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M le maudit ou la crise de la démocratie Par Olivier Agard Professeur en histoire des idées allemandes UFR d’Etudes Germaniques et Nordiques Sorbonne Université Il y a de nombreuses raisons de s’intéresser à M le maudit. Il y a un consensus depuis longtemps sur le fait qu’il s’agit d’un des grands chefs d’œuvres du cinéma, et il est vrai que du point de vue de sa réalisation, le film est une magistrale leçon de cinéma, aussi bien sur le plan esthétique, plastique, que sur le plan de la conduite du récit. On pourrait passer une heure à analyser la séquence introductive qui installe un climat de peur et d’angoisse et aboutit à la représentation suggérée de l’assassinat d’une petite fille. On pourrait évoquer entre autres éléments remarquables le montage et l’utilisation du son. Je vais m’intéresser ici à cet objet en historien des idées, non pas que le film soit un film qui avance une thèse, mais parce qu’il met en scène, par le biais de l’image et de la fiction, les tensions qui agitent la démocratie de Weimar, qu’à la même époque les juristes et les philosophes du droit abordent par le biais du concept. Cela ne signifie pas qu’il s’agisse d’un film militant ou d’un film à thèse, mais simplement qu’il y a dans ce film un discours sur la démocratie. Je commencerai par rappeler quelques éléments de contexte, avant d’évoquer les débats allemands des années 1920 autour de la démocratie, et de montrer à partir d’une présentation des personnages principaux du récit de Lang, comment le film renvoie à ces débats. Le cercle de la violence. Le film est sorti en mai 1931 et il a été tourné en quelques semaines au début de cette même année. A ce moment, la République de Weimar est déjà en crise, notamment du fait de la crise économique et du chômage. Le jour même de la sortie du film, la Kreditanstalt de Vienne fait faillite. En septembre 1930, les nazis ont obtenu un important succès électoral et ont 107 députés au Reichstag. C’est Brüning qui est chancelier, et globalement, la République évolue déjà vers un fonctionnement autoritaire, qui s’accentuera encore avec von Papen. La violence politique s’installe dans le paysage de la ville, notamment à Berlin, dont on devine à de multiples indices qu’il s’agit de la ville qui est mise en scène dans le film de Fritz Lang. Cette violence politique a accompagné comme on le sait toute l’histoire de la République de Weimar. Elle a été particulièrement présente au début de la période, avec les tentatives de putsch ou d’insurrection, et la répression qui s’en est suivie (qui s’est parfois appuyée sur des corps-francs). Une autre forme de violence est celle des assassinats politiques, qui émaillent l’histoire de la République de Weimar, le plus célèbre étant celui de Walter Rathenau en 1922. Or la fin des années 1920 voit une résurgence de cette violence politique, notamment sous la forme de combats de rue entre les milices ou forces de sécurité dont se sont dotés les différents partis politiques. Le 1 er mai la répression d’une manifestation communiste interdite par la police fait plusieurs morts à Berlin. Dès 1929 et jusqu’en 1933, Berlin est le théâtre d’un affrontement ouvert entre nazis et communistes pour la prise de contrôle des quartiers ouvriers. Cette violence renvoie à un problème structurel de la République de Weimar : la faiblesse de l’Etat face à la violence, ou pour le dire autrement, la remise en cause permanente de ce qui caractérise pour Max Weber l’Etat, c’est-à-dire le monopole de la violence légitime. C’est d’ailleurs dans le contexte de la répression du mouvement spartakiste en 1919 que Weber formule cette célèbre définition de l’Etat qui caractérise l’Etat d’abord par l’usage de la violence, alors que la définition libérale de Kant insistait plutôt sur le droit, vu comme une contrainte, mais aussi comme la garantie de 1

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M le maudit ou la crise de la démocratie

Par Olivier Agard

Professeur en histoire des idées allemandesUFR d’Etudes Germaniques et NordiquesSorbonne Université

Il y a de nombreuses raisons de s’intéresser à M le maudit. Il y a un consensus depuislongtemps sur le fait qu’il s’agit d’un des grands chefs d’œuvres du cinéma, et il est vrai quedu point de vue de sa réalisation, le film est une magistrale leçon de cinéma, aussi bien sur leplan esthétique, plastique, que sur le plan de la conduite du récit. On pourrait passer une heureà analyser la séquence introductive qui installe un climat de peur et d’angoisse et aboutit à lareprésentation suggérée de l’assassinat d’une petite fille. On pourrait évoquer entre autreséléments remarquables le montage et l’utilisation du son. Je vais m’intéresser ici à cet objet enhistorien des idées, non pas que le film soit un film qui avance une thèse, mais parce qu’il meten scène, par le biais de l’image et de la fiction, les tensions qui agitent la démocratie deWeimar, qu’à la même époque les juristes et les philosophes du droit abordent par le biais duconcept. Cela ne signifie pas qu’il s’agisse d’un film militant ou d’un film à thèse, maissimplement qu’il y a dans ce film un discours sur la démocratie. Je commencerai par rappelerquelques éléments de contexte, avant d’évoquer les débats allemands des années 1920 autourde la démocratie, et de montrer à partir d’une présentation des personnages principaux du récitde Lang, comment le film renvoie à ces débats.

Le cercle de la violence. Le film est sorti en mai 1931 et il a été tourné en quelques semainesau début de cette même année. A ce moment, la République de Weimar est déjà en crise,notamment du fait de la crise économique et du chômage. Le jour même de la sortie du film,la Kreditanstalt de Vienne fait faillite. En septembre 1930, les nazis ont obtenu un importantsuccès électoral et ont 107 députés au Reichstag. C’est Brüning qui est chancelier, etglobalement, la République évolue déjà vers un fonctionnement autoritaire, qui s’accentueraencore avec von Papen. La violence politique s’installe dans le paysage de la ville, notammentà Berlin, dont on devine à de multiples indices qu’il s’agit de la ville qui est mise en scènedans le film de Fritz Lang. Cette violence politique a accompagné comme on le sait toutel’histoire de la République de Weimar. Elle a été particulièrement présente au début de lapériode, avec les tentatives de putsch ou d’insurrection, et la répression qui s’en est suivie (quis’est parfois appuyée sur des corps-francs). Une autre forme de violence est celle desassassinats politiques, qui émaillent l’histoire de la République de Weimar, le plus célèbreétant celui de Walter Rathenau en 1922. Or la fin des années 1920 voit une résurgence decette violence politique, notamment sous la forme de combats de rue entre les milices ouforces de sécurité dont se sont dotés les différents partis politiques. Le 1er mai la répressiond’une manifestation communiste interdite par la police fait plusieurs morts à Berlin. Dès1929 et jusqu’en 1933, Berlin est le théâtre d’un affrontement ouvert entre nazis etcommunistes pour la prise de contrôle des quartiers ouvriers. Cette violence renvoie à unproblème structurel de la République de Weimar : la faiblesse de l’Etat face à la violence, oupour le dire autrement, la remise en cause permanente de ce qui caractérise pour Max Weberl’Etat, c’est-à-dire le monopole de la violence légitime. C’est d’ailleurs dans le contexte de larépression du mouvement spartakiste en 1919 que Weber formule cette célèbre définition del’Etat qui caractérise l’Etat d’abord par l’usage de la violence, alors que la définition libéralede Kant insistait plutôt sur le droit, vu comme une contrainte, mais aussi comme la garantie de

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la liberté des individus. A première vue, cette violence politique n’est pas le thème du film deFritz Lang, puisque c’est une autre forme de violence, elle aussi très présente dansl’Allemagne de l’époque, qui en fournit le sujet, à savoir la violence criminelle des tueurs ensérie, puisque le personnage principal du film est un assassin d’enfants. Il est bien connu quele film s’inspire de faits réels et que Fritz Lang a effectué un gros travail de documentation.On pense notamment à l’affaire Peter Kürten, surnommé le « Vampire de Düsseldorf », mêmesi le procès de Kürten a eu lieu après le tournage du film, et si le scénario était largementterminé au moment de son arrestation. Kürten fut d’ailleurs exécuté quelques jours après lasortie du film. Certains détails du film semblent néanmoins empruntés à cette affaire, commele fait que le tueur écrive à la police pour se vanter de ses crimes. Une autre figure souventévoquée au sujet de M est celle du « boucher de Hanovre », Fritz Haarmann (dont le procèsavait eu lieu en 1924 et qui avait été exécuté en 1925). La chanson macabre que chantent lesenfants réunis en cercle au début du film, pour se faire peur, a réellement existé, et elle a vu lejour dans le contexte de l’affaire Haarmann. A l’occasion de cette affaire, il y avait eu unintense débat autour de la question de la responsabilité, et ce thème est débattu dans le filmlors du pseudo-procès organisé par les organisations criminelles de la pègre (Ringvereine)contre l’assassin, puisque ce sont ces criminels qui mettent la main sur l’assassin, avant lapolice (on y reviendra). Le fonctionnement des Ringvereine, ces organisations criminelles, quisont montrées comme une sorte de société parallèle, est en en partie fantasmé, en particuliertout ce qui concerne la société des mendiants, directement inspirée de l’Opéra de quatre sous,mais il renvoie aussi à une certaine réalité, tout comme beaucoup de détails dans le film,comme par exemple le cambriolage spectaculaire d’un immeuble de bureaux. La figure del’inspecteur Lohmann, qui mène l’enquête est directement inspirée du Kriminalrat ErnstGennat, qui avait largement contribué à l’introduction de nouvelles méthodes d’investigation,qui sont décrites avec précision dans le film, et sur lesquelles Lang, fervent lecteur desKriminalistische Monatshefte et du Kriminalmagazin s’est documenté. Mais si le vampire deDüsseldorf et le boucher de Hanovre sont restés dans la mémoire collective, ils sont un peul’arbre qui cache la forêt. Il y a eu en réalité beaucoup de cas de ce genre sous la Républiquede Weimar, et, intervenant dans les débats autour de la responsabilité de Haarmann, lephilosophe Theodor Lessing estimait qu’il y avait un lien entre la Première Guerre Mondialeet cette violence criminelle pulsionnelle spectaculaire. C’est pour cela qu’il plaidait pour uneatténuation de la responsabilité de Haarmann. De fait, le traumatisme de la Première Guerremondiale, la brutalisation de la société qu’elle a provoquée est un facteur qui contribue àexpliquer à la fois la violence politique, évoquée plus haut, et la violence psychopathique. Ala différence de ce qui se passe en France, le traumatisme de la guerre n’a pas été compensépar la victoire et le sentiment d’un avenir meilleur. Il se produit dans une sociétéprofondément déstabilisée par une défaite ressentie comme humiliante par une large partie dela population. Cela ne signifie toutefois pas que la démocratie de Weimar était vouée àl’échec, et on a trop longtemps écrit l’histoire de cette période à partir de sa fin, dans une sortede téléologie rétrospective. Un ouvrage d’histoire des idées classique sur la période, dupolitologue Kurt Sontheimer, paru en 1962 s’intitulait ainsi significativementAntidemokratisches Denken in der Weimarer Republik. Pourtant, de nombreux travaux, dontle plus récent est l’ouvrage de Jens Hacke paru en 2018 et intitulé Existenzkrise derDemokratie - Zur politischen Theorie des Liberalismus in der Zwischenkriegszeit ont montréqu’il y avait eu en Allemagne dans ces années-là également une pensée de la démocratie.

Le débat autour de la démocratie. Sans entrer dans les détails de ces débats, je voudraismettre en évidence un certain nombre d’éléments pertinents pour ma lecture de M le maudit.Un thème central de la discussion des années 1920 est la question du rapport entre légalité etlégitimité. Liée à cette question est celle de la représentation politique et du parlementarisme.Sur ces questions deux visions clairement antagonistes du politique d’affrontent, même si au

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milieu du spectre, toutes sortes de positions intermédiaires sont possibles. D’un côté, il y a lejuriste Hans Kelsen, qui identifie légalité et légitimité. Pour lui l’Etat démocratique est unensemble de normes, de règles et de procédures formelles permettant de résoudre les conflitsd’intérêt qui naissent dans une société pluraliste. Il est pour lui essentiel de distinguer droit etpolitique : la politique doit se subordonner au droit, qui n’a pas d’autre fondation qu’en lui-même. L’Etat n’est légitime qu’en tant qu’il respecte le principe de légalité, qui est unprincipe formel. Bien sûr, la démocratie est fondée sur certaines valeurs minimales, comme lerespect de l’individu, mais l’Etat n’est pas là pour affirmer des valeurs ou dire ce qu’est la viebonne. Ce n’est pas la souveraineté populaire ou la volonté générale qui définissent ladémocratie, mais le respect du droit et la résolution pacifique des conflits par des votes quidégagent une majorité, dans le respect de la minorité. C’est pourquoi Kelsen estime que leparlementarisme et sa recherche du compromis sont fondamentalement liés à la démocratie.Cela suppose des partis politiques dotés d’un statut juridique, et une représentationparlementaire la plus fine possible, ce qui implique le scrutin proportionnel. Le système desnormes qu’est l’Etat doit être protégé et garanti par une juridiction constitutionnelle, qui est enquelque sorte le gardien de la constitution. On l’aura compris, Kelsen est un théoricien de ladémocratie libérale, représentative et parlementaire. Son adversaire le plus résolu et radicalest Carl Schmitt, un juriste qui adhérera plus tard au nazisme, et qui dissocie totalementlégalité et légitimité. Pour Schmitt, le système juridique n’a qu’une importance secondaire. Cequi fonde l’ordre politique, c’est la décision. C’est pourquoi Schmitt s’intéresse à la situationlimite qu’est l’état d’exception, c’est-à-dire la possibilité d’interrompre le système légal, derestreindre les droits, pour sauver l’ordre politique. Il en tire la conclusion qu’à la base dudroit, il y a toujours une décision souveraine, qui est l’essence même du politique : le droit nese suffit pas à lui-même, il n’a pas son fondement en lui-même. D’où la célèbre définition : lesouverain est celui qui décide de l’état d’exception. La constitution de Weimar comportait unedisposition permettant d’instaurer cet état d’exception, le célèbre article 48, et Hitler s’estappuyé sur cet article pour installer sa dictature, sans jamais abolir formellement laconstitution de Weimar. Il va de soi que pour Carl Schmitt, la décision est le contraire ducompromis célébré par Kelsen. La décision consiste fondamentalement à déterminer qui estl’ami et qui est l’ennemi. Schmitt est un adversaire résolu du parlementarisme, condamnéselon lui à l’irrésolution et au règne des intérêts particuliers. Se réclamant d’une vraiedémocratie, Schmitt critique la démocratie libérale en tant qu’elle repose sur le principe de lareprésentation. La démocratie représentative est pour lui une contradiction en soi, car leprincipe de la démocratie, c’est l’identité entre les gouvernants et les gouvernés.Concrètement, la sympathie de Schmitt semble aller vers des formes politiques autoritaires etplébiscitaires. Schmitt, tout en se réclamant de la démocratie, relativise en réalité la différenceentre démocratie et dictature, et considère la garantie des droits individuels comme tout à faitsecondaire. Schmitt approuve dans la constitution de Weimar l’existence d’un président fortélu au suffrage universel, qui fait contrepoids au parlement, et considère, à la différence deKelsen, que ce n’est pas le tribunal constitutionnel, mais ce président fort qui est le gardien dela constitution. Cependant, parmi les contradicteurs de Kelsen, il n’y pas seulement Schmitt,mais aussi des penseurs que l’on pourrait dire républicains, qui pensent que la démocratie nepeut pas seulement être définie par des procédures formelles, mais qu’elle doit affirmer desvaleurs collectives, être l’expression d’une volonté générale et d’une souveraineté populaire.Kelsen est également critiqué par les partisans de l’Etat social, qui considèrent que l’Etat doitagir activement en faveur de la justice sociale. J’ai fait ce détour par Kelsen et Schmitt, parceque le film me paraît mettre en scène ce conflit entre légalité formelle et procédurale d’uncôté, et légitimité populaire autoritaire de l’autre. Mais pour bien comprendre ce point, il fautcommencer par le personnage qui met l’histoire en mouvement, c’est-à-dire l’assassin.

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L’assassin. Au point de départ du récit, il y a le mal, incarné par un tueur d’enfants. Beckert(c’est son nom) agit clairement sous l’effet d’une pulsion qui prend contrôle de lui et ledépasse. Le récit insiste sur le fait que quand il n’est pas dans cet état second, c’est monsieurtout-le-monde. Beckert est donc un personnage double, clivé. Ce dédoublement est représentéà de nombreuses reprises dans le film, par exemple quand on voit son visage changersubitement d’expression au moment où il aperçoit une petite fille.

Le caractère clivé du personnage explique l’omniprésence des reflets, dans les miroirs ou lesvitrines. Beckert aime à regarder sa propre image, comme s’il cherchait à y voir son double.La première fois qu’on voit son visage, c’est sous la forme d’un reflet grimaçant.

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Très célèbre est le plan, cité par Edgar-Pierre Jacobs dans La Marque jaune, dans lequelBeckert prend conscience de sa monstruosité, ou du fait que les autres le considèrent commeun monstre, en découvrant le « M » qu’un de ses poursuivants lui a imprimé sur le dos, avecde la craie.

Comme on l’a dit, Beckert est mu par une pulsion, et cette pulsion de mort est présentéecomme une sorte de force archaïque à laquelle il ne peut résister. L’univers répétitif etobsessionnel de la pulsion est figuré par le sifflotement mécanique et frénétique de l’assassin,qui se déclenche dès qu’il entre en chasse. Il est aussi figuré par les symboles sexuels qui semettent à envahir l’écran au moment où il se met en chasse.

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Il y a quelque chose de primitif et d’enfantin dans le personnage de Beckert, d’une part àcause de ses traits poupins, d’autre part du fait de son rapport à l’oralité : on le voitfréquemment en train de manger et de boire. Ce thème du mal tapi au cœur de notre quotidien,qui nous suit et nous constitue comme un double est omniprésent dans le cinéma allemand.D’une certaine façon, Beckert s’inscrit dans la galerie des génies du mal qui peuplent cecinéma à l’époque : le docteur Caligari et son somnambule Cesare, Nosferatu, le docteurMabuse, Méphisto (dans le Faust de Murnau). Dans Caligari aussi, le mal se niche dansl’univers quotidien : il fait irruption dans une petite ville paisible et banale, de même queNosferatu amène la peste dans l’univers biedermeier d’une petite cité allemande. Pourreprésenter Beckert à l’image, Lang a fréquemment recours à un style visuel qu’on a prisl’habitude de qualifier d’expressionniste, notamment parce qu’il se caractérise par descontrastes violents entre la lumière et l’ombre. Ainsi, Beckert apparaît dans la séquenceintroductive sous la forme d’une ombre, et cette utilisation de l’ombre se retrouve dansbeaucoup de films allemands des années 1920.

En faisant de son (anti-)-héros un assassin d’enfant, Lang fait le choix de mette en scène unefigure ultime, particulièrement choquante du mal, et se pose en tant que cinéaste un défi :représenter l’irreprésentable, l’assassinat d’un enfant, thème qui reste tabou et rare à l’écran.Il le fait au début du film par le biais d’une ellipse et d’images suggestives : une balle quiroule hors d’un fourré, un ballon en plastique accroché à une ligne électrique.

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Parce que Beckert a comme je l’ai dit l’apparence de monsieur Tout le monde, tout commePeter Kürten, que l’on décrivait comme un homme courtois et effacé, il ressemble une autrefigure du cinéma allemand, ce petit-bourgeois qu’on voit dans Die Straße, de Karl Grune.Dans ce film de 1923, la grande ville apparaît comme un lieu de perdition, de vice, où lespulsions s’exercent librement, et menacent la stabilité tranquille du foyer. Comme Die Straße,M est un Straßenfilm, où la grande ville et sa circulation, sa nervosité, son tempo sont àl’arrière-plan.

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Comme certains Straßenfilme, M le maudit adopte à certains endroits le registre du réalismesocial, comme au début du film, situé dans un milieu populaire : le film commence dans lacour d’une Mietskaserne.

On peut s’interroger sur cette fascination du cinéma allemand pour le mal. Selon moi, on doitla mettre en rapport avec le traumatisme de la guerre, qui a mis au jour la précarité de lacivilisation, sa capacité à déchaîner des forces destructrices et à faire retour vers la barbarie.Les années qui suivent la guerre sont celles où Freud théorise la pulsion de mort, selon lui toutaussi, voire plus puissante que l’Eros et qui rend le travail de la culture extraordinairementprécaire, comme il l’explique dans Unbehagen in der Kultur (1930). De façon discrète,l’ombre de la Première Guerre Mondiale plane sur le film, puisque parmi les mendiants, quijouent un rôle important dans le film, il y a beaucoup de mutilés. Une autre allusion est plus

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discrète : à un moment, deux personnages passent devant l’affiche du film de Pabst Westfront1918 (1930), produit par la même firme que M le Maudit, et qui avait frappé les spectateurspar sa représentation réaliste de l’horreur de la guerre.

Fritz Lang avait prévu dans une première version du scénario d’expliquer le comportement del’assassin par un traumatisme qu’il aurait vécu dans les tranchées. Si Lang y a renoncé, c’estque son propos est plus général. Si la guerre est l’occasion de révéler la violence qui sous-tendla civilisation, elle n’en est pas la cause. Pour Lang, il est clair que le mal ne peut pas êtreéradiqué, et qu’il est une réalité constitutive. Le mal est une part d’ombre de l’humanité, ilsuscite une fascination spontanée, que ce soit dans le public, qui s’arrache les journauxrapportant les crimes de l’assassin, ou que ce soit chez ces enfants que l’on voit au début dufilm et qui chantent une comptine morbide. Le film s’abstient de juger le personnage deBeckert et laisse ouverte la question de savoir si la peine de mort a un sens dans le cas d’uncriminel qui agit sous l’effet d’une pulsion. Par ailleurs, à plusieurs reprises, Lang met lespectateur dans la position de l’assassin, et nous fait voir la réalité à travers ses yeux, ou nousfait adopter son point de vue. Dans la scène du pseudo-procès de Beckert (sur laquelle onreviendra), Lang lui donne la parole, et sa confession nous fait accéder à son monde intérieuret à sa souffrance.

Mais si la menace du mal et la précarité de la culture sont un thème majeur du film, l’accentse déplace par la suite vers un autre sujet : la façon dont la société réagit au mal. Deux

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instances vont en effet entrer en compétition pour capturer et juger Beckert : le pouvoir légald’une part, et, d’autre part, la société parallèle des Ringvereine. Pour comprendre le discoursdu film, il faut comparer ces deux instances, dont les démarches et les investigations sontmontées en parallèle.

Le pouvoir légal. Nous avons donc d’un côté le pouvoir légal c’est-à-dire le pouvoirjudiciaire et policier, et au-dessus de lui, l’autorité politique qui n’est pas montrée directementmême si on perçoit la pression qu’elle exerce quand elle considère que l’enquête n’avance pasassez vite. La figure la plus présente est celle du commissaire Lohmann. Les méthodes de lapolice reposent essentiellement sur la recherche minutieuse de traces matérielles, comme dansles romans de détection, très populaires à l’époque (les années 1920 et 30 marquent l’apogéede ce genre). Ce sont des indices matériels qui conduisent à l’identification du coupable,notamment des traces d’encre rouge sur le rebord d’une fenêtre, qui correspond à l’encreutilisée par l’assassin dans ses messages à la police, et un mégot de cigarette de marqueAriston qui apparaît à la fois sur une scène de crime et dans la poubelle de l’assassin.

Les méthodes rigoureuses de la police sont présentées dans une séquence qui ressemble àreportage.

C’est un des passages où le film qui est comme on l’a dit est marqué par l’esthétique dite« expressionniste », regarde plutôt du côté de la nouvelle objectivité et de sa sensibilitédocumentaire, en expliquant de façon presque pédagogique ce qu’est une enquête de la police.

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A côté de la recherche laborieuse d’indices, un autre aspect des méthodes policières estl’exploration de fichiers : fichiers d’empreintes digitales, fichiers des patients d’hôpitauxpsychiatriques ou de personnes ayant été en contact avec des institutions psychiatriques.

Le Kriminalrat Gennat avait favorisé la constitution de fichiers systématiques centralisant lesdonnées sur chaque cas criminel, ainsi que systématisé l’archivage des empreintes digitales.Une dernière méthode est celle des razzias dans les tripots et les lieux fréquentés par la pègre :les identités sont alors systématiquement relevées, les armes interdites et les faux passeportssoigneusement récoltés.

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C’est d’ailleurs cette démarche qui va conduire à une réaction des Ringvereine qui estimentque l’enquête de la police perturbe le business du crime. Globalement les méthodes de lapolice se caractérisent par leur caractère minutieux mais fastidieux : il s’agit en gros, de façonsystématique mais aussi en tâtonnant, de trouver une aiguille dans une botte de foin. C’est parailleurs avec réticence que la police fait appel au peuple, même si elle finit par lancer desappels à témoignage par le biais de la presse et des colonnes Morris. Lohmann se méfie destémoignages humains qui s’avèrent selon lui la plupart du temps vides ou contradictoires,alors que son supérieur hiérarchique sensible à l’aspect politique du problème plaide pourl’implication du public. Il faudrait en effet plutôt parler de public que de peuple : le peupleperçoit la réalité et s’exprime par le biais des médias de masse, qui sont omniprésents dans lefilm. Dès les premières images, on voit apparaître une publicité pour la Berliner Zeitung, puisun vendeur de journaux qui frappe à la porte de la mère de la future victime Elsie Beckmann,en vantant ainsi son journal comportant les dernières informations sur le tueur en série :« Spannend, Aufregend, Sensationnell ». La presse contribue au développement d’unehystérie collective, bénéfique pour ses chiffres de vente.

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Le criminel lui-même recherche la célébrité et la publicité, comme c’était par exemple le casde Peter Kürten. Il faut se rappeler qu’à l’époque, la presse jouait le rôle que jouentaujourd’hui les chaînes d’information continue, dans la mesure où les journaux avaientsouvent plusieurs éditions par jour, ainsi que des éditions spéciales, et que les citadins étaientdonc déjà à l’époque soumis à un flux continu d’informations. Il y avait bien sûr aussi laradio, qui est évoquée de façon allusive au début du film, lorsqu’au moment du générique, onentend un gong qui était un indicatif de la radio. La police appréhende cette hystériemédiatique et cette émotion populaire, qui se traduisent par des incidents sur la voie publiqueet des flots de dénonciations qui doivent être vérifiées : on croit voir le criminel partout, et iln’est plus possible de parler à un enfant sans être pris à partie.

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La police se méfie des émotions et des mouvements du peuple. La méticulosité et larationalité stricte de la méthode policière ont un inconvénient qui apparaît clairement dans lefilm : celui de la lenteur. La police, par rapport à son concurrent, que je vais évoquer dans uninstant, la pègre, a toujours un temps de retard. C’est en effet la pègre qui identifie Becker, etc’est elle qui le capture. Le police court après l’événement. La police du film est une policescientifique, démocratique, qui s’autorise éventuellement des formes de ruse, mais enquêtepar le biais de procédures codifiées, quel que soit le temps que cela exige. Dans lacompétition avec la pègre, elle l’emporte quand même in extremis, si bien que c’est quandmême l’Etat de droit qui triomphe, puisque la police intervient dans l’usine ou Beckert faisaitl’objet d’une parodie de procès organisé par la pègre, et se saisit de l’assassin.L’impersonnalité du pouvoir légal est figurée par la main anonyme qui s’abat sur l’épaule deBeckert, alors qu’on entend la phrase « au nom de la loi » (« Im Namen des Gesetzes »).

Le procès légal qui s’ensuit est présenté comme une procédure formalisée, dans laquellel’émotion n’a pas de place. Les juges sont costumés et représentent le peuple, physiquementabsent. Le cadre est monumental et imposant, ce qui fait ressentir l’absence de l’élémenthumain.

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On est ici vraiment dans un système légal, au sens de Kelsen. La mise en scène donnel’impression d’un univers très formel, solennel, impersonnel, neutre, presque statique. Onpourrait s’étonner que le contenu du verdict ne soit pas dévoilé, mais ce qui importe selon moiici à Lang, c’est de montrer que l’assassin est jugé dans les règles, selon les procédures. Peuimporte si l’Etat estime que la peine de mort est légitime, que ce soit en général ou dans cecas particulier d’un criminel qui agit par pulsion. Nous retrouvons ici Hans Kelsen pour lequelce qui définit la démocratie, c’est le respect de procédures formalisées, et non l’adhésion à telou tel système de valeur, à telle ou telle vision du monde : le procès n’est pas le lieu d’unediscussion politique ou philosophique sur la peine de mort. Fondamentalement pour Kelsen,la démocratie correspond à une époque de relativisme et de pluralisme : elle ne peut plus seréférer à un système de valeur absolu. Le film se termine sur un plan montrant trois mères devictimes en habit de deuil et éplorées, assises sur un banc dans le tribunal, expliquant que ceverdict ne leur rendra pas leurs êtres chers et que la seule solution est de mieux surveiller nosenfants.

On a parfois comparé ces trois femmes aux nornes de la mythologie, qui gravent le destin desenfants. Le sens de cette image est qu’il y a une fatalité du mal et on ne doit pas attendre

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d’une justice démocratique autre chose que ce qu’elle peut offrir : il est clair que la justicen’est pas là pour mettre un terme au mal. Toutefois, si le film montre la victoire finale dudroit, il en montre aussi la fragilité, car la police est dans tout ce processus en concurrenceconstante avec la pègre, qui prétend exercer le pouvoir de police et de justice et remet donc encause le monopole étatique de la violence légitime.

Le contre-pouvoir criminel. En effet, Lang nous montre dans ce film une société clivée,travaillée par des forces criminelles qui ont édifié une sorte de contre-société. Certes, cettevision fait partie de l’imaginaire du roman populaire, en particulier du grand roman urbain,comme par exemple Les mystères de Paris ou la série Fantômas. Mais elle renvoie aussi à uneréalité de l’époque, et témoigne d’un regard inquiet de Lang sur la société de Weimar. Lapuissance de cette organisation criminelle souterraine fait ressortir la faiblesse du pouvoirlégal, qui ne semble concerner que la surface de la société. Déjà au début des années 1920,dans son diptyque sur le Docteur Mabuse, Lang avait fait le portrait d’une société danslaquelle c’est le crime qui tire les ficelles, de l’économie et de la politique. Dans M le maudit,il est frappant de voir que le crime a le visage du Business.

Les chefs des différentes branches criminelles apparaissent comme des managers ou dessyndicalistes. La société parallèle du crime n’est pas si différente de la société légale, lesfrontières entre le légal et l’extra-légal paraissent floues : pour les deux sociétés, Beckert estun élément perturbateur, et dans une scène du film, Schränker, le chef de la pègre, est mêmedéguisé en policier.

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Lang fait apparaître cette porosité entre les deux mondes en montant en parallèle la réunion dela police et celle de la pègre, qui réfléchissent toutes les deux sur les moyens d’attraperl’assassin.

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Nous avons évoqué plus haut la main impersonnelle de la justice qui s’abat. La mainmise ducrime sur la ville est figurée par une autre main, la main gantée du chef du syndicat du crimequi se pose sur la carte de Berlin.

En même temps, le pouvoir criminel est à beaucoup d’égard l’antagoniste exact du pouvoirlégal et de son formalisme. Autant, comme on l’a vu, la société légale se caractérise par sesméthodes fastidieuses et lentes, ses procédures rigoureuses, autant la société criminelle sedistingue par son dynamisme et son énergie. L’illustration spectaculaire de cette vitalité de lapègre est la scène où les bandits décident de fouiller un bâtiment de bureaux où ils savent queBeckert s’est réfugié. Ils neutralisent les gardiens et entreprennent d’explorer

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systématiquement le bâtiment. Un gardien parvient à donner l’alerte, et alors que la police esten route, ils arrivent malgré tout, à la dernière minute, à mettre la main sur l’assassin. Ilsl’emmènent alors dans une usine désaffectée pour le juger. Là où la police tâtonne, la pègreagit. Là où la police est soucieuse des droits et des procédures, la pègre recourt à des mesuresradicales et souvent expéditives. Par exemple : à un moment du film, Lohmann met la mainsur un bandit qui a participé à cette fouille de l’immeuble. Pour le faire parler, Lohmann, quise demande ce que cache cette expédition, qui ne ressemble pas à un cambriolage normal, n’ad’autre solution que la manipulation psychologique : il lui fait croire qu’un des gardiens dubâtiment est mort de ses blessures, et qu’il se retrouve donc accusé de meurtre, sauf bien sûr,s’il accepte de révéler ce qu’il cherchait dans ce bâtiment. Ce stratagème fonctionne, mais ilconsomme un temps précieux, et ce n’est que de justesse que la police parvient à sauverBeckert du lynchage. La pègre peut se permettre des méthodes beaucoup plus brutales : ainsipour faire parler un gardien de l’immeuble où se cache Beckert, Schränker, qui veut lui fairedire s’il y a d’autres gardiens, et combien ils sont, recourt à la torture, et en moins d’une uneminute, il obtient l’information.

Les méthodes de la pègre sont en réalité celles que mettrait en œuvre un pouvoir autoritaire. Acôté du recours à la violence physique et à la terreur, un autre trait autoritaire de la pègre est lafaçon dont elle met en place une surveillance généralisée. En effet, là où la police frappe unpeu au hasard par des descentes dans les bas-fonds, la pègre entend quadriller le territoire defaçon systématique. A l’époque, il n’y avait pas de vidéosurveillance ni de logiciels dereconnaissance faciale, et il faut donc mettre en place un réseau d’observation humain. Lescriminels ont alors l’idée d’utiliser les mendiants qui sont présents à tous les coins de rue. Lapittoresque société des mendiants, qui fait l’objet de quelques scènes amusantes, vient commeon l’a dit en droite ligne de l’Opéra de quat’ sous. Mais le ton de la comédie que Fritz Langemploie à ce moment-là ne doit pas nous faire oublier que les mendiants sont utilisés pourinstaller un système de surveillance totale, qui peut évoquer le réseau d’indicateurs que lepouvoir totalitaire qui va s’installer en Allemagne deux ans plus tard a mettra en place pourcontrôler la population.

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Dans le film, cette surveillance se révèle d’ailleurs efficace, puisqu’elle permet à la pègre demettre la main sur Beckert avant la police. A côté de ces penchants autoritaires, un autre traitqui caractérise la pègre est le lien qu’elle entretient avec le peuple. Là où pour le pouvoirlégal, le peuple est soit un problème, du fait de son émotivité hystérique, soit une instancepurement symbolique, comme au tribunal, le pouvoir criminel semble entretenir un lienorganique avec la population, ou du moins veut donner cette apparence. Si d’un côté les chefsde la pègre sont des businessmen cyniques, leurs troupes sont constituées de gens du peuple,caractérisés comme tels par leur accent et leur langage. La pègre est en mesure comme onvient de le voir de mobiliser ces exclus ou marginaux que sont les mendiants. Il est trèsfrappant de voir que les criminels sont présentés comme une sorte de communauté. Ilsagissent et vivent en groupe. Il ne me semble donc pas abusif de dire que cette société descriminels est une sorte d’incarnation et de préfiguration du populisme autoritaire, quiconstitue à l’époque une tentation pour beaucoup d’électeurs dans la République de Weimar.

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La scène du pseudo-procès de Beckert est particulièrement significative, quand on la compareà celle du procès officiel, légal de Beckert. Dans le procès officiel, Beckert est jugé au nom dupeuple, mais c’est par des représentants du peuple que le verdict est formulé. En revanche,dans la parodie de procès organisée par la pègre, le peuple est physiquement présent, il faitmasse, il forme une communauté organique, même s’il s’agit essentiellement de criminels, etqu’il s’agit donc aussi d’un simulacre de peuple. Cette impression d’une communauté estrenforcée par le lieu où ce peuple, ou pseudo-peuple, est rassemblé : une sorte de cavité quifait ressortir l’unité solidaire de cette masse, qui contraste avec la monumentalité du tribunallégal.

Ce procès se veut un procès populaire, même si Schränker fait mine de respecter les droits del’accusé, en lui fournissant un avocat. Mais cette apparence est complètement démentie par ledéroulement de cette parodie de procès. Alors que la justice légale, en tant que procédure, viseà mettre l’émotion à distance et à court-circuiter la logique de la vengeance, le tribunalpopulaire de Schränker repose sur l’émotion, comme le montrent les nombreux plans sur lepublic.

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Ces émotions sont toutefois multiples, et certains spectateurs montrent une certainecompréhension quand Beckert prend la parole, et explique qu’il commet ces crimes parcequ’il est poussé à les commettre par une force qui le dépasse. Mais ce sont quand même lahaine et l’appétit de vengeance qui finissent par l’emporter dans le public, dans une sorte decontagion émotionnelle et d’hystérie collective

La foule se précipite vers Beckert pour le lyncher, et c’est précisément à ce moment que lapolice intervient. Mais même s’il n’y a aucun doute sur l’issue, Schränker prétend quandmême donner la parole à l’accusé et déterminer la sentence après une délibération collective.Mais c’est surtout lui qui parle, et on comprend bien qu’il s’agit pour lui de formuler le

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verdict, et de le faire approuver par une acclamation collective. On est donc tout à fait dans lalogique plébiscitaire pour laquelle plaide Carl Schmitt : celle d’une identité entre gouvernantset gouvernés, qui est plus de l’ordre d’une dictature que de ce que nous appelons démocratie.Alors que la justice légale se fonde sur le droit, pour Schränker, la justice doit avoir unfondement politique, elle n’est pas seulement légale. Comme chez Carl Schmitt, la légitimitépolitique doit pour Schränker l’emporter sur la légalité juridique. Alors que comme lemontrent les dernières images, la justice légale n’est pas là pour apporter une solution à laquestion de l’existence du mal, Schränker veut mettre la justice au service d’un projetpolitique d’éradication des individus nuisibles. Lorsque Beckert explique qu’il ne peut êtretenu responsable de ses actes, commis sous l’effet d’une pulsion incontrôlable, Schränkerrépond que Beckert prononce par ses mots son propre arrêt de mort. Puisque des individuscomme lui ne peuvent être rééduqués ni soignés, ils constituent une menace permanente pourla société et ils doivent donc être exterminés.

Que nous dit le film ? Bien sûr, l’arrivée in extremis de la police semble donner tort àSchränker et doit être interprétée comme une victoire du droit, et un désaveu de la justicepopulaire et politique, brutale et autoritaire. On peut se demander toutefois quel est le pointde vue du réalisateur, dans la mesure où si l’on mesure le temps respectivement consacré dansle film au pouvoir légal et au pouvoir criminel, il apparaît qu’il consacre beaucoup plusd’attention aux entreprises des criminels. Il faut dire que le pouvoir légal n’est pascinégénique. Comme on l’a vu, là où les policiers se perdent dans des recherches méticuleuseet patientes, la pègre se livre à une poursuite active et spectaculaire. La victoire du droitintervient donc bien in extremis, mais c’est à la façon d’un Deus ex machina presque irréel,abstrait. Le pseudo-procès organisé par Schränker fait l’objet d’une longue scène poignante,alors que le procès officiel est expédié en une minute et n’intéresse pas Fritz Lang en tant quetel. Par ailleurs, il est un fait que le film a donné lieu à de multiples interprétations. Goebbelsy a vu à l’époque un plaidoyer pour la peine de mort, et l’historien Marc Ferro trouve FritzLang très complaisant avec la démarche de la pègre. Lang a suggéré ici ou là qu’il s’agissaitd’un film anti-nazi avant l’heure. Il a ainsi raconté que le titre original du film était « DieMörder sind unter uns » (« les assassins sont parmi nous »), et que les nazis avaient perçu cetitre comme une allusion à leur mouvement. Il est vrai que la rhétorique violente de Schränkerdans la scène du procès peut faire penser à Goebbels. L’imperméable arboré par Schränkerpeut évoquer certaines photos de Goebbels en 1931 à Berlin.

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Je dirais pour ma part que si le film montre bien la victoire du droit, et s’inquièteindéniablement d’une sorte de cercle de la violence vers lequel risque de mener unautoritarisme populiste qui surferait sur l’hystérie populaire, il n’est pas une défense de ladémocratie au sens militant du terme : M le maudit n’est pas à proprement parler un filmengagé. La démocratie est associée dans le film au droit, et au garde-fou qu’il constitue pour

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l’ordre social, mais pas à des valeurs émancipatrices, sociales, humanistes, qu’il faudraitabsolument défendre, et qui seraient clairement affirmées : à aucun moment le film necontient un plaidoyer univoque contre la peine de mort, alors qu’on aurait pu imaginer un telplaidoyer prononcé par un avocat lors du procès final et légal. Lang sera de ce point de vuebeaucoup plus clair dans ses films américains. M le maudit s’inscrit de ce point de vue dans lasensibilité de la « nouvelle objectivité », qui adopte volontiers un regard froid et distant sur laréalité. Ce regard fait selon moi aussi la force du film qui renvoie le spectateur à lui-même, etlui ouvre un espace pour son propre jugement. Le film constitue une photographie assezexacte et plutôt inquiétante de la situation de la République de Weimar en ce début des années1930 : pour l’instant le système légal l’emporte encore, et il faut souhaiter qu’il l’emporte,mais il paraît sur la défensive et partiellement dénué de vie. Il a face à lui des forces activescriminelles, qui ont pour elle le dynamisme et la capacité de mobiliser les foules. Je n’ai pasvoulu ici insister de façon trop explicite sur les résonnances contemporaines de toute cetteproblématique de la démocratie, mais j’espère vous avoir montré que ce film reste actuel etcontinue de nous parler, presque 90 ans après sa sortie.

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