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8 mars, Journée internationale des droits des femmes Ma ville dans les pas d’un . e autre — Recueil des textes Lauréats

Ma ville dans les pas d’un.e autre — Recueil des textes

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8 mars,Journée internationale des droits des femmes

Ma ville dans les pas d’un.e autre — Recueil des textes Lauréats

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Recueil des textes lauréats et coups de cœur du juryIllustrations de Séverine Assous

1. Jeunes résidant et/ou scolarisés à Vitry2.Toute personne résidant, travaillant, se rendant régulièrement à Vitryou ayant une attache particulière avec la ville.

Le jury était composé d’Isabelle Ougier, élue chargée des droits des femmes ; Claire Schorter, urbaniste ; Véronique Sirdey, bibliothécaire ; et Céline Dupret, professeure de Français.

Catégorie moins de 20 ans (1) p. 9 Apparences par Albertine Huap. 11 Dans la peau d’une licorne par Mariem Doukarp. 13 La balade des inégalités par Elsa Deschamps

Catégorie Vitriotes et Vitriots (2)

p. 18 Freaks par Hervé Quemeneurp. 23 Comme les autres par Camille Chauveaup. 27 20 pour 1 000 à Vitry par S.H.

Catégorie coups de cœur du juryp. 35 Lis, corne et vis trio ! par Patrick Masp. 36 Pas facile d’être une fille par Sophie Lambert

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Une adolescente amoureuse, une enfant de six ans, une femme d’une quarantaine d’années travaillant à Vitry, une licorne… Voici les personnages que vous pourrez croiser au travers de ce recueil rassemblant les textes des lauréats du concours d’écriture « Ma Ville dans les pas d’un.e autre », organisé par la municipalité dans le cadre de la journée internationale des droits des femmes.

La Municipalité continue à développer ses actions pour l’égalité Femme-Homme et de lutte contre les violences à l’encontre des femmes. Avec ce concours, la ville a souhai-té participer à la prise de conscience collective qui s’amorce enfin massivement, notamment sur l’appropriation de l’es-pace public par les femmes.

Qu’il me soit permis ici de remercier l’ensemble des parti-cipants à ce concours, plus particulièrement les élèves de l’atelier d’écriture du collège Chérioux animé par Mme Courtois. Mes remerciements s’adressent également aux membres du jury présidé par Isabelle Ougier, conseillère municipale chargée des Droits des Femmes, ainsi qu’à l’en-semble des associations, centres sociaux et bailleurs so-ciaux, des femmes et hommes qui ont contribué au succès de ce concours.

Jean-Claude Kennedy, Maire de Vitry-sur-Seine

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Lauréats catégorie

moins de 20 ans

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Apparences

par Albertine Hua

Je marche sur l’avenue Eugène-Pelletan depuis quelques minutes. Il fait un peu froid, juste assez pour se réveiller complètement. Il est tôt, on ne voit pas grand monde. Aujourd’hui, je me sens bien. Je me suis levée avec cette envie de porter plein de couleurs. Je veux sourire dans la rue, montrer aux autres que je suis heureuse. C’est étrange, non ? Vouloir à tout prix partager son bonheur avec les autres, sans même les connaître. J’adore les gens qui sourient, dans le métro, dans la rue, dans le bus. Le vent me caresse les joues, mes cheveux courts ne me protègent pas beaucoup, je porte mon béret « je me fiche de ce que les gens pensent de mon style ». Mon pantalon arc-en-ciel, que l’on peut voir depuis l’autre bout de l’avenue, me donne un certain courage indéfinissable. Je lève les yeux et le ciel bleu pâle de février me paraît proche. La musique dans mes vieux écouteurs renforce mon exaltation, mon bonheur d’être là, simplement. Bien sûr, j’écoute ce qui me fait penser à elle ; je l’ai rencontrée il y a quelques mois, et depuis, elle est toujours là ; dans ce que j’entends, ce que je vois, dans mes pensées, absolument tout. Je ne peux pas vraiment le dire, alors je note tout, et je relis mes pensées pour me replonger dans ces moments. « Journée sans perspective, il neige et tout est beau. » J’aime cette phrase que j’ai écrite. Je les aime toutes, elles parlent de nous, les sombres comme les innocentes.

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Je retombe dans la réalité comme on sort d’un rêve. Je croise un homme, grand, au visage rassurant. Il semble penser que mon sourire perdu s’adresse à lui ; il est perplexe, sourit timidement.Un regard doux, une pensée affectueuse pour un confident inconnu. Je le dépasse, troublée par cet échange silencieux. Je continue à marcher, quand j’entends une voix. Intriguée, je me retourne et j’enlève un de mes écouteurs. L’homme s’est retourné, et son regard a changé. On n’y lit plus de la sensibilité, de la bienveillance, mais une lueur malsaine semble s’y être installée. Je recule d’un pas et manque de trébucher sur des escaliers. Il s’avance lentement et sourit.« Bonjour. »Sa voix est teintée d’une folie froide, sans émotion. Je ne peux plus respirer, je ne vois personne. Ou plutôt les autres ne nous voient pas. Ils font souvent ça, les autres. Prétendre ne rien voir peut être plus simple. C’est assez triste. Comment espérer la survie d’un groupe s’il est complètement disloqué ? Je décide de courir.Mon sac vert frappe ma hanche, je ne m’arrête pas. Je prends des rues au hasard ; rue des Pavillons ; rue Lacome ; je tourne au hasard, et la musique dans mes écouteurs ne s’arrête pas. Je vois flou, mes joues sont rouges. Je m’arrête. Rue Lalo. Mes genoux me font mal, mon cœur bat trop vite. La rue est déserte. Maintenant que je suis seule, je reprends ma respiration. Je ne comprends pas ce qu’il vient de se passer. Je tremble. Il fait froid maintenant. Je remets mes écouteurs et prends une direction que je ne connais pas.

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Dans la peau d’une licorne

par Mariem Doukar

Je marchais sur le sol de cette ville, sur l’avenue Youri-Gagarine. Une agréable odeur de bonne ambiance s’en dégageait. Etant une licorne, je suis bien placée pour le dire. Je déambulais dans cette ville, comme dans toutes les villes de France, pour chercher un endroit paisible pour nous y installer, moi et mon troupeau. J’arpentais les rues du Clos Langlois au galop. C’était triste, personne ne pouvait m’apercevoir, mais j’étais présente. La ville était bien propre. Je voyais les voisins du quartier de Balzac s’entraider, les mamans dans le parc des Cygnes en train de prendre un thé tout en surveillant leurs enfants, sans parler des amis qui se rejoignaient à la bibliothèque Nelson-Mandela pour travailler, ou bien au cinéma Robespierre pour se voir, ou même au stade Gabriel-Péri pour faire des tournois de foot collectif. J’avais l’impression que tout le monde se connaissait, j’apercevais des gens se saluer, se serrer la main ou même se faire la bise puis reprendre leur chemin. Ce jour-là, il y avait de l’ambiance dans les rues de cette belle ville : un mariage, c’était vraiment merveilleux et cela faisait rêver tous ceux qui y assistaient. Ce qui m’a beaucoup étonnée, c’est les mélanges de différentes origines et religions dans cette ville, et pourtant, la paix y régnait paisiblement. J’ai été aussi surprise de la bonne éducation des enfants – leurs emballages sont aussitôt mis à la poubelle.Mais en fait, tout cela est sûrement grâce aux mères – je les voyais s’occuper de leurs petits, à travers la vitre d’un appartement du premier étage d’un des bâtiments des Marronniers, j’aperçus

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une maman aider son petit à faire ses devoirs puis partir en courant vers la cuisine pour éteindre le feu puis retourner aussitôt aider son enfant à faire ses devoirs. Tout le courage de ces mères pour assurer l’avenir de leur enfant. A un moment, en traversant une route séparant l’Exploradôme du marché, je fus terrifiée à la vue d’un jeune garçon qui n’avait guère vu une voiture fonçant sur lui, mais en même pas deux secondes, il avait disparu avant même l’arrivée de la voiture : une vieille dame venait de le pousser en arrière pour qu’il ne se fasse guère écraser par le véhicule. Et je ne vous parle guère des personnes âgées qui voyagent entre « vieux », qui se voient au théâtre Jean-Vilar, ou même jouent à la pétanque dans les espaces appropriés à ce sport. Depuis que j’ai remarqué les atouts de cette ville, j’ai décidé de m’y installer avec mon troupeau. Les esprits des enfants sont tellement ouverts que je me suis même fait beaucoup d’amies. Je n’ai qu’un seul mot à dire : « Merci, Vitry. »

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La balade des inégalités

par Elsa Deschamps

Je suis une petite fille de 6 ans et j’habite à Vitry-sur-Seine. J’ai fait ma rentrée à l’école Diderot en CP. J’ai vu des garçons jouer au foot. J’ai demandé si je pouvais jouer. Ils ont eu l’air étonné, mais ils m’ont finalement acceptée. Je peux vous dire que je n’ai pas touché la balle de la partie. Et ce n’est pas un problème de niveau, car je joue très bien au foot !

A la sortie de l’école, mes parents m’ont proposé de faire une balade dans Vitry-sur-Seine. J’ai pris le bus 180 et j’ai remarqué un homme, jambes écartées, à l’aise, assis à côté d’une femme, serrée sur le côté pour « ne pas déranger ».

J’ai vu des bars pleins d’hommes, et un nombre bien minoritaire de femmes. J’ai senti que les bars étaient vraiment des endroits pour les hommes. Moi, si j’étais une de ces femmes, je ne serais pas à l’aise. J’ai vu des bars où il y avait des hommes, des bars où il y avait des hommes et des femmes, mais je n’ai pas vu de bars où il n’y avait que des femmes, ni aucun autre lieu public d’ailleurs.

Nous sommes allés à la ludothèque des oursons et j’ai vu un garçon en robe de princesse, et une fille en déguisement de pompier. Je me suis dit que ces enfants n’avaient pas encore de rôle « assigné » par la société !

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Ce que j’ai conclu de cette journée, c’est que même s’il y avait des inégalités à Vitry et ailleurs, on pouvait changer les choses. Et que, comme à la ludothèque, on pouvait aussi changer les stéréotypes. Plus tard, le petit garçon déguisé en princesse laissera sûrement une place aux femmes dans le bus, et la fille déguisée en pompier n’aura pas honte d’aller dans des bars. Je me suis endormie avec le doux rêve qu’un jour, il n’y aurait plus d’inégalités entre les hommes et les femmes dans l’espace public, et que ce jour, c’est peut-être bientôt.

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Lauréats catégorieVitriotes

et Vitriots

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Lauréats catégorieVitriotes

et Vitriots

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Freaks

par Hervé Quemeneur

Nous sommes en été, la nuit entame son tour de ronde. Pendant tout le jour, une chaleur épuisante, impossible à contourner, était remontée du bitume.La torpeur estivale a laissé peu de monde dehors, à l’exception du son pincé d’un scooter, qui tourne et retourne comme on viendrait reprendre l’ourlet d’un pantalon. Et hormis quelques maigres éclats de voix au pied des tours, les longues heures qui se sont étirées jusqu’au soir n’ont fait qu’expurger la condensation de la masse inerte du sol. De toute façon, je ne sors pas. Je ne sors plus. Je suis tapi dans l’ombre de mon ascèse, coupé de l’agitation, comme extrait du contexte. J’ai fait le choix de ne sortir que la nuit. Non pas tellement parce que l’air y est plus doux. Plutôt par conviction. Pour l’esthétique de la nuit. Pour comparaître là avec les autres parias : les amants, les voleurs, les animaux traqués, les prédateurs, les incompris, les travailleurs de la nuit. Les licornes.Je sors donc. Au ressenti de la première brise, quand les grillons ont pris le relais des moteurs, j’entame ma nébuleuse balade sur le Plateau. Ma nature conduit mes pas à travers le parc des Lilas et la terre étonnamment molle de ses sous-bois. Au bout d’une allée rectiligne, Vitry en contrebas m’apparaît presque entière. Je m’arrête un instant, à flanc de coteau dans la rue Watteau pour observer ce paysage : la ville ne renvoie rien d’agressif. C’est une constellation de lumières fragiles et vacillantes derrière lesquelles viennent se blottir les immeubles.

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Les rues forment des faisceaux sanguins, des traits d’union qui dirigent le regard dans la profondeur de champ. Au fond, précisément, l’horizon se cogne aux silos des dépôts pétroliers, aux monolithes des tours de Créteil, aux deux cheminées totémiques de la centrale EDF. On devine également la boucle limoneuse de la Seine quand se contracte la densité urbaine comme pour laisser au fleuve le soin de se frayer un chemin.Je ne reste pas, je préfère que l’on ne me voie pas. Je sors la nuit pour éviter les regards méprisants. Je suis une minorité, une singularité, sentiment que je partage avec d’autres tribus : les rats, les punks, les gothiques, d’autres sûrement. Cette différence que l’on cultive, ce pour quoi nous sommes au monde, nous en sommes fiers. Me voici désormais avancé dans le quartier pavillonnaire de la Ferme. Mes sabots résonnent parmi le dédale des rues sages et étroites. Certaines fenêtres se rallument à mon passage. Des enfants, ébahis, restent suspendus à cette étrange procession d’une licorne qui, comme chaque nuit et à la même heure, vient heurter le trottoir en bas de chez eux. Mes pas finissent par s’évanouir et, engourdis dans leur pyjama, les enfants n’en retiennent qu’un claquement étouffé, une sonorité médiévale qu’ils oublieront en se rendormant. Je suis une légende urbaine. Un être que l’on aime inventer mais que l’on ne veut pas voir.

Au carrefour entre Danielle-Casanova et Gabriel-Péri, j’attire pourtant l’attention d’un groupe de jeunes hommes qui, comme moi, est dehors pour capter un peu de cette douce moiteur. Ils m’interpellent, je les ignore. Ils m’interpellent encore, je les ignore encore. Tout, dans mon corps tendu,

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d’une nervosité animale, les muscles et les veines cinglant la surface de ma peau, leur renvoie leur hostilité. Ils n’insistent finalement pas et je m’étonne de cette assurance tranquille, de la menace que j’ai fait peser sur eux. Passé l’avenue Manouchian, je m’enfonce un peu plus dans la nuit. La ville habitée s’évapore au profit de la ville qui travaille. Les lumières se font plus rares. C’est ici, à l’endroit d’une frontière, que l’on a installé le foyer des travailleurs étrangers. Des hommes y fourmillent et s’affairent. A l’intérieur comme aux abords, à chaque heure du jour et de la nuit, une société s’y développe, qui garantit ses échanges, crée ses bénéfices, contrôle les risques et les marges, reconstitue ses logiques pyramidales. Personne ne me remarque, ou si peu, je continue mon chemin.

Chaque soir d’été, mes pas me conduisent jusqu’aux bords de la Seine. J’y retrouve d’autres animaux de la nuit, la quiétude du chemin de halage, j’y respire l’humus et l’air humide provenant du lit du fleuve. Avant les premières lueurs du jour, je repars me terrer sur les hauteurs de la ville.Mais ce soir, des forces plus métaphysiques m’aspirent. C’est en passant devant la centrale EDF que le magnétisme a été le plus fort. Je suis entré dans ce site industriel éteint, ce fantôme d’acier en fin de vie, une poussière hostile et charbonneuse collait à mes sabots. Quelques pas plus tard, ma méfiance animale éloignée, j’ai été happé par un spectacle hallucinant. Un cirque itinérant s’était arrêté là pour quelques jours. Sous la lumière diffuse que renvoyait le chapiteau, un troupeau de bêtes tranquilles, mi-démons mi-démiurges, émergeait de la nuit. Minotaures, centaures, hippogriffes, griffons, et d’autres

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encore. Des chimères invraisemblables, spectrales, voyageurs venus des rives de l’Indus qui grattaient ici le sol exténué des anciens parcs à charbon.Mon itinérance pouvait prendre fin là. Exposé au monde et à l’abri du monde. Nous étions ensemble, entre bêtes immondes. Et parmi elles, parmi ces errements tragiques de la nature et du rêve réunis, une autre licorne, en tout point semblable à ce que je suis.

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Comme les autres

par Camille Chauveau

J’aime bien les mardis. Comme je finis tôt au lycée, c’est moi qui vais chercher mon petit frère à l’école. C’est le petit dernier de la famille, il n’est encore qu’en maternelle. Depuis qu’elle a été reconstruite, son école, Eva-Salmon, n’a plus grand chose à voir avec celle que j’ai connue. Ça me rend un peu nostalgique. Mais cette année au moins, mon frère a la même maîtresse que j’avais à son âge, Mme Plisson. Je l’aimais bien, Mme Plisson. J’ai l’impression que mes tout premiers souvenirs datent de cette année-là. Et elle, à chaque fois qu’elle me salue, je peux lire dans ses yeux qu’elle n’a pas vu le temps passer.Ensuite, mon frère et moi, on a nos rituels. On remonte la rue Charles-Fourier s’acheter un pain au chocolat à la boulangerie, on file au gymnase du centre-ville en bus pour son cours de judo, et enfin on rentre à la maison. Pendant tout ce temps, il m’a en général posé une bonne centaine de questions. J’aime bien ses questions. On dirait des sujets de philo. Je m’en suis même déjà servi dans des dissertations cette année. Seulement, parfois, je manque de mots pour lui expliquer simplement.

Mais cette fois-ci, j’ai tenté une approche différente.En sortant de la boulangerie, il m’a demandé pourquoi l’homme qui était devant nous nous avait ouvert la porte et laissés entrer avant lui. Je lui ai répondu que c’était la galanterie. Que c’était une sorte de code de bonne conduite que se donnaient les hommes envers les femmes.Alors évidemment, il a voulu savoir tout ce que les hommes

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devaient faire pour « faire la galanterie ». Je lui ai donc parlé des usages au restaurant, des compliments, des attitudes prévenantes.Il m’a demandé s’il fallait aussi faire aux filles leurs lacets. Ça paraissait l’inquiéter, vu que lui ne sait pas encore les faire. Mais je lui ai dit qu’à ma connaissance, ça n’incluait ni les lacets, ni les fermetures éclairs, et encore moins les nez qui coulent.Puis il m’a demandé ce qui se passait si on n’était pas galant avec une fille. Si une fille pouvait arrêter de nous aimer parce qu’on avait oublié de lui tenir la porte. J’ai ri et je lui ai dit que non, bien sûr, que tout ça ne comptait plus trop à notre époque.Quand on est arrivés au gymnase, je l’ai accompagné jusqu’au vestiaire, et comme je lui ouvrais la porte, il s’est arrêté et il m’a demandé si les filles aussi ça faisait la galanterie.Et là je me suis entendue lui répondre : « Je ne sais pas. » Il m’a regardée d’un drôle d’air, sans doute surpris de me voir pour une fois sécher. Mais il n’a pas insisté, et il est allé se changer.Moi, je me suis assise sur le banc du dojo, où je l’attends toujours en faisant mes devoirs. L’ironie, c’est que je devais trouver pour le lendemain quelques arguments philosophiques à la question : « La femme est-elle un homme comme les autres ? »Une heure après, en repartant du gymnase, je lui ai proposé qu’on mette sa question à l’épreuve des faits : j’allais moi-même « faire la galanterie » dès que l’occasion s’en présenterait, et on verrait bien, à la réaction des hommes, si cela était considéré comme naturel.A l’arrivée du bus, j’ai fait signe au jeune qui attendait avec

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nous de passer le premier. Il m’a souri, mais a décliné l’offre et fait un pas en arrière pour s’assurer qu’on monterait bien avant lui.On est descendus à la gare, puis on a remonté la rue qui longe la voie ferrée. Il n’y avait pas foule, mais dès qu’on a pu dépasser un homme qui marchait sur notre trottoir, je me suis retournée et je lui ai lancé en souriant : « Je vous trouve très élégant. » Il s’est arrêté, décontenancé, mais n’a rien su répondre, et a finalement fait mine de changer de trottoir.Arrivés à notre immeuble, j’ai ouvert la porte à notre voisin du 3e qui avait les deux bras chargés de sacs de courses. Il m’a gentiment remerciée. Mais quand je lui ai proposé de l’aider à porter ses sacs dans l’escalier, j’ai senti que ma politesse l’embarrassait.

Finalement, en rentrant dans notre appartement, mon frère m’a confié que ça avait l’air bien compliqué la galanterie, et qu’il allait y réfléchir avant de décider de la faire ou non.Je l’ai laissé à ses jouets et suis allée dans ma chambre me changer. J’avais rendez-vous une heure après avec mon amoureux, au bord de la Seine. Mais je me sentais minable : on était le jour de son anniversaire, et je n’avais toujours pas trouvé d’idée de cadeau.Et puis, d’un coup, l’idée m’est apparue, comme une évidence.

C’est moi qui suis arrivée la première. Je me suis installée à notre table, au bord de l’écluse, à côté du saule pleureur. C’est un endroit qu’on s’est choisi pour se retrouver, parce qu’on y quitte un peu la ville, un peu le monde aussi. Ici, le bitume laisse place au chemin de terre, le bruit de la circulation

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s’éloigne pour qu’on entende le fleuve, et les maisons sont comme des fantômes du siècle dernier.Je tenais ma surprise dans le dos pour ne pas qu’il la devine. Il est arrivé quelques minutes après moi, tout sourires, et, voyant le mien, a attendu que je dise le premier mot. Je n’ai rien dit. Et je lui ai tendu mon bouquet de roses.Il a eu un petit rire surpris, et m’a interrogée du regard. Comme s’il ne savait pas s’il s’agissait d’une plaisanterie ou d’une réelle attention. Puis il a glissé son nez dans les pétales, m’a regardée intensément, et m’a embrassée.

Au goût délicieux de ses lèvres, j’ai bien senti que j’étais un homme comme les autres.

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20 pour 1 000 à Vitry

par S.H.

Nous ne nous appelons que par nos noms de famille suivis de celui de notre rue, et dans quelques heures, on ne pourra plus creuser. Tombaidu de l’école Jean-Moulin avait réussi à transformer deux œuvres d’art et construire des outils en métal pour creuser. Nous avons un comité et j’ai été élue présidente l’hiver qui a suivi l’effondrement. Je m’appelle Clarisse, mais je suis devenue Leclair d’Audigeois. J’ai 40 ans et nous ne soufflons plus de bougies depuis bien longtemps. Disons que notre travail a un peu changé dans le centre-ville, qui est maintenant réduit à la surface du musée. Au début, nous avions essayé de garder un tracé fictif au sol des différents quartiers, avec Danielle-Casanova d’un côté et Eugène-Pelletan de l’autre, pour que tous retrouvent leur marque. Mais les différences s’étaient vite effacées au bout de quelques semaines, parce que les classes sociales n’existaient cette fois-ci vraiment plus et que nous n’avions plus d’autre choix que celui de nous entraider. La nuit, j’avais fini par trouver un endroit calme – les échos étaient plus limités dans la salle de documentation. Les cloches de l’église Saint-Germain ne sonnent plus. Et comme je dors toujours derrière le même rayon de livres, je suis devenue experte de Kader Attia, mais à quoi bon. Les odeurs de clous de girofle ont vite disparu. Je me rappelle encore qu’à 9 ans, ma mère m’avait emmenée le jour de l’inauguration du Mac/Val, et nous avions attendu des heures. « En 2005, c’était un pari sur l’avenir ! », titrait le journal que tenait ma mère. Le journaliste avait vu juste – aujourd’hui,

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ceux qui ont survécu sont au Mac/Val. C’était aussi l’année où j’apprenais les fractions en classe de 6e et ma mère me testait lorsque nous allions au marché le samedi : « 1 pour 100 du budget de Vitry est investi dans la culture – imagine, Clarisse, si la ville avait investi 20 pour 1 000, combien de musées aurions nous ? » Je réfléchissais en admirant le vert des poivrons cornes de bœuf sur les étals du marché. Cette couleur a disparu aujourd’hui. Je fais encore le calcul aujourd’hui en m’appuyant sur l’un des piliers du vestibule – je retire les zéros du numérateur et du dénominateur. Quelques années plus tôt, ma mère me testait sur la forme géométrique même de la place du marché : un triangle équilatéral. Je ne sais pas ce qu’est devenue ma mère parce que tout est allé très vite quand on s’est précipités au musée. Je suis dans la dernière équipe pour creuser le tube qui fait moins de 50 cm de largeur. J’attends mon tour dans la réserve dont le béton blanc n’en a plus que le nom. Nous avions décidé de ne plus creuser dès qu’il y avait des signes des méga-crues de la Seine, annoncées par le mouvement des rats. Les espoirs pour la nouvelle percée sont faibles. Il y a deux ans, nous sommes parvenus au souterrain du bâtiment du centre municipal de santé Rouquès. Mais il ne restait que des décombres et aucun matériel médical. L’immeuble n’avait pas tenu face aux intempéries. « Pourtant, l’immeuble a été construit y a pas longtemps, hein, Clarisse ? », disait Tombouctou. Oui, j’avais décidé d’appeler Tombaidu, Tombouctou – cela me faisait rire et il me manque aujourd’hui. Au début, nous n’étions que deux aides-soignantes, mais nous avions tout de suite été forcées d’en former d’autres, et surtout d’apprendre à limiter la propagation des maladies. Sortir est devenu impossible depuis dix ans : le niveau de pollution,

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la chaleur et les inondations…Des anciens jardiniers de la ville avaient identifié un moyen de filtrer l’air à partir de la grande surface du jardin des sculptures. Les hauts plafonds de l’architecture du musée étaient idéals pour renouveler l’air. Heureusement que Vitry avait quelques agriculteurs. Ils avaient ingénieusement réussi à utiliser un mixte de champignons et légumineuses pour réparer les sols et le potager était dans la nef. Tous les adultes aidaient à creuser et à consolider le tunnel. La planéité et l’horizontalité nous avaient sauvés. Tombouctou était de l’école Jean-Moulin mais il n’est pourtant pas allé à l’école. Tombouctou était malien et avait été accueilli à l’école de l’autre côté de l’avenue Henri-Barbusse, à la dernière vague importante de migrants. Il ne parlait pas bien français, mais dès les premiers jours, il avait réussi à se faire comprendre comme organisateur de la circulation des survivants entre partie hygiène, partie enfants… Je rigole encore parce qu’il répétait : « J’ai l’expérience de vivre dans un bâtiment public, toi tu ne l’as pas. » Il avait tout de suite compris l’intérêt de déplacer les cimaises qui permettaient de séparer les espaces dans le musée. J’avais été élue présidente, je crois, parce que je faisais partie des premières à avoir alerté le maire qu’un changement s’opérait dans nos quartiers. Nous recevions de plus en plus de personnes à quelques centaines de mètres du musée, à l’allée du Petit-Tonneau où je travaillais, et les symptômes étaient de plus en plus graves. J’ai beaucoup creusé, il ne me reste plus de forces, mais j’entends des vibrations de l’autre côté du mur – il y a peu de lumière. Le passage s’entrouvre et je vois de l’autre côté le sourire d’une jeune fille qui pointe du doigt la pancarte « l’Exploradôme, le musée où il est interdit de ne pas toucher ». Youpi, le centre-

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ville s’agrandit. Je me suis toujours trompée à l’énoncé de ma mère – ce n’est pas 2 mais bien 4 musées si 20 pour 1 000 avait été investi.

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Lis, corne et vis trio !

par Patrick Mas

Je ne sais d’où elle est venue, d’une forêtDes Gobelins, trolls aux tourbières d’IrlandeUn endroit de nature, lutins en tournéeAu sommet de sa corn’ menuet, sarabande

Dans la salle aux E.M.A., dans la Seine narvalChef d’orchestre en cadence et dans l’eau cétacéS’en allant mander là son héros du Mac/ValElle prend dans l’élan son plongeon acéré

Trompe-l’oeil, art moderne au coin de la citéDubuffet, cheminée, au rond-point du muséeLa fontaine d’eau triche et Didier Marcel

Prend plaisir, carrefour, place de Ludwig vanEntrée de la ville, désir rêve ensorcellentLicorne est féminine, et son âme est tzigane !

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Pas facile d’être une fille

par Sophie Lambert

Tu dois fuir le noir,Ne pas sortir le soir,Éviter les lieux obscurs,Te faire traiter de raclure,Laisser ta jupe au placardOu vivre un cauchemar.Tu dois baisser les yeux,Ne pas attirer les curieux,Hâter le pas,Te faire traiter de gros tas,Oublier les talonsOu être sifflée par un con.

Tu dois changer de trottoir,Ne pas te laisser voir,Rentrer accompagnée,Te faire traiter de traînée,Etre discrèteOu prendre perpète.

Tu dois raser les murs,Ne pas être impure,Faire profil bas,Te faire traiter de paria,Réfléchir à deux foisOu croiser les doigts.

Page 37: Ma ville dans les pas d’un.e autre — Recueil des textes

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Tu dois être mièvre,Ne pas rougir tes lèvres,Rester sur tes gardes,Te faire traiter de bâtarde,Croire en ton ange gardienOu emprunter un autre chemin.

Tu dois rentrer tôt,Ne pas prendre le métro,Guetter la menace,Te faire traiter de pétasse,Délaisser le courtOu appeler au secours.

Tu dois affronter le brouillard,Ne pas soutenir le regard,Ecouter leur bluff,Te faire traiter de sale meuf,Cacher tes charmesOu finir en larmes.

Tu dois repousser les inconnus,Ne pas traîner dans la rue,Etre en perpétuelle lutte,Te faire traiter de pute,Abandonner les artificesOu faire tant de sacrifices.Mais surtout, tu peux, tu dois être fière, fille, sœur ou mère. Ne perds pas ton âme,Tu es et resteras femme.

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Revendique tes droits,Où que tu sois.Prône l’égalité au Pays de la fraternité.Continue le combat,C’est notre karma.Du Coteau au Plateau,De l’Assemblée à Toronto,De Langlois à l’Anglais,Dans un parc, une ruelle, au marché,Partout, ailleurs et ici à Vitry,Pas facile d’être une fille.

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La ville de Vitry organise, à l’occasion de la Journée inter-nationale des droits des femmes, un concours d’écriture sur le thème « vivre ma ville dans les pas d’un.e autre ». La règle est simple : se glisser dans la peau d’un person-nage arpentant les rues de Vitry, et s’interroger sur le par-tage de l’espace public entre les femmes et les hommes.

Les personnages proposés : une personne âgée dont la mobilité est réduite, un.e urbaniste danois.e d’une trentaine d’années, un jeune homme ou une jeune femme d’une vingtaine d’années installé.e depuis peu sur Vitry, une femme ou un homme de 40 ans en recherche d’emploi, un enfant de 6 ans, un homme ou une femme d’une quaran-taine d’années qui travaille à Vitry, un super-héros ou une super-héroïne, un.e adolescent.e amoureux.se, un parent avec deux enfants en bas âge ou encore une licorne !

Les Vitriots sont ainsi invités à questionner notre rapport à la ville, à son usage lorsqu’on est enfant, femme, homme, ou lorsqu’on est porteur d’un handicap. Se mettre à la place de l’autre, c’est peut-être le premier pas pour faire de la ville un bien commun à partager.