste des« droits naturels » » critiqué par CorneliusCastoriadis15.D’autre part, il n’est pas raisonnable d’opposerà la croissance économique, élevée au rangd’objectif en soi par le capitalisme, la décrois-sance, elle-même érigée en objectif en soi parles anti-développementistes16. Avec deuxécueils symétriques : la croissance fait tendrela production vers l’infini et la décroissance nepeut que la faire tendre vers zéro si aucuneborne n’est mise.Le principal théoricien en France de la décrois-sance, Serge Latouche, semble en être conscientlorsqu’il écrit : « Le mot d’ordre de décrois-sance a surtout pour objet de marquer fortementl’abandon de l’objectif insensé de la croissancepour la croissance, objectif dont le moteur n’estautre que la recherche effrénée du profit pourles détenteurs du capital. Bien évidemment, ilne vise pas au renversement caricatural qui

consisterait à prôner la décroissance pour ladécroissance. En particulier, la décroissancen’est pas la « croissance négative », expressionantinomique et absurde qui traduit bien ladomination de l’imaginaire de la croissance17. »Or que signifierait une décroissance qui neserait pas une diminution de la production ?Serge Latouche tente de s’extraire de ce piègeen disant vouloir « sortir de l’économie de crois-sance et entrer dans une « société de décrois-sance » ». La production continuerait-elle decroître ? On ne comprendrait plus alors le motde décroissance. Ou bien serait-elle maîtrisée,auquel cas le désaccord s’estomperait ? D’ail-leurs, Serge Latouche finit par convenir que cemot d’ordre de décroissance pour tous lesTerriens est inadéquat : « En ce qui concerneles sociétés du Sud, cet objectif n’est pasvraiment à l’ordre du jour : même si elles sonttraversées par l’idéologie de la croissance, cene sont pas vraiment pour la plupart des« sociétés de croissance »18. » Subsiste uneterrible ambiguïté : les populations pauvrespeuvent-elles accroître leur production ou bienles sociétés de « non-croissance » doivent-ellesrester pauvres ?

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Eloge sans nuances del’économie informelle

Les antidéveloppementistes attribuent l’échecdes stratégies du développement au vice,supposé fondamental, de tout développementet jamais aux rapports de forces sociaux qui,par exemple, empêchent les paysans d’avoiraccès à la terre en raison de structures foncièresinégalitaires. D’où l’éloge sans nuance de l’éco-nomie informelle en oubliant que cette dernièrevit souvent sur les restes de l’économieofficielle. Et d’où la définition de la sortie dudéveloppement comme une sortie de l’écono-mie, parce que celle-ci ne pourrait être diffé-rente de celle qu’a construite le capitalisme. Larationalité de l’« économie », au sens où l’onéconomise les efforts de l’homme au travail etles ressources naturelles utilisées pour produire,est mise sur le même plan que la rationalité dela rentabilité, c’est-à-dire du profit. Et touteamélioration de la productivité du travail setrouve assimilée à du productivisme.En bref, il nous est dit que la chose économiquen’existerait pas en dehors de l’imaginaire occi-dental qui l’a créée, au prétexte que certainescultures ne connaissent pas les mots « écono-mie », « développement », dont l’usage nous estfamilier. Mais si les mots n’y sont pas, la réalitématérielle, c’est-à-dire la production desmoyens d’existence, est bien là. La productionest une catégorie anthropologique, même si lecadre et les rapports dans lesquels elle estréalisée sont sociaux. Il résulte de cette confu-sion – qui revient à refaire du capitalisme unedonnée universelle et non historique, rappelantcurieusement le dogme libéral – une incapacitéà penser simultanément la critique du producti-visme et celle du capitalisme : seule la premièreest menée, mais sans qu’elle soit rattachée àcelle des rapports sociaux dominants. Vouloirdonc « sortir de l’économie19 » tout en préten-dant réenchasser « l’économique dans lesocial20 » est pour le moins curieux.Sur le plan théorique, soit on considère qu’unedifférence existe entre croissance et dévelop-pement, soit on voit dans les deux phénomènesune même logique d’extension perpétuelleconduisant à l’impasse. La seconde position estaisément identifiable : c’est celle des partisans

de la décroissance, qui sont aussi « antidévelop-pementistes » ; mais la première est reven-diquée tant par des économistes libéraux quepar des antilibéraux. Les libéraux affirmentpoursuivre des objectifs qualitatifs ne seréduisant pas à la croissance matérielle, surtoutdepuis l’échec social des plans d’ajustementstructurel du Fonds monétaire international etde la Banque mondiale. Mais cette distinctionentre croissance (quantitative) et dévelop-pement (qualitatif) représente une imposturedans la logique libérale dès lors que la crois-sance est considérée comme une conditionnécessaire et suffisante du développement, etde surcroît éternellement possible.Au vu des dégâts sociaux et écologiques d’unmode de développement qui semble indis-sociablement lié à la croissance, les économistesantilibéraux, issus du marxisme, du structu-ralisme ou du tiers-mondisme ont beaucoup demal à faire valoir qu’on peut distinguer les deuxnotions. Les adversaires de tout développementont alors beau jeu de récuser croissance etdéveloppement en niant toute possibilité de lesdissocier.

Toute production n’est paspolluante

Peut-on dépasser cette contradiction ? Le capi-talisme a intérêt à faire croire que croissance etdéveloppement vont toujours de pair, l’amé-lioration du bien-être humain ne pouvant passerque par l’accroissement perpétuel de la quantitéde marchandises. Nous devons alors fonderpour l’avenir une distinction radicale entre lesdeux concepts : l’amélioration du bien-être etl’épanouissement des potentialités humaines seréalisant hors du sentier de la croissance infiniedes quantités produites et consommées, hors dusentier de la marchandise et de la valeurd’échange, mais sur celui de la valeur d’usage21

et de la qualité du tissu social qui peut naîtreautour d’elle.

Le mot d’ordre de décroissance, appliqué indis-tinctement pour tous les peuples ou pour touttype de production, serait injuste et inopérant.D’abord parce que le capitalisme nous impose

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actuellement une certaine décroissance, surtoutcelle des biens et services dont nous aurionssocialement le plus besoin : transportscollectifs, santé, éducation, aide aux personnesâgées, etc. Ensuite parce que toute productionn’est pas forcément polluante ou dégradante.Le produit intérieur brut, évalué monétairement,enregistre la croissance des activités de services,dont la pression sur les écosystèmes n’est pascomparable à celle de l’industrie et de l’agri-culture. La nature de la croissance importe aumoins autant que son ampleur. L’urgentenécessité de diminuer l’empreinte écologiquen’implique pas la décroissance de toutes lesproductions sans distinction entre elles ni entreceux auxquels elles sont destinées.L’utilisation planétaire des ressources doit êtreorganisée de telle sorte que les pays pauvrespuissent enclencher la croissance nécessaire àla satisfaction des besoins essentiels, et que lesplus riches deviennent économes. Tout modèleimposé aux pays pauvres ne pourrait quedétruire leurs racines culturelles et constituerun obstacle à un développement émancipateur.Dans les pays riches, il convient de penser lespolitiques en fonction de la transition à assurer :le décrochage progressif de la croissance et dudéveloppement.Cela passe non pas par une décroissanceaveugle, inacceptable pour une majorité decitoyens, mais par une décélération cibléepermettant d’enclencher la transformation desprocessus productifs et aussi celle des représen-tations culturelles : la décélération de la crois-sance, comme première étape avant d’envisagerla décroissance sélective, en commençant parcelle des activités nuisibles, pour une économieréorientée vers la qualité des produits et desservices collectifs, une répartition primaire desrevenus plus égale et une baisse régulière dutemps de travail au fur et à mesure des gains deproductivité, seule manière de promouvoirl’emploi en dehors de la croissance. En sachantque toute remise en cause du modèle dedéveloppement actuel n’est réaliste qu’à condi-tion de remettre en cause simultanément lesrapports sociaux capitalistes22.

Définir le développement comme l’évolutiond’une société qui utiliserait ses gains de produc-tivité non pour accroître indéfiniment une

production génératrice de dégradations del’environnement, d’insatisfactions, de désirsrefoulés, d’inégalités et d’injustices, mais pourdiminuer le travail de tous en partageant pluséquitablement les revenus de l’activité, neconstitue pas un retour en arrière par rapport àla critique du développement actuel. Cela necondamne pas à rester à l’intérieur du paradig-me utilitariste, si les gains de productivité sontobtenus sans dégrader ni les conditions detravail ni la nature.A partir du moment où l’on admet que l’hu-manité ne reviendra pas à l’avant-dévelop-pement et que, de ce fait, les gains de produc-tivité existent et existeront, leur utilisation doitêtre pensée et rendue compatible avec lareproduction des systèmes vivants. On peutfaire l’hypothèse que la baisse du temps detravail peut contribuer à débarrasser notreimaginaire du fantasme d’avoir toujoursdavantage pour mieux être, et que l’extensiondes services collectifs, de la protection socialeet de la culture soustraits à l’appétit du capitalest source d’une richesse incommensurableavec celle que privilégie le marché. Derrière laquestion du développement sont en jeu lesfinalités du travail et donc le chemin vers unesociété économe et solidaire. ●

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Notes

(1) Gro Harlem Brundtland, Notre avenir à tous,Rapport de la Commission mondiale pour l’environ-nement et le développement, Fleuve, Montréal, 1987.

(2) Ibid., p. XXIII.

(3) Rapport mondial sur le développement humain2002, De Boeck, 2002, Bruxelles, p. 28.

(4) L’intensité énergétique (et plus généralementl’intensité en ressources naturelles) de la productionest la quantité d’énergie (ou de ressources naturelles)nécessaire pour produire 1 euro de produit intérieurbrut.

(5) AIE, Oil crises and climate challenges : 30 yearsof energy use in IEA countries, Vienne, 2004,www.iea.org.

(6) Déclaration de son président, M. JamesWolfensohn, citée dans « Les objectifs de réductionde la pauvreté ne seront pas atteints », Le Monde,24 avril 2004.

(7) Cnuced, The Least Developed Countries, Report2004, Nations-Unies, Genève, mai 2004, 362 p.

(8) Durkheim définissait l’anomie comme l’absenceou la disparition des valeurs communautaires et desrègles sociales.

(9) Jacques Attali, « Un agenda de croissancefabuleux », Le Monde, « 2004, l’année du rebond »,4-5 janvier 2004.

(10) L’entropie désigne la dégradation de l’énergie.

(11) Redefining Progress, www.rprogress.org

(12) Nicholas Georgescu-Roegen, La Décroissance,Sang de la terre, Paris, 1995.

(13) Gilbert Rist, « Le “développement” : la violencesymbolique d’une croyance », dans ChristianComeliau (sous la dir. de), « Brouillons pour l’avenir.Contributions au débat sur les alternatives », LesNouveaux Cahiers de l’IUED, Genève, n° 14, PUF,Paris, 2003, p. 147.

(14) Serge Latouche, « En finir, une fois pour toutes,avec le développement », Le Monde diplomatique,mai 2001. Un oxymoron est la juxtaposition de deuxtermes contradictoires.

(15) Cornélius Castoriadis, Le Monde morcelé. Lescarrefours du labyrinthe 3, Seuil, Paris, 1990, p. 193.

(16) Silence, Objectif décroissance. Vers une sociétéharmonieuse, Parangon, Paris, 2003.

(17) Serge Latouche, « Il faut jeter le bébé plutôtque l’eau du bain », dans Christian Comeliau (sousla dir. de), op. cit., p. 127.

Développement ne rime pas forcément avec croissance

(18) Serge Latouche, « Pour une société de décrois-sance », Le Monde diplomatique, novembre.

(19) Serge Latouche, Justice sans limites. Le défi del’éthique dans une économie mondialisée, Fayard,Paris, 2003, p. 275.

(20) Serge Latouche, ibid., p. 278.

(21) La valeur d’usage est l’utilité d’un bien ou d’unservice, notion qualitative non mesurable et nonréductible à une valeur d’échange monétaire. Cettedernière est le rapport dans lequel deux marchandisesvont s’échanger entre elles par le biais de la monnaie.En soulignant cette distinction, on signifie le refusque tout soit marchandisé.

(22) Jean-Marie Harribey, L’Economie économe. Ledéveloppement soutenable par la réduction du tempsde travail, L’Harmattan, Paris, 1997 ; La Démencesénile du capital. Fragments d’économie, Ed. duPassant, Bègles, 2e éd., 2004.

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NOS PRATIQUES

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Des années 60 à nos jours...

Trois éléments fondamentaux rendent comptede l’évolution du contexte économique durantcette période :

- la modification de la structure du marché del’emploi ;

- la réduction du rôle du secteur public ;- les changements des politiques économiques.

● Modification de la structure du marchéde l’emploi

Dans les années 60, le paysage économique dela Belgique est dominé par l’activité indus-trielle ; rappelons-nous l’époque des charbon-nages, l’importance du bassin industriel desrégions liégeoise et du centre, la sidérurgie(Cockerill), les constructions métalliques(Fabrimetal), l’industrie verrière (Glaverbel),...pour ne citer que les fleurons les plus connusde notre activité.

Des années ‘60 à nos joursMarie-Claude

Prévost,économiste.

D’après laconférence de

Jean-PierreRamquet,

économiste,secrétaire

interprofessionnelà la FGTB de

Verviers.

Mots clefs

: économie,

société.

Depuis une quarantaine d’années,l’évolution de l’économie se caractérisepar l’affaiblissement du rôle de l’Etat,la montée en puissance des conceptionslibérales et la mondialisation.L’analyse de ces phénomènes expliquepourquoi l’accroissement global de laproduction et de la richesse entraîneinexorablement un accroissementparadoxal de la pauvreté.

L’industrie occupe une part importante de lapopulation active ; la classe ouvrière est, numé-riquement et socialement forte et puissante.C’est un point très important, car le savoir-faireouvrier, qui requiert une longue pratique,nécessite une grande stabilité de l’emploi - lestravailleurs sont engagés dans la durée, entrentsouvent très tôt au travail et passent le plussouvent toute leur existence dans la mêmeentreprise.Du reste, les besoins de la reconstructiond’après-guerre ont rempli les carnets de com-mande des entreprises ; nos pays connaissentalors une phase d’expansion économique sansprécédent, c’est le plein-emploi (le taux dechômage en Belgique est de 2,2 % en 1964, soit55.000 chômeurs), et par conséquent lesentreprises sont obligées de consentir desaméliorations sensibles des conditions de travailet de salaires pour conserver une main-d’oeuvredont elles ont le plus grand besoin.A cette époque où les empires coloniaux sont àpeine en train de s’effondrer, l’activité indus-trielle est concentrée dans un petit nombre depays industrialisés. De plus, la taille des entre-prises est très importante.Une caractéristique également non négligeablede l’époque est le faible taux d’emploi des fem-mes : lorsque l’on compare les taux de chômagedes années 60 avec ceux d’aujourd’hui, il nefaut pas perdre de vue que la majorité desfemmes de cette époque étaient « femmes aufoyer », et que la majorité des ménages vivaientavec un salaire (celui du mari/père de famille)par ménage.

Des années 60 à nos jours, l’évolution a étémarquée principalement par :

• un repli de l’activité industrielle dans nospays ; la disparition des charbonnages, dueprincipalement au fait que le pétrole extrême-ment abondant était aussi beaucoup moinscher, a entraîné dans son sillage une recompo-sition du paysage industriel mondial, lalocalisation des industries à proximité desbasins houillers ne présentant plus le mêmecaractère de nécessité ; parallèlement, l’émer-gence des anciennes colonies comme ‘paysen voie de développement’ a pu jouer un rôled’incitant à déplacer certaines activités ;

• des gains de productivité spectaculaires grâceaux progrès de l’automatisation, qui permet-taient à la fois aux entreprises de réduire leurs

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besoins en main-d’oeuvre et de faire appel àdes travailleurs moins qualifiés pour accom-plir des tâches de plus en plus mécanisées ;

• avec, comme résultante, une réduction mar-quée de la proportion des emplois industrielsau profit des emplois de service ; voir, parexemple, la progression parallèle de la grandedistribution, du secteur bancaire et assuran-ciel, activités où les gains de productivité sesont manifestés beaucoup plus tardivement(envahissement de l’informatique à partir desannées 80) et où les exigences quant au typeet au niveau de qualification requis sont nette-ment moins contraignantes que dans l’indus-trie ; activités aussi sensiblement moinslourdes, où, par conséquent, l’entrée en scènedes femmes devient vite très massive ;

• il s’ensuit que le profil des emplois, de plusen plus orientés vers les services, devient deplus en plus flexible : plus grande inter-changeabilité des qualifications, beaucoupplus de candidat(e)s, et donc beaucoup moinsde pouvoir de négociation du côté destravailleurs.

● Réduction de la présence du secteurpublic

Jusqu’au tournant des années 70-80, leséconomies des pays d’Europe occidentale sontmarquées par la présence d’un secteur publicfort ; la présence de l’Etat est tenue pour essen-tielle :

• en tant que gestionnaire des biens collectifs(routes, fournitures d’énergie, transport pu-blic aérien et ferroviaire, ...), biens qui sontpar nature au service de tous et par conséquentdoivent être financés et administrés par lacollectivité ;

• en tant qu’opérateur effectif de services ac-cessibles à tous, sans frais, (enseignement,postes, banques, ...), ce qui est perçu commeun attribut du rôle redistributeur de la puis-sance publique dans un état démocratique ;

• en tant qu’opérateur dans des secteurs pro-ductifs nécessitant de lourds investissements,d’innovation technologique, voire simple-ment de prestige, avec une rentabilité à courtterme trop incertaine pour pouvoir comptersur l’initiative privée (cf. les activités derecherche et de développement en matière detechnologie aéronautique - Concorde ! - et

spatiale, mais aussi l’industrie automobile enFrance notamment, etc.) ;

• et, naturellement, comme employeur uniquepour toutes les activités qui relèvent desfonctions régaliennes traditionnelles (police,justice, armée, monnaie).

L’importance de ce secteur public joue un rôlenotable de régulation dans la vie économiqueet la situation des travailleurs : non seulementdes modifications de volume de l’emploi publicpeuvent permettre de corriger des déséquilibrestemporaires - ou non - du marché de l’emploi,mais en outre les conditions de carrière et desalaire du secteur public influencent les termesdu dialogue entre partenaires sociaux dans lesecteur privé.

Or, à partir des années 80 surtout, on assiste àun démantèlement progressif de ce secteurpublic : d’abord par la privatisation d’activitésindustrielles et de service considérées désormaiscomme étrangères au rôle de l’Etat (liquidationde participations publiques dans des industriescomme Cockerill, privatisation de la CGER,sous-financement de l’enseignement...) ;ensuite par la liquidation rampante de servicespublics (privatisation partielle de la poste, totalede la SMAP, ...) ; enfin, par l’abandon total oupartiel au secteur privé de l’administration desbiens collectifs (privatisation de gaz/électricité,Sabena, ...) ; et, cerise sur la gâteau, la remiseen question de la gestion publique y comprisdans les activités régaliennes (particulièrement,introduction du secteur privé dans certainesfonctions de police).

● Changement des politiques économiques

On assiste à un changement radical dans l’ap-proche théorique - et pratique - du rôle de l’Etatdans la vie économique.

L’époque keynisienne

Pendant les années d’après-guerre, et jusqu’auxannées 70 environ, nos Etats mettent en pratiqueles théories de John Maynard Keynes, écono-miste britannique (à noter : d’esprit libéral, etpas du tout révolutionnaire ni collectiviste !),qui a beaucoup réfléchi aux conséquences dela grande crise de 1929 et a tiré de cette ré-flexion un corps d’argumentation extrêmementsolide quant au rôle de la puissance publique

Des années ‘60 à nos jours

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dans la vie économique. Pour résumer, Keynesconsidère que l’Etat doit jouer un rôle derégulateur de l’économie, d’une part en prenantdes initiatives qui permettent le développementdans des secteurs non immédiatement rentables,et qui de ce fait ne sont pas attirants pourl’investissement privé, d’autre part en mobili-sant (via la fiscalité et l’emprunt) l’épargneimproductive des particuliers afin de générerdes activités, et donc des emplois, ce qui a uneffet dynamisant pour l’ensemble de l’éco-nomie - d’abord, parce qu’en distribuant desrevenus aux travailleurs du secteur public, onles fait passer du statut de chômeurs sansressources à celui de consommateurs, ce quistimule la demande et par conséquent laproduction, ensuite parce que les activités bienciblées lancées par l’Etat ont un effet multipli-cateur (par exemple la création de routesengendre la multiplication des échanges et desimplantations d’entreprises, etc.).

Dans cette optique, le fait que l’Etat joue sonrôle y compris en s’endettant ne présente pasd’inconvénient : car l’effet multiplicateur deson activité, en produisant un enrichissementcollectif, assure un retour de recettes fiscales(particuliers et entreprises) qui fait plus quecompenser la dépense initialement consentie.

Au cours des années 70, cette vision a été aban-donnée au profit d’une approche ‘monétariste’ ;il y a, c’est certain, eu des dérives dans l’ap-proche des dirigeants économiques de nos pays(cf. les « grands travaux inutiles »), mais cecine remet pas nécessairement en question lefondement théorique de la conception keyné-sienne.

Il y a eu aussi, très probablement, le fait que lamise en application de ce type de politiquecomporte inévitablement des possibilités detension inflationniste. Ceci est un point délicat,essayons de le rendre compréhensible : si l’Etatengage du personnel pour lancer des travaux àfinalité rentable non immédiate, il est possibleque, pendant un certain temps, le pouvoird’achat global des ménages excède la disponi-bilité des produits - et il s’ensuit une augmenta-tion des prix, en vertu de la loi de l’offre et dela demande. Mais, si la pratique confirme lathèse que ces travaux (et l’augmentation desrevenus, donc de la demande, qui les accom-pagnent) exercent un effet multiplicateur sur

les activités de production, cette tensioninflatoire est forcément passagère, et se résoutd’elle-même. Ceci suppose, évidemment, à lafois que les injections de revenus par l’Etat sonteffectivement stimulantes pour la production,et que celle-ci répond effectivement aux condi-tions du marché telles qu’elles sont définiesdans la théorie libérale (c’est-à-dire, grossière-ment, qu’il n’y a pas de monopoles). Si cesconditions ne sont pas remplies, les tensionsinflationnistes ne se résolvent pas spontané-ment, ce qui joue au désavantage des catégoriesde revenus qui y sont le plus sensibles, et enparticulier les revenus des rentes, à taux d’in-térêt fixe (obligations, épargne), et de manièregénérale tous les revenus tirés de prêts. Cemécanisme aboutit, au final, à ce que les revenusde ces catégories soient « rabotés ».

Une telle situation ne peut qu’être amplifiée siles conditions générales de l’activité productivefont que celle-ci a tendance à se déplacer horsdes frontières, ou si elle devient moins deman-deuse de main-d’oeuvre : or, on l’a vu plus haut,c’est exactement ce qui s’est produit. Lestentatives de relance de l’économie via l’activitééconomique de l’Etat ont fini par buter sur cefait incontournable, que les gains de producti-vité et l’internationalisation de la productionpermettaient une augmentation de l’offre deproduits sans augmentation correspondante del’emploi, et donc que l’initiative de l’Etatfinissait par s’essouffler dans des activitésobjectivement ‘inutiles’ ; l’inflation devenaitpermanente, et le budget de l’Etat présentait desdéficits toujours croissants.

Fin de l’époque Keynésienne

A partir du milieu des années 70, les expertsont commencé à préconiser une politique axéesur le maintien de budgets en équilibre, afin decontrer cette tendance ; et les politiques desEtats se sont infléchies dans le sens d’une ortho-doxie monétaire faisant de l’équilibre budgé-taire l’objectif numéro 1 de la politique écono-mique.

Parallèlement, les progrès de la constructioneuropéenne enclenchaient une mécaniqued’affaiblissement du pouvoir national des Etatsau profit des instances supranationales : et,naturellement, dans ce cadre les objectifs deprospérité nationale devenaient éventuellement

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concurrents avec ceux de la suprématie europé-enne ou des Etats les plus puissants au sein decette construction. Mais comme, dans cemouvement, les pouvoirs économiques déniésaux Etats nationaux n’ont pas été attribués àl’instance européenne (ce qui aurait d’ailleursprobablement provoqué des tensions ingérablesentre ces Etats), il s’en est suivi un abandonprogressif de toute intention de gestion écono-mique autre que purement monétaire : pas dedéficit, pas d’inflation.

Sur ces entre faits, en 89 le mur de Berlins’écroule, et avec lui, non seulement l’hypo-thèse d’une doctrine économique concurrentemais aussi la réalité d’une concurrence écono-mique sur le terrain européen ; le libéralismemonétariste triomphe, et la débâcle des écono-mies d’Europe orientale et de Russie ouvre unimmense champ de spéculation et d’investis-sement aux dirigeants de nos entreprises, quine se font pas faute d’en profiter. L’heure n’estplus à la confrontation des théories et despolitiques économiques, encore moins à lasurenchère en direction des travailleurs :l’effondrement des pays du bloc soviétiquedonne une éclatante confirmation à la validitédu modèle de notre économie de marché, c’estla « fin des idéologies » comme certains l’ontaffirmé.

Ligne du temps de laspéculation : influence etdomination de l’économielibérale

A partir, donc, des années 70-80, la vision libé-rale commence à dominer la pensée économi-que officielle. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas devoix discordantes, ni d’exemples de réussiteshors de ces « nouvelles » normes, mais ellessont ignorées ou étouffées.

● Les idées de base du libéralisme

Les idées de base :

• la croissance économique (c’est-à-dire, gros-so modo, l’augmentation incessante du pro-duit intérieur brut) est érigée en objectifprioritaire, sinon unique, de l’activité écono-mique ; en d’autres termes, tout l’effort doittendre à un accroissement permanent de laproduction et, parallèlement, des revenus quien découlent - ce sont ces grandeurs qui sontreprésentées dans le chiffre du produitintérieur brut.

• une seule recette pour atteindre cet objectif :le marché, encore le marché, toujours plusde marché.Toute la production doit être soumise unique-ment aux « lois du marché », et il faut élimi-ner toutes les barrières, toutes les forces quipourraient s’opposer à la domination absoluede la sphère marchande dans l’activitééconomique. Toutes les activités, dans tousles pays, doivent être ouvertes à tous lesopérateurs privés : pas de protection nationaled’industries naissantes, pas de limites légis-latives à la « liberté d’entreprise » dans quel-que domaine que ce soit, même dans desdomaines vitaux comme l’éducation, la santé,la distribution de l’eau, la production desressources alimentaires..., pas de lois enmatière d’environnement ou de protection destravailleurs et des consommateurs, pas derègles concernant la taille des entreprises, etsurtout pas de barrières à l’entrée ou à la sortiedes capitaux dans l’économie nationale.

La référence (récurrente) qui sous-tend cetteprise de position renvoie aux « lois du marché »telles qu’elles ont été formulées, au XVIIIème

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siècle, par les économistes classiques, AdamSmith, Ricardo, Say, pour ne citer que les plusemblématiques.On peut résumer la philosophie de ce courantclassique par la formule célèbre de Adam Smith,selon qui « l’individu est conduit par une maininvisible à remplir une fin qui n’entre nullementdans ses intérêts » : chaque individu étantdominé par la recherche de son propre intérêt,en arrive, guidé par la « main invisible » dumarché, et par la confrontation avec les intérêtségoïstes des autres individus qui composent lasociété, à réaliser finalement un intérêt généralqui n’était pas son objectif initial, mais quis’impose naturellement comme une espèce deforce résultante, de l’addition de tous ces inté-rêts privés et représente la meilleure adéquationglobale à ceux-ci. Et c’est ainsi que vous trouve-rez votre poulet au prix le plus raisonnable, àla fois pour vous et pour le marchand de poulets,prix qui n’est ni celui que vous auriez préférépayer, ni celui que le marchand aurait préférérecevoir, mais un entre-deux, dicté par la loi del’offre et de la demande, qui permet à chacunde vivre de façon optimale, et qui assure enmême temps que la quantité de poulets produitssera exactement celle qui correspond à laquantité de poulets nécessaires.

Dans cette optique, toute tentative, de la partdes pouvoirs publics, de réguler les quantitésou les prix des produits, d’imposer des normesde qualité ou des prélèvements fiscaux destinésà satisfaire des besoins collectifs, est uneentrave aux lois du marché et donc un obstacleà la réalisation de l’optimum de bien-être queseules ces lois peuvent permettre de réaliser. Anoter que même chez Adam Smith, on peuttrouver des citations très éclairantes concernantle rôle de l’Etat en tant qu’acteur de la vieéconomique, en particulier pour la réalisationde ces « ouvrages ou établissements... dont unegrande société retire d’immenses avantages,mais qui sont néanmoins de nature à ne pouvoirêtre entrepris ou entretenus par un ou plusieursparticuliers, attendu que, pour ceux-ci, le profitne saurait jamais leur en rembourser la dépen-se » ou la protection « autant qu’il est possible,(de) chacun des membres de la société contrel’injustice ou l’oppression de tout autre membrede cette société ». Mais la réflexion économiquemoderne ignore ces développements non ortho-doxes.

● Le néolibéralisme, un libéralisme« simplifié »

Par rapport aux analyses des « pères » du libé-ralisme, dont ils se revendiquent hautement,l’argumentation de nos néo-libéraux modernes,adeptes convaincus des lois du marché et de laconcurrence, apparaît donc comme relativementsimpliste : en libérant de toute containte l’initia-tive individuelle, la liberté d’entreprendre, ondonne à chacun les meilleures chances deconquérir un statut élevé dans la société - c’estle fameux mythe de l’American dream : toutest possible pour qui a les coudées franches, ilsuffit de lever tous les obstacles et les individuspourvus des qualités nécessaires peuvent s’éle-ver jusqu’aux plus hauts sommets (les autres,les individus sans qualités, finiront comme lesIndiens ou en prison : le taux d’incarcérationaux Etats-Unis est dix à douze fois celui despays d’Europe...).L’autre versant de cette pensée relève carrémentde la pure démagogie : haro sur les prélève-ments fiscaux (qui servent à financer ces ouvra-ges ou établissements, etc., voir ci-dessus),surnommés la « rage taxatoire » et dont le seulrésultat visible n’est que d’encourager la fraudeet d’entretenir une lourde administrationtotalement inefficace.

Le problème - et la mesure - de l’efficacité del’administration mérite, évidemment, d’êtreposé ; c’est même une question d’intérêt publicdes plus importantes dans toute nation démo-cratique (il n’est que de voir les scandales quiémaillent notre vie publique pour s’en persua-der). Encore n’est-il pas interdit de mettre lesfreins qui s’imposent aux appétits de puissancede nos Etats ou de nos représentants, sans quecela nécessite de remettre en question lapertinence des missions qui leur sont assignées.Quant à la « rage taxatoire », les taux pratiquésdans nos pays et les facilités d’évasion oud’exonération accessibles aux revenus privésles plus élevés et aux entreprises sont tels, qu’aufinal, l’effort financier repose essentiellementsur les segments les plus modestes de lapopulation. Et, de surcroît, il n’est pas interditnon plus de s’interroger sur le coût et l’efficacitédes administrateurs des sociétés privées,sociétés dont le poids est souvent très supérieurà celui des Etats et dont les hauts dirigeants,sur lesquels ne s’exerce aucun contrôle public,

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sont souvent rémunérés de manière infinimentplus avantageuse que nos mandataires publics.

● Le libéralisme : la loi des uns… pour lesautres

A l’opposé de ces thèses, il n’est pas sans intérêtde remarquer que les exemples les plus réussisde décollage économique, offerts par les fameux« tigres » asiatiques, se sont appuyés sur unfinancement public fort et un protectionnismeintransigeant, ne faisant en cela que suivrel’exemple donné par nos grandes puissancesindustrielles « libérales » : de nos jours encore,les Etats-Unis, chantres de la liberté des mar-chés s’il en est, sont aussi protectionnistes endiable lorsqu’il s’agit de leurs propres intérêts,et s’ils ont le plus grand potentiel militaire(environ 50 % des dépenses mondiales) etspatial au monde, ce n’est pas à l’initiativeprivée ni aux forces du marché qu’ils le doivent.A des époques plus reculées et plus « pures »selon les canons du libéralisme classique, laGrande-Bretagne par exemple n’a pas conquisla domination incontestée qui fut la sienne enmatière de production textile sans commencerpar détruire l’industrie alors florissante del’Inde, ni conquis les marchés mondiaux sansfaire usage de ses fameuses canonnières. Quantau développement industriel de la France, il doitbeaucoup à un certain Colbert, dont le nom n’estpas particulièrement synonyme, en histoireéconomique, de libéralisme débridé...

Les partisans du néo-libéralisme affirment quela libéralisation, agent de la croissance, est unbienfait pour le consommateur.Sans entrer pour le moment dans la discussionconcernant le stimulant de la libéralisation surla croissance, on peut souligner qu’à aucunmoment, il n’a été démontré :

• que la croissance économique améliore laqualité de vie dans nos sociétés (ni de par lemonde). Sommes-nous plus heureux parceque nous consommons davantage ? Au-delàde ce confort moyen qui nous assure la satis-faction de nos besoins matériels et spirituels,conforme aux possibilités actuelles de notrecapacité productive, que nous apporte de plusle fait de changer notre voiture ou notre télé-vision, ou notre garde-robe, ou nos habitudesalimentaires, simplement pour suivre lesmodes en vigueur ou affirmer notre prospé-

rité ? D’un autre côté, dans la mesure où cetteaugmentation de biens de consommations’accompagne de dégradations actuelles oufutures de nos paysages, de notre climat, etde toutes sortes de conditions « naturelles »de l’existence de l’espèce humaine, peut-onencore parler d’une meilleure qualité de vie,sans nuancer quelque peu le propos ? (à noterque les écologistes abordaient ce type dequestions, dans l’indifférence générale, dèsles années 70) ;

• ni que la croissance, en tant que telle, amé-liore la répartition des richesses. A ce sujet,une thèse très en vogue est celle de la casca-de : la croissance du produit intérieur brut,c’est-à-dire, rappelons-le, de la production demarchandises et de services, exercerait uneffet (spontané) de ruissellement, qui amélio-re automatiquement le sort des plus défavori-sés - certes, les plus riches s’enrichissent,mais les miettes qui tombent en dessous dela table sont du coup plus grosses, et lespauvres deviennent moins pauvres selon uneloi naturelle qui s’apparente à la gracieuseretombée d’une fontaine ; hélas, l’observationcourante nous informe plutôt que, dans lemeilleur des cas, un accroissement de, met-tons 5 %, de la richesse globale est suscepti-ble de produire « spontanément » un accrois-sement équivalent des millionnaires et desminimexés, et pour qui sait calculer, cela neproduit qu’une amplification des écarts defortune… et du pouvoir.

Livrées à elles-mêmes, les forces du marché, sipuissantes qu’elles soient (et elles le sont effec-tivement) pour permettre l’accroissement de laproduction, ne sont pas de nature à modifierles rapports de pouvoir et de fortune qui leurpréexistent : il faut pour cela un volontarismequi émane du corps social dans son ensemble.

Mondialisation de l’économie

La mondialisation de l’économie est uneexpression relativement récente, mais le phéno-mène, ou plus exactement le processus qu’elledésigne a des racines anciennes ; on peut direqu’elle est déjà présente aux origines du sys-tème capitaliste, et certainement avec l’avène-ment des sociétés d’économie libérale de

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marché.La recherche de débouchés et de marchés dematières premières, qui jette l’Europe à laconquête du monde, aboutit dès la fin du XIXème

siècle à un degré d’intégration économiquemondiale très important, et les échanges trans-nationaux au lendemain de la guerre 14-18 sont,comparativement, presque aussi significatifsqu’ils le sont aujourd’hui. Il ne faut pas oublierque les premiers économistes modernes, auXVIIIème siècle, raisonnaient déjà sur les princi-pes d’une division internationale du travail etdans un contexte d’échanges commerciauxentre pays, principes qu’ils préconisaientcomme une clé de l’enrichissement de toutesles nations en cause ; le capitalisme marchand,illustré par les grandes compagnies qui furentles pionnières de la société d’actionnaires, a vule jour très tôt dans nos régions (Angleterre,Hollande : dès le XVIIème siècle).

Alors, pourquoi cette impression de nouveautéqui est véhiculée par l’introduction de cetteexpression nouvelle ?

C’est que des mutations profondes se sont faitjour à partir des années 60-70 ; mutations auniveau des acteurs, des priorités, et des lieuxtouchés par la mondialisation.Ce qu’on peut résumer en posant la question :la mondialisation, par qui ? Pour qui ? Et où ?

● Mondialisation par qui ?Les acteurs changent

On observe une financiarisation croissante desgroupes industriels. Les acteurs-clés du proces-sus ne sont plus des chefs d’entreprises, souventcréateurs de leur affaire, et gérant leur entrepriseen dynastie familiale héréditaire. Ces groupesfamiliaux, qui présentent souvent un fortancrage régional, et sont attachés à la pérennitéde l’existence de l’empire créé par le pèrefondateur (les Ford, les Michelin, etc.) sontbousculés par les contraintes de croissance entaille imposées par le maintien de positionsdominantes sur des marchés en élargissementcontinu ; pour soutenir la montée en puissanceimposée par les concurrents dominants, il fautprocéder à des regroupements et des rationa-lisations qui bouleversent profondément lepaysage industriel. C’est la « valse des fusions »qui commence, et qui affectera toutes lesindustries traditionnelles - l’automobile, la sidé-

rurgie, le verre, le textile, ... - dès l’aube desannées 70 et depuis, de manière toujours accé-lérée.

La bourse, un acteur vorace et versatile

Ceci entraînera l’entrée en scène d’un opérateurdont la capacité de mobiliser les sommes colos-sales nécessitées par les regroupements et lesfusions est insurpassable : le marché boursier.Le capital des entreprises, jusque-là à compo-sante principalement familiale, est ouvert auxopérations de bourse, qui permettent de rassem-bler les avoirs d’une quantité d’investisseurs etde les injecter dans la restructuration massivedes entreprises.

Parmi ces nouveaux opérateurs de l’activitéindustrielle, les plus puissants se révéleront êtreles fonds de pension (américains), qui, grâce àl’ouverture des marchés financiers, peuventprendre le contrôle de pans entiers de l’écono-mie mondiale, et en particulier européenne.Sait-on que plus de 40 % des entreprisesfrançaises appartiennent à des investisseursinstitutionnels, dont les fonds de pension sontles plus importants ? - les « zinzin » dans lejargon économiste.

Cette mutation n’est pas neutre du point de vuede la structuration de l’activité productive. Cequi attire les investisseurs boursiers, c’est moinsl’intérêt pour le développement d’une activitéparticulière sur un territoire particulier, ce n’estpas la pérennité d’une entreprise dans unerégion, mais c’est la profitabilité à court termede l’argent investi : le taux des dividendespayés, les potentialités de plus-value des actionsen portefeuille. D’autre part, ces investisseurspeuvent se montrer extrêmement volatils :réorganiser un portefeuille d’actions en reven-dant les moins rentables pour en acheter de plusprometteuses est infiniment plus facile et plusrapide que de veiller au développement ducapital productif d’une entreprise. Ce typed’investisseurs n’hésitera pas à rayer de la carteune entreprise même productive et rentable, sides opportunités supérieures se dessinent dansun autre secteur ou une autre région.

Pour aider et conseiller les grands (et petits)investisseurs boursiers, il faut des intermé-diaires très versés dans l’évaluation permanentedes entreprises et de leur potentiel de profitabi-

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lité : on voit apparaître de nouveaux opérateurs,les agences de notation, qui publient régulière-ment leurs études comparatives concernant lessecteurs d’activité, les entreprises, les régionset les perspectives qu’ils offrent aux investis-seurs. Fonds de pension, sociétés de placement,banques (celles-ci ont vu s’assouplir les règlesen matière de placements à risque de leursavoirs vers les années 80) utilisent les « notes »distribuées périodiquement par ces agences.Dans une certaine mesure, on peut dire que cesagences font la pluie et le beau temps, et unedégradation de cotation peut être un coup trèsdur même pour une entreprise rentable et biengérée, car elle peut se voir désertée par sesactionnaires, faisant perdre leur valeur d’échan-ge à ses actions. Dans certains cas, des notationsnégatives ont pu provoquer la chute d’entre-prises tout à fait viables, entraînant la réalisationde leurs prédictions par le simple fait de l’exis-tence de celles-ci (prédictions auto-réalisatri-ces) simplement parce que leur ratio de profitétait, non pas négatif (ce qui justifierait leurchute, évidemment), mais inférieur aux « atten-tes du marché » (des actionnaires).

A noter que lesdites « attentes » n’ont cessé dese faire plus exigeantes, surtout depuis la findes années 80. Alors qu’un taux de profit -qu’on appelle, curieusement, en jargon d’éco-nomiste financier, le return on equity (ROE),désignant le ratio du bénéfice net sur les fondspropres de l’entreprise - de 10 à 12 % apparais-sait au tournant des années 90 comme unobjectif raisonnable, voire ambitieux, le mini-mum que l’on attend maintenant des grandesentreprises cotées en bourse se situe au-delà de15 %, et certains commentateurs vantaient il ya quelques années des return on equity de plusde 25 % atteints, notamment, par les grandesbanques américaines, présentées en exempleaux entreprises de banque assurance européen-nes alors en pleine période de fusions.

● Mondialisation pour qui ? Les prioritésdépendent de la demande solvable

La mondialisation est un terme trompeur : spon-tanément, elle semble évoquer un processus degénéralisation de l’activité productrice moderneet des bienfaits qui en résultent pour lespopulations environnantes. Ce qui n’est pas toutà fait faux, mais pas tout à fait juste non plus.

L’économie libérale de marché ne s’adresse,c’est sa nature, qu’à la demande solvable : lesproduits mis sur le marché ne sont pas néces-sairement ceux dont les populations ont le pluscriant besoin, et ces derniers ne sont pasnécessairement fabriqués, si les populationsdemandeuses n’ont pas les moyens pécuniairesde se les offrir.On observe très bien cette discordance dans ledomaine médical : les médicaments de confort,ou ceux qui permettent de soigner les maladiesrésultant de l’excès, sont disponibles en abon-dance, et la recherche dans ces domaines esttrès active ; mais des pathologies comme lamalaria, et un grand nombre de maladies tropi-cales, font encore des ravages faute de médica-ments efficaces et de recherche dans ces do-maines (sans parler du SIDA). Les ménages despays riches disposent de multiples GSM, devoitures luxueuses et gourmandes en énergie,de connexions Internet et d’eau potable, defournitures de gaz et électricité, qui ne sont pasaccessibles aux ménages des pays dits « duSud ». Même dans nos pays, les inégalités sontflagrantes : si 28 % des ménages belges sontreliés à Internet, ils sont 44 % à La Hulpe et16 % à La Louvière. 10 % des logements belgesne disposent pas de salles de bains, mais uncertain nombre en ont deux ou trois ; ne parlonspas de l’eau potable (un Ethiopien sur quatre),encore moins des rations alimentaires.

Le développement même de l’économie demarché dans les pays du Sud, en Afrique ou enAsie, ou en Amérique latine, s’il permet auxindustries (souvent multinationales) implantéesdans ces pays de produire un volume importantde richesses, ne permet pas aux populations,même employées par ces industries, d’augmen-ter leur part de consommation, et au contraire,en détruisant les économies de subsistancetraditionnelles, peut aboutir à une réduction decette part. La production pour le marchémondial ne peut augmenter la richesse que desacteurs qui en retirent une solvabilité croissante,aussi bien dans nos pays, d’ailleurs, que dansles pays du Sud et même dans les pays « émer-gents » d’Asie.

Or, la solvabilité des acteurs du marché neconnaît pas une progression parallèle auxprogrès de l’économie mondiale : ses progrèsse concentrent principalement sur les détenteurs

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A propos des fonds de pension

Ces investisseurs, qui ont fait beaucoup parler d’eux surtout depuis les années 80, sontprincipalement américains et très caractéristiques de la financiarisation et de lamondialisation de notre économie. Il faut savoir que le système de pension des Etats-Unis, où n’existe pas une sécurité sociale basée sur la solidarité nationale comme dansla plupart des pays d’Europe occidentale, repose sur la constitution par les travailleurs etpar les entreprises qui les emploient d’un capital individuel composé de valeursprincipalement en obligations privées, fonds d’Etats et actions boursières. La capacitéde ces fonds de pension à finalement payer des pensions aux retraités (ce qui est leurobjet social) repose donc sur les possibilités de profit qu’elles peuvent retirer de cesplacements : soit par l’obtention de plus-values sur la valeur de revente potentielle de cestitres, soit par l’obtention de dividendes annuels importants.Pour qu’un titre puisse présenter une plus-value, il faut naturellement qu’il soit très demandé,c’est-à-dire que les acheteurs potentiels de ce titre soient convaincus de faire un bonplacement, justifiant un prix d’acquisition supérieur à sa valeur nominale ou, en tout cas,à la valeur que le fonds de pension a payée pour l’acheter (anticipation de l’expansionde cette entreprise, de bénéfices futurs, ou existence de réserves de liquidités importantesdans les comptes de l’entreprise) ; mais, pour obtenir la plus-value en question, il fautévidemment la réaliser, c’est-à-dire la revendre. Dans ce cas, si tous les détenteurs actuels,désireux de réaliser leur plus-value, jettent sur le marché des quantités importantes d’untitre, il s’ensuivra ce qui arrive toujours dans ce genre de situation : la valeur de reventefinit par tomber. On a vu, avec Lernaut et Hauspie, ce qui peut en résulter !

En ce qui concerne la rentabilité sous forme de dividendes, il est évident celle-ci estinversement proportionnelle aux coûts de l’entreprise ; coûts qui se situent dans troisgrandes catégories : les coûts matériels de production (matières premières, énergie), lescoûts d’investissements en capital productif (entretien, renouvellement et extension desmachines et bâtiments nécessaires à l’exercice de l’activité), et les coûts de main-d’oeuvre(salaires directs et indirects), plus les coûts fiscaux, qui représentent la contribution del’entreprise à l’entretien des infrastructures collectives matérielles et non-matérielles fourniespar l’Etat (routes, mais aussi enseignement, police, etc.).

On comprendra facilement que la mainmise des opérateurs financiers sur les entreprisesproductives n’est par nature, pas nécessairement en harmonie avec des intérêts collectifstels que le payement de salaires confortables, la maintenance des équipements collectifs,la fourniture de biens et services de qualité à la population environnante, ni même lasurvie des entreprises elles-mêmes ou des régions dans lesquelles elles sont implantées.

Une question (très à l’ordre du jour en ce qui concerne les pensions par répartition etrarement évoquée pour ce qui concerne les fonds de capitalisation) que l’on peut seposer est : qu’adviendra-t-il de ces fonds lorsque la nombreuse génération de « papyboomers » américains et autres sera arrivée à l’âge de récupérer les pensions pourlesquelles ils ont alimenté ces fonds pendant tant d’années ? Si les titres détenus par cesfonds peuvent être revendus avantageusement aux nouveaux arrivants dans le système,la jeune génération en quête de placements pour leurs futures pensions, le système peutcontinuer à vivre en cédant aux uns les liquidités fournies par les autres ; mais si lesnouveaux arrivants sont trop peu nombreux, ou trop mal payés, pour pouvoir reprendreà leur compte les placements de leurs aînés, comment ceux-ci pourront-ils espérer récupérerleur mise ?

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de capitaux, et touchent peu (et même de moinsen moins) les travailleurs.Le poids de l’activité boursière est tel que lesplus grands bénéficiaires du développement del’activité économique sont les détenteursd’actions - les propriétaires des entreprises - et,parmi ceux-ci, avant tout les investisseurs insti-tutionnels et les spéculateurs. On a parlé d’uneéconomie de casino pour caractériser les vingt-cinq dernières années.

La place laissée aux besoins des populationsnon solvables est de plus en plus réduite : dis-parition des productions vivrières, mais aussiérosion continue des moyens disponibles pourpermettre aux Etats d’assurer la satisfaction debesoins collectifs à titre gratuit. L’enseignementdevient un marché, tout comme la culture, et laprivatisation, tout en assurant de substantiels« retours sur investissement », ne permet plusque d’offrir, soit des services privés parfois detrès haute qualité, soit des services publics enconstante dégradation.

● Mondialisation où ? Les lieux changent

On a parlé des grands opérateurs actuels del’économie mondiale, qui sont les marchésfinanciers et boursiers. Leur principale carac-téristique est le primat de la rentabilité immé-diate sur le développement à long terme ; celaentraîne une grande volatilité dans leur locali-sation.Les capitaux sont devenus très voyageurs : alorsque l’on parle avec beaucoup d’admiration del’expansion économique dans les pays « nou-veaux » ou « émergents », on constate parallèle-ment la désertification des bassins industrielstraditionnels. Quel « développement », ouquelle « expansion » résulte de ces mouvementsen sens divers ? Y a-t-il un rapport entre lafermeture de Renault-Vilvorde et l’implantationde nouvelles usines Renault en Europe del’Est ? En découle-t-il un accroissement globalde la production de voitures Renault sur le terri-toire européen, ou simplement un déplacementde cette activité ?

La constitution de grands ensembles commer-ciaux que sont les zones de libre-échange (laCommunauté européenne, bien sûr, mais aussiles accords nord-américains et sud-américains,et entre pays asiatiques) contribue à accentuer

cette volatilité des investissements productifs.En abattant les cloisonnements nationaux quiconstituaient un frein au commerce trans-frontière, ces ensembles favorisent la recherche,par les investisseurs, des lieux d’implantationles plus propices à leur assurer les rentabilitésélevées qu’ils exigent : recherche sans fin desavantages fiscaux les plus élevés, des salairesles plus bas, des impératifs les moins exigeantsen matière d’environnement, de droit social,voire de droit tout court. Voir le succès, à partirdu milieu des années 80, des « zones franches »,enclaves d’implantation industrielle ouvertesaux gros investisseurs, et où les lois sociales,fiscales et même parfois certaines garanties dedroits citoyens ne sont pas d’application (ilexiste de telles zones un peu partout en Europeet dans le monde).

Les lieux de pouvoir ont également connu desmutations profondes. D’une part, parce que lesEtats se sont volontairement dépouillés decertains des attributs de leur souveraineté auprofit d’ensembles supranationaux - voir laCommunauté européenne, et le rôle des déci-sions communautaires qui font de nos parle-ments plus des chambres d’entérinement quedes lieux de décisions - mais aussi les institu-tions à caractère économique comme l’Organi-sation mondiale du commerce ou le Fondsmonétaire international, dotés même de capa-cités judiciaires et répressives dont ne disposeaucune des agences de l’Organisation desNations-Unies. D’autre part, parce que les lieuxde décisions des entreprises elles-mêmes se sontdéplacés vers les marchés boursiers et leursgrands investisseurs et vers les centres de déci-sions des multinationales dont elles dépendent.

Ces lieux de pouvoir sont en mesure d’imposermême aux Etats des décisions dont le seulfondement repose sur la recherche de larentabilité, à l’exclusion de toute finalité decaractère collectif ou social. Quelquesexemples :

• l’Organisation mondiale du commerce, crééedans le but de permettre une harmonisationpacifique des règles du commerce inter-national, est en mesure de s’opposer àl’exportation de médicaments génériquesanti-SIDA vers les pays pauvres ne disposantpas de capacités de production, et ceci au nomde la propriété intellectuelle (brevets).

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• le Fonds monétaire international, dont lafonction est de venir en aide, par des prêts etl’octroi de garanties de dettes, aux pays endifficulté, impose comme condition de sesinterventions l’application de programmesd’ajustement structurel par les pays en ques-tion. Ces programmes reprennent dans tousles cas, quel que soit le pays, la même recette :combinaison d’un excédent primaire desfinances publiques et des politiques fiscales,monétaires et salariales restrictives :- spécialisation de l’agriculture vers l’expor-

tation (modèle de la monoculture inten-sive) ;

- déforestation pour l’exploitation des sous-sols ou l’exportation du bois ;

- démantèlement de tous les programmespublics de protection de l’environnement,mais aussi de santé, d’éducation, etc. ;

- révision à la baisse des normes salarialeset de toutes les réglementations visant àprotéger ou assurer la sécurité des travail-leurs ;

- suppression ou assouplissement de régle-mentations concernant les mouvements decapitaux, l’exploitation des ressourcesnaturelles, etc.

Ces deux instances disposent de moyens derétorsion extrêmement sévères contre les« contrevenants ».Précision : il est de notoriété publique qu’aucundes programmes d’ajustement du Fondsmonétaire international n’a jamais abouti à tirerles pays « bénéficiaires » de leur péniblesituation, bien au contraire. Un petit exemple :l’Ethiopie disposait autrefois d’un systèmenational de médecine vétérinaire, grâce auquell’ensemble des éleveurs (activité très impor-tante dans ce pays) était assuré, jusque dans lesvillages les plus reculés, de disposer desservices de vétérinaires et de distribution peuonéreuse de médicaments de qualité. Le Fondsmonétaire international ayant exigé ledémantèlement de cet excellent service publicet la privatisation, l’Ethiopie a obtempéré, avecpour résultat qu’en quelques années, lesmédicaments et les vétérinaires étaient devenusimpayables pour les éleveurs modestes, de plusdes médicaments de mauvaise qualité étaientmis en circulation, et enfin les villages les plusreculés n’étaient plus desservis car pas renta-bles. On connaît le résultat, et la famine qui

s’est abattue sur ce pays autrefois exportateurdes produits de son agriculture et de sonélevage... ●

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Qu’est-ce que cette fameuse « loi de l’offre etde la demande », qu’on nous tartine matin, midiet soir, que ce soit pour expliquer le cours dupétrole, le niveau des salaires ou le prix desabonnements téléphoniques ?Ce n’est pour commencer pas à proprementparler une loi de la fixation des prix, encoremoins une théorie de la valeur. Ces deux aspectsreprésentent des points d’articulation impor-tants pour la dynamique de la loi en question,mais ils n’en constituent pas l’objectif, il ne fautpas tout confondre.La loi de l’offre et de la demande est une théorieconcernant les rapports, et l’établissement del’équilibre entre les quantités offertes et deman-

A propos de la loi de l’offre et de lademande

Marie-ClaudePrévost,économiste. On lit beaucoup de bêtises à ce sujet.

C’est d’ailleurs un problème que l’onrencontre souvent dans les sciences dela société : leur discours semble limpidecar on nous y parle dans des mots detous les jours à propos de phénomènesqui nous paraissent courants... etpourtant, à y regarder de plus près, la« réalité » que décrivent les théoriciensde l’économie n’est qu’une abstraction,et les lois qu’ils y observent ou croienty découvrir ne valent que dans le cadreétroit de la définition qu’ils appliquentà leur « réalité ». Les termes mêmesqu’ils utilisent, peuvent être parfoisemployés dans une acception fort diffé-rente de celle que notre intuition croitretrouver.

dées pour un bien sur un marché présentantles caractéristiques du « marché pur et par-fait ». Anticipant légèrement, nous pouvonsdéjà annoncer que le prix ne joue dans cetteaffaire qu’un rôle très secondaire, un rôle decomparse qui tire les ficelles, mais pas le rôleprincipal.

Le beau marché parfait…

D’abord, posons le décor : les choses se passentdans un « marché pur et parfait ». Au sens de lathéorie classique, un tel marché est celui où :

• une multitude d’acteurs (acheteurs/vendeurs)sont en interaction, aucun n’ayant sur ce mar-ché une influence plus prépondérante que sonvoisin ; le marché est atomique.

• chaque acteur est à tout moment parfaitementinformé de toutes les conditions du marché(quantités disponibles, prix des échanges, ...) ;le marché est transparent.

• chaque acteur est capable de réagir instanta-nément à toute modification des conditionsdu marché, par exemple en augmentant ouen réduisant son offre ou sa demande, en quit-tant le marché ou, au contraire, en y faisantson entrée ; le marché est élastique et sesacteurs sont mobiles.

• les produits échangés sont identiques et sub-stituables (un kilo de patates = un kilo depatates, une paire de baskets = une paire debaskets, ... pas de raison de préférer une« marque » à une autre) le marché est homo-gène.

• on notera également que les facteurs tempset espace ne sont pas censés influer sur lesdécisions des acteurs.

Le marché parfait a encore d’autres propriétésthéoriques, mais l’énumération ci-dessuscontient l’essentiel.

Comme on le voit, un marché n’est « pur etparfait » qu’en raison de ses caractéristiquesstructurelles, et non pas, n’en déplaise à ValéryGiscard d’Estaing, qui en fait le leitmotiv deson projet de « Constitution » européenne, parauto-proclamation !M

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Le poulet, l’offre et la demande

Supposons un marché de village, où un certain nombre d’éleveurs proposent despoulets. Compte tenu des frais d’élevage et de leurs propres besoins, le prix idéalest de 2,5 euros par poulet ; comme les quantités demandées par les acheteurssont égales aux quantités offertes, le prix s’établit à son niveau d’équilibre, soit2,5 euros pièce, permettant aux éleveurs de financer leur élevage et d’obtenir unrevenu sensiblement égal au revenu moyen du village.Mais voilà que s’établit à proximité de ce village un lotissement résidentiel, dontles habitants viennent faire leurs achats sur le marché du village. Il s’ensuit unehausse brutale de la demande de poulets, et nos éleveurs ne mettent pas longtempsà s’apercevoir qu’il ne leur faut plus qu’une demi-journée pour écouler leurproduction. De nombreux acheteurs s’en retournent frustrés. Ce que voyant, noséleveurs se frottent les mains : rapidement, ils décident de vendre leurs pouletsplus cher, poussant les prix jusqu’à 3 euros. Dans la foule de leurs clients, il s’entrouve un nombre suffisant pour écouler toute leur production à ce nouveau prix -et probablement un certain nombre de mécontents, protestant contre ce prix surfait,mais qu’importe ! Résultat : les marchands de volaille, profitant d’une situation derareté, empochent une ‘rente de rareté’ (50 cents pièce), et perçoivent donc unrevenu sensiblement supérieur à la moyenne, sans travail supplémentaire(enrichissement sans cause).Mais... d’autres producteurs se rendent compte de la situation ; ne bénéficiantpas, sur leurs produits, du même effet de surenchère, ils décident de se mettre, àleur tour, à la production de poulets. La quantité de poulets disponibles sur lemarché (toujours à 3 euros) augmente donc, et ce fait n’échappe pas aux acheteurs.Une fois que tous les acheteurs disposés à payer 3 euros se sont fournis, il resteencore des invendus sur les étals des vendeurs - ceux-ci, s’ils ne veulent pas s’enretourner avec leurs invendus, vont baisser leurs prix, par exemple à 2,97 euros,ce qui est encore assez intéressant pour, éventuellement, attirer de nouveauxvendeurs ou pousser les éleveurs locaux à augmenter leur production.Insensiblement, d’une session à l’autre, les quantités proposées vont donc augmenter,chaque vendeur espérant ramasser, non simplement le prix d’équilibre, mais aussiune surprime de rareté. Ce faisant, comme la production augmente, il vient unmoment où elle se retrouve à nouvau en équilibre avec la demande ; et les éleveursse trouveront amenés à redescendre leurs prix pour rejoindre les 2,5 euros quicorrespondent à une rémunération correcte. A supposer que, dans l’enthousiasme,ils aient excessivement augmenté leur production, il n’est pas impossible que leprix ait pu descendre jusqu’à, par exemple 2 euros pièce, décourageant les plusfragiles de continuer une expérience aussi décevante et provoquant leur départ,avec pour conséquence la baisse des quantités offertes et une remontée du prixjusqu’à son niveau d’équilibre.Quelle est la différence entre notre point de départ et notre point d’arrivée ? Pasle prix du poulet ; ses fluctuations, très provisoires, n’ont agi que comme unmécanisme d’ajustement ; mais une adaptation souple des quantités produites etconsommées, l’offre ayant, grâce à une ‘prime de rareté’ temporaire, quiaccessoirement peut être vue comme le prix à payer pour la reconversion desnouveaux producteurs, pu être relevée pour rejoindre la demande en augmentation.Tout le monde est content

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La question posée par les économistes clas-siques n’est pas, comme on le croit parfois, cellede la maximisation du profit égoïste (cela, c’estune question de marchand, pas de philosophe),mais de découvrir comment, à travers la rela-tion entre les acteurs économiques telle qu’elles’instaure sur un marché parfait, il peuts’établir un équilibre tel que chacun des acteurstire de cette relation une satisfaction maximum,et que la situation générale qui en résulte cor-respond au mieux à l’intérêt général de lasociété - en ce sens que les efforts nécessairessont utilisés de manière à obtenir les effets lesplus importants, et que la répartition des rému-nérations de chacun des acteurs (c’est-à-dire lapart du produit global qu’il reçoit) reflète saparticipation selon un principe d’équivalencemoyenne (voir encadré : Le poulet, l’offre et lademande).

On fait abstraction, pour le moment, des aspectsde la production qui peuvent avoir un impactsur les prix (progrès des techniques de produc-tion, effets d’échelle, etc., qui tendent à fairebaisser les prix lorsque la production augmente ;mais aussi coût marginal de la dernière unitéproduite, qui augmente avec la production,

etc.) : le raisonnement est « toutes choses égalespar ailleurs ».Ce type d’exemple est caractéristique de la théo-rie de l’offre et de la demande ; dans cette théo-rie, la notion essentielle est qu’il existe un« niveau naturel » du prix, niveau qui permetune rémunération correcte de tous les interve-nants, et que les écarts par rapport à ce niveaune servent qu’à ramener à un équilibre entreles quantités offertes et demandées. C’est cetéquilibre qui constitue le coeur de la théorie,car il est la clé de la « richesse des nations » etd’une répartition équilibrée des fruits dutravail !

… et le vilain marché réel

Des situations caractérisées, par exemple, pardes augmentations durables des prix au-dessusde leur niveau d’équilibre (comme le marchéimmobilier bruxellois) ou des diminutionsdurables en-dessous (comme les salaires), sontdes situations où, d’une manière ou d’une autre,les conditions du « marché parfait » sont cor-rompues : par exemple, si des coalitions entreacheteurs ou vendeurs d’un bien empêchentl’évolution ‘normale’ de l’offre pour s’adapterà la demande, ou le processus de négociation‘normal’ entre acheteurs et vendeurs, etc. Oubien il s’agit de situations marquées par unphénomène de rareté objective tel que lesquantités ne peuvent pas être augmentées.Donc, si sur un marché on observe que les prixs’établissent de manière durable à un niveauqui n’est pas compatible avec une rémunérationcorrecte des intervenants, c’est que ce marchén’est pas conforme aux conditions de marchéparfait. Des forces agissent, soit à l’encontrede l’atomicité (il y a des influences prépon-dérantes comme celles d’un monopole, parexemple), soit à l’encontre de la transparence(informations biaisées), soit à l’encontre del’élasticité (et ceci peut être provoqué par unphénomène de rareté naturelle ou provoquée)ou de l’homogénéité (des produits en fait simi-laires sont perçus comme différents grâce à desartifices de marque, de mode, soutenus en parti-culier par la publicité).

Il n’y a aucun espoir qu’un marché corrompupuisse revenir spontanément à une situation

A propos de la loi de l’offre et de la demande

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d’équilibre ; il faut appliquer des contre-forcesadaptées aux forces qui le perturbent (lois anti-trust, constructions de logements sociaux, ...) ;en dernier recours, l’intervention de la puis-sance publique peut être indispensable, en tantqu’ultime représentant de l’intérêt général,lorsque celui-ci est affaibli par des coalitionsd’intérêts particuliers.Si la problématique n’est pas celle d’un marchécorrompu, mais d’une société confrontée à larareté - en cas de mauvaises récoltes, parexemple - là aussi la théorie classique ne comptepas sur les mécanismes de l’offre et de la de-mande pour rétablir l’équilibre : on ne sait quetrop bien les horreurs auxquelles peut s’aban-donner un marché dominé par la rareté desvivres ! La réquisition et le rationnement sontévidemment les seuls moyens de faire face, etle rôle de l’Etat est fondamental.Evidemment, on suppose que l’Etat agit effecti-vement - en tant qu’instance démocratique ! -comme le représentant de l’intérêt général, leraisonnement ne fonctionne pas si la puissancepublique est elle-même ‘confisquée’ par desintérêts particuliers...

La fameuse réflexion de Adam Smith à proposde « la somme des intérêts individuels quiréalise l’intérêt général » doit être vue, danscette perspective, non pas comme une exaltationde la recherche débridée du profit personnel -ce qui est un peu la lecture qu’en font les ‘néo-classiques’ actuels - mais comme le constat que,dans des conditions d’équilibre des forces enprésence, le bien-être général est atteint, volensnolens, par des acteurs individuels qui n’ont envue que leurs intérêts particuliers, et ne réalisentl’intérêt général que parce que chaque intérêtparticulier contient celui du voisin (cf. Voltaireet la liberté de chacun qui s’arrête où commencecelle de l’autre) : certes, le boucher ou leboulanger, s’il me vend sa marchandise à unprix que j’estime correct, ce n’est pas qu’il nesouhaiterait pas me la vendre trois fois plus cher,mais il ne peut pas le faire car cela nuirait à sonpropre intérêt, puisque je n’achèterais pas, oupas autant, à un tel prix ; moi, j’achèterais bienmon pain ou ma viande trois fois moins cher,mais, outre que je ne risque pas d’en trouver àce prix, cela serait contraire à l’intérêt généralcar cela ne permettrait pas au boucher ou auboulanger de vivre décemment et de perpétuerleur commerce...

En conclusion - très brièvement - on aura com-pris que des raisonnements justifiant, que ce soitl’augmentation du prix des loyers ou la suppres-sion des allocations de chômage, ou l’abais-sement des salaires en deçà du minimum vital,au nom de la « loi de l’offre et de la demande »,utilisent de manière purement incantatoire unethéorie qui démontre exactement le contrairedes pratiques mises en avant ! ●

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Du krach boursier aux « 30glorieuses »

Les théories de Keynes ont vu le jour à l’occa-sion de la grande crise de 1929 ; celle-ci, qui apris par son ampleur une valeur quasi symbo-lique, a été provoquée tout d’abord par unretentissant krach boursier. Suite à la premièreguerre mondiale, les pays industrialisés ontconnu une intense reprise d’activité, nécessitéepar les besoins de la reconstruction, favorisantà la fois l’essor de la consommation et celuides valeurs boursières ; dans cette ambiancefiévreuse de profits très élevés, les cours desactions ont connu une envolée sans communemesure avec la valeur réelle des entreprises.Naturellement, comme tout phénomène spécu-latif, celui-ci s’est terminé par une spectaculaireretombée, d’autant plus spectaculaire que leniveau d’intégration mondiale des économiesétait très poussé et qu’aucun pays n’a été épar-gné. En outre, un facteur qui a probablementjoué est le fait, que suite à la guerre, l’étalon-oravait cessé de réguler les cours des monnaies,

A propos de Keynes

Marie-ClaudePrévost,économiste.

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Durant les années ’70, les politiquesd’inspiration keynesiennes ont cédé laplace à la religion de l’équilibre budgé-taire. Depuis, le fossé des inégalitéss’élargit. Que s’est il passé ? Faut-il enrevenir à Keynes ?

remplacé par un système de référence basé surdes devises « fortes », ce qui était de nature àprovoquer une certaine instabilité monétaire.

L’effondrement boursier et les cascades de fail-lites qui s’ensuivirent conduisaient les entre-prises à débaucher massivement (qu’on sesouvienne du spectacle effroyable offert par leroman Les raisins de la colère). Des cohortesd’ouvriers se retrouvaient sans travail, sansrevenus par conséquent, et les investisseurs quiavaient réussi à sauver (une partie de) leur capi-tal de la débâcle n’étaient pas prêts à réembau-cher ; les stocks de marchandises s’accumu-laient, et le chômage s’étendait comme unetache d’huile.

Pour les économistes traditionnels, le seulremède à cette situation consistait à laisser filerles salaires vers le bas : ainsi, les entreprisesseraient incitées à réembaucher, puisque letravail coûtait moins cher, et d’après eux celapermettrait d’espérer une reprise de la machineéconomique.Pour Keynes, ce remède n’en était pas un ; selonsa théorie, la reprise ne pouvait être assurée quesi on assurait les conditions d’une reprise de lademande (c’est-à-dire de la consommation),celle-ci à ce moment tirerait la production debiens de consommation, et enfin celle des biensde production. Pour cela, il convenait donc, nonpas de réduire toujours davantage les revenusdes salariés, mais au contraire de les augmenter,car c’est dans ces catégories de revenus que lerapport consommation/revenu est le plus fort(les catégories aisées, voire riches, thésaurisentune part beaucoup plus importante de leursrevenus).Comme les investisseurs privés n’étaient pasdisposés à courir le risque de relancer les indus-tries, encore moins avec des niveaux de salairessubstantiellement relevés, il fallait que lapuissance publique s’y attelle : Keynes étaitdonc favorable à une politique d’investis-sements publics importants, nécessitant l’em-bauche d’une main-d’oeuvre abondante, etaussi à la distribution de revenus de remplace-ment visant à assurer aux chômeurs un niveaude consommation compatible avec le maintiend’une activité productive. Pour cela, faisant fide l’orthodoxie alors en vigueur, il recom-mandait que l’Etat prît des mesures de prélève-ment sur les richesses improductives de l’épar-

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NOS PRATIQUES

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gne, et aussi qu’il menât une politique finan-cière de déficit budgétaire. En effet, en dépen-sant, via l’emprunt auprès des banques et desparticuliers fortunés, plus que ses recettes, ilassurait une redistribution de revenus vers lesclasses les moins nanties, et cette hausse desrevenus les plus bas se convertirait intégrale-ment, ou presque, en une hausse de la demande.Ce phénomène exercerait un effet de levier surl’ensemble de l’économie, en stimulant laproduction, les profits et tous les revenus liés àl’activité productive, et fournirait un surcroîtde richesses qui ferait plus que rembourser ladette contractée par l’Etat.

Cette approche n’eut aucun succès à l’époqueauprès des économistes orthodoxes, ni auprèsdes milieux dirigeants ; pourtant, il faut bienreconnaître que les premiers pays qui sortirentde la crise furent effectivement ceux qui, com-me l’Allemagne nazie, mirent en pratique despolitiques du genre de celle préconisée parKeynes (grands travaux, investissementspublics importants - réarmement notamment,mais aussi infrastructure routière, dans le casde l’Allemagne, ...). En fait, Keynes ne réussità conquérir l’oreille des dirigeants politiquesque vers le début des années 40, lorsque lesEtats-Unis préparèrent leur entrée en scène dansla deuxième guerre mondiale.

Les années d’après-guerre, jusque dans ladécennie 70, virent le triomphe des politiquesd’inspiration keynésienne ; le budget de l’Etatétait fortement sollicité dans le financement desinvestissements d’infrastructure, mais aussid’enseignement, de santé, et pour le soutien desrevenus les plus bas. C’est à partir de la fin desannées 70 que la position des « experts » del’économie et des milieux dirigeants commençaà s’inverser, et dans les années 80, on vit leretour vers des conceptions résolument anti-keynésiennes : retour à la religion de l’équilibrebudgétaire, obtenue notamment par des poli-tiques d’austérité frappant de plein fouet lescatégories de population les moins favorisées,abandon des grands budgets étatiques ainsi quedes entreprises publiques, pression continue surles salaires, réduction spectaculaire des prélève-ments de l’Etat sur les plus gros revenus,notamment par le biais de baisses substantiellesde la fiscalité des entreprises et des droits desuccession, etc.

Pourquoi ce retournement ?

Les commentaires à ce sujet varient fortementselon les auteurs ; ce qui donne à penser que,plutôt qu’une raison spécifique, un faisceau defacteurs ont conduit les milieux dirigeants àchanger leur fusil d’épaule.

● Retour à l’orthodoxie

Il est certain que des influences doctrinales ontdû jouer ; même si les résultats positifs de l’ap-plication des théories keynésiennes ne pou-vaient faire le moindre doute, ceux-ci appa-raissaient comme contraires à une certaine ap-proche « orthodoxe » classique de l’économie,et les tenants de cette approche ne pouvaienttous accepter d’abandonner leurs positions pourse rallier au keynésianisme ambiant. Les luttesde chapelles n’étaient pas finies...

● L’état à fonds perdus

L’intervention de l’Etat comme régulateur del’activité économique et modérateur du chô-mage, conformément à la politique d’inspirationkeynésienne, n’a de sens que dans la mesureoù les travaux mis en oeuvre - qu’il s’agisse detravaux matériels comme la construction deroutes ou immatériels comme le développementde l’enseignement - sont réellement de natureà exercer un « effet de levier » sur l’ensemblede l’activité économique. On n’est pas dans uneéconomie dirigée : les pouvoirs publics sedonnent pour tâche de mobiliser l’épargne et lecrédit en vue, non seulement de soutenir lademande des ménages, mais aussi (et surtout),ce faisant, de stimuler l’initiative privée deproduction nationale. Si cet effet n’est pas obte-nu, on peut s’attendre à des « retours de flam-me » nuisibles : par exemple, le pouvoir d’achatdistribué stimulera artificiellement une deman-de de produits importés (puisque la productionintérieure n’augmente pas en proportion), ce quirend notre économie nationale débitrice de sespartenaires étrangers ; ou cet excédent de pou-voir d’achat, faute d’une offre correspondante,entraînera une hausse des prix (inflation). Aufinal, si les entreprises privées ne profitent pasdes opportunités qui leur sont offertes pourdévelopper leurs activités dans le pays, doncleurs profits, et reprendre à leur compte une

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partie de la main-d’oeuvre mise en activité surles chantiers de l’Etat, non seulement celui-cine trouvera pas les recettes fiscales destinées àcombler sa dette initiale, mais les chômeurs neretrouveront pas de travail une fois les chantiersde l’Etat terminés, et on se retrouve à la casedépart, avec en plus de l’inflation et une dettede l’Etat qui augmente.Or, ce qui s’est passé en Belgique, c’est quebeaucoup de travaux de prestige (les « grandstravaux inutiles ») ont permis des effets d’au-baine pour les entreprises partenaires de l’Etat,et notamment on a énormément bétonné (nousdisposons du réseau routier le plus dense dumonde !), sans que ces activités n’aient un effetd’entraînement proportionnel sur l’ensembledes activités productrices. A quoi sert-il deconstruire des routes, si celles-ci ne permettentpas d’installer une activité créatrice de richessesdans les régions qu’elles traversent ? Si, de plus,ces routes font double emploi avec d’autresitinéraires de pénétration, ne s’expose-t-on pasà une stérile et vaine concurrence entre régionset sous-régions ? Ou si ces routes ne font quefaciliter la traversée de notre territoire par destransporteurs desservant des sites de productionet de consommation déjà existants en dehorsde nos frontières, quel bénéfice en retirerons-nous ?

Nouveaux paradigmes deproduction : on a raté le train

Nos industries ont vécu de profondes mutationstout au long des années 60-70 et encore depuis.Pour n’en citer que quelques-uns, souvenons-nous du traumatisme qu’a représenté pour nosbassins industriels traditionnels l’abandon ducharbon ; depuis la fin de la guerre mondiale,le pétrole abondant et bon marché a relégué aurayon des ancêtres l’exploitation du charbon,bien plus abondant encore mais sensiblementplus cher à l’exploitation ; les fermetures decharbonnages se sont succédées à vive allureau cours des années 60-70, entraînant descatastrophes sociales considérables (heureu-sement atténuées par la politique économiquekeynésienne de l’époque !). Mais le pire étaitencore à venir : en effet, tant que l’industriedépendait essentiellement du charbon commesource d’énergie, la localisation des bassinsindustriels à proximité des charbonnages étaitune nécessité évidente. C’est ce qui a fait laprospérité de la Wallonie, ses hauts-fourneaux,son industrie sidérurgique, son industrie ver-rière, ses constructions métalliques, ... et saclasse ouvrière extrêmement compétente.Une fois éliminé le charbon, l’implantation desusines de transformation à proximité des bassinshouillers ne s’imposait plus de la même façon ;d’autres critères, par exemple la proximité dupétrole ou la facilité d’approvisionnement decelui-ci (ports, pipe-lines) entraient en ligne decompte ; la qualité des investissements indus-triels existants et celle de la main-d’oeuvrerestaient évidemment des arguments de choix,mais encore eût-il fallu que, d’une part, les diri-geants de nos entreprises fissent le nécessairepour maintenir leurs industries à un niveaud’excellence, et que, d’autre part, le maintiend’un haut niveau de qualification (justifiantd’ailleurs des salaires relativement élevés) fîtpartie des objectifs de la politique économiquede l’époque. Or, il ne semble pas, avec le recul,que les investissements indispensables dans cesdeux directions aient été réalisés à l’époque, nipar les investisseurs privés, ni par les pouvoirspublics. Dès le début des années 70, et alorsque certaines industries réalisaient chez nousde spectaculaires innovations technologiques,

A propos de Keynes

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NOS PRATIQUES

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l’obsolescence de notre tissu industrielapparaissait comme une fatalité - programmée ?

So long, Glaverbel

Glaverbel, alors un des plus grandsproducteurs de verre mondiaux, a mis aupoint dans les années 60-70 sur ses sitesde production en Belgique une techniquerévolutionnaire de production de verre, leverre flottant, faisant appel à l’extrêmecompétence de sa main-d’oeuvre etinvestissant des sommes considérablesdans ses installations ; ce verre eut ungrand succès commercial vu sa qualité.Après quelques années, l’unité deproduction située en Belgique fut purementet simplement fermée, entre-tempsGlaverbel avait réinvesti ses profits pouren construire une nouvelle au Canada(notamment), avec l’avantage que, lesprocédures de cette technologie nouvelleayant été bien rodée en Belgique,l’entreprise pouvait engager au Canadades ouvriers faiblement qualifiés etbeaucoup moins payés que les ouvriersbelges, et se trouvait à portée immédiatedu marché américain... les ouvriers verriersbelges ne s’en sont jamais remis !

Un monde rétréci

Parallèlement aux mutations de l’approvi-sionnement énergétique, de grandes mutationstechnologiques ont commencé à modifierprofondément les impératifs économiques ; lesprogrès de l’automatisation et de l’infor-matique, rendant ‘obsolètes’ un certain nombredes savoir-faire accumulés par des générationsd’ouvriers, et facilitant la mise au travail demain-d’oeuvre nouvelle non qualifiée, aboutis-saient progressivement à dévaloriser le travail.Ces progrès facilitaient surtout le déplacementrapide des lieux de production, déjà en germedans la mutation énergétique. L’explosion destransports - transports matériels, encouragés parles bas prix du pétrole, mais aussi transports

d’informations dès les années 80 surtout -révolutionnait complètement la notion mêmedu développement économique : les coûts et lesdélais de transport, qui étaient auparavant extrê-mement contraignants, obligeaient jusque là àune vision intégrée du développement écono-mique ; une bonne partie de l’activité de produc-tion était destinée à des marchés locaux ou, entout cas, relativement proches, seules lesmatières premières ou des produits introuvableslocalement étaient échangés sur de longuesdistances. L’hypothèse que la stimulation de laconsommation locale était un levier pour ladynamisation de l’activité économique locale(locale, c’est-à-dire à l’échelle d’un pays oud’une région) prenait tout son sens dans cecontexte. Attention, le commerce internationalétait loin d’être négligeable, mais sans commu-ne mesure avec ce qu’il est devenu aujourd’hui.

On peut dire que, d’une certaine manière, lescontraintes pratiques n’obligeant absolumentplus les producteurs à disposer d’un marchéconsommateur à proximité de leursentreprises, le fameux slogan de Ford « bienpayer les ouvriers pour qu’ils puissent acheterles voitures qu’ils fabriquent » n’a plus tout-à-fait la même pertinence : ce ne sont pas lesouvriers asiati-ques d’Adidas ou de Nike quis’offrent leurs paires de baskets à 150 euros,ni les ouvriers portugais qui achètent lesRenault pour les-quelles ils fabriquent lesportières, les jouets fabriqués en Chine (pardes enfants !) se déversent chez nous pour laSaint-Nicolas et pas dans leurs familles, etpareillement, nos bonnes fraises de Wépionse vendent très cher au Japon mais sontintrouvables dans nos magasins... où nouspouvons acheter les fraises insipidesfabriquées en Espagne ou en Turquie !

Très symbolique de ce nouvel état de choses :la production à flux tendus, qui a vu le jour versles années 80-90, dans l’industrie automobile,consiste à supprimer les activités de fabricationde pièces traditionnellement effectuées àproximité des usines d’assemblage, et à lesdisperser aux quatre coins de l’Europe dans despays à bas salaires (Portugal, Tchéquie), où cesentreprises travaillent à la commande pourréaliser et expédier de petits lots de pièces(sièges, portières, etc.) par transport routier,

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sous une contrainte de temps extrêmement dure,puisque les temps de fabrication et transport deces lots sont calculés de manière à ce que lalivraison arrive à la chaîne d’assemblage aumoment exact où ces pièces doivent êtremontées ! Economie de stockage - il n’y a plusde stocks de pièces en usine - et de salaires, - letransport au ‘coup par coup’ revient moins cherpour le fabricant - mais gabegie pour la collec-tivité, qui construit des routes servant d’« entre-pôts ambulants » aux entreprises !Le « modèle de développement » qui se met enplace est un modèle où il ne subsiste plus riende l’ancienne interdépendance entre patrons etouvriers, entre investisseurs et consommateurs,les premiers ayant besoin de vendre leursproduits aux seconds pour engranger les profitsqui en résultent. L’éclatement des sites produc-teurs et consommateurs aboutit à rendre inopé-rantes les vues de Keynes, puisque le « mar-ché » qui constitue le débouché des entreprisespeut se trouver à l’autre bout du monde, oumême aux quatre coins du monde, et que lamain-d’oeuvre locale n’entre plus en ligne decompte comme acheteur potentiel de sa propreproduction.

Capital sans frontières

De grandes mutations ont également affecté lepaysage financier de ces années ; avec la findes accords de Bretton Woods, provoquée parles Etats-Unis suite à la guerre du Viet-Nam(l’Etat américain avait financé cette guerre parun usage intensif de la planche à billets, et nepouvait plus maintenir la parité théorique de samonnaie en or), l’ensemble du système finan-cier international est entré dans des phases deturbulences ; le dollar, qui s’est retrouvé prati-quement la seule référence pour les autresmonnaies, ne vaut plus que ce que vaut le créditaméricain, et celui-ci tend de plus en plus às’imposer par la force seule. Parallèlement, lacirculation internationale des capitaux a été deplus en plus facilitée, au point que plus aucunEtat n’a, actuellement, le pouvoir de limiter lesentrées et sorties de capitaux sur son territoire,et l’intégration des places boursières par lestechnologies modernes de communicationprovoque une quasi-instantanéité de réactionsà tout événement ou à toute annonce (parfois

fallacieuse) partout dans le monde. Le vagabon-dage qui s’ensuit, de capitaux gigantesquestoujours à la recherche du profit le plus élevé àcourt terme, détruit définitivement tout espoirpour un Etat isolé - ou même un groupe d’Etats -de promouvoir une politique de développementsur son territoire. Dans la surenchère perma-nente qui s’ensuit, les pouvoirs publics n’ontbien souvent pas d’autre recours, pour tenterde capter une partie de cette manne vagabonde,que d’offrir des ristournes toujours plus colos-sales sur les recettes fiscales et sur les salaires,la mise à l’emploi ne peut plus dès lors assurerle développement d’une demande intérieureforte pour les investisseurs (mais ça leur estégal, car ils ne visent pas le marché intérieur),ni le recouvrement, par l’Etat, des dépensesd’infrastructure ou de formation consentiespour attirer les investissements.

Coca-Cola avait investi en France, dansune unité d’embouteillage la plus granded’Europe ; en échange, l’Etat français -sous Mitterrand, si je ne me trompe - luiavait consenti une exonération d’impôtspendant cinq ans. Que se passa-t-il aubout de cinq ans ? Coca-Cola allas’installer ailleurs, en Irlande je pense,l’abandon d’une unité de productionencore neuve lui coûtant moins cher...Il y a mieux encore : en Chine, il y aquelques années, la grande mode étaitde construire des usines préfabriquées clésur porte, transportables par hélicoptèresur le site, et démontables ; aucuninvestissement routier, et dès que la main-d’oeuvre commence à s’organiser, ondémonte et on déménage l’usine !

Dans ce contexte de circulation frénétique descapitaux, la mainmise sur les économiesnationales par des groupes colossaux n’est pasune chimère de vieux gauchistes baba-cool : enFrance, d’après une statistique récente, environ40 % du capital productif appartient à de grosinvestisseurs multinationaux, en tête desquelsles fameux fonds de pension américains. Maisles (gros) investisseurs français, et européensen général, ne sont pas en reste, puisqu’ils sesont rués avec enthousiasme sur les pays del’Est depuis les années 90 !

A propos de Keynes

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Faut il revenir à Keynes ?

En conclusion, et pour en revenir à notre sujet,cette évolution multiple s’est reflétée à partirdu milieu des années ‘70 mais surtout dans lesannées ‘80, par la remise à l’honneur des thèsesmêmes que Keynes avait vigoureusement - etavec succès - combattues ; l’équilibre budgé-taire, voire l’austérité, la modération dessalaires (mais pas des profits) sont redevenusles articles de foi de nos dirigeants ; au nom dela « concurrence libre et parfaite », paraphrasemensongère des analyses de Adam Smith, touteintervention de l’Etat doit être énergiquementrejetée, d’où le démantèlement des entreprisespubliques, qui seront bientôt suivies des ser-vices publics. Jusqu’il y a peu, nos nouveauxgourous voulaient encore bien admettre lestraditionnelles « fonctions régaliennes »(armée, police, justice, monnaie), mais actuel-lement, même celles-ci tendent à échapper à lapuissance publique : voir aux Etats-Unis lesprogrès des entreprises privées de type militaire/sécuritaire, engagées sur le terrain en Irak, ouceux des prisons privées ; même dans nos pays,des fonctions de police commencent à être sous-traitées au privé. La notion de biens collectifs,qui justifiait l’existence de l’investissementpublic dans les routes, les chemins de fer, ladistribution de l’électricité, l’enseignement, lasanté, est en passe de disparaître, non seulementdu discours officiel, mais, plus grave encore,de notre vision du monde.

Qu’en résulte-t-il ? Certes, l’inflation, caracté-ristique des années ‘70, et que l’on a (un peuvite) attribuée à la nature même des politiquesd’inspiration keynésienne, a été jugulée. C’estun grand avantage pour les prêteurs, beaucoupmoins pour les emprunteurs ! Les budgets desEtats sont, sinon en équilibre parfait, du moinstrès peu déficitaires. Mais la répartition desrichesses, qui avait évolué dans le sens ducomblement des inégalités pendant les « 30glorieuses », s’est remise au galop à évoluerdans le sens inverse : jamais les inégalités n’ontété aussi profondes depuis la fin des années deguerre, jamais le chômage n’a été aussi impor-tant, jamais les salaires n’ont été aussi bas, etle seul remède préconisé par nos élites face à lacatastrophe sociale que nous vivons consisteà... toujours diminuer davantage la part du

travail dans les revenus. A l’autre extrême,jamais les bénéfices des entreprises n’ont étéaussi volumineux, ni n’ont connu une tellecroissance (avec des taux à deux chiffres, alorsque le taux d’inflation atteint à peine 2 % !).

Alors, faut-il faire revenir Keynes ? Les tempsont changé, on ne reviendra pas sur l’intégrationéconomique mondiale, mais pourquoi ne pasréinventer le keynésianisme au niveau despouvoirs supra-nationaux ? C’est précisémentce que la Communauté européenne, entreautres, se refuse à faire : il n’est que de voir lefameux « projet de constitution européenne »,dont l’objectif principal est de bétonner uneapproche totalement anti-keynésienne du rôledes Etats et y compris du rôle de la Commu-nauté européenne en tant que ‘super-état’. ●

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Sécurité socialeettravail socialFace à ce modèle capitaliste désormais mondialisé avec l’entrée en force dela Chine dans le concert économique international, il nous faut appréhenderles enjeux importants des prochaines décennies pour notre société belge. Aumoment où la survie même de la Belgique comme Etat, même fédéral, necesse d’être remise en cause par le creux grandissant entre les différentescommunautés du pays, se reposent également des questions aussi fondamen-tales pour nous que la défense de notre système de sécurité sociale, baséprécisément sur le principe de solidarité entre les communautés, mais aussidu pacte entre les générations, reposant sur le même postulat et assurantquant à lui le régime des pensions. Toutes ces réflexions s’éclairent à la lumièredes différentes mutations qui s’annoncent en matière de fédéralisation accruedes compétences et d’adaptations législatives et décrétales à venir.

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1944, une année charnière

L’importance que revêt l’année 1944 pour lasécurité sociale tient à ce qu’elle a été unecharnière qui a permis à la sécurité sociale defermer un chapitre et d’en ouvrir un autre.En effet, la sécurité sociale n’est pas née en1944. Elle avait déjà parcouru un long chemin.Si l’on prend comme référence les assurancessociales obligatoires pour les travailleurssalariés, il convient de remonter à 1903, annéeoù les premières dispositions obligatoires furentprises en matière de couverture des accidentsdu travail. Quelques années après, en 1924 et1925, ce fut l’assurance vieillesse qui rentradans un système d’obligation. En 1927, ce futle tour des maladies professionnelles et en 1930,fut créé un système obligatoire d’allocationsfamiliales. Enfin en 1936, des dispositionsobligatoires furent prises en matière de vacan-ces annuelles. Seuls, l’assurance maladie-invalidité et l’assurance chômage restaient desassurances libres, subventionnées par lespouvoirs publics.Si l’on prend comme référence les acteurs dusystème, il faut remonter bien avant le XXème

siècle pour trouver les premières traces demutualités. En effet, dès le Moyen Age, « lescorporations instituent progressivement en leursein des mutualités qui portent assistance à leursmembres en cas de maladie, d’infirmité, devieillesse ou d’autres risques » (Cremer, 1964,p.14).Même sans plonger son regard si loin dansl’histoire, on constate que dès 1849, un arrêtéroyal prévoyait une prise en charge partielle descoûts liés à la fondation des sociétés mutuelles(arrêté du 16 avril 1849). Cet arrêté annonçaitdeux lois, celle du 3 avril 1851 et du 25 juin1894 qui conduisirent à la reconnaissance dessociétés mutualistes et de leur champ d’action(Leblanc et Poucet, 1989).C’est également à la moitié du XIXème siècleque les organisations syndicales et patronalesse mettent en place. Selon Chlepner, c’est aux

L’importance de la sécurité sociale enBelgique : fondements historiques etenjeux actuels

Pierre Reman,économiste,

directeur de laFaculté ouverte

de politiqueéconomique et

sociale del’université

catholique deLouvain, titulairede la Chaire Max

Bastin1.

Mots clefs

: solidarité,sécurité sociale.

Au moment où la Caisse auxiliaired’assurance maladie-invalidité (CAAMI)soufflera sur cinquante bougies pourfêter son anniversaire, la sécuritésociale aura commémoré ses soixanteans d’existence. C’est en effet, le 28décembre 1944 qu’un arrêté-loi instau-ra la sécurité sociale des travailleurssalariés. Cet arrêté fut la traduction entermes légaux d’un pacte social négociépendant la guerre par des représentantspatronaux et syndicaux au sein d’ungroupe clandestin, le Comité patronal-ouvrier et conclu le 24 avril 1944 sousla forme d’« un projet d’accord desolidarité sociale ».Sans doute les principaux acteurs decette époque étaient loin de penserqu’ils faisaient œuvre historique ensignant cet accord ou en promulguantcet arrêté-loi, mais c’est avec le tempset le recul que l’importance de ces déci-sions s’est marquée dans la consciencecollective.Cet article constitue une proposition derelecture de ces soixante années deconstruction et de transformations dela sécurité sociale dans le but dedégager des enseignements utiles à lacompréhension des défis actuels qui seposent à elle2.

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environs de 1860 que l’on voit apparaître lespremiers syndicats formés par les ouvriers dela grande industrie (Chlepner, 1972, p. 113) etdéjà en 1842, on trouve trace de l’existence d’uncomité des industriels, qui regroupait unetrentaine d’industriels en Belgique (Arcq, 1990,p. 3).Bien avant 1944, le décor des assurances so-ciales était donc planté et les acteurs principauxétaient déjà en place. Cela ne diminue en rienl’importance des décisions prises à l’époque.Dans le chef des représentants des travailleurset des employeurs, il fallait agir vite et, commele stipule le projet d’accord de solidarité sociale,« prendre dès le retour du pays à l’indépendanceune série de mesures d’urgence propres àréparer les misères subies pendant l’occupationpar la grande masse des travailleurs salariés.Ces mesures d’urgence visent le régime dessalaires, l’institution d’un système complet desécurité sociale reposant sur la solidariténationale et la restauration ou l’instauration desméthodes de collaboration paritaire entre lesorganisations d’employeurs et organisations detravailleurs ».Neuf mois après la signature du projet d’accordde solidarité sociale le Moniteur belge publial’arrêté loi du 28 décembre 1944 concernant lasécurité sociale des travailleurs. Le rapport auRégent précise les objectifs poursuivis : « Dansle mouvement général qui porte les nationsdémocratiques à répartir plus justement lesfruits du travail commun, la Belgique tient àgarder une place de premier rang. Le motd’ordre de cette époque est de développer lasécurité sociale, de soustraire aussi complè-tement que possible aux craintes de la misèreles hommes et les femmes laborieux. »Sur le plan institutionnel, l’assurance maladie-invalidité et l’assurance chômage furent ren-dues obligatoires et l’Office national de sécuritésociale fut créé pour récolter l’ensemble descotisations sociales.

Le plan Beveridge ne passerapas la Manche

Le chemin emprunté par la Belgique pourdonner forme à la sécurité sociale ne fut pas« beveridgien » mais « bismarckien ». Le débatportant sur le modèle de sécurité sociale fut réel

même s’il ne fut pas frontal car les conceptionsen présence se sont élaborées dans des enceintesdifférentes et peu d’éléments étaient connus depart et d’autres. L’option beveridgienne étaitpréconisée par la Commission belge pourl’étude des problèmes d’après-guerre (CEPAG)mise sur pied par le Gouvernement belge réfu-gié à Londres. Manifestement, le plan SocialInsurance and Allied Services déposé, à lademande de Winston Churchill, par LordBeveridge au Parlement britannique en décem-bre 1942, a fortement influencé les travaux duCEPAG, mais dans les faits, les dispositionsprises pour construire le système de sécuritésociale ne se sont pas inscrites dans la logiquereposant sur les quatre grands principes dumodèle beveridgien. A savoir le principe d’uni-versalité qui veut que la sécurité sociales’applique à une communauté de citoyens plusqu’à une communauté de travailleurs, leprincipe d’uniformité en vertu duquel desprestations forfaitaires doivent viser à garantirune protection minimale de base, le principed’unicité selon lequel les différentes branchesde la sécurité sociale constituent un seul sys-tème national de protection confié à l’adminis-tration publique sous la responsabilité d’un seulministère et enfin le principe d’intégration quiassocie l’assistance sociale et la sécurité socialeau sein des politiques sociales.Les négociateurs du projet d’accord de solida-rité sociale sont restés fidèles à la logiquebismarckienne des assurances sociales. Lacommunauté de référence dans cette conceptionest celle de travailleurs qui se créent par leurscotisations des droits contributifs. Dans unsystème bismarckien, la solidarité est à la foishorizontale et verticale : elle s’opère à l’inté-rieur des mêmes catégories sociales en fonctiondes risques et des charges (des bien-portantsvers les malades ou des familles et personnessans enfant vers les familles avec enfants parexemple) mais elle procède aussi à une réduc-tion des inégalités de revenus car les cotisationssont calculées en fonction des revenus du travailet les prestations sont octroyées soit forfaitaire-ment soit en proportion du salaire perdu suite àla survenance d’un risque mais à l’intérieurd’une fourchette située entre des minima et desplafonds.Le modèle bismarckien implique aussi le pari-tarisme dans la gestion des caisses de sécuritésociale et bien souvent l’existence de différents

L’importance de la sécurité sociale en Belgique :fondements historiques et enjeux actuels

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régimes dont les plus importants sont le régimedes salariés, le régime des indépendants et celuides agents de l’Etat. Enfin, une distinction netteest faite entre la sécurité sociale et l’assistancesociale, cette dernière étant reléguée à situationrésiduaire.

La préférence pour un modèlebismarckien « à la belge »

Pourquoi la Belgique a-t-elle opté pour le mo-dèle bismarckien ? Le pragmatisme a joué unrôle : il existait déjà des lois sociales et lesdécideurs ont préféré les rendre obligatoiresquand ce n’était pas le cas, de développer cellesqui l’étaient insuffisamment et de fixer un cadreglobal de prélèvement des cotisations sociales :l’Office national de sécurité sociale (ONSS).Les acteurs ont également joué un rôle essentiel,en particulier ceux qui dans le monde patronalet syndical, percevaient l’importance que pou-vait revêtir un mode de décision contractueldans la résolution des questions économiqueset sociales. La voie contractuelle qui repose surla reconnaissance mutuelle des interlocuteurssociaux ne s’est pas imposée naturellement nidans le camp patronal où des voix se sont éle-vées contre la reconnaissance du « fait syndi-cal » ni dans le camp syndical où la concertationétait perçue par certains leaders commel’expression institutionnelle d’une alliance declasses. Ceci étant, le mouvement de « colla-boration paritaire » fut lancé et les institutionsœuvrant à différents niveaux furent construites :création des conseils d’entreprise en 1945, descomités de santé et sécurité en 1948, du Conseilcentral de l’économie en 1948 et du Conseilnational du travail en 1952. Quant à savoir si lerapport Beveridge était connu par les inter-locuteurs sociaux lorsqu’ils ont négocié dansla clandestinité, la controverse n’est pas éteinteentre ceux qui affirment que le rapport a étéparachuté d’Angleterre et consulté par lesnégociateurs du projet d’accord de solidaritésociale et ceux qui disaient le contraire. Il estclair aussi que les principes du plan Beveridgerentraient en contradiction avec le pluralismeinstitutionnel auquel tenaient plusieurs acteurssociaux et politiques importants particu-lièrement dans le monde chrétien (Reman,1992,Reman et Feltesse, 2003). Herman Deleeck

souligne à ce propos que la sécurité sociale« n’est pas étatique ; elle est de « chez nous »,encastrée dans nos organisations sociales. Cesystème de sécurité sociale n’est pas unitairemais pluraliste et il est, à l’intérieur d’un cadrelégal, dirigé et géré de façon autonome. Il n’estdonc pas un sous-produit d’un appareil d’État.C’est une garantie pour le bien-être du citoyencar celui-ci, devant un appareil d’Etat se trouvenaturellement dans une position d’inadéquationet d’impuissance (qui vient de la nature mêmede la situation indépendamment du bon vouloirdu fonctionnaire individuel). La « pilarisation »c’est-à-dire le clivage entre organisations socia-les sur base de convictions philosophiques peutavoir des inconvénients. Mais, fondamenta-lement, ces piliers sont la marque et la justi-fication du caractère non-étatique de la sécuritésociale » (Deleeck, 2003, p.440).Selon cet auteur, les organisations socialesœuvrant dans le paritarisme incarnent les idéesforce de solidarité et d’égalité des chances,d’économie sociale et de contre-pouvoir face àl’Etat et au marché. Ces idées force, et parti-culièrement la référence aux contre-pouvoirseurent l’occasion de marquer leur influencelorsque le socialiste Henri Fuss et le social-chrétien Walter Leën désignés par le Gouver-nement comme commissaire d’État etcommissaire d’Etat-adjoint à la réforme de lasécurité sociale remirent chacun leur rapportproposant des mesures visant à améliorer lesystème. Si sur différents points, les propo-sitions de Fuss et de Leën divergèrent au pointde ne pas pouvoir aboutir à une conclusioncommune, on retrouve néanmoins une mêmeapproche des relations entre l’Etat et lesinstitutions de sécurité sociale. A savoir pourl’Etat l’attribution de la fonction essentielle decontrôle mais dans un contexte où les insti-tutions, gérées paritairement et disposant d’unepersonnalité juridique, détiennent un réelpouvoir d’autonomie dans l’exercice de compé-tences larges que ce soit sur le plan budgétaire,administratif et de gestion du personnel. Lespropos de H. Fuss furent clairs à ce propos.« Afin d’éviter le développement de l’étatisme,le comité de gestion paritaire de chacun desorganismes de sécurité sociale doit avoir, com-me son nom l’indique, de véritables pouvoirsde gestion, ceux-ci s’exerçant bien entendu sousle contrôle du ou des ministres compétentsauprès desquels le comité exerce, en outre des

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fonctions d’ordre consultatif. L’étatisme, c’estune bureaucratie qui s’encroûte dans unisolement tendant à l’omnipotence, mais quifinit par s’endormir dans l’inertie. La gestionparitaire, c’est au contraire, une administrationtoujours vivante, parce que soumise à la direc-tion supérieure de représentants directs desadministrés eux-mêmes. » (Fuss, 1951, p. 297).

Ceci étant, cette conception positive du parita-risme ne fut pas pleinement partagée par touset en particulier à l’intérieur du mouvementsocialiste où les débats furent particulièrementvifs sur la question de savoir qui devrait dirigerla sécurité sociale. Il fallut attendre l’avis duConseil national du travail du 24 novembre1955 (CNT, 1955, avis n° 51 du 24 novembre)sur la gestion paritaire pour voir se préciser lesresponsabilités de part et d’autre : autonomiede gestion des organismes indépendants etexercice du contrôle par le Gouvernement, cequi pour certains constituait un camouflet vis-à-vis d’une politique visant à renforcer lepouvoir de l’Etat (Reman et Feltesse, 2003p.105, Vantemsche,1994, p. 98). La porteouvrant vers le modèle beveridgien se refermadonc encore une fois dix ans après les origineset les discussions allèrent désormais portermoins sur la pertinence de la gestion paritaireque sur les formes que devrait revêtir celle-ci.Une excellente rétrospective du Conseil natio-nal du travail indique clairement comment, dansles années 1950, plusieurs initiatives furentprises pour pallier ce qui apparaissait commedes défauts d’uniformité en matière de modesde gestion des organismes publics de sécuritésociale ainsi qu’en matière de contrôle degestion par le Gouvernement (Conseil nationaldu travail, 1995, pp. 9-37).

Concrètement trois grands points faisaientproblème. Le premier concernait le fonction-nement concret des comités de gestion. Il s’agis-sait d’une part de savoir si la gestion paritairesupposait que les comités de gestion soientcomposés exclusivement des représentants destravailleurs et des employeurs ou s’il convenaitd’avoir une approche plus large de la concer-tation. D’autre part, il s’agissait de déterminerdes modalités uniformes portant sur le choixdes membres du comité de gestion, de ladésignation du président et de la mission quilui serait dévolue. Le deuxième point avait trait

à la politique du personnel, définition du statut,modalités d’engagement et de licenciement, etc.et le troisième point concernait l’harmonisationdu contrôle et du statut financier des organismesde sécurité sociale. Le point de vue des inter-locuteurs sociaux fut exprimé clairement dansun avis unanime. On y trouva la revendicationd’un paritarisme strict, d’une large autonomiey compris dans le domaine de la politique dupersonnel et de la gestion financière, sousréserve pour ce dernier point d’un contrôle duGouvernement. Cependant, cet avis ne fut passuivi totalement. En effet, le législateur aconsidéré en 1963 (loi du 25 avril 1963 relativeà la gestion des organismes d’intérêt public desécurité sociale et de prévoyance sociale) quedans les secteurs de l’assurance maladie et desallocations familiales, le paritarisme pouvaitêtre élargi aux mutualités et aux organisationsfamiliales. En outre, si l’autonomie des comitésde gestion fut reconnue sur le plan de la gestionadministrative, elle fut relative sur le planfinancier et politique puisque le Gouvernementa acquis les compétences de contrôler lescomptes, d’approuver le budget des organismesde sécurité sociale et de traduire, avec leparlement le cas échéant, en textes de loi lesavis et propositions des comités de gestion.C’est dans ce contexte que la Caisse d’assurancemaladie invalidité fut créée en 1955 (loi du 14juillet et arrêté royal du 22 septembre) à l’instard’autres caisses publiques oeuvrant dansd’autres secteurs de la sécurité sociale. Audépart, ces caisses furent placées sous l’autoritédu ministre de la Prévoyance sociale et il faudraattendre l’année 1963 pour voir la Caissed’assurance maladie invalidité et les autrescaisses publiques être placées sous le régimede la gestion paritaire (E. Janssens, 1993, p. 2).

Le rôle des interlocuteurs sociaux est doncfondamental dans le processus de décision. Ausein du Conseil national du travail, ils détien-nent une compétence d’avis sur la sécuritésociale qu’ils peuvent exercer sur base de leurpropre initiative ou à la demande du Gouverne-ment ou du Parlement. Ils siègent au sein descomités de gestion des différents organismesde sécurité sociale et à ce titre détiennentégalement une compétence d’avis. Dans lesfaits, le Gouvernement ne prend donc desdécisions en la matière qu’après avoir consultéles interlocuteurs sociaux présents dans les

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comités de gestion ou au Conseil national dutravail. Cela sans compter les contacts informelsqui se nouent entre les acteurs sociaux etpolitiques.

Une vision de progrès

On peut donc voir dans les choix opérés enBelgique en 1944 et dans les années 1950 unemanifestation du mécanisme de path depen-dency, selon lequel, il est difficile pour uneinstitution comme la sécurité sociale de quitterle chemin emprunté dans le passé en raison desacteurs et des normes présentes dans le système(Merrien, 1997). Mais ce serait une erreur decroire que cette « dépendance » a conduit àl’inertie. Au contraire, elle a accompagné uneconception ambitieuse du progrès défini commeétant, par la négociation et le compromis, lerésultat de « la bonne marche des entreprises »et d’une importante redistribution des revenus.Ce compromis malgré ses détracteurs seconfirma avec les années et se perpétua à traverset grâce au développement d’une politiquecontractuelle qui s’exprima dans la création desinstitutions de la concertation sociale que nousavons mentionnées plus haut, dans la« Déclaration commune sur la productivité » en1954 qui confirma, dix ans après, les objectifsvisés par le projet d’accord de solidarité socialeet enfin dans les accords interprofessionnels deprogrammation sociale qui confortèrent dès1960, le rôle des interlocuteurs sociaux dansl’élaboration de la programmation sociale.Situés au niveau central, ces accords ont eu uneinfluence positive directe et indirecte sur ledéveloppement de la sécurité sociale jusqu’en1976 que cela soit dans le domaine du finan-cement ou dans celui des prestations. Ensuite,dans un tout autre domaine, on a assisté en 1963à une application de la logique du compromisà tout le secteur de l’assurance maladie, patrons,syndicats, médecins et mutualités s’accordantaprès un long conflit sur le principe des accordsmédico-mutualistes comme forme centrale derégulation dans le domaine des soins de santé.

Outre le développement d’une économie de laconcertation, le système de sécurité sociale abénéficié dans les années 1960 d’un contexteoù les tensions portant sur le mode d’organisa-

tion de la sécurité sociale se sont estompées nonseulement entre les piliers mais aussi à l’inté-rieur des piliers. Dans le monde socialiste, lepluralisme des organismes assureurs fut demoins en moins considéré comme « une desconstantes les plus contestables de la sécuritésociale en Belgique » (Liebman, 1964, p. 103)tandis que dans le monde chrétien, peu à peus’efface « une sorte de réserve globale, de résis-tance et de conception étriquée de la sécuritésociale » (Deleeck, 2003, p. 444). Sans doutel’existence de gouvernements de coalition, eten particulier ceux qui ont été constitués entreles partis sociaux-chrétiens et socialistes, acontribué à ce que les tensions présentes àl’origine ne portent plus sur l’essence du modèlelui-même que sur des questions souvent d’ordretechnique à l’intérieur de celui-ci.Certes des tensions et conflits continuèrent àémailler l’évolution de ce compromis globalmais ils ne touchèrent pas à sa dynamiqued’intégration sociale et de redistribution.L’expression « société de transferts » s’appliqueparfaitement à une société qui a connu, pendantplus de trente ans, un rythme de croissance desprestations sociales deux fois plus importantesque celui du produit intérieur brut (PIB) et parconséquent de voir la part de l’ensemble desdépenses dans le produit intérieur brut passer

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de 11,6 % en 1950 à 29,7 (Deleeck, 2003,p. 63). La période 1960-1975 fut en effet pourla sécurité sociale une période de dévelop-pement important qui s’exprima par :

• une extension de son champ d’application :- extension de l’assurance maladie à quasi-

ment toute la population ;- ouverture du droit à l’assurance chômage

aux étudiants ;- octroi d’allocations familiales aux enfants

d’invalides, chômeurs et pensionnés ;

• une amélioration de la couverture des ris-ques :- amélioration des prestations minimales et

revalorisation continue ;- application du mécanisme d’adaptation au

bien-être suite à l’accord interprofessionnelde 1971 ;

- enrichissement permanent de la nomen-clature des soins médicaux ;

• un rapprochement des statuts :- fusion des régimes ouvriers et employés

dans le secteur des pensions ;- fin du financement par capitalisation au

profit d’un financement par répartition.

Cette évolution sociale a été compatible etmême constitutive d’un modèle de croissance« fordiste » fondé sur l’augmentation desniveaux de vie, la redistribution des revenus, lamodernisation des entreprises et l’augmentationconstante de la productivité. Ce contexte afacilité l’estompement de clivages propres à lasociété belge. Sur le plan idéologique, lestensions de l’immédiat après-guerre entre lemonde chrétien et socialiste se réduisent : lemonde chrétien adhère pleinement au modèlede sécurité sociale et en partie le façonne. LaConfédération des syndicats chrétiens deBelgique (CSC) prend une place de plus en plusimportante dans le système des relationscollectives et une nouvelle génération s’installeau sein des mutualités chrétiennes et jouepleinement le jeu de l’assurance obligatoire.Dans le monde socialiste, la tendance sociale-démocrate s’affirme et la Fédération généraledu travail de Belgique (FGTB) joue un rôle actifdans les accords interprofessionnels et laconcertation sociale. La conclusion du pacteculturel de 1973 exprime dans le champ insti-tutionnel et politique l’extension de la pratiquedu pluralisme qui caractérise cette époque (X.

Mabille, 2003, p. 340).Sur le plan socio-économique et malgré lasurvenance de conflits sociaux importants liésaux premières phases de désindustrialisation etde restructuration, le modèle de concertationsociale a continué à se développer dans dif-férents domaines en structurant des pratiquesde compromis complexes et en faisant inter-venir non seulement entre les organisationsouvrières et patronales mais aussi les organisa-tions mutualistes, les syndicats médicaux, lesorganisations d’agriculteurs et de travailleursindépendants.

La sécurité sociale dans la crise

Fin des années 1970 et surtout au début desannées 1980, le système de sécurité sociale futmis à mal. D’abord, sur le plan économique, lechoc pétrolier de la moitié des années 1970 aété le révélateur d’une modification importantedu modèle de croissance et de redistribution.Les fondements de l’économie belge se détério-rent : inflation, déficit de la balance commer-ciale, endettement de l’État, désindustrialisationprofonde et croissance exponentielle du chô-mage. En lien avec ce contexte, la dynamiquede la concertation sociale s’essouffle et lesinterlocuteurs sociaux ne parviennent plus àconclure des accords interprofessionnels et cependant dix ans. Déjà en 1975, une commissionroyale fut instituée pour poser un diagnostic surl’assurance maladie et dégager des pistes deréforme. Le 26 mai 1976, le Commissaire royaldéposa au Parlement un rapport prémonitoiresur les grands défis qui allèrent se présenter àce secteur dans les années suivantes. Le déficitgrandissant des finances publiques empêche lesgouvernements d’être, comme dans le passé,des « facilitateurs » des compromis entre lesinterlocuteurs sociaux. Dès le début des années1980, une dévaluation et les mesures d’accom-pagnement ont été la manifestation d’unemutation profonde de la philosophie du systèmede sécurité sociale à la fois dans ses visées etdans ses formes.L’équilibre entre l’économique et le social futredéfini, le social n’étant plus considéré commeune condition mais comme conséquence dudéveloppement. La phrase devenue célèbre duChancelier allemand Helmut Schmidt « les

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profits d’aujourd’hui sont les investissementsde demain et les emplois d’après demain »constitua la ligne de conduite des gouverne-ments belges des années 1980. Outre l’assainis-sement des finances publiques, la priorité futdonc accordée à la profitabilité des entrepriseset à leur compétitivité, quitte à ce que la sécuritésociale soit mise dans une situation d’austéritéen attendant des jours meilleurs. Sur le planidéologique, le consensus sur l’efficacité de lasécurité sociale a été mis en débat. Le mode definancement basé essentiellement sur lessalaires ne freine-t-il pas la compétitivité ? Leniveau des prestations n’engendre-t-il pas dessituations de trappe au chômage ? L’absencede sélectivité n’explique-t-il pas la persistancede situations de pauvreté ? S’emparant de cesquestions, des discours d’inspiration néo-libérale ont fait entendre leurs voix : la sécuritésociale aurait fait son temps et il conviendraitqu’elle passe la main aux assurances commer-ciales et qu’elle limite son champ à la garantiedes ressources aux plus démunis.

C’est sur cette toile de fond de débat sur lalégitimité du système qu’une série de mesuresfurent prises par les gouvernements chrétiens-libéraux de 1981 à 1988. Sous le couvert de lalutte contre le déficit de la sécurité sociale, lesrecettes furent augmentées à travers le déplafon-nement des cotisations sociales et la créationd’un fonds pour l’équilibre financier de lasécurité sociale. Parallèlement, les prestationsfurent revues à la baisse : révision du statutfiscal dans un premier temps, ensuite baisse desallocations de façon sélective au nom de ladéfense des intérêts des plus démunis. Enmatière de soins de santé, des instruments deprogrammation et de planification se sontdéveloppés, et des lits dans des maisons derepos et de soins ont été crées pour pallier lasuppression de lits dans les hôpitaux. Signalonsaussi à cette époque l’échec de la Commissionroyale dans sa tentative de construire un consen-sus entre différents acteurs (partis politiques etinterlocuteurs sociaux). Face à cela, le Commis-saire royal, Roger Dillemans, dut se résoudre àremettre, sous sa seule responsabilité, un rap-port final sur l’harmonisation et la simplifi-cation de la sécurité sociale.De 1984 à 1987, à l’image de ce qui s’est pro-duit pour les actifs, des sauts d’index ont étéimposés aux allocations sociales sauf pour les

minima, ce qui a fait dire au Gouvernement quele sort relatif des plus démunis a été préservépar des mesures de sélectivité. Parallèlement àcela des aides fiscales furent octroyées pourfavoriser les assurances complémentairesparticulièrement en matière de pensions. Plussignificatif qu’une énumération de mesures, ladiminution relative de la part de la sécuritésociale dans le produit intérieur brut indique larupture qu’ont connu les années 1980 parrapport à l’évolution des années précédentes.

La perspective et l’échec d’unnouveau pacte social

En octobre 1987, après le drame du Heysel, leGouvernement chuta et la campagne électoraleporta sur le dossier de la sécurité sociale et unnouveau Gouvernement CVP-PS-SP-PSC-VUvit le jour en mai 1988, après la plus longuecrise gouvernementale de l’histoire politique dela Belgique. Un contexte économique favorablepermit à ce gouvernement non seulement demener une réforme fiscale de grande ampleurmais très controversée, mais aussi de revaloriserles prestations sociales minimales, de rétabliren 1990 et 1991, le principe de l’adaptation aubien-être des revenus sociaux.Ceci étant, les années nonante furent loin d’êtredes années de restauration malgré la tentativede conclure un nouveau pacte social inspiré dela même ambition réformatrice que celle qui aprévalu en 1944. Malgré une minutieuse prépa-ration et la réalisation d’un rapport d’une com-mission d’experts présidée par le gouverneurde la Banque nationale, les interlocuteurssociaux ne purent conclure un nouveau pacteet le Gouvernement reprit l’initiative en faisantapprouver par le Parlement un « Plan global surl’emploi, la compétitivité et la sécurité sociale »s’articulant directement avec les orientations dutraité de Maastricht du 10 décembre 1991.

En matière de sécurité sociale, la priorité fut derétablir l’équilibre de ses finances et d’élaborerune gestion globale de la sécurité sociale. Toutesles prestations furent touchées par des mesuresd’économie entre autre par l’application d’unindex santé, c’est-à-dire d’un mécanisme d’in-dexation qui ne tient pas compte de la haussedes prix du carburant, du tabac et de l’alcool.

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Encore une fois, le principe de sélectivité futappliqué puisque l’index santé ne concerna pasles prestations minimales. L’assurance chômagefut touchée spécifiquement et les allocations deschômeurs cohabitant et des jeunes furent revuesà la baisse. Enfin, une norme de croissancemaximale de 1,5 % par an fut imposée aux soinsmédicaux jusque 1996. En matière de recettes,deux mouvements ont été opérés. D’abord, unmouvement d’augmentation des prélèvementspour équilibrer les finances de la sécurité sociale(cotisations sur les revenus des ménages au-delàde 750.000 BEF par an, retenue de 1 % sur lesprépensions, augmentation du précompteimmobilier de 10 à 13,4 %, et diminution desavantages fiscaux en faveur de certains alloca-taires sociaux). Ensuite, le deuxième mouve-ment fut de développer le financement alternatifdans un objectif de promotion de l’emploi(réduction de cotisations sociales en faveur del’embauche des jeunes, de travailleurs à bassalaires ou de travailleurs supplémentairescompensée par une augmentation de la TVA de19,5 à 20,5, un relèvement des accises sur lecarburant et sur le tabac). En quelques semaines,l’idée d’un nouveau pacte social laissa la placeà un plan d’assainissement financier. On retien-dra aussi de cette période un renforcement dutripartisme dans la gestion de la sécurité sociale.Déjà, la création d’un fonds d’équilibre finan-cier de la sécurité sociale en 1983 avait conduitle Gouvernement à quitter sa seule posture decontrôleur pour se positionner comme gestion-naire financier. Le plan global a entériné le tri-partisme comme mode de décision concernantles moyens financiers à attribuer et à répartirentre les branches de la sécurité sociale.

Modernisation et Etat socialactif

Les dix dernières années (1995-2005) ont étépour la sécurité sociale l’occasion de réflexionsde fond sans qu’elles ne se traduisent pourautant par des ruptures radicales avec le passé.Cela peut s’expliquer par une conjoncture éco-nomique plus favorable mais aussi la volontédes acteurs qu’ils soient politiques ou sociauxde ne pas s’opposer sur le terrain de la sécuritésociale dans un contexte d’intégration à l’Unionéconomique et monétaire européenne. Sans

doute, ont joué un rôle également les évène-ments politico-judiciaires qui sont venus sur ledevant de la scène et qui ont questionné lesrelations de confiance entre les institutionsdémocratiques et une population particulière-ment marquée par l’affaire « Dutroux », leprocès Agusta-Dassault et la crise de la dioxine.Ceci étant, cette décennie débuta, avec lacoalition chrétienne-socialiste, sur le signe dela modernisation de la sécurité sociale et en1999, ce fut le concept d’État social actif propo-sé par le Gouvernement « arc-en-ciel » quinomma le répertoire des réformes voulues parla coalition libérale-socialiste et écologistes.Entre les deux périodes, les différences semarquèrent moins sur le contenu des mesuresprises que sur le ton qui se voulait essentiel-lement gestionnaire dans le cas de la moder-nisation et visionnaire dans le cadre de l’Étatsocial actif. Dans les faits, cependant, onconstate une continuité dans l’action des deuxgouvernements et de celui qui a suivi, tousconfrontés aux normes européennes d’assainis-sement budgétaire lié au plan de convergenceeuropéen et aux lignes directrices de la stratégieeuropéenne de l’emploi.

Le premier chantier concerna les pensions. Laréforme des pensions adoptée en 1997 s’inscri-vit déjà dans une tendance qui ne va pas cesserde s’affirmer. La durée de carrière complète futallongée de 40 à 45 ans pour les femmes et onrecula l’âge légal de leur retraite de 60 à 65ans, tout en autorisant une flexibilité de laretraite entre 60 et 65 ans pour les hommescomme pour les femmes. Le dossier des pen-sions fut également à l’ordre du jour du Gouver-nement arc-en-ciel qui a institué un fonds devieillissement alimenté par des recettes deventes d’actif de l’Etat, de surplus de la sécuritésociale et des recettes spécifiques. Enfin, uneloi fut promulguée pour étendre les pensionscomplémentaires à davantage de travailleurs enincitant les conventions sectorielles à construireun deuxième pilier de pensions en y inscrivantdes mécanismes de solidarité.Tout cela s’inscrit dans une perspective d’aug-menter les taux d’emploi des travailleurs âgéset de faire face aux perspectives du vieillis-sement démographique.

Le deuxième chantier concerna l’assurance chô-mage. Des changements significatifs s’y sont

L’importance de la sécurité sociale en Belgique :fondements historiques et enjeux actuels

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opérés au début de la décennie en question,annonçant un des thèmes majeurs de l’Etatsocial actif. Progressivement en effet se sontsuccédés une série de mesures visant à accen-tuer la réinsertion de demandeurs d’emploi, àlutter contre l’« enlisement » dans le chômagede longue durée. Parmi celles-ci, les premiersdispositifs dits d’activation ont été mis en place,les indemnités de chômage étant considérées,dans ce cadre, comme acomptes sur le salairenet. Il s’agit des plans de « transition profession-nelle », des « emplois de réinsertion » et du pland’ « économie sociale d’insertion » quiconcerne le secteur public, d’une part et lesecteur privé d’autre part et enfin le secteur del’économie sociale. C’est en fonction de cetobjectif de réinsertion que la législation desagences locales pour l’emploi (ALE) a évolué :étendue du champ d’application des activitésautorisées, élargissement du public potentiel,élaboration d’un « contrat ALE ». Au nom del’Etat social actif, d’autres mesures furent prisespour lutter contre les pièges à l’emploi ets’inscrire dans une perspective de relèvementdes taux d’activité. Mais de toutes les mesuresprises au nom des politiques actives de l’emploi,les plus controversées furent celles duGouvernement actuel (coalition libérale-socialiste) qui visent, dans le contexte de lasuppression de l’article 80 permettant d’exclurede l’assurance chômage les chômeurs de longuedurée, à « accompagner », à « contrôler » et à« responsabiliser » les allocataires sociaux dansleurs démarches de recherche d’emploi.

Le troisième dossier concerne les soins de santé,le Gouvernement « arc-en-ciel » a, tenantcompte du passé, relevé la norme de croissancedes soins de santé de 1,5 % à 2,5 % en 2000 àla faveur de l’augmentation des recettes liées àla bonne conjoncture du moment. Ceci étant,la sélectivité a été institutionnalisée parl’instauration du maximum à facturer (MAF)qui modifie le système de la franchise socialeet de la franchise fiscale instauré auparavant. Ils’agit d’un plafonnement annuel d’une partiedes tickets modérateurs et d’autres frais à chargedes patients. Le MAF couvre davantage detickets modérateurs que précédemment mais leplafond est différencié selon le revenu duménage de manière plus sélective. D’autresmesures furent prises pour freiner la croissancedes dépenses en kinésithérapie et en pharmacie.

Notons, dans ce dernier domaine, l’instaurationdu « prix de référence » du médicament géné-rique pour le remboursement des spécialitéspharmaceutiques afin d’opérer une plus grandeconcurrence par les prix.

Au delà de leurs spécificités, ces trois secteursde la sécurité sociale ont évolué, ces dixdernières années, dans un contexte économiqueplus favorable, ce qui a permis de rencontrer -partiellement - des demandes formulées par lesacteurs sociaux tels que l’adaptation desprestations au bien-être, le relèvement desallocations les plus basses, et la réduction descotisations sociales, etc. Ceci étant, on peutdégager de cette dernière décennie les contoursd’une nouvelle approche de la sécurité sociale.

Les questions pour l’avenir

Dans le passé, on pouvait aisément déterminersur quelles thématiques se construisait le clivageportant sur la manière de penser la protectionsociale : assurance obligatoire ou assuranceslibres, sécurité sociale généralisée ou assistancedes nécessiteux, « marchandisation » ou« mutualisation », gestion paritaire ou mode dedécision étatique. Les principes et repèresétaient bien établis. Aujourd’hui, tout est bienplus diffus et les pratiques qui se développentdans le champ de la protection sociale suscitentdes débats dont les contours ne correspondentplus tout à fait à ceux qui se dessinaient dans lepassé. D’abord, si les principaux acteurs restenten place, ils n’occupent plus les mêmes posi-tions et l’on peut parler clairement d’uneévolution du système du bipartisme au tripartis-me. Même si dans les années 1980, les principesfondateurs d’assurance et de solidarité ont étéquestionnés et même contestés par les tenantsdu néo-libéralisme, ils restent aujourd’hui uneréférence pour les principaux acteurs. Ceciétant, le contenu normatif de ces valeurs aévolué, en particulier le concept de solidarité.En effet, si pendant des années la solidarités’exprimait à travers les catégories de la redistri-bution des revenus dans un objectif de garantiedes ressources et de réduction des inégalités,elle s’exprime davantage aujourd’hui dans lescatégories de l’insertion. Les indicateurs de tauxd’emploi dominent le débat alors qu’auparavant

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l’efficacité de la sécurité sociale se mesurait parles taux d’insécurité d’existence et lescoefficients d’inégalités. Cette approche donneune légitimité à l’identification de groupescibles, à une sélectivité dans l’octroi de presta-tions avec ses dimensions d’individualisationet de moralisation (Alaluf, 2004, p. 38). Enfiligrane de ce débat se cachent deux concep-tions de l’inégalité. Voulant éviter toutestigmatisation, la première vise à impliquerl’ensemble de la population y compris les stratessupérieures dans un système de redistributiongénéralisée en fonction des risques et desrevenus. La seconde par contre au nom del’équité et de la responsabilité, sélectionne desgroupes particuliers et prend à leur égard desmesures spécifiques visant à leur octroyer unsupplément d’aide ou une plus grande« employabilité », définie comme une plusgrande capacité économique de s’inscrire surle marché du travail. Bien entendu, cesquestions pour l’avenir n’ont de sens que si ellestiennent compte d’un environnement de plusen plus extraterritorial. Même si cohabitent enEurope différentes formes d’État social, lesquestions sont la plupart d’entre elles com-munes et les réponses seront de moins en moinsspécifiques.

L’importance de la sécurité sociale en Belgique :fondements historiques et enjeux actuels

Notes

(1) La Chaire Max Bastin est le fruit d’unecollaboration entre la Fondation travail université etl’Institut des sciences du travail de l’universitécatholique de Louvain pour favoriser des initiativesde recherche et de formation sur des questions liéesà l’emploi, aux relations collectives et à la sécuritésociale.

(2) Ce texte a fait l’objet d’une publication de laCaisse auxiliaire de la Caisse d’assurance maladieinvalidité à l’occasion de son cinquantièmeanniversaire. Cfr : « L’importance de la sécuritésociale : fondements historiques et enjeux actuels »in D. Coninckx et K. Eelen, Les 50 ans de la CAAMI,Académia Press, 2005.

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NOS PRATIQUES

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La sécurité sociale et le pacte entre lesgénérations

Marie-ClaudePrévost,

économiste.La sécurité sociale, au sens premier dumot, n’existe que parce que ceux quisont en état de travailler permettent parleurs cotisations de verser des allo-cations à ceux qui ne sont pas (malades)ou plus (personnes âgées) en état detravailler. C’est cela, le pacte social.Rien à voir avec celui que l’on veut nousimposer à forces de grandes commu-nications.

Mots clefs

: sécurité sociale,solidarité, économ

ie.

Mais non ! Les idées de prolongation descarrières ont effectivement cours dans lesdifférents milieux gouvernementaux européenset supra-nationaux, dans les think tankspatronaux, et y compris, il y a environ deux ans,au sein même du Gouvernement allemand. LeGouvernement ne peut donc pas accuser lessyndicats de mensonge : il devrait plutôts’efforcer de leur donner des garanties crédiblesquant à ses intentions futures...Par ailleurs, n’oublions pas que l’âge de la pen-sion des femmes a déjà été relevé. Une femmede 55 à 60 ans, entrée au travail vers vingt ansavec la perspective d’une pension complète à60, est depuis environ dix ans confrontée à unallongement de cinq ans de sa peine !

Le « pacte entre les générations », parlons-enun peu. Ce n’est pas une invention récente :nous vivons depuis environ cinquante ans le‘pacte’ qui a vu le jour au lendemain de la der-nière guerre. En quoi consiste-t-il ? En unprélèvement direct de cotisations sociales ‘à lasource’ sur les salaires, et un prélèvement indi-rect (indûment appelé ‘charges patronales’) ; ceprélèvement sur la masse salariale permet desubvenir aux besoins des travailleurs retraités,malades ou en chômage. Si on admet que lessalariés aient le droit - contrairement parexemple aux robots ou aux esclaves - d’êtrepayés de manière à pouvoir vivre décemmentmême quand ils deviennent (par suite de mala-die, vieillesse ou éviction) inaptes au travail,ce système est universellement reconnu commele moins coûteux, comparé par exemple à dessystèmes d’assurances privés comme aux Etats-Unis, ou à la fixation de normes salarialessuffisamment élevées pour assurer la consti-tution de « bas de laine » individuels.

Depuis cinquante ans, donc, chaque générationqui entre au travail entretient, par son travail,celles qui en sortent, en sont sorties ou s’entrouvent exclues. On peut dire que la plusgrande partie des facultés d’épargne des salariésmodestes et moyens a été ainsi absorbée par lesoutien de leurs aînés et malades, ne leur laissantà eux-mêmes pas grand-chose en épargneindividuelle, ce qui est bien accepté puisqu’ilsont la promesse de bénéficier ultérieurement, àleur tour, du soutien de leurs cadets. Ça, c’est

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un pacte entre générations, n’est-ce pas ?

Sauf que... depuis quinze à vingt ans, à mesureque les « vieux » s’en vont, de moins en moinsde jeunes sont embauchés pour les remplacer ;que ceux-ci perçoivent des salaires largementinférieurs à ceux de leurs aînés, donc avec demoindres cotisations de la sécurité sociale ; etque, de plus en plus, les entreprises qui embau-chent encore se voient submergées de cadeauxpar les gouvernements successifs, allègementsou exonérations de ‘charges patronales’ - ce quirevient à une baisse unilatérale et hypocrite dusalaire, jamais dénoncée comme telle par leparti socialiste ni par les syndicats ! Dans cesconditions, c’est mathématique, il ne peut yavoir assez d’argent en caisse pour payer lesfutures pensions, et ça c’était prévisible ; ce quiest manifeste aussi, c’est que tous ces cadeauxcensés relancer l’emploi n’auront été que desapéritifs pour les entreprises, qui en veulenttoujours plus et n’arrêteront pas d’en exigerdavantage tant qu’on continuera à les gâter.

On n’oubliera pas par ailleurs que, dans lesannées 80-90, au moment où la générationactuelle de « futurs vieux » - ceux du « babyboom » (maintenant appelé le « papy boom »)- bossait à toute allure, les excédents de sécuritésociale alors existants furent ponctionnés parl’Etat pour combler ses déficits budgétaires...

Donc, que fait-on maintenant ? Va-t-on tapersur l’épaule des entreprises et exiger d’elles dessalaires permettant un niveau de vie décent auxtravailleurs actifs et retraités, le respect desengagements « entre générations » pris voicicinquante ans ? Restituer à la sécurité socialeles excédents siphonnés ? Non, on déchire le‘pacte’ existant (mais il est quinquagénaire, etmérite bien d’être renvoyé, lui aussi !) et on leremplace par un ‘nouveau’ pacte : allongementdes carrières des femmes, allongement pourtous de la durée de carrière prise en compte,durcissement de toutes les pénalités contre lestravailleurs exclus, en particulier les « vieux »,... Puisque nous allons parait-il manquer de res-sources, et qu’il n’est pas question de renégocierni d’imposer aux entreprises une attitude pluséquitable, la seule solution revient à réduire lenombre d’ayant-droit ! C’est ça, « le nouveaupacte »... mais les travailleurs savent compter :ils protestent parce qu’ils sont capables de com-

parer le niveau de leurs salaires (direct et indi-rect) avec celui de leurs loyers, des rémuné-rations de leurs dirigeants - politiques etéconomiques -, des dividendes des actionnairesde leurs entreprises, et les taux d’accroissementrespectifs de tous ces revenus.

La grogne et les craquementsde la base ne sont donc pasvraiment inexplicables...

Le nouveau ‘pacte entre générations’ se justi-fierait par de sombres prédictions : dans trenteans, nous serons six cent mille de plus, et seule-ment deux cent mille emplois supplémentaires(tiens, serait-ce ceux-là que M. Verhofstad nousavait promis en début de législature ?) ! Ilfaudrait donc dès maintenant s’atteler à laréduction des droits des vieux travailleurs, sansquoi on ne pourra plus se les payer...

Soyons sérieux !

D’abord, une prévision à trente ans, même sicela ne doit pas être négligé, ce n’est pas nonplus extrêmement fiable - qu’est-ce qu’unprévisionniste de 1925 aurait pu annoncer pour1955, avant le grand krach de 29, avant le Frontpopulaire et les congés payés, avant la guerrede 40 et ses innombrables morts... ? Ou unprévisionniste de 1955 pour 1985, avant laguerre du Viet-Nam, avant l’informatique, avantla fin de la convertibilité dollar/or, avant ladécolonisation... ? Ou celui de 1975 pour 2005,avant la chute du mur de Berlin, avant l’explo-sion du PC, avant le GSM, avant les TwinTowers... ? Rappelons-nous les grotesquesannonces calamiteuses émises à propos du capde l’an 2000 pour notre informatique ! Et, pourceux qui ont pu suivre l’évolution de ces trentedernières années, l’extraordinaire explosion dela productivité du travail - pas perdue pour toutle monde, voir les chiffres respectifs de l’emploiet des revenus du capital...

Ensuite, si on prévoit un manque de ressourcesà l’horizon 2035, pourquoi ne pas commencerpar restituer aux travailleurs l’intégralité descotisations de sécurité sociale qui leur sont dues,et que l’on n’arrête pas de leur raboter ? Pour-quoi, plutôt que de favoriser la multiplication

La sécurité sociale et le pacte entre les générations

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des petits jobs précaires, ne pas investir large-ment dans la formation de tous ces jeunes àvenir, de manière à leur assurer des opportunitésde travail hautement qualifié, rentable pour eux-mêmes et pour notre société ? Nous avonsquand même encore trente ans pour musclernos ressources de manière équitable, pourquoitant se hâter à imposer encore plus de sacrificesà ceux qui ont, dans notre société, le moinsd’avantages - notamment fiscaux ?

Enfin, plutôt que des chiffres jetés en vrac etsans contexte, j’aimerais au moins une foistrouver dans les pages de mes quotidiens uneanalyse un peu sérieuse sur ce qui nous attend.Cette analyse devrait s’appuyer sur les donnéesobservées en 2000-2005 et les données estiméespour 2035, notamment en ce qui concerne :

• les chiffres de population par tranche d’âge(0-10 ans, 10-20, ...), et ;

• pour chacune des tranches d’âge comprisesentre vingt soixante ans, le nombre de person-nes employées à temps plein et le nombre dedemandeurs d’emplois à temps plein ;

• le niveau du produit intérieur brut (actuel-lement, entre 250 et 300 milliards d’euros)et celui du produit intérieur brut moyen parhabitant (actuellement, 25 à 30.000 euros),

• le montant de la masse salariale globale(toutes cotisations de sécurité sociale compri-ses) et celui des cotisations sociales des sala-riés et des employeurs, ainsi que le pourcen-

tage des impôts directs prélevés sur ces reve-nus et leur proportion dans le total des rentréesfiscales,

• le montant des revenus de remplacement(allocations de chômage, maladie/invalidité,pensions de retraite) et des secours versés parles CPAS, ...

Cela fournirait des clés utiles à ceux quisouhaitent réfléchir de manière pertinente àl’avenir, en citoyens éclairés.

A défaut de trouver ce type de réflexion dans lagrande presse, on peut se tourner vers despublications plus spécialisées : un récent n° desCahiers marxistes analyse de manière claire etbien étayée les questions abordées ici (n° 231de juillet 2005).

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Mots

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ie.

Cette question nous semble essentielle dans lechamp de la santé – si l’on privilégie une visionglobale de la santé. En effet, beaucoup d’inter-venants des secteurs psycho-médico-sociauxrencontrent de plus en plus des personnes dontles souffrances sont, de manière plus ou moinsdirecte, plus ou moins exprimée, liées à laprécarisation, à la désaffiliation, à la mise horsdu jeu social. Tout près de nous, la Fédérationdes centres de service social et la Fédérationdes centres de service social bicommunautairesorganisaient en 2002 une journée d’étudesintitulée : L’Etat social actif, un concept libéralpour un social à la marge ?2. Cette journéerépondait à un besoin de questionner la pratiquedes intervenants sociaux, telle qu’elle peuts’exercer dans le cadre de l’Etat social actif -nouveau paradigme qui a remplacé celui d’Etatsocial, selon un « glissement sémantique (qui)s’est effectué de façon feutrée et a pris l’ap-parence d’une neutralité gestionnaire de bonaloi »3.

Pourquoi ce besoin d’analyse et de question-nement ? En grande partie parce que le contextesocio-politique actuel bouscule le sens, lesrepères du travail social, parce qu’il instaurede nouveaux dispositifs qui malmènent souventl’éthique et le rôle des intervenants – provo-quant l’épuisement, la souffrance de ceux-ci.Et aussi, corrélativement, parce que « lesintervenants sociaux semblent désarçonnés enparlant des usagers. Ceux-ci seraient plus nom-breux et insaisissables qu’avant, difficilementclassables dans les catégories traditionnelles dutravail social. Comme si les travailleurs sociauxétaient de plus en plus confrontés à dessituations humaines et sociales face auxquellesles catégories traditionnelles du travail socialseraient inefficaces. Une espèce de brouillagedes repères de ces usagers »4. Cette perceptionrésonne sans doute aux oreilles de maints tra-vailleurs de maisons médicales, qui exprimentbien souvent un sentiment d’impuissance faceà des problèmes de santé inextricablement liésà des problématiques sociales.

La journée d’études de la Fédération des centresde service social et de la Fédération des centresde service social bicommunautaires a suivi unedémarche assez similaire à celle du congrèsorganisé en février 2006 par la Fédération desmaisons médicales, retraçant et les principes etl’histoire de la sécurité sociale pour mieuxmettre en lumière les enjeux actuels. Des pointsde vue fort différents ont été convoqués : depuisMme Ponce, représentant alors le ministreVandenbroeck défendant l’Etat social actif,jusqu’à un sociologue dont l’intervention inti-tulée « L’Etat social actif : changer les individusà défaut de changer la réalité socioécono-mique » développe une position plutôt contra-dictoire5. Précisant sa pensée, H.O. Hubert dit,« de façon un peu brutale, (que) l’Etat socialest le degré zéro de l’imagination politique. Leterme « actif » qui promeut la participationsociale des individus et leur engagement dansla vie sociale, est à la mesure de l’acceptationpassive et collective de l’Etat à l’égard d’uneréalité sociale et économique marquée par lacompétition exacerbée ainsi que par l’orga-nisation rationnelle des inégalités et de l’exclu-sion. L’Etat social actif ne régule plus rien. Aumieux, il tente de gérer les conséquencesindividuelles de structures sociales génératricesd’inégalités et d’exclusions ».

L’insécurité socialeMariannePrévost,sociologue,chercheur à laFédération desmaisonsmédicales.

Le titre de cet article, nous l’emprun-tons sans vergogne et avec respect àRobert Castel1 qui l’a donné à un petitlivre, très dense et très clair, dans lequelil analyse la manière dont l’insécuritédevient constitutive d’un certain déve-loppement des sociétés européennesdepuis une trentaine d’années. C’est eneffet le thème que nous aborderons ici,en donnant très largement la parole àdivers auteurs qui rejoignent unequestion posée par R. Castel : « Nossociétés postindustrielles veulent-ellescontinuer à « faire société » ? ».

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Ce point de vue en rejoint beaucoup d’autres,notamment celui de Robert Castel6 : « Si laredéfinition de l’efficacité économique et de lacompétence sociale doivent se traduire par lamise hors jeu de 10, 20, 30% ou plus de la popu-lation, peut-on encore parler d’appartenance àun même ensemble social ? Quel est le seuil detolérance d’une société démocratique à...l’invalidation sociale ? ».

Libres ou protégés ?

Dans cet ouvrage, Robert Castel suit égalementune démarche historique, remontant au Moyen-Age pour rendre plus intelligible la manièredont la question sociale - définie comme une« inquiétude sur la capacité de maintenir lacohésion d’une société » - se pose aujourd’hui.Il rappelle que l’Etat social s’est progres-sivement construit en réponse à certains effetsde la liberté d’entreprendre du XIXème siècle qui,favorisant largement les industries, « était tropforte, trop sauvage, pour ceux qui ne pouvaientque la subir. La liberté et l’individualismetriomphants comportaient une face d’ombre,l’individualité négative de tous ceux qui seretrouvent sans attaches et sans supports, privésde toute protection et de toute reconnaissance ».Ce concept d’individualité négative rejoint celuide manque d’estime de soi dont souffrentaujourd’hui certains de ceux qui ne peuvent, nis’identifier à une collectivité ni se projeter dansl’avenir - et qui pourraient bien, sous des cieuxincléments, devenir la « racaille » de demain.

Les réponses recherchées à la fin du XXème

siècle se sont, au fil du temps, progressivementconcrétisées dans le paradigme de l’Etat social,qui a tissé autour du travail de solides systèmesde garanties en instaurant le salariat. En effet,dans sa conception moderne, le salaire ne seréduit pas à la simple rétribution d’une tâche,comme le serait un contrat passé entre deuxindividus dans le cadre d’une tâche précise etlimitée : il confère au travailleur un statut àtravers lequel la subordination est compenséepar des garanties et des droits, ainsi que parl’accès à la consommation, au-delà des besoinsvitaux.

L’Etat social, devenu principe du gouvernement

de la société après 1945, était la force motriceprenant en charge l’amélioration progressive dela condition de tous : il ne s’agissait pas de« faire du social » à la marge, mais de conduiredes stratégies orientées vers le bien commun,en obligeant les différents partenaires à élaborerdes compromis, et à les respecter. Le choixpolitique d’un tel système était de mettre enœuvre une assurance, de socialiser le risque demanière solidaire. Le travailleur pouvait ainsiêtre « démarchandisé » : c’est-à-dire, ne plusavoir à se vendre sur le marché du travail, dansdes circonstances considérées comme légiti-mes : maladie, accouchement, vieillesse, etc.

Le développement maximal de l’Etat social aété atteint pendant la période des « 30 Glorieu-ses », dont il faut toutefois nuancer la brillance :tout d’abord parce que la richesse d’alorss’appuyait largement sur l’exploitation du Tiers-Monde, mais aussi parce que les acquis sociauxconnaissaient certaines limites : par exemple,si l’arbitraire patronal en matière de licencie-ments avait été légalement réduit, il ne l’étaitpas totalement. Mais cette limite était relative-ment peu perceptible, puisqu’il y avait quasi-ment plein emploi, donc peu de licenciements.

Par ailleurs, certaines critiques se sont élevées,de diverses natures : pour certains, la « planifi-cation étatique de la sécurité » semblait induiredes existences programmées, accompagnéed’une répression des désirs et du développementindividuel. Le mouvement de mai 68 s’enracinad’ailleurs en partie dans le refus d’une partiede la jeunesse, de troquer ses aspirations à undéveloppement personnel contre la sécurité etle confort. Il y avait aussi dans cette contesta-tion, une critique de la forme de gouvernemen-talité de l’Etat social : non pas que l’Etat enfaisait trop, mais plutôt qu’il faisait mal ce qu’ildevait faire. La critique d’un mode de gestiontechnocratique a fait émerger des associationsde citoyens, d’usagers soucieux de participeraux prises de décision concernant leur viequotidienne, de ne plus déléguer à l’Etat le rôlede conduire le changement d’en haut sanscontrôle de la société civile. L’exigence étaitforte, d’une responsabilisation des « acteurs so-ciaux anesthésiés par les formes bureaucra-tiques et impersonnelles de gestion de l’Etatsocial »6. D’autres critiques portaient sur lepartage des bénéfices, la reproduction des iné-

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galités (surtout au niveau de l’éducation), laperpétuation de l’injustice sociale et de l’exploi-tation de la force de travail, le traitement indignede certaines catégories de citoyens (prisonniers,malades mentaux, indigents...). Il s’agissaitd’aller plus loin dans la justice sociale et delutter contre « la fonction d’alibi que jouaitsouvent l’idéologie du progrès pour perpétuerles situations acquises ».

N’oublions pas ceux pour qui l’Etat socialtransformait les gens en assistés, les empêchantd’être actifs, de se déployer, d’être autonomes…un Etat Providence, en somme... cette vision-là est encore bien d’actualité.

On le voit, différentes visions se sont exprimées,et s’expriment toujours, pour questionner le rôlesocial de l’Etat. Ce que l’on pourrait craindreaujourd’hui nous semble-t-il, c’est l’émergenced’une « pensée unique » dans laquelle le mot« social » serait plutôt associé aux idées d’assis-tance, d’assistés, de profiteurs ... plutôt qu’àcelles de luttes, de bien commun, de droits(sans les guillemets qui viennent bien souventmettre en question la légitimité, le bien fondéde ces droits).

La nouvelle donnecontemporaine : des individusflottants

Malgré les critiques adressées à l’État social,le système de protection attaché au salariat enest venu à structurer notre formation socialepresque tout entière, et nos mentalités. Or,« c’est au moment où les attributs attachés autravail pour caractériser le statut qui classe etplace un individu dans la société paraissents’être imposés au détriment des autres supportsde l’identité comme l’appartenance familialeou l’inscription dans une communauté concrète,que cette centralité du travail est remise enquestion »6.

Est-on pour autant en train de revenir à l’étatde la société pré-industrielle ? Non bien sûr,puisque le salariat reste encore largementdominant – on verra plus loin avec quellesdérives ; et surtout parce qu’à l’époque pré-industrielle, la vulnérabilité naissait de l’excès

des contraintes, alors qu’elle apparaît mainte-nant suscitée par l’affaiblissement des protec-tions : « de la société préindustrielle à la sociétépostindustrielle s’opère ainsi un totalretournement »6.

R. Castel souligne certains effets paradoxauxde l’Etat social. Bien sûr, les protections socia-les répondaient aux lacunes de la sociabilitéprimaire et de la protection rapprochée, venaientpallier aux risques du développement del’industrialisation et de l’urbanisation, qui fragi-lisait les solidarités de proximité et changeaitla structure des rapports sociaux. Mais elles onteu des effets homogénéisateurs puissants : lagestion catégorielle érodait les particularitésindividuelles, les « ayant droit » devenaientmembres d’un collectif abstrait, rattachés à uneentité juridico-administrative . Par ailleurs, siles pouvoirs publics ont recréé du lien, sur unautre registre que l’appartenance à des commu-nautés concrètes, ils ont en même tempscontribué à affaiblir celles-ci : progressivementles individus ont eu comme interlocuteurprincipal, voire unique, l’Etat et ses appareils.

« Si donc l’état se retire, c’est le lien social lui-même qui risque de se déliter ; ou laisser placeau corporatisme, au struggle for life, où l’indi-vidu se trouve en prise directe avec la logiqued’une société salariale livrée à elle-même qui adissous, avec les solidarités concrètes, lesgrands acteurs collectifs dont l’antagonismecimentait l’unité de la société »6.

La nouvelle donne contemporaine, c’est « laprésence, apparemment de plus en plus insis-tante, d’individus placés comme en situationde flottaison dans la structure sociale, et quipeuplent ses interstices sans y trouver une placeassignée... Des inutiles au monde »6.

Précarité et flexibilité :impératifs ?

Car l’Etat s’est effectivement retiré. En tous cas,l’Etat social. Les règles du jeu ont en effet chan-gé après la « crise » des années 70 : l’affaiblis-sement de l’Etat nation, la mondialisation dumarché du travail est venue bouleverser desmécanismes sociaux encore fragiles. Cet ébran-

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lement s’est manifesté en premier lieu à traversla problématique de l’emploi. Pas seulement àtravers le chômage - qui a monté en flèche -mais aussi, de manière moins spectaculaire maisplus importante, à travers une précarisationcroissante du travail. Les contrats à duréeindéterminée deviennent plus rares, et l’on voitsurgir de multiples formes particulièresd’emploi, intérims, temps partiels, emploissoutenus par les pouvoirs publics. Ce processuss’accélère au point que « la diversité et ladiscontinuité des formes de l’emploi sont entrain de supplanter le paradigme de l’emploihomogène et stable, et produisent dès lors destrajectoires de vie éclatées et instables : la men-talité contemporaine est dominée par l’incerti-tude »6.

Ces nouvelles formes particulières d’emploiressemblent davantage à d’anciennes formesd’embauche, lorsque le statut du travailleurs’effaçait devant les contraintes du travail. « Laflexibilité est une manière de nommer cettenécessité de l’ajustement du travailleurmoderne à sa tâche »6. Gestion en flux tendu,production à la commande, réponse immédiateaux aléas du marché, sont devenus lesimpératifs catégoriques des entreprisescompétitives7. Elles y répondent en organisantla flexibilité : de manière externe en travaillantavec des sociétés de sous-traitance, ou interneen formant le personnel à la souplesse et à lapolyvalence. « Le nouveau mode de productionmaximise le profit en réduisant la massesalariale par la compression des salaires et leslicenciements, l’actionnaire s’inquiétantseulement des cours de la Bourse dont dépendson revenu nominal et de la stabilité des prixqui doit maintenir le revenu réel au plus prèsdu nominal. Ainsi s’est institué… un mode deproduction qui implique un mode de domi-nation fondé sur l’institution de l’insécurité »8.Dans ce contexte, les acquis sociaux deviennentdes obstacles (ne dit-on pas d’ailleurs les« charges » patronales ?) au regard de lamobilisation générale décrétée au nom de lacompétitivité maximale.

Cette précarisation du travail alimente lavulnérabilité sociale et produit en fin deparcours le chômage et la désaffiliation – dansune société où l’identité, la normalité, passenttoutefois encore largement par le statut de

travailleur. Pour Castel, il ne s’agit pas d’unphénomène de transition ou d’un accident deparcours : « il commence à devenir clair queprécarisation de l’emploi et chômage se sontinscrits dans la dynamique actuelle de la moder-nisation. Ils sont les conséquences nécessairesdes nouveaux modes de structuration del’emploi, l’ombre portée des restructurationsindustrielles et de la lutte pour la compétitivité– qui effectivement font de l’ombre à beaucoupde monde »6.

Le discours dominant tend à faire accroirequ’une telle « évolution » est inéluctable :diminution des ressources, lois du marchéobligent... de plus, certains exaltent « ledynamisme et la souplesse du modèle américain(antithèse de la rigidité et de la peur du risqueattribuée aux sociétés européennes), qui porteà lier l’efficacité et la productivité à une forteflexibilité (par opposition aux contraintes liéesà une forte sécurité sociale) et même à faire del’insécurité sociale un principe positifd’organisation collective, capable de produiredes agents économiques plus efficaces etproductifs »8.

Sans entrer dans l’analyse économique9 il fautrappeler, d’une part que les sociétés euro-péennes n’arrêtent pas de produire de plus enplus de richesse10 ; et d’autre part, qu’on « peutavoir une forte productivité en associant,comme c’est le cas pour des économies immer-

Un groupe fonde une entreprise. Il embauche. L’entreprisefait des bénéfices énormes. S’aperçoit qu’en liquidant lamoitié du personnel après modernisation de l’équipementelle peut encore augmenter ses bénéfices. Donc, elledébauche. Froidement. Quelques milliers de chômeursrésulteront de l’opération. L’Etat ne devrait pas tolérer ça.Etre patron, c’est avoir charge d’âmes. Mais bon, dansnotre société orgueilleusement libérale, c’est toléré, et mêmeadmiré. L’Etat se fait ici complice d’une mauvaise action.Mais intervenir serait contredire la juste et naturelle loi dumarché, astucieusement assimilée par ceux qui en profitentà une loi de la nature, celle de la sacro-sainte liberté.Intervenir serait faire acte de dirigisme, voire decommunisme. Hou, la sale bête !

Cavanna, Défense et illustration de l’Etat Providence,Charlie hebdo 12/10/2005

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gées dans des sociétés de tradition différente,telles que celle du Danemark, une forteflexibilité avec de fortes garanties sociales »8.

Enfin, on ne dira jamais assez que les « lois dumarché » ne sont en rien des lois naturelles, etque la relégation du social au nom del’économique résulte avant tout de choixpolitiques11.

Une souffrance nouvelle

Revenons-en à la souffrance générée par lesmécanismes évoqués ci-dessus. Cette souf-france est remarquablement analysée parChristophe Dejours12 qui, lui, se focalise surcelle des travailleurs, infiniment répandue etrelativement peu étudiée. Elle est en quelquesorte l’iceberg dont la souffrance de ceux quisont exclus du travail n’est « que » le sommet,mais les mécanismes sont les mêmes. Toutcomme, d’ailleurs, « le travail du sans papiersn’est, aujourd’hui, que la figure exacerbée dela dérégulation de la condition salariale »13.

La souffrance au travail analysée par C. Dejoursapparaît liée à diverses causes : crainte d’incom-pétence, liée à un décalage irréductible entrel’organisation prescrite et l’organisation réelledu travail ; contrainte à mal travailler ; non-reconnaissance. Comment n’y a-t-il pas plus dedécrochages ou d’explosions collectives ? Parceque chacun lutte pour supporter sa souffrance,finit par banaliser des faits graves, pas sedésensibiliser et trouver acceptable ce qui nedevrait pas l’être. Chacun lutte aussi pour garderson emploi, face à des menaces constantes delicenciement : il faut dire que l’essentiel desvariations de production est assuré par desemplois précaires, des contrats à duréetemporaire et des contrats emplois-solidarité.L’emploi des stables est donc toujours précarisépar le recours, possible et facile, aux emploisprécaires disponibles pour les remplacer.

Il s’ensuit une banalisation de la souffrance -ou une expression de celle-ci sous des formesmorbides qui s’expriment à l’extérieur del’entreprise et de manière individuelle – chezle médecin, par exemple. Il s’ensuit une neutra-lisation de la mobilisation collective, soutenue

par une stratégie du silence, une surdité, unecécité : chacun doit d’abord se préoccuper de« tenir ». Le malheur d’autrui, non seulement« on n’y peut rien », mais sa perception consti-tue une gêne ou une difficulté subjectivesupplémentaire qui nuit aux efforts d’endu-rance. L’insécurité entraîne l’individualisme, le« chacun pour soi », elle coupe les travailleurs

L’insécurité sociale

La contrainte à maltravailler12

Un technicien de maintenance dansune centrale nucléaire est chargéd’effectuer le contrôle technique destâches accomplies par une société sous-traitante de mécanique. Il s’agitd’énormes chantiers et de gros travauxengageant la sûreté des installations quisont accomplis par des ouvriers sesuccédant jour et nuit. Mais letechnicien responsable du contrôle, quiest statutairement rattaché à l’entreprisedonneuse d’ordre (celle qui signe lecontrat avec l’entreprise sous-traitante)est seul. Il ne peut pas surveiller lechantier 24 heures sur 24. Mais il esttenu, cependant, de signer lesbordereaux et d’engager saresponsabilité sur la qualité du serviceaccompli par l’entreprise demécanique.Malgré ses demandes réitérées, il resteseul responsable et doit, pour éviter denuire aux travailleurs en statut précairede l’entreprise sous-traitante, signer lesbordereaux et accepter de croire surparole le chef d’équipe de nuit sur laqualité du travail fait. Cette situationest difficilement acceptable pour untechnicien qui connaît bien les métiersde la mécanique qu’il a pratiquéspendant vingt ans, et qui sait combienils recèlent de chausse-trappes. Lesconditions qui lui sont faites le placentdans une situation psychologiqueextrêmement pénible, qui le met enporte-à-faux avec les valeurs du travailbien fait, le sens de la responsabilitéet l’éthique professionnelle.

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les uns des autres, et les travailleurs deschômeurs… C. Dejours introduit ici le conceptde « souffrance éthique » : celle qui rongel’individu obligé d’assister ou de participer àla « banalisation du mal ». N’est-ce pas aussiparfois cette « souffrance éthique » que ressen-tent les intervenants, condamnés à « mettre desrustines » (sur des pneus crevés qui continue-ront à rouler sur des chemins semées declous...) ?

Crainte, mais aussi honte de protester quandon a du travail, en période de chômage etd’exclusion : évoquer la situation de ceux quisouffrent à cause du travail, déclenche souventune réaction de recul ou d’indignation « parceque l’on semble de ce fait témoigner d’uneincapacité à s’émouvoir du sort supposé pirede ceux qui souffrent à cause de la privation detravail »12.

Il y a aussi adhésion à une certaine culture del’entreprise, qui a repris à son compte desvaleurs phares de... mai 68 : « ainsi a été recon-nue au sein de l’entreprise, la validité de l’exi-gence d’autonomie, (devenue) une valeurabsolument centrale du nouvel ordre industriel.Aux mesures visant à donner une plus grandesécurité aux salariés ont été substituées desmesures visant à rendre plus léger le contrôlehiérarchique, et à prendre en considération ceque l’on appelle si joliment les « potentiels »des individus. L’autonomie a été en quelquesorte échangée contre la sécurité. Car l’octroid’une plus grande autonomie et d’avantagesindividualisés a eu pour effet le démantèlementdes unités organisationnelles (entreprises,services, départements) et des catégories depersonnes (groupes professionnels, occupantsd’un même type de postes, classes sociales),c’est-à-dire de l’ensemble des collectifs surlesquels les syndicats prennent tradition-nellement appui. Cette histoire montre ensomme l’incroyable souplesse du système,capable de répondre à des aspirations trèsdifférentes à travers le temps et de récupérerles idées de ceux qui étaient ses ennemis14 ».

Si C. Dejours se focalise sur les travailleurs, B.Conter15 souligne la similarité du discours socialtenu aux jeunes, aux travailleurs occupés, auxdemandeurs d’emploi : « Les jeunes qui sortentdes écoles aujourd’hui ont intégré la prophétie

selon laquelle les savoirs acquis seront dépassésaprès quelques années, que l’emploi à vien’existe plus, que la formation continues’impose comme une évidence. Le demandeurd’emploi doit prendre son destin en mains,adapter ses connaissances aux besoins de l’éco-nomie, s’activer, se former. Quant aux travail-leurs, il leur appartient d’anticiper les déclasse-ments ou licenciements en étant toujours atten-tifs à actualiser leurs compétences, à multiplierleurs atouts, à rester « employables » ».

Gérer sa vie...

Chacun est donc responsable à tout moment,de « gérer » sa vie (plus que de la vivre ?), d’êtreautonome, d’avoir un projet... C’est d’ailleursune caractéristique fondamentale de nossociétés modernes, où l’obligation de créer savie en être « libre » est devenu une valeur cultu-relle largement intégrée16 – d’où la disqualifi-cation, et la souffrance, de ceux qui n’y arriventpas.

C’est aussi sur une telle norme que reposentles nouvelles politiques d’insertion, dont« l’activation » est le maître-mot : « Là où l’onconsidérait, hier, que le chômage était unproblème d’équilibre de structures, on se rabataujourd’hui sur les comportements individuels.Il s’agit d’activer les individus – les remobiliser,les inciter et, à certains égards, les contraindre– de même que l’on active les allocationssociales. Ce changement d’approche n’est passans signification. Il revient à faire porter, nonplus sur les grands acteurs socio-économiques,mais sur l’individu – et peut-être sur l’individuseul – la responsabilité de son insertion dansl’emploi ou de sa situation professionnelle…L’état social actif veut donc dynamiser lesindividus, les extirper de l’inactivité danslaquelle la social-démocratie, l’Etat Providenceles a poussés »15.

... et sa santé

Beaucoup de soignants évoquent des patientsqui ne « se prennent pas suffisamment encharge », qui ne sont pas assez « responsables »,

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« autonomes »… Faut-il s’en étonner ?N’expriment-ils pas ainsi, même si c’est parfoisde manière inadéquate, l’immense « fatigued’être soi »17 générée par un certain type desociété ? Ne viennent-ils pas ainsi déposer leurbesoin de n’avoir pas à être forts, à être seuls,dans un lieu qu’ils imaginent comme un desderniers remparts où la dureté de la vie pourraits’atténuer ?

Certains patients veulent « tout, tout de suite »,attendent des certitudes, des solutions là où iln’y en a peut-être pas. Ces attentes démesuréessont certainement liées à l’évolution de lamédecine qui repousse toujours plus loin leslimites de la maladie, de la mort. Mais n’y a-t-il pas là, aussi, l’espoir de trouver une sécurité,des certitudes qui n’existent plus ailleurs – nidans l’appartenance à une communauté, ni dansle travail – ni dans l’avenir, finalement ?

Il y a aussi les patients revendicatifs, qui exigentleurs « droits » de manière parfois inadéquatevoire agressive – ne reproduisent-ils pas laviolence sociale dont ils sont victimes ? Neviennent-ils pas réclamer l’attention à laquelleils ont droit, d’autant plus fort et plus mala-droitement que les droits les plus élémentairessont parfois bafoués en d’autres lieux ?

Parce qu’il faut bien dire aussi que l’individubien portant apparaît de plus en plus, comme leresponsable désigné de sa santé, et plusparticulièrement de la « gestion » de celle-ci,tout comme le malade est responsable de lagestion de sa maladie – ou de sa maladie elle-même : il n’aurait pas dû fumer, il aurait dûécouter les conseils alimentaires, il aurait dûfaire de l’exercice physique...18 Nous devons,je pense, être extrêmement attentifs auxnouvelles normes, aux nouveaux discours quitendent à envahir le champ social, et à l’usageque nous en faisons, en toute bonne foi, dans ledomaine de la santé.

« Certains s’interrogent aujourd’hui », écrivaiten l983 le Groupe d’études pour une réformede la médecine (GERM) « sur les motifsprofonds de l’engouement récent manifesténotamment dans les sphères politiquesoccidentales à l’égard de l’éducation pour lasanté : le soutien officiel accru, à première vuealtruiste et de bon sens, aux campagnes et

actions qui visent à corriger les comportementsde vie malsains des individus n’est-il pas aussiune manière de développer et de répandre, defaçon plus insidieuse, l’idée que chacun estpersonnellement seul responsable de ses ennuisde santé ? En période d’affolement face auxdépenses croissantes des budgets de l’assurancemaladie, n’est-ce pas là une forme de propa-gande secondaire qui prépare idéologiquementle terrain à des mesures de limitation de lasolidarité sociale face aux risques sanitairesainsi qu’à la « personnalisation/privatisation »plus grande de la couverture de ces risques ? »19.Crainte prémonitoire...

Avoir une vision politique de la santé, cela peutse mettre en pratique à divers niveaux, dedifférentes manières : dans l’écoute que l’on avis-à-vis de la genèse sociale d’une maladie,d’un mal-être, ainsi que de la manière dont elleest vécue. Dans une interpellation constante desnormes véhiculées par les discours, les prati-ques, les dispositifs mis en place, qui peuventapparaître séduisants mais dont l’analyse peutmettre en lumière les aspects pervers, les enjeuxsous-jacents, l’obscure collusion avec deslogiques oppressantes. Enfin, en faisant lesalliances nécessaires pour que le droit à la santésoit aussi, et peut-être avant tout, un droit auxconditions qui favorisent la santé globale detous. Un autre monde est-il possible ?

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Notes

(1) Robert Castel, L’insécurité sociale.

(2) L’état social actif, un concept libéral pour unsocial à la marge ? Actes de la journée d’étudeorganisée par la Fédération des centres de servicesocial et par la Fédération des centres de servicesocial bicommunautaires 19/9/2002.

(3) Bruno Vinikas, « Derrière les concepts, lesidéologies » in L’état social actif, un concept libéralpour un social à la marge ? Actes de la journéed’étude organisée par la Fédération des centres deservice social et par la Fédération des centres deservice social bicommunautaire 19/9/2002.

(4) Marie Verhoeven, « Le champ de l’interventionsociale face aux mutations normatives » in L’étatsocial actif, un concept libéral pour un social à lamarge ? Actes de la journée d’étude organisée par laFédération des centres de service social et par laFédération des centres de service socialbicommunautaires 19/9/2002.

(5) Hugues Olivier Hubert, « L’état social actif :changer les individus à défaut de changer la réalitésocioéconomique » in L’état social actif, un conceptlibéral pour un social à la marge ? Actes de lajournée d’étude organisée par la Fédération descentres de service social et par la Fédération descentres de service social bicommunautaires 19/9/2002.

(6) Robert Castel, Les métamorphoses de laquestion sociale, Gallimard, Collection Folio/Essais1995.

(7) Andréa Rea, La société en miettes, EditionsLabor, Collection Quartiers Libres, l997.

(8) Pierre Bourdieu, Contre-feux 2, Pour unmouvement social européen, Editions Raisons d’agir,2001.

(9) Marianne Prévost, « L’Europe forteresse oucomment se tromper d’ennemi », Santé conjuguéen°34, octobre 2005.

(10) Corine Gobin : « La contre-réforme de l’Unioneuropéenne : contre la sécurité sociale, collective etdémocratique », Cahiers marxistes 231, juillet-août.

(11) Bernard Mars, Lettre ouverte aux gourous del’économie qui nous prennent pour des imbéciles,éditions Albin Michel, 1999.

(12) Christophe Dejours, Souffrance en France. Labanalisation de l’injustice sociale, Editions du SeuilCollection Points 1998.

(13) André Rea, « Politiques d’immigration :criminalisation ou tolérance ? », Santé conjuguéen°34, octobre 2005.

(14) Guy Lebeer, Les maisons médicales : un mouve-ment critique en crise ?, intervention lors du Xèmecolloque de la Fédération des maisons médicales,19-20 octobre 2002 « De la valse à trois temps à lavalse à mille temps ».

(15) Bernard Conter, « Les politiques d’emploi et deformation au tempo de l’Etat social actif » in L’étatsocial actif, un concept libéral pour un social à lamarge ? Actes de la journée d’étude organisée parla Fédération des centres de service social et par laFédération des centres de service socialbicommunautaire 19/9/2002.

(16) J.C. Kaufmann, L’invention de soi. Une théoriede l’identité, Armand Colin 2004.

(17) Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, PochesOdile Jacob, 1998.

(18) Marianne Prévost, « Participation des patients :les avatars d’un concept », Santé conjuguée n° 28avril 2004.

(19) Thierry Poucet, « L’Education pour la santé :un courant qui passe… ou une mode qui passera »,Actualité Santé n° 49, février l983, GERM.