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25 Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27 CAHIER LES JEUX DE L’ARGENT ET DE LA SANTÉ (et des soins de santé)

cahier Santé conjuguée n°27 - janvier 2004 (pdf, 5.1 Mo)

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25Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

L ’ A R G E N T

LES JEUX DE

CAHIER

LES JEUX DE L’ARGENT ET DE

LA SANTÉ

(et des soins de santé)

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C A H I E R

Serez-vous étonné si j’avance qu’il est difficile de parler de santé sans parler d’argent ? Pardonnez-moi, j’aurai du savoir que cette question ne méritait qu’une dénégation condescendante. C’estvrai que nous avons déjà abordé le sujet sous l’angle de la politique de la santé (Santé conjuguéen°1), de la théorie du forfait (n°3), de la sécurité sociale (n°5), des difficultés financières d’accèsaux soins (n°8), du médicament (n°14), sans compter les innombrables fragments consacrés àl’argent éparpillés dans la majorité des articles que vous nous avez fait l’honneur de lire dansnotre revue.Pourtant, ces nombreuses contributions laissent dans l’ombre quelques questions touchant aurôle de l’argent dans la relation thérapeutique, à la façon dont les médecins vivent l’échangefinancier dans cette relation, aux différentes perceptions face aux pratiques à l’acte et au forfait,à l’évaluation de l’utilité de dépenser plus d’argent pour avoir plus de santé (le thème a étéentamé avec brio par Marc Renaud dans notre n°1, épuisé...) ou encore à ce que l’argent de lasanté nous dit de la politique. Éclairons donc ces coins d’ombre.

Regards croisés sur l’argent dans la relation thérapeutique

L’argent en médecine page 30Michel Delbrouck, médecin, psychothérapeute, formateur ; président de la Société Balint belgeQuelques réflexions à propos de la fonction et du signifiant de la place de l’argent au sein de larelation médico-thérapeutique au sens large du terme.

Faut-il de l’argent pour faire du sujet ? page 37Transcription d’une conversation avec Jean-Pierre Lebrun, médecin et psychanalysteComment la mutation du lien social modifie-t-elle le rapport à l’argent dans la relation desoins ? Quelle lecture peut-on faire du payement à l’acte et du forfait dans ce contexte ?

Usagers de drogues : quelle valeur attribuer à l’argent ? page 41Interview de Jean-Pierre Jacques, médecin et psychanalysteLes usagers de drogues ont un rapport à l’argent qui sort parfois de l’ordinaire. Comment cerapport particulier à l’argent résonne-t-il à l’intérieur de la relation thérapeutique ?

L’argent dans la relation thérapeutique page 46Pierre Drielsma, médecin généraliste au centre de santé Bautista Van SchowenL’argent sacré, désacralisé, substitut de violence, image de la quête des biens matériels : l’auteurtrouve une satisfaction éthique à ne plus l’employer dans la relation thérapeutique grâce auforfait qui lui permet de se concentrer avec le patient sur la quête du sens (et du non-sens) de lamaladie.

Écouter les patients page 50Marie-Pierre Van Eetvelde, médecin généraliste à la maison médicale des Riches ClairesL’écoute des patients nous en dit toujours plus long que les grands discours sur la place del’argent.

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L’argent des médecins

Brève histoire de l’argent des médecins page 51Axel Hoffman, médecin généraliste à la maison médicale Norman BethuneQuelques dizaines d’années de sécurité sociale généralisée ont effacé des mémoires les rapportsanciens entre médecine et argent. Petit rafraîchissement.

L’argent et la valeur page 54Lauwrence Cuvelier, médecin généraliste à la maison médicale EnseignementQuel sens cela peut-il avoir d’établir un montant fixe de consultation quand la quantité d’argentn’a aucun rapport avec la valeur de la relation ?

Donner et recevoir page 56Élisabeth Maurel-Arrighi, médecin généraliste, FranceQu’est-ce qui fait courir les docteurs ? L’argent et la notoriété ? L’allure triste et hautaine deceux qui collectionnent les actes et les chèques allant avec ? La réalité des charges économiques ?

Et vous comptez payer le médecin comment ? page 59Muriel Renaut, acceuillante à la maison médicale des MarollesTout le monde a droit aux soins, tout travail mérite salaire.

Précarité, argent et relation au soin page 61Marie-Anne Puel, médecin généraliste, présidente de la Société Balint françaiseLe malaise des soignants face aux patients en situation précaire.

Honoraires et salaire ou le médecin face à l’argent page 63Jean Gillis, médecin généraliste, past président de la Société Balint belgeEn ces temps difficiles pour équilibrer le budget des soins de santé, il est intéressant deparcourir les notions d’honoraires et de salaires.

Acte ou forfait : vrai ou faux débat ?

Payer ou pas payer page 66Da Giau Faustina, présidente de la Coopérative des patients au centre de santé de Bautistavan SchowenComment les usagers s˙approprient-ils le système de soins avec inscription et forfait ?

Paroles de patients autour du forfait page 67Marianne Prévost, sociologue à la Fédération des maisons médicales et Robert Bontemps,médecin, directeur à Question santéLors d’une enquête de satisfaction réalisée à la maison médicale de Forest, les patients sesont exprimés sur le principe du forfait.

Le forfait, avant et après page 68Myriam Provost, médecin généraliste à la maison médicale du NordAlors qu’ils travaillaient encore à l’acte, les membres de la maison médicale Nord ont établiune liste méthodique des avantages et inconvénients supposés du forfait. Quatre ans après lepassage au forfait, ils revisitent cette liste.

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De quelques (bonnes et mauvaises) raisons de rester à l’acte page 71Axel Hoffman, médecin généraliste à la maison médicale Norman BethunePériodiquement, la maison médicale Norman Bethune, qui fonctionne « à l’acte », se pose laquestion : et si nous passions au forfait. A ce jour, la réponse est demeurée négative. Voicinos raisons, bonnes et mauvaises.

Le forfait au quotidien page 73Gulsum Poyras, médecin généraliste à la maison médicale Sainte-MarieA Schaerbeek, la maison médicale Sainte-Marie est passée au forfait en 2000 avec unegrosse patientèle déjà existante. Récit d’une expérience.

« La relation de soins est-elle encore une relationquand il n’y a pas d’échange financier ? » page 75

Pascal Oliveira, assistant social à la maison médiale d’AnderlechtEn échange de l’argent du patient, le médecin donne son savoir, sa compétence, son temps,son écoute, ses ordonnances. En serait-il autrement si le patient ne payait plus ?

L’argent et les soins page 77Pierre Grippa, médecin généraliste à la maison médicale à ForestSa double expérience du payement à l’acte et au forfait amène l’auteur à montrer que lemode de payement n’apparaît que comme une modalité contractuelle particulière, historiqueet culturelle, du cadre de la relation thérapeutique.

Plus d’argent pour plus de santé ?

Trop d’assurance peut-il être néfaste ?Théorie du risque moral ex post en santé page 81

David Bardey, chercheur au Laboratoire d’économie industrielle, CREST-LEI), AgnèsCouffnhal, collaboratrice, Michel Grignon, collaborateurLe niveau d’assurances choisi par la collectivité n’est-il pas trop élevé et ne risque-t-il pasd’entraîner des consommations inutiles ?

Pourquoi certaines populations vivent-elles plus longtemps que d’autres ?De l’avantage d’être riche, cultivé et Japonais page 90

André-Pierre Contandriopoulos, professeur titulaire au département d’administration de lasanté de la faculté de médecine de l’université de MontréalLes soins de santé n’ont qu’un impact limité sur la longévité et la santé : de nombreux autresfacteurs y concourent, parmi lesquels la répartition égalitaire des ressources.

Argent et santé dans le champ politique

Le libéralisme en médecine vu sous l’angle « maussien » page 95Michel Bass, médecin de santé publique et sociologue, responsable d’une association deconseil et d’évaluation en santé communautaireLes modes classiques de gestion de l’argent, qu’ils soient libéraux ou régulés par l’État, nerendent pas compte de ce qui se joue dans la relation de soins. Il importe de découvrir denouveaux modes d’échange qui fassent une vraie place à la personne dans un réseau deréciprocité.

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LES JEUX DE

L’argent et les maisons médicales page 102Pierre Drielsma, médecin généraliste au centre de santé Bautista Van SchowenLeurs prises de position vis-à-vis de l’argent situent les maisons médicales dans le champpolitique.

Conclusion

Quelques impressions à la lecture de ce cahier page 104Axel Hoffman, médecin généraliste à la maison médicale Norman BethuneOu « Peut-on vraiment conclure une discussion d’argent ? »

:

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L’argent en médecine

Lecture historique etphilosophique

Une approche historique de l’argent nousmontre que la conception de l’argent a évoluéau fil du développement de l’humanité et descivilisations. Absent au néolithique, où leshommes évoluent sous l’influence du religieux,l’économie est celle du don. Les dieux ontfourni aux hommes tout ce dont ils disposenten ce y compris la santé et les hommes leurrendent hommage par des dons et des sacrifices.L’économie de l’échange apparaîtra ensuiteavec le début du commerce. Les monnaiesd’objets divers (cailloux, éponges, dentsd’animaux, coquillages, perles, etc.) setransformeront dès l’apparition de l’écriture, enmonnaies métalliques (bronze, fer, argent, or).Dans nos campagnes, combien de médecins,sans doute plus âgés, n’ont-ils pas connus cespropositions d’échange d’honoraires par despayements en nature (légumes, œufs, volailles,etc.) ? Par suite d’abstractions successives, àpartir de la capacité d’écriture, la monnaiepapier, la monnaie scripturale, les échangesbancaires, et les échanges virtuels d’argent viales transmissions électroniques sont venuscompléter l’arsenal des outils de transactions,y compris au sein de la consultation médicalepuisque la carte bancaire y a fait son apparition.

Du point de vue symbolique1, par opposition àl’or, qui est principe actif, mâle, diurne, igné,l’argent est principe passif, féminin, lunaire,aqueux et froid. Sa couleur est le blanc, le jauneétant celle de l’or. Cependant, présente du tempsdes Égyptiens qui allaient chercher l’or dans ledésert du Sinaï et pour qui l’or était la chair desdieux ou dans la quête alchimique de la PierrePhilosophale du Moyen-Age (transmutation enor), la référence à l’or est toujours actuelle.

Du point de vue philosophique, selon Platon2,« ce que recherche, ou ce que doit rechercheravant tout le médecin, ce n’est ni à gagner del’argent, ni à obtenir pour lui-même un bienquelconque » (reconnaissance, honneur, etc.).Tout comme « celui qui s’efforce de bienexercer son art », le médecin « ne réalise ni necommande jamais pour lui-même le bien ultime(…), mais toujours pour le sujet auquel ilcommande » (République). Platon en estconvaincu : « ce que doit rechercher le médecin,c’est l’intérêt, le bien du malade, jamais lesien ».

Selon la tradition chrétienne, la maladie alongtemps été considérée comme une fatalitéayant valeur d’avertissement et de châtimentdivins. Le pauvre a trois visages : il est l’écono-miquement faible, celui qui vit dans le manqueet ne peut satisfaire ses besoins vitaux ; il estaussi celui qui connaît le malheur, ploie sous lafatigue, la douleur et est exclu de la cité. Il estle pauvre « spirituel », humble de cœur n’ayantpas en lui-même d’orgueil. Dans cette concep-tion, l’aide apportée au malade ne se différenciedonc pas de celle apportée aux autres pauvres.

Lecture psychanalytique

Sigmund Freud avait remarqué la prépon-dérance de certains traits de caractère chez lespatients névrosés obsessionnels présentant unérotisme anal particulièrement marqué,confirmant la fixation et la régression à ce stadepar des comportements ordonnés, économes etavares. Il décrit le concept de « complexe del’argent » chez l’Homme aux rats3 notammentà propos des honoraires qu’il demande à sonpatient, évoquant la problématique de l’héritagede son père.

○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○○MichelDelbrouck,médecin,psychothérapeute,formateur ;président de laSociété Balintbelge.

Cet article ne prétend pas englober oudécrire la problématique de l’argentdans sa globalité. Il veut simplementrassembler quelques réflexions àpropos de la fonction et du signifiantde la place de l’argent au sein de larelation médico-thérapeutique au senslarge du terme. Les aspects et les enjeuxsocio-économiques sont esquissés et nefont pas l’objet du propos.

(1) Chevalier J.,Gheerbrant A.,Dictionnaire dessymboles, Paris1969, 1982, Ed.Robert Laffont, p.75.

(2) Gomes Marie,« Dévouement etbien-être dumédecin dePlaton à nosjours», in Revuede la SociétéBalint Belgique,Bruxelles,numéro 90,février 2004.

(3) Freud S.,CinqPsychanalyses,Paris, PUF, p 215& 238.

(4) Marie-Cardine M.,« L’argent et lemodèleéconomique enpsychothérapie »,in GUYOTAT J.,Psychothérapiesmédicales, Tome1. aspectsthéoriques,techniques et deformation, Paris,1978, Masson.

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Le rôle de l’argent4 dans l’appareil psychiqueinterviendrait à deux niveaux, celui d’un objetmatériel réel, de la réalité extérieure au patientet celui d’un objet de sa réalité interne, fantas-matique et symbolique. Cette notion d’argentapparaît chez l’enfant au moment de la périodede latence, après la fin du complexe d’Œdipe.L’argent peut être identifié comme quelquechose de sale et de destructeur ou au contrairede précieux, cadeaux que l’on donne ou retientou que l’on prend et par quoi on valorise oudévalorise l’autre. En tant qu’objet phallique,il pourra signifier valeur, puissance paternelleet virile.L’argent peut également avoir commeéquivalents symboliques les affects et unetraduction des valeurs narcissiques que l’on seporte à soi-même, car il donne sécuritéphysique, biologique et alimentaire de mêmeque sentiment de puissance, de prestige,d’estime de soi et d’amour propre. Guyotat5 vaparler, en paraphrasant Winnicott, d’objettransactionnel.

L’argent évoque alors échange, négociation,commerce et relation entre individus.L’argent est également symbole de la libido,c’est-à-dire d’énergie psychique. A ce titre, laprésence tangible de l’argent au sein de larelation thérapeutique prend du sens etsignifiant d’investissement et d’engagementpersonnel dans le processus psychothéra-peutique.

La psychanalyste anglaise d’origine hongroise,Mélanie Klein, vient nous apporter quelqueéclairage grâce à ses conceptions théoriques dela petite enfance.En effet, elle nous parle d’avidité. L’idée quele sein de la mère est si bon qu’il satisfasse lesbesoins pour toujours, Mélanie Klein6 l’appelle« le fantasme du sein intarissable ». Lanostalgie de l’univers prénatal est fondée surl’idéalisation de l’union avec la mère, lieudevenu imaginaire où règnent des états dequiétude et de satisfaction absolue. Le désirprécoce d’une telle condition pourrait être àl’origine de la soif de richesses inépuisables.Le bébé selon elle, déteste être frustré maiséprouve un ressentiment envers « l’abondancemême du lait ». Ce concept kleinien de réactionnégative, s’appelle l’envie. Plus nous désironsquelque chose et plus nous investissons la

capacité de satisfaire ce désir, plus nous envionsla personne qui a cette capacité. Plus l’autrecomble ce désir, plus nous l’envions. En latininvedia du verbe invedeo signifie regarder avecmalveillance, avec envie et jalousie. L’envierépond au désir de dégrader le bien qui nousest fait, même lorsque nous en sommesbénéficiaires. Ces concepts nous aident àcomprendre l’attitude de certains enfants oucertains patients, prêts à détruire leurs jouetspréférés ou leur soignant préféré car ils nepeuvent supporter cette dépendance.

Lecture phénoménologique7

Nous décrirons deux modes d’exercices de lamédecine à savoir la pratique dite libérale et lapratique de type institutionnelle ou publique.

● Pratique de type libéral ou traditionnel

Dans ce type d’exercice, nous placerons la curepsychanalytique ou psychothérapeutique et larelation médicale classique.Le médecin et le malade forment un genre desociété d’investissement mutuel. En effet, lepatient attribue au médecin de l’« énergie hono-rifique » sous forme de notoriété, de prestigedont le médecin tire réussite, satisfaction etsurplus de confiance en lui. Le malade récupèrelui aussi du plaisir à être soigné par un médecinde bonne réputation.Le médecin reçoit d’ailleurs des honoraires quiétymologiquement vient du latin honorare :traiter avec respect, estime et considérationprocurant de l’honneur et de la distinction. Iln’y a pas, du moins théoriquement, de relationentre le service gratuit, rendu par le médecin etla rémunération qui doit être d’autant plusélevée qu’elle est une sorte de sacrifice, de rituelde l’acte religieux ou médical. L’argent reçu parle médecin, sert donc à rendre honneur et àsouligner l’importance du service rendu aupatient. Bien entendu, il sert cependant celuiqui le reçoit à vivre, bien que cet aspect puisseêtre considéré dans un premier temps commeaccessoire et quelque peu ignoré et nous verronspourquoi plus loin. Le cadeau (inutile) offerten plus des honoraires souligne bien le caractèrehonorifique de la rémunération. Le sens duterme thérapeute en grec signifie d’ailleurs

(5) Guyotat J.,Psychothérapiesmédicales, Tome

1. aspectsthéoriques,

techniques et deformation, Paris,

1978, Masson.

(6) Segal H.,Introduction à

l’œuvre deMélanie Klein,Paris, 199, Ed.

Puf.

(7)Phénoménologie :

science dont latâche est de

déterminer lavalidité et leslimites de la

connaissancesensible, de

mettre à jour lesstructures de base

des phénomènesen ce y comprisleurs propriétés

et caractèresspécifiques.

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serviteur.Nous voyons donc le caractère complexe decette approche. Il existe d’ailleurs un tabou àparler d’argent que l’on retrouve tant dans lesécrits des conseils de l’Ordre, que dans ceuxdes idéologies politiques de gauche ou lesmouvements syndicaux de médecins où jusqu’ily a peu le montant des honoraires étaitrelativement peu nommé. Il existait ou il existeun lien entre l’argent et le prestige. On devraitpayer cher ceux que l’on estime beaucoup.

L’autre aspect de la relation médicale consisteen la prise en charge du malade par le médecin.La maladie signifie, qu’on le veuille ou non,régression organisée et autorisée au planindividuel et collectif. Ce patient souffrant seremet entre les mains de son médecin quiaccepte de prendre le rôle du parent symbolique.En se faisant le médecin se met à la dispositionet au service de son patient lui donnant de sontemps, de sa personne, de sa compétence,sacrifiant pour un temps ses préoccupationspersonnelles pour faire siennes celles de sonpatient. Nous voyons d’ailleurs ici combiencette prise ne charge peut devenir le lit du burn-out8. Les aspects contre-transférentiels de cettefonction thérapeutique représentent unedépense d’énergie psychique et physique, uneperte de « libido narcissique ». Le médecingarde son sang froid, gère la distance théra-

indépendante et d’être à l’abri des préoccupa-tions matérielles. Une certaine aisancematérielle devrait d’ailleurs lui permettre derestaurer les attaques faites à son amour-propre.Rappelons que l’Ordre des médecins et le codede déontologie enjoignent le corps médical àdemander leurs honoraires avec modération eten relation avec l’état pécuniaire du patient.Nos collègues juristes reçoivent également deshonoraires car ils doivent, eux aussi, gérer dessituations et des affects importants.L’honoraire payé en nature (poulet, œufs,légumes, etc.) de plus en plus rare dans noscontrées, paraît tout à fait acceptable dans uncontexte ou en son temps mais actuellementplus inhabituel sauf en cas de paupérisme.

Un autre aspect propre à la relation médicaleduelle consiste en la notion de dette moralecontractée par le patient malade vis-à-vis de sonmédecin. Beaucoup de patients supportent mald’être soignés gratuitement et s’ils ne le peuventpas, veulent combler la dette par des cadeauxne fut-ce que symboliques, voulant ainsi hono-rer leur soignant. A l’instar du médecin, lepatient doit protéger et préserver son narcis-sisme mis à l’épreuve par la maladie, la régres-sion, l’état de dépendance parfois long etpénible dans lequel la maladie le place à la foisvis-à-vis de la société et vis-à-vis de sonmédecin. Dans les cas où sa situation financière

(8) Cf. cesnotions dans :Delbrouck M.(éd.), Le burn-outdu soignant, lesyndromed’épuisementprofessionnel,Bruxelles, 2003,De Boeck,Collect. Oxalis.

L’argent en médecine

MédecinHonoraire

InvestissementNarcissismedu médecin

PatientDette moraleRegressionNarcissismedu patient

ArgentObjet transactionnel

peutique, subit parfois les assauts affectifs dupatient, supporte rapprochement et éloignementdu patient, écoute, apporte réconfort et compré-hension, supporte les agressions et tente de lesréparer. La souffrance, la mort, les traumatismesrestent en filigrane au sein de chaque relationthérapeutique. Tous ces mouvements sollicitentson quota de « réserves narcissiques ». Lafonction de la rémunération compense chez lemédecin ces pertes d’énergie, lui rend honneur,lui permet de vivre de manière suffisamment

ne lui permet pas, un tiers viendra l’aider àsavoir la sécurité sociale.Silence pudique ou argent tabou, la rumeur nousdit que les médecins chinois ne sont payés quelorsque les patients sont en bonne santé. Dansnos pays, le soignant est payé lorsqu’il dispensedes soins au patient souffrant. L’introductionde l’argent au sein du colloque singulier révèlela réalité sociale de l’individu en face dumédecin. Le soignant ne peut plus y échapper.Quand la maladie grave et la souffrance

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arrivent, demander de l’argent peut semblerinconvenant. Il paraît alors inadéquat, injuste,indélicat de réclamer ses honoraires. Alors queles heures de travail s’allongent, se complexi-fient, deviennent lourdes à porter pour lesoignant, demandant plus de compétence, desavoir-faire et de savoir être.Quand la mort arrive chez un de nos patients,se faire honorer est indécent au vu de la relationlongue et profonde qui existe entre eux.L’employé de pompes funèbres ne lésine pascependant sur sa facture. Ici le culte des mortsintervient et la famille veut payer ce qu’il y ade plus beau pour son défunt. Les médecinsd’antan envoyaient alors leur note d’honorairessur papier libre, quelque temps après le décèsou l’affection médicale grave. Actuellement, latarification se fait acte par acte sur du papiertrès administratif empêchant l’expression desmarques d’affection, d’attachement ou d’estimeau défunt et à sa famille.

L’argent au sein de la consultation est un agentrégulateur et doit correspondre à la qualité duservice et à la valeur intrinsèque du soignant.La générosité ne consiste pas à ne rien deman-der au patient ou à réduire considérablementses honoraires. Cette générosité peut se marquerpar une qualité d’attention et d’écoute, une prisede temps et d’accueil, de la compétence, lafaculté d’appréhender toutes les facettes duproblème et d’intégrer la plainte dans uneproblématique plus large. Soigner le symptômeou chercher un diagnostic sont deux démarchesdifférentes. Replacer le symptôme dans uncontexte familial et sociétaire et intégrer unedouble lecture à la raison du contact représenteun plus pour le patient.Ne pas faire payer la dette, c’est-à-direl’honoraire, entraînerait le patient dans unedépendance morale vis-à-vis de son thérapeute.Il se sentirait obligé de combler la dette par descadeaux ou une re-narcissisation de son théra-peute comme peut-être il a dû le faire avec sesparents au moi faible. Le juste consensuséquilibré entre le patient et le thérapeute évitecette contre-dépendance. Dans ce cas, le cadeauprend uniquement valeur signifiante de recon-naissance.A contrario, le paiement de l’honoraire n’apurepas nécessairement la dette morale. Cetteconception me paraît vraie et fausse à la foiscar elle ne tient pas compte de tout l’aspect

transférentiel et contre-transférentiel de larelation thérapeute-patient. La fonctiond’attachement et de lien dépasse et transcendecelle des honoraires bien que ceux-ci libèrentmoralement les deux parties. La relationthérapeutique est le lieu d’un échange de libidopsychique, d’énergie dont l’argent ne seraitqu’une des formes symbolisées.

● La demande d’honoraire

Beaucoup de jeunes médecins n’osent pasdemander leurs honoraires (sujet fréquent dansnos groupes Balint). Ils en sont parfois trèsperturbés alors qu’ils sont en équilibre financierprécaire. Chez le praticien, fatigué, découragé,en burn-out, une colère pourrait faire exagérerle montant de ses honoraires comme pour sevenger, se dédouaner du manque de reconnais-sance qu’il n’a plus dans sa profession. Appeléde nuit pour une peccadille, au départ de savisite, le souhait de « saucer » le client, décroîtsouvent au fur et à mesure de la consultationde nuit pour en aboutir souvent à la normali-sation du prix sinon moins en cas d’anxiété oude pauvreté manifeste. Rappelons quel’augmentation du montant des honoraires restepermis en cas d’exigences particulières (cf. codede déontologie).

● Le montant de l’honoraire

L’honoraire représente la valeur que le médecinse donne ainsi que la valeur que le patient luiattribue. Le montant est la somme à laquelle ils’estime et pour laquelle le patient s’estimevaloir. Un consensus conscient ou inconscient,verbalisé ou non permet aux deux parties des’accorder.Chaque homme connaît inconsciemment sapropre valeur et les problèmes surgissent dèsque l’on surestime ou sous-estime ses capacités.Lorsque le montant de l’honoraire est surestimépar le soignant, il engendre culpabilité et anxiétéet provoque des dépenses excessives compul-sives pour des biens de peu de valeur ou parune accumulation compulsive de biens(consommation ostentatoire). Des symptômesde stress peuvent apparaître, nés du sentimentque le médecin trompe le patient et qu’il craintsa vengeance. Parfois il peut refouler samauvaise conscience qui se manifeste alors sousforme de maladies psychosomatiques. C’était

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le cas de Rockfeller qui se soulageait par ailleursd’une partie de sa fortune.Lorsque l’honoraire est sous-évalué par lesoignant, il se voit parfois octroyé d’un surplusde quelques euros par le patient, et honteuse-ment gratifié d’un pourboire pour la peine qu’ils’est donné. La sous-estimation pourraitsignifier un manque de confiance, d’assuranceou d’estime de soi de la part du soignant ?S’agit-il d’une fausse modestie ou d’uneincapacité à gérer son patrimoine ?Pour Wiseman9, « l’argent constitue un moyende communiquer l’estime dans un langage sanséquivoque et sans nuance. Le pouvoir del’argent est incontestable. En tant que tel, il estle plus ardemment recherché par ceux quidoutent d’eux-mêmes au point de tout faire pourobtenir une confirmation officielle de leurstatut. En même temps, l’argent est comme unedrogue qui peut faire disparaître la dépressionou stimuler l’action ou enfin qui peut calmer ettranquilliser. »Le docteur Jacques Elliot, cité par Wiseman10,définit « la difficulté d’un travail en fonctiondu temps durant lequel un individu est le seulresponsable de son accomplissement – ilnomme cette entité « période de libre déci-sion ». Il découvrit que les gens qui partagentla même période de libre décision revendiquentà peu près le même niveau de rétribution ; pluscette période est importante plus ilsrevendiquent une rétribution élevée. Le poidsvéritable d’un travail correspond au degré depouvoir de décision qu’il laisse au travailleur.Plus le résultat est incertain, plus ce poids estdifficile à supporter. Les tâches les plus nobleset les plus difficiles sont aussi celles quicomportent le plus de liberté de décision et deresponsabilité. » L’exercice de la médecine nerevêt-elle pas ces qualificatifs de noble etdifficile ?

● La pratique institutionnelle

Cette pratique se caractérise par la prise encharge d’une partie ou de la totalité du payementde l’argent par un tiers, la sécurité sociale oules assurances. Il ne s’agit plus ici d’un hono-raire mais bien d’un salaire rétribué au médecinpar l’institution hospitalière, la sécurité sociale,les caisses d’assurance ou d’invalidité. C’est legroupe social, la société qui paie la rémuné-ration du médecin et il y a dilution ou absence

d’interaction directe entre le patient et sonmédecin à travers l’argent.Le tiers social ou tiers payant introduit la notionde triangulation. La relation n’est plus duelleet les enjeux inconscients d’honorabilité,d’estime, de dette morale du patient sont enpartie réduits sinon évacués, du moins dans lechef des politiques et des assurances. Il n’enest pas de même pour les médecins. N’oublionspas l’inconfort et le stress professionnel

(9) WisemanThomas, L’argentet l’inconscient,étude d’uneobsession, Paris,1976, Ed. RobertLaffont, collect.Réponses.

(10) Ibidem.

(11) Delbrouck,opus cite supra.Taux de suicide leplus élevé parrapport à lapopulationglobale.

L’argent en médecine

grandissant des médecins hospitaliers enparticulier des femmes médecins hospitalières11.L’argent n’est plus directement échangé au seinde la consultation. Une dimension importantedu rite et du fondement de la relation théra-peutique s’est profondément modifiée et sansdoute pas dans la direction la plus souhaitablepour les bonnes relations médecin-malade.L’introduction de la partie tierce entraîne danscertaines situations la création du « couplemédecin-patient » face au « groupe ou tierssocial » que les deux parties perçoivent commeune Mère omnipotente, anonyme, bonne etmauvaise à la fois qui gratifie ou refuse depayer, dans un cas les rémunérations, dansl’autre leurs remboursements ou indemnités,sans recours facilement et rapidementnégociables. Nous concevons bien qu’enmatière de consultation psychothérapeutiquecette dimension et cette présence de l’argentcomme tiers au sein de la relation thérapeutiquereste capitale.

Lecture socio-économique

Nous l’avons exploré, la valeur narcissique del’argent peut prendre une grande place dans les

Groupe ou tiers social

Couple médecin-malade

PatientMédecin

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LES JEUX DE

comportements car il permet de se positionnerdans la hiérarchie sociale et amène la puissancesinon le pouvoir social. Le danger réside dansle glissement entre le terme de pouvoir et demise en valeur sociale et la notion de domi-nation sinon d’exploitation de l’autre. L’argenta valeur de destruction et d’oubli de l’autre.L’argent donne le pouvoir d’acheter les armesles plus sophistiquées, et les plus destructrices.L’industrie de l’armement a toujours relancél’économie et beaucoup de peuples sacrifientou ont sacrifié leur patrimoine tant pouragresser que pour se défendre légitimement del’agres-seur et de l’exploitant. Il est curieux quedes sociétés au départ nourries de hautes valeursde partage, comme les sociétés communistesou révolutionnaires, certaines églises, oucommunautés religieuses de tout bord se sontvite vues infiltrées par des dirigeants avides depuissance et de richesse, devenant de nouveauxtsars modernes réduisant les mêmes ou d’autresserfs. Les anciennes classes exploitées devien-nent les nouvelles classes dirigeantes sinonexploitantes à leur tour. Comme si l’hommeétait par nature ambivalent, alternant sa positiond’exploiteur à celle d’exploitant.Le soignant n’échappe bien entendu pas à cerisque et il a à rester vigilant quant au pouvoirmédical fut-il financier ou autre. L’argent aideà replacer au sein du chaos le système de hiérar-chie de valeurs. Le médecin est bien placé pourpercevoir les besoins et les insuffisances écono-miques de la population car il est en premièreligne. Est-ce une raison pour lui demander derésoudre les problématiques des ressourcessocio-économiques que le politique et le socialne peuvent résoudre ?

● Position sociale actuelle du médecin

Actuellement, le médecin n’a plus la reconnais-sance sociale qui le plaçait à distance du patient.Sa situation financière et sa position sociale ontchangé dans le sens d’une perte d’estime et deprestige. Le climat d’insécurité sociale etd’agression, les tracasseries bureaucratiques, les« humiliations administratives », le numerusclausus inadéquat, l’épuisement professionnelrendent le médecin sur un plan économiqueproche de celui de la majorité des employés.Cette distance créée par la notion d’argent tiersqui permettait d’assumer la dette morale dupatient et d’honorer le médecin pour son

engagement thérapeutique et par la même derespecter les deux parties, a disparu. Au momentoù 50 % des médecins présentent un épuise-ment émotionnel12, en pré burn-out, lesrevendications syndicales des médecins se fontplus précises et évoquent clairement depuisquelques années la revalorisation du montantdes honoraires. La situation a donc changé.Il est curieux que ces revendications se fassentà ce niveau car elles ne peuvent plus l’être auniveau de sa position « à distance de ». Ladéconvention partielle admise serait-elle unmoyen terme pour les cas lourds et difficiles ?Il y a injustice quand il y a déséquilibre ouexploitation de l’un par l’autre.

● L’insécurité du médecin

Le système de la médecine libérale et desindépendants est à la fois attrayant et vicieux.Il suscite l’initiative, stimule la saine compéti-tion et permet l’investissement financier etl’emploi. D’autre part, tel qu’il est conçu, il créepar l’insuffisance de retraite et de couverturesociale (maladie, hospitalisation, incapacité,invalidité) une injustice sociale flagrante.Combien de médecins n’ont-ils pas de revenusgarantis, ni d’assurance et se retrouvent entre50 et 70 ans en situation médicale et écono-mique précaire. Les salariés sont souvent plussécurisés que les indépendants non obstant leurssignes extérieurs de richesse. Ce déséquilibreentre l’audace, le courage des investissementset la prise de responsabilités des indépendantset leur insécurité pour leur état de santé et leurretraite devrait trouver à court terme dessolutions.Sans entrer dans les clichés surannés, la notionde petit médecin de campagne et de richissimepraticien de la grande ville entretient chezcertains soignants des rancœurs et des insatis-factions.

● L’insécurité du patient

La pauvreté et l’incapacité pour un plus grandnombre de patients d’accéder aux soins de santésont intolérables. Le droit à la santé, inscrit dansla chartre de l’Organisation mondiale de la santéest claire sur ce point. Trop de sans-abri, dedélaissés, de personnes handicapées ou maladesne peuvent raisonnablement se faire soigner tantle coût des soins est onéreux.

(12) DelbrouckM. (éd.), Le burn-

out du soignant,le syndrome

d’épuisementprofessionnel,

ibidem.

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Pour cette frange de la population, la pratiqueinstitutionnelle reste indispensable et répond àses besoins immédiats. Il reste que la probléma-tique inconsciente, telle décrite plus haut ne peutêtre abordée avec ces patients. D’autres aspectsplus essentiels et vitaux prennent à juste titre lepas sur celle-ci.Parmi les patients démunis, il y a ceux que l’onfait payer et ceux que l’on ne fait pas payer,puis ceux qui ne veulent pas payer et ceux quine peuvent pas payer, ceux pour qui l’honoraireest réduit en tout ou en partie : les démunis, lescas sociaux, les sans-abri, les tiers payants, lesplus pauvres, les drogués (curieusement) ou lesalcooliques sans le sous, les amis, les veuvesde confrères et les confrères.

L’argent en médecine

Bibliographie

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Transcriptiond’une

conversationavec Jean-PierreLebrun, médecinet psychanalyste.

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Comment la mutation du lien socialmodifie-t-elle le rapport à l’argent dansla relation de soins ? Quelle lecturepeut-on faire du payement à l’acte etdu forfait dans ce contexte ?

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● Santé Conjuguée : On décrit le sujethypermoderne comme enraciné dans un mondeoù les récits de légitimation ont disparu, commeun sujet individualiste en quête de satisfactionimmédiate et exigeant la santé perpétuelle, laperformance ; comme un sujet du règne de lamarchandise et de l’argent.Ce sujet peut-il se reconnaître dans unemédecine comme celle de première ligne, quitente de réanimer une relation, en une difficilesynthèse des médecines hippocratique etscientifique, et quel sens peut y prendrel’échange financier avec le soignant ?

❍ Jean-Pierre Lebrun : Il y a une ambiguïtédans votre formulation : un sujet individualisteen quête de satisfaction immédiate, ce n’est plusun sujet, c’est ça le problème. Être extrêmementtributaire de la jouissance immédiate, ce n’estpas cela qui fait un sujet. Un sujet, c’est un peuune division entre quelque chose qui anime etune prise en considération de ce que rien ne lesatisfera entièrement. C’est cela qui est subvertipar le fait que la marchandise se propose commequelque chose qui va le combler via laconsommation. Ce sujet là n’est plus un vraisujet, il n’a plus les potentialités d’être un sujet

dans ce contexte parce qu’on lui a enlevé unede ses composantes nécessaires, à savoir cettesoustraction de la jouissance immédiate. Cetindividu qui croit qu’il s’auto-construit n’a plusde dettes. Mais cela est un pseudo-monde, unegrande illusion, nous savons bien que nous nesommes pas nés de nous-mêmes, que nousvenons dans une chaîne, qu’il y a des choses àtransmettre qui viennent d’avant nous et quisont à transmettre à ceux qui viennent aprèsnous, qu’il y a donc une dette incontournable.C’est en reconnaissant qu’il y a une limite à lajouissance que se constitue le sujet.

Dans le milieu de la première ligne de soins, làoù l’individu rencontre à nouveau une relation,où il est pris en compte comme sujet, je ne pensepas que cela le gêne de payer, au contraire, c’estune sorte de signe de son engagement. L’argentest un signifiant bon à tout faire, il peut servir àtout. Néanmoins, il a une dimension évidente,c’est que quand vous payez, vous perdez, c’estune manière d’assumer une certaine dette quevous avez à l’égard de l’autre ou des autres.Quand le sujet paye le généraliste en monnaiesonnante et trébuchante, c’est une manière dereconnaître deux sujets engagés : lui parce qu’ilpaye, parce qu’il perd quelque chose, qu’il y aune soustraction à la jouissance, moyennantquoi il désire, il est dans le monde humain, ilest dans le monde du langage. Du côte dumédecin, il est celui qui est payé par de l’argentpour le service qu’il rend, pour le travail qu’ilfait et pas pour le plaisir qu’il prend.

● Une problématique récurrente entremaisons médicales est celle de l’acte et duforfait. Les soignants payés à l’acte ontl’impression que c’est important qu’il y ait cegeste du payement, qu’il y a là quelque chose« d’humanisant » que la pratique du forfaitmenacerait de faire disparaître.

❍ Voyons la question sur un plan plus large.Dans une société qui ne se fonde plus sur uneperte, qui au contraire veut toujours négocier,veut que tout le monde soit sur le même pied,la négociation devient le signe de ce qu’à deux,nous décidons le monde alors qu’en fait il y adéjà eu des négociations, qu’on est dans uncontexte où un élément tiers a été soustrait àchacun de nous deux. Ce contexte qui est, c’estmon hypothèse, la grande mutation dans

Jean-PierreLebrun est

interrogé parAxel Hoffman.

Faut-il de l’argent pour faire du sujet ?

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Faut-il de l’argent pour faire du sujet ?

Nous sommes passés d’un mode de fonctionnement qui se présentait commeconsistant et incomplet, pour nous organiser selon un régime qui se veut completet qui est de ce fait inconsistant.

Rappelons rapidement que jusqu’à Gödel, tous les scientifiques croyaient pouvoirmettre le monde en théorèmes, en raisonnements sans faille, comme on pratiqueen mathématique ordinaire. Mais en 1931, Gödel démontre, d’une part, qu’ilse peut que, dans certains cas, on puisse démontrer une chose et son contraire,ce qu’il définit par inconsistance, d’autre part qu’il existe des vérités mathématiquesqu’il est impossible de démontrer, et c’est alors l’incomplétude.

Russell, quant à lui, s’est intéressé à la contradiction que génère la théorie desensembles, et plus particulièrement de l’ensemble de tous les ensembles qui nese contiennent pas eux-mêmes. Ainsi en est-il de la phrase bien connue selonlaquelle « tous les Crétois sont des menteurs ».Si Epiménide qui la prononce est lui-même un crétois, il faut en tirer la conclusionqu’il est un menteur, mais alors quelle valeur a la phrase qu’il a énoncée ? Ceque ce type de paradoxes a fait émerger, c’est que nous devions faire forcémentun choix entre un ensemble consistant mais qui supposait l’incomplétude, puisqu’unde ses éléments devait en être exclu, (Epiménide ne peut être un menteur lorsqu’ilprononce la formule), ou un ensemble complet mais alors frappé d’inconsistance,dans lequel des vérités se contredisent radicalement (Epiménide est un menteurselon la formule, mais il n’est pas un menteur quand il l’énonce). Choix forcédonc entre incomplétude et consistance d’une part, ou complétude etinconsistance d’autre part, voilà ce que nous assène la logique moderne et sonétude des paradoxes.

Signalons surtout qu’il n’y a pas d’autre manière de sortir de ce paradoxe qu’enpassant à un système méta, qu’en se situant dans un domaine où l’on parle deséléments du domaine sans être dans le domaine lui-même, ce que Russell aappelé sa « théorie simple des types ». Ce point est évidemment essentiel, puisquecette sortie obligée démontre la nécessité d’une extériorité, fut-elle seulementpotentielle, au travers d’une incontournable hiérarchisation des niveaux logiquespour sortir le paradoxe de l’impasse. Autrement dit, du seul point de vue logique,une transcendance s’avère toujours nécessaire.

Profitons de cette mise à plat pour situer l’enjeu de notre mutation inédite : lepassage d’une société hiérarchique - donc consistante mais incomplète,puisqu’elle tire sa consistance de son incomplétude, de la place du chef, dumaître, du roi, du père, de l’État, en un mot de la place de l’exception - à uneorganisation sociale qui, au contraire, prétend à la complétude, mais au prixde l’inconsistance. Une telle mutation n’a été possible que, précisément, parceque nous nous sommes émancipés de la transcendance substantielle - religieuse- et c’est bien dans ce mouvement que s’est accomplie la démocratie.

Extrait de « La mutation du lien social », article de Jean-Pierre Lebrun publié in numérospécial du CREAI, Centre interrégional pour l’enfance et l’adolescence inadaptée Provence,Alpes, Côte d’azur et Corse, consacré à Le lien social en question, novembre 2003.

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droit de revendiquer l’état de complet bien-être.Il ne l’est pas s’il permet à des gens d’accéderaux soins sans débourser des sommes peut-êtreminimes mais importantes pour eux, tout ensachant que le soignant est payé par ailleurs.Devoir sortir son argent est toujours une sous-traction, mais quand on n’en a pas c’est unetragédie, cela vous fait plutôt renoncer à allervoir le médecin ; dans ces conditions ce n’estpas l’enjeu du sujet.

● Aucun mode de financement n’est parfait...

❍ Il faut se dire que la complétude etl’inconsistance** véhiculent l’idée qu’un autresystème serait meilleur et mettrait à l’abri desinconvénients. Ce qu’on constate, c’est qu’unautre système produit de nouveaux inconvé-nients. Dans un monde qui endosse sansdifficulté l’incomplétude, cela devient la loi dubon sens : rien n’est parfait.Mais quand on est dans un monde qui croit à lacomplétude, cela devient un préjudice, uneblessure narcissique. On est emporté aujour-d’hui dans une sorte de tentative de régler laquestion mais au fond on ne saura pas la régler,on la déplace, on change tout, on « brouil-lonne » tout à la limite, mais ce n’est pas pourcela qu’il n’y a pas de progrès. Il y en a maisplus lents que ce qu’on espère, au niveau del’argent en tout cas. Je ne voudrais pas que monpropos laisse entendre qu’il faut d’office payerà l’acte.

laquelle on est tous pris, a toute une série deconséquences : s’il n’y a plus cette extérioritéqui nous fait tous de la même famille, s’il n’y aplus cette soustraction qui nous fait deshumains, on tombe dans un système où finale-ment on a droit à tout, on a droit à la complétude.Le monde d’hier était un monde bien arrimépar l’incomplétude. Comme l’exprimait JeanDemunck dans un texte publié par Santéconjuguée*, la complétude se paye d’uneinconsistance et en fait on n’est jamais dans lacomplétude totale, c’est un pseudo-monde quise présente comme cela. Dans ce monde decomplétude, la position n’est plus celle du sujetresponsable mais tourne à un droit à lacomplétude, d’ailleurs tragiquement inscritdans la définition de la santé de l’Organisationmondiale de la santé : « état de parfait bienêtre... ». Quand vous entrez dans une dynami-que pareille, à la limite on ne pense même plusque l’autre est payé pour ce qu’il fait. Évidem-ment, tout cela est véhiculé par une idéologieambiante, c’est un effet du fonctionnementsocial dans lequel le dialogue médecin/maladeest emporté ; il ne s’agit pas d’une critiqueadressée aux maisons médicales au forfait,d’autant que le système du forfait estparfaitement justifié pour les patients quin’auraient pas autrement les moyens de se fairesoigner correctement.Donc tout cela est chaque fois imbriqué. Je croisque le payement au forfait n’est perverti que sion a affaire à des gens qui se sentent dans le * « Les politiques

de la subjectivitédans les sociétés

post-industrielles »,

Jean De Munck,Santé conjuguéen°20, avril 2000.

Voir aussi dans lemême numéro

l’article de Jean-Pierre Lebrun

« Guérir lesocial » qui

éclaire un certainnombre de

notions mises enoeuvre ici.

** Le sens de cestermes est

développé dans letexte encadré

page 38.

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● Le risque serait de laisser penser que toutest dû, risque porté par l’impression degratuité ?

❍ J’ai vu une émission de télévision sur despersonnes qui n’achètent que des produits« satisfait ou remboursé ». Ils n’achètent queceux là, ils les mangent évidemment, puis ilspeuvent écrire à la société pour dire qu’ils n’ontpas été satisfaits. C’est extraordinaire, il n’y apas de perte... Un paiement est une perte et,même si le bon sens nous dit que payer esttoujours nécessaire dans l’existence, ils netolèrent pas cette perte : on voit bien là quelquechose qui va être subverti...

Principaux ouvrages de J.P. Lebrun

De la maladie médicale, De Boeck Université,1993.Un monde sans limite, Ères, 1997.Les désarrois nouveaux du sujet, Ères, 2001.L’homme sans gravité, Charles Melman,Entretiens avec Jean-pierre Lebrun, Denoel,2002.

Faut-il de l’argent pour faire du sujet ?

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● Axel Hoffman, pour Santé conjuguée :Partons, si vous le voulez bien, d’une obser-vation personnelle. Lors de la rencontre avecun usager demandant un traitement, je négocieun cadre thérapeutique comportant un voletfinancier. L’honoraire demandé est fixé decommun accord, tarif conventionnel, ticketmodérateur, montant symbolique ou gratuité« jusqu’à amélioration des ressources », selon

les possibilités de l’usager. Je précise égalementque les sommes négociées doivent être régléesà chaque consultation. Ce contrat est toujoursrespecté dans les premiers temps, mais ilsurvient fréquemment un moment où l’usagerne parvient plus à s’y tenir. Cet instant marqueun tournant dans le traitement, car s’il signifieparfois une rechute (l’argent a été dépensé pourconsommer) ou une dégradation du statutsocial, il peut aussi être le révélateur de l’arrêtde trafics et de l’abandon de ressources« douteuses ».

❍ Jean-Pierre Jacques : Mon expérience etcelle de mes collègues du Lama vont dans lesens inverse. Pour les patients suivis eninstitution (ce qui est différent du contexte devotre observation « en privé »), nous partageonsla notion qu’ils ont souvent une doublecomptabilité : l’argent qui est acquis illicitementsert aux acquisitions illicites, par exemple àacheter des produits, et l’argent « clair » sert àpayer les dépenses socialement admises, parexemple la consultation, les médicaments, leloyer, etc. On observe régulièrement un clivageétanche entre ces deux compartiments et, bienqu’il y ait des exceptions, les usagers n’utilisentqu’avec réticence l’argent illicite pour payer lemédecin.Quand ils renoncent aux revenus liés auxpratiques illicites, leur niveau de vie s’abaisseet ils n’ont plus désormais qu’une seuletrésorerie. La manière dont ils gèrent alors lespriorités dans l’allocation des ressources quileur restent paraît assez variable. Certainsréservent la priorité au paiement de leurtraitement et aux honoraires des soignants,tandis qu’ils suspendent le règlement du loyerou de la pension alimentaire. La plupartcommencent par « oublier » de payer le ticketde tram, ou l’assurance auto, puis le loyer ; lemédecin n’est pas nécessairement le premierposte auquel ils renoncent.

● Peut-on dire qu’ils renoncent d’abord auxpaiements de ce qui est de l’ordre du collectif ?

❍ Oui, certains légitiment leurs décisions « àla Jean Valjean » : on peut voler pour mangerun pain, c’est-à-dire quand c’est vital ; quantau loyer, ils peuvent se persuader qu’on ne va

Usagers de drogues : quelle

valeur attribuer à l’argent ?

Les usagers de drogues ont un rapportà l’argent qui sort parfois de l’ordi-naire : on pense aux débrouilles ettrafics qu’ils emploient pour le gagner,à la gestion peu conformiste de leursressources (ou de leur absence deressources) financières, aux choix qu’ilsfont de « flamber ».Comment ce rapport particulier àl’argent résonne-t-il à l’intérieur de larelation thérapeutique ? Que nous dit,à nous soignants, leur rapport àl’argent sur leur usage de drogues etsur leur façon d’être au monde. Quepeut signifier le fait de payer ou de nepas payer les soins dans le cadre d’untraitement de substitution ? Est-ilpossible, sachant que la problématiquedemeure individuelle, de dégager deslignes générales à ce sujet ?Nous avons posé ces questions à Jean-Pierre Jacques, médecin et psychana-lyste, qui pendant près de deux décades,a été au cœur du Projet Lama et qui estl’auteur de Pour en finir avec lestoxicomanies1.

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Interview deJean-Pierre

Jacques, médecinet psychanalyste.

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(1) Pour en finiravec les

toxicomanies, DeBoeck Université,

1999.

Jean-PierreJacques est

interviewé parAxel Hoffman.

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quand même pas les mettre à la rue ! Ou quequiconque comprendra que ce n’est qu’unretard de paiement. La part de mauvaise foi quientre dans ces justifications est affaire de caspar cas.Il y a aussi un appel au côté humanitaire dumédecin : « si vraiment vous faites ce métierpour aider les gens, l’argent ne peut pas êtrevotre premier mobile. C’est votre idéal que jeviens chercher et tester dans l’espoir qu’ill’emporte sur votre sens commercial ou votreâpreté au gain ». Je ne suis pas sûr qu’ilsinterpellent le cadre mais plutôt l’idéal dumédecin : « Est-ce que vous m’aimez assezpour faire exception et tenir compte de mon casparticulier. Voyez-vous que je fais un effortconsidérable en renonçant aux drogues et austyle de vie qui en découle ? Vous devezaccepter que je n’aie pas l’énergie pour trouverdu travail, faire les démarches socialesrequises », etc.

rééquilibrage de la psychose grâce aux opiacésréduit les manifestations les plus visibles de lapsychose, le délire ou les hallucinations, maislaisse intact le fonctionnement altéré de lapensée, certains raisonnements typiques de lapsychose. Parmi ceux-ci : « Cela ne dépend pasde moi. Je n’y suis pour rien. Je suis (toujours)victime de ce qui m’arrive. Si je n’ai pasd’argent, c’est parce que la société est malade.C’est le sort qu’on a jeté sur moi. C’est laméchanceté de telle personne qui m’a regardéde travers ».Il est utile de se poser la question de la psychosechez ceux qui ne font pas les démarches socialessusceptibles de leur octroyer des revenus deremplacement. Alors qu’ils sont convoqués auCPAS pour faire valoir leurs droits, ils ne s’yrendent pas. Ils peuvent nous raconter àl’occasion des choses extrêmement paranoïa-ques pour expliquer pourquoi. Parfois notre rôleconsiste à réduire la dimension paranoïaque età prendre contact avec le CPAS pour tenterd’expliquer leur interprétation persécutive. Cespatients se rencontrent surtout en institution, carl’institution leur permet de disperser le transfertsur plusieurs intervenants, ce qui le rend plussupportable.Ceux qui consultent en médecine générale ouen privé pourraient bien être moins souventpsychotiques et l’interprétation du manqued’argent serait alors davantage un symptôme,au sens psychanalytique. Ce peut être une façondéguisée d’exprimer sa détresse et en mêmetemps une protestation silencieuse (manquer unrendez-vous, ne pas payer). Cela doit être pourle médecin une occasion à saisir pour demanderau patient s’il va vraiment bien : n’est- ce pasune façon pleine de tact de dire que cela ne vapas...

● Beaucoup de médecins ne le voientévidemment pas sous cet angle...

❍ C’est difficile de le prendre avec tact quandon est le premier lésé, et pourtant ce serait lameilleure façon. Beaucoup de médecinsjustifient à bon compte l’expulsion du mauvaispayeur en pensant que cela lui servira de leçon.Mais il ne faut pas compter sur l’aspect pédago-gique d’une mesure de ce type. Elle reproduitle schéma de l’exclusion, et c’est interprété entermes de « je n’ai pas ma place dans le mon-de », ou « c’est un mauvais médecin, il n’a pas

Usagers de drogues : quelle valeur attribuer à l’argent ?

Le cas est différent pour les usagers psycho-tiques qui tentent de s’équilibrer avec desopiacés, légaux ou non. Bon nombre aboutis-sent dans les institutions spécialisées. Ce

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compris ma détresse ».Avec des patients ayant une gestion probléma-tique des finances (des psychotiques, certainsmélancoliques, des alcooliques, etc.), ilm’arrive, en pratique privée, d’accepter unedette structurée avec un plan d’apurementnégocié avec eux et ce pour un temps limité,celui de reprendre les rênes ou de solliciterl’aide d’un tiers parental ou assistantiel. Si ledélai n’est pas respecté, c’est eux qui n’aurontpas fait le nécessaire pour tenir leur part del’engagement et qui s’excluent. Le médecin oule thérapeute peut alors accompagner ladécision de rupture de la relation avec des motstels que : « c’est au-dessus de vos forces, celane vous convient pas et donc je vous adresse àun autre endroit où vous ne devrez pas payer ».Rien n’exclut que le patient puisse faire retourplus tard, car tout a été négocié, verbalisé, iln’y a pas de ressentiment, ni d’acrimonie, nide culpabilité. En fait le sentiment de culpabilitéest une dynamo qui fonctionne bien pour lesgens qui y sont sensibles et qui peuvent lesupporter sans aide, comme le névrosé standard.

● Dans la relation thérapeutique, il y aéchange, don et contre-don, et j’ai parfoisl’impression que cet aspect d’échange estparticulier chez les usagers de drogues, que lafaçon de reconnaître une dette vis-à-vis dusoignant présente des caractéristiques. Lerapport avec l’acte thérapeutique diffère dansla mesure où y interfèrent des éléments telsqu’une auto-culpabilisation liée au fait de pass’en sortir tout seul, d’avoir perdu le contrôlesur une drogue que longtemps on a cru maîtri-ser, avec en outre une perte d’image de soimatérialisée par la dégradation sociale ouéconomique. Dans ce contexte où le patient sesent responsable de ce qui lui arrive (et mêmeparfois le revendique), comment l’usager dedrogues perçoit-il l’échange ? Certains parexemple surinvestissement leur prescripteur,d’autres considèrent que l’effort qu’ils fournis-sent pour sortir de quelque chose d’illicitedonne droit à une récompense et ne compren-nent pas pourquoi ils devraient payer pour sesoigner…

❍ Il n’y a évidemment pas de réponse valablepour tous les sujets dépendants. Au Lama, suiteaux décisions de la ministre Magda de Galan,le montant de la consultation demandé au

patient est de 1,39 euros, soit un montant plutôtmodeste. Certains sujets se débrouillent néan-moins pour accumuler une dette à partir desommes aussi ridicules. Ils n’ont pas d’argent,ils ont oublié, ils ont eu une urgence, l’argentqu’ils avaient soigneusement gardé a étédétourné par une pulsion ou un besoin légitimesur le chemin de la consultation... D’autres aucontraire, s’il vous arrive d’oublier de demanderce montant à l’issue de la consultation,réclament : « Docteur, encore une fois vousoubliez ! ». Ils nous rappellent à l’ordre, avecune certaine fierté de payer cette somme toutesymbolique, c’est leur signe d’adhésion auprocessus thérapeutique, leur participation.C’est variable d’un sujet à l’autre.

Pour des sommes plus importantes, par exempledans les antennes Lama décentralisées où l’onfonctionne à la nomenclature, il faut souventtirer l’oreille et mettre en place des stratégiesgraduées pour éviter l’exclusion immédiate : lemédecin fait crédit une fois ou deux, puis ilexige un passage chez l’assistant social pourun diagnostic social et une analyse de la gestiondu budget. Un groupe de parole peut éventuel-lement se mettre en place autour de la questionde l’argent. Ceux qui accumulent une detteimportante peuvent se voir convoqués devantun coordinateur ou un directeur qui les met endemeure et prévoit un accord ; ce n’est que sicet accord n’est pas respecté que le traitementest interrompu.L’ensemble du processus peut prendre deuxmois, temps qui permet de maintenir la relationthérapeutique et de problématiser cet endet-tement au lieu de réagir de façon binaire. Celaamène souvent à soulever de gros lièvres : àpartir du paiement non effectué, on découvrele trou noir complet, ils sont complètementinsolvables, parfois si endettés qu’ils ont intérêtà ne jamais redevenir solvables. En effet, à partird’un certain niveau d’endettement et d’acharne-ment des créanciers, il est préférable de ne plusjamais retrouver une ressource régulière etsaisissable pour être tranquille à jamais. Jepense, entre autres, à un patient sévèrementdépendant qui avait une grosse dette en procès :s’il perdait, il doublait son endettement, il agagné et s’est mis à rembourser sa dette sur cinqans. Alors que s’il avait été condamné, il n’au-rait jamais payé mais avait prévu de quitter laBelgique. Cette situation n’est pas exceptionnelle.

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Il faudrait s’intéresser à la notion de failliteprivée, comme un membre du parti socialistel’a proposé récemment. C’est un statut déjàoctroyé en France à titre personnel pour un sujeten surendettement dépassé : le tribunal peut ledéclarer en faillite personnelle. Ce qui, souscertaines conditions, vide le casier judiciairefinancier, interrompt les poursuites et permetau failli de repartir à zéro, avec une guidance etun accompagnement. Ce projet pilote, testé dansun département, a donné satisfaction à denombreux intervenants : tribunaux, comités desurendettement, ATD Quart-Monde, etc. Lesgros créanciers, qui de toute façon n’auraientpas récupéré grand-chose, font l’économie defrais de justice à perte et les personnes déclaréesen faillite personnelle ne se ré-endettent pas.C’est très encourageant !

Il y a une autre catégorie de sujets qu’on nerencontre pas seulement chez les usagers dedrogues. Ce sont les sujets « hyper contem-porains » et que l’on appellerait volontiers« utilitaristes »* : ils paient quand ils ontdavantage d’intérêt à payer qu’à ne pas payer,quand le service rendu le mérite à court terme,indépendamment de la valeur symbolique duservice. Ils deviennent experts à apprécier lepoint de rupture de l’autre et, quand ce pointde rupture est atteint, à évaluer s’il faut ledépasser jusqu’à rompre la relation pour allerrecommencer le même scénario avec un autre.On observe ce processus avec différentsinterlocuteurs : des pharmaciens, des médecins,des fournisseurs en matériel informatique, despropriétaires d’immeuble, etc. Ils peuvent ainsitout en s’endettant, mener un train de vie trèssupérieur à leurs moyens.

Dans mes consultations privées, je considèrequ’il peut être intéressant de profiter de la criseautour de l’endettement pour mobiliser un tiersfamilial encore solvable. Je demande alors aupatient s’il consent à ce que j’intervienne auprèsd’un membre de sa famille pour qu’il paie pourlui pendant six mois ou un an, en tout ou enpartie, et qu’il s’insère dans le processusthérapeutique. Ce n’est pas toujours accepté,soit par le patient qui préfère renoncer à larelation thérapeutique, soit par le tiers qui nevoit pas le bénéfice retiré à court terme. S’ilaccepte, ce qui n’est pas rare, c’est extrêmementdynamique et j’y recours assez régulièrement.

Il y a même des familles qui se réjouissentd’enfin payer comme si elles avaient une dettede culpabilité : « en intervenant financièrement,en ne laissant pas l’État tout payer, je témoigned’une forme d’amour, d’intérêt que j’ai pasréussi à lui témoigner de façon explicite aupara-vant ». Cela peut être tout à fait pertinent !Même si cette équivalence argent-amour doitêtre ultérieurement décalée…

● Voilà qui s’écarte du discours classique quiveut que l’investissement financier du patientsoit la mesure de sa volonté de progresser !

❍ Dans une analyse, le fait de payer à titrepersonnel libère le sujet du mal qu’il pensedevoir dire de ses géniteurs : c’est un signed’engagement et le prix de sa liberté de parole.Mais ici nous parlons d’un tout autre dispositifque celui de la cure analytique. Curieusement,admettre un autre membre du système familialdans le paiement peut ressouder le systèmefamilial, le dé-conflictualiser plus tard.

● Une autre caractéristique du rapport àl’argent des usagers de drogues réside dans ledéveloppement d’un marché, d’une économiesouterraine, qui reproduit le « grand marché »dont ils sont exclus...

❍ Les travaux de Pascale Jamoulle** sont trèséclairants sur ce sujet : un certain nombre desujets exclus, dans les cités, les banlieues, lesghettos, fonctionnent de façon hyper-capitaliste,ultra-libérale. Pascale Jamoulle a parfaitementmontré comment les valeurs de compétition, deprofit immédiat, de gain rapide à tout prix, àl’opposé des concepts de développementdurable, d’installation d’une entreprise à longterme, se sont imposées dans ces cités, avec uneforte connotation positive pour le caïd local,celui qui réussit dans cette économie, ce capita-lisme sauvage, quel que soit le produit qu’il faitfructifier : armes, sexe, drogues, etc. Le fait deprospérer est admiré, apprécié, envié. Certainslieux, secteurs d’extrême exclusion, commen-cent même à fonctionner avec une monnaieparallèle, différente de l’euro. On se retrouveau Moyen Age où un petit pouvoir local frappemonnaie, non convertible, ce qui évite lacomparaison avec une monnaie ordinaire. Laconvertibilité euros-drogues n’est pas toujoursassurée et certaines transactions ne se font qu’en

* Utilitarisme :théoriedéveloppée par lephilosophe StuartMill quiconsidère que lefondement de lamorale estl’utilité ouprincipe du plusgrand bonheur :les actions sontbonnes dans lamesure dubonheur qu’ellesdonnent,mauvaises si ellesont pour résultatde produire lecontraire dubonheur (ndlr).

** Voirnotamment deuxouvrages dePascale Jamoulleprésentés dansSanté conjuguéeà l’époque deleur sortie :« Drogues de rue,récits et styles devie », paru en2000, et « Ladébrouille desfamilles », récitsde vie traverséspar les drogues etlescomportements àrisque, paru en2002, tous deuxchez De Boeck,collection Oxalis.

Usagers de drogues : quelle valeur attribuer à l’argent ?

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LES JEUX DE

objets volés, en troc ou service contre droguepar exemple. Les travaux de Pascale Jamoullemontrent que cette réussite sociale express estrarement durable : au moment où le premierimpact de la justice marque le sujet, son énergievitale le quitte et c’est la descente aux enfers, ilperd le crédit qu’il avait dans la cité, dans tousles sens du terme.

Dans un autre cas de figure, des patientsdépendants de drogues et issus d’autres couchesde population que les banlieues, avaient été trèsactifs sur le terrain du deal pendant leurconsommation de drogues. Ils peuvent serévéler d’excellents candidats à une réinsertionprofessionnelle dans des métiers où on brassede l’argent ou dans la vente, car ils ont la« tchatche », le bagout, le culot et un sens aigude la manipulation de l’argent. Au fond ilscroient à l’argent, ils sont dans les idéaux de lasociété de profit et n’ont qu’à apprendre lesrègles du jeu légal, à transposer dans le secteurlégal leurs capacités de vente. Ils vendront autrechose, du matériel informatique, des voyagesou des assurances vie, peu importe. Ce sont desgens qui ont toujours cru en l’argent. Tandisque ceux qui ne paient pas du tout, ce sont plutôtdes gens qui ne croient pas à l’argent, commeils ne croient pas à l’Autre. Ils sont dans uneméfiance, dans un monde à part du nôtre. Nouscroyons assez à l’argent pour l’encaisser,l’investir, le thésauriser.

● Argent = relation à l’autre ?

❍ Oui. Il ne faut pas oublier ce qu’est l’ar-gent : une pure convention. La monnaie ne vautrien en soi, elle représente un bien parconvention. Un billet de banque garanti par leGouverneur de la Banque centrale ne vaut rienpar lui-même, il faut l’échanger contre unproduit consommable pour qu’il réalise savaleur. Nous, nous avons généralement uneconfiance suffisante dans l’argent mais ce n’estpas le cas de tous les sujets, et en particulierdes sujets qui, pour des raisons psychopatho-logiques, n’accordent pas foi dans les conven-tions. Ce sont d’ailleurs volontiers les mêmesqui éprouvent quelques difficultés avec laplupart des conventions, l’horaire et les règlesen général. Mais cela ouvre un tout autredébat. ●

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L’argent sacré, l’argent désacralisé,l’argent substitut de violence, maissurtout image abstraite de la quêteinfinie des biens matériels : l’auteur enfait le tour et trouve une satisfactionéthique à ne plus l˙employer dans larelation thérapeutique grâce au forfait.Cette pratique « démonétisée » luipermet désormais de se concentrer avecle patient sur la quête du sens (et dunon-sens) de la maladie.

L’argent dans la relation thérapeutique

Pierre Drielsma,médecingénéraliste aucentre de santéBautista VanSchowen.

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Un peu de vocabulaire…

Monnaie, le terme français provient de ce quela monnaie romaine était frappée dans le templede Juno Moneta (l’avertisseuse ?)1.Ou bien, Juno Moneta, mère des muses, qui aservi à... traduire le grec mnemosunh « ce donton conserve le souvenir » ou « conseillère »2.

Numismatique (science de la pièce de monnaie)de numisma, emprunté lui-même au grecnomisma, coutume, ce qui est reconnu etadmis3.

Pécuniaire, de pecus, troupeau : ce dernierterme, comme le sanscrit rupa (roupie) et legermain feo, vieh (cfr. Anglais fee4, salaire)rappelait l’époque où toute propriété était

évaluée en têtes de bétail5 (capita, têtes àdonner, « capital ») ; ainsi, l’hébreu kesephdésigne-t-il à la fois le mouton et l’argent, gemelà la fois le chameau et le salaire.

Argent, vient d’un métal (blanc) utilisé pourfaire des pièces. Geld d’un métal jaune.Pour Freud, l’or c’est de la merde, surtout dansla mesure on l’on peut serrer les cordons de labourse (le sphincter anal strié). Les religionsabrahamiques, judaïsme, christianisme, islam,ne sont pas loin de penser la même chose, maispour d’autres raisons. Au départ, elles inter-disent le prêt à intérêt, condition indispensabledu capitalisme.

… et un peu d’histoire

On a cru que la monnaie avait remplacé lesimple troc, et cela à une date assez récente. Letroc proprement dit est une vue de l’esprit, carle transfert de propriété6 dans les sociétésprimitives, loin d’être un acte simple, est aucontraire entouré de formalités complexes, liéesà la magie. Ainsi l’idée de bœuf-monnaie(monnaie de sang) a-t-elle succédé à l’idée debœuf de sacrifice, cette dernière étant elle-même liée à la valeur intrinsèque de l’animaldans une civilisation pastorale.

Le caractère historique de l’échange est sujet àcontroverse. Les économistes classiquesconsidèrent que l’échange est un phénomèneuniversel, inhérent à la nature humaine existantà différents degrés dans toutes les sociétés.D’autres estiment que l’échange, phénomènesocial autant qu’économique, distingueradicalement les sociétés où il intervient, desformations sociales archaïques ou antiques.

« Parmi les hordes égalitaires dechasseurs collecteurs, les produitsobtenus par le travail collectif ouindividuel sont l’objet d’un partage, quidélie les producteurs de toute obligationréciproque et n’engage aucun rapportde domination ou de subordinationentre producteur et non producteur »

(Turnbull, 1965 ;Meillassoux, 1968).

(1)Encyclopaediauniversalis, 12,p.557 (1985).

(2) Dictionnairehistorique de lalangue française,Le Robert,p. 2274 (1998).

(3) Idem, p.2410.

(4) Fee forservice signified’ailleurspaiement à l’acte,à la prestation.

(5) Si cela est, ceserait uneindication que cesont les pasteursqui ont introduitla monnaie, nonles agriculteurs.

(6) Qu’on peutaussi appeleréchange.

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Ce qui est passionnant, c’est qu’au départ lamonnaie n’est pas un équivalent général etabstrait (une valeur) de l’objet aliéné (échangé)mais un droit de passage, un dédouanementpour une rupture de l’équilibre cosmique quilie les humains entre eux et aux choses. Encoreactuellement, le transfert du nom de Tjibaouen Nouvelle-Calédonie vers la tribu de Nouméapour l’érection d’un musée portant son nom anécessité le recours à la coutume afin deritualiser la modification. Une autre façon dedire, c’est que quand on achète, on ne paye pasle vendeur (de service) mais Dieu lui-même.Cette conception est évidemment très éloignéede la nécessité transactionnelle, contractuelleentre deux individus, l’un prestataire, l’autreusager.La meilleure preuve du caractère sacré del’argent, c’est que la monnaie prend une origineanimale, et pas végétale. Or, nous avons debonne raison de penser que la dominance chezl’homme est liée à la révolution néolithique.Dans les sociétés agricoles, l’essentiel de laproduction est végétale et donc la valeurd’usage est du côté des graines. Le choixd’animaux qui saignent est lié au sacré, au taboudu sang.

L’argent peut encore être interprété comme unesubstitution soft de la violence (Aglietta Michel& al., la violence de la monnaie, PUF 1982, 2e

éd.1984, Paris).

De ce point de vue, la prostitution se substitueau viol, l’achat au vol, le salaire à l’esclavage.Cette substitution peut être perçue comme unprogrès (par rapport à la violence physique),ou au contraire comme une aliénation, laviolence étant marginale dans les sociétésprimitives sauf pour ce qui concerne les guerresintertribales7. Dans cette hypothèse, l’hommeaurait troqué fort peu de violence physique pourbeaucoup de violence monétaire. Si nousremplaçons dans l’équation de la violence, fortpar riche, nous en revenons à nos schémas dedominance. Pourtant, la substitution ne sembleque marginalement efficace. En effet, lessociétés les plus imprégnées par l’argent sontaussi les plus violentes (USA, Colombie). Lesagents qui ne peuvent faire preuve de violencemonétaire, se vengent en usant de cette bonnevieille violence physique. Nous ne pouvons quedouter de l’efficacité du processus monétaire

comme régulateur de violence. Au contraire,plus une société est égalitaire (démonétisée),moins la violence est présente, car il existe fortpeu d’enjeu8.

L’argent est donc une coutume, un conseiller,un souvenir, un animal d’élevage, un boucsacrificiel, un métal, un excrément, uneviolence, le diable probablement….

Cette étude nous permet de reposer la questiond’une autre façon : le forfait est-il le fossoyeurde la relation médecin malade ? qui est unefausse question devient, (vraie question) quelest le rôle de l’argent dans la relation théra-peutique ?Supposons que je sois un médecin-prêtreprimitif ; j’officie près du temple, les présentsdu sacrifice servent à me payer comme prêtreet subsidiairement comme médecin (la guérisondes corps étant un attribut secondaire desguérisseurs de l’âme).

La médecine a toujours été perçuecomme un service à rendre à lacollectivité, pas comme un métierrémunérateur. C’est la sécuritésociale qui a solvabilisé la deman-de, les soins aux nécessiteux angois-saient le médecin. Seuls les richespouvaient payer, Marat le grandrévolutionnaire avait été médecind’une famille noble. La sécuritésociale a donné l’illusion aux méde-cins qu’ils pouvaient la rejouer avecles pauvres. Mais le libre prix entrelibres partenaires est une illusion,les conventions tarifaires encadrentla relation. Le temps de contactn’étant pas compressible à l’infini,le revenu est essentiellement déter-miné sur base de la longueur de lajournée de travail : on comprendque celle-ci tende à se rallongersurtout si les actes/heures sont sous-payées.

(7) Pour PierreClastres, ces

guerresintertribales ontpour fonction de

maintenir depetites unités

politiques plusdémocratiques.

(8) Sur cettequestion desenjeux et de

l’égalité : enChine la timidité

est plus rare,(qu’au Japon) en

effet dans unsystème qui

ignore lacompétition,

l’individun’aurait pas à semontrer meilleur

que son voisin.Toute tactiqued’intimidation

serait donc vaine.Alain Braconnier,

Le sexe desémotions, Odile

Jacob, 2000.

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Le payement est avant tout un acte sacré quivise à la restauration de l’équilibre cosmique,il s’agit d’un acte transcendantal. Acte qui nevise à payer l’agent que subsidiairement etpourrait on dire malencontreusement. Si lemédecin-prêtre pouvait vivre d’amour et d’eaufraîche, il ne prélèverait pas son nécessaire dansles sacrifices apportés par les adhérents-malades.Pas de doute qu’en tant que médecin-prêtre jeveille jalousement aux sacrifices, qui à la foisattestent du sérieux de l’adhérence du croyant,mais aussi me permettent de vivre (parfoisgrassement, comme les prêtres du temple deYerushalifm).

Qu’en est il aujourd’hui ?

Comme nous l’avons plus montré haut, l’argents’est largement désacralisé, mieux encore il estdevenu l’anti-Dieu par excellence. Déjà,Iéoshua proférait cette parole définitive : vousne pouvez vous asservir à Dieu et à Mamon (larichesse) (Matthieu VI, 24). Mais toutes lestraditions spiritualistes combattent ardemmentl’appât du gain.Si nous admettons que l’argent n’est plus cedédouanement spirituel, ce tribut aux dieux,mais qu’il est l’image simplifiée, abstraite, dela quête infinie des biens matériels, alors sonintervention dans la relation thérapeutique estnon seulement inutile, mais plus encore,fondamentalement polluante.Nous sommes tellement bien dans cetteperspective tant consciemment qu’inconsciem-

ment que lorsque nous travaillions à l’acte, nousoubliions le plus souvent l’honoraire des visitesà domicile : le billet s’éternisait lamentablementsur la table du patient, tant l’argent noussemblait contraire à la relation de fraternité quivenait de s’établir.Nous avons eu l’immense chance de commen-cer notre pratique au centre de santé de Bautistavan Schowen de Seraing, alors que lesnégociations forfaitaires étaient juste entamées.Je pouvais parler avec mes patients, leurpromettre que cette horrible souffrance quenous partagions, eux en se délestant d’une partiede leur maigre revenu, moi en me saisissanthonteusement de ce paiement privé d’un servicequi devait être public, je pouvais leur promettreque cette souffrance aurait une fin.Et le plus drôle, c’est qu’elle a eu une fin. J’aicommencé à Bautista van Schowen en octobre1981 et moins de trois ans plus tard, en juillet1984, quand l’équipe est passée au forfait, jemettais mon mode de payement en concordanceavec mes tripes. Et c’est vrai que je me suissenti profondément libéré, soulagé du poids del’argent dans la relation théra-peutique. Je vaischez les patients, ou mieux ils viennent aucabinet dans une relation purement fraternelle.Je suis payé par un tiers, mais il s’agit d’un tiers-payant perfectionné puisqu’il y a fort peu depaperasse, l’honoraire forfaitaire tombe chaquemois comme un métronome (ou presque). Cetiers-payant forfaitaire n’est pas inflationniste,que je voie le patient une ou cent fois, lesdépenses publiques sont fixes, la gratuité à lacapitation est vertueuse.Le forfait m’a permis de remettre le payeur làoù il doit être, c’est à dire dans le principed’équité. Les riches payent pour les pauvresdans un système de redistribution et la fictionpayement par le malade-remboursement par lacollectivité disparaît. Elle est remplacée par unelogique de service public, je deviens un quasi-fonctionnaire d’une entreprise publiqueautonome. Que demande le peuple ?

Mais alors, allez-vous me dire,comment restaurer l’équilibrecosmique ?

Nous savons tous que la maladie présenteplusieurs aspects qui isolément ne peuvent

L’argent dans la relation thérapeutique

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épuiser sa réalité. L’approche métaphysique dela maladie reste donc pleinement valide. Laquestion pour les maladies les plus graves, lesplus invalidantes, reste celle du sens. Non quela maladie ait un sens a priori. Au contraire, onpourrait plutôt dire qu’elle est un non-sens.Mais le patient bien légitimement doit compren-dre pourquoi le ciel lui est tombé sur la tête.Cette action thérapeutique spécifique varenouer notre métier avec sa traditionmillénaire. Nous chercherons avec lui, en quoicette mésaventure, cette malencontre peut êtreutilisée pour tisser du sens.Parfois nous trouverons avec lui qu’il s’agitd’une résistance de son propre corps, de soninconscient, à une vie fonctionnarisée dans lamarchandise. D’un appel à l’air, à une vie haute,généreuse... Très souvent le patient remettra enquestion non seulement son mode de vie, maisl’organisation sociale tout entière, l’appât dugain de son entreprise, de ses proches. Chaquedialogue thérapeutique s’ouvre vers un nouveaumanifeste du surréalisme.Je ne peux m’empêcher de citer quelques lignesde ce texte admirable qui articule le discourssur l’Essentiel :

(...). en général, abandonner l’homme àson destin sans lumière. Qu’il essayeensuite, de-ci de-là, de se reprendre, ayantsenti lui manquer peu à peu toutes lesraisons de vivre, incapable qu‘il est devenude se trouver à la hauteur d’une situationexceptionnelle telle que l’amour, il n’yparviendra guère. C’est qu’il appartientdésormais corps et âme à une impérieusenécessité pratique… (…) Tous ces gestesmanqueront d’ampleur, toutes ses idéesd’envergure… (…) Chère imagination, ceque j’aime surtout en toi c’est que tu nepardonnes pas...Le seul mot de libre est tout ce qui m’exalteencore... le procès de l’attitude réalistedemande à être instruit (André Breton, laPlérade vol I, page 312-31,1988).

Le patient se trouve par la grâce de la maladie,le temps d’un instant, le droit de questionner lamédiocrité de la vie enchaînée à la marchandise.Bien sûr, le plus souvent, cet amer constat semuera en aveu d’impuissance, car l’humains’engage auprès de ses frères humains. Et cetengagement est la meilleure des choses, mais

obstrue inévitablement la porte lumineuse desortie. Il lui restera alors celle de la maladie etde la mort. Nombre de nos malades sont deshéros comme les résistants qui ont choisi demourir jeune plutôt que de trahir. Mais si leshéros de la résistance connaissaient le sens deleur sacrifice, nos héros humanistes de la sociétémarchande n’ont jamais eu l’impression dechoisir. Le sacrifice du héros marchand est sansexaltation aucune, il est aliénation pure.Seule une mise en perspective permettra depercevoir le sens dans l’absurde même. Et cetteapparition, cette épiphanie restaurera l’équilibrecosmique. Elle redonnera son sens à ce combatdésespéré qui consiste à maintenir un îlotd’humanité dans un monde inhumain. ●

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Je n’ai pas envie de comparer la médecinegénérale à l’acte avec la médecine au forfait.Je profite simplement de l’occasion qui m’estdonnée de partager mon expérience. L’argentet le prix que l’on a payé pour l’une ou l’autrechose fait partie du sujet de conversation de tousles jours.

J’entends souvent :« Ce n’est pas parce que je n’ai pas les moyensque je n’ai pas le droit d’être soigné ! »« Ceux qui savent se payer des médecins« chers » sont mieux soignés que nous. »« La santé est un droit, ce n’est pas normal queje doive payer. »« C’est normal que les « pauvres » soient plusmalades que les riches car ils ne peuvent passe payer des « grands » docteurs. »

Et d’autre part :« Les patients qui ne payent pas sont moinscompliants que ceux qui ont dû sortir de leurpoche ! »« La médecine gratuite entraîne des abus deconsommation médicale. »« Les malades qui ne payent pas viennent plussouvent pour des broutilles que ceux quipayent. »

Mais encore : « Docteur, vous méritez bien cepetit cadeau après tout ce que vous avez faitpour moi. ». C’est cette dernière réflexion quim’interpelle le plus. Pour garder une relation

« équitable » entre le patient et le médecin, nefaut-il pas donner l’occasion au patient derendre en retour de ce qu’il a reçu ? Si vous luirendez service gratuitement, bien souvent, il sesent « redevable » de quelque chose et se senten infériorité.Au début de ma vie professionnelle, j’ai souventrendu des petits services ou refusé de me fairepayer par des patients que je voyais en difficulté.Je me suis rendue compte par la suite que je lesavais mis mal à l’aise. Certains ont rééquilibréla relation spontanément, ils m’ont offert uncadeau à leur tour. Ce geste m’a permis deressentir le malaise moi aussi car je n’attendaisrien en retour. J’ai aussi compris que refuser cecadeau les décevrait profondément.

La relation d’égal à égal est peut-être idéalistequand on sait combien la santé est importanteaux yeux de tous. Qu’est-ce que l’on peutdonner en échange ? Peut-être tout simplementun prix fixé officiellement par un accordmédico-mutualiste.On sort alors de l’arbitraire et du subjectif, lecadre est fixé par une autorité reconnue. Quandil ne peut donner qu’une vignette de mutuelleet un euro, la pièce de monnaie est préparéeavec précision. Si les soins gratuits sontaccordés « officiellement », par un CPAS parexemple, le patient se sent moins redevable…Et pourtant, là aussi, mon expérience demédecin généraliste agréé par le CPAS deBruxelles depuis vingt-deux ans m’a montréque les choses ne sont pas si simples. Le passagedu statut de « bénéficiaire de soins gratuits »au statu de « patient payant » donne au patientla fierté de pouvoir honorer le médecin pourles soins reçus. La relation change à ce moment,et peut-être que je me trompe, mais je ressensdès lors un autre type de relation : plus égale.La confiance existait déjà, mais le respectsemble plus réciproque pour le patient. Dansnotre société où l’argent a pris une place parfoisenvahissante, j’ai envie de lui donner « sa »place. Cette place est celle de la « monnaied’échange » qui permet la réciprocité dansl’échange. Lorsqu’il ne peut plus payer laconsultation au complet, la vignette et le ticketmodérateur prennent alors la place de cettemonnaie d’échange et permettent à beaucoupde patients de garder leur dignité.

Écouter les patients

Marie-PierreVan Eetvelde,médecingénéraliste à lamaison médicaledes RichesClaires.

L’écoute des patients nous en dittoujours plus long que les grandsdiscours sur la place de l’argent.

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LES JEUX DE

Aux temps archaïques, on savait que le coursdes événements pouvait être modifié par desformules magiques qui ont pour effet de bannirles maladies, d’exorciser les mauvais esprits.Formules qui déjà se vendaient à un tarifvariable selon les sociétés : quelques galettesde thé compressé, un renne...

Dans la Grèce que nous raconte Homère, onidentifie des philosophes ou des soldatspratiquant l’art de guérir : ils ne semblent pastirer de revenus spécifiques de leur activitécurative. C’est à l’époque d’Hippocrate que lafigure du médecin professionnel s’indivi-dualise, bien qu’il n’y ait aucune formationofficielle : chacun peut se dire médecin, laréputation tenant lieu de diplôme. Les médecins« libres » ont souvent acquis leur art auprèsd’un maître (en général dans leur famille, carle savoir se transmet selon un modèle patriarcalqui s’élargira plus tard sous forme d’écoles) etsoignent les hommes libres en consacrantbeaucoup de temps à leurs patients, tandis lesmédecins esclaves reçoivent une formationsommaire et ne soignent que les esclaves, demanière expéditive. Certaines cités s’attachentles services d’un médecin qu’elles payent àl’année. Ainsi Démocède est-il engagé pendantun an par la cité d’Egine pour la somme de untalent ; l’année suivante, Athènes le débaucheen lui offrant cent mines ; un an plus tard,Démocède cède aux attraits de la ville de Samosoù son salaire est monté à deux talents. Dans laRome primitive, ce sont les pater familias qui

soignent leur maisonnée, parents et esclaves,mais à l’époque de l’empire, on fait venir desmédecins de Grèce qui se bâtissent parfois desfortunes coquettes grâce à leur art. A l’époquedéjà, Galien dénonce l’appétit du gain et au IIème

siècle, Ménodote déplore que l’argent et laconsidération représentent le but de l’activitédu médecin.

Le haut Moyen Age voit apparaître la figure dumoine-médecin, intéressé, devoir de charitéoblige, autant par le salut de l’âme que par lapréservation du corps. Vers le douzième siècle,l’essor urbain et les apports arabes rendent laplace prédominante au médecin séculier formédans une Université, tantôt appointé par lesvilles qui s’attachent leurs services, tantôtenrichi par la pratique de Cour ou auprès desnotables. Mais pour les médecins qui netrouvent pas d’engagement auprès des puis-sants, le métier est peu rentable et la mobilitéprofessionnelle importante. La Renaissance voitnaître les corporations puis les collèges demédecins, déjà en concurrence pour le monpoledes soins avec les chirurgiens, barbiers, apothi-caires, et surtout avec ceux que l’on nommecharlatans. Revenus et modes de rémunérationse diversifient selon les patientèles auxquelleson s’adresse. Chirurgiens et barbiers sont lesplus mal payés car ils sont moins formés etsoignent les moins aisés ; certains tournent defoire en foire pour exercer. Quant aux médecins,mieux rémunérés, il faudra des textes légauxpour les obliger à assurer les soins aux pauvresdes hôpitaux.

Aux XVIIème et XVIIIème siècles, les honorairesdes médecins, le salaire du chirurgien, lescomptes de l’apothicaire ne sont pas à la portéede toutes les bourses et les hommes de l’arts’installent là où demeurent les clientssolvables, c’est-à-dire dans les villes. Lorsqu’ilsexercent, à l’occasion, au-delà du périmètre decelles-ci, c’est presque toujours au profit desmalades aisés. La situation des médecins de laCour et des grands est enviable par le prestigeet les avantages matériels que l’on en tire, maiselle présente un inconvénient majeur soulignépar Diafoirus. « A vous en parler franchement,notre métier auprès des grands ne m’a jamaisparu agréable, et j’ai toujours trouvé qu’il valait

Brève histoire de l’argent des

médecinsAxel Hoffman,

médecingénéraliste à la

maison médicaleNorman Bethune.Quelques dizaines d’années de sécurité

sociale généralisée ont effacé des mé-moires les rapports anciens entre méde-cine et argent. Petit rafraîchissement.

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mieux, pour nous autres, demeurer au public.Le public est commode. Vous n’avez à répondrede vos actions à personne ; et pourvu qu’onsuive le courant des règles de l’art, on ne semet point en peine de tout ce qui peut arriver.Mais ce qu’il y a de fâcheux auprès des grands,c’est que, quand ils viennent à être malades, ilsveulent absolument que leurs médecins lesguérissent » (Le malade imaginaire deMolière).

Au milieu du XVIIème siècle, le besoin se faitpressant de combattre la misère qui règne dansParis et de lui donner asile. La charité privée serévèle impuissante pour encadrer les septantemille mendiants qui errent affamés etdéguenillés dans la ville et les faubourgs. Ils nese contentent pas de tendre la main ; àl’occasion, ils forment des bandes, volent etassassinent. Il s’agit d’y mettre ordre et lamédecine y pour-voira. En 1657, on confirmeun édit antérieur par lequel est institué l’Hôpitalgénéral « pour le renfermement des pauvresmendiants de la ville et des faubourgs de Paris ».Les médecins des hôpitaux recevront six centslivres d’honoraires, une misère. Un Louis Morinne gardait même pas pour lui l’argent deshonoraires qu’il recevait à l’Hôtel-Dieu, maisle remettait dans le tronc, après avoir pris gardede n’être pas découvert, et Fontenelle, qui nousrelate ce geste, ajoute : « Ce n’était pas là servirgratuitement les pauvres, c’était les payer pourles avoir servis ! ».

Ce beau geste ne doit pas masquer la réalitéque décrit Michel Foucault, parlant de l’Hôpitalgénéral : « Sa fonction de répression se trouvedoublée d’une nouvelle utilité. Il ne s’agit plusd’enfermer les sans-travail, mais de donner dutravail à ceux que l’on a enfermé et les faireservir ainsi à la prospérité de tous. L’alternanceest claire : main-d’œuvre à bon marché dansles temps de plein emploi et de hauts salaireset, en période de chômage, résorption des oisifset protection sociale contre l’agitation et lesémeutes. A Hambourg, les internés doivent toustravailler. On tient le compte exact de la valeurde leur ouvrage et on leur en donne le quart. »*

A partir de la fin du XIXème siècle, la mise enplace de systèmes de nationaux de protectionsociale** modifie profondément le rapportentre les médecins et les malades. Ce rapport,

auparavant individuel, devient collectif dans lamesure où le paiement des soins est progres-sivement assuré par un tiers - une mutuelle,l’État ou une caisse d’assurance maladie - etnon plus directement par l’individu malade.Cette transformation historique va à l’encontrede l’affirmation du pouvoir médical. Avec laconstitution de systèmes de prise en chargesolidaire du risque de maladie se diffusent desrevendications telles que le paiement à l’acte,la garantie du libre choix du médecin pour lespatients ou la libre entente (liberté de fixationdu montant des honoraires, en « entente » avecle patient), traduisant le refus, de la part desmédecins, d’une subordination économiquesous la forme d’un salariat et d’un contrôle surleur pratique qui serait exercé par les nouvellesinstitutions finançant la demande de soins. Lessystèmes nationaux de protection sociale posentaux médecins un véritable dilemme. D’un côté,en couvrant le risque maladie, ils accroissentsensiblement le marché des soins et rendentsolvable une demande bien plus large qu’aupa-ravant puisque les mutuelles et les systèmesd’assurance maladie visent à l’origine lapopulation ouvrière faiblement médicalisée ; del’autre, ils représentent un contre-pouvoir à laprofession médicale et revendiquent le contrôled’une activité qu’ils financent de façon crois-sante. Cette dynamique est à l’origine de laconstruction du syndicalisme médical, axéprioritairement vers la défense des intérêts dela profession médicale. La revendication del’entente directe sera un thème central etunificateur du syndicalisme médical,notamment en France.

Les débuts du XXème siècle baignent encore dansl’insécurité. Dans le Voyage au bout de la nuit,Céline décrit les états d’âme du docteurBardamu : « Quand on se fait honorer par lesriches, on a l’air d’un larbin, par les pauvres ona tout du voleur. » Ses patients semblent voirles choses autrement : « ... ça fait tort au maladeet à sa famille, un médecin gratuit, si pauvresoit-elle. » L’ennui avec Céline, c’est que sonextrême misanthropie n’enlève que peu à lavéracité de certaines de ses descriptions :« Dites-moi, docteur, pendant qu’on est là, vouspourriez pas lui faire un sirop pour l’empêcherde se toucher ?... Je la suivis jusque dans sa logepour prescrire un sirop anti-vice pour le petitBébert. J’étais trop complaisant avec tout le

* Mais pourquoidonc cettedescription mefait-elle penseraux théories del’État socialactif ?

** Loi de 1883 enAllemagne,NationalInsurance Act en1911 en Grande-Bretagne, loi de1928 complétéepar celle de 1930en France.

Brève histoire de l’argent des médecins

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monde, et je le savais bien. Personne ne mepayait. J’ai consulté à l’œil, surtout parcuriosité. C’est un tort. Les gens se vengent desservices qu’on leur rend. (...) Son médecinpréféré à elle, c’est Frolichon. C’est toujourslui qu’elle recommande quand elle peut, moi,au contraire, elle me débine à chaque occasion.Mon humanitarisme me vaut de sa part unehaine animale. C’est une bête elle, faut pasl’oublier. Seulement Frolichon qu’elle admirela fait payer comptant, alors elle me consulte,moi, sur le pouce. Pour qu’elle m’ait recom-mandé, il faut donc que ce soit encore un trucabsolument gratuit ou encore une sale affairebien douteuse. »

Cet altruisme « contraint » ne semble pasinquiéter Parsons lorsqu’en 1951, il décrit sonmodèle sur le rôle du médecin et du patient, :« Enfin le rôle du médecin se caractérise parson souci du bien-être du patient avant tout, paropposition à d’autres métiers où le mobile duprofit est reconnu... ». On comprend que cemodèle fut fort critiqué pour ses aspectsuniversalistes, consensuels et normatifs. Ainsipour Freidson, la médecine n’est pas caractéri-sée par son universalisme et son unique soucidu bien du patient : la profession médicale estconsidérée comme l’un des nombreux groupesd’intérêts existant dans la société et l’intérêtpersonnel du médecin peut s’opposer à l’altruis-me véhiculé par sa rhétorique professionnelle.

Ambivalence que met en évidence une réflexionde Jean Carpentier, parue en 1973 dans la revueTankonalasanté : « A l’heure où les gens necommuniquent plus, pour l’essentiel, que parl’intermédiaire de la télévision et de la presse« d’information » qui les manipulent : larelation médecin-malade est là ! Comme laputain, moyennant finances, le médecin vientau secours de la famille et de la société. Uneputain raffinée, plutôt une call-girl. Maisreconnu d’utilité publique et ses actesremboursés par la sécurité sociale ; le médecinne contrevient pas aux bonnes moeurs et, s’ils’occupe du corps, il va sans dire que le sienpropre est esprit et science, il n’est pas concerné.(...) Pour le malade, le médecin est un être unpeu merveilleux qui le connaît, tandis que luine le connaît pas et d’ailleurs il ne tient pas à leconnaître. Un peu de mystère convient bien àce spectacle, dans une ambiance de confiance

et de respectabilité. Le médecin lui donne tout,bons médicaments et bons conseils d’hommede science et d’expérience ; lui n’a rien àapporter sinon une demande, des symptômeset de l’argent (de toute façon, un acte médicaln’a pas de prix ! - l’argent : ce sont les hono-raires, car si l’on paye d’un salaire un ouvrierou un ingénieur, on honore un médecin !).

Non décidément, l’argent et la médecineforment un couple discordant qui toujours sedisputera mais jamais ne divorcera. Tiens, pasplus tard qu’hier : « Je le revois encore une oudeux fois. Il ne me paie pas, mais me fait despromesses qui sonnent de plus en plus faux.Alors, je me mets en colère. Mon argument estque, s’il peut se payer le Subutex***, il peutme payer. Il me répond que c’est sa mère quilui donne de l’argent pour le Subutex, mais quedans quinze jours, comme il a travaillé ce mois-ci, il pourra me payer... » (Jean Carpentier,2000).

*** Médicamentde substitution

faisant partie dutraitement des

usagersd’héroïne,

employé enFrance etintroduit

récemment enBelgique à grand

tapage...commercial ?

Sources

Callebat Louis, Histoire du médecin,Flammarion 1999.Carpentier Jean, Tankonalasanté n°4, novembre1973.Carpentier Jean et alii, Des toxicomanes et desmédecins, ouvrage collectif, L’Harmattan 2000Foucault Michel, Histoire de la folie à l’âgeclassique, Gallimard 1972.Freidson, « la Profession médicale », paru en1984, cité par Philippe Adam et ClaudineHerzlich in Sociologie de la maladie et de lamédecine, Nathan Université 1994.Hassenteufel Patrick, Les médecins face àl’État, Presses de sciences po 1997.Lebrun François, Se soigner autrefois,médecins, saints et sorciers aux XVIIe et XVIIIe

siècles, Point Seuil 1995.Lowie Robert, Traité de sociologie primitive,Petite Bibliothèque Payot, 1969.Millepierres François, La vie quotidienne desmédecins au temps de Molière, Hachette 1964.

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Lors d’un partage à l’occasion d’une succes-sion, deux couples furent amenés à partager deschandeliers. N’étant expert en argenterie ni l’unni l’autre, chacun choisit en fonction de sonintuition. Le premier choisit quatre chandeliersmassifs tandis que le second pris deux petitsobjets fins et raffinés. La surprise vint quanddes connaisseurs démontrèrent que ceux quiavaient choisi par goût avaient fait uneexcellente affaire financière, tandis que ceuxqui croyaient avoir fait un juteux marché furentassez déçu d’apprendre que l’argenterie vautsurtout par le travail artistique et très peu aupoids…

Cette petite histoire vaut assez en médecine. Siles médecins sont biens payés en fonction dunon-marchand, ils font figure de traîne-misèrepar rapport à leurs qualifications et leursresponsabilités. Si l’on veut faire exploser lebudget de la sécurité sociale, il n’y a qu’à lestransformer en fonctionnaire…

S’il existe un barème reconnu pour la prestationmédicale, force est de constater que bien peude nos confrères le respectent, qu’ils s’estimentplus haut. La réaction de certains de mespatients bien nantis va aussi dans le même sens.Ils sont incrédules de devoir payer un écot simodeste qui vaut un cinquième de leurscoiffeurs ou le tiers de l’ostéopathe. Pourtantj’ai toujours été fier de demander le même tarifau mineur et au ministre. Je trouve que celuiqui paie y gagne en dignité.Notre société fait souvent le lien entre laquantité d’argent et la valeur de quelqu’un. Celaest surtout une valeur exportée du protestan-tisme calviniste dans lequel si l’on recevait desdons de Dieu, il fallait les exploiter1 sous peinede gâcher son talent. Comme par ailleurs unélu de Dieu ne pouvait dépenser son argent cartout était source de péché, il ne pouvait qu’accu-muler son argent. Cette valeur éthique de l’ar-gent a donné naissance au capitalisme occiden-tal. Dans notre pays, on pense souvent, à tort,qu’il s’agit d’un travers typiquement américain.Dans ce pays, il est vrai que l’on juge de votrevaleur selon votre contribution au fisc, qui estpublique. Dans notre système de valeur« catholique »2 belge l’argent est plutôt porteurde valeur négative et celui qui en a ne doit pastrop le montrer. La tendance est plutôt de trou-ver l’argent comme sale ou honteux, la seulefaçon de s’en dédouaner est de se consacrer« aux œuvres ».

Chacun d’entre nous a déjà vu avec quellerapidité des patients qui tirent leurs revenus defaçon illégitime ont une propension à dépenserleurs profits de manière rapide et ostentatoire.Ils disent souvent que « l’argent leur brûle lesmains », on ne peut mieux dire. Quoi qu’il ensoit, si l’argent peut trouver des sujets de fiertéet de vanité, il possède aussi une double facecomme Janus, qui éveille toujours un sentimentde culpabilité face à la misère, qu’elle soitimpersonnelle, la faim dans le monde, lemendiant roumain scoliotique ou personnelle,

L’argent et la valeur

LauwrenceCuvelier, médecingénéraliste à lamaison médicaleEnseignement.

Quel sens cela peut-il avoir d’établirun montant fixe de consultation quandla quantité d’argent n’a aucun rapportavec la valeur de la relation ?

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(1) Cfr St Paul etMax Weber.

(2) que l’on soitfranc-maçondepuis plusieursgénérations n’ychange rien, ils’agit d’unsystème de« valeur »sociologique.

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LES JEUX DE

face à la misère de son patient. Les mécanismesde cette culpabilité face à l’argent qu’onpossède sont toujours liés à des faits objectifset à une histoire personnelle. Il va de soi quen’importe qui occupant une position élevée peutsentir la chance qu’il a eue de naitre dans unmilieu qui lui a permis de faire des études.

Face à l’injustice sociale auquel un soignant setrouve confronté, un sentiment de malaise estplutôt la règle que l’exception. Cependant, onne peut que remarquer qu’un pain coûte lemême prix pour un riche et un pauvre, et quedéterminer que la santé est un besoin primaireà assurer de façon prioritaire est un choixpolitique, non dépourvu d’ambiguïté. Il y a làquelque chose qui me rappelle vaguement lesbons pères blancs, qui « savaient » ce qui étaitbon pour eux, ou la cantine patronale du XIXeme

siècle qui permettait à l’ouvrier d’être payé ennature et éviter que le salaire soit dépensé enalcool au début du mois. La liberté d’unepatiente qui paie au moyen d’une vignette maisqui a dépensé 200 euros le week-end pourrentrer de la mer est une réalité que nousconnaissons tous. Notre relation avec l’argentest-elle totalement dépourvue de contradiction ?L’accès au soin est-il toujours synonyme del’accès à la santé ? La qualité de la relationmédicale n’est-elle pas la première chose àpromouvoir ? ●

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Une réalité économiquediversement vécue

Qu’est-ce qui fait courir les docteurs ? L’argentet la notoriété comme pourrait le faire croire lamine toujours bronzée et satisfaite de certains ?Ou l’allure triste et hautaine de ceux quicollectionnent les actes et les chèques allantavec ? C’est bien sûr plus subtil. Car il y a laréalité des charges économiques, les URSAFF(Union pour le recouvrement des cotisations dela sécurité sociale et des allocations), lesretraites, les loyers, les frais de personnel.Généralistes en secteur conventionné 1, noussommes tous surmenés à nous battre contre lesommeil et le mal de tête, pris dans la nécessitéde faire tourner le cabinet, de soigner au mieuxnos patients sans délaisser notre vie person-nelle. Le paradoxe est là : plus on expédie lespatients, plus on gagne vite sa journée. Plus onest consciencieux dans des tarifs accessibles,plus il faut d’heures de travail.

La quête de la reconnaissance

Mais quels que soient nos modes d’exercice,lents ou rapides, nos contraintes ou nos besoinsfinanciers, nous sommes un certain nombre ànous doper à la salle d’attente ou au carnet derendez-vous plein, à nous nourrir de la recon-naissance de nos patients. Reconnaissance. Le

mot est dit, dans sa généreuse polysémie. A lafois, la gratitude, l’autorisation d’exister, labienveillance du regard, la notion du connaître,celle du savoir intellectuel et de la connaissancecharnelle de la littérature amoureuse ancienne,distance et intimité, altérité et proximité. Avecce préfixe « re » qui signe le plaisir du lien dansle temps, des retrouvailles, du retour en arrière,de l’attente du prochain rendez-vous. Lareconnaissance est un besoin légitime chez toutêtre humain, et bien sûr chez les médecins. Maischez eux, cela se joue de façon singulière dufait des enjeux de vie et de mort, et de la qualitésingulière de l’intimité du soin où la recon-naissance est mutuelle ; c’est ce qui en redoublela valeur.

Plaisirs et périls de l’aventurepartagée

A la question : « Qu’est ce qui fait courir lesdocteurs ? », répond en écho une autreinterrogation : « Qu’est ce qui fait tenir lesdocteurs ? » « Comment ne pas rendre sablouse ? Car on n’est pas obligé d’en crever »pour reprendre les mots de Martin Winckler /Marc Zaffran dans La Maladie de Sachs. Cemétier, pour peu qu’on le prenne au sérieux,est ardu, affecte durablement. L’argent ne suffitpas, sauf à ceux qui sont anesthésiés, blindésdans leur pouvoir et leur savoir. Or cela, nospouvoirs publics et les instances syndicalestradition-nelles ne le perçoivent pas ou n’entiennent pas compte.On tient, je crois, par le plaisir de donner et derecevoir, par le plaisir d’inventer à deux, patientet médecin, ou même à plusieurs, avec les autresintervenants, familiaux, sociaux, hospitaliers.L’attention portée par le médecin à son patient,l’écoute des symptômes, le contact du corpsrenvoient à des expériences fondamentales, ducorps à corps du nouveau-né qui tète, du petitqui tient et lâche la main dans l’apprentissagede la marche, de la rencontre amoureuse. Forcé-ment, cela crée des liens, des liens d’affectionqui portent le patient, mais aussi le médecin quis’en trouve enrichi.Les médecins donnent, mais ils reçoivent aussi.Et cela a lieu au-delà des honoraires sonnantset trébuchants justement, les gens nous fontl’honneur de leur confiance, l’honneur de nous

Donner et recevoir

ÉlisabethMaurel-Arrighi,médecingénéraliste,France.

Article paru dansPratiques n° 13de 2001.

Les sytèmes de soins et de rémunérationà la prestation occultent la réalité dutravail des professionnels, qui dévorele temps, qui touche à la vie et à la mort,au social et au sacré, au plaisir dedonner et de recevoir. Dans le salaire« réel » des soignants, il y a aussil’ancrage dans le collectif et l’alliancecréée avec les patients, symbolisée parleurs cadeaux. Mais cette gratuité est-elle tenable ?

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confier quelque chose de leur histoire, de nousembarquer avec eux. Cela vaut tous les voyagesaux Seychelles des congrès de ceux qui,précisément, choisissent de pas écouter pourfaire tourner plus vite leur tiroir caisse.Le problème est malgré tout à la fatigue derandonnée. Même pour les bonnes nouvelles,la grossesse tant attendue qui arrive, les bonsrésultats d’un scanner après des semainesd’inquiétude, cela nous remue. Le paysage estbeau, mais nous avons alors les mollets fatigués.Et parfois, souvent, la randonnée nous conduitdans des endroits terribles, arides, les lieuxactuels d’exclusion, de chômage, de maladiegrave, et aussi dans les espaces imaginaires plusanciens de l’enfance de nos patients, ou de leursancêtres. Certains jours, la consultation se passedans les tranchées de la guerre de 14, dans uneprison de la guerre d’Algérie ou dans une ferme,entre marâtre et petite fille. Alors, après cesvoyages-là, au cours desquels l’adulte en facede nous a pu se délivrer un peu de ses souvenirs,il faut décrotter, dépoussiérer ses propres botteset sa chemise. Bien sûr, il y a le plaisir partagéoù enfin quelqu’un a tendu la main à quelqu’und’autre, mais au prix d’une réelle énergie, caril faut y être, vraiment.Cela est vrai au niveau de l’imaginaire et dupsychisme, mais aussi dans la « banale »enquête biomédicale. Il y a un vrai plaisir àchercher, à construire des hypothèses diagnos-tiques, à les explorer, les vérifier dans l’examenclinique. Mais parfois, l’effort pour poser lesdeux mains sur les accoudoirs du fauteuil pourse lever et prendre un livre, pour tendre le brasvers le dictionnaire Vidal et y regarder lesinteractions médicamenteuses, pour décrocherle téléphone et accélérer un rendez-vous, oujoindre un collègue, attestent de la fatigue mêléeau plaisir du travail bien fait. La formationcontinue, aussi, apporte le plaisir d’enrichir sesconnaissances, de partager son savoir-faire,mais c’est une activité supplémentaireaujourd’hui non rémunérée qui suppose dessoirées au-dehors à se coucher tard. Encomptant tout, consultation, courrier, coordina-tion, comptabilité, réunions diverses, on seretrouve vite à des semaines de plus de soixanteheures de travail.Il n’y a pas de mystère, Le temps, c’est del’argent. Le temps offert aux patients, c’est del’argent en moins pour le professionnel. Et dela fatigue en plus.

Les cadeaux qui attestent

Dans l’espace mutuel où professionnel etpatient s’offrent le don de la confiance, del’intimité, il y a une asymétrie à double niveau.D’une part, le danger de la maladie est du côtédu patient, mais l’agressivité en cas d’aggra-vation des choses peut être dirigée contre lemédecin. La peur de l’erreur diagnostique, avecd’éventuelles suites judiciaires, est aggravée parles concepts modernes de « contrat », de« client », et de « normes de qualité des soins »,qui mésestiment tout l’arrière plan relationneldu soin. Or, il y a toujours dans le don, en plusdu plaisir de la générosité, une dimension delutte et de rivalité, « où on fait alliance pour nepas se faire la guerre » (cf. ouvrages de A. Cailléet J. Godbout*). Ce poids de gravité est présent,quelle que soit la chaleur des relations et mêmed’autant plus. Nous n’aimons pas soigner nosproches.

D’autre part, le professionnel qui s’engage avectoutes ses ressources intellectuelles, affectives,imaginaires, reste en retrait. Cette asymétriepeut tourner en hémorragie si le médecin netrouve pas le temps et l’espace de cicatriser lescordons ombilicaux qui se tissent à chaqueconsultation.Les patients le savent, ceux qui nous offrentdes cadeaux attestant qu’ils savent qu’on adonné plus que le minimum exigé dans leregistre de la médecine biomédicale. Lescadeaux symbolisent quelque chose de notrelien : cadeaux faits de leurs mains, confitures,fleurs du jardin, dessin d’enfant ou peintured’artiste, objet d’artisanat, ou encore cadeauxayant à voir avec le plaisir de la fête qu’ilssouhaitent me voir partager avec les miens,champagne ou porto selon leurs racines,chocolats, etc.

Au-delà du « rendu » des cadeaux, je crois quemes patients ne se sentent pas en dette, car ilssavent plus ou moins intuitivement que, pourmoi, la vie est d’abord faite de lien et desolidarité. Parfois même, je le formuleexplicitement avec eux : « J’ai eu beaucoup derencontres qui m’ont aidée, je peux offrir celaà d’autres et eux aussi pourront l’offrir encoreà d’autres. » Nous sommes alors dans la dette« positive », pour reprendre les mots de Jacques

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Mais les cadeaux ont peut-être à voir avec lesacré. Le médecin figure par sa fonction laprécarité de la condition humaine, l’existencede la mort, les interrogations sur l’au-delà.Comme Alain Caillé, le directeur de la revuedu Mauss, qui pose bien dans son dernierouvrage, L’anthropologie du don, la différenceentre don et sacrifice, tout en en soulignant lesproximités, on peut mieux positionner le don,en médecine. Car quelqu’un, le malade, estmenacé d’être « sacrifié », mais le médecinaussi qui peut, ou se tuer à la tâche, ou êtrecondamné en cas de suites judiciaires lors d’uneissue tragique.Les cadeaux offerts au médecin ont peut-être àvoir avec les offrandes faites aux dieux d’autrescivilisations et à la mémoire des morts, pourles honorer, s’assurer de leur protection, et lestenir à distance. Le médecin fait officed’interface avec la douloureuse question de lamort. Une patiente qui m’avait offert un bol desoupe à la fin de mes visites tardives pendanttoutes les dernières semaines de son mari,continue à m’apporter de temps en temps unbocal de soupe : il symbolise, je crois, l’effortqu’elle fait pour continuer de cuisiner et des’occuper d’elle malgré le chagrin du deuil,pour me remercier et prendre soin de moi, etpour rappeler le souvenir du défunt.Il ne s’agit pas de prendre une assurance sur lavie ou l’au-delà, mais de symboliser la primautédu lien, de l’alliance comme gage de vie contrela guerre ou la mort. C’est autour de cette certi-tude que se joue le plaisir de donner et recevoiren médecine.

Un espace et le temps ducollectif

Cela se joue dans la relation à deux, mais dansle collectif. Certains réseaux de soins travaillentvraiment ensemble, dans la transdisciplinarité,certains avec les associations de patients, autourdu SIDA par exemple ou avec les habitantsrelais. Modestement, on peut aider à ce qu’uneprofesseur de français de classe allie une lecturede texte de littérature amoureuse à la visitecollective du planning familial du quartier, enlien avec l’infirmière scolaire et le professeurde biologie à propos de la pilule du lendemain.C’est ce qu’on appelle de la santé communau-taire. Personne ne va nous payer pour cela, saufnotre bonheur commun à partager avec d’autresdu beau et de l’utile.Réfléchir à plusieurs, élaborer ensemble lemétier, cela constitue un « salaire » réel. Ceuxqui tiennent malgré le surmenage sont ceux quis’ancrent dans ce collectif, qui prennent letemps du ressourcement. Le temps de l’analyse,politique et sociale, le temps d’un travail sur lerelationnel et le psychique, et aussi du tempspour soi, de la créativité et de l’art, du chant,du théâtre, du dessin, de la rêverie et de laballade... Or, tout cela est méprisé. Toutes lestentatives de se doter d’expériences collectivessont sabotées par les politiques et les instancessyndicales classiques, sans parler de l’Ordre desmédecins.Comment, dans ce contexte, faire comprendreà nos gouvernants, à nos technocrates, à nosconfrères qui parfois le pressentent mais l’ou-blient, aux étudiants, et surtout à la populationqu’il faut se doter d’un système de soins et derémunération, dans lequel toutes ces donnéesseraient prises en compte ?

Donner et recevoir

Ouvrages cités :Le don, la dette et l’identité, Jacques Godbout,éd. La Découverte/MAUSS, Paris novembre2000.Anthropologie du don, A. Caillé, éd. Descléede Brouwer, Paris 2000.

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LES JEUX DE

En tant que soignants ou membre d’une équipesoignante (en tant qu’accueillante je ne« soigne » pas vraiment, quoique… le moralpeut-être), notre propre rapport à l’argent, celuientre les patients et nous, le rapport des patientsà l’argent, tous ces concepts jouent les uns avecles autres.

A la maison médicale, il est pour nous tousimportant de pouvoir être ouvert à tous,d’accueillir toute personne qui désirerait êtresoignée. L’accueil de tous représente une valeuressentielle à notre bien-être, à nous. Noussommes très attentifs au fait que l’accès auxsoins de santé ne doit pas être conditionné pardes préoccupations financières. Cela signifie,en pratique, que si une personne se présentechez nous, Belge, pas Belge, avec ou sansdomicile, avec ou sans papiers, elle recevra lessoins nécessaires, même si la pratique du tierspayant n’est pas applicable dans son cas. Sansoublier toutes les personnes prises en chargepar le CPAS de Bruxelles, qui bénéficient alorsd’une carte médicale donnant l’accès à uncentre médical, un kiné et une pharmacie. Pourtous ceux-là aussi l’accès aux soins est« gratuit ». J’entends par là qu’il n’y a pas detransaction financière, mais j’y reviendrai plusloin.

Tout cela nous pose parfois des questions : quelest le sens d’une médecine qui, en définitive,est gratuite pour certains patients, alors que,dans la même maison médicale, d’autres paientuniquement le ticket modérateur ou l’entièretédu prix de la consultation. D’où les questionsde certains patients : pourquoi ma voisine, elle,ne paie rien, alors qu’elle est comme moi auchômage ; est-ce que je peux continuer à venirchez vous si je ne suis plus au CPAS ? D’où lasurprise parfois de certaines personnes qui onttrouvé du travail et ne sont plus pris en chargepar le CPAS par exemple : « Ah bon, il fautpayer quand on vient ici ? ».

Il y a un peu plus d’un an, le docteur Véroniquedu Parc et moi-même sommes allées en Haïti,dans le cadre d’un échange sur les soins de santéprimaires. Là-bas, nous avons toutes les deuxété frappées par le fait que les patientssemblaient beaucoup plus respectueux dupersonnel soignant : pas de cri, pas de « je n’aipas que ça à faire », pas d’impatience non plusmême si l’attente était parfois extrêmementlongue. Et surtout : tous semblaient trouvernormal, évident de payer le prix de la consul-tation ; pourtant celui-ci était beaucoup plusélevé que ce qu’il est chez nous, en proportiondu revenu des gens. Un autre monde encomparaison de ce qui se passe parfois dansnotre salle d’attente !

Et vous comptez payer le médecin

comment ?

Muriel Renaut,accueillante à lamaison médicale

des Marolles.

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Tout le monde a droit aux soins, touttravail mérite salaire.

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Il me semble important de souligner icil’importance du travail d’accueil, notammentavec les nouveaux patients à qui on explique lefonctionnement de la maison médicale, leshoraires, les différents service et… le prix dela consultation. Pour ma part, j’essaie, dans lamesure du possible, d’en toucher un mot, mêmesi la personne est manifestement incapable depayer le prix d’une consultation (quoique…pour certains cela reste important). C’estimportant, par exemple pour les gens quiarrivent chez nous « parce qu’ici c’est gratuit » !Non, ça ne l’est pas, le médecin fait son travail,il doit être rémunéré pour cela et la médecine aun coût. Même réflexion à propos des distraitsqui viennent sans argent, sans vignette demutuelle : « et vous comptez payer le médecincomment ? ». Je pense que c’est lors du premiercontact que l’on doit fixer le cadre dans lequelon évolue : on ne fait pas de la médecinegratuite, en Belgique, les soins de santé ne sontpas gratuits, même si la mutuelle tend à réduirebeaucoup leur coût pour le patient, si celui-cine paie pas, il faut que quelqu’un d’autre lesprenne en charge, que ce soit la mutuelle, leCPAS ou une maison d’accueil.

Cependant, il nous est parfois difficile,lorsqu’on connaît la situation des personnes quiviennent ici tous les jours (les sans-papiers maisaussi tous ceux qui sont issus de l’immigrationet le Quart Monde belge), de réclamer ne serait-ce que le ticket modérateur. Même si noussommes tous conscients que les médecins,kinésithérapeutes et autres praticiens aussidoivent être rémunérés pour leur travail, pourcontinuer à assurer des soins de santé de qualité.On s’en sort comme on peut, en répondant aucas par cas, en étant toujours attentif auxconditions de vie des patients, en offrant aussiune qualité d’accueil, une écoute qu’ils netrouveront pas dans un hôpital ou une poly-clinique.

Et vous comptez payer le médecin comment ?

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LES JEUX DE

Alors que se passe-t-il donc de particulier avecles patients en situation « précaire », quisemblent parfois de « passage » dans leurpropre vie ? Qu’est-ce qui fait que leurfragilité - et de quelle fragilité s’agit-il ? - rendesi complexe le lien thérapeutique, voirl’empêche ? Est-il important de savoir si cettefragilité est plutôt une cause ou une consé-quence de la situation ?Qu’est-ce qui fait que devant un certain nombrede symptômes, l’entretien, au lieu de faciliterla compréhension des choses, l’entrave ? Qu’ils’agisse d’un patient qui n’a pas d’emploi, quin’a pas de domicile, qui n’a pas de papiers, quin’a pas d’argent et parfois qui n’a pas les quatre,la relation qui s’établit, si elle s’établit, est pourle moins extrêmement complexe.Le milieu socioculturel habituel du thérapeutel’oppose-t-il traditionnellement à celui de sonpatient ? Ou au contraire, peut-il s’installer unesorte de fascination réciproque de mondesétrangers l’un à l’autre ?

« J’aime mieux vous prévenir tout de suite,docteur, ça m’empêche d’être honnête, mais j’ai

pas d’argent pour vous payer... » ou encore :« Si vous pouviez garder mon chèque jusqu’àla fin du mois... » ou encore, le coup de fil (c’estpas remboursé mais c’est moins cher) : « je vousdérange pas longtemps, je crois que j’ai unecystite, est-ce que je prends les médicamentsde la dernière fois, il m’en reste ? ».Autre phrase fréquente : « Ma femme voudraitque vous me mettiez ses médicaments sur monordonnance, elle va bien mais elle n’a pas letemps de venir ». Le « temps » ou l’argent ?Cette malade diabétique, gardienne d’im-meuble, n’a pas d’eau courante chez elle ; lesservices de soins à domicile refusent leur aide.Celui-ci, chauffeur-livreur, n’a plus de permisde conduire (à la suite de plusieurs infractions) :il risque de perdre son emploi si je ne rédigepas un arrêt de travail pour une durée égale àson retrait de permis.Celle-là, quatre-vingt quatre ans pour laquelleses voisins m’ont appelée, vit seule, terrée danssa « chambre », ne sort plus, ne mange plus.Elle n’a plus de papiers, plus de sécurité sociale.J’alerte les services sociaux de la mairie pourprévoir des plateaux repas. Elle les refuse et deplus n’ayant pas de réfrigérateur n’est pasconsidérée comme pouvant en bénéficier. Anoter au passage, après son expropriation, ellea vécu quelques mois dans la laverie auto-matique, en face de son ex-loge.Cette autre jeune femme a bien un métier (lecommerce de son corps) mais n’est pas installéelégalement en France. Bien sûr, elle n’a pasd’argent pour régler la consultation, pas plusqu’elle n’en a pour les examens nécessaires, nonplus que pour le chirurgien auquel je l’auraisadressée en « temps normal ». Cette mère defamille avait bien une carte Paris-Santé qui luidonnait un accès gratuit aux soins... mais ellen’a pas eu le temps de la faire renouveler ; elleme tend celle de sa sœur. « C’est pareil pourvous, docteur... ».Un dernier exemple : lui fait le ménage desautobus parisiens, contre l’avis des expertspsychiatres qui lui avaient proposé un repospour dépression ; elle cherche un emploi ; les« filles » sont encore à l’école primaire. A maproposition d’antidépresseurs, elle me dit :« C’est pas de médicaments dont j’ai besoin :c’est d’un emploi ». Je me suis surprise àchercher pour elle et j’ai fait téléphoner par masecrétaire : la mairie de Paris lançait unconcours pour recruter des assistantes sociales...

Précarité, argent et relation au soin

Marie-AnnePuel, médecin

généraliste,présidente de la

Société Balintfrançaise.

Où commence l’acte médical ou plusgénéralement l’acte thérapeutique ? Oùfinit-il ? Si dans la plupart des cas, laquestion est déjà soulevée dans lessituations les plus banales, elle l’estd’autant plus chez nos patients ensituation « précaire » ; il est vrai quela plupart des patients sont, au momentoù on les rencontre en situationpassagère, transitoire, « de passage »chez nous.

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C A H I E R

Et moi dans toutes ces histoires

Alors : qu’est-ce que je fais quand je suis de lasorte interpellée ? Est-ce encore de la méde-cine ? Si ça n’en est pas, qu’est-ce que c’est ?Du bon sens peut-être seulement ? D’aucunprétendent qu’il s’agit en quelque sorte d’unemédecine préventive, comme si ces actes ouces certificats pourraient trouver une justifi-cation dans l’évitement d’un pire médical...Ou alors peut-être est-ce au contraire DEJA dela médecine, si la médecine est aussi unetentative de soutenir autant que l’on peut lasanté morale des consultants. Mais là encore,ne s’agit-il pas d’un alibi ?Je me souviens d’avoir quelques tempsremplacé systématiquement, dans ma mallette,mon tensiomètre contre des boîtes de sachetsde potages instantanés : les deux ne tenant pasensemble dans l’espace imparti ; ou encored’avoir apporté en clinique une chemise de nuità une vieille patiente après la plainte d’uneinfirmière qui « n’avait rien à lui mettre sur ledos ! ».

Article introductif au XXVeme congrès de la SociétéBalint française à Rouen les 26 et 27 novembre1994 - extrait du bulletin de la Société Balintfrançaise n° 21-8.

Précarité, argent et relation au soin

Simple bon sens ? Carrière de petite sœur de laCharité contrariée et de ce fait « loupée » ?Assistante sociale plutôt incompétente ?Sans compter les innombrables malaisesressentis en ne prenant pourtant qu’une sommedue : 105 FF, contre une consultation, qui,même remboursée, paraissait encore dépasserles moyens de l’intéressé. Mais comment fairela part de mon imagination et de la réalité des« moyens » en question. « Les jours pairs je meloge, les jours impairs, je mange ». Pourtant,ce sans domicile fixe me tend les 105 FF sansrechigner.Bien sûr beaucoup de consultations sont desinterpellations personnelles, mais la matériali-sation que représente l’argent que je vais gagner,que je vais accepter ou dont je vais accepterqu’on ne me le donne pas maintenant ou jamais,le geste d’en prendre ou l’absence de ce gestequi marque habituellement la fin de l’entretien,s’inscrit « en direct » et avec force dans laréalité de la consultation.Cette réalité qui rappelle soudain, (et par quelamalgame ?) que l’on n’a pas encore envoyételle ou telle cotisation sociale ou qu’on est soi-même en « rouge » à la banque. Ne vous est-iljamais arrivé de penser à la fin d’uneconsultation : « et moi, ma Caisse autonome deretraite des médecins de France (CARMF), jela paye avec quoi », tandis que vous laissezpartir votre patient débiteur, en l’entendant vousdire « la prochaine fois... sans faute ! ». ●

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L ’ A R G E N T

LES JEUX DE

Honoraire : un sens oublié ?

L’argent est souvent sujet tabou. Je ne sais pasexactement combien demande mon confrèrevoisin pour une visite, une consultation, unevisite de nuit, une suture, un sondage. Il estentendu qu’il y a un tarif conventionné et unecertaine unification de ces tarifs. Mais jevoudrais aller plus profondément, ne pas resterau simple énoncé et pour ce motif me poser unquestionnement.Que représentent les honoraires pour lessoignants ? La tâche est d’autant plus facile quej’ai pu observer depuis plus de quarante-cinqans les réactions des médecins à la notiond’honoraire et à celle de l’argent. Mes proposseront cependant entachés d’un défaut congé-nital : élevé dans un milieu médical d’avant laguerre 40-45, j’ai grandi dans une sociétéhéritière d’une conception libérale et bour-geoise de la médecine. De plus, la pléthoren’existait pas avec en corollaire des moyensdiagnostiques et thérapeutiques fort réduits. Unthermomètre, un stéthoscope, un tensiomètre,deux mains pour palper, une bonne oreille etun bon œil étaient tout ce dont disposait unpraticien lâché dans la clientèle. Les radio-graphies commençaient à se répandre, labiologie était très réduite.

Cependant, nous ne vivions plus la conceptionchinoise des honoraires où le médecin n’étaitplus rétribué lorsque le client tombait malade.Il ne pouvait donc qu’essayer de conserver sonpatient le plus longtemps possible en bonnesanté.Le mot honoraire, et j’entends encore mon pèreme l’expliquer, signifie « rendre honneur à celuiqui nous aide en signe de gratitude et de respectpour service rendu ». L’avocat toucheégalement ses honoraires pour le même motif.Jamais l’honoraire ne correspond à une note defrais ou n’est comparable au prix d’une mar-chandise. Cette conception paternaliste deshonoraires comprenait cependant une notiondigne d’intérêt, c’était et c’est encore la valeursymbolique.Il n’y a naturellement aucune commune mesureentre une visite de nuit et la somme réclaméemême réajustée. C’est tellement vrai que si unhomme de métier (plombier, menuisier, peintre)franchit notre seuil, une somme rondelette déjànous est comptée et que les heures de travaileffectif sont retenues, parfois de cinquante eurosl’heure.L’honoraire se situe à un autre niveau, c’est unenotion différente, un peu aristocratique ounobiliaire, un peu désuète peut-être pour les plusjeunes. Il fait appel au registre des sentiments,à celui de la reconnaissance mais il a cette valeurqu’il clôt la dette. Tant que les honoraires nesont pas réglés, le patient reste tributaire, resteen position de sujétion par rapport à celui oucelle qui l’a tiré d’une mauvaise situation, ou aremédié à un mal. Une fois payés, les honorairesremettent à zéro la relation soignant-soigné.L’honoraire ainsi conçu ne devrait pas être taxé.Il sort du registre fiscal car il n’est ni un salaire,ni un appointement mais une faveur. Lemédecin exerce son art et en surplus en reçoitune marque de récompense…Du temps des honoraires, il faut aussi ne pasoublier le médecin pour indigents (l’Assistancepublique est une institution reconnue et trèsancienne). La médecine des pauvres étaitgratuite. Au début du siècle, une visite revenaitdeux à trois fois, parfois quatre ou cinq fois pluscher pour les nantis. C’était la contrepartie despauvres soignés gratuitement.L’argent représente en somme un objetd’échange inestimable, la possibilité d’une

Honoraires et salaire ou le médecin

face à l’argent

Jean Gillis,médecin

généraliste, pastprésident de laSociété Balint

belge.

En ces temps difficiles, pour équilibrerle budget des soins de santé, il estintéressant de parcourir les notionsd’honoraires et de salaires. Rien quele rapprochement des deux termesmarque toute une évolution.

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Article écrit envue d’une

parution dans lejournal de la

Société Balint.

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relation interpersonnelle d’égalité entre deuxêtres. L’esclave n’est jamais honoré. Le petitenfant quant à lui le vit très tôt. Sa relation avecsa mère est complètement dépendante. C’estune question de vie ou de mort sauf pour lesselles substitut de l’argent. Il peut négocier cetéchange. Il peut les retenir ou au contrairegratifier sa mère d’une « belle selle »,« oh ! Bravo mon petit, comme ta maman estcontente ». Il ou elle peut donc faire ou nonplaisir à celle qui est la toute puissante.C’est une manifestation d’autonomie quipermet au bébé de s’affirmer indépendant etsurtout de se montrer maître du jeu. Il paie samère ou sa nourrice. Revenons à nos conditionsde vie de la société.

personne ne le conteste mais le droit aux soinsn’est pas pour cela un droit à la santé !Les différences de soins en eux-mêmesn’existent pratiquement plus, sauf dans les listesd’attente, les prises de rendez-vous, le confortdes chambres et le moelleux des fauteuils.Pendant les soins, il n’y a pratiquement aucunedifférence entre riche et pauvre.

Il apparut alors un nouveau phénomène qui estla complexité technique de la pratique de lamédecine elle-même. Qui peut faire face à dessoins opératoires de plusieurs centaines d’eurosqui pourrait rembourser des frais d’examensultra spécialisés ? Personne à part quelquesnantis ou cheikh d’Orient.Heureusement, l’assurance maladie couvre dansces cas la plus grand partie si pas la totalité desdépenses. Mais le médecin ne doit plus à cemoment être honoré par rapport à un patient. Ileffectue son travail, il remplit son contrat. Ilreçoit un salaire car tout travail demande salaire.Il devient un « travailleur » de la santé commeun orfèvre, un mécanicien, un soudeur etc. etmême pas comme un entrepreneur ou unarchitecte qui remplissent des fonctions decoordinateur.Mon carnet d’ordonnance avec mon nom, monadresse, mon numéro d’ordre porte d’ailleursla mention de « prescripteur » et pas demédecin. On est loin de la notion de soins. Leprescripteur est presque « transcripteur » ou« scribe » de l’ancienne Égypte. C’est celui quiexécute à la demande d’un autre, d’un tiers.

Et j’en arrive à cette dérive de notre temps quel’on peut imaginer. Le médecin sous la couped’un organisme quelconque puissant etcontraignant se laisse manipuler : il travaille àla chaîne sans réfléchir ni à la motivation niaux conséquences de son action et de sesprescriptions.Pour être accrédité, ne prescrira-t-il pas telcomposé chimique, plutôt qu’un autre nonadmis par le médecin conseil, lui-mêmeprisonnier de l’employeur qui l’a embauché.J’ai entendu il y a quelques années, un conseillermoral d’une mutuelle ordonner d’augmenternettement le nombre d’actes médicaux d’unepolyclinique afin de ne pas rester en deçà desperformances du voisin qui n’avait pas cesscrupules sur le plan financier et sur le plan del’éthique.

Honoraires et salaire ou le médecin face à l’argent

Évolution historique

Au cours des années, cette notion d’honoraire,ne bougeait que très peu. Vint la guerre 40-45qui naturellement accéléra un processus dematuration sociale puisque c’est au cours decelle-ci que se conçoit la « sécurité sociale ».Celle-ci fut mise définitivement au point entre1945 et 1995. Elle permit d’étendre les soinsmédicaux à pratiquement toute la population.Ce fut un grand bien pour les citoyens et

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L ’ A R G E N T

LES JEUX DE

Vous vous imaginez le monde médical que l’onpourrait vivre d’ici quelques années si lespouvoirs de décision du nombre et de la qualitédes soins tombaient uniquement aux mains despoliticiens par exemple. Tous les ulcèresd’estomac devraient être traités avec telledrogue plutôt qu’une autre, toutes les hyper-tensions bénéficieraient des inhibiteurs deconversion plutôt que des bêtabloquants, etc.Tous les patients au-dessus de soixante-cinq ansne pourraient plus être opérés de pontage, lakinésithérapie serait réservée à ceux qui ont unechance de marcher, etc. Le budget préétabliserait ainsi suivi et risquerait de favoriser unemutuelle politisée conforme aux normesgouvernementales.Nous en arrivons directement dans ce cas à unemédecine à deux vitesses que nous réjetonstous. Ne court-on pas au danger d’une médecinesociale trop contraignante et restreinte dans sescapacités, faute de liberté pour le médecincomme pour le malade. A ce moment naîtraitune médecine plus chère et donc réservée à unepart minime de la population, mais plus libre…et plus personnalisée si pas plus humaine.Ne seraient pris en considération alors que ceuxqui ont pu s’offrir une indépendance d’esprit etsurtout de moyens financiers capables des’extraire des contraintes administrativesofficielles ?Je le crois et je vous soumets cette interrogationtrès angoissante et pas tellement lointaine :l’argent, honoraires ou salaire peu importe endéfinitive, ne doit-il rester l’objet de relation,d’une transaction comme je l’ai décrit, entredeux personnes. Il nous brûlera les mains sinous en faisons un dieu. Il peut nous libérer dela servitude s’il reste une transaction, unematérialité de l’échange entre deux êtreshumains égaux par nature.

Certaines idées émises dans cette contribution,pour respectables qu’elles soient, ne sont paspartagées par la Fédération des maisonsmédicales, en particulier en ce qui concerne ladéfiance vis-à-vis d˙une régulation politiquetelle qu’elle est exprimée ici.

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C A H I E R

Payer ou pas payer

Faustina DaGiau, présidentede laCoopérative despatients au centrede santé deBautista vanSchowen.

En 1984, notre maison médicaleadoptait le système forfaitaire. On allaitsoigner gratis ! Gratis… GRATUIT.Mais non, mais non ! Et l’équipe etl’association de patients d’expliquerlonguement qu’il s’agissait d’uncontrat impliquant trois signataires :l’équipe de Bautista van Schowen, lepatient, la mutuelle. Chaque parties’engageant à respecter les termes ducontrat : la mutuelle en versant unesomme forfaitaire à une équipe(médecins, infirmières, kinésithéra-peute) ; une équipe s’engageant àsoigner les patients inscrits à la maisonmédicale ; des patients acceptant de sefaire soigner par cette équipe-là etuniquement celle-là, fonctionnant danscette maison médicale-là. Qu’est-ce quiallait changer, alors ?

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Presque rien… « un rien important », tout demême : plus de soucis d’argent dans latransaction individuelle pour le patients’adressant au thérapeute.Pour le reste ? La même chose ! Le patient avaitchoisi un système de prise en charge, avant leforfait, il le maintenait après.

Quels choix avait-il fait avant ? Une qualité desoins, un suivi global, une écoute attentive, undialogue ouvert…Tout cela resterait-il ? Mais oui et en plus ceserait désormais gratuit ! Non pas gratuit !Accessible à tous, c’est différent, c’estsolidaire…

La notion de gratuit véhicule souvent une idéede rabais… Allait-il être question d’unemédecine au rabais pour des patients au rabais ?Non, le patient avait compris et il fit confiance.Ce serait comme avant et mieux qu’avant. Parce contrat, l’équipe et le patient allaients’employer à développer cette prise en chargesolidaire et de qualité. Bien sûr, au début, onentendit souvent le patient demander : « Et, jene vous dois rien, alors ? Et cela va aller pourvous ? Vous tiendrez bien … ».

Et puis, on y croit. On voit que cela continueen qualité. Et cela dure, cela dure… Et l’ons’habitue à cette « qualité solidaire ».Le patient devient respectueux de ce « système-forfait » et des équipes qui font ce choix.Mais respect et soutien subsistent, si cette idéede « qualité solidaire » est expliquée, discutéeavec les nouveaux patients et si elle est rappeléerégulièrement à tous dans la maison médicale.Le patient doit être conscient qu’avec le forfait,il entre dans un système de fonctionnement basésur une vision progressiste de la société. Cettedémarche ne peut exister que si elle rencontreun souhait, un projet communs aux thérapeuteset aux patients.

Les associations de patients ont un rôle à jouerdans le rappel de cette philosophie afin que lespatients qui y souscrivent, parfois malheureuse-ment par nécessité financière, portent ce projet,où, pour nous patients, bien heureusement,l’argent ne fait pas la santé ! ●

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L ’ A R G E N T

LES JEUX DE

Lors d’une enquête de satisfaction réalisée à lamaison médicale à Forest, les patients se sontexprimés sur le principe du forfait.

« On ne doit pas faire tout le temps desdémarches avec la mutuelle ».

« L’avantage c’est qu’il y aussi moins depaperasses ».

« Le forfait, c’est très important, surtout pourles personnes âgées, c’est facile non seulementpour la gratuité mais aussi parce qu’il ne fautpas aller à la mutuelle (Solsan) ».

« C’est très important de ne pas devoir payer ».

« C’est un système parfait, ça devrait êtrepartout comme ça ».

« C’est formidable, de ne pas devoir prévoirque ça va coûter autant... ».

« Ailleurs, même si on paie après, on paiequand même ».

Extrait d’une enquête de satisfaction à la maisonmédicale à Forest : paroles de l’équipe et des patients,mars l999.

Paroles de patients autour du forfait

MariannePrévost,

sociologue à laFédération des

maisonsmédicales et

RobertBontemps,

médecin,directeur à

Question santé.

« L’effet que ça a, le forfait... : on vient plusvite chez le médecin, c’est un lieu toujoursouvert. Les médecins, ça leur donne une alluredynamique, sociale, s’ils sont là on sent quec’est car ils aiment bien... je ne vois que dupositif, ça donne ce caractère, de faire du social,on a l’impression qu’on vient à un entretien,où on peut parler, c’est un lieu ouvert... Ca nem’empêcherait pas de réclamer, je trouve çanormal de ne pas payer, d’ailleurs je n’ai jamaisrien connu d’autre, je trouve que ça devrait êtrepartout comme ça, d’ailleurs ça me fait plutôtdrôle de payer chez le spécialiste (Isabelle) ».

« Chaque fois que je viens, je mets de l’argentde côté, la même somme que si j’avais dû payerla consultation ».

« C’est très important pour moi de ne pas payer,mais ce n’est pas seulement pour l’argent queje viens, je continuerais de toutes façons à venirici même si je devais payer ».

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Points positifs

● 1998 : Le forfait permet de gérer son travailavec moins d’anxiété et améliore de ce fait laqualité de vie.

2003 : Ce point s’est tout à fait vérifié. Leforfait garantit des rentrées mensuelles assuréeset, par l’inscription contractuelle des patients,renforce une culture « maison » qui leur facilitel’accès à d’autres prestataires de l’équipe en casd’absence.De plus, depuis le passage au forfait, nous avonsdécidé d’assurer aux prestataires indépendantsle paiement du premier mois d’incapacité detravail.

● 1998 : Le forfait nous permet d’entrer dansun système d’évaluation et d’optimisation dessoins.

2003 : Pour ce point, nous estimons quec’est plutôt l’outil informatique qui nous abeaucoup aidés à analyser la prise en charge decertaines pathologies ou d’actions de préven-tion : couverture vaccinale, taux d’hémoglobineglycosylée chez les patients diabétiques. Il n’enreste pas moins que l’élément fondamental, àsavoir la connaissance de notre population depatients, est possible depuis l’inscription. Nousavons donc une meilleure idée de l’état de santéde la population prise en charge à la maisonmédicale.

● 1998 : Le système du forfait permetd’éliminer les patients « emmerdeurs » depassage.

2003 : L’expression est trop forte mais estsûrement évocatrice pour beaucoup de nosconfrères. Consacrer beaucoup de temps à despersonnes de passage, perçues à juste titrecomme « shoppingeurs », nous a parfoispompés.Nous avons encore des « dépannages » occa-sionnels mais il s’agit plus souvent de personnesde passage en Belgique pendant une brèvepériode. Nous avons bien sûr beaucoup depatients difficiles, voire très difficiles mais dansla durée !

● 1998 : Le forfait permet d’avoir plusd’argent pour l’équipe qui peut dès lors réaliserplus de projets : petit journal, supervisiond’équipe, engagement de personnes, infor-matisation en réseau sans risque de faillites.

2003 : Soyez les bienvenus à la pendaisonde crémaillère pour nos nouveaux locaux !

● 1998 : Grâce au forfait : plus de problèmepour se faire payer par le patient, pour repasserchez des patients dont l’état de santé nousinquiète.

2003 : Le travail d’autonomisation despatients est facilité, surtout au niveau infirmiercar l’effet pervers du paiement à l’acte n’existeplus. Le besoin de prester des actes pour serentabiliser était un frein manifeste à

Pour l’équipe dela maisonmédicale,Myriam Provost,médecingénéraliste à lamaison médicaledu Nord.

Le forfait, avant et après

Au hasard de manipulations paperas-sières, j’ai retrouvé un document detravail d’une journée de réflexion entremédecins de la maison médicale pourdécider ou non le passage au forfait.C’était le 15 août 1998. Nous avionsregroupé les points positifs, les pointsnégatifs et enfin les points « positifs ounégatifs ».Le 1er avril 2000, nous sommes passésau forfait et il m’a semblé intéressant,en équipe, de confronter ces points àleur vécu actuel. C’est à cette confron-tation de ce que nous pensions du forfaitdeux ans auparavant et de ce que nousen pensons aujourd’hui, près de quatreans après avoir sauté le pas, que nousvous convions.

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LES JEUX DE

l’autonomisation.Nous observons aussi que l’accès aux soins desadolescents, petits et grands, est grandementfacilité. Nous avons aussi un meilleur contrôlesur la prescription d’antibiotiques chez l’enfant.Nous avons de plus la facilité d’adapter letravail paramédical sorti de la nomenclature(actes non barêmisés). C’est aussi un confortincommensurable de ne plus avoir à se fairepayer après chaque acte ou à devoir renvoyerles tiers-payants aux organismes tiers-payeurs.A cela s’ajoutent l’agrément de ne plusmanipuler d’argent (fini de chercher de lamonnaie pour faire le change, de faire la file àla banque pour déposer des liquidités) et, desurcroît, un sentiment de sécurité : il n’y a plusd’argent à voler !.

● 1998 -> 2003 : Pour l’équipe : clarificationet (encore) meilleure dynamique car plus detransparence.

Points négatifs

● 1998 : Augmentation du travail adminis-tratif

2003 :C’est vrai car la gestion du forfaitl’exige mais avec le recul, nous mettrions cepoint dans les points positifs. En effet, con-traints d’engager une personne pour assumercette tâche, nous sommes, depuis le passage auforfait, dispensés d’assumer nous-mêmes la

gestion des tiers-payants (plus de 35 % de notreactivité à l’acte). De même, la gestion comp-table s’est professionnalisée et exige une rigueuret une compétence qui excluent la gestionbénévole par un soignant de bonne volonté maisnon formé à la gestion. La gestion quotidiennedes locaux et du matériel a également bénéficiéd’une répartition plus claire des tâches depuisla réorganisation de la gestion globale de lamaison.

● 1998 : La rigidité du forfait. Pourquoichanger une formule qui marche bien pour lesmédecins au profit d’une formule où ils voientleur liberté diminuer ?

2003 : C’est vrai que le forfait excluantl’acte, il ne nous permet plus de dépannerfacilement les patients d’un médecin voisin envacances ou des étudiants kotteurs par exemple.La porte peut rester ouverte à tous, si on estprêt à assumer des patients en plus.La solidarité incontournable entre travailleursde la maison médicale ne laisse plus « s’épa-nouir » l’individualisme spontané de chacun.Le patient est le plus souvent titularisé chez unmédecin mais s’inscrit à l’équipe de la maisonmédicale.

● 1998 : Le forfait entraîne une dette moralepour le patient que le paiement lui permet derégler.

2003 : C’était sans doute vrai pour quelquespatients mais notre perception actuelle est que

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les patients ne se sentent pas en dette enversnous car nous leur avons signifié notre paiementvia le forfait mensuel généré par leur inscriptionà la maison médicale. Cette notion, quelques-uns l’ont d’ailleurs assimilée au point de semontrer anormalement exigeants mais la toutegrande majorité est très facilement passée d’unsystème à l’autre avec en plus, le dévelop-pement au fil du temps d’une grande complicitécomme valeur ajoutée, d’une appartenance àun projet.On ne demande plus rien à personne : « lepauvre » n’est donc plus pointé, tout le mondeest sur le même pied.

● 1998 : Le pouvoir du gestionnaire.

2003 : Nous avons, pour éviter cet écueil,attribué clairement le rôle de gestionnaire auconseil d’administration élu, secondé par lesadministratifs.

Points positifs ou négatifs

● 1998 : Rémunération de chacun :comment ?

2003 : Partis du postulat que les indé-pendants gagneraient au moins autant qu’àl’acte, nous avons évolué vers une barêmisationsouple.

● 1998 : Clarification du pouvoir respectifdes prestataires médecin/kinésithérapeute/infirmier, du gestionnaire, de l’équipe.

2003 : Cinq ans plus tard, nous avons enfinpondu un nouvel organigramme pour notremaison médicale. En resituant les différentsniveaux de prise de décision et les recourspossibles.Il faut noter que pour effectuer notre passageau forfait nous avons modifié la compositionde notre conseil d’administration et de notreassemblée générale pour que les membres dela maison médicale y soient majoritaires parrapport aux extérieurs. Le pouvoir estclairement entre les mains des travailleurs dela maison.

Le forfait, avant et après

71Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

L ’ A R G E N T

LES JEUX DE

Notre réflexion sur un éventuel passage auforfait s’articule autour de deux questionsprincipales : est-ce intéressant pour nous, est-ce intéressant pour nos patients ?

Le forfait est-il intéressant pourla maison médicale et sesmembres ?

L’équipe est, depuis près de vingt ans, partagéeentre deux tendances, l’une plus activiste,l’autre plus conservatrice. Cette divisionn’empêche pas la maison médicale defonctionner : les concepts d’accessibilité, dequalité des soins, d’approche globale, deprévention et de promotion de la santé fontpartie de la culture commune et s’incarnent dansles pratiques. Des projets sont réalisés demanière ponctuelle. Mais la co-existence desdeux tendances paralyse les velléités de« refondation » de notre travail en commun. Labranche conservatrice privilégie le travail bienfait à un niveau individuel et considère le« collectif » comme soutien à ce travailindividuel ; la branche plus activiste, sans nierl’importance de la qualité individuelle dutravail, essaie de développer des approchescollectives de type « santé publique » oucommunautaire. Comme souvent dans ce genred’opposition, la paralysie guette : aucunconsensus n’est possible, et la règle de lamajorité ne s’applique qu’à ceux qui jouent lejeu du collectif, les individualistes sentant leurresponsabilité dégagée si leur option n’est pasretenue ; en outre, dans cette configuration, les

indécis privilégient le statu quo, garant d’unecertaine tranquillité d’esprit, et les propositionsinnovantes sont mises en minorité.

Dans ce contexte, le forfait, qui nous sembleimpliquer une plus grande convergence depensée et d’action, ne constitue pas un sujet« existentiel ». Nos membres sont très actifsdans le domaine de la santé (travail dans lequartier, les écoles et le milieu associatif, avecles autorités locales, dans les syndicats, etc.)mais à titre individuel, la maison médicaleservant plutôt d’appui logistique à leurs activi-tés ; le travail d’équipe se résume à soutenirchacun dans son projet sans que le collectif s’yimplique en tant que tel.Quand ce genre de dynamique est lancé, il estimpossible de revenir en arrière... à moins dechanger l’équipe. C’est ce qui nous arrivemaintenant : la plupart des anciens sont partis(en partie fatigués de cet « immobilisme entension », en partie effrayés par l’irruption dupolitique via le décret sur les maisons médi-cales). La plupart des jeunes candidats à larelève sont des « sujets hyper-modernes »,« utilitaristes », a priori encore moins suscepti-bles d’intégrer un projet collectif, mais avec letemps... ?

Les autres questions concernant l’intérêt quel’équipe pourrait tirer pour elle-même dupassage au forfait passent évidemment ausecond plan, que ce soit l’amélioration de laqualité de vie (chacun travaille déjà à son gré),ou l’évaluation et l’optimisation des soins(chacun le fait pour soi, et un système infor-matique créé à la maison médicale permetd’approcher ces objectifs avec un bon degré desatisfaction).

Un point pourtant nous rapproche du forfait :l’absence de service infirmier. A plusieursreprises, nous avons engagé des praticiens del’art infirmier, qui se sont rapidement enfuisd’ennui. Étonnamment, il n’y a pas de demandede soins infirmiers dans notre population (le faitque seuls 5% de nos patients ont plus desoixante ans est sans doute déterminant). Leforfait permettrait d’engager une infirmière ensanté communautaire, beaucoup plus utile pournos patients.

De quelques (bonnes et mauvaises)

raisons de rester à l’acte

Axel Hoffman,médecin

généraliste à lamaison médicale

Norman Bethune.

Périodiquement, la maison médicaleNorman Bethune, qui fonctionne « àl’acte », se repose et se pose la ques-tion : et si nous passions au forfait ? Ace jour, la réponse est demeuréenégative. Voici nos raisons, bonnes etmauvaises.

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C A H I E R

Quel bénéfice les patientspourraient-ils retirer du passageau forfait ?

A première vue, le passage au forfait doitfavoriser l’accès aux soins. Mais à y mieuxregarder, l’évidence se brouille. L’analyse denos chiffres de fréquentation nous fournit eneffet des éléments troublants. Nous recevonschaque année environ cinq cents patients1 quiouvrent un dossier et ne réapparaissent pas lesannées suivantes. La plupart n’ont consultéqu’une ou deux fois. De même, chaque année,nous « remontons » des archives environ troiscents dossiers, c’est-à-dire des gens n’ayant plusconsulté depuis quatre ans. A l’analyse desdossiers, ces « passages fugaces » sont dedifférents types.Il y a ceux qui ne sont jamais malades. Notrepopulation est extrêmement jeune, 80% demoins de quarante ans. Cette populationconsulte principalement pour des problèmesaigus ponctuels, des problèmes administratifsou des actes de prévention.Il y a les inévitables professionnels du shoppingmédical. Leur papillonnage est stimulé par lefoisonnement de polycliniques avec généra-listes de porte qui écument le quartier en offrantgratuitement les services de dizaines de spécia-listes (tiers-payant sans ticket modérateur,accueil de jour non-stop, etc.).Il y a ceux qui déménagent. Le rapport qualité/prix des locations est désastreux et incite à unnomadisme locatif constant, d’autant plusrapide que les familles s’agrandissent.Il y a surtout les populations « interstitielles ».En effet, la maison médicale est située près duPetit Château, dans un quartier où les mar-chands de sommeil abondent et où les loyers,bien qu’exorbitants pour la qualité de ce quiest mis en location, demeurent parmi les plusbas de Bruxelles. Ces circonstances expliquentque nous drainons une population très instable,pas encore « atterrie » ou prompte à s’évanouirdans la nature.Ces patients sont accueillis et soignés au tarifde leur possibilité : à ce jour, un patient sur troispaye le tarif plein et sait que s’il le fallait, ilserait soigné comme les autres, au prix d’unevignette, avec ou sans ticket modérateur, ougratis. Nous sommes tellement habitués à cemode de fonctionnement que la négociation sur

le prix de la consultation est quasiment devenuun élément de base de la négociation globale(tout comme le prix des médicaments que nousannonçons à la fin de la prescription, afin del’adapter de manière négociée si nécessaire).Le forfait n’améliorerait donc pas l’accessibilitéfinancière et exclurait sans doute une bonnepartie des patients considérés comme depassage mais qui sont réellement des patientsde la maison médicale, au risque de les rejetervers les structures spécialisées commercialesdu quartier.Le nomadisme médical constitue un grosproblème et à longueur de journée noustravaillons à faire comprendre l’intérêt d’avoirun soignant de première ligne de référence.Derrière ce nomadisme se cachent certes lesdifficultés socio-économiques que nous avonscitées et l’attrait des structures spécialiséesgratuites, mais aussi un phénomène culturel.Moins de 10% de notre population est belge desouche et, surtout parmi les arrivés de fraîchedate, le généraliste n’est pas identifié commeun acteur central. La compréhension du forfaitnécessitera un travail énorme, alourdi par le faitqu’un grand nombre ne possède pas les languespratiquées par les soignants de la maisonmédicale (français, néerlandais, anglais, arabe,bulgare), et qu’un nombre plus grand nepossède pas la lecture et encore moins l’écriture.

Demain ?

Norman Bethune s’est adapté à sa populationet les problèmes d’argent « pour consulter »sont devenus secondaires, autant pour l’équipeque pour les patients. C’est pourquoi la questiondu forfait ne se présente pas pour nous en termesfinanciers mais en termes de projet de santé. Etun projet, ça se mûrit...

De quelques (bonnes et mauvaises) raisons de rester à l’acte

NoteLes chiffres citésdans l’articlesont desmoyennesarrondies, baséessur les chiffresannuels des dixdernières années.D’une année àl’autre, ilspeuvent variertrès fortement enfonction de lasituationpolitiquemondiale et de lapolitique d’asileen Belgique.

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L ’ A R G E N T

LES JEUX DE

Le passage au forfait a été décidé car nous avonsune patientèle défavorisée, en majorité des chô-meurs, dans un milieu immigré principalementd’origine turque, une population plutôt jeune,surtout des enfants et aussi des patients avecdes pathologies chroniques. Il y a aussi unepopulation de polonais et marocains.

avons ré-expliqué et donné l’alternative dechoisir définitivement un généraliste à leurconvenance et nous leur avons conseillé, pourla qualité des soins et des traitements, de nepas changer trop souvent de médecin de famille.Ceci nous a pris beaucoup de temps et depatience, mais nous avons pu faire passer cemessage, même pour les patients qui ne se sontpas inscrits dans la maison médicale.

Parmi les médecins généralistes du quartier, audébut, il y a eu des problèmes pour les patientsqui se sont vus refuser leurs attestations de soinset leurs tiers-payants par les mutualités. Nousavons dû encore une fois expliquer aux patientset rembourser les attestions. Avec le temps, touts’est arrangé.

Nous avons une grande demande pour denouvelles inscriptions, mais suite à une décisiond’équipe, nous nous sommes limités au nombred’inscrits actuels pour maintenir une très bonnequalité de soins en fonction de nos locaux et denotre personnel soignant (actuellement quatremédecins, travaillant à temps plein, parfoisbeaucoup plus, deux secrétaires accueillantes,une infirmière, un kinésithérapeute, un logo-pède, une femme d’ouvrage, et pour janvier,nous attendons une diététicienne). Plusieursréunions médicales sont organisées dans lecourant de la journée pour mettre le personnelsoignant au courant des cas et aussi des réunionsplus administratives avec l’accueil. Ceci permet

Le forfait au quotidien

Gulsum Poyras,médecin

généraliste à lamaison médicale

Sainte-Marie.

A Schaerbeek, la maison médicaleSainte-Marie est passée au forfait en2000 avec une grosse patientèle déjàexistante (deux médecins généralistesconsultant à l’acte depuis quinzeannées). Récit d’une expérience.

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La plupart du temps, les patients étaientlimités pour leurs consultations par lefacteur « argent » malgré les honorairesconventionnés et les remboursementsmutuelle. Il leur arrivait d’avancerl’argent de la consultation et de ne pluspouvoir acheter les médicaments.Revenir en consultation pour uncontrôle, pendant ou après le traitement,était très difficile. Le passage au forfaita été expliqué aux patients qui ont trèsbien accueilli le système et acceptél’inscription.On a eu évidemment des difficultés decompréhension face à une populationqui avait l’habitude de consulterplusieurs généralistes en même temps.Certains patients ont continué cettehabitude, mais à chaque refus de rem-boursement des mutualités, nous leur

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C A H I E R

une prise en charge très globale de nos patientscomme une très grande famille. En agrandissantencore le nombre d’inscrits ne risquerait-on pasde briser cette relation « familiale » et latransformer en grosse usine ?

Le système du forfait nous faisait très peur audébut. Nous redoutions que l’effet de« gratuité » du système entraîne une mal-compréhension ou une exagération des consul-tations. Avec le temps, nous avons remarquéque les consultations/par patient/par an onttriplé (ou même plus) par rapport à l’acte. Maisceci est-il dû à une « exagération » ou bien àun réel besoin médical des patients qui nepouvaient bénéficier de certains soins en étantlimités par l’argent ? Nous pensons que les deuxfacteurs jouent. Par ailleurs, les recours supplé-mentaires aux consultations qui semblaientexagérés cachaient très souvent d’autresproblèmes (familiaux, psychologiques) quin’osaient pas être déclarés par le patient.

Après trois années de forfait, nous constatonsque dans la majorité, les familles sont trèscontentes du système qui permet une prise encharge multidisciplinaire et surtout un suivi plusrapproché des enfants et de leur scolarité. Lesparents sont très sensibles à cet aspect éducatifde notre pratique (conseils, guidance, choixd’écoles, difficultés scolaires, ...).Les rares personnes se dés-inscrivant sont cellesqui déménagent (nous essayons de leur trouverun généraliste près de leur nouveau domicile)et celles qui veulent changer de type demédecine (médecine parallèle, homéopathie,médecine esthétique, autre généraliste). Cespatients reviennent souvent se réinscrire. Lesparents des patients inscrits sont toujours prisen charge et inscrits avec préférence.Les personnes clandestines, nombreuses dansle quartier (bulgares, polonais), sans protectionsociale, ont aussi recours à nous. Il ne semblepas y avoir d’exagération malgré le pro deo.Cependant, il faudrait pouvoir obtenir plus demédicaments en échantillons pour cespersonnes défavorisées. Les personnes noninscrites qui ont besoin de soins médicaux sont

Le forfait au quotidien

toujours prises en charge directement en casd’urgence, ou orientées vers les généralistes duquartier. ●

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L ’ A R G E N T

LES JEUX DE

L’argent, un mécanismerégulateur

Supprimer l’argent dans le cadre de cetterelation de réciprocité ne met-il pas l’usageren dette vis-à-vis du médecin et ne prive t-ilpas le soignant d’un outil de régulation, voirede dissuasion contre les tendances à lasurconsom-mation (médicale, relationnelle,affective…) de certains patients ? Pourrépondre à ces deux questions, que symboliseou que signifie, pour l’un et l’autre, le paiementde la consultation ? Ne s’agit-il pas de lafixation d’un cadre ? En tout cas, si celui-ci estun cadre « éclair », il fonctionne. Dans l’actede payer, le patient reconnaît et appelle à lacompétence professionnelle du médecin et illui signifie, de ce fait, la position dans laquelleil le place : celle d’un expert détenteur d’unsavoir. Il lui signifie aussi qu’il est prêt à se

conformer aux règles implicites d’uneconsultation : se présenter, patienter en salled’attente, déposer une demande, être écouté,voire compris, soutenu, entendre le diagnosticet éventuellement ses explications, recevoir uneprescription, des indications et payer. Avantmême de franchir le seuil de la maisonmédicale, le patient sait cela, il a déjà prévul’argent, car il sait que la relation fonctionne dela sorte et qu’elle s’inscrit, dès lors, dans uncadre professionnel utile à maintenir la distancenécessaire entre les deux acteurs (et qui n’existequasiment plus quand on bascule dans la sphèreprivée).Considéré comme professionnel par le patient,le médecin est rasséréné dans sa fonction.L’argent qu’il perçoit est un indicateur del’investissement du patient dans la relation desoins et dans le suivi du traitement.

Réappropriation de la relation

La crainte de nos soignants lors du passage auforfait était que ce mécanisme ne fonctionneplus. Il est vrai qu’au début, les patients venaientconsulter plus qu’il n’était nécessaire, commes’ils testaient le nouveau système et qu’ils enexploraient les limites. L’explication du forfaitet de son fonctionnement ne suffisait pastoujours à rassurer le patient, il fallait qu’ill’expérimente lui-même. Cela lui permis deconstater que le changement de système definancement n’avait pas altéré la relation qu’ilentretenait avec son médecin, comme s’ilcraignait que la gratuité entraîne une moinsbonne prise en compte de sa demande, de sasouffrance…Le soignant aussi fut en mal de repères. La pertede contrôle des flux financiers, les négociationsrelatives aux honoraires, au temps de travail,aux obligations à remplir furent génératrices detensions au sein de l’équipe. Ce qui a permisde sortir de l’ornière, c’est le processus deredéfinition et de réaffirmation de notre projet« maison médicale » ; la réappropriation desvaleurs essentielles qui soutendent notre travail

« La relation de soins est-elle

encore une relation quand il n’y a

pas d’échange financier ? »

Pascal Oliveira,assistant social à

la maisonmédiale

d’Anderlecht.

En tant qu’assistant social, cetteréflexion m’a toujours interpellépuisque dans le cadre de la relationd’aide, l’usager n’est pas souventamené à sortir un euro de sa poche.Une relation évoque inévitablement uneforme d’échange, de réciprocité. Quedonne le médecin en échange del’argent du patient ? Son savoir, sacompétence, son temps, son écoute, sesordonnances… En serait-il autrementsi le patient ne payait plus ? Je ne lepense pas.

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a resserré les liens entre les membres del’équipe. Cette référence à un projet communnous a permis de prendre de la distance parrapport aux situations conflictuelles internes etd’élaborer ensemble des règles de fonction-nement cohérentes.Le patient a dû, lui aussi, se réapproprier lenouveau cadre induit par le forfait : conventiontripartite (entre la maison médicale, le patientet sa mutuelle), explication des interventionset des exceptions, du territoire géographique,des remboursements, du système de garde…Il a pu intégrer, au fil des consultations, ce qu’ilpouvait attendre de la maison médicale et cetteassimilation des normes de fonctionnements’est faite avec le concours des soignants quiont dispensé l’information.Des limites claires ont été posées à certainspatients, en référence à la convention qu’ils ontsignée ; cette réglementation qui s’imposait àla maison médicale a permis d’introduire dutiers dans la relation soignant-patient.

« La relation de soins est-elle encore une relation

quand il n’y a pas d’échange financier ? »

Ne remplaçons pas l’objectifpar le moyen

L’échange financier dans le cadre de la relationde soins n’est pas, pour moi, un axiomeincontournable ; il y a bien d’autres moyens decréer le lien avec le patient : le reconnaître danssa singularité, sa parole et sa souffrance, luirenvoyer son image sans jugement de valeurs,faire preuve d’empathie, lui assurer desconsultations de qualité…Puisque toute relation est une dialectique entredeux pôles, l’un représentant l’état fusionnel etl’autre la rupture, il s’agit de trouver un pointd’équilibre afin d’éviter la rupture et de préser-ver son altérité. Le danger pour le soignantserait de tomber dans le piège du « copinage »,que l’échange financier lui permet d’éviter. La« mise à distance » du patient dans la relationpeut également s’opérer par d’autres moyensque celui du paiement : la congruence dusoignant, le statut de médecin, le cadre institu-tionnel, la référence à la loi, la réglementation,la déontologie, ainsi que par la formation dumédecin aux techniques d’écoute du patient :dans le déroulement de l’entretien, écouterl’autre, mais être également à l’écoute de sesréactions et de ses émotions personnelles (ellessont, pour la relation à l’autre, ce qu’est ladouleur pour le corps : une sonnette d’alarme).Voilà, à mon sens, quelques raisons pour ne pascristalliser la relation de soins autour del’échange financier. Ne remplaçons pas l’objec-tif par le moyen. ●

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L ’ A R G E N T

LES JEUX DE

Payement direct ou interventiond’un tiers ?

Que des professionnels de qualité, médecins ounon-médecins, soient correctement rétribuéspour leur travail est une évidence. Tout d’abordpourquoi le mode de payement fait-ilproblème ? Les partisans du payement directme semblent confondre payement des acteursde soins, leur juste rétribution et financementde l’acte de soigner. Ce mode de rétributiondirect des acteurs concerne essentiellement lesmédecins et les psychothérapeutes.Il existe bien des kinésithérapeutes et desinfirmier(e)s indépendants, facturant à l’acte,mais ce n’est pas toujours par choix, et cela necrée pas trop de crispations à ce niveau.Personne ne trouve à redire si une infirmière,une accueillante, un kinésithérapeute ou unassistant social est salarié. Et je n’ai pas eud’échos que cela changerait qualitativement la

qualité de la relation de soins. Et ces professionspratiquent largement le tiers-payant, limitantainsi l’impact du payement comptant. Il m’ap-paraît donc que pour le médecin, le payementdirect est comme une façon de continuer àaffirmer le caractère de profession libérale deleur métier.Par profession libérale, il faut entendre « uneprofession de caractère intellectuelle que l’onexerce librement ou sous le seul contrôle d’uneorganisation professionnelle (Robert) ». C’estle médecin qui revendique ce statut d’excep-tion : pourquoi ?

Un peu d’histoire

Il faut rappeler que les fondements de lamédecine libérale (dite hippocratique) étaientla revendication d’une triple liberté (voir lapremière grève Leburton) :

- Liberté thérapeutique ;- Liberté de choix du patient ;- Liberté des honoraires ;- Régulation de la profession par l’Ordre

professionnel.

L’apparition du principe des conventionsmédico-mutualistes a déchaîné les passionsdans la profession et déclenché la grèveextrêmement dure des médecins. Lespossibilités de déconventionement total oupartiel, sans diminution des remboursementsdes actes INAMI, ont été les portes de sortie duconflit. Les médecins ont usé au maximum deleur monopole des soins pour créer le rapportde force.Les chambres syndicales ont toujours maintenuleur opposition à la pratique du tiers-payant (entous les cas sur les prestations dites intellec-tuelles) et insisté sur le caractère obligatoire-ment exigible des tickets modérateurs. Plus tardles sources de conflit ont été la position,détachable ou non de la souche fiscale, ouencore la façon de compléter la case ticketmodérateur (TM) perçu (par oui ou non) sans ymentionner le montant perçu qui ont mobiliséles troupes avec des arguments pseudo éthiques.Ce combat mené au nom de la qualité de larelation de soins me semble donc tout autre. Leproblème se trouve confirmé comme étant biencelui des médecins (et de la transparence de

L’argent et les soins

Pierre Grippa,médecin

généraliste à lamaison médicale

à Forest.

Espèce en voie de disparition, j’ai eul’occasion de pratiquer le payement àl’acte pendant huit ans et le payementforfaitaire pendant dix-sept ans. Cettedouble expérience, et le recul qu’ellepermet, me fait penser que si le modede payement direct ou indirect, à uneplace dans la relation de soins, il n’acertainement pas la place que certainslui attribuent. Je me propose de livreren vrac un certain nombre de réflexionset de questionnement.

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leurs revenus) et non du patient.Il n’en reste pas moins que le système ou unfinancement public rend solvable le patient auprofit d’un marché libéral pose problème parses effets pervers. En effet, le marché des soinsen concurrence ne peut conduire qu’à alimenterl’inflation d’actes, sans jamais autoriser undébat sur la pertinence des soins. La seuleréponse de la profession fut de revendiquer lenumerus clausus pour limiter le nombre deprestataires sur le marché. Ce point est d’ailleursprévu par la loi qui n’autorise l’INAMI qu’àvérifier si la prestation à été réalisée ou non.

minimum des temps (sous la pression desgestionnaires, mais avec une certaine com-plaisance des médecins). Quitte à se plaindrede surcharge et d’être assiégés par des deman-des futiles.Finalement l’acte de soigner fait figure de plusen plus comme une prestation de service commeune autre sur le marché des soins ou le clientfait son shopping.Évidement à l’arrivée, on se sent non respectédans sa noble fonction de soignant, d’autant queles taches et les fonctions à remplir restentfloues. La fidélisation du patient devient unenjeu majeur pour des raisons liées à la fois àla qualité des soins (fonction de synthèse) maissimultanément pour des raisons économiqueset de concurrence.Le mode de financement dans une enveloppefermée et les moyens attribués à la premièreligne, liés à une définition précise de sesfonctions sont devenus des problèmesincontournables. De même que le primat absolude la relation duelle que défend la médecinelibérale, celui du face à face du médecin et dupatient en dehors de toutes considérations estdevenu intenable. Le laisser faire où le médecintitulaire de toute puissance fait ce qu’il entendcomme il l’entend ne peut qu’être remis enquestion par la socialisation des ressourcesdisponibles.Comme disait quelqu’un (je ne sais plus qui) :« les médecins se croient des indépendants alorsque l’essentiel de leurs ressources vient del’Etat ».

Petit détour ethnologique

Si le payement direct de l’acte fait partie destabous belges, il n’apparaît pas universellementfondé, d’autres systèmes de rémunération desprofessionnels existant. Le point d’appui destenants de l’acte est le parallèle entre la fonctionde soignant, ici le médecin généraliste et uncertain nombre d’écoles psychothérapeutiques.Celles-ci ont théorisé (à tort ou à raison, je n’endiscuterai pas) la nécessité d’un payement directpar le patient « en temps réel » à l’issue de laséance, soit pour en acter la valeur, soit pour lelibérer de sa dette.A supposer que le métier de généraliste soitsuperposable à celui de psychothérapeute (ce

L’argent et les soins

Le problème du clientélisme etde la marchandisation dessoins

La nécessité de réaliser un nombre croissantd’acte (ou de dépasser les honoraires prévus)peut conduire, la concurrence étant rude, à deseffets pervers. Ainsi la Belgique a un des plusforts taux de visite à domicile par exemple.Ainsi on se plaint que les patients abusent, maison oublie que le taux de domicile dépend plusdu prestataire lui-même que de sa patientèle.Les hôpitaux ont développé à outrance l’accueildans les services d’urgence, alimentant les litspour des séjours de plus en plus courts avec unmaximum de prestation technique en un

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L ’ A R G E N T

LES JEUX DE

que je crois pas) on pourrait y voir une querelled’école. Que le généraliste adhérant à ceprincipe ait, à certains moments, avec certainspatient, un tel type de relation c’est possible sile généraliste en a les capacités. Mais ce n’estcertainement pas le cas de l’activité couranteen première ligne, ou alors il ne faut plus sedéfinir comme généraliste mais comme psycho-thérapeute.Je pense que pour qu’un dispositif théra-peutique fonctionne, il faut et il suffit d’avoirun cadre (spatial et temporel) et un cadrecontractuel, reprenant l’objet de la consultation(le motif de contact), les modalités de com-munication (par exemple directive ou non), lesprocédures (examen physique par exemple) etles phases de décision en de fin de consultation.Ce processus se fonde sur un faisceau deconcordances, de références ou résonancesculturelles commune. Cette culture communefait que la plainte va être ou ne pas êtreentendue, comment elle va être interprétée parle soignant et le patient, comment une solutionacceptable va ou ne va pas être trouvée,comment la procédure proposée va ou ne vapas être validée par le patient. C’est bien ce quifait problème avec les patients d’autres culturesqui ne partagent pas nos prémices culturelles.L’ensemble de ce processus est décrit parexemple dans notre culture par la méthodeSOAP (Subjectif, objectif, appréciation, projetou procédure qui en découle). Le mode depayement n’apparaissant que comme unemodalité contractuelle particulière (historiqueet culturelle) du cadre. C’est celui-ci qui estopérant et qui différencie l’acte de soin, de larelation banale.Ce point de vue est développé de façonintéressante dans un ouvrage de Tobie Nathanet collaborateurs sur l’étude comparative despsychothérapies (Odile Jacob éditeur). Lesauteurs ont recherché les invariants desdispositifs thérapeutiques. Il en résulte que laplace de la théorie sous-jacente se réduit àl’adhésion culturelle et aux représentations dupatient, quelles qu’elles soient, pour autantqu’existe ce cadre. Toutes les théories aboutis-sent en gros aux même résultats. Parmi cesinvariants, la relation d’argent et le payementdirect n’ont aucune place. Forfait complet,forfait partiel, payements par objectifs, tiers-payant, etc. coexistent en Europe pour financerla première ligne sans que, en soi la qualité du

résultat produit soit essentiellement différente.Dans d’autres cultures, le résultat attendu peutêtre atteint par d’autres moyens, amulettes, gri-gri, sacrifices prières rituelles, sans que lathéorie (ou non) développée n’ait d’incidencesur le processus.

Empathie, relation,communication, alliancethérapeutique

Dans l’attente du patient, la validité sociale dusoignant tient une place essentielle. Il l’autoriseà un certain nombre d’actions.Chez nous, c’est le titre légal de médecin et lemonopole qui en découle qui légitime que noussoyons consultés et que nous prescrivions destraitements et/ou des recommandations, quivont être plus ou moins validées par le patient.Une des croyances culturelles propre à notreethnie capitaliste et développée est le lien quasimagique que l’on attribue à la relation entrequalité et prix. Les médecins ne se privent pasd’utiliser cette croyance, au prix de la marchan-disation de leurs actes.Trop souvent la relation d’argent permet, à monavis, de faire l’économie de la question du senset de la pertinence de la demande. Un exemplebien connu est celui des « médecins maigris-seurs », ou le rapport consultation visite (cheznous au forfait 80/20). Pour faire bref : là où ily a demande, j’y réponds par ce que c’est la loidu marché.Dans les métiers de première ligne ou lesfonctions essentielles sont des soins de premiersrecours de qualité, la communication et lafonction de synthèse, cet argument du payementdirect est de peu de poids. Ce qui va légitimerla place des soignants est leur engagement dansla volonté de soigner, et la conviction (ou laconfiance) du patient dans cet engagement quime semble être le déterminant premier del’efficacité du cadre, selon ma propre expé-rience. La capacité du soignant à entendre,décoder, reformuler la demande du patient sontdes éléments essentiels.Entendre et explorer le cadre de vie, tenircompte de l’ensemble des éléments biologiquesmais aussi psychologiques et sociaux, arriver àformuler une proposition comprise par le patientet en accord avec lui. C’est ce que nous mettons

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dans la notion d’exploration circulaire de laplainte. En un mot, il s’agit de lier avec celui-ci une alliance thérapeutique et de construireune relation forte dans le temps.C’est cette relation qui va au fil du temps créerle climat de confiance et d’estime réciproque,d’empathie, d’histoire partagée qui faitl’essentiel de la qualité en première ligne et enmédecine de famille ; ce que nous appelonstitularisation dans notre jargon. C’est enremplissant ses fonctions essentielles et enassurant une organisation qui permette deréaliser les conditions de qualité que sont,l’accessibilité sur tous ses modes (y comprisfinancière), la globalité, la continuité, etl’intégration que l’on va pouvoir optimaliserles prises en charges.Actuellement, le payement à l’acte est un freinà la réalisation de ces critères (pas de délimi-tation de population, pas d’accessibilité opti-male, discontinuité inter-épisodes, difficultés àassurer la synthèse, absence de place pour lepréventif, etc.).Évidement ceux qui confondent médecine auforfait avec médecine de dispensaire, parfoishistoriquement liée à la gratuité ont apparem-ment difficile à le concevoir. La médecinesociale et préventive traîne en effet une réputa-tion quelque peu poussiéreuse derrière elle, avecles dispensaires pour pauvres, la lutte anti-tuberculose, etc.Actuellement avec des concepts clairs et solideset validés sur les rôles et fonctions de lapremière ligne ces objections ne sont plusvalables à mes yeux. Ceci dit la revendicationd’une juste rémunération et de conditions detravail correctes est et reste d’actualité. Lemeilleur obstacle au burning-out est de setrouver dans des conditions où travailler est etreste un plaisir. La qualité pour le patient est àce prix.

L’argent et les soins

81Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

L ’ A R G E N T

LES JEUX DE

Trop d’assurance peut-il être néfaste ?

Théorie du risque moral ex post en

santé

Le Centre de recherche, d’étude et dedocumentation en économie de lasanté, CREDES, étudie depuis long-temps les disparités de recours enfonction de la couverture complé-mentaire dont bénéficient les assurés,contribuant ainsi à l’étude du phéno-mène que les économistes dénommentrisque moral. Un bilan des étudesempiriques portant sur ce sujet a étérécemment publié (Geoffard, 2000) etil nous a semblé utile de le compléterpar un point sur les éléments de lathéorie économique qui expliquent cephénomène.

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De nombreuses études empiriques ont montréque les personnes qui bénéficient d’une couver-ture maladie ont des dépenses de santé plusélevées que celles des personnes non assurées.En première analyse, on peut penser que cephénomène est la manifestation la plus naturellede la présence d’une assurance santé qui permetà l’individu de solvabiliser une consommationde soins en cas de maladie.Mais les économistes pensent que cetteaugmentation vient aussi du fait que lesindividus sont sensibles au prix des soins. Cettesensibilité au prix génère le risque moral expost. Pauly, dans un article publié en 1968, aavancé l’idée que ce phénomène diminue legain que la collectivité tire de l’assurance. C’esten cela que le risque moral peut-être jugé« néfaste ».Depuis cette époque, les analyses économiquescherchent à estimer si, et dans quelle mesure,le niveau d’assurance choisi par la collectivité

n’est pas trop élevé et ne risque pas d’entraînerdes consommations inutiles. La littératurerappelle qu’un tel jugement doit égalementrendre compte des nombreux avantages del’assurance, notamment l’accès à des soins demeilleure qualité ou une prise en charge detraitements très onéreux.

En tout état de cause, aucune étude empiriquene permet actuellement de trancher sur lecaractère néfaste pour la collectivité d’uneassurance trop généreuse.Les personnes qui bénéficient d’une couverturemaladie ont des dépenses de santé plus élevéesque les personnes non assurées.Dans le domaine de l’assurance, on parle de« risque moral » lorsque le risque que l’oncherche à assurer est aggravé du fait ducomportement des personnes qui se saventcouvertes. A partir de cette définition, leséconomistes de la santé ont répertorié deuxcatégories de risque moral :

• le risque moral ex ante : n’ayant pas àassumer les coûts liés à leur maladie, lesassurés adoptent des comportements àrisque et font moins de prévention.Cependant, comme la maladie n’a pas quedes coûts financiers, mais entraîne aussi desconséquences que l’assurance ne couvre pas(douleur, années de vie perdues, incapa-cité, …), on considère que l’ampleur de cephénomène est limitée en santé ;

• le risque moral ex post : pour une patholo-gie donnée, un assuré va dépenser plusqu’un non-assuré. Ceci est a priori l’effetrecherché par l’assurance. Cependant,certains économistes soutiennent qu’unepartie de cette augmentation de la dépensecorrespond à une mauvaise allocation desressources collectives. En ce sens, le risquemoral peut être jugé néfaste.

Après avoir rappelé par quels mécanismesl’assurance influence la consommation de soins,notamment dans le contexte français, onprésente le raisonnement économique expli-quant ce phénomène.

Bulletind’information en

économie de lasanté

questiond’économie de lasanté n°53 – juin

2002.

David Bardey,chercheur auLaboratoired’économieindustrielle,

CREST-LEI),Agnès

Couffnhal,collaboratrice,

Michel Grignon,collaborateur

82 Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

C A H I E R

Nous passons en revue les analyses des consé-quences de ces comportements en termes deperte d’efficacité pour la collectivité. Enfin,nous concluons par une discussion des implica-tions pour la régulation de l’assurance maladie.

Comment l’assuranceaugmente-t-elle les dépensesde soins ?

● En baissant le prix des soins, l’assuranceentraîne une consommation plus élevée

Pauly est l’auteur du premier article qui s’inter-roge sur l’existence du risque moral en santé.Cet économiste considère qu’il existe unedemande de soins de la part des individus,comme il existe une demande de biens etservices dans tous les secteurs de l’économie.Selon les pathologies et les individus, cettedemande peut varier avec le prix des soins (onappelle élasticité-prix le degré selon lequel laquantité de soins demandée diminue quand leurprix augmente). Lorsqu’ils sont assurés, lesindividus ne paient pas intégralement le prixdes soins au moment où ils consomment, voireils ne paient rien s’ils sont intégralement

assurés. Dans ce cas, illustré par le graphiqueci-dessous, deux configurations se présentent :

• si l’élasticité-prix est nulle, la quantité desoins demandée par l’assuré ne change pas(Q1) ;

• si l’assuré modifie son comportement quandle prix varie (élasticité-prix différente dezéro), il va choisir un niveau de consom-mation plus élevé que s’il était confronté auvéritable prix (Q2). Par rapport à un individuqui ne serait pas assuré, et qui aurait unefonction de demande de soins identique pourla pathologie étudiée, il va consommer davan-tage. Le fait que l’assuré consomme plus quele non-assuré est une réaction naturelle et nonla conséquence d’un comportement « fraudu-leux » sur lequel il faille porter un jugement« moral ».

Dans cette analyse, la présence d’assurancemodifie simplement la quantité de biens etservices que l’individu choisit de consommerdans le cas où il tombe malade. On peut noterdès à présent que cette augmentation de laquantité de soins consommée peut résulterd’une demande du patient, mais aussi del’influence qu’exerce sur elle le médecin. Si cedernier est rémunéré à l’acte et si l’assureurrembourse au patient chaque consultation, le

(1) Autrement dit,d’un servicerelativement peucomplexe, dont laqualité objectiveest peususceptible devarier peususceptible devarier avec leprix.

Le secteur 1 enFrance équivautà nos soignantspratiquant lesprix de laconvention, lesecteur 2 auxnon-conventionnésqui sont libres defixer leurshonoraires dansune fourchetteraisonnable (trèslarge).

Trop d’assurance peut-il être néfaste ?

Théorie du risque moral ex post en santé

Schéma 1 : Variation de la quantité de soins consommée en présence d’assuranceselon que la demande est élastique au prix ou non

Fonctions de demande de soins

- Si les personnes ne sont pas assurées, elles consomment Q1

- Si les assurés ont une demande inélastique, ils consomment- Si leur demande est élastique, les assurés consomment Q2

Prix ressenti comme étant nulpar une personne assurée

Prix initial

Demande diminuantquand le prix augmente

élasticité non-nulle)

Demande ne variantpas avec le prixèélasticité nulle)

Quantité de soinsQ1 Q2

Prix

83Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

L ’ A R G E N T

LES JEUX DE

médecin peut faire revenir l’assuré plus souventqu’il ne le ferait pour un patient non assuré. Enfonction du mode de rémunération du médecin,du type de remboursement proposé par l’as-sureur et des contrôles exercés ou non, on peutobserver une convergence d’intérêt entre lepatient et le médecin au détriment de l’assureur.Quand bien même la présence d’assurance nese traduirait que par une augmentation de laquantité de soins consommée, on ne peut enimputer nécessairement la responsabilité au seulassuré.

Au-delà de l’effet quantité, on peut concevoirque la dépense du patient assuré diffère de celled’un non-assuré pour deux types de raisons :parce qu’il ne négocie pas le prix des servicesqu’il consomme ou parce qu’il consomme desservices d’une meilleure qualité.

● L’assurance peut entraîner uneaugmentation du prix des soins

Le cas le plus simple est celui d’un assuré, qui,parce qu’il ne paie pas l’intégralité de ladépense, va consommer des soins d’un prix plusélevé mais à qualité égale. On se rapproche icide l’acception traditionnelle du terme « risquemoral » en assurance : à cause du manque detransparence du marché, l’assureur ne va pasêtre en mesure (à un coût raisonnable) devérifier si l’assuré a fait l’effort nécessaire pourtrouver le producteur de soins qui proposait lesmeilleurs prix. A titre d’exemple, une personnedont le contrat d’assurance complémentairecouvre les dépassements et qui a besoin d’uneprescription de simples lunettes1 ne va pas avoird’incitation particulière à téléphoner à tous lesophtalmologues de son quartier pour chercherlequel appartient au secteur I ou propose ledépassement le moins élevé. Dans le mêmeordre d’idée, on peut concevoir qu’un presta-taire particulier ajuste, pour une prestationdonnée, le prix qu’il propose en fonction ducontrat d’assurance dont bénéficie l’assuré. Unexemple qui vient à l’esprit est celui d’unopticien qui, pour une paire de lunettes decaractéristiques données, ajuste le prix enfonction du remboursement maximal proposépar le contrat de son client. Dans ce second cas,la responsabilité de l’augmentation de prix àqualité égale pour l’assuré incombe pluslargement au prestataire du service que dans le

cas précédent. Pour autant, dans les deuxexemples que nous venons de citer, si le patients’épargne, grâce à l’assurance, l’effort derecherche du prestataire offrant le meilleur prix,il ne tire pas d’avantage médical (ou sanitaire)direct du fait que sa dépense est plus élevée.

● L’assurance peut entraîner uneamélioration de qualité des soins

Il n’en est pas de même lorsque la qualité duservice augmente avec le prix payé. Il peuts’agir d’une augmentation de la qualitémédicale (un médicament plus cher et ayantmoins d’effets secondaires), ou d’élémentsrelevant plus du confort (chambre particulière).La qualité peut également revêtir des aspectsplus complexes, tels que le recours à desprestataires différents (un médecin pratiquantdes dépassements parce qu’il a des titresuniversitaires particuliers ou une très bonneréputation, un spécialiste plutôt qu’un géné-raliste…), ou encore l’emploi de technologiesmédicales plus coûteuses et plus sophistiquées.On a pu ainsi montrer que l’assurance favorisele développement et la diffusion d’innovationstechnologiques coûteuses (cette théorie dite durisque moral ex post dynamique est détailléedynamique est détaillée par Zweifel et Manning(2000)).Notons que le fait de désigner tous ces élémentssous le vocable de qualité ne comporte pas dejugement de valeur et ne préjuge pas d’une plusgrande efficacité médicale : il s’agit d’unequalité perçue par le patient.Elle se paie logiquement d’un prix plus élevéce qui ne veut pas dire que cette augmentationsoit toujours totalement justifiée. Comme dansle cas des quantités, le prestataire de soins peutde son initiative augmenter la qualité dans lamesure où il en tire un bénéfice. Par exemple,il peut tirer profit de l’ignorance relative dupatient et l’orienter vers des produits surlesquels il prélève une marge plus importante.Ainsi, certains dentistes calculent le prix d’uneprothèse en appliquant un coefficientmultiplicateur au « prix prothésiste ». Le travailnécessaire pour manipuler un matériau plusprécieux n’étant guère plus complexe,l’augmentation du prix ne reflète pas unique-ment l’augmentation de la qualité du servicerendu au patient. Feldstein (1973) a modéliséun autre exemple, celui d’un hôpital sans but

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C A H I E R

lucratif, dont les gestionnaires, grâce à lasolvabilisation permise par l’assurance, sontincités à offrir des standards de qualité les plusélevés possible (même s’ils n’en tirent pasdirectement un intérêt financier). A la limite,cette qualité est proposée au patient sanschercher à savoir s’il en retire un bénéfice ous’il souhaite la payer.

Dans tous les cas évoqués, le patient et leprestataire de service font payer à l’assureur unservice plus cher et de meilleure qualité quecelui qui aurait été consommé en l’absenced’assurance.

Pour récapituler, dans le domaine de la santé,l’assurance peut avoir un effet quantité, un effetprix et un effet qualité, ces deux dernierspouvant être liés. Ils se combinent pour aboutirà une dépense de santé plus élevée despersonnes qui sont mieux couvertes par uneassurance. Les travaux des économistes de lasanté ont surtout porté sur l’effet quantité et unpeu moins sur la qualité.

Le mécanisme économique durisque moral

Nous venons de décrire quelques manifestationspossibles du risque moral ex post, étudionsmaintenant le mécanisme économique quiexplique cette augmentation de la dépense enprésence d’assurance.

Lorsqu’un individu recourt au système de soinsalors qu’il ne bénéficie d’aucune couverturemaladie, le niveau de sa consommation de soins(et parfois même la décision de consulter)résulte d’un arbitrage entre la nécessité de sesoigner d’une part et les dépenses de soins quecela engendre d’autre part. Si les personnes sontassurées, elles choisissent leur niveau deconsommation principalement en fonction deconsidérations sanitaires puisque les dépensesde soins qu’elles assument deviennent nullesou très faibles. Ces personnes ont alors intérêtà profiter de la baisse du prix des soinsengendrée par la couverture du risque maladiepour consommer davantage de soins.Or, cette modification de la consommation desoins des individus bénéficiant de contrats

d’assurance maladie n’est pas neutre pourl’ensemble des assurés. En effet, que le risquemaladie soit géré par un monopole public oudes assureurs évoluant sur un marché, l’agré-gation de ces comportements individuelsentraîne une augmentation des cotisations oudes primes.Ce résultat met en lumière les causes du risquemoral ex post : les assurés bénéficient directe-ment de leur consommation supplémentairemais ne supportent pas les coûts qu’ils engen-drent, ceux-ci ne se répercutant qu’indirecte-ment sur le montant des cotisations ou desprimes. Nous mesurons mieux maintenantl’intérêt de nous demander si le risque moralex post, concept spécifique au secteur del’assurance maladie, est réellement néfaste. Eneffet, tant que leur surconsommation estanticipée par les assureurs, les assurés ne fontrien d’autre que consommer des soins pourlesquels ils ont payé.

Risque moral et bien-être

● Selon Pauly, le risque moral ex postdiminue le bien-être total dans l’économie

Pauly (1968) explique qu’en présence de risquemoral, c’est-à-dire quand les individusmodifient leur consommation en fonction duprix des soins, la collectivité se retrouve dansune situation moins favorable que sans risquemoral.Avant de présenter ce résultat de façon plusdétaillée, rappelons que pour l’économiste, unindividu alloue ses ressources en fonction de lasatisfaction (appelée encore utilité ou bien-être)qu’il tire de la consommation des différentsbiens. Plus précisément, il va choisir simul-tanément le niveau de ses différentes consom-mations, de façon à atteindre la satisfaction laplus élevée possible, compte tenu du prix desbiens. Le niveau final de satisfaction qu’ilatteint est mesuré par ce qu’on appelle le surplusbrut ; si on déduit la dépense associée à sesconsommations, on obtient le surplus net. Enadditionnant les surplus nets de tous lesindividus, on peut mesurer le bien-être dansl’économie, et comparer entre elles dessituations différentes.Dans le cas présent, on se concentre sur deux

Trop d’assurance peut-il être néfaste ?

Théorie du risque moral ex post en santé

85Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

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LES JEUX DE

biens, les soins et l’assurance. Les soinspermettent à l’individu d’améliorer son état desanté quand il tombe malade. En fonction duprix qu’il doit payer pour ces soins, il va endemander plus ou moins, cette fonction dedemande étant représentée par la droite DMdans le graphique ci-contre. L’assurance luiapporte du bien-être parce qu’il préfère êtreprotégé contre le risque d’avoir à faire face àdes dépenses de santé et le coût de cetteassurance est représenté par la prime. Notonsque, à ce stade du raisonnement, on considèreimplicitement que l’individu pourrait s’offrirune quantité de soins satisfaisante en cas demaladie, même s’il n’était pas assuré. Nousreviendrons sur cette question plus loin.

Pour la clarté de l’exposé, considérons deux caspolaires : si la personne n’est pas assurée,lorsqu’elle tombe malade, elle paie le prix (p)et elle consomme la quantité de soins D. Si elleest assurée intégralement, elle consomme laquantité de soins C qui correspond à un prixégal à zéro. L’assureur anticipe ce comporte-ment et calcule la prime d’assurance enconséquence.Imaginons que, dans un premier temps, notreconsommateur soit obligé de choisir entre cesdeux situations polaires :

• d’une part, le fait d’assumer le risque

financier (autrement dit ne pas s’assurer), cequi réduit son bien-être car il n’aime pasl’incertitude. Il consomme alors D en cas demaladie ;

• d’autre part, le fait de s’affranchir du risquefinancier en s’assurant intégralement. En ab-sence de risque moral, la prime correspondraità la consommation D ; cependant, le risquemoral conduit à payer une prime supérieure,parce que couvrant une consommation C.

Dans la plupart des cas2, les individus préfére-ront s’assurer intégralement, plutôt que de nepas s’assurer du tout. Pourtant, ce choix setraduit par une perte de surplus collectif et neconduit pas à la meilleure situation possible.

● D’où vient cette « perte de surpluscollectif »?

Sur le marché des soins, comme le prix perçupar les individus est nul, ils consomment unequantité C. On peut montrer que le « surplusbrut » qu’ils tirent de cette consommationsupplémentaire est représenté par l’aire ACD.L’assureur, lui, paie les soins au prix p et ladépense dans l’économie augmente de ABCD(produit de la quantité consommée au-delà deD par le prix unitaire). Sur le marché des soins,le risque moral engendre donc une diminutionnette du surplus dans l’économie qui est

(2) En touterigueur, cette

décision dépendde l’attitude dechacun face au

risque, ainsi quede la nature des

risques couverts.

Schéma 2 : Perte de bien-être collectif sur le marché des soins d’après les analyses deséconomistes Pauly et Nyman

DM : demande de Marshall DH : demande de Hicks

Quantitéde soins

D F C

E BA

DH

DM

Prix

p

Methode N

yman

Methode Pauly

La diminution de bien-être collectif est moins grande si onneutralise le transfert de revenu entre assurés et non-assurés(méthode Nyman).

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représentée par le triangle hachuré ABC(surplus brut moins dépense). La dépenseABCD est bien supportée in fine par l’ensembledes assurés, dont les primes augmentent.En définitive, même si chacun y gagne indivi-duellement et préfère l’assurance complète àl’absence d’assurance, ceci se paye d’une sur-dépense qui est supérieure au bénéfice collectiftiré de l’augmentation de consommation(passage de D à C).Pauly en déduit que l’assurance complète n’estpas nécessairement la meilleure solution.

Imaginons maintenant que le consommateurpuisse choisir son niveau d’assurance ensélectionnant parmi des contrats proposant destickets modérateurs plus ou moins élevés. Au-delà d’un certain niveau de couverture, lasatisfaction qu’il éprouve du fait d’être encoremieux couvert et de pouvoir consommer plusde soins lorsqu’il tombe malade est inférieureà la dépense générée par ce supplément deconsommation. Il est capable de déterminer leniveau d’assurance qui lui permet de tirer lemeilleur parti de la réduction d’incertitude, sanspayer trop en perte de surplus liée au risquemoral.Le raisonnement de Pauly et la méthoded’estimation de la perte de bien-être due aurisque moral qui en découle ont fait l’objet parla suite de différents compléments et critiques.

● L’accès à des soins de meilleure qualitéatténue la perte de bien-être

En premier lieu, Feldstein (1973) souligne quela « perte de bien-être » estimée par la méthodede Pauly est trop élevée et propose uncomplément théorique. Sans entrer dans ledétail de son raisonnement, on peut simplementrappeler qu’il décrit un des mécanismes parlequel l’assurance permet non seulementd’avoir accès à plus de soins, mais aussi d’avoiraccès à plus de qualité pour chaque unité desoins consommée. Si cette qualité améliore lebien-être du patient, la perte de surplus est plusfaible que ABC.

● Tout ce qui révèle de l’élasticité-prix n’estpas néfaste

La deuxième critique adressée à l’analyse dePauly a été initiée par de Meza en 1983 et

récemment reprise par Nyman (1999a). Lesdeux auteurs ne remettent pas en cause ladéfinition du risque moral ex post de Pauly maiscontestent le mode de calcul de la perte desurplus.Quand le prix d’un bien diminue, ce qui est lecas pour le prix des soins via l’assurance, deuxphénomènes concourent à l’augmentation de laconsommation de soins :

• ce bien devient plus attractif relativement auxautres, ce qui fait que l’on en demande plus(on appelle cela l’effet de substitution) ;

• le pouvoir d’achat du revenu des maladesaugmente : ils peuvent consommer plus debiens en général, notamment des soins, ce quel’on nomme effet revenu.

Cette augmentation de pouvoir d’achat équivautà un transfert de revenu des assurés non maladesvers les assurés malades. Or, Nyman montrequ’un transfert de revenu n’a pas d’impact surle bien-être de la collectivité. Il recommandedonc de ne compter que l’augmentation deconsommation liée à l’effet de substitution dansl’estimation de la perte de bien-être collectif.Reprenons le graphique proposé lors del’exposé de l’analyse de Pauly. L’évaluation dela perte de bien-être proposée par celui-ci estreprésentée par l’aire ABC. Il est possiblecependant de calculer une fonction de demandequi relie la variation de consommation à celledu prix via le seul effet de substitution. C’est ladroite DH du graphique, dont la pente est plusforte (soit une élasticité plus faible) et quiconduit à une perte de surplus, représentée parl’aire AEF, inférieure à celle issue de la droiteDM3.

● L’assurance permet d’accéder aux soinsquel que soit le revenu

Dans tout ce qui précède, on a considéré queles individus pouvaient faire un choix entre lasouscription d’une assurance et le fait de payerles soins au moment où ils sont malades. Cechoix n’est pertinent que si les individus ontun revenu suffisant ou s’il ne s’agit pas de soinstrès lourds. Dans le cas contraire, c’est l’accèsmême aux soins qui est en jeu : la primereprésente une somme modique par rapport àla dépense en cas de maladie et ceci confèreune valeur propre à l’assurance, qui doit

(3) Leséconomistesnomment DH

« demande deHicks » et DM

« demande deMarshall ».

Trop d’assurance peut-il être néfaste ?

Théorie du risque moral ex post en santé

87Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

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LES JEUX DE

naturellement être prise en compte dansl’analyse.Nyman (1999b) propose d’intégrer de façonformelle cette problématique d’accès dansl’analyse du comportement du consommateurque nous avons présentée jusqu’ici. Il centreson analyse sur le cas de traitements trèscoûteux. Il modélise l’idée selon laquellel’assurance ne dérive pas seulement sa valeur(en termes d’utilité) du fait que l’on évite unrisque financier mais aussi du fait qu’elleconfère l’accès à des biens que l’on ne pourraitpas, quel que soit son niveau de richesse,acquérir. Ceci lui permet alors de calculer unenouvelle valeur du surplus lié à l’assurancemaladie.Cette analyse a le mérite de clarifier, en termesthéoriques, une opposition rhétorique entredifférents économistes. Tous partent d’unconstat identique de différence de consom-mation entre assurés et non-assurés. Les unsconsidèrent que les non-assurés ont unproblème d’accès aux soins et que l’absenced’assurance diminue leur bien-être ; les autresconsidèrent que la « bonne » consommation desoins, celle qui garantit la meilleure allocationdes ressources dans l’économie, est celle desnon-assurés, confrontés aux prix réels dessoins : dans cette interprétation, les assurésconsomment « trop ».Le problème est que les travaux empiriques surla « perte de surplus » liée à l’assurance sur lemarché des soins sont nombreux, alors que laméthodologie d’estimation du « gain desurplus »en termes d’accès aux soins reste pourl’instant largement à construire, même s’ilexiste un consensus parmi les économistes surson existence.

Quelles conséquences sur larégulation de l’assurancemaladie ?

S’il existe un gaspillage des ressourcescollectives lié au risque moral ex post, la solu-tion consiste à responsabiliser financièrementles patients au moment de la consommation dessoins, par exemple en instaurant un ticketmodérateur.Pauly propose même une solution plusradicale : chaque consommateur étant le mieux

placé pour choisir le niveau d’assurance qui luiapporte le plus de bien-être, il doit avoir accèsà un marché de l’assurance maladie, luiproposant des contrats assortis de ticketmodérateurs variés. Dans son raisonnement,une intervention publique consistant introduireune assurance uniforme est déconseillée. Lasolution de Pauly, qui a le mérite de conduirele raisonnement à son terme, est en revanchefortement inéquitable : quelles que soient sespréférences individuelles par rapport aux soinsmédicaux, un diabétique n’aura pas accès auxmême contrats d’assurances qu’un nondiabétique.Pour tenir compte de la nécessaire solidaritéentre malades et bien portants, Newhouse(1993) propose une assurance universelleaccompagnée d’un ticket modérateur de 25 %.Ce taux, d’après les données de la Rand (cf.encadré ci-dessus), est celui qui permet delimiter le gaspillage des ressources collectives.Pour éviter que ce ticket modérateur n’entraîneune dépense trop forte à la charge de l’individu,ils proposent de l’assortir d’un plafond annuel.Les raisonnements qui fondent ces propositionsne tiennent cependant pas compte de l’apportde l’assurance en termes d’accès aux soins etdu gain qui en résulte pour la collectivité. Siles simulations de Nyman sont justes, ce gainoutrepasse les conséquences négatives du risquemoral et dès lors justifie une assurancecomplète.

Dans tous les cas, le raisonnement en termesde perte de surplus repose sur l’existence d’unefonction de demande exprimée par desindividus qui connaissent la véritable valeur dessoins médicaux. Or certains économistescontestent cette hypothèse en opposant leconcept de « besoin »à celui de « demande ».Ainsi, selon Rice (1993) les mieux à mêmed’établir la « vraie » valeur des soins sont desexperts médicaux. La fonction de demandeobservée ne mesure le bien-être que si lesconsommateurs se comportent comme cesexperts. Dans le cas contraire, les modificationsde consommation en réponse à des variationsde couverture maladie n’indiquent rien sur lebien-être des assurés.Pour tester cette hypothèse, Rice utilise à sontour les données de la Rand et montre que,certes, les individus devant supporter des ticketsmodérateurs élevés consomment moins que les

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individus mieux couverts, mais qu’ils réduisenttout autant les soins jugés efficaces par lesexperts que les autres.Rice estime alors une perte de bien-être liée àl’assurance, en comptabilisant directement lecoût des services consommés alors qu’ils sontinutiles, à dire d’experts. Il arrive à un niveaucomparable à celui calculé par Feldman etDowd (1991) mais la raison de cette perte esttrès différente. En effet, ce n’est plus l’excèsd’assurance qui est à son origine, mais lecomportement opportuniste des médecins etleur capacité à augmenter leur revenu enpersuadant les patients de consommer plusqu’ils n’en ont réellement besoin.

La recommandation de Rice pour réduire laperte de surplus est très différente de celle dePauly : il prône une assurance intégrale destraitements dont l’utilité pour la société estjugée supérieure au coût de production assortied’un contrôle rigoureux des médecins qui lesprescrivent et d’une amélioration du niveau deconnaissance des patients4.

(4) On peutinterpréter cedébat comme uneopposition entremanaged care etmanagedcompetition(Choné et alii.,2001).

Trop d’assurance peut-il être néfaste ?

Théorie du risque moral ex post en santé

Éléments empiriques sur le risque moral et la perte de surplus

Les considérations théoriques que nous évoquons au long de ce document ont suscitéune littérature appliquée visant à mesurer l’éventuelle perte de bien-être liée à l’assurance.Cette littérature, essentiellement nord-américaine s’appuie largement sur les résultats d’uneexpérience en grandeur réelle menée par la Rand dans les années soixante-dix. Cetteexpérience a consisté à attribuer aléatoirement à des familles américaines des contratsde couverture maladie différant par le taux de remboursement des soins et par le plafondde dépenses annuelles laissées à la charge de chaque ménage. A un extrême, les soinsétaient totalement pris en charge, à l’autre, l’assuré payait 95 % des soins dans la limited’un plafond de dépense de 1 000 $ (au-delà duquel les frais étaient pris en chargeintégralement).Manning, Newhouse et alii (1987) ont alors relevé les consommations de soins dechacun pendant trois à cinq ans. Un des principaux résultats de cette étude est que cesconsommations varient selon le niveau de couverture et la diminution la plus forte estobservée quand on passe de la couverture totale à un ticket modérateur de 25 %.Sur ces bases, Feldman et Dowd (1991) ont estimé le gain de bien-être en cas depassage de la couverture totale à la couverture la moins généreuse (95 % et plafonnement).Les résultats auxquels ils parviennent oscillent, selon les hypothèses, entre 10 % et 35 %des dépenses constatées en 1984.En neutralisant l’effet du transfert de revenu entre malades et non-malades, Nyman (1999a)montre que Feldman et Dowd surestiment ce gain de surplus liée au risque moral d’environ20 %.Autrement dit, il vaudrait entre 8 % et 28 % de la dépense totale. Il n’existe pas à l’heureactuelle d’éléments empiriques permettant d’estimer l’apport de l’assurance en termesd’accès aux soins. Nyman (1999b) a seulement réalisé une simulation d’après laquellece gain outrepasserait largement la perte de surplus liée au risque moral.

En définitive, quelques pistes de réflexionsémergent de cette littérature :• le niveau d’assurance optimal dépend de

l’estimation que l’on fait des pertes et gainsrésultant pour la collectivité du double effetrisque moral et accès aux soins. De ce pointde vue, on peut noter la variabilité desrésultats issus de la littérature. Concernant lerisque moral, qui a fait l’objet de l’essentielde la littérature, les estimations oscillent entre8 et 35 % de la dépense. Il n’existe pas detravaux d’estimation du gain venant del’accès aux soins ;

• pour simplifier l’exposé, nous avons choisi,dans tout ce qui précède, de ne pas distinguerdifférents types de soins. Or, l’élasticité-prix(donc la mesure de la perte de bien-être), leniveau d’incertitude (donc le gain lié à saréduction) et le montant des dépenses (doncl’importance de la fonction d’accès) varientfortement d’un soin à l’autre. Ainsi, il y aconsensus pour dire que la question d’unticket modérateur se pose plus sur lesprothèses dentaires que sur les soins

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L ’ A R G E N T

LES JEUX DE

hospitaliers, dont la demande est peu sensibleau prix, dont les coûts sont très élevés et lasurvenue rare ;

• au-delà de ces considérations empiriques, uneremise en cause plus fondamentale consisteà réfuter l’existence même d’une demandedu patient pour certains types de soins. Si onest dans une problématique de besoins plusque de demande, il appartient alors aurégulateur de définir le contenu de ces besoins(panier de soins).

Les personnes qui bénéficient d’une couverturemaladie ont des dépenses de santé plus élevéesque celles des personnes non assurées. Leséconomistes pensent que cette augmentationvient surtout du fait que les individus sontsensibles aux prix des soins. Pauly (1968)explique que, du point de vue de la collectivité,ce phénomène diminue le bénéfice de l’assu-rance. Depuis cette époque, des travaux empiri-ques cherchent à estimer si, et dans quelle me-sure, le niveau d’assurance d’assurance choisipar la collectivité n’est pas trop élevé, mêmes’il permet une augmentation de la consom-mation des soins. Pour être complètes, cesanalyses doivent rendre compte des nombreuxavantages de l’assurance comme l’accès à dessoins de meilleure qualité ou une prise en chargede traitements très lourds. Finalement, quandbien même ils parviendraient à démontrer lecaractère néfaste du risque moral, pour trouverles outils permettant de le limiter, les écono-mistes doivent aussi s’interroger sur le partagedes responsabilités entre assurés et prestatairesdans l’augmentation de la dépense.

Bibliographie

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Pour en savoirplus

Bardey D., Couffinhal A., Grignon

M., « Le risquemoral ex post en

santé est-ilnéfaste ? »,

document detravail CREDES,à consulter sur lesite web (http ://

www.credes.fr/En_ligne/

WorkingPaper/doctrav.htm),février 2002.

fonctions économiques pour les opérateurs de soinsdans le système de santé français », Revue françaised’économie, vol XVI (Juillet) pp. 169-214, 2001.De Meza D., « Health Insurance and the Demandfor Medical Care », Journal of Health Economics,2, pp. 47-54, 1983.Feldman R. et Dowd B., « A New Estimate of theWelfare Loss of Excess Health Insurance », AmericanEconomic Review, 81 (1), pp. 297-301, 1991.Feldstein M. S., « The Welfare Loss of Excess HealthInsurance », Journal of Political Economy, 81 (1),pp. 251-280, 1973.Geoffard P.-Y., « Dépenses de santé : l’hypothèsed’aléa moral », Economie et Prévision, 142, janvier-mars, pp. 123-136, 2000.Manning W. G. et Marquis S. M., « Healthinsurance : the tradeoff between riskpooling and moral hazard », Journal of HealthEconomics, 15, pp. 609-639, 1996.Manning W. G., Newhouse J. P., Duan N., Keeler E.B., Leibowitz A., et Marquis S. M., « HealthInsurance and the Demand for Medical Care :Evidence from a Randomized Experiment »,American Economic Review, 77 (3, June), pp. 251-277, 1987.Newhouse J. P., « Free for All ? Lessons from theRand Health Insurance Experiment », HarvardUniversity Press, Cambridge, Mass, 1993.Nyman J. A., « The economics of moral hazardrevisited », Journal of Health Economics, 18, pp.811-824, 1999a.Nyman J. A., « The value of health insurance : theaccess motive », Journal of Health Economics, 18,pp. 141-152, 1999b.Pauly M. V., « The Economics of Moral Hazard :Comment », American Economic Review, 58, pp.531-537, 1968.Rice T., « Demand curves, economists, and desertislands : A response to Feldman and Dowd », Journalof Health Economics, 12, pp. 201-204, 1993.Rochaix L., « L’analyse du marché des soinsmédicaux : quelle place pour l’économie de la santé», Revue d’Epidémiologie et de Santé Publique, 44,pp. 498-510, 1996.Zweifel P., Manning W. G., « Moral Hazard andConsumer Incentives in Health Care », in : Handbookof Health Economics. Culyer A. J., Newhouse J. P.(ed.). Elsevier Science, pp. 409-459, 2000.

90 Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

C A H I E R

Durant la seconde moitié du XXeme siècle,l’espérance de vie* dans les pays développés agagné environ trente ans. Ce gain, d’abordassocié à la baisse de la mortalité infantile, peutêtre relié, dès les années 1960, à un recul de lamortalité aux grands âges. L’allongement de lavie a entraîné une modification de la pyramidedes âges. Elle se manifeste par une augmen-tation de la proportion des « 65 ans et plus ».Et partout ou presque, le pourcentage des« vieux vieux » a fait un bond : la part des « 80ans et plus » dans les « 65 ans et plus » estpassée dans les pays de l’OCDE d’environ 13%en 1960 à plus de 20% en 1996.

Questions

Comment expliquer ce décollage specta-culaire ? En connaît-on aujourd’hui les grandsdéterminants ?

L’analyse par pays montre que l’évolution desespérances de vie à la naissance dans les

différents pays de l’OCDE est loin d’êtreuniforme, et que les écarts entre les pays retenusse sont beaucoup amplifiés depuis 1960. Celasoulève de nombreuses questions, par exemple :

1. Comment expliquer les gains de longévitéde la population japonaise ? En 1960, lesJaponais vivaient en moyenne moins longtempsque les populations des autres pays de l’OCDE,et aujourd’hui ils ont l’espérance de vie la plusélevée. Il y a un écart de deux ans entre le niveaude l’espérance de vie des Japonais en 1997 etcelui des Français. Deux ans, c’est l’espérancede vie qu’ont gagnée les Français en dix ans !

2. Pourquoi les anciens pays de l’Europe del’Est, qui étaient dans la moyenne en termesd’espérance de vie en 1960, n’ont pu maintenirleur position ? Pourquoi sont-ils restés à l’écartde la trajectoire suivie par les autres paysjusqu’au début des années 1990 ? Commentcette tendance s’est-elle ensuite inversée etpourquoi leur espérance de vie s’est alors miseà augmenter rapidement ?

3. Comment se fait-il que l’espérance de vieaux États-Unis, le pays le plus riche du monde,soit depuis la fin des années 1980 inférieure àtoutes celles des pays retenus (à l’exception destrois pays de l’Europe de l’Est, Républiquetchèque, Hongrie et Pologne) ? Et commentexpliquer que des pays comme la Suède et lesPays-Bas n’aient pas réussi à conserver l’avancequ’ils avaient durant les années 1960 ?

4. Qu’ont en commun la Grèce, la France, laSuisse et le Canada pour que l’espérance de viedans ces pays suivent des trajectoires sem-blables ?

A ces questions, on se doute qu’il n’y a pas deréponses simples. D’après les données, ni larichesse ni les dépenses de santé mobilisées parl’État ne peuvent expliquer les différences dansl’évolution des espérances de vie. Bien entendu,cette observation vaut pour des pays qui ontdes niveaux de développement similaires. Sil’on mélange maintenant pays en voie dedéveloppement et pays riches, on a toutes leschances d’observer une corrélation positiveentre le niveau de richesse (mesuré par le revenu

Pourquoi certaines populations

vivent-elles plus longtemps que

d’autres ?

De l’avantage d’être riche, cultivé et Japonais

André-PierreContandriopoulos,professeurtitulaire audépartementd’administrationde la santé de lafaculté demédecine del’université deMontréal.Extrait de larevue Recherchen° 322 d’août1999.Des schémasd’il-lustrationsont disponiblesdans la versionoriginale.

En 1960, les Japonais vivaient moinslongtemps que les populations desautres pays de l’Organisation de coopé-ration et de développement économique(OCDE), et aujourd’hui ils ont l’espé-rance de vie la plus élevée... Être unhaut fonctionnaire de l’administrationbritannique procure un avantagecertain pour vivre plus longtemps... AuxÉtats-Unis, après un infarctus, laprobabilité de décès peut varier de unà trois selon le groupe social auquel onappartient... Comment expliquer cesécarts et ces disparités ?

○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○

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*L’espérance devie est le nombremoyen d’annéesque peut espérervivre un individudans unepopulationdonnée, à quil’on applique lestaux de mortalitéspécifiques selonl’âge et le sexe, àun momentdonné. Dans cetarticle, onconsidèrel’espérance devie à lanaissance.

91Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

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LES JEUX DE

per capita) et l’espérance de vie mais, cetterelation moyenne admettra de nombreusesexceptions. Certains pays ou régions pauvresont en effet d’excellentes espérances de vie :Cuba, le Costa Rica, le Kerala en Inde, et despays riches ont de faibles espérances de vie :les pays du Golfe, en particulier1...

Richesse et santé

L’absence de corrélation entre les dépenses desanté et l’espérance de vie dans les pays del’OCDE est une notion relativement peuintuitive. Pendant longtemps, on a cru qu’ilsuffisait de rendre accessibles de façonuniverselle les services médicaux, l’accès àl’hôpital, et surtout les médicaments, pour quela santé de la population s’améliore et que lesdisparités entre les différents groupes sociauxs’effacent. Or, aujourd’hui, il faut reconnaîtreque cet objectif n’a pas été atteint : les disparitésface à la santé se sont conservées malgrél’apparition de la médecine dite « scientifique ».

En réalité, la santé, mesurée par l’espérance devie, est plus fortement influencée par l’ensem-ble de l’organisation sociale (conditions de vieet position sociale des individus) que par despolitiques spécifiques de santé ou par tel ou telsystème de soins. Il en est de même pour levieillissement de la population, conséquencedirecte, on pourrait même dire mathématique,de l’évolution de la mortalité. Mais pour analy-ser les facteurs qui influencent le vieillissementou la santé d’un ensemble d’individus, il fautsouvent remonter loin dans le temps. Unexemple : une étude canadienne s’était fixéecomme objectif le suivi de la mortalité d’unecohorte de cinq cent mille retraités pendant dixans2. Les chercheurs ont observé que la mortali-té dans le groupe des « 65-70 ans » était inverse-ment proportionnelle au niveau de revenusqu’avaient eu ces personnes entre 45 ans et 64ans et non au niveau de revenus au moment dela retraite. Évidemment, on pourrait objecterque la position sociale (mesurée par le niveaude revenu) conditionne en réalité l’accès aux

soins (« quand on est riche, on va voir de bonsmédecins et on est mieux soigné »). Cetteobservation, valable dans de nombreux pays,ne l’est pas au Canada, pays dans lequel lesystème de soins est très égalitaire (accèsgénéralisé à tous, pas de cliniques privées...).

Tout porte donc à croire aujourd’hui que lescaractéristiques des environnements danslesquels vivent, travaillent, se reproduisent lespopulations affectent leur état de santé actuel,mais aussi futur, ainsi que la manière dont ilsvont vieillir. Cherchant à expliquer pourquoicertains individus vieillissent mieux qued’autres, le sociologue israélien, Aaron Anto-novski, a développé, il y a une quinzaine d’an-nées, un concept qui est aujourd’hui largementutilisé : le « sens de cohérence »3. L’individuqui possède un « sens de cohérence » élevé a lesentiment que la vie a du sens, que l’on peutagir sur elle, que les choses n’arrivent pas parhasard... Antonovski a étudié plusieurs groupesd’individus dans différents pays et a montré queles individus qui ont un « sens de cohérence »élevé vivaient mieux leur retraite (c’est-à-diretombent moins malades, moins longtemps,vivent plus vieux, etc.). Selon lui, ce « sens »se développe très tôt dans l’existence, parfoisdès la petite enfance. Il est dépendant du milieufamilial, de l’éducation et souvent renforcé parles rencontres de la vie (un professeur admira-ble, une grand-mère combative, etc.).

Environnement

Dans ce contexte, l’environnement, pris au senslarge, prédisposerait ou non un individu à bienvieillir. Mais qu’entend-on ici par « environ-nement » ? Le terme regroupe deux notions :d’une part, l’environnement physique (climat,géographie, ressources naturelles, urbanisme,hygiène publique, pollution, milieu de travail,parc immobilier, réseau routier...) et, d’autrepart, l’environnement social. Ce dernier résulte,dans une société donnée, à un moment donné,de l’interaction qui s’établit entre les valeursde cette société et ses modalités d’organisation

92 Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

C A H I E R

(lois, institutions, traditions qui définissent lerôle et les fonctions de l’État et de la sociétécivile, règles et normes qui organisent l’activitééconomique et les relations sociales).C’est ce contexte qui, compte tenu des carac-téristiques de la population, est à l’origine dela prospérité d’une société, de son caractère plusou moins égalitaire, de la constitution et dumaintien de son capital social4. Ce contextedétermine également la structure sociale et lesconditions de vie de la population. La structuresociale dépend directement des mécanismes deredistribution des différentes ressources (argent,pouvoir, influence...), de la division du travailet des conditions d’accès aux différents servicespublics. Quant aux conditions de vie, ellesregroupent les conditions de travail, delogement, d’organisation familiale, le lieu derésidence, les différents biens et servicesconsommés par les familles et les individus...Une des dimensions importantes des conditionsde vie est bien sûr l’accès au système de soins,mais aussi au système d’éducation ainsi qu’aux

autres systèmes de protection sociale.Sur le long terme, toutes ces caractéristiquesinfluencent la santé des individus. Elles agissentsimultanément sur leur état biologique etpsychosocial. On peut illustrer cette idée enimaginant que l’ensemble des facteurs environ-nementaux et sociaux constitue un immensechamp de forces positives et négatives quis’exercent sur les gens. L’influence de cesforces sur la santé d’une personne dépend desa résistance biologique (largement déterminéepar son bagage génétique, son âge et son sexe) ;de ses dispositions à agir, de sa structure men-tale et cognitive (sens de cohérence) ; de sesprojets et des ressources (matérielles, symboli-ques, affectives et sociales) qu’elle peut mobili-ser. Les réponses à ces forces se manifestentsoit par le maintien d’un état de santé (quelleque soit la définition qu’on lui donne), soit parun dérèglement du système biologique, c’est-à-dire par l’apparition de la maladie. C’est à cemoment-là, et pas avant, que le système de soinsest mis à contribution. Ce que l’on attend delui, c’est qu’il diagnostique et corrige lesdérèglements biologiques et qu’il pallie lesconséquences néfastes de la maladie. Leprocessus d’utilisation du système de soins sepoursuit jusqu’au moment où la personneretrouve un état de santé acceptable - ou décède.

Sociétés inégalitaires

Pour progresser dans l’analyse des déterminantsde la santé, il faut étudier, de façon fine,l’influence des différents paramètres qui carac-térisent la structure sociale et les conditions devie. Nous avons déjà vu que le niveau moyende richesse dans les pays développés n’est pasun déterminant fort pour l’espérance de vie. Enrevanche, de nombreuses études montrent queplus une société est égalitaire (plus elleredistribue les revenus), meilleure est la santéde sa population, mesurée soit par son espérancede vie, sa mortalité infantile ou l’incidence desdiverses maladies. Par ailleurs, plus une sociétédevient équitable, plus son espérance de vie

Plus une société est égalitaire(plus elle redistribue les

revenus), meilleure est la santéde sa population.

Pourquoi certaines populations vivent-elles plus longtemps

que d’autres ? De l’avantage d’être riche, cultivé et Japonais

93Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

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LES JEUX DE

augmente rapidement.Cette tendance - qui admet bien sûr quelquesexceptions, par exemple la société danoise -apparaît clairement dans plusieurs travauxrécents et indépendants5,9. « L’accroissementdes inégalités de revenus est mauvais pourl’économie, mauvais pour le taux de criminali-té, mauvais pour les conditions de travail,mauvais pour le développement des infrastruc-tures collectives et mauvaises pour la santé -aussi bien à court qu’à long terme » écrivait en1996 l’épidémiologiste anglais George DaveySmith dans un éditorial du British MedicalJournal5.

Deux raisons pourraient expliquer le phéno-mène. La première est que, dans une sociétéinégalitaire, on voit augmenter la proportion desindividus qui, indépendamment de leur niveauabsolu de richesse, se sentent exclus. Ils perdentainsi le sentiment de pouvoir contrôler leur vie,leurs actions ont moins de sens, leur partici-pation à la vie collective diminue. Or, commenous le verrons plus loin, le stress qui s’exercesur ceux qui se sentent dominés par des forcessur lesquelles ils n’ont aucune prise « use »prématurément la vie10. La deuxième est liéeau fait que dans les sociétés inégalitaires, il y aun désinvestissement dans les domaines et dansles activités qui favorisent l’accumulation decapital social (services publics, activitéscommunautaires...)4, 7,11.

Éducation

Les recherches récentes montrent égalementque l’état de santé est influencé par la positionsociale : il y a un gradient entre la positionoccupée et la santé. Plus on est haut dans lahiérarchie sociale, meilleure est la santé pendantla vie active, meilleure sera également la vieil-lesse. Le taux de mortalité chez les fonction-naires britanniques de 40 ans à 64 ans, sur unepériode de dix ans, augmente de façon régulièrequand on passe des travailleurs manuels aupersonnel administratif12. Mais ce qui est encoreplus intrigant, c’est que ces écarts de mortaliténe sont pas associés à des causes spécifiques.On les retrouve avec la même ampleur pour lescancers, les maladies respiratoires, les troublesgastro-intestinaux et les maladies cardio-vasculaires1.

Les mauvaises habitudes de vie (cigarette,alcool, cholestérol), souvent plus fréquentes aubas de l’échelle sociale, ne sont-elles pas lesprincipales responsables de cet état de fait ?Différentes recherches ont permis d’éliminercette hypothèse. On constate, en effet, que laprise en compte de ces facteurs de risquen’élimine pas le gradient de mortalité1.

Il est aujourd’hui largement reconnu que laposition sociale renforce la résistance àl’apparition de la maladie en général et qu’ellepermet à certains, quand ils sont malades, del’être moins longtemps et moins grave-ment1,10,13.

Un phénomène semblable a été observé auxÉtats-Unis à propos de la prévalence dedifférentes maladies en fonction du niveaud’éducation14. Ainsi, après un infarctus dumyocarde, la probabilité de décès est trois foisplus grande pour les hommes dont le niveaud’éducation est faible que pour ceux pour qui ilest élevé15. Les conditions de travail exercentle même type d’effets : moins les travailleursont d’autonomie dans l’organisation de leurstâches, moins ils sont valorisés, et plus ils sontmalades.

Quant au stress, il peut être comparé aux forcesde frottement sur une machine : le stress n’estpas en soi un facteur négatif, mais trop de stress,pendant trop longtemps, sans période dé-stres-sante, conduit à la détérioration des fonctionsvitales de la machine humaine. Là encore, laposition sociale intervient. Des travaux mon-trent que l’usure due au stress sur le long termetouche davantage l’employé que son supérieur :ils seront tous les deux stressés au bureau, maisde retour à la maison le second a plus de chancesde se dé-stresser.

Longévité et maladie

L’ensemble de ces observations montre que lesfacteurs, les situations, les contextes porteursde santé, c’est-à-dire ceux qui accroissent « lapossibilité pour le vivant de s’accomplirI » nesont pas de même nature que les mécanismesqui sont à l’œuvre quand il s’agit de diagnosti-quer, de traiter, voire de prévenir, des maladiesspécifiques. Si les maladies et la santé, mesurée

94 Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

C A H I E R

par l’espérance de vie, ne sont pas des phéno-mènes indépendants, ils ne sont pas pour autantréductibles l’un à l’autre. La maladie n’est pasl’inverse de la santé. En d’autres termes, ce n’estpas parce que l’espérance de vie d’une popula-tion augmente que les individus qui la consti-tuent sont moins malades. L’allongement de lavie s’accompagne simplement d’une transfor-mation de l’incidence et de la prévalence desdifférents types de maladie et des causes demortalité, pas de l’élimination de la maladie.

Au début du siècle, les maladies infectieusestouchaient essentiellement les jeunes enfants etétaient la principale cause de mortalité,aujourd’hui les cancers et les maladies cardio-vasculaires (qui touchent les populationsadultes et les personnes âgées) sont en haut dela liste. Enfin, les Japonais ne sont pas moinsmalades que les Français, pas plus, d’une façongénérale, les femmes que les hommes.

Mode de vie

La Grèce et le Japon ont connu dans lesdernières quarante années une spectaculaireprogression de leur espérance de vie, il estpourtant difficile d’identifier des traitscommuns dans le mode de vie « à la japonaise »et le mode de vie « à la grecque ». De fait, mêmesi quelques-unes des pistes développées danscet article semblent prometteuses, il faut bienreconnaître qu’on ne sait pas précisémentquelles modifications on doit apporter àl’environnement social pour améliorer l’état desanté ou les conditions de vieillissement d’unepopulation. Pour identifier ce qui dans cetenvironnement atteint l’individu à la fois dansson corps et son esprit, un travail doit être menépar des équipes composées de chercheurs dessciences sociales et de chercheurs des sciencesde la vie. C’est, selon nous, l’enjeu central dela recherche en santé publique dans les annéesqui viennent.

Sources

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Pour en savoir plus

G. Canguilhem, Le Normal et le pathologique,PUF, Paris, 1966.C. Herzlich, Santé et maladie, analyse d’unereprésentation sociale, Edition de l’École desHautes études en sciences sociales, Paris, 1969.OCDE, Eco-Santé 97, Un logiciel pour

l’analyse comparative de vingt-neuf systèmes

de santé, Paris, Organisation de coopération et

de développement économique et CREDES,

1997.

Pourquoi certaines populations vivent-elles plus longtemps

que d’autres ? De l’avantage d’être riche, cultivé et Japonais

*Les parités dupouvoir d’achat(PPA) sont destaux deconversionmonétaire quiéliminent lesdifférences deniveau de prixexistant entre lespays.

95Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

L ’ A R G E N T

LES JEUX DE

Le rapport à l’argent a constitué originellementdans mon parcours une sorte d’obstacle :l’argent empêchait « la » relation avec lepatient, bloquait toute tentative d’établird’autres rapports avec la dimension de laprévention.

C’est à cause de la relation à l’argent, symbolisépar le paiement à l’acte, que la médecine étaitce qu’elle était : une entreprise au service d’elle-même et non au service de la santé. L’organisa-tion du système de soin était ainsi stigmatiséepar des slogans du genre « à bas la médecinedu capital », une médecine liée à l’argent etinféodée aux puissances de l’argent.Mais cela ne se résumait pas malheureusementà la médecine libérale. Les services publics desoins ne faisaient pas mieux : l’hôpital seconcentrait sur ses appétits de technologie etde publicisation d’actes d’exception, actesmanifestement davantage au service desfabricants de médicaments et d’autres techno-logies biomédicales que de la santé du plusgrand Nombre.

Du côté des services publics non hospitaliersde soins ou de prévention, la santé de la popula-tion n’était pas forcément plus prise en compte.Ainsi en était-il des centres de santé municipauxoù les médecins, pourtant rétribués à la fonction,ne faisaient ni mieux ni pire que n’importe quelmédecin libéral. Une médecine à l’acte, copiéesur le modèle technique - hospitalier. Assurer àtous l’accès aux soins de qualité (c’est-à-direcopiés sur le « must » de l’hôpital) sous-enten-dant : c’est par ces soins donnés généreusementà tous que la santé s’améliore (on a les preuvesde l’amélioration) et s’améliorera de plus enplus.En protection maternelle et infantile (PMI), àquelques exceptions (une certaine volonté desanté publique en Seine-Saint-Denis par exem-ple), ce n’est pas mieux. On dispense des soinsde prévention (vaccinations, dépistage, surveil-lance) à la population qui fréquente le centre,ou à une population captive (les enfants à l’écolematernelle). Ainsi, j’ai pu observer dans undépartement d’Ile-de-France que la protectionmaternelle et infantile voyait en consultationenviron 11 % des enfants d’une classe d’âge,et encore surtout dans la première année de viede l’enfant. Quid des 89 % restant ?Ne parlons pas de la santé scolaire ou de la santéau travail. Pour ne pas s’énerver.

Approche libérale, approcheadministrée : un faux débat ?

Alors, quel constat ? Nous sommes devant unemédecine qui fonctionne généralement demanière libérale. Elle a une clientèle, pasd’obligation de résultat, une liberté de prescrip-tion.

Les différences, liées au mode de financementet de rémunération, n’ont que des consé-quences minimes sur le sens et la finalité despratiques. C’est juste plus confortable d’êtremédecin de centre de santé que médecin libéralou plus valorisant socialement d’être médecinhospitalier. Pas besoin de courir après les actespour avoir un salaire décent. Le centre de santéest payé à l’acte, et comme le médecin estsalarié, que l’infrastructure est souvent lourde

Le libéralisme en médecine vu

sous l’angle « maussien »

Michel Bass,médecin de santé

publique etsociologue,responsable

d’une associationde conseil et

d’évaluation ensanté

communautaire.

Les modes classiques de gestion del’argent, que ce soit dans le cadre de lamédecine libérale ou de la médecinerégulée par l’État ne rendent pascompte de ce qui se joue et se crée dansla relation de soins. Il importe de décou-vrir de nouveaux modes d’échange quifassent une vraie place à la personnedans un réseau de réciprocité.

○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○ ○

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Article paru dansPratiques n° 13

de 2001.

96 Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

C A H I E R

(en personnel, en plateau technique), le centreest le plus souvent lourdement déficitaire.

Du point de vue économique, les patients, lescitoyens paient deux fois : une fois par l’acte(remboursé par la sécurité sociale) et unedeuxième fois par les impôts locaux. Cettedépense de santé se dit « socialisée » car, d’unepart, on la pense comme une vraie redistribution(soins destinés prioritairement aux plus dému-nis) et on imagine que ces soins garantissent àcette population une réduction effective desinégalités devant la maladie et la mort. On setrompe, évidemment, car les inégalités neproviennent que peu des inégalités de « droitde tirage » sur la sécurité sociale, ou de l’accèsà des soins de qualité.

Face à ce constat, certains experts (les spécia-listes de santé publique) tentent de rationaliserles pratiques. En clair, il s’agit de s’intéresseraux conséquences des pratiques en termes desanté de la population. Bien sûr, on s’yintéressera d’autant plus que le système libéral,ou « liberal-like » est plus inflationniste. Entredes slogans faciles et à l’emporte-pièce (déve-lopper la prévention car il vaut mieux prévenirque guérir) et des analyses économiques etépidémiologiques, on va s’apercevoir de la trèsfaible efficacité du système de soins sur la santéde la population en termes d’espérance de vie,de réduction de la mortalité, de réduction desinégalités devant la maladie et la mort. Le hautcomité de la Santé publique évalue cetteefficacité dans une fourchette de 10 à 20 % :10 à 20 % de la réduction de la mortalitégénérale seraient imputables au système desoin. Vu ce que cela coûte (huit cent cinquantemilliards de francs en France), c’est insuppor-table. Il convient donc d’administrer l’offre desoins afin d’en réduire le coût, à défaut d’enaméliorer l’efficacité. On travaille sur l’effi-cience.

La démocratie participative :une troisième voie ?

Quelle que soit l’approche, libérale ouadministrée, le constat est le suivant : le mêmemodèle est à l’œuvre et repose sur l’idée dudéveloppement de la bio-médecine comme

Le libéralisme en médecine vu sous l’angle « maussien »

moteur de la santé. Quelques tentatives, enparticulier dans les réseaux alternatifs, essaientde penser la santé comme la résultante de fac-teurs multiples et non d’un simple dérèglementde la machine humaine dont nous serions lesmécaniciens. Autrement dit, que la santé et lamaladie seraient des affaires politiques au sensplein du mot, nécessitant d’y réfléchir dans desprocédures de débat collectif, de confrontationde modèles et de conceptions, bref, qu’il ne fautlaisser le débat de la santé publique ni aux seulsexperts, implantés dans le marché des soins, nià la seule administration, reposant sur unelogique économique utilitaire.

La santé serait une affaire politique, exigeantune démocratie participative, dans laquelle leslogiques, tant utilitaires que de marché,devraient être dépassées, rééquilibrées. Lespersonnes ne seraient plus alors ni clients, niusagers, ni patients, ni bénéficiaires, maisacteurs participants. Des personnes qui ont leurmot à dire, en somme. Mais plus encore : lasanté n’étant pas qu’une affaire individuelle,mais relevant de facteurs sociaux, politiques,économiques, culturels, les pratiques de santéne pourraient plus restreindre leurs modesd’action à la relation individuelle, à cette« privatisation de la négociation sociale1».Développer des pratiques de santé impose desmodalités d’action permettant l’exercice de lacitoyenneté. C’est-à-dire de la réciprocité.Soit, mais dit comme cela, cette propositionrelève plus de l’idéologie que d’un discoursthéorique construit. Pouvons-nous fonder, enthéorie, l’idée d’une démocratie participativedans le domaine de la santé ? Nous pensons quel’approche anti-utilitaire basée sur la théorie del’anthropologue Marcel Mauss peut nous yaider.

L’analyse du fonctionnement du système desanté repose sur une dichotomie :

• d’un côté la liberté, le caractère libéral (res-pectant le caractère intime et unique durapport à la vie et à la mort). La pratique libé-rale passe par un contrat passé individuel-lement entre le patient-client et son médecin.Contrat à la fois moral et juridique (signatured’une feuille de soins) ;

• de l’autre l’administration, l’encadrement, lagestion, appelant à l’efficacité, l’examen des

(1) Berche T.,« Projets etidéologie » inAnthropologie etSanté publiqueau pays Dogon,Edition ApadKarthala, Paris,1999.

97Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

L ’ A R G E N T

LES JEUX DE

conséquences « objectives» de la productiondu système dans son ensemble.

Vieux combat entre la médecine et la santépublique ! J’appellerais cette dichotomie,« l’axe État-marché ».

L’axe Etat-marché

Du côté droit de l’axe : le marché libéral. C’estpar des contrats librement passés entre« égaux » que les rapports sont censés êtrerégulés. Pour les tenants de cette régulation, lecontrat passé avec le patient, un peu léonin,certes, et sans obligation de résultat, estparfaitement suffisant. L’individu est un êtrerationnel et calculateur et fera les meilleurschoix possibles en fonction de son calcul : ilest libre d’accepter ou de refuser l’offre,laquelle devra s’adapter à la demande. Lecontrat libre entre individus égaux tient de ceque les économistes appellent la « loi de l’offreet la demande ». Cette fiction du marché purexiste en médecine. Personne n’aurait decompte à rendre à personne, sinon entre quatreyeux. Le positif de cette utopie : la liberté, lasouplesse, l’adaptabilité. Le négatif lesinégalités, la gabegie. L’ennui : les gens n’ontrien à dire de collectif, la dimension socio-politique de la santé est niée, ils s’en remettentà l’état pour réguler le système.

De l’autre côté, le non moins mythe de « l’étati-sation » de la médecine et de la santé publique.En fait, même la solvabilité des patients estassurée par la loi, par l’État (la sécurité sociale,stricto sensu, est bien un appendice de l’état).Les règles sont édictées par l’État, bien plusque par le législateur (le peuple...). On a plusde circulaires que de lois. Même le code dedéontologie est une loi (ou a valeur de...). Lepôle étatique garantit le contrat et organise lesrecours éventuels (avec réticence quand même,cf. l’amiante, le sang contaminé, etc.). Là aussi,les indemnisations sont largement techno-cratiques (règles administratives et non pas loisdébattues par les politiques et la population).La santé publique permettrait d’observer lasanté et de conseiller les pratiques, d’édifierl’appareil réglementaire.Cet axe État-marché se tient : l’État régule et

administre une pratique libérale, commerciale,contractuelle. Le client est seul avec son contratet les recours éventuels. Le colloque singulieren est l’expression la plus manifeste. Il estthéorisé comme nécessaire à la pratiquemédicale et assorti de tout une rhétorique sur lesecret médical : savoir et pouvoir sont les deuxfaces du même objet, disait Foucault.C’est par un subtil équilibre entre la pratiquelibérale et la régulation que le système de santéva donner sa pleine mesure.La bio-médecine doit être développée, l’offren’est pas critiquable en soi. La meilleureproductivité doit être atteinte, tout en sachantque « le système » fonctionne mieux si on laisseles gens libres de passer les contrats qu’ilsveulent.

La finalité de la médecine libérale, ce n’est pas lasanté de la population, mais son propre

développement, sa position dans la société.Mais pour l’État aussi, la santé n’est pas une

finalité, mais un moyen de pression sur lamédecine libérale pour réguler les dépenses.

Ce champ du politique, c’est celui quipermettrait de réintroduire

une finalité externe aux pratiques de soins,à savoir la santé, le bien-être, le bonheur

Le libéralisme revendiqué par les médecins, demanière similaire à l’économie libérale, abesoin d’un État fort, de règles bien fixées, poursatisfaire sa propre logique interne. Cettelogique interne n’a rien à voir avec la santé,qui ressort d’une logique, d’une finalité externe.Autrement dit, la finalité du libéralisme, espèced’équilibre entre juridisme et marchandisationdes rapports humains, c’est son propre dévelop-pement. La satisfaction de ses intérêts propres.La finalité de la médecine libérale, ce n’est pasla santé de la population, mais son propredéveloppement, sa position dans la société. Lasanté de la population n’est pas ignorée : elleest instrumentalisée en moyen. On a besoin deproduire de la santé pour développer le systèmede soin. La régulation par l’État permet derappeler la finalité de la santé. Mais pour l’Étataussi, la santé n’est pas une finalité, mais unmoyen de pression sur la médecine libérale pourréguler les dépenses. La dimension de la

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socialité est la grande absente des pratiques desoins, mêmes sociales. Le champ politique dela santé est marginalisé et instrumentalisé. Ledébat se réduit à savoir s’il faut un peu plus delibéralisme ou un peu plus d’État (quel est lejuste milieu ?). Pour réguler un système quin’est interrogeable nulle part dans ses fonde-ments.Le politique n’est admis qu’à la condition depermettre le développement du champ de laproduction, c’est-à-dire produire les règlesnécessaires au fonctionnement du marché. Cechamp du politique, c’est celui qui permettraitde réintroduire une finalité externe auxpratiques de soins, à savoir la santé (conceptun peu difficile), le bien-être (idem), le bonheur(idem). Difficiles, mais permettant peut-être ledébat.

clientèle apprécie autre chose que l’efficacitépure (la disponibilité, l’accueil, la confiance,etc.) ;

• une valorisation sociale très importante : lemédecin (tout comme l’infirmière) est trèsreconnu socialement ;

• de nombreux et fréquents cadeaux reçus dela part des patients, pour qui les honorairesversés sont insuffisants à exprimer la recon-naissance que l’on a pour son médecin.

Autrement dit, une « bonne » pratique médicalene se situe pas strictement dans le champ libéral(le contrat moral est plus fort que le contratjuridique), ni dans le champ de la santé publique(ce qui se passe entre un médecin et un malade,et plus encore entre un médecin et sa clientèle,voire un médecin et la population résidant dansle territoire géographique de son exercice nevise pas expressément à évaluer la bonne qualitédes soins).Une bonne pratique médicale exige de rééqui-librer ce bipôle État-marché. C’est comme sien dehors des règles (la socialisation del’exercice professionnel) et de la relationthérapeutique (la relation médiatisée par leshonoraires), c’est-à-dire tout ce qui tend àréguler l’échange de type économique, mar-chand ou non marchand, mais en tout casmonétarisé, subsistait quelque chose d’ancien,d’un peu archaïque. Le médecin ressent assezfortement une espèce de dette morale à l’égardde son patient (lui ai-je assez donné ? Ai-je étéà la hauteur ?) qui dépasse de loin le « en a-t-ileu pour son argent ? ». L’art médical ne se réduitpas à sa valeur marchande, ni à son « utilité »sociale (l’efficacité). Réciproquement, le patientqui fait des cadeaux le fait car il ressent de soncôté une dette vis-à-vis de son médecin (il m’atant donné, j’ai tant reçu, et en particulier lavie, ou à tout le moins la possibilité grâce à luide vivre plus longtemps que si je m’étaisdébrouillé seul), les honoraires versés étant trèsinsuffisants à éteindre cette dette. Et ce n’estpas une question de prix : la dette est d’abordmorale, symbolique, et elle n’a pas de prix.

Le lien, fort, qui existe entre patient et médecin,se situe en dehors de cet axe État-marché. Ilrepose sur la dette morale ressentie réciproque-ment par chacun. Éteindre la dette n’a pas desens, puisque cela reviendrait à interrompre lelien.

Le libéralisme en médecine vu sous l’angle « maussien »

(2) Caillé A.,Anthropologie dedon, ÉditionDesclée deBrouwer, Paris,2000.

L’art médical déborde lecontexte économique

Bien sûr, cet axe État-marché est un peucaricatural : n’importe quel médecin interrogépourrait répondre que, dans sa pratique, existentquantité d’autres choses :

• un contrat moral fort passé avec le patient.Le médecin lui « doit » les meilleurs soins.Le patient choisit son médecin, dont la

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L ’ A R G E N T

LES JEUX DE

La dette et le don

Sur quoi cela repose-t-il ? Sur la triple obliga-tion du don mise en évidence par Marcel Maussdans son célèbre Essai sur le don : donner,recevoir, rendre. La socialité, le fait d’être liésles uns aux autres, donc de vivre en société,existe parce que les hommes échangent dessymboles, et que, comme le dit Alain Caillé2, ily a équivalence entre symbole et don. On échan-ge du symbole, parce qu’on donne. Ce qu’ondonne ne se résume pas au bien matériel et àson éventuelle valeur marchande : pour établirun lien, il faut donner et donner, c’est échangerdu symbole. Il « faut » : pour permettre le lien,il y a obligation. Ainsi, si je donne, je deviens« votre obligé ». Mais cette obligation n’est enrien juridique : aucune loi n’oblige à donner, sice n’est la nécessité d’être et de vivre en société.Paradoxe apparent : je suis obligé et libre enmême temps de donner. Mais si je donne, alorsun autre reçoit. Il est obligé de recevoir, obligédans la mesure où il accepte la relation. Laliberté est celle de refuser la relation. Dèsl’instant où le don est reçu (la relation acceptée),le receveur est en dette et ressent l’obligationde rendre. C’est cette obligation morale derendre, parfois de manière agonistique, quiassure, par la circulation de la dette, la pérennitédu lien. Rajoutons quelques mots sur cettecirculation de la dette : contrairement aux dettesmonétaires, et dans l’exacte mesure où il s’agitd’abord de symbole (le bouquet de fleurs quel’on offre vaut largement plus que sa valeurmarchande chez le fleuriste), il n’y a pas derendu « donnant-donnant » : on rend plus, et onrend dans le « pot commun » des relationssociales dans lesquelles les échanges sont« enchâssés »3, à l’image des tontines desbanlieues des grandes villes africaines. Ledonneur attend un retour, mais indirectement.Ce n’est pas le patient qui va donner en retourà son médecin de la notoriété.Dans la relation, dans l’échange, je ne suis pasrien. J’ai à apporter, j’ai de la valeur. Face aumédecin, je ne suis pas seulement le demandeurignorant et s’en remettant à la puissance dusavoir médical. Je paye le médecin pour sonexpertise, mais ce qui se passe avec le médecin(mon médecin) n’est pas éteint par la rémuné-ration et ne se résume pas à la capacitéd’expertise du médecin (sans la nier pour autant,

l’expertise étant l’un des symboles forts de lamodernité). La dimension symbolique del’échange dépasse, complète, donne tout sonsens au soin, c’est-à-dire à l’échange symbo-lique qui s’opère dans la relation de soin. Unsoin purement technique (même psycho-logique) peut trouver une valeur marchande (onpeut déterminer le prix de revient d’un scanner).La relation médecin-patient se passe largementailleurs. Payer le médecin permet de m’enlibérer partiellement, de ne pas être trop ensituation de dépendance (et encore !). Maischaque praticien sait bien que la confiance, laclientèle, sont hors marché. Même si je peuxvendre ma clientèle comme une marchandise,elle n’est pas constituée comme un vulgairestock.

Autrement dit, c’est la relation qui fait sens. Larelation dépend de la capacité d’échange entreles personnes. Ces échanges sont régulés par lemarché (honoraires), par les règles (la déonto-logie, la Sécu), mais par bien d’autres choses :la confiance, la croyance dans les bienfaits dela médecine, ou de n’importe quelle autre prati-que. Comment se construit cette confiance ?Dans la réciprocité. C’est-à-dire un espace oùje reçois (l’aide, les soins, la bienveillance, lachaleur humaine, le savoir, la vie), mais où jepeux (dois) rendre. Rien de pire, de plus aliénantqu’un échange inégal : je reçois, mais je ne peuxpas donner en échange. Au moins ma confian-ce... Les honoraires que je paye au médecin sontlargement insuffisants, non pas quantitative-ment mais qualitativement : si le médecin mesauve la vie (c’est son boulot), ma dette estéternelle. Du côté de la loi, de la règle, laréciprocité est organisée en réversibilité : lemédecin me soigne, je le paye en retour, c’estdonnant-donnant. Mais ai-je assez donné enretour ? Rien ne m’oblige légalement à donnerplus, mais je me sens quand même en dette.Comment éteindre ma dette ?

Dans le système actuel, il n’est pas facile de sepositionner dans la réciprocité avec les méde-cins. Moi, patient, donne au médecin durenforcement narcissique (vous êtes le meilleurpuisque je vous ai choisi), du symbolique (jelui reconnais sa position sociale, dans le savoir).Je continue à aller le voir, lui. Mais en tant queclient-patient, la relation n’est pas égale ; j’ail’impression de recevoir trop, en tout cas plus

(3) Cf LatoucheS., L’autre

Afrique, ÉditionAlbin Michel,

Paris, 1999.

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que ce que je peux rendre. Je cherche souventà donner encore plus. D’où les cadeaux. Symbo-liquement, ils rééquilibrent le cycle du don etde la dette, ils changent le rapport entre médecinet patient. Le médecin qui reçoit un cadeau, etqui l’accepte, a à son tour un sentiment de dettemorale. Pour celui-là, il va falloir que moi,médecin, fasse très attention, plus que d’habitu-de. On voit bien comme le don lie, attache.

Contre la pratique libérale, laparticipation

Revenons encore un instant sur la circulationde la « dette maussienne » : elle n’est pas dansla réversibilité, de personne à personne, disions-nous. Dans le système médical moderne, le lienattache directement médecin et patient. Maisl’insuffisance de la circulation de la dette, soncaractère trop individualisé - même si on peutl’interpréter en tant que rituel, c’est-à-dire unepratique ayant du sens et de l’efficacité pour

tion sur le mode purement légal permettent ainsiune préservation de cet ordre médical. Pas deréciprocité, pas de dette, pas de lien, pas dedevoir « social ». Seule obligation, des règlesdéontologiques. Mais sans cet espace deréciprocité, la négociation sociale sur les problè-mes de santé, les maladies, leurs causes, lesmanières dont la société les affronte (c’est-à-dire les citoyens organisés dans le champpolitique) deviennent impossibles.

L’idée de la participation ressort de ce constat :une organisation « libre et spontanée » deséchanges individuels et collectifs permettant àchacun de donner plus qu’il ne reçoit, d’avoirune place, d’être reconnu, d’avoir sa voix auchapitre. Il me semble que l’idée de santécommunautaire repose sur ce constat : qu’est-ce que chacun donne et reçoit pour la santé ?Promouvoir la santé, dit l’Organisationmondiale de la santé, c’est d’abord développerla participation. Qu’est-ce que la participation ?C’est la possibilité pour chacun d’être dans laconstruction collective. C’est-à-dire de pouvoirdonner. D’être reconnu comme personne à partentière, citoyenne de sa santé.L’axe État-marché s’enrichit d’un troisièmepôle, celui de la réciprocité, du don, de la circu-lation de la dette, de la participation sociale.Ce pôle que certains appellent la société civile.Ainsi triangulée, l’analyse du système de santépeut revenir sur la question de l’argent.

Inventer de nouveaux modesd’échange

L’argent, dans la relation avec le patient, joueen même temps un rôle exagéré (on lui prêteun pouvoir qu’il n’a pas) et un rôle insuffisantdu point de vue du libéralisme économique (iln’éteint pas assez la dette, il ne libère pas vrai-ment le médecin de la dette symbolique).Augmenter même substantiellement la rému-nération ne résoudra pas ce problème, car il sesitue ailleurs. Réciproquement, supprimer lepaiement à l’acte n’est pas suffisant en soi pourrésoudre les problèmes posés par la pratiquemédicale. Le changement du mode de paiementdes médecins, pour important qu’il soit con-crètement pour l’organisation de la profession,ne suffit pas à rééquilibrer le système vers une

Le libéralisme en médecine vu sous l’angle « maussien »

l’ensemble de la société - ne permet pour lemoment pas au lien d’être plus productifsocialement, politiquement, normativement. Lemédecin donne toujours plus qu’il ne reçoit,dans sa pratique individuelle. Il garde la maîtriseet le pouvoir. Il n’y a pas d’espace de vraieréciprocité (sauf exceptions). Le médecin peutainsi rester libéral, c’est-à-dire délié. La méde-cine peut garder son statut « d’extra territoria-lité ». Le médecin est à part, sa pratique secrète,régulée par ses pairs. La maladie « garde sonstatut de vérité non négociable4 ». La pratiquedu médecin, et plus généralement la médecine,peut ainsi développer un pouvoir très singulier.Le caractère libéral de la pratique et sa régula-

Mais sans cet espace de réciprocité, lanégociation sociale sur les problèmes de santé, lesmaladies, leurs causes, les manières dont lasociété les affronte (c’est-à-dire les citoyensorganisés dans le champ politique) deviennentimpossibles.C’est-à-dire de pouvoir donner. D’être reconnucomme personne à part entière, citoyenne de sasanté.

(4) Berche A.,opus cit.

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LES JEUX DE

pratique plus solidaire, diminuant cette tensionartificielle entre médecine et santé publique,entre État et marché.

Une pratique qui avancerait : découvrir desmodes d’échange et de relation qui fassent unevraie part à la personne, dans un réseau deréciprocité. Où la santé que les gens veulentsoit construite tous ensemble, et où les médecinsseraient insérés dans un réseau de solidaritélocale, permettant la construction d’une parolecollective, d’une politique. Où les problèmes,comme le dit Jacques Donzelot5, ne sont desproblèmes qu’en tant qu’ils sont une successiond’évènements individuels ayant des causescommunes que les gens peuvent analyser eux-mêmes avec notre aide.

Le lien social par le don symbolique n’est pasqu’un archaïsme : il est bien vivant, obligatoire,en particulier dans la relation médecin-malade.Il peut nous permettre de se sortir de ladichotomie État-marché et de reconstruire deséchanges non marchands, pour la santé, ce quiimposerait sans doute d’autres formes derégulation (rémunération des médecins, formesd’exercice, industrie de la santé) que la simpleadministration, au profit des médecins, dumarché de la santé.Ce quelque chose, on le trouve dans desexpériences alternative :

• les maisons médicales autogérées belges desannées soixante-dix (ça continue) : certainsdisaient « cogestion ». J’en discutais récem-ment avec le fondateur de la maison médicalede Tournai : il est violemment contre la coges-tion, car il ne s’agissait pas de gérer ensemblel’insatisfaisant, mais bien d’inventer denouvelles pratiques (utopiques...) ;

• les réseaux de soin, au moins certains, ceuxqui laissent vraiment une place aux gens, etne définissent pas de manière trop profes-sionnelles ou technocratique la qualité dessoins à la place des patients ;

• les SEL (systèmes d’échanges locaux), où laréciprocité est organisée avec création depseudo monnaie. Intéressant à explorer pourles médecins ;

• les réseaux d’échange réciproque de savoirs.

Mais tout cela est de l’utopie !(5) Donzelot J.,

CommunityPolicing à

Chicago, 2000.

102 Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

C A H I E R

Pour la tradition anarchiste, l’argent est rienmoins qu’évident, le concept de troc sembleplus adapté : la base de l’organisation sociale,c’est la commune, c’est-à-dire un ensemble decitoyens qui délibèrent directement de toute lagestion intérieure. Le principe intégratif est lafédération, c’est-à-dire que les communes

peuvent s’unir pour remplir certaines tâches.Elles échangent ce qu’elles ne peuvent produire,mais bien sûr sans appât du gain, ni truanderie.La meilleure garantie contre les échangesinégaux, c’est l’autosuffisance alimentaire (etélémentaire) de chaque commune. Si une com-mune (où un groupe de communes) souhaiteétablir des échanges inégaux, les autres com-munes se retireront du circuit d’échange. Nousobserverons que si la démocratie directefonctionne à l’intérieur de la commune (à laSuisse), les différentes fédérations nécessitentdes délégations de pouvoir, mais les délégationssont labiles alors que les communes sont le seulélément stable de l’organisation, l’A-tomos(l’insécable) social. Le droit de sécession estgaranti et permanent. La question de larépartition au sein de la commune se fait selonle principe d’équité, ce qui fait qu’il n’existeaucun lien individuel entre travail et rémunéra-tion. Il existe cependant des liens collectifs, unecommune dynamique et bien située risque debénéficier d’un bien être supérieur à celui d’unecommune vieillissante à la géographie défavo-rable. La solidarité est prévue, mais il n’est pasprévu d’état1 régulateur pour garantir cettesolidarité, il s’agit uniquement de bonne volontéet des fruits supposés d’une éducation révolu-tionnaire.

Le marxisme-léninisme s’est constitué commetechnique de prise de pouvoir anticapitaliste.En effet, l’anarchisme ne connaissait guère quela grève générale pour renverser le pouvoirétabli. Cette méthode est lourde et d’un manie-ment aléatoire. Elle suppose une vaste prise deconscience de la population et des réservesalimentaires permettant de tenir la distance.Lénine, ne souhaitait pas attendre le jourfavorable à une telle grève. Il fallait une prisede pouvoir rapide par un petit groupe d’hommesdécidés, des révolutionnaires professionnels. Aurebours des anarchistes, les marxistes léninistessouhaitent un Etat fort, du moins dans une phasetransitoire, il s’agit d’éradiquer la source dumal, avant de laisser la société fonctionner sanstutelle. Le processus se rapproche de l’autoritéparentale vouée à disparaître au fil de l’autono-misation progressive de l’enfant. Marx parlaitdu dépérissement de l’Etat. Dès lors, le systèmemarxiste léniniste n’a de cesse de réduire lesanarchistes qui veulent brûler les étapes. Lesystème est pyramidal et les salaires sont fixés

L’argent et les maisons médicales

Pierre Drielsma,médecingénéraliste aucentre de santéBautista VanSchowen.

(1) Lesanarchistesn’aiment pasl’Etat, supposé seséparer de lasociété et générerune nomenklaturaparasite etautoritaire.

Les traditions politiques sur lesquellesles maisons médicales se sont fondéesse résument à peu de choses : la tradi-tion anarchiste, la tradition sociale-démocrate, la tradition marxisteléniniste et leurs multiples avatars.

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LES JEUX DE

d’autorité sur une base idéologique (lesprofessions manuelles sont favorisées parrapport aux professions intellectuelles, mais lanomenklatura se réserve les meilleurs mor-ceaux). Le principe de paiement de cette phaseprovisoire est à chacun selon son travail, basésur nombre d’heures et utilité sociale supposée.Le principe d’équité ne sera appliqué que plustard lors de la phase finale « communiste »contemporaine du dépérissement de l’Etat. Unesécurité sociale très complète organise leprincipe de solidarité pour ceux qui ne peuventtravailler.

La tradition sociale-démocrate a cherché uncompromis tant sur la question de l’Etat (entreanarchistes et marxistes) que sur le rapport àl’économie de marché (entre marxistes et libé-raux). Les formes historiques qu’ont pris cescompromis sont extrêmement variées enfonction des traditions nationales (sur un axenord-sud) et des circonstances historiques. Ilest clair qu’au départ, en tous cas, la réforme(par le bulletin de vote) devait être radicale etla conquête du pouvoir d’Etat était essentielle,même si elle était pacifique.

A l’analyse, les maisons médicales présententdes caractéristiques proches des communesanarchistes, ou des kibboutz primitifs, maislimitées au seul outil de travail, l’évolution desmaisons médicales a conduit à une différen-ciation importante des sphères professionnelleset privées. Les maisons médicales du Parti dutravail de Belgique sont plus proches du modèlemarxiste léniniste (elles s’en revendiquentd’ailleurs). Certaines de nos maisons médicalessont parfois attirées vers le modèle socialdémocrate, teinté parfois de libéralisme. ●

104 Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

C A H I E R

- Bébé est tout triste, pourvu qu’il ne soit pas

malade ! Si je pouvais trouver un de ces appareils

automatiques…

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bouton.L’aiguille du

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Diabète

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Bébé.

105Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

L ’ A R G E N T

LES JEUX DE

Axel Hoffman,médecin

généraliste à lamaison médicale

Norman Bethune.

Quelques impressions à la lecture

de ce cahier

La bande dessinée que vous venez de découvrirdate de 1908. A l’époque, contrairement auxsciences dites exactes, la médecine « scienti-fique » a encore peu de réalisations à son actifet le dessinateur se prend à imaginer un futuroù la maladie sera « mécanisée », où quelquespièces glissées dans la fente adéquate résou-dront tous les problèmes de santé dûmentclassifiés. Un futur où le soignant est invisible,remplacé par une machine, et où le patient vientdéposer son corps à l’institution médicalecomme on dépose sa voiture au garage, pour lereprendre guéri peu après. Dans cette funesteprédiction dont la menace plane encore, il n’ya plus de place pour des acteurs de la relationde soins, il n’y a plus d’interaction humaine nide sens... mais il y a toujours de l’argent.

Ne nous laissons pas emporter par le frissonqui nous parcourt l’échine à cette perspectiveglacée, « sire il y a encore des hommes » etencore ils se regardent, se touchent, se parlent.Ils échangent des informations, mais aussi dessentiments et du sens. Et de l’argent.Quelle est alors la place de l’argent dans la rela-tion thérapeutique ? Les différentes inter-ventions que vous venez de lire indiquent uneréponse majoritaire, bien que ni unanime niunivoque : l’échange d’argent revêt un sens fortpour les partenaires de la relation thérapeutique,chacun de leur côté, mais l’absence de trans-action financière ne met pas en péril l’existencede cette relation thérapeutique. Le forfaitl’illustre à merveille : le soignant débarrassédu souci de son revenu et le soigné assuré d’unaccès aisé aux soins se passent de la transactionfinancière sans inconvénient, et même avecprofit puisque la relation peut être investie sansarrière-pensée. Le rôle symbolique de l’argenttel qu’il est parfois décrit dans les processuspsychothérapeutiques ne se joue pas en dehorsde ce cadre spécifique.

Portée de longue date par la corporationmédicale, la vieille revendication de liberté deshonoraires ne trouve donc pas d’argument« thérapeutique » et n’a de sens que dans lastratégie de la tension qui oppose les soignants,inquiets des interventions publiques dans leurpratique, aux organismes chargés de la gestionde la solidarité qui tentent de contrôler les flux

financiers. Notons au passage que l’interdictiondu tiers-payant en pratique ambulatoire(toujours en vigueur à quelques exceptions près,dont la détresse financière attestée... par lesoignant) associée à l’obligation du tiers payanten seconde et troisième ligne montre ici touteson absurdité. Elle ne trouve aucune justifica-tion dans la valeur symbolique de l’échange et,au plan économique, il s’agit clairement d’unmauvais calcul : elle déforce l’accès à unepremière ligne efficace et peu coûteuse, rendplus attractif le recours aux autres niveaux sanspertinence médicale évidente à ce recoursspécialisé, ou pire, elle retarde l’accès aux soinsau risque de laisser dégénérer des problèmesde santé.

Et pourtant, même si l’évacuation de la trans-action financière n’altère en rien la relationthérapeutique, nombre de réflexions parcourentce cahier qui montrent que l’argent peut y jouerun rôle important.Les patients manifestent certes leur appui auxsystèmes où ils ne doivent pas avancer d’hono-raires, mais ils ne s’y sentent à l’aise que lors-qu’ils acquièrent la conviction que le soignantest payé par ailleurs, un ailleurs alimenté en faitpar leurs cotisations. On ne peut donc considérerqu’il n’y a pas de transaction financière : elleexiste toujours, bien réelle, ce qui change, c’estqu’elle ne se matérialise pas de manière directedans le cours de la relation. Sans la consciencede ce paiement, il sera difficile de fonder unpacte thérapeutique sur des bases saines.

Le fait de payer son soignant peut aussi être unmoyen « d’injecter du relationnel », principale-ment dans la relation duelle, qui a conservé destraits de l’ancestrale médecine empirique touten bénéficiant des progrès scientifiques. Parcontre, lorsque la médecine scientifique occupeseule le champ thérapeutique, la relation méde-cin-malade s’estompe et cède la place à uneconfrontation médecine-maladie d’où soignantet soigné sont comme évacués : dans ce contex-te, bien souvent le patient ne sait pas qui il payequand par exemple il reçoit la facture hospita-lière (la bien nommée...), ce qui n’est pas sansle troubler.

En ce qui concerne les soignants, la situation

106 Santé conjuguée - janvier 2004 - n° 27

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diffère selon qu’ils sont payés directement parle patient ou par un tiers. Les premiers semblentse faire plus de soucis que les seconds, sansque l’on puisse en incriminer un besoin ou ungoût différent pour l’argent. La possibilité deplanification financière qu’offre le payement auforfait possède probablement des vertusapaisantes, de même que la disparition denégociations parfois ambiguës avec le patient.

Dans le cadre même de la relation, et s’il neconstitue pas un obstacle à l’accès aux soins,l’argent (qu’il soit échangé directement ou payépar un tiers) conserve ses pouvoirs symboli-ques. Il réduit (ou efface) symboliquement ladette du patient pour le service rendu, même sile montant de l’honoraire n’a que peu derapports avec ce service (ce qui amène certainspatients à laisser un pourboire ou à offrir uncadeau, situations toujours embarrassantes pourle soignant). Il constitue non seulement lerevenu du soignant mais aussi la reconnaissancede son statut et de l’investissement qu’il metdans la relation.

Au revers du relationnel qu’il introduit, l’argentpeut aussi être une manière d’instrumentaliserla relation, par exemple par les soignants quimultiplient les contacts dans un but lucratif, oupar les usagers qui s’offusquent du refus de leursexigences (produit, avantage social, examen)en s’exclamant « Mais docteur, je vous paie ! ».Difficile de croire que ces dérives sont inéditesdans l’histoire, mais elles s’ancrent à uneprofondeur inconnue jusqu’ici, dans une sociétéque le progrès scientifique a habituée à penserque tout est possible, et donc exigible, dans unmonde où les discours de légitimation desvaleurs sont vigoureusement ébranlés (Dieu estmort, tout se vaut) et sont enfoncés de toutesparts sous les coups de boutoir de la loi dumarché. L’argent devient ici le moyen de scellerun échange qui se veut marchand et nonrelationnel.

Ainsi donc l’argent nous donne beaucoup et soncontraire à lire dans la relation de soins. A ceuxqui nous disaient, citant Euripide : « Ne parlepas d’argent; je n’adore pas un dieu qui se donnesi vite au dernier des drôles », nous avonsrépondu avec Péguy pour qui « Il faut savoirparler d’argent quand il faut. Il y a une espècede tartufferie à s’en taire ». Voilà un reprochequ’on ne pourra nous faire.

Quelques impressions à la lecture de ce cahier