Manichéisme et religion de la beauté - Henry Corbin

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  • 8/8/2019 Manichisme et religion de la beaut - Henry Corbin

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    Manichisme et religion de la beaut

    Henry Corbin

    Mon propos1 n'est pas d'affirmer une position nouvelle concernant les origines du catharisme,la question de savoir s'il y a une filiation historique, aux traces matriellement et indiscutablementreprables, entre le manichisme et le catharisme, par une voie ou par une autre. Quelle que soit ladiscrtion que l'on s'impose relativement au dbat historique, il n'en est que plus opportun d'lever laquestion un autre plan, celui des faits spirituels en tant que tels. L, les problmes de causalit etd'influence extrieure perdent leur importance, sinon leur sens. Car ds lors, ce que l'on envisage, cesont les types spirituels et ce que les traits qu'ils ont en commun nous rvlent d'un mondesuprasensible. De ce point de vue, ceux qui depuis longtemps dj ont considr le catharisme commela forme extrme-occidentale du manichisme, ne se sont pas tromps.

    C'est la raison pour laquelle il est permis au chercheur professionnellement engag dansl'exploration de l'univers spirituel iranien, de dire ce que lui suggrent, quoi le font penser, certainsproblmes que nous posent la religion et la conception du monde des Cathares. Parmi ces problmes, il

    en est un notamment que j'eus l'occasion d'entendre traiter par des amis que leur ferveur attache auxtudes cathares, et qui soulve certaines difficults, notamment de la part de ceux qui ne partagent pasla mme ferveur. Ce problme est celui-ci : Qu'en est-il de la relation des troubadours avec le catharisme? Plus on aime souligner le lien entre manichisme et catharisme, plus il semble que la question soit urgente : qu'est-ce que la mystiqued'amour, l'extase d'adoration de la beaut humaine, peut avoir faire avec l'asctisme rigoureux du manichisme ?

    Qu'une rponse ngative semble aller de soi pour la plupart, nous rvle que chez beaucoup laconnaissance du manichisme ne dpasse pas un tat d'opinion courante qui altre, jusqu' lescaricaturer, la vision et le sens de cette religion. Or, nous disposons de textes arabes et persans de lahaute poque islamique, c'est--dire d'une poque o le manichisme tait encore vivant en Asiecentrale, textes qui nous attestent explicitement cette religion de la beaut professe par les

    Manichens.

    En prsence de ces textes, dont les auteurs connaissaient sans doute mieux que nous ce dontils parlaient, on a rpt de nos jours les mmes objections banales et inoprantes. A ces objections l'onpeut faire face par des considrations qui vaudraient galement dans le cas des troubadours, et qui sontcorrobores par leurs homologues et contemporains iraniens, soit par les adeptes de la thosophie de laLumire de Sohraward, soit par la longue ligne de soufis qui, depuis Rzbehn de Shrz au XIIesicle, ont profess la mme religion que nos Fidles d'amour.

    1 Le prsent texte est celui d'une communication donne la R.T.F. au cours du cycle d'missions consacres au

    Catharisme par Jacques Magne. Sa destination premire nous sera une excuse pour son extrme concision. Lui ajouter lesdveloppements qui eussent paru souhaitables ici, nous aurait entran en modifier la structure, et sans doute aussi altrer la densit allusive qui nous tait impose. Que le lecteur attir par la question traite ici et la recherche d'uncontexte largi, veuille bien se rfrer nos trois rcents ouvrages : L'imagination cratrice dans le soufisme d'Ibn Arabi, Paris,Flammarion, 1958; Terre cleste et corps de rsurrection : de l'Iran mazden l'Iran shiite, Paris, Buchet-Chastel, 1961; Physiologie del'homme de lumire dans le soufisme iranien(dans le vol. Ombre et Lumirepubli par l'Acadmie septentrionale), Paris, Descle deBrouwer, 1961. [Ce texte a t publi pour la premire fois dans les Cahiers du Sud, n 371, 1963.]

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    Dj l'hrsiographe, Abdol-Qhir Bagdd nous informe de l'existence d'une cole dnommeHolmnya, d'aprs le nom de son fondateur, Ab Holmn, un Iranien originaire du Frs (ob. 340/951).Cette cole professait que Dieu a pris demeure dans les tres de beaut, et dans leur ferveur, nous dit-on, ses adeptes se prosternaient devant toute apparition humaine de cette Beaut 2 (je crois bien queGrard de Nerval a consign quelque chose qui ressemble cela dans son Voyage en Orient).

    Mieux encore, un crivain du Ve sicle de l'hgire, c'est--dire de notre XIe sicle, Ab ShakrSlim, nous rfre expressment aux Manichens de Chine, de Khotan et du Tibet. Ils adorent, nousdit-il, tout ce qui leurs yeux manifeste la Beaut : lumires, eaux courantes, arbres, animaux, parce quedans tout tre beau, dans tout objet beau, la divinit de lumire a pris demeure. L'auteur emploie mmeici un terme caractristique du soufisme, en disant : dans chaque shhid, c'est--dire dans chaque tmoinde contemplation. Il en souligne la relation avec l'cole prcdente, et insinue naturellement que lesSh'ites sont pour quelque chose dans cette doctrine3.

    Enfin le grand thologien Ghazl (ob. 1111 A.D.) nous communique les mmes donnes, enprcisant qu'il s'agit des Turks d'Extrme-Orient, c'est--dire des Turks Ougours. On sait en effet queles Turks Ougours avaient adopt le manichisme et il faut souligner, car c'est leur honneur insigne,

    que leur Etat, d'une dure malheureusement phmre, fut le seul historiquement o le manichismen'ait pas t perscut. Pour eux, nous dit Ghazl, qui n'ont pas une charia (c'est--dire une Loireligieuse au sens islamique du mot), ils croient qu'ils ont un Dieu, un seigneur, et qu'il est le plus beaudes tres, et c'est pourquoi ils se prosternent devant tout tre dont la beaut est parfaite, en disant :c'est notre Dieu. Thologien islamique strictement orthodoxe, Ghazl est un peu gn en voquant ceschoses, mais il veut bien reconnatre que ceux-l sont plus prs de la vision de la Lumire que lesidoltres, parce qu'ils vnrent la beaut absolue, non pas une chose dtermine l'exclusion d'uneautre, et qu'ils vnrent la beaut naturelle, non pas une beaut fabrique de leurs mains4.

    Il peut se faire, il est mme probable, que les hrsiographes dans leur parti pris, aient exagrles traits. Nanmoins, il est un trait fondamental qui se discerne, et qui nous sera confirm par d'autres

    sources. Mais il est significatif que, nagure encore, contre ces textes parfaitement explicites, l'on ait fait valoir que rien ne saurait tre moins manichen que cette vnration dont ils parlent, voire cetteadoration professe l'gard de tous les tres de beaut. Car, nous dit-on, de beaux tres humains, debelles plantes, de splendides animaux, sont encore des corps, des tres matriels, et comme telsentirement dmoniaques (davik). La lumire divine qui investit le monde est belle, certes, mais elle estincorporelle et spirituelle, et ne se manifeste pas dans les substances matrielles 5. Voil, nous semble-t-il, le type d'objection qui, tombant parfaitement ct, embrouille irrmdiablement problmes etrecherches. Elle prend comme base d'affirmation ce qui prcisment est mis en cause.

    L'argument en effet perd totalement de vue un mode de perception simultane du mondesensible et du suprasensible qui, pour n'tre pas celui de la conscience rationnelle de nos jours, n'en estpas moins la condition indispensable pour percevoir le phnomne de la beaut dont il est question.L'argument confond implicitement la physique manichenne et la perception manichenne de laLumire, avec une physique chrtienne de l'Incarnation qui a des prsuppositions tout autres.

    2Cf. le texte cit par Hellmut Ritter, Das Meer der Seele : Mensch, Welt und Gott in den Geschichten des Fariduddn Attr, Leiden,

    1955, p. 452.3Cf. le texte de cet auteur peu connu, ibid., p. 453.

    4 Cf. le texte de Ghazl, ibid, p. 454

    5Voir l'trange lettre de W. Henning reproduite, ibid., p. 454.

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    Un premier symptme retenir, prcise en effet la diffrence l'gard de la christologieofficielle des Conciles; il s'annonce dans le schma bien connu o la christologie du manichisme estsolidaire de son anthropologie. De celles-ci on peut dire, grands traits, qu'elles prsupposent unetriple structure de l'homme : corps, me, esprit, au lieu de la rduire une dualit : me et corps. Peut-tre bien que notre dsarroi actuel, aussi bien que tout matrialisme, naf ou scientifique, a son originedans cette mutilation.

    En tout cas, sans cette triple structure, il est impossible de comprendre le rapport que la visionmanichenne institue d'une part entre celui qu'elle appelle Jsus-Eclat, le Moi de lumire, l'Espritsauveur (dont la figure alterne dans le manichisme oriental avec celle de la Vierge de Lumire, c'est--dire la Sophia), et d'autre part l'me souffrante qui est son membre et qui est la parcelle de Lumireretenue prisonnire dans les Tnbres. Un mlange, certes, mais qui n'est pas une fusion comme entrecorps matriels, car la substance de lumire ne peut se matrialiser. Et ce sont toutes ces parcelles delumire prisonnires, languissant aprs l'apparition de leur membre sauveur, que les Manichensoccidentaux, c'est--dire africains, dsignaient commeJesus patibilis, Jsus souffrant, clou pour toute ladure de cet Ain sur la croix de la Matire. Partout o se prsentent lumire, clat, couleur agrable,parfum ou sonorit dlectable, jusque dans les minraux, les mtaux et les plantes, surtout dans les

    fleurs et les fruits, les Manichens voyaient le Jesus patibilis, l'me de lumire prisonnire6. II y a l unaccord frappant avec le tmoignage recueilli chez nos crivains islamiques. Jsus est la fois la Psychsouffrante, et le Moi cleste, l'Esprit saint dont celle-l est le membre : il est la forme d'apparition de lanature lumineuse.

    Prcisment, cette notion de forme d'apparition caractrise au mieux le contraste entre cequi est thophanieet ce qui est incarnationau sens courant du mot, et c'est ce contraste, marqu par unmme terme technique (mazhar) que l'on retrouve en Islam, dans toute la thosophie du sh'isme et dusoufisme. Nous pouvons quant nous, certes, admirer, par exemple, la matire rouge d'un corps rouge.En revanche, si nous admirons une image dans un miroir, ce n'est pas la matire du miroir qui est belleet que l'on admire, mais l'image qui s'y montre. Or, l'exemple du miroir est la comparaison laquelle

    recourent traditionnellement tous nos auteurs, pour expliquer comment ils peroivent le phnomne.

    La Beaut est la lumire qui transfigure les tres et les choses, sans s'y incorporer ni s'y incarner;elle est en eux la faon de l'image irradiant le miroir qui est le lieu de son apparition. C'est pourquoil'adoration de la Beaut est celle de la Lumire manifeste travers le voile de chair prissable, sans trejamais un attribut inhrent la matire ni une qualification de la chair ou de la matire 7. La beaut estd'essence spirituelle; le phnomne de la beaut est une apparition du suprasensible. La thosophieismalienne a notamment insist sur ce point, et cela nous aide entendre un peu plus correctement lesintentions attribues aux Manichens d'Asie centrale ou orientale.

    Il est remarquable que celui des Soufis iraniens qui est peut-tre le plus reprsentatif de cettereligion de la Beaut, Rzbehn de Shrz, au VIe/XIIe sicle, multiplie les allusions ces villes d'Asiecentrale dont certains des habitants avaient, l'poque, la rputation d'une extraordinaire et surhumainebeaut8.

    6Cf. K. Kessler, in Realeneyklop, fr protestantische Theologie und Kirche, vol. XII, p. 208.7Sur cette intuition fondamentale et son contexte iranien, voir principalement notre dition de Rzbehn Baql Shrz (ob.

    606/1209). Le jasmin des Fidles d'amour(Bibliothque Iranienne, VIII), Paris, Adrien Maisonneuve, 1958, pp. 6 et 19-20 del'introduction en franais.8Cf. ibid., p. 101.

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    Un de ses ouvrages en persan, le Jasmin des Fidles d'amour, est une sorte de dialogueautobiographique o transparat chaque page ce qu'il appelle le sens prophtique de la Beaut; le soufiest en quelque sorte le prophte de la Beaut absolue.

    Et c'est par l que nous est donn comprendre comment et pourquoi, pour Rzbehn et sesdisciples, l'amour humain, bien loin de former contraste avec l'amour divin, est au contraire lapdagogie spirituelle indispensable pour accder celui-ci. Amour divin et amour humain ne seprsentent pas la faon d'un dilemme, imposant entre eux une option, comme il est de rgle pour les vocations monastiques en chrtient. C'est qu'en ralit il ne s'agit pas de deux amours diffrents,dtermins et qualifis respectivement par un objet diffrent (car Dieu n'est jamais objet), mais il s'agitde deux formes d'un seul et mme amour. De l'un l'autre, il n'y a pas transfert d'un objet humain unobjet divin; mais il y a une mtamorphose s'accomplissant dans le sujet, c'est--dire dans l'amant. C'estpourquoi Rzbehn distingue expressment entre ceux qu'il appelle les pieux dvts , les Soufisordinaires, et ceux qui sont en propre les Fidles d'amour. Chez ces derniers s'accomplit unemtamorphose du mode de perception de l'tre aim; ils sont devenus capables de percevoir l'entitomniprsente de la Lumire, c'est--dire de la Beaut : Lumire et Beaut qui sont d'ordresuprasensible.

    Nous sommes sans aucun doute en prsence d'une spiritualit qui marque une rupture dcisiveavec nos catgories courantes. Nous avons essay d'indiquer trs sommairement les racines de cephnomne spirituel. Il nous apparat que la vision manichenne de la Lumire, loin d'trecontradictoire cette perception de la Beaut, en est au contraire la prsupposition. Ds lors aussi nousentrevoyons l'intrt de ces comparaisons pour tous ceux que proccupe la signification destroubadours par rapport au Catharisme. Une signification qui, aussi bien, dborde la civilisationoccitane comme telle, puisqu'il y eut galement des Cathares dans le Nord. Et c'est pourquoil'entendront peut-tre comme une invitation repenser pour leur compte tout ce thme, tous ceux quiestiment que les problmes spirituels n'admettent ni alibi ni solution dcide d'avance par d'autres, carl'urgence de l'homme-esprit reste ce qu'elle est : ni passe ni dpasse.

    Henry Corbinmars 1961

    Editions de lHerne, 1981

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