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MANGAPOLISLa ville japonaise contemporaine dans le manga

EXPOSITION DU 23 OCTOBRE 2012 AU 19 JANVIER 2013

A près de quinze ans de distance, je me souviens encore avec précision de mes premiers pas dans les rues de Tôkyô. C’était l’après-midi d’un jour d’octobre, sous le bleu profond d’un ciel sans nuage, que le décalage horaire rendait encore plus irréel. A peine arrivé, sans carte, sans guide, j’avais quitté ma chambre d’hôtel pour m’aventurer au dehors, sans autre but que de respirer, pour la première fois, l’air de la capitale japonaise.

La rue calme où était situé l’hôtel débouchait dans une rue plus commerçante, et quelques carrefours plus loin, on arrivait sur une grande artère à six voies, où les voitures et les taxis jaunes ou verts roulaient à grande vitesse. Un peu au hasard, j’avais pris sur la gauche et continué sur les larges trottoirs. Tout était nouveau, tout était source d’émerveillement, tout était à réapprendre – impression renforcée par les grands panneaux publicitaires et les enseignes des magasins, pour la plupart écrits en japonais, et dont le sens m’était impénétrable. Non content de devoir apprivoiser la ville, il allait me falloir redécouvrir la lecture.

Peu importe que, ce jour-là, j’aie décidé de faire demi-tour un tout petit peu trop tôt: quelques mètres de plus, et, passant un coude dans l’avenue, j’aurais peut-être découvert Shibuya pour une immersion totale dans la ville japonaise. Déjà ce premier contact avait suffit pour m’emmener résolument ailleurs – pour me faire découvrir une ville qui, depuis, n’a jamais cessé de me fasciner.

Par la suite, alors que mon apprentissage du Japonais progressait, les rues de Tôkyô ont perdu progressivement un peu de leur mystère. J’ai ainsi découvert lors de mes pérégrinations quotidiennes, ici une agence immobilière, là une entreprise électrique -- exploration finalement bien prosaïque, bien à l’écart des circuits touristiques. Au même moment, je faisais mes premiers pas dans la jungle luxuriante de l’immense production de manga, curieux d’en dénicher les trésors que la lecture du Akira d’Otomo Katsuhiro au début des années 90 m’avait fait miroiter.

Mais là où l’œuvre d’Otomo mettait en scène un «Neo-Tôkyô» futuriste, mes lectures japonaises me faisaient au contraire surtout (re)découvrir le Japon d’aujourd’hui – parlant de leur pays tout en parlant d’autre chose, pour paraphraser une formule célèbre. Plusieurs fois, je me suis ainsi surpris à lever les yeux de la page, pour réaliser que j’étais là, au même endroit que ces héros de papier, à arpenter les mêmes lieux, et à traverser les mêmes rues. Et continuant en leur compagnie, d’une certaine manière, ma longue balade urbaine.

J’espère que, comme pour moi en cet après-midi d’octobre, le parcours qui vous est proposé dans les pages qui suivent vous donnera envie de partir (au moins par la lecture) à la découverte de cette ville japonaise qui recèle dans ses rues et ses espaces une beauté toute particulière.

Xavier GUILBERT, commissaire

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Anatomie de la rue japonaise

Pour comprendre la spécificité d’une ville japonaise, il faut en arpenter les rues – s’imprégner de ses mille et une facettes, de ces détails que notre œil ne remarque pas, mais qui, pris dans leur ensemble, finissent par constituer une personnalité qui lui est unique. Si Tôkyô reste par excellence la ville (elle est de loin la plus grande agglomération du monde, d’autant plus qu’elle s’étend au-delà de ses frontières administratives : alors que «Tôkyô intra-muros» compte 8,1 millions d’habitants, le Grand Tôkyô regroupe 33,4 millions de personnes), contrairement à ce qui pourrait sembler au vu des reportages télévisés, le paysage urbain nippon ne se limite pas au grand carrefour en croix illuminé par les écrans géants de Shibuya.

Au contraire, le développement historique de la capitale japonaise s’est fait en adaptant progressivement le cadastre médiéval – les demeures féodales étant déjà organisées en petits quartiers, la nécessité de grands travaux à l’image du Paris de Haussmann ne s’est jamais fait sentir. Il en ressort une impression de petits villages, où, même à Tôkyô, les rues deviennent tortueuses et les quartiers tranquilles dès que l’on s’écarte un peu des grandes artères. Cette impression est renforcée par le modèle d’habitat domestique largement répandu (et désiré), la maison à un ou deux niveaux maximum, avec un petit jardin attenant. En définitive, les villes japonaises sont des villes assez peu élevées : la moyenne de hauteur pour l’ensemble de Tôkyô étant de deux étages. Les buildings et gratte-ciels des centres financiers comme Shinjuku ou Roppongi n’en deviennent que plus gigantesques et exceptionnels. Ville très étendue (d’une superficie de 2187km², soit près de vingt fois celle de Paris), Tôkyô présente étonnamment une densité de population plutôt basse, s’établissant environ au tiers de celle de la capitale française : 6000 habitants au km² contre près de 21 000.

Il suffit de quelques pas à l’écart des grands boulevards pour pénétrer dans des zones presque entièrement dévolues aux piétons, où l’on croise bien rarement l’un des ces véhicules miniatures dont les Japonais ont le secret – à moins qu’il ne s’agisse d’une énorme berline, dont les manœuvres pour négocier les tours et détours de ces ruelles forcent le respect. Le trottoir y est réduit à une simple abstraction, esquissé d’une bande blanche au sol. Aux croisements, ce sont d’autres signes étranges que l’on retrouve sur le bitume : losanges, flèches, parfois des inscriptions en larges caractères. De loin en loin s’élèvent des pylônes de béton, bien souvent accompagnés de leurs câbles de soutien aux manchons de protection jaunes. Si l’on lève les yeux, on découvre un véritable labyrinthe de fils dans le ciel de la ville, toile inextricable et anarchique au sein de laquelle les transformateurs suspendus se réunissent en grappes. Il y a forcément là un impératif pratique (les tremblements de terre), mais également économique – le coût d’enterrer les câbles au Japon revenant de cinq à sept fois plus cher qu’ailleurs.

Dans les centres, c’est une construction en vertical qui prévaut – une organisation dans laquelle les chemins des différents modes de transport existent sur divers plans, évitant de se rencontrer : le métro en sous-sol ou les nombreux canaux que l’on enjambe, bien sûr, mais aussi la figure particulière du shûto, cette autoroute construite en hauteur qui ceinture Tôkyô (et à l’ombre duquel survit souvent toute une société de l’ombre dans ses constructions de carton), ou bien encore ces passerelles pour piétons, dont les arches établissent à dix mètres du sol des structures complexes où s’orienter demande toute son attention.

Cette approche particulière se retrouve dans les rues de la ville, où les néons des publicités s’étendent en vertical, le long des bâtiments. Comme l’indique généralement un panneau disposé à l’entrée des bâtiments, chaque étage peut ainsi accueillir un

commerce différent (restaurant ou bar, salon de coiffure ou boutique de mode, disquaire ou magasin d’électronique), entérinant l’importance de la dimension verticale dans l’exploration.

Les gares ferroviaires, points nodaux de la structure urbaine, deviennent de véritables empilement d’espaces commerciaux – ainsi, existent sous la plaque tournante de Shinjuku deux immenses galeries connectées sur deux niveaux, la Metro Promenade et la Shinjuku Subnade, pour un complexe souterrain labyrinthique avec plus de 200 sorties. Dans les petites villes, c’est plutôt la shotengai qui demeure, arcade commerçante couverte qui s’étend souvent sur plusieurs rues adjacentes.

On le sait, le Japon bénéficie d’un réseau de transports en commun des plus touffus – et d’une régularité exemplaire : en 2010, le retard moyen constaté sur la ligne Tôhoku du Shinkansen, vers le nord, était de 20 secondes. Le réseau ferré de Tôkyô est le premier au monde, comptant pas moins de 882 gares (dont 282 stations de métro), avec 121 lignes gérées par 30 opérateurs différents. Environ 20 millions de passagers y utilisent quotidiennement le train pour se rendre à leur

Seizon-Life ©Kaiji Kawaguchi, Nobuyuki Fukumoto / Kodansha Ltd. Edition française : «Seizon - Life», Panini Comics 2005 Vol. 1 - pp.186-187

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travail, soit deux fois plus que pour la totalité de l’Allemagne (pourtant classée première pays en Europe). Alors qu’il est obligatoire au Japon de posséder une place de garage pour pouvoir acheter une voiture, le train devient le vecteur principal de structuration de l’espace, et, de part son omniprésence (dans la vie, mais aussi dans la ville des Japonais), constitue un élément récurrent du paysage urbain.

Il ne saurait non plus être de ville japonaise sans ses distributeurs automatiques et ses combini ouverts 24 heures sur 24, toujours là pour parer à la moindre nécessité. Installés jusque dans les endroits les plus isolés (on en trouve un au sommet du Mont Fuji) et généralement spécialisés dans un domaine précis, les distributeurs vendent des boissons (chaudes en hiver, fraiches en été), des cigarettes, des livres, des journaux, des cravates, de la nourriture ... mais n’hésitent pas à jouer également le rôle de banques, de vendeurs de billets de spectacles, de caisses de restaurant, de péage pour parking, etc. Avec un appareil pour 24 habitants dans l’archipel, traiter avec une machine fait donc partie du quotidien des Japonais.

Les combini (pour «convenience store») sont certes un peu moins nombreux (on en compte quand même près de 50,000 au Japon) mais ont l’avantage de proposer un éventail de produit plus large, susceptible de répondre à tous les besoins (ou presque) : journaux, revues, boissons, nourriture, piles, parapluies, vêtements de dépannage, maquillage, produits d’entretien, parapharmacie, billets de spectacles, CDs de musique, DVDs, jeux vidéos, sans compter des services de photocopie, de fax, d’accès à Internet ou à la banque, la possibilité d’y payer ses factures, d’expédier ou de recevoir des colis encombrants... Point de passage obligé par la force des choses, le convini (et son enseigne toujours colorée et facilement identifiable) est un élément familier du paysage urbain, dont on note avec amusement les variations régionales, liées à l’implantation géographique des différentes franchises.

«Les rues de cette ville n’ont pas de nom. Il y a bien une adresse écrite, mais elle n’a qu’une valeur postale, elle se réfère à un cadastre (par quartiers et par blocs, nullement géométriques), dont la connaissance est accessible au facteur, non au visiteur: la plus grande ville du monde est pratiquement inclassée, les espaces qui la composent en détail sont innommés.» (Roland Barthes: Sans Adresses, in ««L’empire des signes» pp.51-52.)

C’est peut-être l’aspect le plus déroutant de l’organisation de la ville japonaise : seules quelques grandes artères y ont un nom. Le système japonais d’adressage n’est pas fait pour s’orienter, mais en priorité pour distribuer le courrier. Aux plaques de rues se substituent des plaques d’adresses (émaillant les pylônes électriques ou les murs de certaines maisons), où la difficulté de la langue écrite se double d’un code inextricable, quand bien même on en aurait la clé. Sans un plan détaillé (tel que celui auquel ont souvent recours les taxis, et qui prend des formes d’annuaire), une adresse seule ne sert à rien. Pour s’orienter, on en revient alors à l’utilisation de points de repères – commerces gares, îlotiers, parcs – qui obligent à se constituer une connaissance plus intime du voisinage. La ville japonaise se découvre avant tout à hauteur de regard, à distance de toucher, à portée d’oreille... en définitive, à l’échelle humaine.

Canaux : Coq de Combat (Hashimoto Izo & Tanaka Akio) Vol. 3 p.182 / Undercurrent (Toyoda Tetsuya) p.243 / Elle et lui – KareKano (Tsuda Masami) Vol. 3 p.102 / Rookies (Morita Masanori) Vol. 4 p.107

Distributeurs et combini : Ikigami, préavis de mort (Mase Motorô) Vol. 1 p.24 / Everyday (Nananan Kiriko) p.106 / Le clan des Tengu (Kuroda Io) Vol. 4 p.70 / Ping Pong (Matsumoto Taiyô) Vol. 3 p.173 / Tôkyô Zombie (Hanakuma Yûsaku) p.41 / REAL (Inoue Takehiko) Vol. 8 p.143 / Undercurrent (Toyoda Tetsuya) p.220 / Ushijima, l’usurier de l’ombre (Manabe Yohji) Vol. 7 pp.141-142 / H2 (Adachi Mitsuru) Vol. 29 p.57

Marquages et panneaux : GoGo Monsters (Matsumoto Taiyô) p.454 / Ping Pong (Matsumoto Taiyô) Vol. 3 p.81 / Ushijima, l’usurier de l’ombre (Manabe Yohji) Vol. 2 p.199 ; Vol. 5 p.78 / H2 (Adachi Mitsuru) Vol. 6 p.12 ; Vol. 16 p.113

Passerelles et Shûto : Le clan des Tengu (Kuroda Io) Vol. 4 p.103 / Beck (Harold Sakuishi) Vol. 23 p.161 / Bakuman (Ôba Tsugumi & Obata Takeshi) Vol. 1 p.169 / REAL (Inoue Takehiko) Vol. 7 p.138 / Ushijima, l’usurier de l’ombre (Manabe Yohji) Vol. 9 p.113 ; Vol. 10 p.111 / MPD-Psycho (Otsuka Eiji & Tajima Sho-u) Vol. 3 p.54

Publicités et néons : Beck (Harold Sakuishi) Vol. 18 p.165 / Ushijima, l’usurier de l’ombre (Manabe Yohji) Vol. 7 p.16 ; pp.29-30 / 20th Century Boys (Urasawa Naoki) Vol. 5 p.130 / Seizon Life (Fukumoto Nobuyuki & Kawaguchi Kaiji) Vol. 1 pp.186-187 / MPD-Psycho (Otsuka Eiji & Tajima Sho-u) Vol. 9 p.45

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Pylônes et câbles : Hanashippanashi (Igarashi Daisuke) Vol. 1 p.101 / Beck (Harold Sakuishi) Vol. 8 p.175 ; Vol. 11 p.137 / Fruits Basket (Takaya Natsuki) Vol. 2 p.141 / Death Note (Ôba Tsugumi & Obata Takeshi) Vol. 1 p.23 / Undercurrent (Toyoda Tetsuya) p.70 / Seizon Life (Fukumoto Nobuyuki & Kawaguchi Kaiji) Vol. 2 p.29 / MPD-Psycho (Otsuka Eiji & Tajima Sho-u) Vol. 2 p.71 / H2 (Adachi Mitsuru) Vol. 25 p.117 / Worst (Takahashi Hiroshi) Vol. 1 p.41

Transports : Everyday (Nananan Kiriko) p.156 / Coq de Combat (Hashimoto Izo & Tanaka Akio) Vol. 9 p.108 / Bakuman (Ôba Tsugumi & Obata Takeshi) Vol. 2 p.162 / REAL (Inoue Takehiko) Vol. 3 p.26 ; Vol. 6 p.38 / 20th Century Boys (Urasawa Naoki) Vol. 2 p.157 / MPD-Psycho (Otsuka Eiji & Tajima Sho-u) Vol. 11 p.158 / H2 (Adachi Mitsuru) Vol. 26 p.9 / Printemps Bleu (Matsumoto Taiyô) pp.196-197

YAMIKIN USHIJIMA KUN ©2004 Shohei MANABE / Shogakukan Inc. Edition française : «Ushijima - L’usurier de l’ombre», Kana 2007-2012 - Vol. 7 p.16

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La ville comme personnage: Six regards d’auteurs particuliers

Adachi Mitsuru – H2

Il y a quelque chose de rassurant chez Adachi Mitsuru. Une forme de constance, d’immuabilité presque, qui le voit aligner depuis plus de trente ans les séries à succès, sans pour autant bouleverser une formule désormais bien rôdée. Jouant autour de la figure (auto) imposée du triangle amoureux, généralement sur fond de compétition sportive au collège, Adachi détonne pourtant dans le paysage des publications «shônen» destinées aux jeunes garçons, où la surenchère et le spectaculaire facile sont souvent de mise. Bien souvent chez Adachi, l’important n’est pas de gagner, mais de réaliser ce que l’on veut faire de sa vie – découvrir ce qui est important, plus que de le devenir; pas seulement être aimé, mais plutôt grandir afin d’en être digne.Largement consacrée au baseball (on ne lui relève que deux infidélités: Rough avec la natation, et Katsu avec la boxe), l’œuvre d’Adachi gravite naturellement autour du Kôshien, le stade situé en banlieue de Kôbe où se tient tous les ans en août le Championnat Scolaire National de Baseball (ainsi que le Tournoi Scolaire National de Baseball sur Invitation en mars). Mais en dehors de ces occasions festives, il s’agit surtout de décrire la vie dans ces banlieues tranquilles, à l’écart des grands centres de Tôkyô ou d’Osaka – la vie des collégiens, partagée entre les deux points névralgiques que sont le collège (avec ses dépendances : cour centrale, terrains de sports, corridors et appentis) et la maison familiale. On y retrouve cet habitat pavillonnaire si caractéristique (et présent dans tout l’archipel nippon), avec ses petites maisons à deux niveaux et les fenêtres où l’on suspend le linge qui sèche.

A l’instar du «Star System» de Tezuka, et comme d’autres auteurs de sa génération, Adachi Mitsuru a un style bien établi avec une galerie de personnages (d’archétypes, presque) que l’on retrouve de livre en livre – ce qui ne fait que renforcer cette impression familière de «déjà vu». C’est donc peut-être un peu toujours la même histoire que l’on retrouve, mais avec la manière. En effet, la spécificité d’Adachi réside dans son choix d’une focalisation externe – toujours à distance, laissant au lecteur le soin de décrypter les motivations et les pensées de ses personnages. Tout juste viendra-t-il parfois les suggérer, évoquant le temps d’un flashback fugitif les images ou les phrases qui reviennent les hanter. C’est là qu’il est passé maître – dans le jeu des expressions, des silences et des non-dits, le tout soutenu par un sens aigu du rythme.A l’inverse, les occasions où les images qui ouvrent les chapitres sont accompagnées d’une narration se voient immanquablement conclues par une dévalorisation de ce récitatif trop explicite – qu’il s’agisse de l’auteur venant appuyer lourdement sa promotion, d’une introduction aux envolées lyriques appuyées, ou d’un commentateur imbu de son expertise (laquelle est bien souvent remise en question dans le cours du récit).

Alors que chez d’autres auteurs, les cases de panorama urbain s’offrent comme un espace où se développe le discours intérieur (à la fois métaphore de ces moments où, perdu en son for intérieur, notre regard en vient à vagabonder sans but particulier sur ce qui nous entoure, mais également manière de souligner combien le corps disparaît de notre perception), chez Adachi elles viennent plutôt construire une ambiance par les évocations qu’elles amènent. Le ciel y occupe toujours une place particulière, jouant souvent le rôle d’un marqueur temporel (nuages printaniers, azur éclatant de l’été, soleil crépusculaire ou simple obscurité nocturne), avant que, par petites touches, ne s’esquisse la géographie d’un lieu familier: vue des toits de la ville, petite rue tranquille, cours de collège désertes, avenues vides...

Ce procédé typiquement japonais (et identifié par Scott McCloud dans L’Art Invisible sous le nom de transition «scène à scène», cf. pp.82-90 de l’édition française chez Delcourt), trouve une illustration exemplaire dans le volume 6 de H2, lors d’une séquence silencieuse et nocturne (pp.12-14) qui établit progressivement le lieu de l’introspection: la nuit (première case verticale, où l’on aperçoit la lune), puis une vue d’ensemble de la rue, un personnage qui court, une autre vue d’ensemble, avant de passer aux deux planches correspondant aux réflexions/réminiscences de Hiro (seul sur le pont) – l’articulation (p.15) avec la séquence suivante reposant sur le même genre d’introduction (une case de ciel, une vue d’ensemble, puis des plans plus rapprochés).Et bien qu’elle y soit souvent représentée sans aucune présence humaine (peut-être pour en souligner sa qualité d’espace secondaire du déroulement du récit), la ville apparaît toujours comme résonnant des échos de la vie qui l’occupe – espace vibrant, habité et jamais véritablement désert.

Adachi MitsuruNé le 9 février 1951, il fait ses premiers pas en 1970 dans la revue Deluxe Shônen Sunday.

Bibliographie indicativeNine / Shôgakukan (1979-1980)Miyuki / Shôgakukan (1980-1984)Touch (Théo ou la batte de la victoire) / Shôgakukan (1981-1986) – Glénat (2005-2010)Slow Step / Shôgakukan (1986-1991)Rough / Shôgakukan (1987-1989) – Glénat (2004-2006)Niji-iro Togarashi / Shôgakukan (1990-1992) – Glénat (2003-2005)Jinbê / Shôgakukan (1992-1997) – Tonkam (2004)H2 / Shôgakukan (1992-1999) – Tonkam (2006-)KATSU! / Shôgakukan (2001-2005) – Pika (2004-2007)Cross Game / Shôgakukan (2005-2010) – Tonkam (2007-2010)

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Nananan Kiriko - Every Day

C’est peut-être la plus belle révélation de la longue agonie de la revue alternative Garo - au début des années 90, Nananan Kiriko venait poser avec son récit «hole» (dans le numéro d’octobre 1993) les bases d’une œuvre épurée et immédiatement reconnaissable. Ici, on ne trouvera ni regard constellé d’étoiles, ni extravagance vestimentaire – juste les lourds silences et la mélancolie douloureuse de jeunes femmes à la dérive. Au fil de ses ouvrages, on découvre toute une galerie de personnages déracinés, venus dans la capitale pour y commencer une nouvelle vie. Mais il y a bien loin de la réalité aux rêves. D’une certaine manière, on évolue ici dans un monde flottant – non pas celui, idéalisé, des intrigues de la cour de l’Empereur, mais bien celui de cette solitude des grandes villes modernes.

Entre les relations sans lendemain, les séparations non consommées, les petites trahisons, les mensonges ordinaires, perce surtout la difficulté à rencontrer véritablement quelqu’un. On s’inquiète, on s’interroge, on revient questionner la nature de ces relations fragiles (amour, amitié) : celles que l’on voudrait préserver, et celles qui, malgré nous, s’effilochent et s’estompent. Parfois, on en vient même à vendre son corps – pour réussir à tenir lors des fins de mois difficiles, à moins qu’il ne s’agisse de négocier un sursis affectif. Reste, encore et toujours, cette profonde solitude, comme si même le contact des peaux ne suffisait pas à venir toucher les âmes. Alors, on se tait, on endure, et l’on sauve les apparences en affichant un sourire de façade.

C’est avec Everyday (Kabotcha to Mayonnaise, soit «Citrouille et mayonnaise» pour son titre original) que Nananan Kiriko va s’attacher à développer pleinement cette thématique pour la première fois dans un récit long (son premier récit d’envergure, blue, s’intéressait aux amours particulières de deux collégiennes en pleine interrogation de soi). On y découvre Miho et Seiichi, jeune couple englué dans une liaison qui tient presque de l’habitude – plus de tendresse que d’amour, une rencontre presque fortuite qui a mené à une cohabitation qui l’est tout autant. Mais pour soutenir les aspirations de Seiichi qui rêve de devenir musicien, Miho travaille, enchaînant les petits boulots : vendeuse dans un magasin (pas assez énergique), hôtesse de bar (beaucoup trop timide) avant de finir, en désespoir de cause, par se prostituer. Tout bascule lorsqu’elle retrouve par hasard Hagio, amour passé et douloureux -- ajoutant à la blessure de leur rupture, le deuil de l’enfant dont Miho (seule) a dû avorter. Alors que sa relation avec Seiichi commence à battre de l’aile, Miho se retrouve à hésiter à nouveau, entre cette histoire jamais vraiment terminée, et cette autre qui pourrait déjà l’être.

Comme respectueuse de ses personnages, Nananan Kiriko se tient à distance et égrène sa narration toute en retenue, jouant sur les cadrages et les postures – dans la torsion des mains, dans la tension des épaules, dans la lourdeur d’une tête baissée. Le silence tombe, et l’on revient à énumérer ces signes d’une vie simple, d’une vie de couple, toutes ces petites choses qui constituent un foyer : un panier de linge sale, les pinces à linge sur un étendoir, la vaisselle

en train de sécher ... et bien sûr, les allées tranquilles d’une zone résidentielle sans histoire, qui ne résonnent que des souvenirs de ces âmes tourmentées.

Car dehors s’étend la ville, souvent déserte et indifférente – non pas une ville, mais peut-être plutôt l’idée d’une ville. Une ville à l’évidence tracée d’après photo, mais d’une ligne qui brouille les signes, et rend à peine distincts les marques d’un urbanisme pourtant envahi par l’écrit. Tout juste réussit-on à discerner ici ou là les enseignes ou les noms de marque – ces indications semblent se troubler et disparaître dans la routine du quotidien, comme si le regard ne savait plus s’y arrêter.

Nananan KirikoNée le 14 décembre 1972, elle fait ses premiers pas en 1993 dans la revue Garo.

Bibliographie indicativeWater / Magazine House, 1996 - Sakka, 2009blue / Magazine House, 1997 - Sakka, 2004Itaitashii LOVE (Amours Blessantes) / Magazine House, 1997 - Sakka, 2008Haruchin / Magazine House, 1998Kabocha to Mayonnaise (Everyday) / Takarajimasha, 1999 - Sakka, 2008strawberry shortcakes / Yôdensha, 2002 - Sakka, 2006Tanpenshû (Fragments d’amour) / Asuka Shinsha, 2003 - Sakka, 2010Candy no iro ha, aka (Rouge Bonbon) / Yôdensha, 2007 - Sakka, 2008Haruchin 1-2 / Yôdensha, 2008

Kabocha to Mayonnaise©Kiriko Nananan/Shoden sha 2004/ BCF-Tokyo

Edition française : «Everyday», Casterman 2005 - p.186

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Manabei Shôhei - Ushijima, l’usurier de l’ombre

Depuis toujours, la figure du criminel a été objet de fascination dans la production culturelle japonaise. Avec Smuggler (publié en 2000), Manaba Shôhei faisait ses gammes avec un récit de règlement de comptes entre yakuza et mafia chinoise, déjà émaillé de toute une galerie de personnages interlopes – usuriers douteux, tueurs à gages, joueurs endettés, écolières droguées... Quelques années plus tard, le voici de retour avec Ushijima, l’usurier de l’ombre, qui nous entraîne à nouveau dans l’envers du décor de ce Japon longtemps abonné aux places de premier de classe (économique), un monde dans lequel les promesses d’avenir radieux sont des miroirs aux alouettes et où la lie de la nature humaine se retrouve exposée en pleine lumière. Avec Yamikin Ushijima-kun, chaque nouvelle histoire s’attache aux trajectoires de personnages embringués dans une spirale infernale – à chacun son vice, à chacun sa perte : le pachinko pour les joueurs, la pression de la mode pour les « fashion victims » (littéralement), une poignée de pilules pour affronter les journées difficiles, parfois la simple recherche d’un contact humain, forcément monnayé...

Yamikin (usurier) de son état, Ushijima se présente à ces naufragés comme le dernier recours. Mais là où, en apparence, il propose une main tendue, ceux qui font affaire avec lui cèdent en réalité tout ce qu’ils sont – car le système (à l’efficacité redoutable) n’a qu’un seul but : tirer le maximum des uns et des autres, avant de s’en débarrasser sans plus de cérémonie. «Vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir», pourrait-on dire. Alors, on se trahit, on se fait du chantage, on se ment – après tout, seule compte ici la survie, celle du plus apte ou de celui le plus dénué de scrupules. Dans cette jungle urbaine, Ushijima lui-même ne se révèle pas plus maître de son destin que les autres – peut-être simplement un peu plus doué, un peu plus rôdé aux méandres tortueux de cet «underworld» impitoyable. Comme le souligne d’une certaine manière le titre original («Yamikin Ushijima-kun», le suffixe «-kun» indiquant tout autant la jeunesse qu’une position subalterne dans la hiérarchie), il n’est finalement qu’un rouage dans l’édifice, où chacun s’agite sous la pression des attentes (et des appétits) d’un plus gros poisson que lui.

Il y a loin de l’éclat de la réussite et des années de la «Bubble» – on évolue ici dans des paysages urbains désolés, à l’écart des mansions grand luxe et des boulevards aux boutiques clinquantes. Tout juste fera-t-on un passage éclair, au détour d’une poignée de pages (vers la fin du volume 5, «La professionnelle (4)»), dans la partie la plus respectable de Shinjuku, celle où l’on se donne rendez-vous sous l’écran géant du Studio Alta (ici «Studio Olta», suivant cette habitude des japonais de transformer imperceptiblement les noms, alors même que l’identité du lieu ne fait aucun doute). Avant de revenir rapidement de l’autre côté de la rue, dans les ruelles étroites et mal famées de Kabukichô, le quartier des plaisirs... et surtout des perditions.Un peu plus loin (vers le milieu du volume 6, «La professionnelle (10)»), c’est un bout de la tour NTT Docomo (le NTT Docomo Yoyogi Building, de son nom complet, haut de 240m et inauguré en septembre 2000) que l’on aperçoit, masquée en partie par une palissade délimitant une zone de travaux – encore une fois, les lieux marquants de Tôkyô (et de sa réussite) sont à distance, comme inaccessibles.

Au contraire, on évolue dans une «suburbia» moins reluisante, où la vie se fait aussi rare que l’espoir et où aucune rédemption n’est à attendre. La longue séquence qui constitue la majeure partie du chapitre «Le Yankee (8)» (vers la fin du second volume) en est exemplaire : débutant par l’interrogation d’Aizawa («Pourquoi en suis-je arrivé là ?» – ou plutôt, «Comment en suis-je arrivé là ?», n’en déplaise à la traduction française), le trajet qu’il emprunte sous un ciel forcément lourd, longe des rocades désertes, traverse des quartiers résidentiels aux allures de ville fantôme, passe devant ce qui pourrait être la boutique d’un ferrailleur, pour, symboliquement, se terminer au cimetière. Dans le volume suivant, la conclusion inéluctable et tragique de l’histoire d’Aizawa (dans «Le Yankee (16)») se déroulera dans un lieu vide – un carrefour de voies, dans une zone industrielle où rien ne vit.

Au fil de la série, Manabe a recours à plusieurs reprises à ce procédé, mettant en parallèle les cheminements physique et mental, le premier se posant souvent en contrepoint au second. Ainsi, les premières pages du volume 4 («L’homo (4)») montrent la journée que Yû-chan passe avec sa mère, dans des rues aux allures de petit village. Bien sûr, c’est au moment où, silencieusement, il déclare à sa mère qu’il est gay, qu’elle-même est en train de traverser un passage à niveau – manière symbolique d’établir une distance infranchissable.Un peu plus loin, la longue histoire «Le Freeter» (volumes 7-8) reprend comme un leitmotiv le trajet qui mène au petit pavillon triste des Utsui, en bordure des grands espaces impersonnels et étrangement vides des barres d’habitations et des parkings publics, à l’ombre des lignes à haute tension. Un trajet qui débute systématiquement par la demande d’un prêt (qu’il s’agisse de la cabine de prêt automatique pour le fils, ou de l’officine d’Ujishima pour la mère), et qui marque à chaque fois une nouvelle étape dans la déchéance familiale – l’apparition fugitive de la Bourse de Tôkyô clinquante et moderne ne venant que souligner la distance existant entre ces deux mondes. Ici, dans ces banlieues grises et ces zones en devenir, les rues semblent s’étirer indéfiniment. On y marche, longuement, douloureusement parfois : «Merde ! Il y a encore 2km jusqu’à l’hôtel» lors de la soirée avec Yuka (partie 9 et 10 de «Le Freeter»). La ville y prend une dimension différente, presque inhumaine – non plus espace où l’on vit, mais espace démesuré où l’on erre...

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Manabe ShôheiIl fait ses débuts en 1998 dans la revue Gekkan Afternoon.

Bibliographie indicativeSmuggler / Kôdansha (2000)Katasumi no Soto / Ohta Shuppan (2000-2001)The End / Kôdansha (2001-2002)Bôryoku Pokopen / Kôdansha (2003)Yamikin Ushijima-kun (Ushijima – L’usurier de l’ombre) / Shôgakukan (2004-) – Kana (2007-)

Takahashi Tsutomu - Bakuon Rettô

Dans Jiraishin, sa première série publiée (dont seuls les deux premiers volumes ont été traduits en anglais sous le titre Ice Blade), Takahashi Tsutomu installait son récit à l’ombre des tours de Shinjuku et l’on découvrait son univers de personnages désenchantés, n’attendant plus rien de la vie – et ne faisant souvent pas grand cas de la leur. Comme un symbole, Iida Kyôya, policier de son état et principal protagoniste, y grillait des cigarettes « Hope » entre deux voyages dans les recoins les plus sombres de la société japonaise.

Dix ans plus tard, Takahashi Tsutomu débutait Bakuon Rettô, un récit ancré dans le Tôkyô des années 80, s’attachant à retracer les pas d’un adolescent à la dérive. Coincé entre sa mère dépressive et son père salaryman résolument absent (et qui finira par complètement disparaître, abandonnant femme et enfant), baladé d’école en école au gré des conseils de discipline, le jeune Kase Takashi cherche une place qu’on lui refuse sans cesse. Prisonnier de la verticalité uniforme des barres d’habitations, il aspire à la liberté. Cette liberté, il va la trouver en rejoignant (presque par hasard) des bôsôzoku, ces gangs de motards qui organisent, la nuit, de longues traversées de la capitale, se saoulant de bruit, de vitesse et d’appartenance au groupe.On se trouve ici dans la partie Sud de la métropole japonaise, non loin de la petite gare de Yaguchinowatashi située dans l’arrondissement d’Oota, en dessous de Shinagawa. C’est encore Tôkyô, mais en réalité ce n’est plus vraiment Tôkyô. Le «vrai» Tôkyô, celui que l’on montre et que l’on connaît, se construit ailleurs, vers le centre et les grands chantiers de Shinjuku. Là-bas, les mansions sont illuminées comme des sapins de Noël, la vie semble plus belle. Ville haute contre ville basse (la shitamachi historique, gagnée sur les marais), la lutte des classes prend alors une dimension résolument géographique et urbaine.

En déclin aujourd’hui, la contre-culture des bôsôzoku apparaît dans les années 50, en pleine reconstruction du Japon d’après-guerre, et voit les laissés-pour-compte du renouveau économique y exprimer leur révolte. D’origine généralement modeste, les bôsôzoku laissent simplement éclater leur colère contre cette société qui ne veut rien faire pour eux, bien décidés à au mois se faire entendre : modifiant souvent leurs motos pour les rendre plus bruyantes, et faisant leurs l’habit des ouvriers et le «tokkô-fuku», ce manteau ample des «tokkô-kai» – les «Bataillons d’Attaque Spéciale» de la Seconde Guerre mondiale, appellation officielle des kamikazes...

Pour Takashi et ses camarades, la ville devient un terrain à conquérir. On quitte alors la mansion familiale et l’école (impasses à plus d’un titre, lieux de mise en échec plutôt que perchoir d’où s’élancer dans la vie), on va même jusqu’à rompre les dernières attaches à cette normalité exemplaire (la petite amie, collégienne elle aussi) pour un basculement complet dans ce nouveau monde, ce monde de l’ombre et de l’illégalité. Devenus créatures de la nuit (quand leurs motos leurs donnent des ailes), ils se retrouvent dépourvus le jour – souvent écrasés par la chaleur ou l’ennui. A pied, les rues deviennent seulement des lieux d’attente – des lieux où l’on essaie de se donner une contenance en prenant la pose, une cigarette au bec. A pied, l’injustice se fait palpable, comme lorsque vers la fin du volume 3 (p.203-204), le rejet que rencontre l’arrivée de Takashi sur la plage ne fait aucun doute. Là, les riches font la loi – n’hésitant pas à venir aborder rudement Yûko, et condamnant

plus tard le jeune couple (trop pauvre pour se payer un love hôtel) à aller se réfugier sous l’auvent d’un petit temple.

Ce n’est qu’en enfourchant une moto qu’on existe vraiment. Une moto qui permet d’aller où l’on veut – on rêve d’ailleurs, parfois en regardant décoller les avions, et puis l’on part dévorer la route, puisqu’il n’y a plus rien à attendre de la ville, les panneaux de circulation comme autant de promesses et de possibilités. On porte haut et fort l’étendard de son gang, cette nouvelle famille qui accepte d’octroyer une seconde chance. On revendique sa propre marginalité, en allant investir ces lieux qui sont eux-mêmes grillagés et mis à l’écart, à l’ombre du serpent de béton du shûtô (ce grand réseau d’autoroutes construites en hauteur, qui sillonne Tôkyô).

Bakuon Retto ©Tsutomu Takahashi / Kodansha Ltd. Edition française : «Bakuon Rettô», Kana 2008-2012 Vol. 7 p.30

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La longue séquence qui ouvre le septième volume de la série les accompagne ainsi dans l’une de leurs virées nocturnes, formant une marée lumineuse qui déboule dans les grandes avenues désertes et ne saurait connaître aucune entrave, allant promener le rugissement de leurs motos jusqu’au milieu des buildings en construction du côté de Shinjuku, haut lieu de la finance en devenir. Ce voyage sans véritable destination finira par amener Takashi devant son ancienne école – l’occasion de revenir sur cette autre vie déjà oubliée, et de constater le chemin parcouru.

Mais la chevauchée peut parfois prendre un tour dramatique – et lorsque les moteurs se taisent et que retentissent les sirènes, la ville redevient inhospitalière. En plein jour, les petites rues du quartier continuent à prétendre à la normalité dominante, affichant une indifférence tranquille que seule vient troubler cette flaque de sang au coin d’un carrefour. Lorsque notre petit groupe cherche à aller voir leur camarade accidenté, la ville se fait distance – lenteur canalisée des trains de banlieue, trajets interminables que l’on fait au pas de course, poussé par l’urgence de ne pas arriver trop tard... avant de se retrouver confronté à l’irrémédiable.On essaie, tant bien que mal, de conserver une certaine fierté dans le deuil. Mais le trajet du retour est une lente agonie, alors que Takashi ramène le «gorilla» de Manion – un trajet d’autant plus long qu’il le pousse à ses côtés, comme s’il était impensable qu’il montât sur le destrier d’un autre. En guise d’élégie, une promesse faite devant les arches du shûto (p.209), puis ce graffiti taggué devant l’entrée de l’ancienne école. De la manière la plus cruelle, Takashi est devenu un homme.

Takahashi TsutomuNé le 20 septembre 1969. Débute en 1989 dans les pages du magazine Morning.

Bibliographie indicativeJiraishin / Kôdansha (1992-2000)ALIVE / Shûeisha (1999) – Génération Comics (2005)Tetsuwan Girl / Kôdansha (2000-2002)Sky High / Shûeisha (2001-2011) – Génération Comics (2006)Blue Heaven / Shûeisha (2002-2003) – Génération Comics (2005)Bakuon Rettô / Kôdansha (2002-) – Kana (2008-)SIDOOH / Shûeisha (2005-2011) – Génération Comics (2007-)

Arai Hideki - The World is Mine

On pourrait imaginer que le choix de ce titre, «The World is Mine» (en anglais dans le texte), relèverait de ces petites affèteries dont la pop-culture japonaise raffole, trouvant dans l’emprunt étranger juste ce qu’il faut de «coolitude» pour prendre la pose. Il n’en est rien – et à la lecture du magnum opus d’Arai Hideki, il devient rapidement évident que cette déclaration est à prendre au pied de la lettre. Sans s’embarrasser de politesse et sans plus d’égard pour les conventions sociales, ses personnages mordent dans la vie à pleines dents, et s’emparent de ce qu’ils jugent leur être dû. «Le monde m’appartient», et peu importent les moyens.

Au cœur de ce récit à déconseiller aux âmes sensibles, se trouvent les trajectoires convergentes de deux forces de la nature. D’un côté Mon-chan, homme sauvage (jusque dans sa pilosité) aux appétits démesurés, infatigable et sans scrupules, qui traîne dans son sillage Toshi, poseur de bombe génial terriblement mal dans sa peau. De l’autre, Higumadon, créature dont on ne connaît que les traces (gigantesques et sanglantes) qu’elle laisse sur son passage. De leur origine, on ne saura rien – il suffit de constater que l’un et l’autre nous apparaissent émergeant des profondeurs, jaillissant d’une mer certainement primordiale. Entre la mer du Japon du côté d’Ishikawaken, et le détroit de Tsugaru (qui sépare Honshû, l’île principale, d’Hokkaidô), l’arrivée sur scène des deux protagonistes délimite d’emblée l’espace où va se dérouler l’histoire, dans un jeu d’allers-retours rythmé par les frasques de l’un, et les apparitions aussi fugaces que létales de l’autre. Bienvenue dans ce Japon du Nord froid et encore couvert de forêts, où l’on parle un dialecte si difficile à comprendre qu’on en vient à le sous-titrer à la télévision.

Ce n’est qu’à la vingt-cinquième page de ce récit que la ville apparaît enfin – rupture nette avec ces visions de nature (quand bien même elle serait de dimension hors normes), pour retrouver les buildings illuminés dans la nuit de Shinjuku. Ici, pas de faux-semblants : durant ce court passage par la capitale, ce sont tous les lieux (réels) de pouvoir que l’on vient visiter (Ginza, Yûrakuchô, la Tôkyô Tower et Shinjuku), Toshi semant derrière lui les bombes comme un Petit Poucet pyromane. Quand l’infernale cavale reprend, on se retrouve à en suivre le déroulement par le menu – itinéraire précis, fait de directions, de péages, d’autoroutes et de bretelles d’échangeurs (vol.1 pp.63-66; pp.143-147, en se débarrassant en prime d’une voiture; pp.151-153). Signes des temps, la géographie de l’archipel se déploie à vive allure – le monde flottant des samouraïs en errance étant désormais remplacé par une spatialité connue et dûment établie.

Plus leur périple les amène loin de Tôkyô, et plus la nature reprend ses droits. Météo peu amène, forêts inviolées, campagnes désertes – jusqu’à Toshi qui, petit à petit, s’affirme et prend son indépendance. Lors de sa confrontation avec le commissaire Shiomi, ce dernier lui déclare avec gravité : «si tu ne respectes pas les règles de la société, tu cesses d’être humain». Mais Shiomi ne se rend pas compte qu’il fait partie des perdants, et que les sacrifices accordés

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à un travail dévorant ne seront jamais récompensés. Au contraire, l’ensemble du récit se met au diapason de ce lent déclin de la civilisation, voyant progressivement toute une galerie de personnages barbares monopoliser le devant de la scène : un commissaire vulgaire, un chasseur professionnel, un journaliste obsédé, un premier ministre cynique et sans scrupules et un président des Etats-Unis érotomane.

Avec The World is Mine, Arai craquèle le vernis de la société pour révéler la laideur brute qui demeure en-dessous. Dans cette histoire de bruit et de fureur, la violence n’est jamais idéalisée, mais toujours montrée dans ses effets les plus viscéraux – du sang et des larmes, de la douleur et du désespoir, sur fond de destruction souvent totale. Les réponses apportées aux demandes en apparence incongrues de Toshi (réclamant en substance un monde meilleur) ne font que confirmer la dureté de ce monde gouverné par les prédateurs. «Quand le Japon est-il devenu comme cela ?», se demande une vieille dame, secouant la tête à la lecture des gros titres. Peut-être qu’il l’a toujours été, comme en témoignent ces petites vignettes peu reluisantes qui viennent régulièrement illustrer la réalité de la société japonaise, dans ses travers, ses mensonges et ses vices.

Si la nature est bien présente, sous la forme de forêts profondes et d’étendues neigeuses, la ville est toujours là, familière et immuable. Du nord au sud de l’archipel, ce sont toujours les mêmes bâtiments que l’on retrouve, les mêmes rues, les mêmes paysages urbains... les mêmes enseignes. De plus, alors que l’archipel s’étend sur plus de trois mille kilomètres, le réseau de transports en commun a réduit les distances – et la tradition de ramener des «omiyage» (petits cadeaux) du moindre des voyages apparaît souvent comme l’exploitation ouvertement commerciale d’un régionalisme artificiellement valorisé. On pense alors à ces petites figurines d’Hello Kitty, disponibles en plus de 850 variations différentes (listées sur le site officiel: http://gotochikitty.com/goods/gotochi.html) qui entretiennent finalement l’idée d’uniformité sous des dehors colorés et pittoresques.

Dans le Nord du Japon, la météo est plus hivernale, le froid plus présent, mais ce ne sont en définitive que des marques d’exotisme toutes relatives : on est ailleurs, tout en restant toujours au même endroit. La juxtaposition des différentes villes au cours de la narration (dans une sorte de multiplex, comme celui auquel les médias nous ont habitués les soirs d’échéance électorale) ne fait que souligner cette uniformité – comme s’il n’y avait pas des villes, mais une seule, qui s’étendrait sur des kilomètres sans jamais s’arrêter. Une ville-organisme, que l’on arriverait jamais à vraiment quitter. En fait, rien d’autre que cette ville que l’on peut apercevoir lorsque l’on emprunte le Shinkansen et que défile, de l’autre côté de la fenêtre, un paysage urbain ininterrompu.

Arai HidekiNé le 15 septembre 1963, il débute en 1989 avec son récit «Hachigatsu no Hikari» publiée dans Gekkan Afternoon, qui reçoit le 19ème Prix Chiba Tetsuya pour l’Excellence des Jeunes Talents.

Bibliographie indicativeMiyamoto kara Kimi e / Kôdansha (1990-1994)Itoshi no Irene / Shôgakukan (1995-1997)The World is Mine / Shôgakukan (1997-2001) – Sakka (2005-2008)Sugar / Kôdansha (2001-2004)Ki-ichi! / Shôgakukan (2002-2006) – Delcourt (2003-2008)RIN / Kôdansha (2005-2006)Ki-ichi vs / Shôgakukan (2007- )

Extraits :Vol. 1 pp.92 ; Vol. 2 p.20 ; Vol. 5 p.62 ; Vol. 6 p.158 ; Vol. 7 p.5 ; Vol. 10 pp.134-135 ; Vol. 12 p.76 ; Vol. 13 p.59

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Harold Sakaguchi – Beck

Mesurés à l’aune des habitudes éditoriales franco-belges, les rythmes de parution de l’industrie du manga au Japon ont de quoi forcer l’admiration, et ont été pendant longtemps un argument pour remettre en question la qualité d’une production forcément industrielle. Et, aujourd’hui encore (et malgré le succès incontesté du manga dans le monde lors de la décennie passée), l’accusation de «travail bâclé» n’a toujours pas été complètement récusé dans l’esprit de certains détracteurs.

On a d’ailleurs souvent stigmatisé la situation des auteurs des hebdomadaires (le Shônen Jump emblématique en tête), sommés de produire pas moins de 16 pages par semaine – mais il faut reconnaître que les contributeurs des mensuels ne sont pas forcément mieux lotis. Ainsi, entre février 2000 et mai 2008, la série Beck de Harold Sakuishi (épaulé par ses quatre assistants) a assuré avec une régularité d’horloge sa contribution au Gekkan Shônen Magazine – une moyenne de 65 pages par mois sur 102 livraisons consécutives, ne s’octroyant qu’une unique respiration (à l’occasion d’une livraison scindée en deux parties qui constituent les chapitres 88 et 89). Face à un rythme aussi soutenu, et dans un récit qui fait la part belle à ses personnages, on imagine bien les stratégies d’économie qui peuvent toucher le traitement des décors : recours appuyé aux ressources photographiques, ou simplification à l’extrême (jusqu’à l’effacement), à moins que l’on ne s’autorise un recyclage pur et simple de cases déjà réalisées.Ainsi, tout au long des 34 volumes publiés de Beck, on trouve bien quelques exemples de réutilisation – comme l’image de cette rue, de nuit, que l’on retrouve à plusieurs reprises (chapitres 20, 22, 46, 54 et 75), et dont la valeur est alors simplement illustrative. Cependant, Harold Sakuichi n’hésite pas à s’appuyer sur ce qui pourrait n’être qu’un mal nécessaire, pour en faire un élément participant pleinement à sa narration.

Véritable «bildungsroman» se déroulant dans le milieu de la musique, Beck s’attache à tracer la trajectoire du jeune Koyuki, adolescent en devenir se retrouvant presque par la force des choses le guitariste du groupe qui donne son titre à la série. Au fil de ce récit de plus de 6500 pages, Koyuki va être appelé à grandir, à la fois en tant qu’artiste à la découverte de son talent, mais également en tant qu’homme – que ce soit dans son rapport aux autres, ou dans sa relation amoureuse avec Maho. Débuts mal assurés et tensions de groupe, concerts ratés et galères diverses, manigances des maisons de disques et tragédies humaines, autant d’étapes et d’épreuves qu’il faudra affronter pour réaliser son rêve. Et, ponctuant cette longue route, émerge la présence forte de quelques lieux récurrents, qui «ancrent» le récit et dont l’introduction (ou le rappel) se fait toujours à l’aide de la même image.

Au premier plan, on notera ces trois lieux symboliques importants : la maison de Koyuki, espace intime de ses questionnements personnels ; la baraque du club de pêche, lieu de réunion du groupe où vont également s’exprimer les tensions ; et enfin, la scène du Greatful Sound Festival, lieu de réalisation et d’existence aux yeux du monde. Trois lieux qui sont, de très loin, les plus présents dans le récit, et que l’on finit par identifier aisément : le haut de la façade de la maison (avec son toit caractéristique), l’entrée du club (mais aussi la vue du petit lac carré à l’arrière), et enfin la grande scène avec son écran géant. Non content de correspondre aux trois facettes du personnage principal (intime, social et public, en quelque sorte) ce sont également trois lieux que seule Maho viendra investir, chacun recueillant également une étape importante dans la progression de leur relation amoureuse : la première nuit passée ensemble (en tout bien tout honneur, mais néanmoins un début d’intimité partagée) dans la maison de Koyuki ; le premier baiser échangé au Greatful Sound festival ; et enfin la première consommation de leur relation dans la baraque du club de pêche.

L’utilisation d’une image iconique pour introduire chaque lieu (agissant comme une sorte de « sas » narratif) s’étend à d’autres lieux importants du récit, comme c’est le cas pour les salles de concert japonaises avec leur façade – notamment le Marquee, le Solid Hall et le Suzi. Il faut également souligner la place toute particulière de l’aéroport de Narita – l’entrée du terminal international se voyant presque systématiquement utilisée comme «porte symbolique», pour le départ vers l’étranger... ou le retour au pays. A l’opposé de ces ancrages rassurants dans une géographie familière, on notera que le long «road show» du groupe aux Etats-Unis (qui s’étire sur les chapitres 35 à 42) évolue au contraire dans un flux constant – sans aucun lieu récurrent pour servir d’ancrage. La même approche se retrouve d’ailleurs, à moindre échelle, pour le séjour à Londres des héros du récit (chapitres 61, et 76-77).

Harold SakuishiPseudonyme de Sakuishi Takahiro, né le 16 mars 1969. Il reçoit en 1987 le 17e Prix Chiba Tetsuya pour l’Excellence des Jeunes Talents.

Bibliographie indicativeGorillaman / Kôdansha (1988-1992)Savannah no Hyena / Kôdansha (1994)Bakaichi / Kôdansha (1995)Stopper Busujima / Kôdansha (1996-1998)Beck / Kôdansha (1999-2008) – Delcourt (2004-2010)7-nin no Shakespeare / Shôgakukan (2010-)

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La topographie fantasmée de Tôkyô

«La ville dont je parle (Tôkyô) présente ce paradoxe précieux: elle possède bien un centre, mais ce centre est vide.» (Roland Barthes, in «L’empire des signes», Editions du Seuil, collection Points  (Série Essais), 2007, p.47)

A quarante ans de distance, la célèbre formule de Roland Barthes reste toujours avérée - il suffit pour cela d’arpenter la grande esplanade déserte qui s’étend devant les jardins privés du Palais Impérial. Dans un pays où l’espace est une denrée rare, elle constitue une oasis étrange, où le bourdonnement de la capitale ne parvient qu’étouffé, où le temps semble passer à un autre rythme. Et pourtant, à quelques centaines de mètres de là, de l’autre côté de la lisière des buildings en rangs serrés du quartier de la grande gare de Tôkyô, la ville reprend ses droits.

A ce centre vide répond en fait un cercle – celui du parcours de la Yamanote, ligne du métro symbolique à bien des égards. Tout d’abord, dans ce nom qui rappelle les anciennes divisions d’Edo, partagées entre les terres intérieures à flanc de colline (Yamanote, «vers la montagne»), et la ville basse («shitamachi») gagnée sur les marais. A cette répartition géographique correspond également une organisation sociale et administrative – dignitaires et vassaux du shogun en haut, artisans et commerçants en bas.Matérialisation moderne de cette séparation historique, la Yamanote est plus que toute autre la ligne qui rythme le quotidien de Tôkyô. Jugez plutôt : près de 35 kilomètres de circonférence pour un circuit d’une heure tout juste, plus de 300 trains par jour dans chaque sens ; desservant Shinjuku et Ikebukuro, les deux gares les plus fréquentées au monde (avec respectivement 3,64 millions et 2,71 millions de voyageurs quotidiens) et jouant donc un rôle essentiel de distribution au sein de l’immense réseau ferré de la capitale nipponne – sur les 29 stations de son parcours, seules deux (Shin-Okûbo et Mejiro) ne proposent pas de correspondance vers d’autres lignes.

Plus encore que cet aspect de plaque tournante ferroviaire, la Yamanote s’impose comme une artère unique irrigant la plupart des lieux de pouvoir de la capitale et enserrant les autres dans son parcours : la presse à Ôtemachi, le politique à Nagatachô, la finance à Shinjuku, la mode à Shibuya, les arts à Ueno ... l’international à Yurakuchô et le religieux à Asakusa, peut-être ? C’est donc sans surprise que lorsqu’en 1991 le gouvernement métropolitain de Tôkyô (pouvoir administratif) déménagea, ce fut pour quitter l’ancien quartier de Marunouchi (non loin de la gare de Tôkyô) à l’Est, pour aller rejoindre les gratte-ciels de Shinjuku à l’Ouest – opérant une demi-révolution autour de ce centre vide, en restant sur le trajet de la fameuse ligne.

Son importance dans la structuration de l’espace est telle que l’on en viendrait presque à oublier que Tôkyô est constituée de vingt-trois arrondissements. Dans les faits, les cartes semblent toujours se concentrer sur le centre, sur ces huit arrondissements que la Yamanote traverse : Minato, Shibuya, Shinjuku, Toshima, Bunkyô, Taitô et Chûô, regroupés autour de Chiyoda. Alors que son tracé aurait plutôt la forme d’un grain de riz vertical de douze kilomètres sur six, on continue à lui préférer une vision idéalisée (le métro de Tôkyô, comme celui de Londres, a depuis longtemps adopté un plan schématique, destiné à souligner les connexions entre les différentes lignes, à l’opposé du métro de Paris et son plan géographique), sous la forme d’un cercle parfait – établissant une sorte de d’autonomie, renforçant une impression de finitude et repoussant tout le reste à l’extérieur.

Dans une ville ou 80% des trajets domicile-travail sont assurés par le train, la cartographie de Tôkyô s’écrit donc au fil de son réseau ferré – donnant aux espaces s’étendant entre les stations des allures de no man’s land. Les rues ne portant pas de noms, on s’oriente alors au gré des lieux de rendez-vous (non pas uniques et personnels, mais collectivement établis), généralement situés à l’ombre de ces bâtiments souvent extravagants que l’enthousiasme architectural fait fleurir depuis deux ou trois décennies. On pourrait presque en établir la liste, gare par gare : Hachikô à Shibuya (à moins qu’on ne lui préfère le 109) ; l’écran du Studio Alta à Shinjuku (de l’autre côté de l’ancien My City, désormais Lumine)

BECK ©Harold Sakuishi/Kodansha Ltd. Edition française : «Beck», Delcourt 2004-2010 Vol. 33 p.135

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; la masse imposante du Big Box à Takadanobaba ; les statues d’Ikebukuro (au choix : la petite chouette, ou les deux danseurs) ou le Sunshine City ; l’Almond Café du côté de Roppongi ; etc.

Sans surprise, on retrouve cette topographie particulière dans la manière dont les manga s’emparent de la capitale – ne faisant que confirmer à ces lieux emblématiques un statut d’icône déjà largement établi par le regard de la télévision. On y retrouve alors les lignes de force esquissées plus haut, et portant chacune une part de « mythologie », pour rester en compagnie de Roland Barthes : la Tôkyô Tower ou l’immense structure de la Mairie (dessinée par l’architecte Kenzo Tange) symboles de la capitale, la Diète incarnant le pouvoir politique, le Tôkyô Dome représentant le summum des scènes de spectacle, ou encore le Rainbow Bridge en emblème d’une certaine démesure ... A l’inverse, on cherchera en vain les paysages urbains situés hors de la capitale qui seraient porteurs de valeurs semblables. En fait, à l’exception du Kôshien (le stade de baseball de Kôbe, célèbre pour les tournois scolaires qui s’y déroulent), il s’agit le plus souvent d’établir une sorte d’exotisme et de pittoresque – témoin l’évocation occasionnelle du coureur Glico à Dôtombori, à moins que l’on ne lui préfère le crabe géant animé qui se trouve non loin, deux manières de signifier rapidement l’éloignement d’Osaka. De fait, on observera souvent un traitement similaire pour les portes symboliques que sont l’aéroport de Narita (tourné vers l’international) ou la grande gare de Tôkyô (forcément domestique). Et d’une certaine manière, c’est l’ensemble du Japon qui en vient à graviter autour de sa capitale, dans un jeu de cercles concentriques imbriqués – la circonférence parfaite et idéalisée du trajet de la Yamanote prenant alors la dimension, sinon de tout un monde, du moins d’un pays. Un pays dont le drapeau porte, étrange coïncidence, un disque en son centre...

Shinjuku : Le clan des Tengu (Kuroda Io) Vol. 1 p.16 ; Vol. 3 pp.130-131 / The World is Mine (Arai Hideki) Vol. 6 p.108 / Coq de Combat (Hashimoto Izo & Tanaka Akio) Vol. 3 p.194  ; Vol. 5 p.212 / Bakuon Rettô (Takahashi Tsutomu) Vol. 7 p34 / Ushijima, l’usurier de l’ombre (Manabe Yohji) Vol. 5 p.121 / Manhole (Tsutsui Tetsuya) Vol. 2 p.189 / Angel Heart (Hôjô Tsukasa) Vol. 1 p.3 / City Hunter (Hôjô Tsukasa) Vol. 2 p.135 ; Vol. 4 p.92 / Seizon Life (Fukumoto Nobuyuki & Kawaguchi Kaiji) Vol. 1 p.143 / Dragon Head (Mochizuki Minetarô) Vol. 8 p.209 / MPD-Psycho (Otsuka Eiji & Tajima Sho-u) Vol. 4 p.132 ; Vol. 6 p.49; Vol. 8 p92-93; 126 / I ‘’s (Katsura Masazaku) Vol. 11 p.41

Shibuya :The World is Mine (Arai Hideki) Vol. 10 p.205 / Beck (Harold Sakuishi) Vol. 33 p.135 / REAL (Inoue Takehiko) Vol. 9 p.13 / City Hunter (Hôjô Tsukasa) Vol. 3 p.62 / MPD-Psycho (Otsuka Eiji & Tajima Sho-u) Vol. 10 p.8 ; Vol. 12 p.52 / Rose Hip Zero (Fujisawa Tooru) Vol. 3 p.130 / I ‘’s (Katsura Masazaku) Vol. 6 p.53 ; Vol. 10 p.48

Tôkyô Tower :Detroit Metal City (Wakasugi Kiminori) Vol. 2 p.79 / The World is Mine (Arai Hideki) Vol. 1 p.54; Vol. 6 p.122 / Coq de Combat (Hashimoto Izo & Tanaka Akio) Vol. 7 pp.54-55 / Paradise Kiss (Yazawa Ai) Vol. 2 p.80 / Rose Hip Zero (Fujisawa Tooru) Vol. 3 p.129

Diète :The World is Mine (Arai Hideki) Vol. 3 p.59 / 20th Century Boys (Urasawa Naoki) Vol. 5 p.77 / MPD-Psycho (Otsuka Eiji & Tajima Sho-u) Vol. 8 pp.92-93

Rainbow Bridge :Coq de Combat (Hashimoto Izo & Tanaka Akio) Vol. 7 p.135 / Ushijima, l’usurier de l’ombre (Manabe Yohji) Vol. 12 p.53; pp.184-185Tôkyô Dome :The World is Mine (Arai Hideki) Vol. 10 p.214 / Coq de Combat (Hashimoto Izo & Tanaka Akio) Vol. 7 p.172 / 20th Century Boys (Urasawa Naoki) Vol. 1 p.168

Tôkyô Station :Beck (Harold Sakuishi) Vol. 8 p.22 / REAL (Inoue Takehiko) Vol. 3 p.25 / I ‘’s (Katsura Masazaku) Vol. 11 p.163

Harajuku :Beck (Harold Sakuishi) Vol. 12 p.19 / Akira (Otomo Katsuhiro) Vol. 3 p.12 / MPD-Psycho (Otsuka Eiji & Tajima Sho-u) Vol. 6 p.96 ; Vol. 10 p.123

Narita :Beck (Harold Sakuishi) Vol. 12 p.125 / Gokinjo, une vie de quartier (Yazawa Ai) Vol. 7 p.108 / MPD-Psycho (Otsuka Eiji & Tajima Sho-u) Vol. 6 p.110

Osaka :Beck (Harold Sakuishi) Vol. 17 p.64 / 20th Century Boys (Urasawa Naoki) Vol. 3 p.79

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Chaos urbain : Scènes de destruction

Il y a un peu plus de vingt ans, les manga faisaient leur premiers pas sur le marché Français. Akira, alors diffusé par Glénat en kiosque, paraissait chaque mois, petits fascicules couleur à couverture souple que l’on dévorait à toute vitesse.

Tout y était à redécouvrir – le langage d’une bande dessinée redoutablement efficace, les conflits entre des personnages résolument uniques, et enfin tout un riche terreau culturel qui ne cachait pas son origine : dépaysement dans les lieux (ce Néo-Tôkyô futuriste), dans les noms (Kaneda, Tetsuo...), mais aussi dans les thématiques et une approche bien particulière de la science-fiction. Le plus marquant résidait peut-être dans le début de ce récit, qui s’ouvrait sur une vue de l’espace avec une spirale nuageuse, et ce commentaire à la froideur toute documentaire : « Le 6 décembre 1992, à 14h17, une bombe d’un type encore inconnu explosa au-dessus des principales villes du Japon. » S’ensuivaient deux doubles-pages sur lesquelles une explosion étrange (une sphère noire, apparemment dévorante) marquait le début d’une guerre mondiale en forme d’Apocalypse. « Et puis, le monde commença à renaître de ses cendres... »

Que l’un des premiers contacts avec la bande dessinée japonaise se fasse sous les auspices d’une bombe dévastatrice n’a sans doute pas été sans conséquence. Et de fait, on a tôt fait d’évoquer l’importance supposée du traumatisme des deux explosions nucléaires de 1945 dans l’imaginaire japonais. Pourtant, il faut reconnaître que les références explicites sont plutôt rares au sein d’une production de manga pléthorique – à tel point que le Gen d’Hiroshima de Nakazawa Keiji revient systématiquement en exemple... en compagnie d’Akira.

AKIRA©Mash Room Co. Ltd. Tokyo/Kodansha Ltd. Tokyo - Edition française : «Akira», Glénat 1999-2000 - Vol. 3 pp.250-251

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Si à la suite du séisme qui a secoué le Nord du Japon le 11 mars 2011, le spectre d’une catastrophe nucléaire a plané au-dessus de la centrale de Fukushima, les images qui restent dans les mémoires sont surtout celles du déchaînement des forces de la nature -- comme cette grande vague couleur terre emportant tout sur son passage (automobiles, bateaux, maisons) venant s’échouer presque à regret au pied d’une autoroute surélevée.

Sans aucun doute, les catastrophes naturelles font partie de la vie des Japonais – il suffit de tourner son regard vers Kagoshima, localité du Kyûshû de plus de 600 000 âmes, qui vit à l’ombre du Sakurajima, volcan en activité dont les grondements et les éructations fréquentes rythment les saisons. Tout naturellement, on constatera également que des mots comme « tsunami » ou « typhon » trouvent leur racine dans la langue japonaise. Situé sur une zone de subduction (avec pas moins de quatre plaques tectoniques impliquées), l’archipel nippon est une zone particulièrement agitée : on y enregistre plus de quatre séismes quotidiens en moyenne, on y recense plus d’une centaine de volcans en activité avec pas moins de onze éruptions franches depuis 2000 – sans compter la trentaine de typhons qui viennent caresser les côtes japonaises chaque année. Vivre au Japon c’est aussi, d’une certaine manière, accepter de se soumettre aux éléments.Tôkyô en 1923, Kôbe en 1995, et désormais Sendai en 2011.

Violence Jack de Nagai Gô (1973-1974), Survivant de Saitô Takao (1976-1978), Dragon Head de Mochizuki Minetarô (1995-2000), Spirit of the Sun de Kawaguchi Kaiji (2002-2008) ou encore Tôkyô Magnitude 8.0 (Kanojo wo mamoru 51 no hôhô soit littéralement « 51 manières de la protéger », 2006-2007) de Furuya Usamaru – les années passent, et la menace du « Big One » demeure, encore et toujours, la destruction de la ville (symbole de la civilisation) débouchant immanquablement sur un retour à l’état de barbarie. Parfois l’occasion de mettre en exergue les défauts d’une société lisse et ordonnée en apparence, les catastrophes naturelles viennent généralement questionner la résilience d’un peuple. Cela qui explique peut-être l’importance du genre post-apocalyptique, beaucoup moins développé ailleurs. Survivre, endurer, reconstruire.

Enfin, au-delà de ces épreuves qui relèvent d’une forme de fatalité, le Japon entretient une certaine fascination pour les poseurs de bombes et autres tueurs en cavale, bien qu’il soit l’un des pays les plus sûrs au monde. Explosions spectaculaires, guerres des gangs à grande échelle, villes mises à feu et à sang, c’est un peu comme si l’on jouait à se faire peur -- comme si, à nouveau, l’on s’inquiétait que le vernis de la civilisation vienne subitement à se craqueler. Jouant à le faire voler en éclat avec une jubilation perceptible, The World is Mine d’Arai Hideki fait figure d’exception dans une production généralement plus modérée dans son approche. Témoin la vague des adolescents géniaux (et parfois criminels) lancée par Death Note de Ohba Tsugumi et Obata Takeshi, et poursuivie par Bloody Monday et consorts, où finissent par surtout prévaloir les empoignades cérébrales et alambiquées des protagonistes. Plus insidieux peut-être, le MPD-Psycho du duo Otsuka Eiji et Tajima Sho-u met en scène un personnage principal à personnalité multiple (et au passé trouble) en prise avec une secte/société secrète aspirant à déclencher l’Apocalypse.

Enfin, comment ne pas mentionner ces dystopies radicales qui, à l’instar d’un Battle Royale (de Takami Kôshun) ou d’Ikigami, préavis de mort (de Mase Motoro), imaginent une société régie par un processus d’élimination étatique et rationnalisé. La violence se fait plus souterraine, se situant tout autant dans l’injustice profonde du système que dans les actions des personnages qu’ils contraignent, parfois, à l’impensable.

D’un extrême à l’autre, des aléas incontrôlables des éléments naturels, aux systèmes impitoyables d’une société parfois (in)humaine, en passant par les éclats d’une violence qui pourrait à tout moment éclater, le Japon aime à se mettre à l’épreuve. Et, peut-être, se convaincre que quoi qu’il advienne, il y survivra.

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Le manga dans la ville

En 1986, Frederik Schodt publiait Manga! Manga! The world of Japanese comics, et faisait découvrir pour la première fois la richesse de cet univers alors insoupçonné. Dix ans plus tard, il récidivait avec Dreamland Japan, qui venait compléter le panorama historique et thématique en y apportant une dimension économique des plus vertigineuses. L’archipel nippon y apparaissait comme une sorte d’Eldorado de la bande dessinée, peuplé de lecteurs aussi nombreux que voraces. Deux images en particulier sont restées dans les esprits: tout d’abord, le tirage faramineux du Shônen Jump de l’époque (à plus de six millions d’exemplaires hebdomadaires), emmené par la popularité retentissante du Dragon Ball de Toriyama Akira ; et puis le récit édifiant de la genèse du Sailor Moon de Takeuchi Naoko, où l’art du marketing-mix était à l’œuvre pour un succès commercial savamment programmé. Illustrées par les deux séries les plus emblématiques de l’époque à l’étranger, on y trouvait ainsi les deux aspects qui, aujourd’hui encore, semblent résumer le marché japonais : en premier lieu un marché de consommation de masse, mais également une industrie éditoriale sans pitié, où les séries vivent et meurent au rythme des enquêtes de popularité.

Depuis, la connaissance du Japon progressant, cette vision radicale s’est vue corrigée et quelque peu atténuée. Non seulement le système éditorial y fait preuve de plus de pragmatisme (le véritable juge de paix restant, comme ailleurs, les ventes), mais de plus on a finit par reconnaître que la situation que l’on y observait n’était pas l’apanage du Japon, et que la quasi totalité des « industries culturelles » présentaient elles aussi leur part de « produits commerciaux », sans pour autant que cela sonne le glas des œuvres d’auteurs. Cependant, il reste indéniable que le poids du manga au sein du marché de l’édition japonais est sans aucune mesure avec celui que l’on peut connaître en Occident (près d’un quart au Japon avec 23,4% du marché de l’édition en valeur, contre tout juste 6,4% en France et 2,2% aux Etats-Unis). Cette importance ne date d’ailleurs pas d’hier, et se retrouve dans les nombreuses adaptations et déclinaisons que les séries les plus populaires ont pu rencontrer dès les années 30 (avec des œuvres comme Norakuro), et redoublant d’effort après-guerre. Aujourd’hui, les manga apparaissent comme une source d’inspiration populaire comme une autre, et on les retrouve régulièrement sur le petit écran, que ce soit en version animée ou dans une adaptation en « drama », le format de série télévisée local.

©Hikari Production.Kobe Tetsujin Project, 2012

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Bien avant que le Ministère de la Culture ne décide de s’appuyer sur la notoriété internationale de Doraemon pour en faire son ambassadeur, le manga a existé en dehors de ses pages, prenant sa place dans la vie quotidienne (et parfois dans la ville) des Japonais.

On pourrait ainsi évoquer Kochira Katsushita-ku Kameari-Kôen-mae Hashutsujo (« Ceci est la station de police devant le parc de Kameari de l’arrondissement de Katsushika ») – derrière ce titre interminable se cache la série de manga qui détient le record du nombre de volumes, comptant pas moins de 177 tomes à fin 2011. Depuis septembre 1976 et avec une régularité exemplaire, Akimoto Osamu poursuit chaque semaine les aventures comiques de Ryô-san, ilôtier tire-au-flanc et souvent sans le sou, dont les combines abracadabrantesques destinées à lui apporter rapidement la fortune connaissent systématiquement un échec spectaculaire. Série extrêmement populaire (ses ventes dépassent les 150 millions d’exemplaires dans l’archipel), « Kochi-Kame » propose également, en filigrane, une grande fresque de l’évolution de la société japonaise (et de ses lubies diverses) durant les quatre décennies passées, et a rendu célèbre un quartier de Tôkyô tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Si l’endroit où est censé se trouver la station de police en question est en fait un terrain en friche, son modèle se situe sur le côté nord de la gare de Kameari, non loin du Kameari-Kôen du titre. Et depuis février 2006, une statue taille réelle de Ryô-san se dresse devant la gare de Kameari. Aujourd’hui, ce ne sont pas moins de 11 statues de divers personnages que l’on peut croiser dans le voisinage.

D’autres hommages du même ordre se trouvent ailleurs dans l’archipel. On peut ainsi évoquer le petit Atom (Astroy Boy en français) qui accueille les voyageurs à la sortie de la gare de Kyôto, et indique la direction du «Tezuka Osamu World» situé non loin. Moins ouvertement commerciale et autrement plus ambitieuse, la Mizuki Shigeru Road a été inaugurée en 1993 à Sakaiminato (dans la province de Tottori), ville natale du manga-ka récompensé en 2007 par le prix du meilleur album au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême pour NonNonBâ. Outre le musée qui lui est consacré, la fameuse rue se compose de pas moins de 139 statues de bronze représentant les yokaï, ces esprits japonais chers à Mizuki.

Plus monumental encore, le projet un peu fou de construire à Kôbe une version «grandeur nature»du robot géant Tetsujin 28-go (créé en 1956 par Yokoyama Mitsuteru) est devenu réalité à l’automne 2009 – et depuis, les promeneurs se retrouvent à l’ombre de la statue de 18 mètres, qui assure sans faillir la protection de la gare tranquille de Shin-Nagata. La même année, un autre robot géant se dressait sur la baie d’Odaiba, à Tôkyô – un RX78 Gundam à l’échelle 1:1, afin de célébrer le trentième anniversaire de la fameuse série. Ouverte au public entre juillet et septembre 2009, elle fut ensuite démontée pour être reconstruite dans la ville de Shizuoka l’année d’après. Souvent décrite comme «le Star Wars japonais» (pour son importance commerciale et ses multiples déclinaisons), la saga des Gundam avait fait ses débuts en 1979 à la demande de Bandai, afin de promouvoir sa nouvelle gamme de modèles à monter en plastique.

A l’opposé de ces célébrations de personnages bien établis où préside sans doute une part de nostalgie, le Japon a également développé toute une industrie plus éphémère autour du développement des «character goods » – ces produits à l’effigie d’un personnage dont la seule qualité étant d’être « kawaii» («adorable»), puisant dans une pop-culture largement influencée par le manga. Et, derrière Sanryo et une Hello Kitty à la renommée internationale, un certain nombre de compagnies se spécialisent désormais dans ce domaine particulier, à l’image de San-X, qui forte du succès de Tarepanda en 1998 a depuis largement étoffé sa gamme avec les Kogepan, Rilakkuma ou Afro Ken. Cette tendance ne se limite d’ailleurs pas aux peluches, sacs et autres straps de portable – le «kawaii» s’insinue partout, jusqu’à investir tous les domaines. Il n’est plus de programme de sensibilisation qui n’ait sa mascotte, de monument qui ne dispose d’une version adorable, de panneau d’avertissement qui se contenterait d’austères inscriptions pour prévenir les passants.

Enfin, il arrive parfois que l’on vienne à croiser un personnage de manga en chair et en os, à l’occasion d’un de ces cosplay (de «costume play») qui nous sont désormais familiers, grâce aux salons consacrés au manga en France ou aux Etats-Unis qui en font toujours un événement majeur de leur déroulement. Des hôtesses professionnelles des maid cafés à Akihabara aux poupées cassées que l’on retrouve le dimanche après-midi, sur le pont entre la gare de Harajuku et l’entrée du parc de Yoyogi, en passant par les salons de jeu vidéo et le Comiket (la grand’messe de la bande dessinée amateur, qui se tient deux fois par an), l’imaginaire manga s’incarne et, pour quelques instants éphémères, en prolonge un peu le rêve.

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Occidentaux

Au commencement, il y a toujours un voyage : une rencontre avec le Japon, qui laisse une telle impression qu’il devient presque impérieux d’essayer de la partager. L’exemple le plus célèbre reste bien évidemment l’enthousiasme lyrique d’un Roland Barthes racontant sa découverte de L’empire des signes il y a plus de quarante ans, signant sans doute là l’un de ses textes les plus emblématiques. Plus proches de nous, plusieurs auteurs de bande dessinée se sont laissé aller à la tentation de retranscrire leur expérience, depuis les pérégrinations nonchalantes de Florent Chavouet dans Tokyo Sanpo aux balades mélancoliques d’Emmanuel Guibert dans japonais, en passant par les tribulations amoureuses et autofictionnelles de Frédéric Boilet.

Et de raconter, d’expliquer le Japon et, plus particulièrement, son organisation urbaine et sociale, qui se retrouve alors documentée dans ses similitudes, ses différences et ses incohérences. Tous expriment, non pas l’assurance d’un guide, mais la perplexité, peut-être même devant leur propre fascination pour ce qui n’est, comme l’indique Florent Chavouet dans son introduction à Tokyo Sanpo, que « la plus belle des villes moches ». Un peu plus loin, il continue : « Le dépaysement, à Tokyo et au Japon en général, tient plutôt dans cet état d’éveil un peu con qui nous fait admirer un panneau de route tout simplement parce qu’il n’est pas comme chez nous, ou une étiquette de fruit parce qu’on ne comprend pas ce qui est écrit dessus. »

Tokyo Sanpo, 2009 – p. 125 - Florent CHAVOUET -Ed. Philippe Picquier

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Si, effectivement, la difficulté que représente l’écriture fait que, les premiers jours, la ville se dérobe jusque dans cette appréhension immédiate de son paysage et de son organisation géographique (rappelons ici que les rues n’y portent pas de nom), l’habitude et l’apprentissage du Japonais n’en dissipent pas le mystère. L’inventaire devient alors une manière de faire le point sur sa propre connaissance, identifiant les zones d’ombres et délimitant un territoire que l’on aurait conquis. Cartes, itinéraires, plans de situation sont des éléments récurrents de ces récits, comme pour mieux témoigner de la réalité rencontrée.

Au-delà des particularités du paysage urbain, c’est aussi tout un univers de panneaux et d’enseignes, d’inscriptions et de logos qui se retrouve couché sur le papier. Plus que le Japon traditionnel des geishas et des kimonos, c’est le Japon moderne du manga et du kawaii, le Japon du néon et de l’électronique que l’on célèbre. Certains auteurs repartent avec des valises pleines de ces petits personnages, d’autres y puisent l’inspiration pour leurs récits – on pense ainsi au Journal d’un fantôme de Nicolas de Crécy, ou au A.L.I.E.E.N. de Lewis Trondheim, qui portent tous deux la marque d’un voyage à Tokyo de leur auteur respectif.

Bien souvent, dans l’anonymat de cette grande ville indifférente et incompréhensible, le voyage physique se double d’un voyage intime fait d’introspection et de remise en question – l’occasion de se retrouver, à moins qu’il ne s’agisse de se découvrir soi-même. Par la force des choses, on parle peu, et les longs silences prennent des allures de méditations. La distance géographique se double d’une distance culturelle profonde, laissant chacun livré à soi-même. Pour ces Marco Polo des temps modernes, l’aventure se niche alors dans les petites galères du quotidien : Daniel Wells devant affronter sa première classe dans une petite ville de campagne (Tonoharu, de Lars Martinson), Jean-Yves Brückman enfilant les petits boulots d’assistant manga-ka (Tokyoland, de Benjamin Reiss) ou encore Florent Chavouet se retrouvant au poste pour une histoire de vélo volé... ces situations presque banales prennent pourtant là-bas des dimensions épiques ou tragi-comiques.Il apparaît que la ville est plus facile à apprivoiser que ses habitants, et quand bien même l’isolement viendrait à être pesant, c’est souvent avec méfiance que l’on considère les autres étrangers. Car, forcément, c’est l’un de ces spécimens extravertis, sans gêne, machos et pétri d’une sorte de racisme ordinaire qui surgit, et qui vient vous embringuer dans leur virée, sous prétexte que tous les «gaijins»  appartiendraient à une même confrérie et ne seraient là que pour profiter bruyamment de la naïveté de la population locale.

De manière générale, tous ces auteurs font au contraire état d’une approche respectueuse, acceptant (embrassant ?) leur rôle d’observateur qui se devrait de se fondre dans le décor et de ne rien perturber autour de lui. On emprunte les moyens de transports locaux (Fabrice Neaud comme Florent Chavouet vantant alors les vertus du vélo), on s’efforce d’apprendre quelques mots de japonais, on s’informe sur les règles de politesse en vigueur... L’humilité est de mise, et ce d’autant plus que la fascination que l’on peut ressentir à l’égard de cette société ultra-moderne est loin d’être réciproque. Animal au mieux curieux, le «gaijin» (littéralement, «personne du dehors») n’a bien souvent pour seul intérêt que de renvoyer aux Japonais le reflet de leur propre particularité.

Les années passent, et l’apprentissage continue. Les certitudes des premiers jours se craquèlent, et plus l’on en vient à découvrir le Japon, moins l’on est prompt à affirmer que «l’on sait» – un aspect que l’immensité de la ville, espace sans cesse changeant, ne fait que renforcer. Pour constater cette évolution, il suffit de mettre en regard les premières pages de Tokyo est mon jardin publié en 1997, et celles de Dans la ruelle Amour, récit paru en 2005 dans le collectif Japon. Pour le premier, Frédéric Boilet avait effectué deux séjours au Japon. Au moment où paraît le second, il est installé depuis huit ans à Tokyo. A un David Martin (alter ego plus ou moins fantasmé) sûr de lui et navigant sans encombre les ruelles tortueuses de la capitale nipponne, répond ainsi un Frédéric Boilet détaillant le tri sélectif des ordures «à la japonaise», visiblement amusé par les distinctions sans logique et pourtant essentielles qu’il a renoncé depuis longtemps à comprendre. Hier prêt à prendre possession de la ville, aujourd’hui satisfait de n’être qu’un humble Apprenti Japonais...

Bibliographie non exhaustive :Love Hotel, Benoît Peeters & Frédéric Boilet, ego comme x, 2011Tokyo est mon jardin, Benoît Peeters & Frédéric Boilet, ego comme x, 2011L’épinard de Yukiko, Frédéric Boilet, ego comme x, 2001Kyôto-Béziers, Pierre Duba et Daniel Jeanneteau, 6 pieds sous terre, 2001A Kyôto, Pierre Duba et Daniel Jeanneteau, 6 pieds sous terre, 2004Japon : Le Japon vu par 17 auteurs, Collectif, Casterman, 2005L’apprenti Japonais, Frédéric Boilet, Les impressions nouvelles, 2006Journal d’un Fantôme, Nicolas de Crécy, Futuropolis, 2007Japonais, Emmanuel Guibert, Futuropolis, 2008Tokyoland : Les aventures d’un Français au Japon, Benjamin Reiss, 12bis, 2009Tokyo Sanpo, Florent Chavouet, Picquier, 2009Tokyo Home, Cyrielle et Thierry Gloris, Kana, 2010Manabeshima, Florent Chavouet, Picquier, 2010Tonoharu, Lars Martinson, Le Lézard Noir, 2011

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La MAV est soutenue par :

Maison de l’architecture et de la villePlace François Mitterrand - 59777 Euralille03.20.14.61.16 - www.mav-npdc.com

Entrée libre du mardi au vendredi de 9h à 12h30 et de 14h à 17hLe samedi de 11h à 18hFermée entre le 24 et le 29 décembre 2012

L’exposition est soutenue par :

le parcours de l’exposition

L’exposition dresse le portrait de la ville japonaise, souvent personnage à part entière dans le manga, et s’organise autour de 5 parties largement illustrées :Anatomie de la rue japonaise : une introduction/initiation aux spécificités du paysage urbain japonais.topographie fantasmée : l’illustration de l’importance symbolique des lieux iconiques de Tokyo.la ville comme personnage : Regards d’auteurs, un focus sur le rôle de la ville et son utilisation dans l’œuvre de six manga-ka. chaos urbain : Scènes de destruction, visions de destruction de la ville, à la lumière des catastrophes naturelles qui touchent régulièrement le Japon.lueurs d’orient : De nombreux auteurs de bande dessinée ont ressenti le besoin, au retour d’un voyage au Japon, de partager leur expérience et de jouer les Marco Polo modernes.

CommissariatXavier Guilbertassisté de Stéphane Duval et Jean-Philippe Martin

CoordinationStéphane Duval, Jean-Philippe Martin et Odile Werner

Recherches documentaires/DroitsStéphane Duval, Jean-Philippe Martin et Xavier Guilbert

scénographieAtelier Smagghe

Fabrication et installationGroupe ADN

MédiationDes pieds à la tête

Identité graphiqueNokydesign