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Manifeste de l’Hôtel Chelsea " Attendu que j’ai peint des monochromes pendant quinze ans, Attendu que j’ai créé des états de peinture immatérielle, Attendu que j’ai manipulé les forces du vide, Attendu que j’ai sculpté le feu et l’eau et que, du feu et de l’eau, j’ai tiré des peintures, Attendu que je me suis servi de pinceaux vivants pour peindre, en d’autres termes du corps nu de modèles vivants enduits de peinture, ces pinceaux vivants étant constamment placés sous mes ordres, du genre : " un petit peu à droite ; et maintenant vers la gauche ; de nouveau un peu à droite ", etc. Pour ma part, j’avais résolu le problème du détachement en me maintenant à une distance définie et obligatoire de la surface à peindre. Attendu que j’ai inventé l’architecture et l’urbanisme de l’air — bien sûr, cette nouvelle conception transcende le sens traditionnel des termes " architecture " et " urbanisme ", mon but, à l’origine, étant de renouer avec la légende du paradis perdu. Ce projet a été appliqué à la surface habitable de la Terre par la climatisation des grandes étendues géographiques, à travers un contrôle absolu des situations thermiques et atmosphériques, dans ce qui les relie à notre condition d’êtres morphologiques et psychiques. Attendu que j’ai proposé une nouvelle conception de la musique avec ma " Symphonie monotone ", Attendu que, parmi d’autres aventures sans nombre, j’ai recueilli le précipité d’un théâtre du vide, Je n’aurais jamais cru, il y a quinze ans, à l’époque de mes premières tentatives, qu’il m’arriverait un jour, brusquement, d’éprouver le besoin de me justifier — la nécessité de satisfaire votre désir de savoir les pourquoi et les comment de tout ce qui s’est passé, et les pourquoi et les comment de ce qui est encore plus dangereux pour moi, à savoir l’influence de mon art sur les jeunes générations d’artistes à travers le monde d’aujourd’hui. Je suis gêné d’entendre dire qu’un certain nombre d’entre eux pensent que je représente un danger pour l’avenir de l’art — que je suis l’un de ces produits désastreux et nocifs de notre époque qu’il est indispensable d’écraser et de détruire complètement avant que

Manifeste de l’Hôtel Chelsea

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de Yves Klein.

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Manifeste de lHtel Chelsea" Attendu que jai peint des monochromes pendant quinze ans,Attendu que jai cr des tats de peinture immatrielle,Attendu que jai manipul les forces du vide,Attendu que jai sculpt le feu et leau et que, du feu et de leau, jai tir des peintures,Attendu que je me suis servi de pinceaux vivants pour peindre, en dautres termes du corps nu de modles vivants enduits de peinture, ces pinceaux vivants tant constamment placs sous mes ordres, du genre : " un petit peu droite ; et maintenant vers la gauche ; de nouveau un peu droite ", etc. Pour ma part, javais rsolu le problme du dtachement en me maintenant une distance dfinie et obligatoire de la surface peindre.Attendu que jai invent larchitecture et lurbanisme de lair bien sr, cette nouvelle conception transcende le sens traditionnel des termes " architecture " et " urbanisme ", mon but, lorigine, tant de renouer avec la lgende du paradis perdu. Ce projet a t appliqu la surface habitable de la Terre par la climatisation des grandes tendues gographiques, travers un contrle absolu des situations thermiques et atmosphriques, dans ce qui les relie notre condition dtres morphologiques et psychiques.Attendu que jai propos une nouvelle conception de la musique avec ma " Symphonie monotone ",Attendu que, parmi dautres aventures sans nombre, jai recueilli le prcipit dun thtre du vide,Je naurais jamais cru, il y a quinze ans, lpoque de mes premires tentatives, quil marriverait un jour, brusquement, dprouver le besoin de me justifier la ncessit de satisfaire votre dsir de savoir les pourquoi et les comment de tout ce qui sest pass, et les pourquoi et les comment de ce qui est encore plus dangereux pour moi, savoir linfluence de mon art sur les jeunes gnrations dartistes travers le monde daujourdhui. Je suis gn dentendre dire quun certain nombre dentre eux pensent que je reprsente un danger pour lavenir de lart que je suis lun de ces produits dsastreux et nocifs de notre poque quil est indispensable dcraser et de dtruire compltement avant que les progrs du mal aient pu stendre. Je suis dsol davoir leur apprendre que telles ntaient pas mes intentions ; et davoir dclarer avec plaisir, lintention de ceux qui ne croient pas au destin dune multiplicit de nouvelles possibilits que ma dmarche laisse entrevoir : " Attention ! " Aucune cristallisation de ce genre ne sest encore produite ; je suis incapable de me prononcer sur ce qui se passera aprs. Tout ce que je peux dire cest quaujourdhui je ne me sens plus aussi effray quautrefois de me trouver face au souvenir du futur.Un artiste se sent toujours un peu gn quand on lui demande de sexpliquer sur son uvre. Ses ouvrages devraient parler par eux-mmes, particulirement quand il sagit douvrages de valeur.Par consquent que dois-je faire ? Faut-il que je marrte ?Non ! car ce que jappelle l" indfinissable sensibilit picturale " interdit absolument, et prcisment, cette solution personnelle.Alors...Alors je pense ces mots quune inspiration soudaine me fit crire un soir : " Lartiste futur ne serait-il pas celui qui, travers le silence, mais ternellement, exprimerait une immense peinture laquelle manquerait toute notion de dimension ? "Les visiteurs des galeries toujours les mmes, et comme tout le monde porteraient avec eux cette immense peinture, dans leur mmoire (une mmoire qui ne driverait pas du tout du pass mais qui serait elle seule la connaissance dune possibilit daccrotre indfiniment lincommensurable lintrieur de la sensibilit humaine de lindfinissable). Il est toujours ncessaire de crer et de recrer dans une incessante fluidit physique en sorte de recevoir cette grce qui permet une relle crativit du vide.De la mme manire que je crai une " Symphonie monoton " en 1947, compose de deux parties un norme son continu suivi dun silence aussi norme et tendu, pourvu dune dimension illimite , je vais tenter aujourdhui de faire dfiler devant vous un tableau crit de ce quest la courte histoire de mon art, ce qui sera suivi naturellement, la fin de mon expos, dun pur silence affectif.Mon expos se terminera par la cration dun irrsistible silence " a posteriori ", dont lexistence dans notre espace commun qui nest autre, aprs tout, que lespace dun seul tre vivant, est immunis contre les qualits destructrices du bruit physique.Cela dpend beaucoup du succs de mon tableau crit dans sa phase technique et audible initiale. Cest alors seulement que lextraordinaire silence " a posteriori ", au milieu du bruit aussi bien que dans la cellule du silence physique, engendrera une nouvelle et unique zone de sensibilit picturale de limmatriel.Ayant aujourdhui atteint ce point de lespace et de la connaissance, je me propose de me ceindre les reins, puis de reculer de quelques pas, rtrospectivement, sur le plongeoir de mon volution. la manire dun champion olympique de plongeon, dans la plus classique technique du sport, je dois me prparer faire le plongeon dans le futur daujourdhui en reculant tout dabord avec la plus extrme prudence, sans jamais perdre de vue cette limite consciemment atteinte aujourdhui limmatrialisation de lart.Quel est le but de ce voyage rtrospectif dans le temps ? Simplement je voudrais viter que vous ou moi nous ne tombions au pouvoir de ce phnomne des rves qui dcrit les sentiments et les paysages qui seraient provoqus par notre brusque atterrissage dans le pass. Ce pass qui est prcisment le pass psychologique, lanti-espace, que jai abandonn derrire moi au cours des aventures vcues depuis quinze ans. prsent, je me sens particulirement enthousiasm par le " mauvais got ". Jai la conviction intime quil existe l, dans lessence mme du mauvais got, une force capable de crer des choses qui sont situes bien au-del de ce que lon appelle traditionnellement l" uvre dart ". Je veux jouer avec la sentimentalit humaine, avec sa " morbidit ", froidement et frocement. Ce nest que trs rcemment que je suis devenu une sorte de fossoyeur de lart (assez curieusement, jutilise en ce moment les termes mmes de mes ennemis). Quelques-unes de mes uvres les plus rcentes sont des cercueils et des tombes. Et dans le mme temps je russissais peindre avec du feu, utilisant pour ce faire des flammes de gaz particulirement puissantes et dessicantes, dont certaines avaient prs de trois quatre mtres de hauteur. Je leur faisais lcher la surface de la peinture de telle sorte que celle-ci enregistrait la trace spontane du feu.En somme, mon propos est double : tout dabord enregistrer lempreinte de la sentimentalit de lhomme dans la civilisation actuelle ; et ensuite, enregistrer la trace de ce qui prcisment avait engendr cette mme civilisation, cest--dire celle du feu. Et tout ceci parce que le vide a toujours t ma proccupation essentielle ; et je tiens pour assur que dans le cur du vide aussi bien que dans le cur de lhomme, il y a des feux qui brlent.Tous les faits qui sont contradictoires sont dauthentiques principes dune explication de lunivers. Le feu est vraiment lun de ces principes authentiques qui sont essentiellement contradictoires les uns aux autres, tant en mme temps la douceur et la torture dans le cur et dans lorigine de notre civilisation. Mais quest-ce qui provoque en moi cette recherche de la sentimentalit travers la fabrication de super-tombes et de super-cercueils ? Quest-ce qui provoque en moi cette recherche de lempreinte du feu ? Pourquoi faut-il que jen cherche la trace elle-mme ? Parce que tout travail de cration, sans tenir compte de sa position cosmique, est la reprsentation dune pure phnomnologie tout ce qui est phnomne se manifeste de lui-mme. Cette manifestation est toujours distincte de la forme, et elle est lessence de limmdiat, la trace de limmdiat.Il y a quelques mois, par exemple, je ressentis lurgence denregistrer les signes du comportement atmosphrique en recevant sur une toile les traces instantanes des averses du printemps, des vents du sud et des clairs. (Est-il besoin de prciser que cette dernire tentative se solda par une catastrophe ?) Par exemple, un voyage de Paris Nice aurait t une perte de temps si je ne lavais pas mis profit pour faire un enregistrement du vent. Je plaai une toile, frachement enduite de peinture, sur le toit de ma blanche Citron. Et tandis que javalais la nationale cent kilomtres lheure, la chaleur, le froid, la lumire, le vent et la pluie firent en sorte que ma toile se trouva prmaturment vieillie. Trente ou quarante ans au moins se trouvaient rduits une seule journe. La seule chose ennuyeuse dans ce projet tait que de tout le voyage je ne pouvais me sparer de ma peinture.Les empreintes atmosphriques que jenregistrai il y a quelques mois avaient t prcdes dempreintes vgtales. Aprs tout, mon but est dextraire et dobtenir la trace de limmdiat dans les objets naturels, quelle quen soit lincidence que les circonstances en soient humaines, animales, vgtales ou atmosphriques. Je voudrais maintenant, avec votre permission et je vous demande la plus extrme attention vous rvler la phase de mon art qui est peut-tre la plus importante et certainement la plus secrte. Je ne sais pas si vous allez me croire ou non, mais cest le cannibalisme. Aprs tout ne serait-il pas prfrable dtre mang que dtre bombard mort ?Il mest trs difficile de dvelopper cette ide qui ma tourment pendant des annes. Aussi je vous la livre telle quelle afin que vous en tiriez vos propres conclusions propos de ce que je pense tre lavenir de lart. Si nous faisons de nouveau un pas en arrire suivant les lignes de mon volution, nous arrivons au moment o jimaginai de peindre avec laide de pinceaux vivants. Il y a deux ans de cela. Le but de ce procd tait de parvenir maintenir une distance dfinie et constante entre la peinture et moi pendant le temps de la cration.Bien des critiques se sont cris que par cette mthode de peinture je ne faisais rien dautre que de recrer simplement la technique de ce que lon a appel l" action painting ". Mais jaimerais maintenant que lon se rende bien compte que cette entreprise se distinguait de l" action painting " en ceci que je suis en fait compltement dtach de tout travail physique pendant le temps que dure la cration.Pour ne citer quun exemple des erreurs anthropomtriques entretenues mon sujet par les ides dformes rpandues par la presse internationale, je parlerai de ce groupe de peintres japonais qui, avec la plus extrme ardeur, utilisrent ma mthode dune bien trange faon. Ces peintres se transformaient tout bonnement eux-mmes en pinceaux vivants. En se plongeant dans la couleur et en se roulant sur leurs toiles, ils devinrent les reprsentants de l" ultra-action-painting " ! Personnellement, jamais je ne tenterai de me barbouiller le corps et de devenir ainsi un pinceau vivant ; mais au contraire, je me vtirais plutt de mon smoking et jenfilerais des gants blancs. Il ne me viendrait mme pas lide de me salir les mains avec de la peinture. Dtach et distant, cest sous mes yeux et sous mes ordres que doit saccomplir le travail de lart. Alors, ds que luvre commence son accomplissement, je me dresse l, prsent la crmonie, immacul, calme, dtendu, parfaitement conscient de ce qui se passe et prt recevoir lart naissant au monde tangible.Quest-ce qui ma conduit lanthropomrie ? La rponse se trouve dans les uvres que jai excutes entre 1956 et 1957 alors que je prenais part cette grande aventure qutait la cration de la sensibilit picturale immatrielle.Je venais de dbarrasser mon atelier de toutes mes uvres prcdentes. Rsultat : un atelier vide. Tout ce que je pouvais faire physiquement tait de rester dans mon atelier vide, et mon activit cratrice dtats picturaux immatriels se dployait merveilleusement. Cependant, petit petit, je devenais mfiant, vis--vis de moi-mme, mais jamais vis--vis de limmatriel. partir de ce moment-l je louais des modles lexemple de tous les peintres. Mais contrairement aux autres, je ne voulais que travailler en compagnie des modles et non pas les faire poser pour moi. Javais pass beaucoup trop de temps seul dans cet atelier vide : je ne voulais plus y rester seul avec ce vide merveilleusement bleu qui tait en train dclore.Quoique cela puisse paratre trange, souvenez-vous que jtais parfaitement conscient du fait que je nprouvais nullement ce vertige ressenti par tous mes prdcesseurs quand ils se sont trouvs face face avec le vide absolu qui est tout naturellement le vritable espace pictural. Mais prendre conscience dune telle chose, combien de temps serais-je encore en scurit ?Il y a de cela des annes, lartiste allait tout droit son sujet, il travaillait lextrieur, dans la campagne, et il avait les pieds sur la terre salutairement.La peinture ne me paraissait plus devoir tre fonctionnellement relie au regard lorsque, au cours de ma priode monochrome bleue de 1957, je pris conscience de ce que jai appel la sensibilit picturale. Cette sensibilit picturale existe au-del de nous et pourtant elle appartient encore notre sphre. Nous ne dtenons aucun droit de possession sur la vie elle-mme. Cest seulement par lintermdiaire de notre prise de possession de la sensibilit que nous pouvons acheter la vie. La sensibilit qui nous permet de poursuivre la vie au niveau de ses manifestations matrielles de base, dans les changes et le troc qui sont lunivers de lespace, de la totalit immense de la nature.Limagination est le vhicule de la sensibilit ! Transports par limagination (efficace) nous touchons la vie, cette vie mme qui est lart absolu de lui-mme. Lart absolu, ce que les mortels appellent avec un dlicieux vertige la somme de lart, se matrialise instantanment. Il fait son apparition dans le monde tangible, alors que je demeure un endroit gomtriquement fix, dans le sillage de dplacements volumtriques extraordinaires, avec une vitesse statique et vertigineuse.Lexplication des conditions qui mont men la sensibilit picturale se trouve dans la force intrinsque des monochromes de ma priode bleue de 1957. Cette priode de monochromes bleus tait le fruit de ma recherche de lindfinissable en peinture que le matre Delacroix tait dj capable de signaler en son temps.De 1946 1956, mes expriences monochromes effectues avec dautres couleurs que le bleu ne me firent jamais perdre de vue la vrit fondamentale de notre temps, cest--dire que la forme nest dsormais plus une simple valeur linaire mais une valeur dimprgnation. Alors que jtais encore un adolescent, en 1946, jallai signer mon nom de lautre ct du ciel durant un fantastique voyage " ralistico-imaginaire ". Ce jour-l, alors que jtais tendu sur la plage de Nice, je me mis prouver de la haine pour les oiseaux qui volaient de-ci de-l dans mon beau ciel bleu sans nuage, parce quils essayaient de faire des trous dans la plus belle et la plus grande de mes uvres.Il faut dtruire les oiseaux jusquau dernier.Alors, nous, les humains, aurons acquis le droit dvoluer en pleine libert, sans aucune des entraves physiques ou spirituelles.Ni les missiles, ni les fuses, ni les spoutniks ne feront de lhomme le " conquistador " de lespace. Ces moyens-l ne relvent que de la fantasmagorie des savants daujourdhui qui sont toujours anims de lesprit romantique et sentimental qui tait celui du xixe sicle. Lhomme ne parviendra prendre possession de lespace qu travers les forces terrifiantes, quoiquempreintes de paix, de la sensibilit. Il ne pourra vraiment conqurir lespace ce qui est certainement son plus cher dsir quaprs avoir ralis limprgnation de lespace par sa propre sensibilit. La sensibilit de lhomme est toute puissante sur la ralit immatrielle. Sa sensibilit peut mme lire dans la mmoire de la nature, quil sagisse du pass, du prsent ou du futur ! Cest l notre vritable capacit daction extra-dimensionnelle !Et si besoin est, voici quelques preuves de ce que javance :Dante, dans La Divine Comdie, a dcrit avec une prcision absolue ce quaucun voyageur de son temps navait pu raisonnablement dcouvrir, la constellation, invisible depuis lhmisphre Nord, connue sous le nom de Croix du Sud ; Jonathan Swift, dans son Voyage Lapuna, donna les distances et les priodes de rotation de deux satellites de Mars alors compltement inconnus. Quand lastronome amricain Asaph Hall les dcouvrit en 1877, il ralisa que ses mesures taient les mmes que celles de Swift. Saisi de panique, il les nomma Phobos et Deimos, " Peur " et " Terreur " ! Avec ces deux mots " Peur " et " Terreur " je me retrouve devant vous, en cette anne 1946, prt plonger dans le vide.Longue vie limmatriel !Et maintenant,Je vous remercie de votre aimable attention.Yves Klein,Htel Chelsea, New York, 1961